L’informalité de l’informel : la rupture sociale de la pandémie au Brésil (traduction)

Il est relativement rare de lire des textes critiques qui ne reprennent pas les mêmes affirmations théorico-historiques qui passent à la moulinette de leur propre corpus théorique les faits et évènements quitte à les tordre dans tous les sens. Ici Maurilio Lima Botelho ne se livre à aucune incantation sur l’unité de classe à trouver ou à retrouver. Il part de la situation brésilienne réelle de fractionnement de ce qu’on appelait auparavant le prolétariat. Non pas un fractionnement politique ou organisationnel, mais en premier lieu structurel puisque c’est la centralité du travail qui entre en crise et pose directement la question de la reproduction des rapports sociaux et non plus seulement celle de leur gestion plus ou moins démocratique (le projet Lula en quelque sorte). Sans l’exprimer explicitement ce texte permet aussi de comprendre comment un personnage comme Bolsonaro a pu profiter des faiblesses de l’analyse des forces de gauche.

 



 

L’informalité de l’informel : la rupture sociale de la pandémie au Brésil
par Maurilio Lima Botelho

La pandémie a bouleversé le tissu social brésilien et a mis au jour les entrailles d’une structure sociale fragmentée, marquée par des conditions économiques extrêmes et, surtout, a mis en lumière une exclusion sociale qui ne peut plus être ignorée. Cependant, ce choc de la réalité ne servira à rien tant que les outils qui pourraient nous permettre de l’observer resteront enfouis sous les filtres de théories moisies.

Fin 2019, au Brésil, près de 25 millions de personnes avaient une activité « indépendante », exerçant des activités quotidiennes pour « leur propre compte ». En outre, 11,7 millions de personnes étaient au chômage et 52,7 millions de personnes vivaient de la sécurité sociale, sous forme de pensions et de diverses allocations, etc. C’est-à-dire qu’une partie considérable de la population brésilienne, plus d’un- tiers, se trouvait en dehors de tout rapport salarial : la moitié de la population totale du Brésil âgée de plus de 14 ans (légalement apte à travailler). De toute évidence. certaines sources de leurs revenus proviennent de travaux antérieurs (par exemple, la retraite), mais d’autres sont temporaires (comme les allocations de chômage) et d’autres encore sont constamment menacées de suspension, comme les allocations familiales (cela dépend toujours de l’humeur politique), du logement (qui dépend de la situation économique) ou même des pensions elles-mêmes (soumises à une attaque constante d’austérité économique). Si une grande partie de la population est exclue de toute relation de travail, il existe encore une partie plus petite, mais non négligeable, qui essaie de revenir, mais sans succès, à son poste précédent : 4,5 millions de chômeurs, depuis plus d’un an, ils sont à la recherche d’un emploi et, parmi eux, 2,9 millions le recherchent depuis plus de deux ans, sans pouvoir le trouver.

L’opinion publique est stupéfaite, étonnée par des milliers de personnes qui affluent vers les agences de la Caixa Econômica à la recherche d’une aide d’urgence de seulement 600 reais [un peu plus de 110 $]- que le détenteur du portefeuille économique fédéral veut réduire à 200 [pas même 37 $]. Encore plus naïve semble être la pression pour la distanciation sociale, volontaire ou non, lorsque des dizaines de millions de personnes dépendent leur revenu quotidien, sans personne vers qui se tourner. Lorsque les magasins ont fermé dans les sous-centres commerciaux des quartiers les plus éloignés des métropoles, une multitude de marchands ambulants, de vendeurs de toutes sortes se sont rassemblés dans les « calçadões » [rues piétonnes], profitant d’un assouplissement de la répression officielle qui sert les intérêts des grandes chaînes de magasins. C’était une photographie vivante de la réalité négligée par les interprétations sociologiques : une partie de la population, expulsée de la société du travail, vit dans une sous-économie tournée vers sa propre reproduction, avec des liens très ténus avec le grand marché et qui subsiste quand celui-ci est à l’arrêt. Cette réalité d’exclusion est dominante au Brésil, où la majorité vit en marge des institutions officielles, qu’elles soient étatiques ou privées, politiques ou économiques, et bien au-delà de tout droit, vivant de façon autonome, totalement « indisciplinée », dans une instabilité économique et l’insécurité sociale constante.

Avec l’enregistrement [administratif] de l’aide d’urgence, la lutte pour prouver l’existence de ceux qui n’existent pas pour les institutions a commencé. Obtenir des certificats, renouveler les inscriptions, régulariser le code des impôts et même obtenir un document officiel pour la première fois a été une véritable torture dans un pays où il y a 3 millions de personnes qui n’ont aucune pièce d’identité. La visibilité des invisibles est devenue une nécessité lorsque l’économie s’est arrêtée en raison de la pandémie, et beaucoup ne sont plus en mesure de se reproduire à partir de leurs activités quotidiennes « autonomes ». Mais ce qui a été mis en lumière, c’est un extrémisme de la société d’exclusion qui a démontré par ailleurs notre insuffisance théorique : sur 10 demandes d’aide d’urgence, 4 se sont avérées « irrecevables » en provenance de chômeurs informels et de longue durée qui ne sont pas en mesure de prouver leur condition d’exclus. « Le comble de l’informalité consiste à ne pas pouvoir démontrer formellement son informalité » (Javier Blank).

L’indifférence sociale et la froideur institutionnelle des agences de l’État n’ont été surmontées que par un sociologisme réducteur. Dans les cercles de la théorie sociale, nous continuons à insister pour réduire cette complexité dramatique au lieu commun des classes : après tout, ce sont tous des travailleurs qui se battent pour les mêmes intérêts. C’est-à-dire face à l’incapacité de pouvoir rendre compte des hétérogénéités, fragmentations et disparités inconciliables existant entre les chômeurs de longue durée, les indépendants et ceux qui dépendent de la sécurité sociale directe, etc., tous tombent sous l’étiquette abstraite et de plus en plus large de la « classe ouvrière ». Telle est la dynamique de crise de la société du travail, une réalité évidente pour la plupart des gens qui doit être niée par le sociologisme le plus grossier : objectivement ignoré par le gouvernement, le processus de déclassement est également théoriquement réprimé, négligeant ainsi la plupart des populations, déconnectées de toute relation de travail.

Pour que cette ignorance ait un sens, il est nécessaire de s’en tenir à la partie de la population encore soumise aux relations de travail. Mais ici aussi, la déconnexion entre la théorie et la réalité est évidente : les syndicats, les partis et les intellectuels continuent de rassembler toute la formulation politique de la lutte des classes et le « point de vue du travail » lorsque même la relation salariale a peu d’identité objective entre ses différents composants. L’inefficacité politique de ces formulations théoriques est évidente : lors de la campagne de réforme de la sécurité sociale, personne ne s’est souvenu qu’une partie considérable de la population active (environ 40 %) ne versait aucune cotisation, pas plus que les appels collectifs successifs à une « grève générale » coulent dans la pure indifférence, c’est pourquoi les soi-disant « collectifs pour une grève générale » n’ont rencontré que l’indifférence, car la majeure partie de la société ne peut pas arrêter ses activités économiques quotidiennes, car elle risquerait de devoir arrêter de manger.

Même parmi les salariés, la vision d’une identité collective « de classe » ne recueille pas beaucoup de crédit et n’a pas beaucoup de sens, non seulement parce que la condition salariale n’est pas du tout décisive pour une définition de classe (comme elle l’était à l’époque du capitalisme industriel classique), mais principalement en raison des différences internes entre ceux qui sont encore soumis à une relation de travail, par exemple dans l’industrie, les services ou le commerce. Au Brésil, il y a plus de 10 millions de personnes qui n’ont pas de contrat de travail et il y a une nette différence entre ceux qui sont employés dans des entreprises et ceux qui sont des travailleurs domestiques ; ou entre ceux qui travaillent à temps plein et ceux qui sont « sous-utilisés » et donc ne travaillent pas suffisamment. Si l’on prend en compte la dimension raciale et de genre, le chômage parmi les « pretos et pardos » [noirs et métis] est supérieur à 50 %, et les hommes blancs perçoivent, en moyenne, près de 30 % de plus que ce que gagnent les femmes et les noirs. Sans parler des strates de revenus dans lesquelles la grande majorité perçoit juste un salaire minimum, alors que dans le même temps, il y en a quelques-uns qui gagnent 50 000 reais [8 500 €] nets par mois. Tout cela se passe dans le cadre de la même condition salariale (et c’est là que la différence de statut, c’est-à-dire le type de consommation, doit être déterminante pour définir le comportement social).

Lorsque les théoriciens de la lutte des classes gaspillent de l’encre et du papier dans des diatribes contre les « politiques identitaires », ils prétendent que leurs propres formulations ne sont pas de simples projections et ignorent ce qu’est la complexité sociale : en réalité, elles sont également basées sur une minorité qui n’est rien de plus qu’un vestige d’une société industrielle et du travail, qui n’a jamais été pleinement réalisée au Brésil ; et cela semble encore plus ridicule lorsque le malentendu sur « l’identité de classe » est attribué à un « retard » typiquement brésilien parce qu’il n’aurait pas encore conduit à une « conscience de classe » pour tous.

Avec la pandémie, l’hétérogénéité de la structure sociale brésilienne devient encore plus complexe. L’essor explosif du chômage confère un caractère de plus grand drame à l’ensemble, mais il faut considérer la différence quotidienne entre ceux qui sont en chômage partiel, sans savoir si la semaine suivante ils auront toujours un emploi, et ceux qui ont été « libérés » de leurs activités ; ou ceux qui effectuent un service en face à face et ceux qui peuvent faire du télétravail. C’est là que commencent les protestations contre les « privilégiés » qui peuvent rester chez eux, tandis que ceux qui travaillent dans les services essentiels sont confrontés aux risques de contagion par le nouveau coronavirus. Ce n’est pas un hasard si le discours complotiste d’extrême droite est de plus en plus efficace : face à ce qu’est le discours de classe abstrait, la dénonciation des « privilèges » de la fonction publique (même si la grande majorité des agents de l’État perçoivent le salaire minimum) apparaît plus réaliste que la critique des « grands barons » bourgeois ; 70 % des travailleurs brésiliens travaillent dans de petites entreprises. Il est évident qu’au Brésil, les centres de décision économiques et politiques sont dans les bureaux de grandes entreprises qui emploient des milliers de personnes, mais la réalité quotidienne de tout cela est inaccessible à la grande masse des Brésiliens.

Dans un contexte de désintégration sociale comme le nôtre, ce n’est pas seulement le discours de classe qui semble totalement hors de la réalité. La lutte politique pour les droits semble également avoir atteint ses limites et de là découle l’identification grossière, et de plus en plus populaire, des droits aux privilèges. Pour la majeure partie de la population brésilienne, les droits économiques ou sociaux n’existent pas depuis un longtemps, c’est pourquoi il est aujourd’hui facile de mobiliser ce qu’est la haine néo-fasciste généralisée contre ceux qui les possèdent encore. En raison de la fragmentation sociale, les conflits de classe ont depuis longtemps explosé, ce qui a conduit à la propagation des conflits diffus, à différents niveaux, partout et de toutes sortes, dans une société de plus en plus informe. Ce sont les symptômes destructeurs de la société du travail qui s’effondrent, où la relation de travail n’existe plus de manière centrale, est de plus en plus résiduelle et, là où elle apparaît, n’a également aucun soutien juridique. Comprendre ce processus de crise est le premier pas vers la reformulation de la critique radicale et, comme son implication, de la transformation sociale.

Maurilio Lima Botelho – Publié le 25/05/2020 sur Ensaios E Textos Libertarios –

https://jornalggn.com.br/a-grande-crise/a-informalidade-dos-informais-desintegracao-social-no-brasil-da-pandemia-por-maurilio-lima-botelho/
(traduction revue par nos soins)