Présentation vidéo d’Économie politique de la crise sanitaire

Jacques Wajnsztejn et les éditions l’Harmattan ont réalisé une présentation vidéo du livre Économie politique de la crise sanitaire, Chronique d’une année cruciale visible ici : https://youtu.be/BWyD32T9c3I Le livre lui-même synthétise les 18 premiers relevés de notes que nous avons publié depuis plus d’un an et dont vous pouvez consulter le récapitulatif des numéros : https://blog.tempscritiques.net/recapitulatif-des-releves-de-notes.

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°23

À nouveau sur les statistiques et leur usage

– Il y a quelques mois, le gouvernement faisait, dans une sensibilisation à la vaccination contre le Covid-19, ce rapport entre non-vaccination et hospitalisation : « On peut débattre de tout sauf des chiffres ». Le gouvernement arguait d’un chiffre de 80 % de non vaccinés à l’époque, or si ce chiffre brut était significatif, il est aujourd’hui tombé à 44 %. Est-ce que pour cela l’argument s’effondre alors que les anticorps diminuent à la longue ? À l’inverse, les anti-vax qui reprennent la « méthode » du gouvernement, mais en en inversant le sens, se targuent du chiffre de 2 % d’hospitalisations Covid sur l’année alors que c’est une moyenne qui concerne tous les services et qu’en réanimation il monte à 19 % (Libération, le 17 novembre).   

– Si le pouvoir d’achat reste un indicateur statistique pour décrire un phénomène économique de la manière la plus objective possible, il présente néanmoins de nombreux écueils. Il se décompose en deux grands ensembles : d’une part, les salaires bruts ou nets de fiscalité patronale et salariale, d’autre part un indice des prix à la consommation du « panier représentatif de la ménagère » (alimentation, boissons, journaux et périodiques, logement, eau, gaz, électricité, combustible, santé, transport, communication, éducation, restaurants, hôtels…). Depuis plus d’une dizaine d’années, les instituts de conjoncture présentent une courbe où le « revenu disponible brut » (salaires bruts – indice des prix à la consommation) a tendance à augmenter. Les mesures prises plus récemment par le gouvernement au moment de la crise des « gilets jaunes » ne sont certainement pas étrangères à cela : prime d’activité, défiscalisation des heures supplémentaires, activité partielle… Mais comme tout indice, il s’agit d’une moyenne pondérée. Or, les pondérations des biens biaisent l’information en particulier sur l’indice des prix, certaines hausses pouvant être sous-pondérées (la baguette de pain) ou, au contraire, certaines baisses surpondérées (matériel hifi, automobile…). L’augmentation du pouvoir d’achat reste par conséquent compatible avec la hausse des inégalités, la baisse des salaires dans les métiers de services et de soins et le développement en masse de mini-jobs. Enfin, la hausse continue des prix de l’énergie, qui pèse beaucoup plus dans le portefeuille des ménages modestes, est encore insuffisamment intégrée dans cet indice. Certes, les salaires ne diminuent pas (en moyenne) et l’indice des prix à la consommation n’augmente pas, mais ce sont les dépenses incompressibles, dont la part est plus élevée chez les revenus les plus faibles, qui augmentent. En fait, les indices et indicateurs économiques s’éloignent de plus en plus de la réalité économique. D’abord, ces estimations se basent sur le modèle d’un ménage de deux personnes gagnant chacune un revenu. C’est la notion administrative de foyer. Certes, des progrès ont été réalisés avec le concept de l’« unité de consommation » (qui permet l’individualisation du pouvoir d’achat), mais il n’en reste pas moins que l’administration évalue toujours très mal la précarité qui résulte de l’automatisation et des impacts de l’innovation technologique sur l’emploi et le pouvoir d’achat. Multiplication des CDD, familles monoparentales, fragilité après un divorce, cumul de petits boulots, précarité de la jeunesse, bref, toutes ces catégories de la population bien réelles n’entrent pas dans les clous des estimations. (Pascal de Lima Sc-Po, ibidem)

Dans le même ordre d’idées, le ménage « moyen » n’existe pas : chacun fait sa propre expérience des prix en fonction de sa consommation, et les inflations ressenties ne coïncident pas nécessairement avec les indicateurs agrégés officiels. Par exemple en 2002, les commerçants avaient été accusés d’arrondir les prix à la hausse lors du réétiquetage en euros, tandis que l’inflation de l’année n’avait été que de 2 %, selon l’Insee. À l’époque, il semble que la perception des hausses de prix ait été plus aiguë pour les petits achats répétés (pain, café au comptoir, fruits et légumes, en hausse) que pour les gros achats occasionnels (appareils ménagers, en baisse). Aujourd’hui, la hausse des prix est concentrée sur l’énergie qui, selon l’Insee, s’est renchérie en moyenne de 20 % sur un an. Les ménages ruraux semblent être davantage affectés par ces hausses, comme le suggèrent les enquêtes de l’Insee sur l’inflation ressentie. La hausse des prix de l’immobilier contribue aussi à une impression de renchérissement de la vie, même s’il ne s’agit pas en l’occurrence de consommation mais d’investissement. Lorsque l’inflation reste modérée, ce sont bien les prix relatifs et non les prix eux-mêmes qui importent dans une économie. Les rémunérations finissent par être indexées sur les prix à la consommation (Agnès Benassy-Quéré, chef économiste au Trésor, ibidem).

Preuve de ces difficultés, l’évaluation de l’institut des politiques publiques publiée le 16 novembre qui tranche avec celle réalisée début octobre par le Trésor, en annexe à la présentation du projet de loi de finances 2022 : Bercy se targuait alors d’avoir augmenté de 4 % en cinq ans le pouvoir d’achat des 10 % de Français du bas de l’échelle. L’institut trouve une hausse plus modeste, de 1,25 % à 3 %, selon les hypothèses retenues. « Le Trésor a retenu l’ensemble des mesures ayant des effets sous le quinquennat Macron, dont certaines étaient en fait la fin de l’application de mesures Hollande (revalorisation du RSA, chèque énergie…) », explique M. Bozio. Les chercheurs de l’IPP, eux, ont choisi de retenir l’ensemble des dispositifs annoncés par le gouvernement Macron. (Le Monde, le 17 novembre). Mais tous les deux sont d’accord pour dire que les ménages actifs sont tous gagnants sans exception, avec un bénéfice moyen de +3,5 %

[D’une manière générale, le signal prix va avoir une grande importance dans la transition énergétique qui se met en place et se détacheront de plus en plus des « valeurs » NDLR].

– Au-delà des difficultés dues à la crise sanitaire, la dégradation des situations étudiantes reflète « le mouvement continu de massification dans l’enseignement, qui amène sur les bancs de l’université une population issue de milieux plus populaires, ne pouvant pas mobiliser de l’aide familiale », analyse le sociologue Camille Peugny. Les données manquent sur les étudiants, puisque seuls ceux qui vivent encore chez leurs parents sont pris en compte dans les statistiques de l’Insee. « La dernière étude sur les jeunes qui vivent seuls, qui date de 2014, indiquait toutefois que la moitié devait se débrouiller avec moins de 939 euros par mois, aides comprises, et moins de 365 euros pour les 10 % les plus pauvres », pointe Anne Brunner, directrice d’étude à l’Observatoire des inégalités. L’OVE identifie deux profils particulièrement touchés par la précarité : les étudiants étrangers, loin de leur famille, et les étudiants les plus âgés (26 ans et plus), censés être plus indépendants. Les difficultés rencontrées par nombre de ces jeunes sont symptomatiques d’un modèle français qui repose en grande partie sur la solidarité familiale par opposition aux pays scandinaves dans lesquels l’aide de l’État est principale (Le Monde, le 8 décembre).

– Le même IPP a étudié aussi l’effet des allègements fiscaux sur les entreprises. Celles qui en ont le plus bénéficié sont les entreprises les plus capitalistiques et les plus grosses, indépendamment de leur productivité (Les Échos, le 17 novembre). Problème : ce ne sont pas les entreprises qui ont le plus gros « stock » de personnel qui embauchent le plus… et ce sont par contre celles qui sont le plus exposées aux pressions des actionnaires. Question : qui profitera des allègements : actionnaires, salariés avec augmentation des salaires, directions avec augmentation des marges, l’investissement ?

– L’évaluation de la performance globale des entreprises intègre de plus en plus des critères dits « ESG » qui apprécient la manière de gérer les effets de l’activité productive sur l’environnement (E), la vie sociale (S) et la gouvernance (G). Encore marginaux il y a une dizaine d’années, ces critères sont utilisés aujourd’hui par les gestionnaires de fonds ou les dirigeants pour repérer les risques à long terme de leurs investissements ou pour assurer à leurs parties prenantes qu’ils souscrivent aux normes de responsabilité communément admises. Mais en distinguant des critères non financiers et des critères financiers, on laisse entendre que ces derniers existent depuis toujours parce qu’ils ont une signification et une pertinence définitives et quasiment scientifiques, indépendamment des conditions historiques dans lesquelles ils ont été conçus. Or, il n’en est rien. Les critères comptables et financiers actuels ont été construits au fil du temps, en réponse au contexte social du moment. Par exemple, le financement de la retraite des salariés, qu’il prenne la forme de cotisations ou de versements à des fonds de pension, a été incorporé dans l’image « financière » des entreprises à partir des années d’après-guerre. L’évaluation de la performance s’est adaptée et le calcul du profit a dû tenir compte de cette exigence sociale. Ce qui paraissait impensable aux financiers du début du XXe siècle est devenu une évidence pour leurs successeurs contemporains. C’est pourquoi opposer des critères de performance dits « extra-financiers » à des critères « purement financiers » qu’ils viendraient brouiller, c’est supposer un périmètre du financier qui n’avait de sens que dans la période que l’on quitte. Il serait plus juste de parler de critères d’évaluation de la performance durable tenant compte du nouveau contexte environnemental et social des entreprises et qui détermineront le calcul de leurs profits. L’opposition entre normes financières et non financières apparaîtrait ainsi plus clairement pour ce qu’elle est : une construction sociale transitoire P-Y. Gomez, enseignant EM-Lyon in le Monde le 1er décembre).

[C’est aussi une autre façon de dire, comme nous l’avançons, que le capital dans son procès de totalisation tend à rendre caduque la différence de ses formes, NDLR]

– La proportion d’immigrés en France, c’est-à-dire de personnes nées à l’étranger est de 10 à 12 % (en intégrant dans ces chiffres les personnes en situation irrégulière) contre 13,6 % pour la moyenne actuelle des pays de l’OCDE. Nous ne sommes donc pas plus ouverts que les autres pays, plutôt un peu moins. Un tiers environ des intéressés a d’ailleurs acquis la nationalité française, ce qui montre que le niveau d’intégration, certes améliorable, n’est pas négligeable. Sommes-nous envahis ? Difficile à croire si l’on veut bien se rappeler que le solde migratoire annuel (entrants moins sortants) est inférieur à 50 000 personnes. Et que le flux annuel des immigrés arrivant en France est de 300000 personnes, soit 0,4 % de la population contre le double pour la moyenne des pays de l’OCDE (Les Échos, le 1er décembre). Les difficultés tiennent non pas au volume trop élevé de l’immigration, mais à son inadaptation aux « besoins ». Le motif économique (embauche) ne représente que 39 000 titres de séjour et les étudiants 90 000, contre 91 000 pour le regroupement familial. En France, la contribution de l’immigration à l’accroissement du nombre de travailleurs hautement qualifiés est de 3,5 % sur dix ans, contre le double aux États-Unis et presque le triple au Royaume-Uni. En revanche la part d’inventeurs d’origine étrangère parmi les déposants de brevets n’est que de 8 % contre 24 % aux États-Unis (Peyrelevade, ibid.).

– Un exemple de brouillage communicationnel de la part des médias : au sein du même quotidien et du même article (« L’inflation en zone euro au plus haut depuis trente ans ») in Le Monde, le 1er décembre un sous-titre qui sert d’encart : « L’émergence du variant Omicron, qui vient ajouter du désordre au désordre, risque de faire empirer la situation » côtoie le commentaire interne suivant : or, le prix du pétrole pourrait avoir atteint un sommet. La découverte du variant Omicron a créé une violente correction ces derniers jours, avec un baril en chute de 20 % depuis mi-octobre et encore : « Plus de la moitié de la hausse des prix en France est liée à celle de l’énergie, c’est énorme, note Mathieu Plane, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques. Le retournement des prix des matières premières et du pétrole pourrait signifier qu’on atteindra le pic d’inflation un peu plus vite que prévu. » Comprenne qui pourra !

– L’heure demeure consacrée comme unité élémentaire de travail. Les statistiques économiques reposent aussi sur cette unité : productivité horaire, coût du travail horaire et la volonté actuelle du gouvernement français d’imposer aux collectivités locales les « 35 heures effectives » va aussi dans ce sens. Pourtant, désormais, l’heure tend à être supplantée par le jour. Sur le plan national, les lois sur les 35 heures ont en fait installé majoritairement chez les cadres une référence journalière, à travers le forfait jours. Selon les enquêtes Acemo du ministère du Travail, avant la crise due au Covid-19, un peu moins de 15 % des salariés des entreprises de plus de 10 salariés étaient ainsi sous ce forfait, en général de 215 à 220 jours par an. Le forfait est également largement utilisé dans les diverses branches de la Fonction publique. Depuis 2004, le lien entre heures et jours est aboli s’il n’est pas prévu dans l’accord collectif instaurant le forfait. Seuls restent deux filets, le repos journalier minimum de 11 heures et les 35 heures consécutives de repos hebdomadaire. Parallèlement, le développement de l’emploi indépendant tiré par le statut de l’auto-entrepreneuriat participe à étendre le jour comme référence sociale pour le travail. Le découpage en jours est enfin la règle dans la plupart des accords de télétravail qui, en général, fixent deux à trois jours par semaine à distance. Or ces accords se multiplient, tant dans l’administration que dans le privé. Par exemple, la Cour des Comptes vient de recommander d’imposer aux professeurs un forfait annuel d’heures de remplacement et d’annualiser leur temps de travail (Le Monde le 2 décembre).

Macron et la valeur-travail versus travail comme valeur

Nous avons consacré notre n° 19 d’Interventions1 à ce sujet, nous n’y reviendrons pas sauf à préciser quelques points annexes non abordés ou simplement effleurés à cette occasion.

– Même quand les revendications partent de la base plus que des syndicats (cf. l’entreprise Labeyrie et plus généralement l’agro-alimentaire) et dans des secteurs qui n’ont pas l’habitude de faire grève (grande distribution spécialisée : Décathlon, H et M, Sephora), il n’y a pas de critique du travail comme dans le cycle de lutte des années 60-70 et les revendications restent très quantitatives et hiérarchisées. Ainsi, salutaire pour ceux qui le touchent, l’augmentation automatique du SMIC de 2,2 % au 1er octobre a un effet pervers pour ceux qui gagnent à peine plus. Non seulement ils ne perçoivent pas la hausse, mais ils se retrouvent au niveau du SMIC. Dans la plupart des branches professionnelles de l’agroalimentaire, les trois à quatre premiers niveaux de la grille de salaires sont désormais noyés par le SMIC, démontrait FO dans un Guide du salarié publié fin octobre. « Quelqu’un qui s’est formé pour évoluer, il voit toute son évolution écrasée ! » résume Stéphane Lecointre, chez Labeyrie. S’ajoute le sentiment d’un manque de reconnaissance des efforts produits depuis le début de la crise, notamment dans les entreprises qui ont engrangé des bénéfices record durant cette période. Finalement, les salariés de Labeyrie ont obtenu la généralisation des 2,2 % d’augmentation du SMIC, ceux de Nor’Pain (entreprise de boulangerie industrielle), 48 euros net, loin des 150 escomptés. 

– Le traitement actuel du chômage par le gouvernement Macron s’éloigne toujours plus de ce qui a été un « traitement social » depuis les années 1980, surtout sous les gouvernements dominés par le parti socialiste. C’est qu’il reprend à son compte la théorie néo-libérale dite du job search qui repose premièrement sur l’idée que chaque individu en situation fait un arbitrage entre allocations chômage reçues et salaire de reprise et deuxièmement sur l’idée que les travailleurs intermittents sont des optimiseurs de situation. Ce type de théorie néglige la réalité du « marché du travail » dans lequel le chiffre brut des offres masque le concret (niveau de qualification et de rémunération, temps partiel ou complet, de nuit ou de jour, CDI ou CDD, localisation géographique, friction entre offre et demande dans le temps). D’ailleurs certains ne s’y trompent pas comme les salariés les moins qualifiés qui ne passent même plus par la case Pôle emploi puisqu’ils savent que rien ne leur sera proposé ; ils sortent donc des chiffres officiels pour s’adresser directement aux employeurs. Ce que masque aussi le discours officiel actuel, c’est que la moitié des chômeurs ne sont pas ou plus indemnisés ; vouloir les contrôler plus n’a alors pas grand effet à part celui d’annonce pré-électorale (Libération, le 12 novembre).

[Ce qui apparaît évident, c’est que comme dans bien d’autres domaines Macron gouverne à vue et en utilisant le discours performatif à la mode : ainsi veut-il baisser le niveau de chômage autour de 7 %, un niveau qu’il estime incompressible parce que lié à un chômage « frictionnel » (décalage O/D), alors qu’en France il y a un grand nombre de chômeurs de longue durée (chômage structurel) qui ne peuvent correspondre à cette approche purement conjoncturelle, NDLR].

Le plan de relance de 2030 pour l’industrialisation n’est pas non plus la panacée. « Aujourd’hui, une usine qui ouvre, c’est en moyenne 50 personnes, dit François Bost, professeur de géographie économique et industrielle à l’université de Reims. Les élus locaux sont souvent déçus quand ils le découvrent, et peuvent avoir tendance à préférer accueillir un entrepôt Amazon qui emploie 2 000 personnes, cela éponge la pauvreté et le malemploi. » C’est un mirage de penser qu’on va créer de l’emploi en réindustrialisant, résume Patrick Artus, l’économiste de Natixis. Jamais on ne recréera d’industrie de main-d’œuvre, c’est impossible. L’industrie du futur – les batteries de troisième génération, les ordinateurs quantiques, l’hydrogène – sera pauvre en emplois. Mais elle aura une très forte valeur ajoutée, donc des revenus élevés qui pourront être redistribués. » [un ruissellement tout théorique, NDLR]. Les experts d’Oxford Economics rappellent que « plus de la moitié des ouvriers qui ont quitté l’industrie dans les deux dernières décennies ont rejoint trois secteurs principaux – les transports, la construction et les tâches administratives. Trois domaines qui sont parmi les plus vulnérables à la prochaine vague de robotisation », Le Monde, le 20 novembre).

– Pour ce qui est des jeunes, malgré des mesures spécifiques depuis 40 ans, le taux de chômage des moins de 25 ans continue à osciller entre 20 et 25 %. Ce sont les jeunes les moins qualifiés qui sont confrontés aux plus grandes difficultés pour accéder à l’emploi. Les chiffres sont édifiants : parmi les élèves inscrits en lycée professionnel en 2018-2019, seulement 24 % de ceux en CAP sont en emploi 6 mois près la sortie du système scolaire, en janvier 2020 (donc avant la crise sanitaire). Pour le bac professionnel, le taux d’emploi atteint 37 %. Les apprentis s’en tirent mieux : 53 % des CAP sont en emploi et 63 % (Les Échos, le 15 novembre).

Aux États-Unis, les économistes estiment qu’une bonne part des salariés sortis du marché du travail — ils ne cherchent plus d’emploi et ne sont donc pas comptés comme chômeurs — pourraient y revenir. « Sur les cinq millions de personnes sorties du marché du travail depuis le début de la pandémie, on peut facilement en retrouver 2,5 millions, juge Gregory Daco. Quelqu’un de 55 ans peut revenir si le salaire proposé est attractif et s’il n’est plus préoccupé par le virus. » Pour S&P Global Ratings aussi, l’offre de travail devrait rebondir : « 42 % de la baisse du taux de participation à la population active est due à des changements structurels et 58 % de la baisse est due à des raisons qui découlent plus directement de la pandémie » (les Échos, le 6 décembre).

– En 2020, période de baisse d’activité à cause de la crise sanitaire il y a eu 539 833 accidents du travail + 99 428 accidents de trajet au travail + 40 219 maladies professionnelles prises en charge ; le tout pour 19, 6 millions de salariés du secteur privé, c’est-à-dire sans tenir compte des fonctionnaires, artisans, auto-entrepreneurs (sans commentaire). Dans son communiqué de presse (AFP) du 26 octobre 2021, l’assurance-maladie parle de « sinistralité du travail ».

Interlude

  • « Épicure de rappel » : si en Suisse (Genève) un sex-club propose une fellation aux candidats à la vaccination, en Autriche on est aussi prêt à tout pour vacciner : dans une maison close viennoise, le Funpalast, « les personnes qui acceptent de recevoir une injection obtiennent le droit de passer trente minutes en bonne compagnie dans un sauna club » (La provence.com, 11 octobre 2021). Qui des Suisses ou des Autrichiens a inventé le premier la passe sanitaire ? (Le Canard enchaîné, le 17 novembre 2021).
  • Un peu de baume au cœur : Le porte-parole de la Confédération paysanne, Nicolas Girod, a vertement décliné la proposition du cabinet de la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, de lui épingler l’ordre national du Mérite. (ibid.)
  • Les nouveaux ravages du nomadisme genré : in La Nouvelle République (3 octobre 2021) : « En Indre-et-Loire, sur les 2431 pompiers professionnels ou volontaires, 462 femmes sont des femmes ». (ibidem). Le moins qu’on puisse dire, c’est que certains médias sont « tourneboulés » par les évolutions en cours.

Accélération et rattrapage

Alors que nombreux ont insisté sur l’effet accélération capitaliste produit par la crise sanitaire (augmentation du pouvoir des GAFA, virtualisation du travail avec le développement du télétravail, dématérialisation accrue du commerce et en même temps, renforcement de la main mise de la grande distribution par rapport aux petits commerces) ; alors que d’autres ont entrevu un nouveau monde en rupture avec l’ancien (une tendance née du premier confinement, mais vite résorbée dès que l’activité a repris son cours à peu près normal), l’effet rattrapage/rééquilibrage produit, certes avec un certain décalage mais concomitamment, a peut être été sous-estimé. Éric Monnet, économiste à l’EHESS essaie d’en rendre compte dans un article de Libération, le 22 novembre. Plusieurs points sont à ressortir :

– Redémarrage ne rime pas avec reprise de la croissance de la mondialisation. Certes, il n’y a pas relocalisation et les économies restent ouvertes contrairement aux années 1930, mais des barrières demeurent d’où le choc O/D.

– La faible inflation connue ces dix dernières années correspond en grande partie à un accroissement de la distorsion des prix entre pays au profit des États-Unis et de l’Europe grâce à la faiblesse des prix de la plupart des pays exportateurs du fait à la fois de salaires nettement plus bas et d’un prix de l’énergie en baisse du fait de la tendance globalement déflationniste dominante dans les pays capitalistes-centres (tendance typique d’une « reproduction rétrécie2 », NDLR). Le prix de ces produits ne pouvait donc qu’augmenter à terme, le tout étant de savoir si c’est à court ou moyen terme, mais on ne peut pas dire qu’il y ait là un effet de surprise et d’ailleurs, la plupart des économistes et des banques centrales enregistrent ce processus sans panique.

– Dans le monde entier, des demandes de rééquilibrage des salaires confortées par des politiques budgétaires accommodantes renforcent le point précédent. Cette tendance devrait rompre, si elle ses confirme dans les faits, avec la tendance de la période précédente qui a vu les salaires augmenter moins vite que la productivité. À cet égard il demeure une interrogation sur le niveau actuel de productivité. D’après un article du Financial Times3, la productivité du télétravail est inférieure à celle traditionnelle du travail en entreprise. Elle ne se rattrape que par un nombre supérieur d’heures travaillées. De toute façon, les marges actuelles ne sont pas dégagées par une augmentation de la productivité, mais par : « une combinaison de levier opérationnel, de pouvoir de fixation des prix et de contrôle des coûts notamment via l’automatisation et la digitalisation », explique David Kostin, le stratégiste de Goldman Sachs in Les Échos, le 22 novembre. Le même article insiste sur le fait qu’il se produit un découplage entre taux à court terme qui augmenteront conjoncturellement et taux à long terme qui resteront bas du fait de la contrainte que représente un fort endettement. Cette situation constitue un exemple historique unique… mais nullement irrationnel.

– Il en est de même au niveau des taux d’intérêt. Anormalement bas et même négatifs parfois, ils ne pouvaient que remonter et cela ne peut représenter un danger. C’est en particulier le langage tenu par la BCE, qui est là aussi celui d’un rééquilibrage logique et sans surprise.

– le rattrapage du pouvoir d’achat n’est pas une question, mais une partie de la solution. La question pour les pouvoirs en place étant celle d’un arbitrage et donc d’un choix politique entre le niveau d’augmentation des salaires et l’encadrement des prix sur les dépenses contraintes, le pouvoir d’achat pouvant être augmenté de l’une ou l’autre des deux façons ou par un mixage des deux. Monnet fait par ailleurs remarquer que le risque inflationniste n’est pas que sur les salaires, mais aussi bien sur les dividendes que sur les subventions aux entreprises. Monnet conclut en disant que la situation actuelle, quant à l’inflation, est bien plus proche de celle des années 1950-60 que celle de 1974 où en France, par exemple, elle atteint 13,7 %.

– Le Covid-19 renforce les tendances à « l’optimisation ». Cela touche aussi bien la virtualisation des activités de transports et particulièrement celles développées par la SNCF que la fermeture des agences bancaires. Si cela a une certaine logique pour des banques numériques comme ING, cela l’est moins pour les banques traditionnelles. Or, des opérations spécifiques comme le rapprochement en cours des réseaux Société Générale et Crédit du Nord contribuent aussi au phénomène : près de 30 % des agences du groupe devraient disparaître d’ici à 2025. La situation reste néanmoins différente par rapport aux autres pays européens. La réduction de 15 % du nombre d’agences en France d’ici à 2024 est à comparer avec une baisse d’environ 25 % pour le reste du continent. C’est aussi le cas par exemple de la BRED (Banque Populaire), qui a adopté le modèle des agences ouvertes uniquement sur rendez-vous. « Il y a une volonté globale d’optimiser le fonctionnement des réseaux. Mais cela ne passera pas uniquement par des fermetures pures et simples ». Dans tous les cas, les banques doivent se restructurer dans la mesure où si elles sortent plus fortes de la crise sanitaire qu’elles ne sont sorties de la crise de 2008, leur rentabilité a quasiment chuté de moitié, par exemple en Europe. En effet, une myriade de sociétés technologiques attaquent un par un tous les segments des chaînes de valeur des métiers de la banque. Celle-ci cherche déjà à répondre sur ce terrain : « L’usage accru et responsable des données, notamment avec l’intelligence artificielle, est un levier stratégique sur lequel Société Générale entend continuer de capitaliser pour adapter et améliorer ses modèles de distribution et de production existants », a déclaré Frédéric Oudéa, le patron de la banque. (Les Échos, le 25 novembre).

Les chaînes d’approvisionnement « juste-à-temps » et leurs fragilités

Un choc des prix sur les marchés mondiaux du gaz naturel fait tomber, au Royaume-Uni, plusieurs petits fournisseurs d’énergie, laissant les clients sans chauffage et confrontés à la hausse des prix. Un incendie met hors service l’énorme câble qui achemine l’électricité de la France vers le Royaume-Uni, menaçant les foyers d’obscurité et augmentant les factures d’électricité. Le porte-conteneurs Ever Given [de 200 000 tonnes et 400 mètres de long et propriété de la firme japonaise Shoei Kisen Kaisha, naviguant sous pavillon de Panama, armateur Evergreen Marine Corporation], en provenance de Malaisie et à destination de Felixstowe [le port de conteneurs le plus important du Royaume-Uni], reste bloqué dans le canal de Suez pendant six jours [fin mars 2021], ce qui entraîne une interruption du trafic maritime pour un coût estimé à 730 millions de livres sterling et retarde l’arrivée des gadgets électroniques commandés sur Amazon Prime. Ces incidents ont en commun la vitesse à laquelle un seul événement peut perturber les chaînes d’approvisionnement qui sillonnent le monde. Presque chaque fois qu’un article en ligne est commandé, celui-ci est transporté par un réseau de firmes, de rails, de routes, de navires, d’entrepôts et de chauffeurs livreurs qui, ensemble, forment le système circulatoire (en flux tendu) de l’économie mondiale. Cette infrastructure étroitement calibrée est conçue pour un mouvement perpétuel. Dès qu’un maillon se brise ou se bloque, l’impact sur les actuelles chaînes d’approvisionnement en flux tendu se fait immédiatement sentir. La livraison rapide des produits repose sur les infrastructures. À partir des années 1980, les autoroutes se sont élargies, les ports se sont approfondis et des pistes d’atterrissage ont été ajoutées ici et là pour suivre le rythme du changement. Les entrepôts du XXIe siècle se sont transformés de lieux de stockage en énormes centres de distribution et d’exécution. Mais la vitesse comporte ses propres risques. Les inondations, les pannes de courant, les routes fermées, les conflits du travail et… les pandémies peuvent tous arrêter le système. Parce que le juste-à-temps a éradiqué les stocks, une crise imprévue peut entraîner des pénuries inattendues et dangereuses. Au début de la crise sanitaire, il y a eu des pénuries généralisées d’EPI (équipement de protection individuelle), de blouses, de masques et de gants en plastique, qui reposent tous sur une production en flux tendu, avec peu de stocks de réserve. Aujourd’hui, notre monde en flux tendu est de plus en plus sujet à des crises. Les horaires des transports par conteneurs ne sont pas fiables depuis début 2020. La hausse des prix du carburant a également entraîné une réduction de la vitesse de navigation, connue sous le nom de slow steaming [réduction de la vitesse d’un navire pour réduire la consommation de carburant, afin de réduire les coûts]. La British International Freight Association, quant à elle, a mis en garde contre une « pénurie de transport terrestre » – en d’autres termes, les dockers ou les magasiniers suite au Covid-19 ont été réduits en nombre et les chauffeurs routiers sont en nombre insuffisant en raison de la pandémie et du Brexit, ainsi que d’années de salaires stagnants, de longues heures de travail comme du manque de formation disponible. La Road Haulage Association [Association de camionnage routier] estime la pénurie actuelle à 100 000 chauffeurs au Royaume-Uni. Trop peu de chauffeurs signifie des ports engorgés, des navires bloqués, des étagères vides et des prix plus élevés.Les responsables de la chaîne d’approvisionnement et les experts en logistique sont conscients de tous les problèmes potentiels et débattent depuis une dizaine d’années du compromis entre « risque » et « résilience » – la « résilience » étant la capacité à minimiser ou à se remettre rapidement d’une perturbation. Des stocks peu élevés en mode juste-à-temps augmentent les risques de pénurie en cas de crise. La « résilience », en revanche, implique des stocks plus importants, davantage de travailleurs, des fournisseurs multiples et des coûts plus élevés. Cela crée un dilemme. La concurrence rend la résilience elle-même risquée pour les entreprises individuelles. Qui veut acheter à un retardataire dont les prix sont plus élevés ? Pourtant, tant que la rentabilité est la force motrice du système, les efforts nationaux de repli sur soi ou de « reprise en main » — ironiquement, souvent dans le but de créer une résilience imaginaire, comme cela fut présenté avec le Brexit — ne font que créer davantage de perturbations, de chaînes d’approvisionnement brisées et de prix plus élevés, les entreprises cherchant à récupérer leurs pertes. Le régime des biens de consommation bon marché devient de plus en plus difficile à maintenir (Kim Moodie, The Guardian, traduction par À l’encontre, 23 novembre 2021).

– La montée des prix découle aussi de l’ajustement compliqué entre l’offre et la demande en période de crise. « Une grande partie des problèmes rencontrés sont logistiques ou liés à la disponibilité de la main-d’œuvre. C’est symptomatique du rebond de la demande dans une situation où la pandémie n’est pas encore maîtrisée, analyse William Masters, professeur d’économie de l’alimentation à l’université Tufts (Boston, États-Unis). C’est la première crise alimentaire mondiale qui ne provient pas de la production agricole elle-même, mais qui est une crise des filières agroalimentaires », poursuit l’universitaire américain. « Nos indicateurs montrent que, depuis avril 2020, les fluctuations des prix payés par les consommateurs pour l’alimentation sont plus importantes, et globalement leur moyenne est 3 % plus élevée que les prix des autres biens et services », précise William Masters. Le Monde, le 20 novembre)

– La crise sanitaire semble par ailleurs renforcer la tendance au spin-off (scission d’entreprises) surtout aux États-Unis. Après General Electric, qui a annoncé plus tôt dans la semaine qu’il se scindait en trois sociétés distinctes, c’est au tour de Johnson & Johnson de se démultiplier. Le géant pharmaceutique va sortir de son périmètre ses activités de santé grand public et d’hygiène, Johnson & Johnson conservera pour sa part son activité de laboratoire pharmaceutique, de médicaments sous ordonnance, de vaccins et de matériel médical. La stratégie de Johnson & Johnson ne diffère pas de celle de ses concurrents. Pfizer et Merck ont déjà vendu leurs activités grand public (supposée la moins profitable) ces dernières années. Mais la tendance se prolonge au-delà des laboratoires pharmaceutiques comme à General Electric ou chez le Japonais Toshiba. Ainsi d’ici à mars 2024, le conglomérat japonais va se réorganiser en trois entités cotées. Deux prendront en charge les activités industrielles, une dernière gérera la participation du groupe dans le producteur de puces mémoire Kioxia. Ces investisseurs se plaignent du « rabais conglomérat » dont souffrirait Toshiba qui possède des actifs très rentables, comme les puces mémoires, mais conserve, pour des raisons historiques et sociales, de nombreuses filiales déficitaires et des activités liées à des questions de sécurité nationale qui poussent le gouvernement japonais à ralentir ou craindre le démantèlement.

Les entreprises sont en effet toujours frappées par la crise sanitaire, en particulier le ralentissement de la chaîne logistique et la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Adopter une organisation plus souple est l’une des voies choisies pour répondre à la situation. Siemens a par exemple remporté son pari. Plus concentré sur ses activités technologiques depuis la scission des divisions santé puis énergie, le groupe allemand a dépassé ses prévisions avec un bénéfice net en hausse de 59 %, le « lourd » reste néanmoins toujours au cœur de l’activité du groupe allemand, avec notamment le contrat ferroviaire de 3 milliards de dollars en Égypte qui l’amènera à construire un « véritable canal de Suez sur rail » de la Méditerranée à la mer rouge ; mais il doit être capable d’évoluer « encore plus vite » vers les logiciels industriels et l’automatisation, avait souligné Roland Busch lors d’un séminaire en interne en octobre, rapporte le Handelsblatt. Les cycles d’investissement dans ces secteurs suivent un tout autre rythme que ceux des trains, a-t-il fait valoir. (Les Échos, le 15 novembre). Dit autrement, la division du travail s’accentue encore avec une séparation des activités grand public plus productrice de produits, mais moins de valeur ajoutée d’une part, des activités de laboratoire d’autre part. Un processus de même nature vient d’apparaître au sein des majors pétrolières et des électriciens, poussés à scinder les énergies fossiles de l’électricité sans CO2 pour attirer les investisseurs vers une production verte (Le Monde, le 23 novembre).

– Selon les chiffres de la banque HSBC et du fournisseur de données CEIC, une hausse d’un point de pourcentage du PIB en Chine se traduit par un gain de 0,7 point en Corée du Sud, alors que la même augmentation en Europe a un impact positif de seulement 0,05 point. Les autres grands bénéficiaires sont la Thaïlande et Taïwan, selon les calculs de HSBC. Les premiers à souffrir du ralentissement chinois sont donc les pays asiatiques, parce que leurs chaînes d’approvisionnement sont étroitement imbriquées entre elles ou/et que le pays est devenu un débouché important de leurs exportations. La faiblesse de la demande intérieure chinoise risque aussi de pénaliser particulièrement certains secteurs tels que l’automobile. Un groupe comme Volkswagen y vend quatre véhicules sur dix. « Sur les 4,9 % de croissance chinoise au troisième trimestre, quatre points proviennent de ses exportations, souligne Alicia Garcia Herrero. Il faut donc s’attendre à ce Pékin soit très agressif et passe à l’offensive pour augmenter ses parts de marché à l’international, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour les autres pays exportateurs. » En résumé, l’atterrissage de l’économie chinoise ne ferait que des perdants, sauf, peut-être, les États-Unis qui verraient d’un bon œil un affaiblissement de Pékin pour des raisons stratégiques. Il permettrait aussi de ralentir l’inflation mondiale et de contenir l’envolée des prix de l’énergie (Le Monde les 7-8 novembre).

Si on veut résumer : Jacques Percebois, professeur émérite à l’Université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie, tire trois enseignements de cette libéralisation. D’abord, « elle nous a montrés aujourd’hui que le marché ne permet pas de sélectionner les bons investissements de production. La preuve par l’absurde, chaque pays choisit son mix électrique, ce n’est pas le prix du marché qui le détermine ». Ensuite, « le marché a introduit beaucoup d’incertitudes et beaucoup de volatilité, y compris pour les consommateurs industriels. La libéralisation a en quelque sorte condamné les contrats à long terme ». Enfin, « les directives européennes ont retiré beaucoup de marge de manœuvre aux États. La libéralisation s’est accompagnée d’un transfert de pouvoir national au niveau européen ». À l’échelle française, la libéralisation a nécessité des dispositifs pour installer une concurrence artificielle. Ainsi, « si le marché reposait sur une concurrence pure et parfaite, les énergies renouvelables n’auraient pas à dépendre de prix d’achat garantis. » (J. Percebois, in Le Monde le 4 décembre).

– La loi antitrust a évolué aux États-Unis ; elle ne concerne plus essentiellement l’abus de position dominante sur un marché, mais l’incidence sur le niveau des prix. Si une acquisition ne le fait pas augmenter alors elle est bénéfique ; d’où la difficulté de contrôler les GAFA dont beaucoup de services sont « gratuits » (Libération, le 8 novembre). Alors que Biden pousse à la syndicalisation selon une étude de Gallup réalisée en août, plus de deux Américains sur trois (68 %) « approuvent » les syndicats. Un score clivé selon les sensibilités politiques (90 % côté démocrate, 47 % côté républicain), mais au plus haut depuis des décennies. Mais les syndicats sont aussi critiqués pour leur corporatisme (pression des syndicats enseignants pour une école en virtuel, immunité des policiers défendus par le syndicat et corruption syndicale dans l’automobile. Et surtout la tentative finalement ratée de constituer un syndicat au sein d’Amazon en Alabama a rappelé les résistances du patronat, qui n’hésite jamais à investir pour préserver le statu quo, alors qu’on retrouve ici aussi les préventions de certains salariés. Les employés les plus mal lotis privilégient à court terme la loi de l’offre et de la demande, en changeant de travail à un rythme record pour augmenter leur salaire. (Les Échos, le 10 novembre). [la flexibilité du travail (patronale) est en partie retournée en flexibilité du travail (salariale) dans ce changement conjoncturel de rapport de forces, NDLR]

– Le bitcoin des GAFA ressuscite Hayek

Biden s’attaque au cadrage des « bitcoins stables » alors même que Facebook est en train de mettre sur le marché son propre produit. Néanmoins, l’objectif de l’administration américaine est de chasser les utilisateurs malhonnêtes de ce secteur financier et de renforcer la confiance des utilisateurs et investisseurs de bonne foi. Arrimés à un actif fiduciaire, le plus souvent le dollar, les stablecoins sont censés ne pas courir le risque de chute brutale de leur cours. Mais, en régulant l’usage des stablecoins, l’administration Biden pourrait bien mettre fin au rêve libertarien qu’a été pour certains le lancement des cryptomonnaies. L’objectif des cryptoactifs et autres monnaies numériques privées était en effet de permettre des transactions sécurisées sans qu’interviennent des agents tiers, telles que les banques centrales, les gouvernements et leurs agences de régulation financière. Cette alternative décentralisée, désintermédiée et gratuite au système financier traditionnel correspond au système monétaire idéal imaginé par l’économiste libéral Friedrich Hayek (1899-1992), dans lequel les différentes monnaies, gérées uniquement par des particuliers, sont remises en concurrence chaque jour sur les marchés. Le chantier de reprise en main par les États portera sur la création d’une monnaie numérique de banque centrale et en Europe c’est en 2026 que l’euro numérique sera consacré cryptomonnaie adossée à l’euro et certifiée par la Banque centrale européenne. Il dématérialisera l’euro. Un euro numérique dont le projet se trouve fiabilisé par son appui sur un euro monétaire particulièrement résistant à la crise sanitaire, alors qu’il l’a moins été pendant et à la sortie de la crise de 2008 et par son acceptation politique dans quasiment toutes les tendances politiques, du RN en France à l’AfD allemande (Le Monde le 5 décembre). Néanmoins l’euro ne constitue pas une zone monétaire optimale selon les critères néo-classiques et pour la plupart des économistes américains qui ont douté de sa réussite. D’autres économistes mettent ces dysfonctionnements sur le compte d’une faiblesse de la construction initiale de l’euro : « La zone monétaire européenne n’est pas optimale, car elle ne prévoit pas suffisamment de transferts budgétaires qui permettraient de redistribuer les surplus et réduire les divergences liées aux cycles économiques », explique Samy Chaar, chef économiste de la banque Lombard Odier. À sa création, deux visions de l’euro se sont opposées. D’un côté l’Allemagne et les Pays-Bas étaient « désireux de créer avant tout une monnaie aussi stable que le Deutsche mark, d’où l’insistance sur l’indépendance de la Banque centrale européenne, l’interdiction de la monétisation de la dette et le silence sur le rôle international de l’euro ; de l’autre, celui de la France et de l’Italie, l’euro a été vu comme un instrument de puissance dans la compétition mondiale » rappelle Sylvie Goulard, deuxième sous-gouverneure de la Banque de France. Progressivement, c’est cette vision qui s’est imposée et la BCE s’est fixé comme tâche d’étendre la zone d’influence de sa monnaie. Contre toute attente : une réussite. Le poids financier de l’euro est aujourd’hui jusqu’à deux fois supérieur à son poids économique. Les dévaluations internes douloureuses ont pris le pas sur les dévaluations de taux de change, beaucoup plus indolores mais devenues impossibles avec l’euro. C’est une conséquence dont les gouvernements n’avaient pas forcément pris conscience en signant pour la monnaie unique. Pour Philippe Waechter, ces erreurs des premières années sont des péchés de jeunesse, « un processus d’apprentissage ». « Les gouvernements du sud de la zone euro auraient dû faire beaucoup plus attention aux niveaux des salaires et à la dégradation de leurs balances commerciales bilatérales ». D’autant qu’au moment où la demande s’emballait dans les pays du Sud de la zone euro, l’Allemagne comprimait sa demande interne avec les lois sociales Hartz. « Aujourd’hui, estime Philipe Waechter, ces déséquilibres sont beaucoup moins importants et la politique économique européenne a bien fonctionné pendant la crise sanitaire, notamment grâce à l’action de la BCE qui a soutenu les pays en difficulté ». Pour lui, il est donc urgent de consolider la zone euro avant d’y accueillir de nouveaux membres. S’il est moins attaqué dans le débat public et qu’aucun parti politique ne songe plus à l’abandonner, l’euro reste l’objet de fortes critiques. Un bilan mitigé pour un euro devenu adulte depuis la grande crise financière de 2008 et jusqu’en 2016, mais dont la tendance est plutôt à la baisse d’influence aujourd’hui. En effet, un redoutable concurrent de l’euro, le renminbi, monte en puissance. Très en avance sur les monnaies numériques, Pékin veut capitaliser sur son avance technologique pour briser le duopole mondial du dollar et de l’euro. À la différence du billet vert, contesté par un mouvement de dédolarisation, la monnaie européenne est pour le moment épargnée par la fronde des pays émergents (Les Échos, le 6 décembre).

Difficile souveraineté économique

Une réforme très attendue du quinquennat, la loi de blocage de 1968 — visant à contrer les sanctions extraterritoriales américaines — est restée dans les limbes. BNP Paribas s’était vu infliger une amende de près de 9 milliards de dollars par le ministère américain de la Justice en 2014, l’année où Emmanuel Macron a été désigné à la tête de ministère de l’Économie. « La révolution copernicienne annoncée n’a pas eu lieu, le sujet est devenu administratif et les échanges avec les entreprises se sont taris », estime un acteur de la réforme. Le texte, quasi jamais utilisé face au risque des entreprises de perdre leur premier marché mondial si elles refusaient de coopérer avec des autorités étrangères, ne sera pas révisé. Une quinzaine de procédures étrangères ont été intermédiées par le service de sécurité économique de Bercy (le Sisse), contre moins de cinq par an auparavant. Ces signalements sont liés à des tentatives de rachat, des partenariats de recherche, ou commerciaux, comme avec le géant chinois Huawei. « C’est clair, il y a bien moins d’angélisme qu’avant », note un acteur du renseignement économique. Mais certains considèrent que ce n’est pas assez, que le Sisse est marginalisé à Bercy, et que Matignon doit davantage reprendre la main, voire l’Élysée. En somme qu’il faut basculer du « pilotage stratégique », à l’œuvre, à une politique de « souveraineté économique » comme la désignait le décret de 2019. (Les Échos, le 1er décembre).

– Les rapports avec la Chine.

Personne ne peut imaginer aller à l’encontre des « Routes de la soie » aussi longtemps que la Chine utilisera son énorme surplus commercial avec l’Europe (plus de 200 milliards d’euros par an) d’une manière mercantiliste et nationaliste. Dans le modèle du capitalisme d’État chinois, la banque centrale stérilise ces recettes et les canalise vers les banques, les fonds d’investissement et les entreprises chinoises pour leur permettre d’acheter de la technologie, des ports, des mines, etc. à l’étranger. Pour Pékin, le commerce et la politique sont inséparables (Le Monde, le 21 novembre).

[En cela la Chine mêle étroitement une sorte de capitalisme d’État et ce que Marx appelait le mode de production asiatique dans lequel les échanges économiques sont subordonnés au pouvoir politique de l’État de la première forme, celui des grands empires. Ainsi dans l’Empire chinois cet État de la première forme a longtemps érigé des obstacles à tout développement d’un capital privé et d’une bourgeoisie nationale. Les échanges privés étaient tellement contraints qu’ils ont poussé au développement d’une diaspora chinoise de commerçants ; le commerce officiel n’étant pratiqué que par l’État dans ce que F. Braudel appelle les échanges au long cours. D’une certaine façon, les mesures actuelles prises par l’État chinois contre Alibaba et autres relèvent de cette ancienne pratique politique impériale de contrôle de la circulation du capital, NDLR].

Plus que jamais pour la Chine il s’agit d’imposer sa puissance et non de chercher le profit, même si ce n’est pas incompatible. Il en va tout différemment d’une Europe qui ne reconstruira jamais une industrie durable aussi longtemps qu’elle permettra à la Chine de déverser son surplus sur ses marchés, rendant la vie impossible à des milliers de ses entrepreneurs. Pour l’Europe, le commerce reste une matière technocratique ; pour la Chine, c’est une question stratégique (ibidem).

– Relocalisations : 2021 apparaît déjà comme la meilleure année depuis 2009 avec 84 relocalisations sur onze mois, contre 10 à 20 par an au cours de la décennie précédente. Pour la deuxième année consécutive, elles sont plus nombreuses que les délocalisations tombées au plus bas depuis la crise sanitaire et la politique du « quoi qu’il en coûte ». Malgré les appels répétés des politiques aux grandes entreprises françaises, ce sont surtout les PME qui tentent l’opération, c’est-à-dire, paradoxalement, les moins internationalisées dans leur structure même si elles sont ouvertes ou tournées vers l’export. « Les grands groupes sont, eux, dans une logique d’optimisation industrielle et relocalisent très peu », explique Gwénaël Guillemot, directeur de l’Institut de la réindustrialisation. Et loin des grandes usines qui employaient des milliers d’ouvriers, ces relocalisations ne représentent qu’une infime part du tissu industriel et créent peu d’emplois. Depuis 2009, moins de 9.000 emplois ont été rapatriés, soit 0,5 % de l’emploi créé, selon Trendeo. « Une relocalisation génère une trentaine d’emplois quand une délocalisation en détruit 80 », note son fondateur, David Cousquer. Les 84 activités de retour dans l’Hexagone en 2021 feront travailler à peine plus de 2300 salariés. Seule une quinzaine tournera avec plus de 50 personnes. « Relocaliser, c’est un mauvais combat ! assure Jean-Marc Daniel. Si des activités sont parties, c’est qu’elles ne trouvaient pas de modèle économique en France. »« Pour réindustrialiser, il faut créer des produits nouveaux ». L’industrie est de retour ? La fermeture de la fonderie SAM dans l’Aveyron a récemment jeté un froid, en venant rappeler que nombre d’activités industrielles étaient en danger. (Les Échos, le 7 décembre).

Sur le contrôle de la crise sanitaire

On y perçoit la réalité des rapports de forces, des enjeux et des tensions qui se jouent depuis le début de la crise sanitaire entre les géants de l’industrie, et les gouvernements, avec en toile de fond le contrôle de l’innovation thérapeutique et les conditions de son accès aux patients et aux citoyens de l’ensemble de la planète (Le Monde, le 7 décembre). Alors qu’une cinquième vague serait en marche dans le monde et qu’un nouveau variant ferait planer de nouvelles menaces, on peut raisonnablement présager qu’il sera bien difficile aux défenseurs de la propriété intellectuelle exclusive de justifier et de prolonger très longtemps le refus jusqu’ici opposé à la demande de levée de la propriété intellectuelle le temps de la pandémie. Ce d’autant que cette proposition de l’Afrique du Sud et de l’Inde bénéficie désormais du soutien de plus de 100 pays à revenu faible ou intermédiaire ainsi que de 60 parrainages. La pandémie de Covid-19 aura au moins contribué à mettre au grand jour l’incapacité de la « gouvernance » internationale à se coordonner à se doter d’instruments véritables pour garantir un accès organisé et cohérent au niveau mondial. 

– Sur la question de l’immigration, la plupart des économistes placent le débat sur le terrain strictement économique (l’immigration est bonne pour le PIB), en espérant désamorcer les inquiétudes. Or la dimension économique n’est pas ce qui semble travailler aujourd’hui la population. On n’entend plus beaucoup de « les étrangers viennent nous prendre notre travail » de l’époque de Jean-Marie Le Pen et de Georges Marchais, mais beaucoup, en tout cas d’après les sondages, des considérations identitaires (la peur que les traditions se perdent, que la langue se perde, que les valeurs ne soient pas transmises à la génération suivante et plus globalement la crainte d’un délitement de la société). La crainte économique semble aussi avoir basculé sur une crainte culturelle à travers un refus de continuer à faire jouer la redistribution en faveur de populations venues d’ailleurs (cf. Le projet du RN à cet égard).

Un deuxième phénomène parallèle s’avère frappant, c’est la fausse impartialité idéologique des économistes. Certes, ils prétendent se focaliser sur les chiffres et l’efficacité économique. Mais en réalité, ils ne sont pas idéologiquement neutres car ils sont dans leur grande majorité des salariés globalisés dont la langue de travail est l’anglais. La franchouillardise et la défense des traditions ne sont pas leur tasse de thé. (Augustin Landier professeur à HEC et David Thesmar professeur au MIT (Les Échos, le 29 novembre).

Temps critiques, le 10 décembre 2021

  1.  – « Sur la valeur travail et le travail comme valeur » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article505 []
  2.  – La reprise de la pratique des rachats d’actions depuis quelques semaines va dans ce sens et elle s’étend à des groupes qui y étaient plutôt opposés jusque-là comme celui de W. Buffet ou celui de Steve Jobs ; leur énorme cash manquant visiblement de cible. []
  3.  – « There is no easy escape from the global debt trap » (« Pas d’issue facile du piège mondial de l’endettement »), de Ruchir Sharma, chef de la stratégie mondiale chez Morgan Stanley Investment Management [traduction par nos soins, LC]. []

Capital, rapports à la nature et pratiques critiques

Cet échange faite suite à des questionnements de Max sur une liste de discussion (dans laquelle J.Wajsztejn a été inclus) à propos des limites de la théorie marxiste et plus précisément de la théorie du prolétariat à la lumière du présent et particulièrement des rapports à la nature que Max aborde sous l’angle du dérèglement climatique et de la sauvegarde de la diversité. C’est par sa lettre que nous commençons dans laquelle il maintient quand même des présupposés marxistes comme la « logique de la valeur » dont on peut douter que cette dernière soit à l’origine et la cause principale des phénomènes qu’il dénonce. J.Wajsztejn lui adresse ensuite quelques remarques…


Le 20 octobre 2021

Comme je l’ai déjà signifié plusieurs fois, j’aimerais bien que nos échanges ne stagnent pas dans la marigot du Sars-Cov-2, de la Covid, de Raoult… Je vous le demande : qu’est-ce qu’on peut bien tirer de tout ça ? Pour moi, je l’ai déjà dit aussi, l’important n’est pas l’histoire de la pandémie en soi. Je la vois, cette pandémie, comme un signe supplémentaire de l’approfondissement de l’emprise du capitalisme (et de ses États, en réseau ou par nations) sur nos vies en même temps que du dérèglement climatique et de la biodiversité. Et, à ce dernier plan, pas le signe le plus grave : les inondations, les incendies, les désertifications, les glissements de terrains, etc., tout ça à l’échelle du gigantesque, du tellurique, c’est plus inquiétant encore que l’épidémie d’épidémies.

Je souhaiterais qu’on en revienne au fil tendu par Michel l’ancien (Po) sur l’entrée dans une nouvelle phase de capitalisme d’Etat et ma réaction presque consensuelle à ça. Le « presque » est déclenché par le fait que Michel, dans son point de vue, n’inclut pas le problème du bouleversement climatique et de ses conséquences pour le moins dire préoccupantes. D’où la question posée dans mon précédent long courrier […].

Aujourd’hui, le capitalisme n’inquiète pas seulement par ses tendances autoritaires (surveillance, contrôle…) et ses visées transhumanistes, par quoi il essaie, comme toujours, de surpasser ses contradictions internes et ses crises économico-sociales aux dépens des hommes ; il nous angoisse parce que sa simple activité bousille les conditions physiques premières de nos existences. Cela, ce paramètre, c’est nouveau pour nous, il n’entrait pas – ou très partiellement et indirectement — hier dans nos pronostics sur la « santé » du capital. Maintenant, l’impact écologique (nocif) immédiat du capitalisme doit faire partie constamment et au premier chef de nos examens. D’ailleurs, cet impact de l’activité capitaliste sur le changement climatique, sur l’écologie, ne peut pas ne pas avoir de conséquence sur la vie en soi du capital comme système économique. Voyez les plans de transition énergétique, les Great New Deals…, dont ils nous rebattent les oreilles, c’est bien la preuve que le changement climatique, ça les préoccupe, ces messieurs-dames du capital. Bien entendu, tous ces plans seront, à plus ou moins long terme, vains pour la santé écologique de la planète.


Pour nous, cela doit être très clair : tant que le capitalisme vit, tant que l’on ne l’aura pas éradiqué, son existence aggrave chaque jour davantage la détérioration écologique générale. Il sera de plus en plus difficile de « réparer » les dégâts, de plus en plus impossible de le faire, même en société communisée. C’est la logique de la valeur et de la nécessité constante de la valorisation du capital qui est responsable de la catastrophe écologique où nous sommes entrés depuis plusieurs décennies ; la catastrophe n’est pas devant nous, nous sommes déjà en plein dedans. C’est la même chose qui, fondamentalement, explique les crises internes du capitalisme et le désastre de l’activité capitaliste dans la Nature. C’est pourquoi, lutter contre le désastre écologique et éradiquer la capitalisme composent une même action. C’est pourquoi, il ne s’agit plus seulement de renverser l’emprise politique du capitalisme mais encore de rompre avec la logique productiviste et travailliste à la base de la loi de la valeur. Contrairement à ce que nous disions naguère, rien du capitalisme ne peut plus servir, une fois corrigé, redressé et redirigé, à une société communisée. Plus rien de positif.

Vous ne trouvez pas, chers camarades, que c’est de ça dont il faut parler ? De ça et de la force sociale de masse en mesure de réaliser le programme d’éradication de la loi de la valeur. C’est l’autre grande question lancinante de l’époque. Là-dessus, le non-mouvement (comme dirait Jacques W.) des baladeurs anti-pass sanitaire du samedi ne nous aide pas du tout à répondre, bien moins, en tout cas, que les Gilets jaunes, qui avaient eux-mêmes des limites assez sérieuses.

Maxime


Lettre de J. Wajnsztejn le 2 novembre 2021.

Avec retard et sur quelques points d’une façon un peu décousue :

1- d’abord sur la valeur : Max qui ne raisonne plus dans les termes marxistes de la contradiction forces productives/rapports de production, nous fait un développement sur ses préoccupations environnementales, mais qui sont pour nous de l’ordre plus général du rapport des hommes à la nature et non propre au capitalisme. À la suite de quoi confondant valeur et capital, il veut éradiquer le capital qui suivrait la logique de la valeur ; or l’apparition et l’existence de la « valeur » sont bien antérieures au capital de plusieurs siècles et même de millénaires (un travail sur l’origine de la valeur que Marx n’a pas été fait et dans lequel, à notre avis Camatte s’est perdu [NB. nous ne sommes pas tous d’accord sur ce dernier point précis dans Temps critiques].

Donc nous ne comprenons pas trop ce qu’il veut éradiquer et en plus sous forme d’un « programme » qui serait à l’ordre du jour (est-ce le retour du programmatisme ? Nous ne le pensons pas quand même !). Comme nous l’avons écrit à différents endroits, c’est aujourd’hui le capital qui domine la valeur (d’où son « évanescence ») et c’est cela la spécificité de notre époque qui fait justement que l’élimination de la valeur ne peut être un objectif pour nous.

L’éradication de la valeur, c’est la société capitalisée qui tend à la réaliser en ne posant plus les questions qu’en termes de prix. C’est ce que montre actuellement la question des prix de l’énergie sans aucun rapport avec une quelconque « valeur » autre que celle qui provient et est déterminée par le rapport de forces entre offre et demande confronté à la logique bureaucratique des prix administrés ; l’État en France se chargeant de faire les « compensations » (le chèque énergie).

Parallèlement, et au niveau mondial cette fois, ce qui n’avait pas de prix parce que n’avait pas de valeur au sens économique du terme, tend à être privatisé et doté d’un prix au grand dam des défenseurs des « communs » (une variante post-moderne des services publics). C’est une tendance, à laquelle le capital et les États ne parviennent pas intégralement car sur ce point le capital n’a pas réalisé sa « communauté matérielle » pour parler comme Invariance ; il y a des obstacles et des résistances y compris de la part des États et des mouvements de lutte. Il y a donc encore des choses « qui n’ont pas de prix1 ». Donc, toujours en tendance et par hypothèse, la valeur peut être presque entièrement dominée par le capital comme nous l’observons aujourd’hui. La valeur n’a pas disparu, mais elle est comme effacée des réseaux et des rapports, elle n’opère que par défaut en quelque sorte. Le capital peut donc s’émanciper de la « logique de la valeur » et poursuivre son cours chaotique… sans s’effondrer.

2- d’une manière beaucoup plus générale, en se préoccupant essentiellement de « l’environnement », Max oublie que la lutte sur le climat y compris chez les Youth for climate n’est pas une lutte contre les autres transformations en cours du procès-capital.

Par exemple, aujourd’hui, on apprend que Facebook change de nom et devient MetaVerse : une étape de plus dans la virtualisation de l’ensemble des activités humaines que permet la puissance des technologies numériques actuelles. Le travail avec MetaVerse est non seulement un télétravail (ça, c’est aujourd’hui, c’est la préhistoire de la virtualisation de l’activité) ; le travail vivant tend à être effacé, supprimé par sa « réalité augmentée » ; il n’est plus en acte : il est en puissance et cette puissance n’est pas du tout une potentialité ; non, elle est effective, immédiate, actuelle.

Ainsi, la puissance totalisante (et non totalitaire) du monde numérique tend à supprimer toute extériorité, toute réalité étrangère ; de quelque nature que soit cette réalité : humaine, technique, physique, métaphysique ; qu’elle soit hostile, coopérante ou indifférente. Alors l’aliénation disparaît. Elle perd son caractère de captation du soi, de ses produits ou de ses œuvres par un autre que soi, une puissance qui a dépossédé le soi et à l’égard de laquelle il devient dépendant, soumis, voire esclave … consentant comme dans les théories post-modernes qui abandonnent la perspective dialectique (le négatif devient une « pensée erronée ») au profit d’un empirisme descriptif de la révolution du capital ; d’où le succès  outre-atlantique des déconstructeurs de la French theory, puis en Europe et ailleurs.  

Et s’il nous faut revenir sur la « théorie », c’est plutôt à partir de ce biais que cela est possible car c’est celui qui nous permet de maintenir vaille que vaille ou de rétablir le fil rouge, si ce n’est des luttes de classes, du moins des luttes contre le capital et le maintien du rapport passé-présent-futur. Ainsi ce qui se passe de ce côté là tend à rendre caduc l’ancien rapport dialectique entre aliénation et émancipation, un point central de la théorie communiste.

Et on assiste, si ce n’est à la disparition, du moins la dissipation, l’effacement de toute référence à l’aliénation (et aux aliénations). Comme notion et comme expérience individuelle et collective, l’aliénation s’est…absentée ! Pourquoi ? 

Une hypothèse (à réapprofondir) c’est, justement, l’intensification de l’englobement des activités humaines dans le monde du capital, dans la société capitalisée, où toute négativité disparaît ou plutôt est convertie en souffrance et victimisation subséquente, discrimination plutôt qu’inégalité, déviation, incapacité.

La séquence occupation des places pendant Nuits debout-manifs contre le projet de loi El Khomri-mouvement des GJ-mouvement contre les retraites, pouvait laisser penser à la possibilité effective d’ouvrir un cycle qui ne se résume pas à l’habituel balancier mouvement-défaite/mouvement-défaite, mais même avant le clap de fin du confinement on a bien vu que le mouvement contre la réforme des retraites n’arrivait pas à intégrer les caractères spécifiques et novateurs de la lutte des Gilets jaunes.

Pour les anciens Gilets jaunes nous ne croyons pas que ce soit une question de conscience. Mais ça c’est plutôt le fruit d’une « position » Temps critiques liée à notre cursus théorique mais aussi à notre expérience qui fait que nous ne « croyons » pas à la « conscience » et à l’importance de la prise de conscience. Par exemple, quand dans nos articles sur les classes nous disons que la théorisation de Marx, d’influence hégélienne, sur la classe en soi et pour soi nous paraît la plus acceptable, nous n’en acceptons pas pour autant le fait que cette conscience « pour soi » soit le fruit d’une accumulation d’expériences prolétariennes. Cette conscience là est finalement la conscience trade-unioniste où la notion de classe pour soi devient quasi corporatiste et définit l’aristocratie ouvrière qui accumule les droits et les positions au sein de la société bourgeoise d’abord puis pendant la société qu’on pourrait dire « salariale » de la période des Trente glorieuses.

Pour nous la classe pour soi est bien plutôt un surgissement comme par exemple en 68 en France et surtout en Italie entre 1969 et 1975 quand un certain et finalement incertain alliage s’instaure entre la classe ouvrière relativement garantie (et syndiquée) et de vieille tradition et la jeunesse prolétaire du Sud qui découvre et refuse la discipline du travail et de la ville (le sujet de la théorie opéraïste en quelque sorte comme c’était déjà le sujet des livres sur 68). « Pour soi » n’a alors rien d’une prise de conscience progressive où l’en soi se transforme en pour soi. En effet, les protagonistes du mouvement n’ont pas le temps de prendre conscience par un procédé réflexif qui demande du temps qu’ils n’auront jamais, mais tout d’un « orgasme de l’histoire » que chacun ressent dans ses tripes, une sorte d’électrisation où beaucoup sont prêts à tout risquer. Ce n’est pas de l’ordre de l’appropriation, car les prolétaires italiens ne se sont emparés de rien et en tout cas pas des usines ; ils ont manifesté un immense mouvement de refus qui a soudé les collectifs de lutte (cf. nos développements sur la communauté de lutte) ; alors plus rien de corporatiste et presque plus rien de classiste ne subsiste. De même en France, la CGT a occupé les usines, les jeunes ouvriers ont « occupé » la rue et les quartiers où ils ont retrouvé les étudiants.

Pour en revenir aux anciens Gilets jaune, nous ne pensons pas qu’ils aient « conscience » de la faillite de la stratégie des ronds points. Bien sûr qu’ils en ont vu les limites comme les étudiants de 2006 ont vu celles des blocages de fac ; il n’empêche que si un mouvement de ce type géo-sociologiquement parlant ressurgissait, les ronds points seraient sûrement à nouveau utilisés comme lieu. Non, ce dont ils ont « conscience » et nous aussi (mais le terme de conscience ne convient pas ici), c’est que nous sommes dans la nasse. Que le Covid et le confinement ont accru les séparations et l’isolement (là encore je te renvoie à notre dernière brochure). L’ex-Gilet jaune qui n’a pas chopé le virus de gauche au passage, est retourné cultiver son jardin parce qu’en dehors des périodes d’effervescence sociale, il n’y a plus rien ou presque. La lutte au quotidien sur les lieux de travail a depuis déjà de nombreuses années baissé d’intensité du fait de la détérioration du rapport de forces capital/travail au détriment du travail. C’est bien ce qui faisait le décalage entre le mouvement des Gilets jaunes qui affrontait le capital, mais sur un autre terrain que celui du travail et des luttes quotidiennes sur ce terrain du travail devenues dérisoires où changeant de nature (souffrance au travail harcèlement, discriminations, etc) rendant difficile si ce n’est impossible un approfondissement de l’affrontement sans que l’unité soit un préalable. À la place on eu droit à l’idée de « convergence » des luttes bientôt transformée en tarte à la crème des apprentis bureaucrates du climat et des bureaucrates confirmés de la fraction de gauche des syndicats. Des coquilles vides (cf. le texte de Greg, Gzav et Ju dans le numéro 20 de la revue).

On peut dire que les ex-Gilets jaunes ont fait l’expérience de tout ça. Ils en sont sortis « vaccinés ». Il en restera peut être quelque chose, mais ce serait une erreur de penser que grâce aux prises de conscience successives, il y aurait comme un cumul possible de toutes ces expériences qui ferait progresser le prochain mouvement. Historiquement, il n’en est rien : après chaque mouvement qui porte atteinte à l’ordre établi s’il n’y a pas victoire il y a défaite et on repart de zéro ou presque. Et on pourrait dire que c’est vieux comme le monde ; la seule spécificité du capitalisme en tant que mû par sa dynamique et non sa simple reproduction, c’est qu’il se montre parfois capable de recycler des moments ou des thèmes de sa propre contestation. C’est pour cela que la société du capital a introduit une rupture dans le schéma théorique originel de Marx qui faisait se succéder révolutions et contre-révolutions. Ce que nous avons appelé la révolution du capital peut-être considérée comme une tentative de réaliser l’Aufhebung hégélienne sous la forme de ce que nous avons nommé « englobement2 » plutôt que dépassement parce que le rapport social capitaliste ne dépasse rien tant que ce rapport existe2.

3- sur une question de Max qui demandait à JW pourquoi à Temps critiques nous ne parlions jamais du climat et de l’écologie, JW lui a répondu ceci :

« Ce n’est pas que je sois climato-sceptique, mais c’est la même chose que les vaccins. Ce sont les même qui détruisent et soignent. Pfister et Astra Zeneca sont impliqués dans les plus gros scandales dus aux pratiques de Big pharma et tout le monde croit à des vaccins miracles en moins d’un mois ; de la même façon le danger climatiques est dénoncé par les membres du GIEC qui sont presque tous mouillés dans la croissance, l’industrialisation à outrance, la « gouvernance mondiale », de la même façon que le club de Rome de 70 était composé des plus gros soutiers du capitalisme à l’époque (Mansholt et Cie).

Mais par dessus tout, je suis persuadé que nous n’avons aucun poids sur cette question. Il est du ressort des grandes puissances et les Greta Grundberg et autres sont financés par l’hyper capitalisme du sommet à travers ses organisations internationales comme la Commission européenne. Greta ne fait pas “la route” comme Kerouac, elle parcourt le monde en classe affaires sur les plus grandes lignes internationales et est reçu par les chefs d’État et à l’ONU. Libération leur consacre plusieurs pages ce samedi 30 octobre en se réjouissant, comme Max, que les nouvelles générations…

En ce sens Ferry à l’époque de son livre sur les rouges-bruns écologistes a raison. Le climat c’est une question que les États ou les organisations internationales ne peuvent se poser que dans des termes autoritaires et en tant que libéral éclairé, il est contre.

Nous pouvons ajouter que nous avons consacré à cette question (mais à travers le prisme des « rapports à la nature ») la totalité de notre n°11 (disponible sur le site) et plus récemment des échanges entre Joao Bernardo, Philippe Pelletier et JW, disponible sur notre blog à https://blog.tempscritiques.net/archives/1927

La question du climat et du sort de la planète pose en outre deux problèmes par rapport à la vision marxienne, même hétérodoxe.

Le premier est celui du point de départ qui, chez Bordiga par exemple, est clairement l’espèce humaine même s’il fait le lien avec « la croute terrestre ». Chez les catastrophistes ou même parfois chez les décroissants, on a souvent l’impression et peut être de plus en plus, de positions qui tendent vers ce que les américains appellent la deep ecology ; un parti pris écologiste fondamentaliste qui, dans ses versions les plus extrêmes place la continuation de la vie sur terre avant le sort de l’espèce humaine (c’est le courant Earth first3 dont le slogan est No Compromise in Defense of Mother Earth ).

En font foi, par exemple, les articles des grands médias sur les arbres qui ont une sensibilité, qui communiquent entre eux et dont on peut capter les messages.

Des positions qui conduisent à ne plus pouvoir poser la question fondamentale pour nous et toi sans doute, des rapports à la nature dans la mesure où ce qui prédomine alors c’est une position holiste selon laquelle la planète est un biotope qui est un tout, qu’il n’y a pas de séparation entre le monde humain et le monde vivant et que donc soit cesser la suprématie de l’espèce humaine sur les autres espèces vivantes.

Le second problème est celui de l’angle de tir ; par tradition, le notre est celui, dialectique, de la critique. Dans cette perspective nous nous attachons donc à critiquer une dynamique du capital qui peut trouver dans le capitalisme vert de quoi se vivifier malgré les contraintes environnementales que cela poseraient au capital en général. Les stratégies dans ce domaine peuvent aller jusqu’à une critique du “progrès” ; la tendance dominante étant maintenant “décadente” pour réutiliser un vieux terme. Comme nous l’avons dit plus haut, il n’y a sur cette base que peu d’interventions possibles, autres que celles d’actions coup de poing illégales et avant-gardistes telles celles à prétention radicale menées un temps par Riesel par exemple ou par la COP 21 ou Alternatiba aujourd’hui. Ou alors, il faut abandonner cette position critique car la critique serait interne au rapport social capitaliste (elle conforte le capital dit Camatte). Dans cette perspective il faut alors faire sécession où/et affirmer des positivités, des alternatives ici et maintenant y compris sur le terrain.

4- sur le rapport au travail : venant d’écrire un livre sur l’opéraïsme italien4, nous ne pouvons que nous élever contre une interprétation des quelques réactions actuelles par rapport à la reprise du travail après les confinements comme relevant de la même révolte et a fortiori signification, que les actions (et non réactions) de l’époque opéraïste dont le contexte et le rapport de forces étaient fort différents. Par ailleurs les informations fournies par les médias ou même les réseaux mélangent allègrement des actions de « démission » ou de malédictions du travail aux USA alors que les motifs en sont disparates. De ce fait, certaines interprétationstendent à assimiler peu ou prou ces réactions aux pratiques critiques de turn over et d’absentéisme de la fin des années 1960-début 70.

Ces réactions ne sont pas assimilables à un refus « générique » du travail « le refus du travail » des ouvriers italiens en provenance du Sud de la péninsule, tout simplement parce que la révolution du capital a transformé le travail, le temps de travail, le contenu du travail et sa nature. Dans les pays/puissances dominants, la valeur n’a quasiment pas (ou plus, là encore nous ne sommes pas forcément sur une seule position) sa source dans le « taux d’exploitation » de la force de travail ; dans ce qui était un rapport de production fondé et centré sur le procès de travail. Elle est dominée par la capitalisation de toutes les activités humaines de jour comme de nuit…Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a plus … « exploitation » … au sens courant du terme. 

Dans ces réactions actuelles au travail, il s’agit de cris de souffrance, de frustration et de révolte mêlés et cette expression n’est pas collective ; elle est particulière, individuelle, subjective. Y voir une conscience collective serait une fiction puisque, en tendance, c’est maintenant la notion et l’expérience d’une conscience collective qui sont altérées, dissoutes, décomposées parce qu’à partir du travail il n’y a plus que des « expériences négatives » (et négatives au sens premier et pas au sens du « négatif à l’œuvre ») et non plus « l’expérience prolétarienne » dont parlaient à la fois Socialisme ou barbarie des années 1950 (dans son numéro 11) et les opéraïstes des années 1960.  

Notre abandon de toute référence à la « prise de conscience » ou à la « conscience de classe » pourrait être revisité à la lumière (sombre !) de ce phénomène de « perte de conscience » ou, ce qui est proche, de recherche « d’états altérés de conscience ».

D’abord ceux qui relèvent du complotisme sous toutes ses formes à travers les réseaux sociaux. Sans épargner totalement le mouvement des Gilets jaunes, ils n’en étaient pas la caractéristique principale ; ce qui est plus douteux pour le « non mouvement » actuel autour du refus du passe sanitaire (cf. Interventions n°18 disponible sur notre site).

Ensuite, plus en marge certes, l’action relativement récente, mais récurrente d’un phénomène comme celui des Blacks Blocs qui exprime le refus de se définir politiquement et d’affirmer une identité comme groupe d’intervention ; ou plus marginal encore, les rave party (une décomposition de l’attitude plus politique du « no future » des années 1980-90 ?) et diverses conduites qu’on pourrait dire borderline.

Malgré les différences entre ces pratiques, elles manifestent deux points communs :

  • le premier, c’est qu’elles ne semblent pas avoir d’existence objective parce qu’elles n’existent que dans leurs actions immédiates, le caractère objectif étant mis entre parenthèse. C’était déjà le cas pour les Gilets jaunes, par exemple, qui mettaient entre parenthèse leur activité-de travail pour parler de leurs conditions en général considérées plus du point de vue du « ressenti » que de la « conscience » ;
  • le second, c’est que toutes partent d’un comportement individuel qui s’exprime collectivement inversant ce qui a été le sens du rapport collectif/individu (le « prolétaire-individu ») dans les mouvements de classe prolétariens ; comme si, du fait du niveau atteint par le procès d’individualisation, les individus lambdas singeaient le fonctionnement de la formation de la classe bourgeoise (« l’individu bourgeois ») … en l’absence de toute possibilité actuelle de reformation de classe.

C’est cette difficulté à objectiver les luttes et plus généralement les pratiques et comportements qui fait qu’au mieux, pour les Gilets jaunes par exemple, la tendance à faire communauté passe principalement par la communauté de lutte qui constitue alors l’objectivation de leur lutte, mais une objectivation fragile et instable car ne reposant que sur la lutte. Elle peut donc en perdre sa finalité confondant moyens et fins en cherchant à perdurer en dehors et après le mouvement comme lorsque aujourd’hui des restes de Gilets jaunes tentent d’investir le champ anti passe sanitaire.

5- Tout en traçant les limites et impasses de la « théorie communiste » au sens large, Max continue à penser qu’il s’agit de refonder la théorie de notre temps sans voir qu’il n’y a plus aucun support ou sujet au sens historique et classiste de ce terme pour en être la base. Ce sont les Gafam, Big pharma et les bio-techno, le GIEC et autres experts qui font aujourd’hui la « théorie » de la révolution du capital en réalisant une sorte d’idéal praxique que nous sommes bien en peine d’effectuer, d’où au mieux des oscillations entre activisme et positions de distance critique ou tout bonnement de repli.

JG et JW

Première semaine de novembre 2021

  1. cf. Le livre d’Annie Lebrun, Ce qui n’a pas de prix (Stock, 2018) et les commentaires de J.Guigou, ici. []
  2. cf. J.Guigou et J.Wajnstejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée. L’Harmattan, 2016. []
  3. Parmi les actions variées menées par les groupes US, plusieurs consistent à tenter d’arrêter les abattages d’arbres dans les forêts pour empêcher l’installation de puits de pétrole, comme on peut le voir dans cette video. []
  4. J.Wajnsztejn, L’opéraïsme italien au crible du temps, À plus d’un titre, 2021 []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XXII

Crise  sanitaire  et  cycles  économiques

Le cycle économique du temps de la pandémie est le plus court depuis les années 1970 en France, mais aussi le plus ample, selon l’Association française de science économique. Reste que cette récession n’a duré vraiment que deux trimestres, contre quatre trimestres en moyenne pour les cycles économiques précédents. Avec un point très particulier de ce cycle de la crise sanitaire. En effet, au pic des infections, les économies où le poids des services (restauration, tourisme, services à la personne… comme en Espagne et en Italie) est important ont été les plus affectées, alors que les pays où l’industrie est forte (Allemagne) ont été relativement épargnés. C’est l’inverse d’une récession classique où, habituellement, l’industrie plonge et les services résistent. Mais, en cette phase de reprise, les services fonctionnent désormais bien, alors que la croissance de l’industrie se voit, elle, limitée par les difficultés d’approvisionnement et les pénuries de composants. Ainsi, le PIB de l’Allemagne reste de 1,1 point inférieur à son niveau du quatrième trimestre 2019 (Le Monde, le 2 novembre).

États-Unis : la « grande  démission » ?

Le marché du travail aux États-Unis a longtemps été considéré comme l’un des plus dynamiques au monde en raison de son extrême flexibilité. Or, des signes de dysfonctionnement apparaissent au moment où le pays sort de la crise sanitaire. La croissance économique est bien là, les carnets de commandes se remplissent, les entreprises sont prêtes à recruter, mais des millions de salariés renoncent à se faire embaucher, tandis que des millions d’autres démissionnent à un rythme inédit. Un ressort semble s’être cassé. Par rapport à la fin de 2019, cinq millions de salariés ont disparu des statistiques. Le taux de participation, c’est-à-dire la proportion d’Américains en âge de travailler qui ont un emploi ou qui en cherchent activement un, a chuté à 61,6 % en septembre, 2 points au-dessous de son niveau d’avant la crise. Il faut remonter aux années 1970 pour trouver de tels chiffres. Même si les pénuries de main-d’œuvre existent aussi en Europe, le taux de participation y progresse. Le phénomène interpelle les pouvoirs en place d’autant plus que ce ne sont pas les offres d’emploi qui manquent. Actuellement, 10,4 millions de postes sont à pourvoir. Faute de pouvoir recruter, les entreprises peinent à répondre à la demande et n’hésitent pas à accélérer l’automatisation des tâches routinières qui sont d’ailleurs dont certaines ont été en première ligne pendant la pandémie et sont souvent les plus délaissées aujourd’hui.

Les caisses automatiques dans les magasins et les tablettes numériques dans les restaurants se développent à grande vitesse. Près de la moitié des postes qui étaient occupés par les 5 millions de salariés qui manquent toujours à l’appel sont automatisables, selon les évaluations d’Oxford Economics. Leur disparition pourrait donc devenir définitive. Le marché du travail est d’autant plus perturbé qu’un nombre record de démissions est enregistré. En août, 4,3 millions de salariés ont quitté leur poste, selon les derniers chiffres du département du travail. Certains partent pour trouver un emploi mieux rémunéré, d’autres veulent changer de vie. 2020, des économistes commencent à parler de la « grande démission ». [Ce qui apparaît ici en creux, c’est que le marché du travail n’est pas un marché ou en tout cas pas un marché comme un autre, NDLR]

Les dysfonctionnements actuels sont dus, en partie, à des facteurs conjoncturels, mais il devient évident que la crise sanitaire a provoqué de profondes ruptures dans le rapport que les individus entretiennent avec le travail, dont certaines sont définitives. Dans une chronique publiée par le New York Times et intitulée : « La révolte des travailleurs américains », l’économiste estime que « sous-payés et surmenés pendant des années les salariés ont peut-être atteint leur point de rupture ». Une thèse que semble confirmer la vague inédite de grèves qui secouent actuellement le pays sous le slogan « #striketober ». La situation pose la question de la façon dont les États-Unis ont géré l’emploi pendant la crise. En laissant les entreprises licencier massivement (23 millions de chômeurs au plus fort de la crise), le pays a pris le risque de casser le lien entre salariés et employeurs. Les États européens ont fait un autre choix en recourant à des formules de chômage partiel qui ont permis de « préserver le capital humain » (Stéphane Lauer, Le Monde, le 26 octobre). Mais ce que l’on appelle aux États-Unis la « Grande Démission » est aussi dans tous les esprits. Après le Covid, de nombreux employés décident de changer de travail, sachant qu’ils peuvent télétravailler depuis davantage d’endroits. Dans la « tech », ils savent que les entreprises s’arrachent les talents dans le numérique. Un patron disait qu’il avait perdu 30 % de ses effectifs, le taux de turn-over parmi la population employée atteignant 2,9 %. Un taux un demi-point au-dessus de son niveau d’avant-pandémie, et qui a bondi bien plus rapidement que lors de la sortie de crise précédente. À l’examen, ce sont surtout les jeunes et les plus âgés qui sont sortis du marché du travail. Les premiers pour, peut-être, reprendre des études, les seconds pour partir… en retraite. Les aides aux ménages sous forme de chèques ont pu donner de l’air à ceux qui voulaient faire une pause. Les performances de la Bourse ont aussi permis à certains de gonfler leur patrimoine. Selon une étude de la Réserve fédérale de Saint-Louis (Missouri), ils sont ainsi plus de 3 millions à avoir anticipé leur départ en retraite. Car la loi de l’offre et de la demande est particulièrement élastique aux États-Unis : les employeurs peuvent licencier sans préavis leurs salariés… qui peuvent aussi les quitter d’un jour à l’autre. Pour amortir ces tensions, beaucoup de grandes chaînes ont relevé leur salaire minimum à 15 dollars de l’heure, contre parfois 10 à 12 dollars précédemment. De quoi motiver des démissions en masse dans les métiers de services mal payés, qui connaissent des taux de démission record (6,8 % dans l’hôtellerie et l’alimentation) et une forte mobilité entre secteurs (Les Échos, le 26 octobre).

Cette « grande démission » pourrait être en train de se répandre dans le monde entier rapporte le Washington Post. Alors que 4,3 millions de travailleurs américains ont quitté leur poste au mois d’août, et qu’un nombre record de 10,3 millions d’offres d’emploi non pourvues a été atteint en septembre aux États-Unis, le nombre d’habitants des pays membres de l’OCDE ne travaillant pas et ne cherchant pas de travail a bondi lui aussi de 14 millions depuis le début de la pandémie. Les démissions concernent un large éventail de secteurs, mais « nombre [d’entre elles] touchent ceux de la vente et de l’hôtellerie », analyse Derek Thompson dans le The Washington Post, soit des emplois « difficiles et mal rémunérés». En mai, aux États-Unis, on relève un nombre de départs volontaires jamais atteint depuis le début du siècle, selon le Bureau des statistiques du travail : sur cent personnes employées dans les hôtels, les restaurants, les bars et les magasins, cinq ont renoncé à leur emploi. [Un chiffre relatif néanmoins assez faible qui justifie assez mal le titre de « grande démission », mais la mode est au « grand » comme dans le « grand remplacement, NDLR]. Les personnes touchant un bas salaire ne sont pas les seules à vouloir prendre la porte. En mai, plus de 700 000 personnes appartenant à la catégorie « services professionnels et commerciaux », qui regroupe essentiellement des cols blancs, sont parties – c’est le chiffre mensuel le plus élevé de tous les temps. Dans tous les secteurs et tous les métiers, quatre salariés sur dix déclarent songer à quitter leur emploi actuel (selon des chiffres cités par Microsoft). Pourquoi cette explosion de départs ? La relation entre employés et patrons est en train de connaître un changement qui pourrait avoir des implications profondes pour l’avenir du travail [et pour la reprise d’une certaine conflictualité du travail, NDLR]. Sur toute l’échelle des revenus, les salariés ont de nouvelles raisons de dire à leur direction qu’il va falloir rendre des comptes. Les personnes ayant des petits salaires et qui avaient perçu des allocations de chômage exceptionnelles (dans le cadre du plan de relance) pendant la crise sanitaire constatent peut-être, en reprenant leur emploi, qu’elles ne sont pas assez payées. Elles tapent du poing sur la table, contraignant les restaurants et les boutiques de vêtements à augmenter les salaires pour garder leur personnel. De leur côté, les cols blancs se disent surchargés de travail ou épuisés après cette année éprouvante de pandémie et présentent de nouvelles revendications à leur direction. D’après un sondage réalisé récemment par Morning Consult pour Bloomberg, près de la moitié des salariés de moins de 40 ans déclarent qu’ils pourraient quitter leur emploi s’ils n’ont pas le droit de travailler chez eux au moins une partie du temps. Vu le nombre de démissions, il semble bien que ce ne soit pas du bluff. [Le développement du télétravail semble donc produire des effets pervers, NDLR). Quant aux salariés à hauts revenus — soumis à des millions de visioconférences sur Zoom et le dos ruiné à force d’avoir utilisé leur canapé domestique comme fauteuil de bureau —, ils ont accumulé un bon paquet d’économies en cette année de tragédie existentielle. Démissionner est pour eux une façon de célébrer la fragilité de l’existence. Ce « ressenti » s’exprimerait dans le You only live once ou YOLO (« On ne vit qu’une fois »).

« Les États-Unis sont-ils frappés par une grève sauvage générale ? « se demande, dans The Guardian, Robert Reich, ministre du Travail des États-Unis sous Bill Clinton et chroniqueur de gauche modérée : « Les Américains ont décrété, pour ainsi dire, une grève générale nationale, jusqu’à ce qu’ils obtiennent une hausse des salaires et de meilleures conditions de travail », juge-t-il. « À sa façon — chaotique —, cette situation est liée aux grèves officielles qui se multiplient un peu partout dans le pays : chez les équipes de tournage de films et séries d’Hollywood, chez les ouvriers de John Deere, chez les mineurs d’Alabama, chez les salariés de Nabisco [entreprise agroalimentaire spécialisée dans les biscuits] et de Kellogg’s, chez les infirmiers de Californie et chez les soignants de Buffalo [dans l’État de New York] » poursuit-il. [Chez Kellogs, la lutte prend la forme de revendications égalitaires sur les salaires entre anciens salariés dont le salaire est au-dessus du minimum le plus avancé en moyenne qui est de 15 $/heure et nouveaux salariés embauchés bien en dessous, NDLR].

Pour ceux qui pensent que cette grande désertion serait une critique du travail en acte, du point de vue global c’est plutôt un processus de vases communicants auquel on assiste puisque ce recul de près de 3 % de la population active crée un choc sur la capacité de production de l’économie que les entreprises essaient de compenser par l’allongement de la durée du travail. En effet, elle a été augmentée d’un peu plus de 30 minutes par semaine en moyenne dans le secteur privé par rapport à 2019 (+2 %) et est à son plus haut niveau depuis vingt ans. (Le Monde, le 2 novembre). Dit autrement, il n’y a pas ici de mouvement massif de critique du travail comme dans les années 1960-1970, mais des réactions individuelles plus que de classe à des conditions et rapports de forces modifiés par la crise sanitaire.

Automatisation  et  salariat

– Le déficit de main-d’œuvre a par ailleurs des effets pernicieux : il encourage la robotisation et l’automatisation des usines, ce qui peut rendre les projets industriels moins attractifs aux yeux de certains. « Beaucoup d’élus préfèrent une plateforme logistique d’Amazon qui crée 1 000 emplois qu’une usine qui va en créer quelques dizaines ». Plutôt que de chercher à obliger les travailleurs à accepter à tout prix les emplois délaissés, en réduisant les allocations chômage par exemple, il vaudrait bien mieux profiter de cette crise pour revaloriser, au double sens du terme, les emplois concernés nous propose en journal « éclairé » (Le Monde, 31 octobre).

Cette automatisation concerne aussi les services ; une tendance déjà présente avant la crise sanitaire, comme on pouvait le voir par exemple dans les supermarchés ou à différents guichets de services, mais une tendance renforcée depuis la sortie de crise sanitaire. Ainsi Auchan-minute et Amazon-Go expérimentent en France des magasins sans personnel de caisse. En Bretagne, le projet SNCF 2023 prévoit plus aucun guichet et contrôle. Les voyageurs sont renvoyés à leurs smartphones et aux bornes automatiques. Selon l’agence européenne, les banques ont vu disparaitre plus de deux mille agences. Par ailleurs, la stratégie nationale Action publique 2022 prévoit la dématérialisation de 100 % des tâches administratives d’ici un an (Libération, le 4 novembre). Résultat, presque impossible d’obtenir aujourd’hui un rendez-vous sauf pour les cas extrêmes qui se trouvent de fait stigmatisés même si des structures d’aide sont créées. [C’est une tendance lourde à la suppression de toute médiation dans laquelle le rapport à l’État et à ce qu’il représente de collectif se dissout. La relation de service s’effectue sans relations1. C’est comme si le mouvement des Gilets jaunes n’avait pas été une alerte de ce point de vue là, NDLR].

Quant aux banques, entre 2009 et 2019, le secteur bancaire de l’UE a perdu 500 000 salariés (Les Échos, le 13 octobre).

– Le constructeur taïwanais de composants électroniques TSMC est au centre de la tension entre les États-Unis et la Chine. Il a bénéficié premièrement du choix stratégique de la Fabeless, c’est-à-dire la production de masse par des entreprises sans usines2. Cela ne veut pas dire sans main-d’œuvre, mais de toute façon celle-ci compte peu dans un secteur très automatisé, à une époque où le coût de construction d’une usine moderne est de plus en plus élevé (il a été multiplié par 20 dans ce secteur et aujourd’hui 85 % des puces sont fabriquées fabeless) ; deuxièmement, de l’effondrement des coûts de production3 et troisièmement, de son effet de taille pour inonder le marché et accroître ses marges pour de nouveaux investissements sur un marché rendu infini par le développement d’internet et des réseaux. Le fait qu’Apple l’ait choisi en construisant sa grande usine à Taïwan fait qu’il a quasiment déblayé le terrain, seul Samsung faisant encore de la résistance alors que le chinois SMIC n’est pas à la hauteur. La guerre économique dans ce secteur est largement influencée par les forces politiques puisque les États-Unis ont empêché TSMC de vendre à Huawey. L’Europe n’est pas totalement absente du secteur puisque le hollandais ASML fabrique des machines à graver (Le Monde, le 15 octobre).

Selon Sophie Bernard qui a écrit Le nouvel esprit du salariat (PUF, 2000), 80 % des salariés reçoivent des primes en compléments de salaires. C’est une pratique qui n’est pas nouvelle, mais il s’agit aujourd’hui d’intégrer la notion de « rémunération variable » dans laquelle il s’agirait, pour le salarié, de « faire son salaire » (S. Bernard in Le Monde, ibid.). C’est comme si la logique des Trente glorieuses qui tendait à transformer la force de travail de capital variable et circulant en capital fixe (l’emploi à vie) s’était inversée, alors même qu’on n’a jamais tant entendu parler de « ressources humaines » et de nécessité de formation. Cette « preuve » de l’inessentialisation de la force de travail dans la valorisation du capital apparaît au plus haut point dans les difficultés actuelles de recrutement de personnel qualifié dans les secteurs de pointe, et ce, particulièrement aux États-Unis. Le modèle de la « société salariale » tel qu’il était décrit par Aglietta et Brender4 est aujourd’hui remis en question par la « révolution du capital ». Il ne s’agit plus simplement des « métamorphoses de la société salariale comme l’indiquait leur titre éponyme de 1984 (Seuil), mais d’un changement de nature. Le salariat reste bien le cadre du rapport social capital/travail, mais dans un tout autre rapport de forces (cf. notre notion de « société capitalisée ») puisque c’est la concentration de force de travail dans l’usine ou/et l’entreprise industrielle qui en constituait l’archétype.

– L’administration Biden soutient que, si son plan pour les infrastructures est adopté, deux millions d’emplois seront créés. Mais si elle va au bout de sa logique, en misant notamment sur les énergies renouvelables, la plupart de ces emplois correspondront à des métiers relativement « neufs », qui demandent des compétences spécifiques. Et il faudra adapter la main d’œuvre. Or, se pose la question des formations, des reconversions et de l’adaptation aux nouveaux métiers. Déjà, avant la crise sanitaire, les États-Unis étaient le deuxième pays de l’OCDE qui investissait le moins sur ses travailleurs, seulement battu par le Mexique. Loin, très loin des pays d’Europe du Nord. Quand le Danemark consacre 1,96 % de son PIB aux politiques actives du marché du travail, pour encourager les reconversions et les retours à l’emploi (la France 0,87 %), les États-Unis sont à 0,1 %. Et ces dépenses fédérales ont été réduites de moitié depuis 1984. Le plan Biden prévoyait à l’origine 100 milliards de dollars pour le développement des compétences, dont une partie destinée aux minorités et aux quartiers défavorisés. Mais dans sa dernière version, le texte a été vidé de ces aides. La formation continue dépend en très large partie, aux États-Unis, du secteur privé. Si une entreprise n’est pas volontariste, ses salariés ne reçoivent aucune formation. Seuls certains États ont mis en place des parcours personnalisés, avec des formations gratuites ou accessibles. Le Government Accountability Office (GAO), équivalent de la Cour des comptes aux États-Unis, préconisait en avril de créer des comptes personnels de formation, ainsi que des incitations fiscales pour les entreprises qui formeraient leurs salariés. Le rapport critique le système des formations, aux États-Unis. « Certains programmes priorisent peut-être trop les embauches rapides des travailleurs, aux dépens d’un retour durable sur le marché du travail, sur un emploi qualifié », en outre, l’apprentissage ou la formation en alternance ne sont pas développés aux États-Unis. Selon le département du Travail, seuls 0,3 % des salariés américains sont passés par ce type de formation — un chiffre dix fois inférieur à l’Europe. Sur le terrain les résultats sont pourtant excellents : 94 % des apprentis sont embauchés à la sortie de leur formation (Les Échos, le 12 octobre).

Interlude

– Bruno Le Maire, ministre du Travail : « Quand on est payé au niveau du SMIC, on approche quasiment 1500 euros net/mois ». Libération, le 4 novembre rappelle que le SMIC net est de 1260 euros/mois. Chercher l’erreur…

– À l’heure où la théorie de la valeur-travail de Marx n’est pratiquement plus revendiquée par personne, le patronat fait feu de tout bois par rapport aux mesures de Macron pour restreindre les effets de la légère tendance inflationniste qui se fait jour quitte à piocher dans l’idéologie de l’ennemi s’il faut maintenir, « quoiqu’il en coûte » le travail comme valeur à défaut de la valeur-travail ; ainsi, « Nous sommes sur une pente savonneuse, avec le risque de ne plus avoir une juste représentation de la valeur travail dans notre pays » dénonce Éric Chevée, son vice-président chargé du social au Medef (Les Échos, le 26 octobre).

– Google et sa filiale YouTube ont une manière bien à eux de fêter le 100e anniversaire de la naissance de Georges Brassens. Certains internautes qui voulaient entendre sa bien innocente chanson « Vénus callipyge » ont eu la surprise de voir s’afficher un bandeau leur demandant de confirmer leur âge de +18 ans : Et il n’était pas question de se contenter de cocher une quelconque case « plus de 18 ans » : les amateurs devaient envoyer sur leur compte Google une photo de leur carte d’identité ou de leur permis de conduire pour avoir le droit d’entendre l’œuvre de Brassens. Comme le chantait Brassens, en conclusion de sa « Vénus callipyge », « au temps où les faux culs sont la majorité/Gloire à celui qui dit toute la vérité » ! (Le Canard enchaîné le 3 novembre).

– Politique « antidiscriminatoire » des quotas : un sondage récent montre qu’environ deux tiers des Américains sont en faveur d’une méritocratie pure — et ce même chez les Africains-américains (Les Échos, le 26 octobre).

– Toujours dans la politique de Gribouille, alors que Gabriel Attal, affirmait le 2 septembre, jour de la rentrée, que le statut vaccinal des élèves resterait protégé, le gouvernement qui refuse le risque d’une décision politique de vaccination obligatoire propose l’organisation d’un fichage médical et vaccinal généralisé pour les élèves de plus de 12 ans. Il devrait être organisé par les directions de collèges et lycées qui n’y sont pourtant pas favorables si on en croit leur syndicat (Le Monde, le 22 octobre). Mais la FSU, syndicat majoritaire des enseignants, s’opposant par là à la FCPE des parents, semble y être favorable. Qu’est-il en train de négocier en coulisse en récompense d’un tel esprit moutonnier, on se le demande…

– Quelles sont les entreprises qui utilisent le plus la « finance verte », ces produits estampillés ESG (respectant les critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance) ? Celles qui polluent ou celles qui participent à la lutte contre le changement climatique ? Les premières, bien sûr, comme le calcule une étude du cercle de réflexion britannique New Financial, qui doit être publiée mardi 26 octobre. Dans l’Union européenne, les sociétés pollueuses (essentiellement les compagnies pétrolières et minières) émettent 43 % des obligations vertes ; les entreprises « propres » en représentent 7 % – le reste vient d’entreprises qui ne sont classées dans aucune de ces deux catégories extrêmes. « En tant que tel, ce n’est pas une mauvaise chose, précise l’étude. Cela démontre que les marchés de capitaux peuvent aider les entreprises à réduire les problèmes environnementaux ou sociaux qu’elles créent. » Certes. Mais cela signifie aussi qu’un investisseur qui achète un produit vert en pensant mettre son argent au service de la lutte contre le réchauffement climatique a de fortes chances d’aider Total, Shell ou BP à se financer. Le financement ira bien entendu à un projet « vert », par exemple le développement d’un champ d’éoliennes, mais en faveur d’une major du pétrole… « Il y a un vrai risque que le label ESG offre à ces entreprises une opportunité de pratiquer le “greenwashing” – le “verdissement” de leur image », s’inquiète William Wright, le directeur de New Financial. Cette crise de croissance donne aussi naissance à des produits financiers de plus en plus éloignés de la réalité des projets verts. L’ancien banquier Julien Lefournier et l’économiste Alain Grandjean décrivent dans leur livre, L’Illusion de la finance verte (L’Atelier, 243 pages, 21 euros), l’émergence de prêts et d’obligations « indexés sur la durabilité » (sustainability linked bonds – SLB). C’est le cas où l’investisseur prête de l’argent non pas pour un projet vert précis, mais à condition que l’entreprise réalise des progrès environnementaux ou sociaux (Le Monde, le 27 octobre).

Modélisation  économique

– Les trois nouveaux prix Nobel d’économie viennent récompenser à nouveau (c’était déjà le cas avec Esther Duflo) des tenants de la micro-économie et des « expériences naturelles5 », un terrain plus concret et pragmatique que de rechercher une théorie macro-économique. [Autrement dit, plutôt que de construire des modèles théoriques d’explication des phénomènes économiques (comme le furent la « théorie de l’équilibre général », la « théorie des contrats » ou la « théorie des incitations », etc.) pour essayer de déterminer en quoi certaines théories générales devraient être revisitées, la science économique la joue modeste et surtout cherche à jouer plus dans le champ maintenant consacré de la « science économique » plutôt que dans celui de « l’économie politique » . Cela a au moins le mérite de ne pas se contenter d’une litanie quasi journalistique pinaillant sur un ou 2 % d’augmentation déterminant une reprise ou non de l’inflation ou même de la stagflation [NDLR]. En effet, l’approche expérimentale essaie de trouver, soit dans les faits et les comportements étudiés soit dans une réalité créée pour les besoins de l’expérience, des terrains sur lesquels sont expérimentées des mesures comme une hausse (ou une baisse) de revenus, de qualifications, de formation, d’impôts, de main-d’œuvre, etc. [L’intention peut être louable, mais si c’est pour nous servir des banalités comme David Card (nominé) qui avait ainsi examiné avec Krueger les conséquences dans la restauration rapide de la hausse du salaire minimum décidée par le New Jersey au début des années 1990, le jeu n’en vaut pas la chandelle. En effet, en comparant ce qui s’était passé après cette décision dans cet État par rapport à ses voisins, ils avaient montré que la hausse n’avait pas entraîné de baisse de l’emploi, contrairement à ce que soutenaient maints économistes, NDLR]. « Ces résultats ont ensuite été contestés, mais ils ont beaucoup marqué les esprits » (sic), les conclusions des trois économistes sur l’évaluation des politiques publiques avaient déjà été établies il y a quarante ans par des sociologues comme l’Américain Peter Henry Rossi (1921-2006) pour qui la récompense du jury de la Banque de Suède témoigne surtout de la propension arrogante des économistes à vouloir coloniser tout le champ des sciences humaines et sociales au nom de la « scientificité » de leurs méthodes (Le Monde, le 13 octobre).

– Il en est de même pour ce qui est des règles d’indemnisation du chômage : elles n’ont rien d’anodin. Une étude publiée récemment apporte un éclairage intéressant sur l’impact des règles de l’assurance-chômage en France. Ioana Marinescu, professeur à l’université de Pennsylvanie, et Daphné Skandalis, professeur à l’université de Copenhague, ont analysé le comportement de 500.000 demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi entre 2013 et 2017. Les exigences salariales, mesurées grâce aux salaires des offres auxquelles les demandeurs d’emploi postulent, augmentent avec la durée potentielle d’indemnisation. En contrepartie, elles diminuent à l’approche de la date de fin d’indemnisation. Ainsi, en France comme partout ailleurs, les règles de l’assurance-chômage, et notamment la durée potentielle d’indemnisation, exercent un effet significatif sur les comportements des demandeurs d’emploi. Une indemnisation plus généreuse accroît la durée du chômage, mais incite, en contrepartie, les chômeurs à accepter des emplois de moins bonne qualité, moins bien rémunérés (Ibid). Nos bons apôtres de l’économie font ainsi la preuve par 9 de ce que les politiques pointaient du doigt dès les années 80 : la fameuse « préférence française pour le chômage » et la nouvelle loi d’indemnisation du chômage qui vient d’entrée en vigueur est là pour rectifier le tir. Que ce type de mesures soit en grande partie contradictoire avec un objectif de bonne formation, compétence et in fine de hausse de compétitivité pour les entreprises et l’État ne semble pas effleurer ces derniers.

– Le pouvoir d’achat des pensionnés baisse systématiquement chaque année depuis maintenant sept ans, avec parfois juste des mesures de protection sur les petites retraites. Et même si l’érosion est lente, les pertes sont irrémédiables, car quand le point d’indice des fonctionnaires d’État est gelé, leurs salaires augmentent tout de même de 1,5 % par an à l’ancienneté grâce au « glissement vieillesse technicité ». Quand le point d’indice des retraités est gelé, il n’y a rien pour compenser. Pourtant peu de bruit sur cette question (si on compare à celle de l’allongement de la durée d’âge ou de cotisation) car non seulement la moyenne des retraites est écrasée par leur grand éventail, mais les gouvernements, depuis Valls en 2014, ont choisi la méthode indolore parce qu’invisible du grignotage par l’inflation, même si cette dernière est faible (ibidem).

– Chiffrage de la pénurie hospitalière  à laquelle sont confrontés de nombreux établissements. « De grands hôpitaux attractifs ont des problèmes de personnels jamais connus auparavant, d’après le docteur Thierry Godeau, responsable d’un centre hospitalier. Tout le monde sort « rincé » de la crise mais sans avoir le sentiment que le quotidien s’améliore, au contraire. À l’Assistance publique Hôpitaux de Paris (APHP), on dénombre 520 infirmiers de moins dans les établissements qu’il y a un an, selon les chiffres consolidés début septembre, pour près d’un millier de postes d’infirmiers vacants. Les recrutements intervenus durant le mois de septembre n’ont pu combler ce gouffre : 820 postes sont toujours à pourvoir. « La spirale infernale se poursuit, ajoute un syndicaliste des infirmiers CGC. Avec les départs, la poursuite des restructurations, des économies et des fermetures de lits dans les hôpitaux… la charge de travail des personnels augmente, le ratio infirmier/patient s’aggrave, ce qui provoque encore de nouveaux départs […] Nous voyons aujourd’hui partir des piliers du service, des “anciens” » (Le Monde, le 13 octobre). Aujourd’hui, alors que le ministère estime que ces données sont loin d’être exhaustives, les suspensions effectives représenteraient « 0,7 % » du nombre de personnels de santé, soit près de 19 000 salariés.

Grandes  manœuvres

– Guerre entre fractions capitalistes

Le résultat de la confrontation semblait plié d’avance. Trop puissants financièrement, trop pointus technologiquement, trop peu contraints réglementairement : face aux GAFA, les vieilles banques ne semblaient pas faire le poids. Et ce n’était qu’une question de temps avant que celles-ci ne soient reléguées au simple rang d’usines à crédit par les futurs Google Bank, Apple Bank ou encore Amazon Bank. Deux ans et une crise sanitaire mondiale plus tard, la partie est toutefois loin d’être jouée. En témoigne le revirement de Google qui a annoncé en début de mois qu’il abandonnait son projet de compte bancaire, baptisé Google Plex. Les banques profitent quant à elles d’une forme de réhabilitation liée à la crise sanitaire. Longtemps vues comme étant à la source de la crise financière de 2008, elles assurent avoir fait partie de la solution cette fois-ci, en apportant un soutien indispensable à l’économie. Elles-mêmes sortent renforcées de cette période. Aux États-Unis comme en Europe, elles devraient afficher des résultats financiers historiques cette année. La crise sanitaire a en outre accéléré leur transformation numérique. Pour le lancement de sa nouvelle banque au Royaume-Uni, le géant américain JP Morgan a décidé de s’appuyer sur une nouvelle infrastructure informatique, inspirée des modèles cloud des géants de la « tech ». Elle sera déployée par une fintech, Thought Machine, fondée par des anciens de Google. Dans la banque, les GAFA ne seront jamais très loin (Pascal Garnier pour Les Échos, le 13 octobre), [mais les interfaces ou interpénétrations risquent de se multiplier, chacun rognant un peu du domaine spécifique de l’autre comme cela s’était déjà produit entre banques et assurances dans le processus de globalisation financière, NDLR]. Ainsi, les banques ont aussi décidé d’adopter les forces de leurs adversaires en se diversifiant. Elles investissent par exemple dans les services immobiliers, le « leasing » automobile ou la téléphonie.

– Les contradictions des banques centrales

Le quantitative easing (QE pour les spécialistes) des banques centrales les a poussées à s’éloigner de leur mission d’origine depuis qu’elles ont été déclarées indépendantes à travers le processus de globalisation financière, à savoir : lutte contre l’inflation et soutien à l’investissement. Selon la Banque de France, le QE se définit comme suit : « L’assouplissement quantitatif, ou “quantitative easing” (QE) en anglais, est un outil de politique monétaire non conventionnelle [lire ne correspondant pas à la définition de mission des banques centrales indépendantes ; mais le rôle historique de ces banques, avant l’indépendance, allait bien au-delà de ces missions, NDLR]. Utilisé pour lutter contre le risque de déflation et de récession, il consiste, pour une banque centrale, à intervenir de façon massive, généralisée et prolongée sur les marchés financiers en achetant des actifs (notamment des titres de dette publique) aux banques commerciales et à d’autres acteurs. Ces achats massifs entraînent une baisse des taux d’intérêt. » Le QE a ainsi modifié le rôle de la banque centrale, qu’il a transformée en un sauveteur plus ou moins exigeant des banques et un acquéreur plus ou moins regardant de la dette publique [c’est le retour à leur rôle historique en quelque sorte, mais à travers le jargon « non conventionnel » des libéraux, NDLR]. Son adoption a montré que les circonstances pouvaient conduire à admettre, mais aussi souhaiter, que la Banque centrale ne se limite pas à une interprétation tatillonne de ses missions. Les travaux de multiples économistes, de Maurice Allais à Thomas Piketty, ont montré que l’on accède à une croissance optimale si les taux d’intérêt à long terme sont égaux au taux de croissance potentielle, c’est-à-dire au taux de croissance de longue période, taux qui dépend quasi exclusivement de la quantité de travail et de sa productivité. Il est donc urgent que les banques centrales poursuivent l’action entamée par certaines de remontée des taux d’intérêt (États-Unis, Australie) pour les porter au niveau des taux de croissance potentielle. Et, il convient que, simultanément, elles maintiennent leur rachat de dette publique sur les marchés secondaires afin d’éviter tout risque de banqueroute. Leur but doit être de donner aux États le temps nécessaire à une réduction significative de leur endettement. (Les Échos, le 13 octobre). Garder deux fers aux feu ; le pragmatisme plutôt que le conventionnel.

– Le plan Macron de développement pour 2030 est diversement évalué par les observateurs. Pour certains c’est du colbertisme bien tempéré par les sommes relativement modestes dédiées à une « réindustrialisation » saupoudrée sur dix secteurs. En effet, les « petits réacteurs nucléaires » du plan gouvernemental sonnent bizarrement par rapport à l’imaginaire habituel de la France puissance nucléaire de l’ère gaulliste et au projet concret de l’EPR de Flammanville ; le plan d’investissement prévoit aussi 6 Mds d’investissement dans les semi-conducteurs, soit 20 % du total… mais le géant taïwanais prévoit lui 100 Mds d’investissement d’ici 2024 et pour donner un autre ordre de grandeur, cette fois entre entreprises privées, il faut alors comparer ces 100 Mds aux 2Mds que l’entreprise franco-italienne STMicroélec consacrera à son usine cette année (Les Échos, le 14 octobre). Quant à l’objectif d’une production de 2 millions de véhicules électriques en 2030, alors que la production française en 2004 était de 3,7 millions, elle n’a rien d’extraordinaire du point de vue quantitatif et relève plutôt de la foi du charbonnier puisque Macron reconnaît que pour se faire, il faudrait que Renault et Stellantis (PSA) collaborent, ne serait-ce que sur la production de batteries, projet initial qui a échoué6. Enfin, l’accent mis sur l’électrique ne doit pas masquer le fait qu’en France en 2020, les SUV ont représenté 48 % de l’ensemble des voitures vendues à travers le monde. Donc, il ne suffit pas d’inciter à l’achat de véhicules électriques, il faut aussi taxer lourdement l’achat de SUV (Déclaration de Fatih Birol, directeur de l’agence internationale de l’énergie, Le Monde, le 14 octobre). Pour d’autres, il s’agit d’une opération dans la continuité des derniers gouvernements mais prenant la forme d’un effet d’annonce en rupture avec le « déclinisme » assumé ou critique qui définit les opposants politiques à Macron (Les Échos, le 13 octobre). « Un plan sans Plan » dit Ph. Escande dans Le Monde, le 14 octobre. La mode est, il est vrai, au discours performatif.

– Suppression de l’ISF et « ruissellement »

« L’observation des grandes variables économiques – croissance, investissement, flux de placements financiers des ménages, etc. –, avant et après les réformes, ne suffit pas pour conclure sur l’effet réel de ces réformes. En particulier, il ne sera pas possible d’estimer par ce seul moyen si la suppression de l’ISF a permis une réorientation de l’épargne des contribuables concernés vers le financement des entreprises », indique l’avis du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité, publié jeudi 14 octobre, « Les entreprises dont les actionnaires étaient jusqu’en 2017 assujettis à l’ISF n’ont pas investi davantage ensuite », explique Fabrice Lenglart, le président du comité d’évaluation. Même flop sur les transmissions d’entreprises, là aussi réputées être entravées par l’IS. Concernant l’exil fiscal, le rapport note une baisse du nombre d’expatriations et une hausse du nombre d’impatriations fiscales de ménages français fortunés, si bien qu’en 2018 et 2019 le nombre de retours de foyers taxables à l’IFI dépasse le nombre de départs (340 contre 280 en 2019). « Cette évolution porte toutefois sur de petits effectifs », nuancent les auteurs Reste que ces réformes ont accru la concentration des dividendes chez les plus aisés : en 2017, 0,1 % de contribuables (38 000 foyers fiscaux) percevaient la moitié des dividendes, soit 7,6 milliards d’euros. En 2019 comme en 2018, cette même proportion de contribuables en perçoit les deux tiers, soit, avec la forte hausse des versements, 14,9 milliards d’euros (Le Monde, le 15 octobre). Outre le fait que la France revient dans la moyenne des pays riches en termes de taux de prélèvement sur les revenus du capital, passage de l’ISF à l’IFI a, en soi, représenté une perte de recettes fiscales d’environ 3 milliards d’euros (Les Échos, le 15 octobre).

– Le nouveau commerce, les échanges et le prix

  • Les expédients d’Amazon

En tant que géant mondial du commerce en ligne, il peut être tentant de mettre en avant ses propres produits sur sa plateforme, plutôt que ceux des vendeurs tiers… L’agence Reuters accuse Amazon d’avoir cédé à cette pratique anticoncurrentielle en Inde. Citant des e-mails et des documents internes, l’agence de presse décrit comment des employés d’Amazon auraient manipulé les résultats de recherche affichés sur le site afin de s’assurer que des marques d’entreprise comme Amazon Basics apparaissent « dans les deux ou trois premiers résultats de recherche d’une catégorie ». La seconde accusation, plus sophistiquée, avance que le groupe de Jeff Bezos aurait repéré les produits « de référence », populaires auprès des clients, puis les aurait copiés. Par exemple, Reuters cite le cas d’une chemise, conçue par Amazon, dont le nombre de retours de la part des clients était en augmentation en raison de problèmes de taille. Les employés d’Amazon auraient copié les dimensions d’une autre marque, plus populaire sur la plateforme, afin de reprendre l’avantage. Le problème étant qu’Amazon exploite pour cela sa vaste mine de données internes. Cependant Amazon récuse ces allégations. Dans une déclaration, le géant du e-commerce nie avec véhémence ces allégations, les qualifiant de « factuellement incorrectes et non fondées ». Néanmoins, ce n’est pas le premier pays où le géant américain est soupçonné de telles pratiques. L’an dernier, un article du Wall Street Journal révélait que des employés d’Amazon avaient étudié des données de vente internes pour les aider à écraser les vendeurs indépendants avec des produits concurrents. En Inde, Amazon fait par ailleurs déjà l’objet d’une enquête pour comportement anticoncurrentiel présumé (Reuters le 15 octobre).

  • Le commerce mondial progresse à une vitesse impressionnante

C’est une grosse surprise pour les observateurs, d’autant que l’on était dans une phase de ralentissement avant la crise sanitaire. Certains anticipaient un mouvement de démondialisation en sortie de crise avec tout un discours sur les relocalisation pendant la première vague du virus ; or, on assiste au contraire à une réaccélération ! C’est pourtant assez logique, car il n’y a pas eu de destruction de capital physique comme pendant une guerre, ni humain, ni financier, ni organisationnel, ni entrepreneurial comme dans une crise économique, les défaillances d’entreprises ayant été évitées (cf. J. Tavernier, dir INSEE, in Les Échos, le 15 octobre). Par rapport aux crises du XIXe siècle et celle de 1930, cela constitue, avec l’intervention des banques centrales, la plus grosse différence. Aujourd’hui, les chiffres montrent que l’emploi en France est revenu plus vite à son niveau d’avant-crise que dans la plupart des autres pays. Mais l’activité partielle perturbe la donne. Le marché du travail fonctionne mieux et la baisse du taux de chômage n’est pas liée à la sortie d’une partie de la population active du marché du travail.

  • Les variations de prix de l’énergie

La conjoncture actuelle ne peut manquer de renvoyer aux deux chocs pétroliers de 1973 et 1978 qui multiplièrent successivement d’un facteur quatre puis d’un facteur deux les cours du pétrole brut. De là se propagea une vague irrésistible de hausse des prix dans tous les secteurs de matières premières puis de l’économie tout entière, ouvrant l’ère de la stagflation. Aujourd’hui la hausse des prix s’est trouvée amorcée par la vivacité de la reprise qui suit la crise sanitaire. La Chine, nouvel acteur apparu depuis les chocs pétroliers, plus que dépendante d’énergie importée, a exercé une influence décisive sur ce déséquilibre. Du côté de l’offre, les grands pays exportateurs d’hydrocarbures, à l’instar de l’OPEP à l’époque, n’auront pas voulu — ou pu — accroître leur production pour répondre à la demande mondiale. Ainsi la Russie n’a pas dû être mécontente de rappeler à l’Europe sa dépendance gazière. La lutte contre le virus a engendré pire qu’une simple récession : la mise à l’arrêt de l’activité induite par le confinement généralisé. Plus profond a été le creux, plus rapide est le rebond de la demande, d’où le déséquilibre sur les prix. Déjà on voit s’enclencher le risque d’une spirale prix-salaires, avec le pouvoir d’achat désormais promu première préoccupation des Français (Christian Stoffaes, Les échos, le 27 octobre). Et se profiler les rustines des aides d’État avec lesquelles on tente de panser les plaies les plus politiquement sensibles (la peur d’un nouveau mouvement Gilets jaunes), telles que « l’indemnité inflation » sur les carburants comme si c’était à l’État de répondre à la question du pouvoir d’achat sans que le patronat ne soit convié à la table (et les syndicats).

À la base, du moins en France, le prix de l’énergie est ce qu’on appelle un « prix administré », c’est-à-dire un prix dirigé par l’État. D’où la mise en place d’un dispositif de « bouclier tarifaire », annoncé par le gouvernement fin septembre, censé permettre de limiter la hausse du prix de détail réglé par la grande majorité des consommateurs, qui bénéficient encore d’un tarif réglementé de vente (TRV) — soit environ 23 millions de ménages sur 33 millions aujourd’hui en France, et plus de 2,5 millions de petites entreprises — ou bien d’un prix indexé sur ce dernier. 

Alors pourquoi une hausse des prix de l’électricité puisque notre mix énergétique basé sur le nucléaire et l’hydraulique est largement abrité des fluctuations du marché mondial ? Là c’est l’intégration du marché européen, qui est en cause, dans le mix duquel le gaz occupe une place prépondérante. Comme le veut la loi du marché, le prix européen s’aligne sur le coût du moyen de production marginal, en l’occurrence celui des centrales à gaz. La responsabilité incombe aussi à la politique du climat communautaire, avec le développement spectaculaire des énergies renouvelables encouragé par les subventions et par l’augmentation brutale du prix. Comme une large partie de l’électricité est, dans l’Union européenne, produite avec des énergies fossiles (20 % avec du gaz et 13 % avec du charbon, mais c’est 6 % au total seulement en France), toute augmentation des prix du gaz, du charbon et du carbone se répercute mécaniquement sur le coût de production de l’électricité produite avec des énergies fossiles. Le prix de gros observé en France suit le prix de gros dans les pays limitrophes, car les marchés européens de l’électricité sont interconnectés. Le prix d’équilibre est égal au coût de production variable de la dernière centrale appelée, celle qui équilibre l’offre et la demande d’électricité. Les injections d’électricité éolienne ayant été plus faibles que prévu ces dernières semaines, ce sont les centrales à gaz qui déterminent le plus souvent le prix d’équilibre, au moment même où les prix du gaz et de la tonne de CO2 grimpaient également (Le Monde, le 18-19 octobre).

En langage technique, on dira que c’est la production marginale de gaz qui réalise l’équilibre qui fait le prix. Cette question des prix de l’énergie se retrouve plus fondamentalement au niveau stratégique de la décarbonation. En effet, actuellement, il se produit une sorte de crise des ciseaux entre des investissements en forte baisse dans les énergies fossiles et très carbonées puisque cela devient politiquement incorrect de les utiliser dans le cadre du réchauffement climatique, mais des investissements insuffisants dans les énergies renouvelables car les investisseurs regardent les politiques en place et restent circonspects sur une transition réelle. Dans cette mesure, les prix de l’énergie ne peuvent que continuer à augmenter à court terme. Un autre élément d’importance réside dans le financement des projets « verts » où on voit la préoccupation de rentabilité des investissements l’emporter en dernier ressort sur la volonté éthique. Le cœur du problème s’appelle le « devoir fiduciaire », cette obligation légale qu’ont les gérants de fonds de faire fructifier au mieux l’argent de leurs clients. « Le changement climatique est justement un échec des marchés, parce qu’on ne donne pas (encore ?) de valeur financière à l’environnement. Le secteur privé a un rôle majeur à jouer dans la transition énergétique, de même qu’il avait rendu la révolution industrielle possible au XIXe siècle. Mais ce ne sera faisable qu’une fois que les États auront créé les conditions nécessaires : mise en place de normes environnementales strictes, instauration d’un prix du CO2… Ensuite, les investissements iront là où se trouvera la rentabilité à l’intérieur des nouvelles règles du jeu. En clair, les marchés ne s’autoréguleront pas » sans une intervention volontaire des États en ce sens (Le Monde, le 22 octobre).

– La Bourse

La part du capital des sociétés du CAC40 détenue par des investisseurs étrangers est tombée sous le seuil des 40 % l’année dernière, pour la première fois depuis 2002, selon des données de la Banque de France. Ce repli s’explique notamment par des choix d’investissement malheureux par les non-résidents durant la crise. La France fait figure d’exception : la plupart des Bourses européennes sont détenues à plus de 50 % par des non-résidents. Une des explications fréquemment avancées est le poids important des actionnaires familiaux, notamment parmi les champions de la cote. En outre, lors des crises, il est fréquent que les investisseurs américains – près d’un tiers des investisseurs non-résidents – se replient sur leur base domestique, ce qui explique probablement une partie de la décrue de l’année dernière. La détention d’actions par des investisseurs étrangers est bien plus importante ailleurs en Europe. Et contrairement au cas français, elle a tendance à s’accroître. Alors que les non-résidents détiennent seulement 36 % de l’ensemble des actions françaises, des petites aux grandes entreprises cotées, cette proportion monte à plus de 46 % en Italie, 57 % en Allemagne et jusqu’à 85 % aux Pays-Bas, qui attire de nombreuses sociétés étrangères grâce à sa fiscalité avantageuse (Les Échos, le 22 octobre).

Par ailleurs, la Bourse de Paris a profondément changé. En vingt ans, le profil de calcul de la pondération a évolué depuis 2004. L’indice parisien a adopté, comme les autres grands indices mondiaux, le système de la capitalisation boursière flottante. À partir de cette date, a été pris en compte non plus le nombre total de titres, mais seulement ceux qui étaient réellement disponibles sur le marché. Ainsi, certaines sociétés contrôlées en grande partie par l’État ont vu leur poids dans l’indice fortement diminuer au profit d’entreprises à la capitalisation plus faible, mais au flottant plus large. Ce fut notamment le cas pour France Telecom, qui a dominé le CAC40 durant la bulle Internet alors même que la part du capital mise à la disposition du public était relativement faible (Les Échos le 3 novembre). Le champion mondial du luxe LVMH est aujourd’hui la première capitalisation du CAC40, devant L’Oréal et Hermès. En septembre 2000, c’était France Telecom qui dominait de toute sa hauteur l’indice parisien. Canal+ en est sorti en 2000, après la fusion avec Vivendi et l’américain Universal. Thomson Multimedia l’a quitté en 2007, TF1 en 2008, et Dexia, devenu un emblème de la crise des subprimes, en septembre 2010, en même temps que Lagardère (ibidem).

Temps critiques, le 4 novembre 2021

  1.  – Le contact humain devient un service en soi : par exemple la Poste propose des visites hebdomadaires aux personnes âgées pour 19, 90 euros/mois (Libération, ibidem). []
  2.  – L’expérience n’est pas toujours concluante : ainsi, dès juin 2001 Serge Tchuruk, le patron d’Alcatel se prononçait pour un Alcatel entreprise sans usine. Le résultat fut ni usine ni entreprise ! []
  3.  – La capacité de calcul d’une puce double tous les dix-huit mois à prix constants : une unité valait une maison hier, une feuille de papier aujourd’hui. []
  4. – Les métamorphoses de la société salariale, Calmann-Lévy, 1984. []
  5.  – Comme pour le test d’un médicament en médecine, l’application de cette variable sur le terrain d’expérimentation est comparée avec un terrain « témoin » où elle n’a pas été appliquée (cf. l’article « le placebo » Le Monde, le 13 octobre). L’expérience la plus connue de David Card a été de mesurer l’effet de l’afflux massif de réfugiés cubains en 1980 sur le marché de l’emploi à Miami (salaires, types d’emploi, chômage) en comparant ce dernier à des marchés de l’emploi d’autres villes ayant au départ les mêmes caractéristiques que Miami, mais n’ayant pas connu un tel afflux. Ils ont ainsi « montré qu’il est indispensable de disposer d’un groupe traité et d’un groupe de contrôle pour mettre en évidence des relations de cause à effet », explique Pierre Cahuc, professeur à Sciences Po. « Ils ont développé et popularisé des méthodes permettant de dépasser les simples analyses de corrélation entre les variables afin de proposer des explications causales », ajoute Hippolyte d’Albis, professeur à l’École d’économie de Paris et président du Cercle des économistes. []
  6.  – « Quand les acteurs français décident de ne pas coopérer, eux-mêmes délocalisent, et vous avez le résultat de l’automobile française, qui a détruit beaucoup d’emplois durant les dernières décennies » a déclaré Macron. Il est de toute façon difficile de « réindustrialiser par la coopération quand règnent le grand dégraissage et la course à la productivité de court terme sans parler des échanges de cadres dirigeants entre les deux frères ennemis qui ne favorisent pas les choses. « La coopération entre Renault et PSA est une arlésienne, un vœu pieux évoqué depuis trente ans. Tout comme d’ailleurs les Allemands évoquent régulièrement une alliance BMW-Daimler », souligne l’ancien analyste Gaetan Toulemonde. Stellantis en fait d’ailleurs actuellement la démonstration avec son dépeçage d’Opel et le rapatriement de la production allemande d’Eisenach à Montbéliard, pour échapper aux contraintes de la cogestion à l’allemande déclare le syndicat IG Metall (Les Échos, le 13 octobre). Mais Macron veut-il instaurer la “préférence nationale” en économie ? “Emmanuel Macron n’a rien fait pour changer les choses lorsqu’il était ministre de l’Économie, c’est un peu fort de faire maintenant des reproches aux constructeurs”, relève l’économiste, spécialiste de l’automobile, Bernard Jullien (Les Échos le 14 octobre). En tout cas cela laisse mal augurer du rapport entre État et secteur privé. Et ce n’est pas fini puisque Stellantis vient de passer un accord avec le coréen LG pour la production de batteries (Les Échos, le 19 octobre). Macron furieux ! []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XXI

Au cas ou vous les auriez manqués le récapitulatif des relevés de notes.

Le pouvoir et la maîtrise de la statistique

– Selon le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, dans un entretien au Parisien (Le Monde, le 20 juillet), l’épidémie de Covid-19 ne cessait de croître avec un taux d’incidence repassé au-dessus du seuil fatidique [en quoi on ne saura pas] des cinquante cas positifs pour 100 000 habitants — « en augmentation de 80 % sur une semaine, du jamais vu depuis le début de la crise ». Il est certain qu’annoncer cela a des personnes peu au fait des statistiques fait de l’effet puisque plus la courbe des personnes contaminées chute (c’est bien la moindre des choses vues les mesures prises(( – Le taux national était redescendu de 365/100 000 la semaine du 25 mars-2 avril 2021 à 20 fin juin pour remonter à 206 la semaine du 20-26 juillet… soit 0,2 % (Le Monde, le 31 juillet-1er août).)) ), plus le taux d’incidence sera haut, s’il y a une reprise de l’épidémie. D’autant plus que l’on ne nous spécifie même plus le type de contamination dont il s’agit à part le fait qu’elle toucherait surtout les jeunes peu vaccinés puisqu’on les a d’emblée écartées de la vaccination, mais finalement peu hospitalisés et en contact avec des « vieux » vaccinés en plus grand nombre. Le même Gabriel Attal oppose dans son entretien au Parisien une « frange capricieuse et défaitiste, très minoritaire, qui se satisferait bien de rester dans le chaos et l’inactivité » à une France « laborieuse et volontariste, qui veut mettre le virus derrière elle et travailler » (ibid.). Quand on pense que les patrons ont du mal à faire revenir leurs troupes du télétravail cette soudaine morale du travail fait sourire.

– De toutes les divisions mises en évidence par le sondage de l’European Council on Foreign Relations, la plus flagrante — à la fois entre les pays européens et à l’intérieur des sociétés — est d’ordre générationnel. Ce sont en effet les jeunes Européens qui se sentent avant tout victimes de ce virus censé menacer les personnes âgées. Près des deux tiers des personnes interrogées de plus de 60 ans disent ne pas avoir été personnellement affectées par la crise du coronavirus, alors que la majorité des moins de 30 ans se sent gravement affectée. Et, alors que, dans la plupart des cas, les jeunes gens ne voient pas le virus comme une menace pour leur vie, ils vivent collectivement la pandémie comme une menace existentielle pour leur mode de vie. Dans de nombreuses sociétés, beaucoup de jeunes ont le sentiment que leur avenir a été sacrifié pour protéger leurs parents et leurs grands-parents (Le Monde, le 2 septembre 2021). Dans le même ordre d’idées, L’Independent Evaluation Office (IEO), le département du FMI chargé d’évaluer ses propres activités, a voulu comprendre, dans un rapport diffusé le 9 septembre et passé inaperçu, pourquoi ses prévisions de croissance étaient si optimistes pour les pays en crise. Les erreurs d’appréciation ne sont pas que techniques. « Le personnel du Fonds peut être incité à valider des projections de croissance irréalistes, qui permettent de combler des écarts budgétaires et entraîner un avis favorable sur la viabilité de la dette, tout en espérant convaincre les autorités d’avancer sur des réformes difficiles », est-il écrit. Les auteurs du rapport citent la Lettonie, qui a reçu en 2008 — lorsque Dominique Strauss-Kahn dirigeait le fonds — une aide contre la mise en place d’un plan d’austérité sévère. « Les services du FMI prévoyaient une contraction du PIB comprise entre 6 % et 8 % en 2009, à cause de statistiques indiquant une récession sévère, mais ils ont donné leur accord à un programme prévoyant un recul de 5 %, car les autorités considéraient leurs estimations trop pessimistes », relèvent-ils. Cette année-là, la contraction a atteint… 14 %. Autre pays, autre crise : la Jamaïque. Les économistes du FMI chargés de négocier un plan d’aide reconnaissent que « les prévisions de croissance à moyen terme étaient probablement trop optimistes ». Ils notent cependant qu’« il aurait été compliqué d’obtenir un soutien national pour un programme dont les projections de croissance à moyen terme étaient encore plus faibles » (Le Monde, le 10-11 octobre).

– Un repli stratégique. Sanofi estime que son vaccin à ARN messager arriverait trop tard sur le marché, alors que ses rivaux dans le domaine sont déjà bien installés. En effet, l’américain Pfizer, avec son partenaire allemand BioNTech, et la biotech Moderna devraient livrer, à eux trois, plus de 4 milliards de doses pour la seule année 2021, et bien davantage en 2022. (Le Monde, le 30 septembre). Devant une telle production de doses, on comprend mieux pourquoi on nous promet déjà la troisième dose « quoiqu’il en coûte ».

– Abdennour Bidar philosophe, spécialiste des religions et de la laïcité s’interroge sur le rapport entre proportionnalité des mesures sanitaires et l’atteinte éventuelle aux libertés qui interviendrait dès qu’il y a disproportion. Il estime que l’État informe en communiquant en permanence sur les chiffres, comme celui du taux d’incidence. Mais suffit-il de dire que celui-ci atteint tel ou tel niveau « alarmant » ? Ou bien, là encore, la notion de proportion devrait-elle intervenir ? Il s’agirait, par exemple, de préciser quelle proportion de la population est touchée lorsqu’on a, comme actuellement, un taux d’incidence moyen de 189 au niveau national, et supérieur à 500 dans certains départements, selon les chiffres publiés le 24 juillet par Santé publique France. Ce taux étant établi pour 100 000 personnes, cela signifie que la proportion de personnes contaminées est comprise entre 0,189 % et 0,5 % de la population. Pourquoi ce pourcentage n’est-il jamais mobilisé ?

– Plusieurs anciens dirigeants de la Banque mondiale, dont l’actuelle patronne du Fonds monétaire international (FMI) Kristalina Georgieva, ont fait pression sur leurs équipes pour manipuler les données d’un classement annuel des économies mondiales et céder ainsi à la pression de la Chine, selon un audit commandé par l’institution installée à Washington et publié jeudi 15 septembre. En écho à l’audit qui évoque une « ambiance de terreur et d’intimidation » au sein de l’équipe chargée du rapport « Doing Business », Paul Romer pointe du doigt une « culture faite de menaces et de malhonnêteté où les managers jouissent d’une impunité totale ». Au même moment, c’est-à-dire entre mi-2017 et juin 2018, l’institution se trouvait dans une situation délicate. Elle devait mener des « négociations sensibles sur l’augmentation de son capital », peut-on lire dans le rapport d’audit, alors qu’un « acteur-clé », que l’on devine être les États-Unis de Trump, voulait se désengager de l’institution, obligeant les autres membres à augmenter leurs contributions. La Chine est le troisième actionnaire de la Banque mondiale après les États-Unis et le Japon et elle a donc fait jouer son lobbying pour améliorer ses performances en incluant, par exemple, les résultats de Hong-Kong (ibid.).

– En France, le gouvernement vient de présenter son « bilan redistributif » selon lequel le pouvoir d’achat n’aurait fait qu’augmenter depuis 2017. Pour le journal Libération, le 11 octobre, il s’agit bien plutôt d’un tour de passe-passe gouvernemental, ce dernier basant son argumentation sur des chiffres en pourcentages (valeurs relatives) et non en valeurs absolues. Selon les propres calculs de Libération, seulement 6,5 % des gains liés aux mesures budgétaires auraient profité aux plus démunis contre 22 % pour les plus aisés. Une partie de la différence de résultats tient dans le fait que le gouvernement insiste beaucoup sur les baisses d’impôts (comme, par exemple, une taxe d’habitation que les pauvres ne payaient pas la plupart du temps) et peu sur l’augmentation du coût de la vie sur les produits de première nécessité et l’énergie. Il faut noter aussi qu’une partie de la « redistribution » Macron n’a pas été le fruit d’une ligne politique plus sociale, mais a constitué une réponse partielle au mouvement des Gilets jaunes (annulation de l’augmentation de la CSG pour bas salaires et retraités ; défiscalisation des HS, augmentation de la prime d’activité).

Conclusion de l’enquête de Libération : le gouvernement a plus distribué que redistribué.

– Allemagne : le passage de 30 à 40 membres, sur le modèle du CAC français, transforme le visage de l’indice boursier de référence. Ces dernières années, les critiques intérieures s’étaient multipliées sur le fait que le DAX ne représentait que la « vieille économie » de l’ouest et du sud du pays — l’automobile, la chimie, l’énergie et la banque —, ignorant les succès des jeunes pousses numériques que la conception allemande, traditionnellement industrialiste, a du mal à considérer comme une source d’enrichissement. Dès lundi 20 septembre, trois anciennes start-ups issues de l’écosystème berlinois seront représentées. Outre les start-ups berlinoises, trois nouveaux entrants sont des entreprises spécialisées sur les secteurs en croissance des biotechnologies (Qiagen) et technologies médicales, comme Sartorius et Siemens Healthineers, indépendant de Siemens depuis 2018. L’équipementier sportif Puma et le fabricant d’arômes Symrise comptent aussi parmi les nouveaux membres. (ibidem)

– Après « Lux Leaks » en 2014, les « Panama Papers » en 2016, les « Paradise Papers » en 2017, les révélations des « Pandora Papers », issues d’une nouvelle fuite de 12 millions de documents provenant de la finance offshore, montrent à quel point les plus fortunés continuent d’échapper à l’impôt. Contrairement à ce qui est parfois avancé, aucun indicateur fiable ne permet de dire que la situation se soit améliorée au cours des dix dernières années. Avant l’été, le site Pro-Publica avait révélé que les milliardaires américains ne payaient quasiment aucun impôt par comparaison à leur enrichissement et à ce que paie le reste de la population. D’après Challenges, les 500 premières fortunes françaises ont bondi de 210 milliards d’euros, à plus de 730 milliards, entre 2010 et 2020, et tout laisse à penser que les impôts acquittés par ces grandes fortunes (information somme toute assez simple, mais que les pouvoirs publics se refusent toujours à publier) ont été extrêmement faibles. Le problème de fond est que l’on continue, en ce début du XXIe siècle, à enregistrer et à imposer les patrimoines sur la seule base des propriétés immobilières, en utilisant les méthodes et les cadastres mis en place au début du XIXe siècle.

En mettant en place un cadastre centralisé pour tous les biens immobiliers, aussi bien pour les logements que pour les biens professionnels (terres agricoles, boutiques, fabriques, etc.), la Révolution française a ainsi institué dans le même geste un système d’imposition reposant sur les transactions (les droits de mutation toujours en vigueur aujourd’hui) et surtout sur la détention (avec la taxe foncière). Or, ce système d’enregistrement et d’imposition des patrimoines n’a quasiment pas bougé depuis deux siècles, alors même que les actifs financiers ont pris une importance prépondérante. Les pouvoirs en place partent du principe qu’il serait impossible d’enregistrer les patrimoines financiers. Il ne s’agit pas ici d’une impossibilité technique, mais d’un choix politique : on a choisi de privatiser l’enregistrement des titres financiers (auprès de dépositaires centraux de droit privé, comme Clearstream ou Eurostream) puis de mettre en place la libre circulation des capitaux garantie par les États, sans aucune coordination fiscale préalable. Les « Pandora Papers » rappellent aussi que les plus fortunés parviennent à éviter les impôts sur leurs biens immobiliers en les transformant en titres financiers domiciliés offshore, comme le montre le cas des époux Blair et de leur maison à 7 millions d’euros à Londres (400 000 euros de droits de mutation évités) ou celui des villas détenues sur la Côte d’Azur via des sociétés-écrans par le premier ministre tchèque Andrej Babis.

Dans la série qui pourrait s’intituler « sans commentaire », mais on en fera quand même

– Fin avril 2021, Macron avait déclaré : « Le passe sanitaire ne sera jamais un droit d’accès qui différencie les Français. Il ne saurait être obligatoire pour accéder aux lieux de la vie de tous les jours comme les restaurants, théâtres et cinémas, ou pour aller chez des amis. »

– « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peuvent être pratiqués sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. » (Loi Kouchner du 4 mars 2002.) Le vaccin sera-t-il bientôt obligatoire ? Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé, a déclaré le 11 juillet 2021 : « Croyez-moi, ça sera fait. » Il s’est montré très ferme envers les derniers réticents à la vaccination : « Ceux qui, face à ce virus, choisissent de “se battre” individuellement sont, sinon des déserteurs, du moins des alliés du virus. La vaccination n’est pas un sujet personnel. La refuser, c’est une trahison. Il faudra une loi ! »

– D’après le quotidien régional Le Progrès, le 15 août, le vaccin anti-covid sera obligatoire pour les salariés de Google et Facebook qui se voient ordonner un « présentiel » d’au moins trois jours par semaine (le virtuel, c’est pour les autres). Une mesure qui s’accorderait avec les préconisations de « l’Agence fédérale américaine en charge du respect des lois contre les discriminations au travail » permettant aux employeurs d’obliger leurs salariés à présenter une preuve de vaccination contre le Covid-19 (drôle de conception de la non-discrimination), avec des exceptions possibles pour raisons médicales ou religieuses !

– Dans Le Progrès de Lyon, le 2 septembre, deux pages sur les enfants, le virus et le vaccin décrivant les atermoiements gouvernementaux, alors qu’une obscure « communauté pédiatrique est favorable à la vaccination des 12-18 ans » (Le Monde, le 28 juillet). Mais un filet en bas de page annonçant : « Ailleurs dans le monde on vaccine dès l’âge de 3 ans » ; suit l’exemple de seulement trois pays : la Chine, Cuba et le Venezuela, trois modèles bien connus et reconnus ! Dans le même registre digne des perles du Canard enchaîné, « Les pays membres de l’Union européenne (UE) se sont mis d’accord lundi 30 août pour retirer les États-Unis, Israël, le Kosovo, le Monténégro, le Liban et la Macédoine du Nord, de la liste des pays jugés « sûrs » sur le plan sanitaire, ce qui implique des contrôles accrus pour les voyageurs non vaccinés contre le Covid-19 (Le Monde, le 1er septembre). Vous avez bien lu ; des pays qui peinent à vacciner tout le monde viennent de déclarer peu sûr le pays où pratiquement tout le monde a reçu les 2 doses (Israël). Mais lui-même, en marche vers la troisième dose ne vient-il pas de fermer ses frontières, même aux personnes vaccinées ?

– Dans Libération, le 21 juillet est faite une présentation du nudge, c’est-à-dire d’une nouvelle façon d’influencer les « larges masses » comme on aurait dit dans les années 60/70 ; non pas à partir de l’idéologie, mais plutôt par un pragmatisme via le softpower, où il s’agit de réduire l’écart entre les bonnes intentions des personnes et les mauvais comportements qui les contredisent (cf. Eric Singler et le groupe BVA). Ce qui est étonnant là-dedans n’est pas tant l’extension d’un domaine qui avait fait scandale il y a trente ans avec les propos de Le Lay, directeur de TF1 sur la nécessaire captation du « temps de cerveau disponible » et qui a l’air de passer comme une lettre à la poste aujourd’hui, que le fait que ce paternalisme libertarien vienne contredire la vison encore récemment dominante de l’homo economicus rationnel des néo-classiques et autres néo-libéraux d’aujourd’hui. Cette remise en cause renvoie à une reconnaissance d’un autre pouvoir de l’État, non pas en tant qu’État d’exception comme le dit Agamben, mais d’État redéployé dans une forme réseau dans laquelle, comme nous l’avons affirmé dans le numéro 20 de la revue, la société civile n’existe plus. Ce que reconnaît à sa façon l’éditorial du journal Le Monde ce 21 juillet à propos de la crise sanitaire : « L’État était le seul à exercer la pression sanitaire ; cette fois il enrôle les citoyens ». La mise en cogestion du contrôle du passe sanitaire nous en fournit l’exemple le plus éclatant. Aujourd’hui, n’importe quels barmans ou chauffeurs de bus ou employés de bibliothèque se voient contraints d’officier.

– Dans Le Monde du 24-25 septembre, une enquête du géographe de la santé E. Vigneron constate une fracture vaccinale (indépendante du facteur âge) entre d’un côté ouest et nord de la France, territoires les moins touchés par la pandémie, mais les plus vaccinés et de l’autre, sud-est, et est, plus touchés, mais pourtant les moins vaccinés (constat paradoxal, mais sujet à de multiples interprétations) ; mais surtout fracture vaccinale suivant grosso modo la « fracture sociale » : c’est dans les communes les plus aisées et les centres-villes qu’on trouve le plus de vaccinés et dans les communes les moins aisées des périphéries et banlieues qu’on en trouve le moins. Si on rentre dans les détails, les 5e et 7e arrondissements de Paris ; l’hypercentre et le 3e à Lyon sont les plus vaccinés ; Seine-St-Denis, quartiers Nord-Marseille, Vénissieux, Vaulx-en-Velin et Givors les moins vaccinés. Pour les jeunes de 20-39 ans, on a la même corrélation : 56 % ont au moins une dose, 31 % le vaccin complet pour les premiers ; 33 et 16,5 pour les seconds. Cela recoupe la réflexion de Dubet précédemment citée.

– 20 000 restaurateurs ont souscrit des contrats auprès des assurances, avant la pandémie, contre les risques d’exploitation assez mal couverts. Bien leur en avait pris car les précédents ne couvraient pas les risques de fermetures administratives. Toutefois, la pandémie advenue les compagnies d’assurance, à l’exception du Crédit Mutuel et de la MAIF, ont refusé tout remboursement. Or les gros du secteur privé détiennent la plus grosse part des contrats restants (AXA 15000, Allianz et Generali. C’est pourtant un secteur qui a peu souffert de la crise sanitaire, bien au contraire puisque les remboursements ont été en baisse (moins d’accidents d’automobiles et de cambriolages) alors que les rentrées sont restées les mêmes. Alors que la MAIF a ainsi perdu 150 millions du fait de ses remboursements, les trois gros du secteur ont augmenté leurs bénéfices et leurs versements aux actionnaires. Il est vrai que la tenue en Bourse était pour eux prioritaire alors que les mutuelles n’ont pas cette « contrainte ». Devant les plaintes déposées en justice les juges commenceraient à sévir contre les compagnies qui soit arguent de clause d’exclusion de ce risque, ce qui est illégal ; soit du fait que ce ne soit pas mentionné explicitement sur le contrat ce qui là aussi n’est pas reconnu comme un argument probant. Macron et le Maire ont essayé de menacer les compagnies de taxes pour manquement à l’effort de reprise économique, mais celles-ci ont réagi en soulignant qu’elles soutenaient « l’entreprise France » par l’achat mensuel de bons du Trésor.

– Automne 2020, la deuxième vague de Covid-19 déferle sur l’Allemagne : 10 000 contaminations par jour début octobre, 20 000 mi-novembre, 25 000 à Noël… Au pic de la première vague, début avril, le nombre de cas quotidiens n’avait jamais dépassé les 7 000. La courbe des morts, elle aussi, monte en flèche : 16 000 décès en décembre, soit autant que de mars à novembre inclus. Dans le pays, le choc est d’autant plus violent qu’il est inattendu. Au printemps, l’Allemagne avait fait figure d’exception en Europe. Six mois plus tard, elle se découvrait aussi fragile que ses voisins. Juillet 2021, des pluies diluviennes s’abattent sur la Rhénanie. En l’espace de quelques heures, de petites rivières tranquilles se transforment en torrents impétueux. Des ponts sont arrachés, des maisons décapitées, des routes éventrées. Du jamais vu depuis les inondations de 1962 dans la région de Hambourg. Deux cent mille foyers sont privés d’électricité, 600 kilomètres de voies ferrées détruits. Le bilan humain est terrible : près de 200 morts. La stupeur est totale devant ces scènes vues et revues dans des pays pauvres, mais que personne n’aurait cru possibles dans la région de Bonn. « La langue allemande n’a pas de mot pour décrire une telle dévastation », s’émeut alors la chancelière, Angela Merkel. La pandémie, les inondations… À quelques mois d’intervalle, ces catastrophes ont rappelé à l’Allemagne qu’elle était plus vulnérable qu’elle ne l’imaginait. Coïncidant avec le départ prochain de Mme Merkel, après seize années passées au pouvoir et au terme d’une décennie de croissance exceptionnelle, elles marquent surtout la fin brutale d’une certaine complaisance des Allemands vis-à-vis de leur modèle et de leurs institutions. Comme s’ils découvraient que leur État, qu’ils considéraient comme moderne, efficace et exemplaire par sa gestion rigoureuse des deniers publics, n’avait pas été à la hauteur des enjeux. Comme si les indicateurs de réussite — quatrième puissance économique mondiale avec un PIB de 3 666 milliards d’euros, troisième pays exportateur de la planète, cinquième taux de chômage le plus bas de l’Union européenne (UE) — avaient occultés les faiblesses.

« De l’extérieur, l’Allemagne donne l’impression d’une force impressionnante. C’est vrai si l’on regarde le secteur marchand, la production industrielle, les revenus, les avoirs : dans tous ces domaines, les années Merkel ont été exceptionnelles. Mais si on regarde l’État, le secteur public, certaines grandes infrastructures, le tableau est beaucoup moins reluisant », note l’économiste Moritz Schularick, professeur à l’université de Bonn et à Sciences Po Paris. Lors de la deuxième vague de la pandémie, les Allemands ont ainsi découvert avec étonnement que dans les administrations locales de santé (Gesundheitsämter), les données sur les infections étaient encore collectées à la main, à partir de tableaux imprimés sur papier, puis transmises… par fax, avant d’être de nouveau entrées manuellement dans le système informatique central. Dans Die Welt, Wolfgang Reitzle, président du conseil de surveillance du groupe chimique Linde, déclarait qu’après les seize années au pouvoir de Mme Merkel, l’Allemagne a « un besoin urgent de redressement ». « Une bureaucratie restée coincée à l’âge du fax, un retard dans le numérique, un Internet lent, des déficiences massives dans les infrastructures, des écoles délabrées, ce ne sont que quelques-uns des déficits honteux pour un pays industrialisé de premier plan », déplorait-il (Le Monde, le 19-20 septembre). Le dossier du financement des retraites soigneusement évité pendant la campagne des élections législatives du 26 septembre pourrait constituer aussi une véritable bombe à retardement pour le prochain gouvernement.

Comment en est-on arrivé là ? L’une des réformes symboliques des années Merkel, le « frein à l’endettement » (Schuldenbremse), est souvent mise en cause. Ce mécanisme, ancré dans la Loi fondamentale depuis 2009, limite le déficit structurel à 0,35 % du PIB pour l’État fédéral et interdit purement et simplement aux régions tout déficit structurel et donc tout recourt à l’emprunt — excepté en cas de crise aiguë, comme dans la crise sanitaire actuelle.

Interlude

– Les talibans, dès leur arrivée à Kaboul, ont promis d’installer un « gouvernement islamique inclusif et ouvert » (Le Monde, le 17 août), une information confirmée par Libération le 21 août qui fait état d’une déclaration en ce sens de Sirajuddin Haqqani dans une tribune du New York Times de février 2020. En vingt ans ils auront au moins appris le nouveau sésame de tous les pouvoirs. Le même journal de tous les pouvoirs leur accorde d’ailleurs un quasi-blanc-seing de « gouvernance » puisque « Il (le mouvement) montre aujourd’hui que, depuis sa défaite éclair, en 2001, il a aussi acquis une redoutable culture politique ». 

– Selon l’Oxford Dictionary de 2018, le mot internet le plus significatif est celui de « toxicité » qui se développe aussi bien dans le domaine alimentaire que cosmétique ou encore dans la mode. Il correspond à une injonction simultanée et contradictoire du capital entre liberté et culpabilité, consommation et critique de la consommation source de culpabilisation. Une injonction qui a du mal à être prescriptive quand on voit ce que cela donne dans la publicité. Ainsi, chez H et M et sa collection « conscious » il est fait été de 10 % de produits biologiques ! Il en est de même du nouveau privatif « sans OGM ».

– Le maire LR de St-Etienne, G. Perdriau donne la leçon à Macron en critiquant le discours anti-universaliste de ce dernier qui ne voudrait rapatrier d’Afghanistan que « les afghans méritants ». À quant des acquis sociaux et de santé réservés aux seuls « français méritants » fait-il aussi remarquer (Le Monde, le 28 août). L’universalisme seulement défendu par la droite, on commence à en prendre l’habitude.

– Macron dépoussière le vieux monde en prônant la défiscalisation des pourboires… par carte internet (AFP).

– En 1563, pour s’offrir 1,20 m de drap, un ouvrier modeste devait travailler vingt jours, soit cent fois plus qu’aujourd’hui. L’essence coûte deux fois moins cher qu’en 1970, en dépit des crises pétrolières répétées et d’une explosion de la consommation. Plus spectaculaire encore, le loisir aussi est abondant. En 1841, le Français travaillait en moyenne 70 % de sa vie éveillée. Dans les pays riches, nous n’en sommes plus qu’à 15 %. Le reste n’est pas forcément de l’oisiveté mais des tâches domestiques, éducatives, bénévoles, culturelles… (Le Monde, le 31 août).

Inversion de tendance ?

– Au deuxième trimestre 2021, on n’a jamais autant embauché en CDI ou en CDD de plus d’un mois. À, l’inverse, le nombre de CDD courts n’était que 70 % de ce qu’il était fin 2019. Économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Eric Heyer y voit, là encore, un effet de l’activité partielle : quand 2 millions de salariés y sont encore placés, forcément le « turnover » de la main-d’œuvre est réduit. Les employeurs sont obligés d’améliorer leurs recrutements. Tant mieux pour les « recrutés », mais il faudra encore attendre que le « stock » de l’activité partielle se soit vidé pour avoir une vue précise des flux d’embauches, et donc du niveau de l’emploi (Les Échos, le 1er septembre). Si on prend l’exemple de la restauration, la fuite de la force de travail peu qualifiée (par exemple vers la grande distribution ou l’auto-entrepreneuriat) et aux conditions de travail souvent difficiles pourrait expliquer (ou exiger) un changement de « management » dans ce secteur. La question de la reprise et de ses caractéristiques concerne aussi les cadres. En effet, « La courte reprise économique de 2010-2011 a eu pour effet de limiter l’augmentation du nombre de cadres demandeurs d’emploi et non de l’enrayer », explique une note de l’Insee. La priorité des entreprises était allée à la restauration de leur productivité, notamment en limitant leurs coûts salariaux, avec pour conséquence une progression du chômage de longue durée pour les cadres. La contrer est donc un enjeu fort du plan de formation des chômeurs de longue durée afin que la même situation ne se reproduise pas en 2021-2022 (Les Échos, le 29 septembre).

– Le pouvoir salarial des branches ne se limite pas à la seule fixation du salaire de base. Les conventions collectives peuvent aussi intégrer dans leurs minima conventionnels des compléments salariaux, a jugé le Conseil d’État dans un arrêt rendu jeudi. Un désaveu pour l’exécutif. En effet, la plus haute juridiction administrative a mis un coup d’arrêt à l’interprétation très
restrictive de sa réforme du Code du travail de 2017 qu’a tenté d’imposer l’exécutif sur le sujet très sensible du pouvoir salarial des branches. En l’occurrence le gouvernement et sa ministre Muriel Pénicaud s’étaient montrés plus royalistes que le roi-patronat. En effet, les ordonnances du début du quinquennat ont maintenu les salaires au sein du domaine réservé où les branches peuvent imposer des règles aux entreprises. Mais dans une version limitée aux seuls « salaires hiérarchiques ». Par là, le gouvernement entendait le seul salaire de base, pas les compléments de salaire. Une position dénoncée par les syndicats, mais aussi par une partie du patronat craignant le dumping social lors de l’élaboration de la réforme. Pour tenter de contrer ces restrictions, nombre de branches ont décidé d’intégrer des compléments de salaire dans les minima salariaux. (Les Échos, le 8 octobre).

– En réformant son cadre d’analyse pour comprendre l’état de l’économie et poser son diagnostic sur l’inflation, la croissance et les tensions économiques, la BCE abandonne son monétarisme archaïque, où elle réservait toujours une place à part à l’évolution de la masse monétaire sans véritablement prendre en compte les risques que faisait peser la finance sur l’économie. Ses analyses seront désormais articulées autour d’un premier axe économique à part entière, et d’un autre qui associe des aspects financiers et monétaires. Il s’agit d’une modernisation considérable car, ce faisant, elle laisse derrière elle une lecture étroite du monétarisme. Elle adopte aussi une vision plus complexe de la finance, où les banques ne sont plus l’alpha et l’oméga du financement des entreprises, et les préoccupations de stabilité financière — comme les bulles éventuelles sur certains actifs, ou la vulnérabilité de certains intermédiaires financiers — seront explicitement prises en compte. Les liens dits « macrofinanciers » font ainsi leur entrée formelle dans l’analyse. Voilà de quoi infléchir sérieusement les logiques décisionnelles du conseil des gouverneurs ayant jusqu’alors, parfois à son corps défendant, fait preuve d’une apparente contradiction entre des décisions de politique monétaire et des risques de stabilité financière parfois criants, par exemple en remontant les taux prématurément en 2011 alors que la crise de 2008 n’avait pas encore produit tous ses effets (Natacha Valla, Sc. Po Paris, in Le Monde, le 19 juillet).

– La crise sanitaire a produit à retardement, dans la période de sortie de crise, une rupture des stratégies industrielles de flux tendus, ce qui constitue une grande première. La mondialisation de la fin du XXe siècle peut être résumée à l’invention du « container » et à sa standardisation1 qui ont simplifié les opérations de déchargement en dévalorisant les métiers afférents de dockers et de conducteurs de poids lourds. Ce qui circulait suivant ces nouvelles modalités est alors apparu comme quasiment gratuit pour les industriels s’appuyant sur la nouvelle division internationale du travail et les délocalisations. Un secteur qui a ensuite souffert d’un sous-investissement chronique conduisant à la crise actuelle de l’offre (G. Lachenal, Libération, le 7 octobre).

– Bruxelles met en sommeil sa taxe numérique. Sous la pression des États-Unis, l’exécutif européen gèle le projet censé financer en partie le plan de relance de Bruxelles. Les Européens renoncent, du moins provisoirement, à instaurer une taxe numérique que les Américains jugent discriminatoire. Pour justifier sa décision, l’exécutif communautaire invoque l’accord sur la taxation des multinationales, conclu sous l’égide de l’OCDE, grâce à l’impulsion américaine, et approuvé ce week-end par le G20 à Venise. Mais cela les oblige à abandonner les mesures nationales envisagées contre les Gafa et réduit en outre le champ de l’action internationale aux firmes multinationales (Le Monde, le 14 juillet). Par ailleurs, une amende de 746 millions d’euros a été infligée à Amazon suite à des plaintes collectives déposées devant l’autorité luxembourgeoise de protection des données personnelles (Médiapart, le 31 juillet).

– « On a su passer en télétravail du jour au lendemain sans trop de difficultés. Sortir de dix-huit mois de travail à distance s’avère bien plus complexe », résume Jean-François Ode, directeur des ressources humaines (DRH) chez Aviva France (Le Monde, le 30 août). « Le sujet que l’on voit poindre en cette rentrée dans les entreprises, c’est celui de la mise en place des nouvelles règles de télétravail, qui était en quelque sorte « en open bar » jusqu’à présent, confirme Benoît Serre, vice-président national délégué de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (Le Monde, le 28 août). « La crise sanitaire qui n’en finit pas, chaque semaine qui apporte son lot de nouveautés, une organisation du travail qui met du temps à se stabiliser… Tout cela entraîne des risques de désengagement, de démotivation, de fragilisation des collectifs de travail », remarque Marie Bouny, codirectrice de l’équipe stratégie et performance sociale au sein du cabinet LHH, expert du reclassement. « L’absentéisme a déjà fortement augmenté en 2020 et les risques psychosociaux sont devenus la deuxième cause d’arrêts maladie, souligne sa collègue Natalène Levieil, spécialiste des problématiques de climat social. Nous pensons qu’il existe un vrai risque que cela continue à progresser. » (ibid.). Certes, pour environ un tiers des salariés, exercer son activité de chez soi s’est traduit par une dégradation des conditions de travail, qu’il s’agisse d’un manque de place, d’un environnement bruyant ou de l’obligation de concilier tâches ménagères et missions professionnelles. Mais pour les deux tiers restants, l’opération semble avoir été plutôt gagnante. Dans tous les cas c’est un coup de canif supplémentaire donné à l’ancien modèle fordiste du travail centré sur l’usine puis l’entreprise et à son accompagnement par un État providence qui cadrait et éventuellement contrôlait l’ensemble. C’est justement ce contrôle qui pose problème aujourd’hui, car s’il ne disparaît pas dans les nouvelles formes de travail, il change de nature en intégrant plus largement l’auto-contrôle que le contrôle disciplinaire. D’autant qu’il est possible qu’apparaissent des tensions entre salariés vaccinés et non vaccinés, les premiers redoutant de partager leur open space avec les seconds (ibidem). Plus que jamais, les entreprises devront « rassurer »les salariés, souligne Marie Bouny et par exemple, leur garantir le « droit à la déconnexion ».

La voie vers le télétravail n’est donc pas un long fleuve tranquille contrairement à ce que certains augures nous promettaient courant au-devant d’une nouvelle virtualisation du travail à travers les impératifs pandémiques. Pour J-F-Ode (op.cit), la limite au télétravail semble fixée a priori : « On fera sans doute plus de télétravail après la pandémie qu’avant, mais jusqu’où ira-t-on ? J’écarte le 100 % télétravail sauf certificat médical, pour éviter de verser dans l’“ubérisation”. Comment différencier un télétravailleur d’un prestataire, si je n’ai plus de salariés mais des gens qui exécutent des tâches à domicile ? Pourquoi garder des salariés si je peux réaliser des prestations à l’étranger pour moins cher ? »

Un journal proche du patronat comme les Échos en est bien conscient quand le 30 août D. Barroux écrit : « Pour les managers en cols blancs longtemps hostiles à la généralisation du travail loin du bureau, il va falloir trouver très vite un nouvel équilibre et prouver que cette liberté accordée aux salariés débouchera plus sur un gain de productivité que sur un nouveau choc de perte de compétitivité aux allures de 35 heures ». C’est que la virtualisation du travail par sa dématérialisation remet en selle, par compensation, ce qui apparaît tout à coup pour certains, comme la « vraie vie » et accessoirement un moyen d’échapper à la pression et à la concurrence.

– Concernant la France, le cercle pernicieux de la boucle « prix/salaires » n’est pas engagé. « Si les salaires venaient à augmenter en réponse à la hausse des prix, cela pourrait nourrir une inflation durable, et c’est cela qui inquiète », confirme Eric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Mais aucun des ressorts de ce cercle redouté ne semble aujourd’hui se mettre en place. Les salaires ont été désindexés de l’inflation après les crises pétrolières et, malgré les pénuries de main-d’œuvre qui existaient déjà avant la crise, les salaires sont restés atones entre 2017 et 2019 pendant que les pensions de retraite reculaient sensiblement pour les mêmes raisons. La mécanique est-elle enrayée ? Peut-être. En effet, du côté du marché du travail « Aujourd’hui, on crée soit des emplois très qualifiés, soit des emplois très peu qualifiés, et les emplois intermédiaires tendent à disparaître, de sorte que le salaire moyen ne bouge pas », avance M. Heyer. La spirale se formerait plutôt métier par métier. La disparition du risque d’une forte inflation se paierait au fond par un profond bouleversement du marché du travail. (Le Monde, le 19 septembre). Pour d’autres observateurs de la vie économique et sociale, hormis le cas particulier de la Grande-Bretagne victime d’une fuite de force de travail à cause du Brexit, les pénuries d’emploi pousseront plutôt les entreprises à rechercher des hausses de productivité en l’état, plutôt qu’à proposer des salaires plus attractifs, mais là encore les différents secteurs n’évolueront pas de la même façon (voir le problème de recrutement actuel dans le secteur hôtellerie/restauration). Et du côté de la production, les tensions semblent conjoncturelles et liées à la distorsion de consommation au profit des biens durables par rapport aux services. Cette production de biens durables, surtout aux États-Unis en raison du soutien de Biden au pouvoir d’achat, s’est vue la première stimulée pendant la pandémie alors que c’est celle qui est la plus soumise aux contraintes de transport et aux ruptures de stock d’où la tension sur les prix. Cela s’étend aussi à des biens semi-durables comme les chaussures de sport. Mais dans l’ensemble, il n’est pas question d’une remontée des taux à laquelle seule s’est risquée la banque centrale de Nouvelle-Zélande. La Fed et la BCE se préparent plutôt à réduire les aides à partir de l’idée que la surchauffe n’est que temporaire (Libération, le 7 octobre), dans un contexte globalement déflationniste, même si « la reprise » le masque provisoirement pourrions-nous rajouter. Par ailleurs, les prix alimentaires mondiaux ont augmenté de 33 % en août par rapport à l’année précédente. Corrigés de l’inflation, les prix des denrées alimentaires sont à leur plus haut niveau depuis 60 ans… Que ce soit pour le pain, le riz ou les tortillas, les gouvernements du monde entier savent que la hausse des prix des aliments peut avoir un prix politique. Le dilemme est de savoir s’ils peuvent en faire assez pour éviter d’avoir à payer2

Réforme de la fonction publique en France

– L’existence de corps fait que le parcours des fonctionnaires est connu à l’avance. Là, on fait sauter le verrou corporatif, et une nouvelle architecture de la fonction publique se met en place, avec une relation plus individualisée entre l’agent et l’employeur. Cela permet une plus grande mobilité pour les fonctionnaires. Mais cela remet aussi en cause tout le système de rémunération et de progression. Il faut donc d’autres règles générales pour encadrer cette nouvelle situation, situation dans laquelle le jeu stratégique entre les syndicats et le gouvernement est brouillé. Car on sort également de l’habitude du grand rendez-vous salarial annuel tournant autour de la question de l’augmentation générale du point d’indice, avec une application corps par corps. On entre dans une logique de contractualisation et de liberté. Le poids de l’avancement pèse sur le fonctionnaire à titre individuel beaucoup plus qu’avant : ce sera à lui de se préparer, de chercher des formations, de rédiger un bon CV, de solliciter un autre ministère ou un autre établissement public, d’accepter d’être mis en concurrence avec d’autres agents ou des candidats venant du privé. Le projet de réforme se rapproche de la logique du privé en soulevant les barrières qui bloquent l’avancement des carrières sous prétexte d’une sécurité de statut. Il est souvent impossible d’accéder à l’indice salarial le plus élevé, et cela nourrit de la frustration et du mécontentement ; le système est donc à bout de souffle nous dit Amélie de Montchalin. Il est bloqué et s’autoproduit tout au long de la hiérarchie. Les tentatives de réforme précédentes auraient échoué parce qu’elles mêlaient tradition corporatiste (des augmentations générales hiérarchisées pour tous) et incitations au mérite (un système de primes à la motivation). Pour elle, il s’agissait d’une fausse individualisation gardant les inconvénients sans fournir de véritables avantages. De son côté, la crise sanitaire n’a pas forcément renforcé les hiérarchies redoutables de la fonction publique puisqu’elle a plutôt mis en lumière le caractère essentiel des emplois d’exécution. On commence donc à s’interroger sur la hiérarchie sociale et l’utilité relative des uns et des autres dans la fonction publique, mais il y a peu de chance que la future réforme gouvernementale soit pensée dans ces termes-là (Le Monde, le 22 septembre 2021).

– L’équité à la sauce Montchalin. Alors que le gouvernement prône flexibilité à la place de rigidité, décentralisation à la place de centralisation dans le public et négociation d’entreprises plutôt que de branches dans le secteur privé voilà qu’il veut « égaliser » les territoriaux marseillais et parisiens avec les territoriaux de n’importe quelle petite municipalité sur le modèle de la fonction publique à propos des 35 h ; un modèle qui d’ailleurs ne lui sert plus de modèle (Le Monde, le 29 septembre).

Pandémie et blocage

– Les usines de Stellantis, Renault et Toyota en France sont désormais toutes concernées par les arrêts de production. Une désorganisation qui touche la vie quotidienne des ouvriers mais aussi leur fiche de paie. L’aggravation-surprise des pénuries de puces électroniques, survenue à la rentrée, continue de soumettre les usines automobiles tricolores à un « stop & go » difficile à vivre au quotidien. Mais l’impact est aussi sonnant et trébuchant. Renault, en vertu d’un contrat de solidarité signé au début de la crise sanitaire (et renouvelé cette année), indemnise à 100 % ses ouvriers en chômage partiel. Mais les accords d’activité partielle longue durée (APLD) signés chez Stellantis et Toyota prévoient que les ouvriers ne perçoivent alors que 84 % de leur salaire net. « L’inquiétude commence à monter sérieusement », témoigne Thomas Mercier de la CGT. Et ce sans même parler des intérimaires, employés par milliers dans les usines automobiles. « Ils se retrouvent avec des fiches de paie de 350 ou 400 euros, quand leurs contrats ne sont pas tout simplement arrêtés », souffle un syndicaliste (Les Échos, le 23 septembre).

– Quand les autorités vietnamiennes ont contraint le groupe sud-coréen SangShin à fermer ses usines d’Ho Chi Minh-Ville en raison de la recrudescence de l’épidémie de Covid-19, l’information n’a pas fait la « une » des journaux, pas plus que l’arrêt dans le même pays des établissements du taïwanais Pou Chen. Embouteillages indescriptibles. Ils sont pourtant parmi les principaux fabricants des baskets Nike. La marque américaine a annoncé, le 24 septembre, que les difficultés de ses fournisseurs asiatiques allaient compromettre ses ventes. Il n’y aura pas assez de baskets pour tout le monde à Noël. Le groupe, qui s’attendait à une hausse de ses ventes de 15 % pour la fin de l’année, a révisé ses espérances à la baisse (pas plus de 5 %). D’autant que ses difficultés ne s’arrêtent pas à la porte des usines mais qu’elles s’étendent aussi aux ports et aux bateaux. Quarante jours suffisent d’ordinaire pour acheminer vers l’Europe et l’Amérique ses conteneurs remplis de Converse, Nike et autres Jordan. Il en faut quatre-vingts actuellement du fait des embouteillages indescriptibles qui ralentissent les opérations d’embarquement et de débarquement des marchandises. Pénuries de composants, de personnel, usines bloquées, ports asphyxiés. Nike illustre la complexité et les limites de cette mondialisation au bord de la thrombose. Avec près de 45 milliards de dollars (38,5 milliards d’euros) de chiffre d’affaires, la firme est le premier équipementier sportif mondial. Pour fabriquer ses chaussures, il fait travailler 1,2 million de personnes dans 458 usines dans le monde. Mais seules 5000 personnes travaillent dans des ateliers situés aux États-Unis. L’écrasante majorité des emplois est située chez des sous-traitants en Chine, en Indonésie et au Vietnam. Dans ce seul dernier pays, le plus important pour lui, près de 500 000 personnes fabriquent des produits Nike (dont 80 % de femmes), cent fois plus qu’aux États-Unis, son plus gros client (Le Monde, le 28 septembre). Il en est de même pour le marché annuel du jouet. « Un conteneur de 40 pieds [environ 12 mètres] pour rapporter la marchandise de Chine, qui nous coûtait avant le Covid 3 000 dollars [2 555 euros], vaut désormais aux alentours de 19 000 dollars », explique Julien Vahanian, le directeur de l’entreprise Wilson-Jeux, qui fait fabriquer 80 % de ses produits en Europe et 20 % en Chine (ibid.).

– En prévision des fêtes de fin d’année, le premier distributeur américain, Walmart, a annoncé l’embauche de 150 000 personnes aux États-Unis avant la fin 2021. Certains emplois seront temporaires, mais beaucoup permanents. Les employés viendront en grande partie travailler dans les entrepôts et pour les livraisons en ligne. Un chiffre vertigineux qui traduit la réussite du déploiement de Walmart dans le commerce électronique. Son homologue français Carrefour n’en est pas encore là. S’il investit régulièrement sur Internet, son obsession depuis quelque temps est de grossir. Ou, plus exactement, de faire le ménage sur un marché français trop concurrentiel à son goût et à celui des analystes, qui massacrent ce secteur en Bourse. Émietté entre cinq ou six acteurs nationaux et nombre de joueurs régionaux, il est régulièrement ravagé par des guerres des prix qui dévorent les marges et mangent les capacités d’investissement. Celles-ci seraient pourtant bienvenues pour faire face aux deux évolutions majeures de la distribution : l’explosion de l’épicerie en ligne et la préoccupation écologique qui privilégie le bio et la proximité. Le rapprochement prévu entre Auchan et Carrefour allait dans ce sens, mais les discussions viennent d’être rompues par la direction de Carrefour.

Mais toutes ces considérations évitent soigneusement de considérer une spécificité française qui explique davantage la détresse des hyper-épiciers que le spectre d’Amazon. À côté de ces géants en difficulté prospèrent des acteurs qui n’ont pas besoin d’échafauder d’ambitieux plans de conquête pour exister. Les Leclerc, Intermarché ou Système U, qui peuplent les campagnes françaises, vendent plus et gagnent plus. Selon une enquête menée par le lobby des industries de la grande consommation, l’ILEC, la marge opérationnelle (rapportée à l’actif d’exploitation) de ces distributeurs dits « indépendants » s’établit chaque année autour de 12 %, contre moins de 3 % pour Carrefour, Auchan et Casino. La marge des premiers procure un bon carburant pour mettre le feu aux prix. Outre le format de leurs magasins, plus petits et rentables que les hypers, la maîtrise de leurs coûts est déterminante. Elle provient de l’organisation décentralisée de ces structures, qui rassemblent des entrepreneurs locaux autour d’une marque et d’une centrale d’achat commune, combinant la flexibilité de la PME à la puissance de négociation d’un grand groupe. Pour l’instant le système des indépendants a largement profité du déclin des centres commerciaux et hypermarchés fermés pour cause de confinement, puis de distanciation, dont la centralisation constituait la force et l’identité des groupes intégrés. Le pari de Carrefour est que cette position de force n’est pas éternelle et que le virage numérique pourrait à nouveau rebattre les cartes en nécessitant de très lourds investissements. Après tout, Walmart a bien réussi son adaptation. Mais sur le champ de ruines de ses concurrents traditionnels. De là à s’en inspirer. (Ph. Escande, Le Monde, le 1er novembre).

– À marche forcée vers la voiture électrique. L’Union européenne a beau décréter la fin du moteur thermique en 2035, les constructeurs ont beau annoncer des ventes massives de véhicules à batterie dans les dix ans, la greffe électrique n’a pas encore complètement pris. On est aujourd’hui à 10 % des ventes de voitures électriques neuves en France mais à écouter nombre d’automobilistes, des freins puissants demeurent pour aller très au-delà. Et on pourrait les résumer ainsi : « Tant que la voiture électrique est 10 000 euros plus chère à l’achat qu’une thermique équivalente, tant que son usage n’est pas aussi simple et fluide qu’avec ma voiture actuelle, pas question de changer. Principalement à cause de la faible densité du réseau de bornes de recharge. Les constructeurs n’ont pas toutes les cartes en main et c’est aussi ce qui les inquiète. » (Le Monde, le 28 juillet).

 Risque inflationniste ?

– La dette nette des entreprises françaises n’aurait pas réellement bougé selon le directeur du Crédit Mutuel. En effet, si l’endettement brut des entreprises a augmenté depuis dix-huit mois, la trésorerie aussi. Par ailleurs, les inquiétudes sur la situation des entreprises françaises, sur leur profil de risque, ne se sont pas matérialisées. Les banques ont fait d’importantes provisions pour prévenir d’éventuels défauts. Mais pour l’instant, rien de tout cela ne s’est produit (Les Échos, le 28 septembre). À un niveau macro-économique, par exemple celui de la dette publique, la plupart des politiques, depuis les années 1980 s’en tiennent à une théorie de la croissance exogène qui ne dépendrait que des entreprises alors pourtant que les économistes ont avancé depuis longtemps d’idée d’une croissance endogène affectée par la politique et les institutions économiques. En particulier, investir dans l’éducation, la formation, la recherche, l’innovation, la politique industrielle a vocation à doper la croissance, tandis que d’autres types de dépenses — notamment administratives — n’ont pas d’effets avérés sur elle. Cette vision indifférenciée de la dépense publique, qui prévaut parmi les décideurs économiques, a également dicté la politique européenne et les fameux critères de Maastricht : pour décider si un pays est « dans les clous », on se borne à vérifier que la dépense publique totale dans ce pays ne dépasse pas 3 % de son PIB, sans se préoccuper de la nature de la dépense publique. Or, les investissements publics, qui augmentent la croissance du même coup, permettent de réduire notre dette à long terme, à la différence des autres types de dépenses. Plutôt que de se focaliser sur le montant total de la dépense publique, il faut donc plutôt prendre en compte sa composition, c’est-à-dire la part de la dépense publique consacrée aux investissements de croissance. C’est exactement la philosophie qui a inspiré le président du Conseil italien, Mario Draghi. Celui-ci a décidé d’utiliser les fonds du plan de relance européen pour emprunter davantage et, ainsi, financer un investissement de 10 % du PIB sur cinq ans dans l’éducation, la recherche, la santé, le numérique… (Ph. Aghion, Le Monde, le 8 octobre).

– Mais les politiques monétaires expansionnistes ont renforcé les pratiques de spéculation devenues opportunes plus que structurelles du fait d’un recul excessif du rendement des actifs financiers normaux. Que faire pour assurer la continuité d’une stabilité financière ? Le plus évident serait de renoncer aux politiques monétaires expansionnistes. Mais c’est difficile, sinon impossible dans des économies très endettées où le passage à une politique monétaire restrictive, et donc à des taux d’intérêt élevés, déclencherait une crise des dettes. Il faut donc plutôt décourager l’investissement dans les actifs spéculatifs, ce qui nécessite de mobiliser plusieurs instruments : d’une part l’interdiction des cryptomonnaies privées (comme l’a fait la Chine) et la taxation des plus-values en capital réalisées à court terme ; d’autre part parce que cela agit dans l’autre sens, augmentater les avantages fiscaux liés aux investissements dans le capital productif. Si cela n’est pas fait, une situation paradoxale se prolongera : la concomitance d’une politique monétaire expansionniste et de taux d’intérêt bas qui nourrissent la spéculation et réduisent les gains de productivité de l’économie réelle. (Le Monde, le 3-4 octobre). Sans surprise, ce quotidien reprend l’antienne de la séparation entre activité spéculative (irréelle !) et économie « réelle » sans rien comprendre du processus de totalisation du capital que représente la « globalisation ». Des taux qui ont d’autant tendance à rester tendanciellement à la baisse que le monde continue à « souffrir » d’une surabondance d’épargne et une surabondance plus structurelle que conjoncturelle contrairement à ce qui a parfois été exprimé pendant la crise sanitaire (épargne forcée due aux confinements3 ). En effet, la théorie du cycle de vie comme quoi on épargne de façon différente au fur et à mesure du vieillissement a été largement démentie par l’exemple du pays le plus âgé qu’est le Japon et aujourd’hui beaucoup reprennent la loi fondamentale de Keynes sur la propension marginale à consommer et épargner (Les Échos, le 7 octobre). Or, si cette théorie devait servir à sortir de la crise par la réduction des inégalités (la croissance des bas revenus et la baisse du chômage augmentent la propension à consommer et diminuent celle à épargner), c’est aujourd’hui l’inverse qui se passe avec une augmentation des inégalités (de revenus et surtout de patrimoine) qui entraîne un niveau élevé d’épargne, y compris parmi les actifs. En effet, ces derniers ne consomment pas à tout va, parce qu’ils capitalisent tout ou partie de leur future retraite, du fait de bas rendements actuels qui les entraîne à maintenir une épargne supplémentaire de précaution pour combler le manque à gagner. Et contrairement à tous les discours de droite, mais parfois aussi de gauche sur le fait que les inégalités sont aujourd’hui entre vieux et jeunes, elles le sont bien plus entre pauvres et riches. 

Il est à noter que cette surabondance d’épargne se retrouve aussi au sein des pays émergents. Ainsi, le surendettement gigantesque d’Evergrande (300 mds de $ ne fait pas courir à la Chine et au monde un crash du type Lehman Brothers de 2008 car la Chine a une surabondance d’épargne intérieure d’un tout autre niveau (7500 mds de $) sans parler de ses réserves (3000 mds de $). La crise d’Evergrande n’est pas vraiment une crise de ce mastodonte (cygne noir) de l’immobilier, mais le signe d’un changement de politique du PCC pour garder le contrôle sur l’économie en général et réduire l’aventurisme de certains de ses postes capitalistiques les plus avancés (cf. l’interdiction des cryptomonnaies). Cette stratégie freinera l’activité entrepreneuriale qui a joué un rôle si important dans le dynamisme du secteur privé chinois, avec des conséquences durables pour la prochaine phase de développement économique de la Chine qui reposera sur l’innovation (Stephen. S. Roash, in Les Échos, le 7 octobre.

– Avec la reprise, le décrochage des retraités par rapport aux actifs va à nouveau s’accentuer ces prochaines années, car les pensions sont (au mieux) indexées sur l’inflation, qui progresse moins vite que les salaires. La réforme du système universel de retraite prévoyait d’indexer les pensions sur les salaires, mais elle a été abandonnée (Les Échos, le 8 octobre).

– L’hypothétique réindustrialisation de la France par Macron est conçue sur le modèle de la start-up nation. Non pas une relocalisation de ce qui peut l’être, mais le ciblage sur les industries d’avenir. Un choix qui n’est pas celui de l’Allemagne, mais qui à la limite se défendrait, s’il n’était pas soutenu par l’idée de renforcer « l’attractivité de la France ». Il ne s’agit donc pas d’une politique de reconquête d’une certaine souveraineté comme le propose Montebourg, mais de faire plaisir au patronat et aux investisseurs étrangers (baisse des impôts de production et augmentation de la flexibilité du marché de l’emploi et du travail). Et la French Tech semble très dépendante des Gafam et des États-Unis comme le montre Sylvain Rolland dans son article : « La French Tech profite-t-elle vraiment à la France », La Tribune, le 23 septembre.

De la même façon les investissements de la banque publique qui en a la charge (BPI) ne semblent pas particulièrement concerner la recherche médicale, les vaccins ou les produits décarbonés, mais par exemple au profit de Sorare, une plateforme pour acheter ou vendre des cartes de joueurs de foot cryptées par un blockchain. Pas de vision stratégique d’un État planifiant une nouvelle politique industrielle, mais une activité de placement à courte vue d’un État courtier d’affaires (cf. Bruno Amable, Libération, le 28 septembre).

– Google renonce à devenir banquier. L’entreprise a annoncé, vendredi 1er octobre, l’abandon de son projet Google Plex. L’idée, en chantier depuis plus de deux ans, était de proposer aux utilisateurs du système de paiement Google Pay d’ouvrir un compte donnant accès à une carte de crédit et à des services financiers. Pour ne pas froisser les banques, Google brandissait le drapeau blanc de la coopération. Des établissements comme Citi, la Banque de Montréal ou Stanford Federal Credit Union, disposant de peu d’agences, ont signé avec la star de Mountain View (Californie). Google se contentera de développer des outils numériques au service des banques… La complexité de ce métier hautement régulé et si différent du leur a eu raison de leurs ambitions. Au-delà, cette histoire bat en brèche l’idée des GAFA conquérant le monde de proche en proche, apportant la rupture à toutes les activités industrielles qu’ils touchent de leur grâce. Apple et Google devaient fabriquer des voitures, vendre des shampoings et des voyages, bouleverser le marché de l’assurance, de l’habitat, de l’urbanisme, des télécoms ou de l’énergie. Leurs chercheurs et leurs milliards allaient changer le monde à leur profit. Ils sont restés finalement près de leur base de départ, et la seule diversification réussie est celle des centres informatiques de données pour le cloud, l’informatique dématérialisée. La rupture numérique a bien lieu ailleurs, mais elle passe par des acteurs spécialisés : Tesla pour l’automobile, Spotify pour la musique, N26 pour la banque, Netflix pour le cinéma. (Ph. Escande, Le Monde le 5 octobre).

– Isabelle de Silva n’a pas été reconduite comme responsable de l’Autorité de la concurrence après son premier mandat de 5 ans au cours duquel elle avait infligé amendes et sanctions à Apple et Google pour leurs positions dominantes monopolistiques. Elle était par ailleurs fort réservée par rapport aux nouveaux projets de fusions-acquisitions en cours aussi bien celui initié par Veolia que la future naissance d’un super M6 fusionnant avec TF1, un projet apparemment cher à Macron. Dans les milieux bien informés (comme on dit), il semblerait que le pouvoir en place lui préfère un successeur plus proche des milieux d’affaires (Libération, le 6 octobre).

– Une crise tous les dix ans ? Cette idée trop empirique fait bondir certains économistes. « Ce n’est pas en tirant une droite entre deux points d’observation qu’on a un raisonnement », s’indigne l’un d’eux. De fait, la crise liée au Covid-19 en 2020 intervient un peu plus de dix ans après celle des subprimes en 2008, qui venait environ dix ans après le crash de la bulle Internet au tournant des années 2000, ou la crise asiatique de 1997. En remontant, on trouve la crise des « junks bonds » (« obligations pourries ») de 1987, qui fit disparaître quelques caisses d’épargne américaines, et, encore avant, les chocs pétroliers des années 1970. Étonnamment, la recherche académique tend à valider ce que les faits donnent à observer. Dans une série de travaux menés sur des dizaines de pays pendant plus d’un siècle, l’économiste américain Barry Eichengreen a constaté que les crises surviennent bien tous les dix ans en moyenne, à quelques années près. « Ce qui ne veut pas dire que la prochaine crise arrivera dans dix ans », prévient toutefois l’un de ses coauteurs, l’économiste Michael Bardo. Ce dernier observe également que les crises sont de plus en plus onéreuses pour les États, depuis que ces derniers ont appris qu’intervenir coûtait paradoxalement moins cher à la collectivité que s’abstenir de le faire (Le Monde le 9 octobre). Pour Daniel Cohen, la crise liée au Covid-19 « n’est pas résolue d’en haut, uniquement par un bon dosage de la politique économique, mais exige une coproduction de l’État et de la société tout entière ». Dans un monde où survient une crise tous les dix ans, « prévoir, planifier, anticiper, c’est la seule solution possible, souligne l’historien Jean Garrigues, spécialiste de la période contemporaine, pour qui le Covid-19 a conduit à une relégitimation de l’État-providence aussi profonde qu’après la crise de 1929. Gérer prudemment les deniers publics, c’est plutôt un frein à la réforme et à l’anticipation, à l’idée même d’un plan d’investissement, même si la planification peut prendre en compte ce paramètre. » La France, comme nombre de grands États occidentaux, a choisi de faire les deux — protéger dans l’urgence et investir pour l’avenir, puisque le plan « France 2030 » doit être présenté le 12 octobre. Une voie confortable, rendue possible par la politique extraordinairement accommodante de la BCE et des grandes banques centrales (ibid.).

Temps critiques, le 12 octobre 2021

  1. – Cf. Sergio Bologna : « De l’usine au conteneur », revue Période. []
  2. – https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-09-15/priciest-food-since-1970s-is-a-big-challenge-for-governments []
  3. – Celle-ci augmente néanmoins aussi puisque selon le rapport annuel d’Allianz consacré au patrimoine des ménages dans le monde, les actifs financiers bruts mondiaux ont augmenté de 9,7 % en 2020, atteignant pour la première fois la barre symbolique des 200 000 milliards d’euros. Un effet des mesures de confinement, qui ont forcé les gens à épargner un peu partout dans le monde, et des aides exceptionnelles déployées par les États et les banques centrales durant la crise (Les Échos, le 8 octobre). []

Retour sur l’Italie des années 1960-1970

: les thèses opéraïstes, le mouvement d’insubordination et de refus du travail, les interprétations, le tout passé « au crible du temps ».

Nous avons souvent écrit sur le mouvement italien des années 1960-1970 et sur les thèses qui en constituaient à la fois les prémisses et le substrat1.

Le livre sur l’opéraïsme de Jacques Wajnsztejn qui sort en ce mois d’octobre 2021 en constitue une sorte de bilan et de synthèse avec maintenant le recul nécessaire. Nous vous en livrons ici l’introduction : « Pourquoi l’opéraïsme ? »

Au crible du temps disons-nous aussi à travers l’intervention d’un des protagonistes de l’époque, Oreste Scalzone, car il ne s’agit pas pour nous de devenir des entomologistes de ce mouvement, mais d’éclairer le devenu de l’opéraïsme et de l’autonomie en général, ainsi que l’usage qui en est fait aujourd’hui, plus particulièrement en Italie. Pour cette raison, nous vous livrons aussi en lecture libre les notes en marge que constituent « Opéraïsme et communisme ».

Pour compléter cet ensemble qui suit quand même une ligne directrice même si elle ne constitue pas une ligne politique sur la question, nous exhumons ce texte qui nous ai extérieur, mais que nous jugeons intéressant :

– un texte des années 1980, issu de la revue Les mauvais jours finiront. Il critique la notion d’ouvrier-masse, notamment quand il montre qu’il s’agit d’une simple traduction du terme américain. Le fétichisme de certains opéraïstes comme Negri pour la classe ouvrière américaine sans qualification est très bien dégonflé. Mais sa pertinence ponctuelle est quelque peu biaisée par le fait qu’il a tendance à réduire le mouvement de l’autonomie ouvrière à ses avant-gardes qu’ont pu constituer Potere Operaio et Lotta Continua.


Le crépuscule – L’opéraïsme italien et ses environs

Les mauvais jours finiront… Bulletin N°2 – Juillet 1986

Ceux qui désirent et n’agissent pas engendrent la pestilence. »

(W. Blake, 1790)

L’avilissement et l’impuissance semblent être les traits dominants de l’Italie après 1977. Après que le déchaînement des meilleures énergies et des plus inattendues ait grippé pour un moment divers aspects du fonctionnement de l’ordre établi, un sentiment d’apathie collective et d’anéantissement domine, parce que le monstre est plus fort que ce que le triomphalisme avait laissé croire.

Une période de contre-révolution a commencé qui fait qu’on se souvient avec nostalgie des années 1970-1973, pourtant combien difficiles. Il ne s’agit pas seulement de la chasse forcenée à l’autonomie ; même parmi ceux qui ont réussi à se soustraire à l’étreinte du Big Brother, on sent dominer le relâchement et l’indécision. Comme si une époque était close, celle du possible, et qu’une autre avait commencé dont on ne déchiffre encore les traits qu’avec peine. On a même peur de les distinguer, tout simplement.

On est passé du délire de l’action à la paranoïa de la répression ou, pire, de la délation. Entre les deux pôles qui caractérisent chaque phase, il y a le comportement enragé des carabiniers et l’absence de théorie. Les mille voix par lesquelles le mouvement s’était exprimé dans les années passées se taisent presque toutes. Les points de référence sortent des têtes et disparaissent.

Cela constitue le couronnement de la victoire politico-militaire : ôter à l’ennemi les armes de la critique et de la conscience qui fondent son être subversif. Mais aucun mouvement ne procède de façon continue, ascendante, inaltérée. Le problème qui se pose, c’est de comprendre quelles sont les causes du coup d’arrêt, des erreurs pratiques, et des limites de la théorie. Pour ce faire, il est nécessaire de se libérer du passé, non par le refoulement collectif qui est tellement à la mode ces temps-ci, mais par une critique radicale et directe. C’est pourquoi il faut se débarrasser des fétiches consolants que constituent certaines formes de la pratique et de la théorie que le spectacle a collées, post festum, au mouvement.

Une part importante de ce travail consistera à comprendre à fond le rôle néfaste joué par les moyens de communication. Les journaux et la télévision, bien avant les juges et les policiers, ont pris l’initiative d’amplifier, pour mieux les attaquer ensuite, les positions les plus irresponsables et immédiatistes. Là où existait une situation sociale non réductible aux catégories pourries de la politique, on a aplati, uniformisé, manipulé. On a inventé des leaders qui ont donné des interviews et on a créé l’image ridicule et inquiétante de l’ennemi à supprimer. Le message de cette guerre intérieure n’a pas tardé à porter ses fruits : les positions qui soutenaient l’impossible militarisation gagnèrent en popularité et en influence avec les conséquences que chacun peut voir aujourd’hui. En outre, les médias ont imposé au mouvement un rythme accéléré qui n’était pas le sien. Cela aussi a fait à la longue le jeu de la conversation sociale. Nous n’avons toutefois pas l’intention d’entrer dans les détails de cette question. Au contraire, nous nous proposons s’affronter un autre problème, tenter de critiquer les fondements conceptuels de la théorie – un opéraïsme révisé, mais non dépassé – que le mouvement s’est trouvé. Nous sommes conscients qu’une telle intention peut sembler intempestive et même de mauvais goût. Une bonne partie des théoriciens de ce courant se trouvent, comme on le sait, en taule ou, en petit nombre, en fuite, victimes de l’une des opérations judiciaires les plus infâmes du siècle. Mais, exactement comme après la Piazza Fontana, l’un des effets délétères de la campagne de terreur qui a suivi le 7 avril est la paralysie des idées et l’absence de débats. Il est fondamental, également par rapport aux emprisonnés, de ne pas céder à la tentation de renoncer à penser.

Est-il besoin de le répéter ? Avec la permission du « grand » président Pertini – les luttes sociales de ces années ne sont le produit d’aucune direction stratégique. Il n’a jamais existé de centrale appelée « Autonomie Organisée » à laquelle on pourrait attribuer – que son honneur le juge Calogero nous excuse – la responsabilité ou le mérite de ce qui s’est passé en 1977, avant ou après. Il a bien existé une constellation de groupes, de collectifs, de noyaux, agissant dans les lieux les plus divers de la société, avec des instruments théoriques et organisationnels des plus variés. Et les habituelles tentatives de centralisation n’ont bien sûr pas manqué – le P.A.O., Parti de l’Autonomie Ouvrière -, mais elles ont toujours échoué parce qu’en retrait sur la réalité du mouvement. Les personnes actuellement détenues, elles-mêmes séparées par divers désaccords, constituaient simplement une tendance, ni la plus importante du point de vue du nombre, ni la plus radicale du point de vue de la théorie.

Pourquoi donc tant de haine à leur encontre ? En partie parce qu’isoler un ennemi et le diaboliser est un moyen commode pour calmer momentanément la situation. L’Italie n’a pas eu, au contraire des Etats-Unis, la chance de voir tomber du ciel un ayatollah sur lequel on puisse faire converger la rage et le ressentiment des masses populaires. Il a donc dû se limitera un produit « national ». Ici les monstres ne sont ni lointains ni étrangers. Ils parlent notre langue et vivent parmi nous. A la différence de ces étudiants islamiques, qui sont un ennemi facilement repérable, on est ici face à un ennemi fuyant, qui se cache derrière des chaires universitaires respectables ou d’anonymes institutions de recherche sociale. Une des choses qui provoquent le plus d’interrogation est le fait que quelques uns des rédacteurs de Metropoli tiraient le diable par la queue en faisant des études sociologiques indirectement financées par la Montedison. On évoque Cefis et les fonds secrets et on laisse entrevoir des contacts troubles entre les diverses centrales de subversion. Comme si c’était la première fois que l’État se trouvait escroqué de cette manière. Depuis 1968, et pas seulement en Italie, combien de recherches d’un contenu qui n’était pas précisément conformiste ont été payées par des institutions étatiques ou para-étatiques ? Selon la même logique Noam Chomsky, professeur à l’université de Harvard à l’époque de son activité dans le mouvement contre la guerre, pourrait être accusé d’être coresponsable de la défaite au Vietnam.

Un 7 avril était donc nécessaire, comme des années auparavant il avait fallu un 12 décembre. Désormais il s’agit de comprendre pourquoi cette opération qui était prévisible a pris tout le monde par surprise, y compris ceux qui ont été arrêtés, lesquels, vivant une vie absolument normale et publique, se firent prendre – à part quelques exceptions – avec la plus grande facilité. Ainsi nait l’impression que les raisons de cette lacune fatale sont à chercher dans l’appareil conceptuel que ces individus utilisaient pour analyser la réalité. Jetons-y un coup d’oeil.

1 – Les aventures de l’ouvrier-masse

Malgré la caractère impénétrable de leurs textes et par-delà certains désaccords qui ne sont pas secondaire, le schéma – parce que finalement il ne s’agit que d’un schéma – des opéraïstes est simple et relativement grossier. Dans la dialectique ouvriers/capital, c’est toujours ce dernier qui court derrière la combativité des premiers. A tout moment les rapports de force se définissent à partir du lien entre la figure matérielle de la classe ouvrière et la forme capitaliste de commandement correspondante. Les termes un rien fantasques, bien que non dépourvus de suggestivité, tels que ouvrier professionnel, ouvrier-masse, ouvrier social, servent à indiquer divers moments de la composition de classe. Ainsi l’ouvrier-masse correspond à la nécessité d’en finir avec le mythe de la combativité de l’ouvrier professionnel dont les luttes ont connu leur apogée aux États-Unis à la fin du siècle dernier et en Europe avec la révolution russe et allemande. Durant l’Ere Progressiste (les 15 premières années de ce siècle), les ouvriers affiliés aux syndicats de métier de l’A.F.L. (American Federation of Labour) avaient conquis, surtout par comparaison avec les travailleurs récemment arrivés, une certaine capacité de négociation sociale. La réponse du capital – la recomposition – ne tarda pas : restratification radicale et fragmentation de la classe au moyen de l’Organisation Scientifique du Travail (taylorisme) avec la chaîne de montage et la massification de la production. C’est à ce point que naît une nouvelle figure de classe, justement l’ouvrier-masse, en anglais « unskilled worker » ou « mass production worker ». Ce type d’ouvrier représente « la masse des ouvriers déqualifiés ou non qualifiés et la plus grande partie des femmes et des hommes provenant du monde entier qui constituaient les deux tiers des producteurs dans les branches de production importantes ». Par sa position dans le processus productif, l’ouvrier-masse se trouve, à la différence de l’ouvrier professionnel qui vit une dimension plus humaine du travail, dans une situation de séparation totale et d’antagonisme radical face au mode de production capitaliste. Sur la chaîne de montage se consolide le « refus du travail », qui a cependant caractérisé les luttes ouvrières tout au long du XIXe siècle. Voilà pour les opéraïstes.

Une telle lecture de l’histoire, avec les demi-mensonges que nous verrons, se fonde sur une utilisation peu scrupuleuse et socioligeante de concepts pourtant intéressants comme : composition et recomposition de classe. Chaque phase de la lutte de classe se trouve, selon cette analyse, en rapport direct avec un niveau déterminé de la classe ouvrière. Celle-ci a une dimension technique, qui fait référence aux conditions matérielles de la production (coopération, chaîne de montage, automation, etc.) et une dimension politique, relative aux différents degrés de combativité. La recomposition constitue, comme nous l’avons vu, l’arme que le capital utilise pour vaincre la résistance ouvrière. Les opéraïstes, et c’est là leur première légèreté, considèrent toujours les restructurations successives du mode de production capitaliste comme une pure et simple réaction au niveau de combativité ouvrière.

Mais ce n’est pas tout. Occupés qu’ils sont – nous sommes dans les années 60 – à construire le nouveau léninisme, défini par eux-mêmes comme un néo-léninisme, et tout en donnant une nouvelle version de la vieille phobie bolchévique pour les conseils ouvriers, ils nous offrent l’interprétation suivante sur le mouvement des conseils allemands des années 1918-1923. Les ouvriers conseillistes auraient été les ouvriers qualifiés des industries de l’optique et de l’acier, où la restructuration taylorienne n’avait pas encore un lieu et où le travail gardait une dimension semi-artisanale. Luttes d’arrière-garde, donc, et toutes inscrites dans une perspective de gestion plutôt que d’antagonisme radical. Les Wobblies américains (I.W.W.), précisément parce qu’ils étaient l’expression de la nouvelle composition de classe, sont présentés comme le modèle des luttes de l’ouvrier-masse. Maintenant, à part l’admiration pour les Wobblies – lesquels, soit dit en passant, en bons libertaires n’avaient aucune sympathie pour le centralisme des bolchéviques avec lequel ils rompirent en 1921 – admiration que nous partageons, nous sommes face à une falsification grossière. En premier lieu, il est faux que les communistes révolutionnaires organisés dans les conseils ouvriers et politiquement regroupés dans le K.A.P.D. (parti communiste distinct du K.P.D. promoscovite) aient été des ouvriers qualifiés. Il est bien vrai qu’une grande partie des ouvriers social-démocrates du S.P.D. (le parti des bourreaux Noske et Scheidemann) étaient des ouvriers professionnels, et il est tout aussi vrai que ce parti se fit le promoteur d’une constitution de type cogestionnaire – à laquelle collabora, on le sait, le récupérateur Max Weber -, constitution qui comptait effectivement sur l’intégration et sur l’appui de l’ouvrier professionnel pour surmonter la crise. Cependant, le mouvement des conseils ouvriers présentait des caractéristiques tout autres. A l’intérieur des conseils, qui entre 1918 et 1923 réussirent à plusieurs reprises à contrôler de vastes parties du territoire allemand, il y avait en réalité diverses couches d’un prolétariat épuisé par la longue guerre. La plupart étaient au chômage et sans qualification.

Mais de toute façon, ce n’est pas là qu’est la question. Il ne s’agit pas de déterminer sociologiquement la composition de la classe et puis d’en tirer des jugements politiques. La radicalité des conseils tient en ce qu’ils ont posé avec clarté le problème de l’autonomie du prolétariat face non seulement au capital, mais aussi face à toutes les institutions, partis ou syndicats, qui prétendent le représenter. Les hommes des conseils combattaient à la fois contre le gouvernement social-démocrate et contre le parti communiste inféodé aux intérêts de « l’Etat Ouvrier ». La même chose se produisit à Kronstadt, où les conseils furent l’instrument de défense de l’autonomie ouvrière contre la dictature bureaucratique du parti. Et ceux-là de Kronstadt, étaient-ils des ouvriers professionnels ?

Que ce soit clair : il ne s’agit pas de reproposer mécaniquement des formes organisationnelles passées. Nous comprenons la nécessité d’une périodisation de la lutte de classe. Toutefois, si nous voulons approfondir la notion centrale d’autonomie, il est nécessaire, d’un point de vue théorique, d’aller voir où et comment celle-ci s’est historiquement manifestée. Sans manœuvres académiques.

Les opéraïstes ne sont pas d’accord entre eux. Pour Negri, « le discours de Lénine traduit en termes organisationnels une composition de classe spécifiquement déterminée » et plus loin : « notre accord avec Lenine peut se retrouver à partir de la totalité du point de vue de classe ». Lénine et son parti auraient représenté l’expression théorico-organisationnelle de la classe ouvrière à cette époque. Mis à part le fait qu’il ne prend jamais en compte les différences entre le prolétariat européen, pour lequel la stratégie léniniste fut toujours catastrophique, et le prolétariat russe enraciné dans un pays semi-féodal, la critique de Negri se limite à constater l’impossibilité, évidente aujourd’hui, des recettes léninistes sur le parti et sur la stratégie révolutionnaire. Donnons-lui en acte : c’est déjà un pas en avant en regard de la stupidité marxiste-léniniste. Son propos est cependant, et là s’explique le terme de néo-léninisme, de retrouver l’esprit de Lénine en rompant avec la tradition stalino-gramcienne de la gauche italienne. Mais il joue sur une équivoque. Tout d’abord, comme beaucoup le savent, il y a un Lénine pour tous les goûts. Il y a un Lénine stalinien avant la lettre, théoricien de granit dans Que Faire ? ; il y a le Lénine philosophe de Matérialisme et Empiriocriticisme, future bible de la stupidité jdanovienne ; il y a le Lénine hégélien et humaniste des Cahiers philosophiques, passion des staliniens dissidents. Il y a un Lénine conseilliste et libertaire (mais pour peu de temps) dans L’Etat et la Révolution. Il y a encore le Lénine du Gauchisme, maladie infantile… (seul livre « marxiste » qui ne fut pas interdit dans l’Allemagne de Hitler…), idéologue de la N.E.P. et admirateur du taylorisme. Il n’existe pas un discours de Lénine. Sa pensée et sa pratique se sont toujours constituées en fonction de problèmes posés non pas tant à la Révolution russe qu’au parti bolchévique et à sa stratégie pour conquérir et garder le pouvoir. Une telle stratégie fut rarement en harmonie avec les besoins du prolétariat européen. Quand cela s’est produit, par exemple dans la période de guerre jusqu’à Thèses d’Avril (1917), Lénine s’est retrouvé sur les positions des groupes de la gauche révolutionnaire européenne, sans qu’il exprime une originalité particulière, tant pour la pensée que pour la politique. Là où se constitue la spécificité du dessein léniniste, c’est par contre dans la constitution, la consolidation et la défense de l’odieux Etat ouvrier, précipité d’une terrible contre-révolution sur le « mensonge déconcertant » (Anton Ciliga).

A partir de leur étrange lecture de l’histoire, les opéraïstes en sont venus à systématiser une interprétation de la réalité du capital, interprétation sur laquelle ils fondent leur politique. Le moteur du développement serait toujours la subjectivité abstraite d’une classe ouvrière identifiée selon des procédés sociologiques. « La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur ampleur, non seulement la dynamique mais aussi les tendances ».

Les rapports entre organisation et mouvement sont conçus d’une manière nouvelle face à l’idéologie issue de la 3ème Internationale, mais la rupture n’est pas radicale. Dans les années 20, la gauche communiste, libertaire et antibolchevique, avait compris que c’est au mouvement de créer l’organisation et non l’inverse. Les opéraïstes font un pas en arrière. Ils renoncent au léninisme vulgaire de la conscience apportée de l’extérieur. Mais pour eux le parti – dont ils reproposent régulièrement la fondation -, s’il doit se limiter à « filtrer », à « recomposer » les mouvements de masse, continue cependant à être organisé de façon centralisée, et il est considéré malgré les phrases sur la subjectivité ouvrière, comme l’unique dépositaire de la subjectivité agissante. Tout ce qui a été chassé par la porte est rentré par la fenêtre.

Poursuivons l’observation des aventures de l’ouvrier-masse. L’étude de ce dernier amène les opéraïstes à commencer à la fin des années 60 une histoire d’amour avec les Etats-Unis. Pas les Etats-Unis de l’Oncle Sam, mais ceux moins connus de la réalité ouvrière. Dans la note marginale à son fameux livre Ouvriers et Capital, Mario Tronti célèbre les luttes ouvrières du New Deal comme le summum de la radicalité. Celles-ci seraient la vraie cause de la révolution keynésienne. Le capital aurait dû céder face à la marée montante. Les ouvriers auraient extorqué un revenu hors du rapport immédiat d’exploitation. C’est alors qu’apparaît le welfare, la sécurité sociale, l’allocation chômage, les congés payés, etc. : c’est le salaire social. Les ouvriers, dont le poids politique serait enfin reconnu, auraient conquis la possibilité de déterminer la direction du développement. Il n’y aurait plus de vieilles frontières entre luttes politique et lutte économique : la lutte pour le salaire serait devenue lutte immédiatement politique parce que lutte pour le pouvoir.

Voilà encore une interprétation biaisée, mêlée à des fragments d’analyse lucides et stimulants. En fait, ce cycle de luttes, bien que parcouru d’épisodes où la combativité fut remarquable, n’échappa jamais au contrôle global de l’Etat. Roosevelt, politicien intelligent qui, outre son admiration pour Keynes, avait aussi étudié la législation du travail de l’Italie fasciste, lança en 1933 un programme de réformes – ce fut le New Deal, le nouveau contrat – qui libérèrent, mais seulement pour les diriger, les canaliser les forces réprimées d’une classe ouvrière vaincue et démoralisée. Le mouvement des grèves se déchaîna surtout après 1933 ; ce fut le prix calculé que le capital paya pour réaliser sa propre réorganisation. Ça n’a rien à voir avec un pouvoir ouvrier ! Cela n’empêche pas que la nouvelle situation offrit de nouveaux espaces à la lutte de classe. Mais pourquoi faire l’apologie de la restructuration capitaliste ?

En Italie, la révolution keynésienne se produisit dans les années 60, sous la pression du cycle de luttes dont le point de départ fut les heurts de la Piazza Statuto (Turin, 1962). De nouveau l’ouvrier-masse se serait déchaîné. Ces luttes qui produisirent l’Automne Chaud et le Statut des travailleurs auraient modifié l’Etat à l’américaine. L’ouvrier-masse aurait été tellement fort qu’il ne manquait plus que le coup d’épaule tactique de Potere Operaio pour assurer la victoire finale !

Du fait que le salaire est la mesure du pouvoir de la classe, il faut le distribuer à tous : ménagères, étudiants, délinquants (comme le dit Marx, eux aussi sont des travailleurs productifs), drogués, marginaux, etc. A quelle logique appartient ce type de revendications ? Il y en a de deux sortes. Certains tiennent les ouvriers pour incapables de comprendre qu’il est l’heure d’en finir avec le travail salarié ; on a donc recours à des revendications immédiatement compréhensibles et réalisables, donc de grande valeur pour l’agitation : c’est la vieille merde gradualiste. D’autres croient souhaitable d’introduire toujours plus d’humanité dans les plaisirs de l’esclavage salarié. Nous penchons pour cette dernière interprétation.

« Dans cette phase le discours de Potere Operaio est un discours sur la centralité de l’organisation du mouvement ». Ce qui réapparaît là, ce sont des retours de léninisme orthodoxes, et cela se reproduira par la suite.

Dans cette période, quelques opéraïstes enclins à la tractation maffieuse, même s’ils ne sont pas dépourvus de quelque capacité théorique, se tiennent pour satisfaits des puissantes conquêtes de l’ouvrier-masse. C’est ainsi que Tronti, Cacciari, Asor Rosa, après avoir vomi pendant des années le réformisme du P.C., prennent leur carte. Parmi tant de miracles provoqués par l’ouvrier-masse, il y a encore celui qui fait retrouver à la techno-bureaucratie stalinienne son caractère de classe perdu. Pour donner une allure théorique à une décision aussi éhontée, Tronti invente l’histoire de l’autonomie du politique et parle d’utilisation ouvrière du parti. « C’est dans les conflits du système politique, pas en lui, qu’il y a aujourd’hui une crise du social ». « Développement et pouvoir : deux fonctions pour deux classes. Le développement est le propre du capital, le pouvoir celui de la classe ouvrière. » « Il s’agit de faire de l’État la forme moderne d’une classe ouvrière organisée en classe dominante. » Nous nous excusons de citer ainsi, mais nous n’avons pas pu résister à la tentation. Traduite en langage plus compréhensible, voici l’essence du discours : dans la dialectique sociale, le moment dominant est désormais le moment politique, émancipé, autonomisé vis-à-vis des conditionnements dégradants de l’économie. Ici tout fonctionne à merveille, la crise n’existe pas, c’est seulement une crise de la classe politique qui provient de ce que nos gouvernants sont mauvais. La proposition est donc:laissons aux patrons le développement, les ouvriers doivent s’occuper du pouvoir, c’est-à-dire de l’État. Résultat : la classe ouvrière se fait État et règne grâce aux conditions institutionnelles offertes à son parti. A partir de l’entrée du P.C. au gouvernement, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Amen.

2 – L’ouvrier social déviant pervers et son autovalorisation

Potere Operaio se dissout en 1973 par suite de désaccords organisationnels. Mais les études théoriques se poursuivent. Le problème pour le capital est clair. L’ouvrier-masse a mis en crise l’Etat-plan. Une nouvelle recomposition est nécessaire. Le centre des luttes est donc l’usine : tertiarisation de la production, automatisation du travail et révolution cybernétique. En outre, multinationalisation de la production, c’est-à-dire son décentrement vers des zones intérieures ou extérieures où il y a une classe ouvrière plus domestiquée. La crise de l’État protecteur, de la sécurité sociale et de la caisse d’allocations chômage débouche sur une nouvelle restructuration qui modifie profondément la composition de classe et crée un nouveau sujet. L’ouvrier social est né.

« La crise est le signe et l’effet de l’extension de l’ouvrier-masse à toute la société, de l’absorption de toute la capacité de rébellion du travail social contre l’exploitation socialement organisée. La crise est la manifestation de la force de frappe de l’ouvrier-masse qui se transforme en ouvrier social. » Le vieux schéma triomphaliste est toujours valide mais les protagonistes changent. La restructuration n’allège le poids spécifique de l’ouvrier-masse qu’au prix d’une socialisation élargie de la composition politique. Pour le capital, les choses se compliquent d’autant plus. L’insubordination ouvrière, d’abord confinée dans l’usine, s’étend désormais à tous les autres sujets. Si dans la nouvelle situation le commandement du capital devient capillaire, les comportements de refus ouvriers se généralisent à tout le territoire – l’usine diffuse. Ceux-ci tendent à transformer la valorisation capitaliste en autovalorisation ouvrière.

Autour de ce concept d’autovalorisation tournent une grande partie des théorisations des opéraïstes. Une précision : malgré les doutes qui peuvent surgir, ce terme ne se trouve pas chez Marx et, ce qui est plus important, il est complètement étranger à sa façon de penser. Voyons de quoi il s’agit.

Selon Negri, « les catégories marxiennes (…) contiennent une dualité permanente et incontournable (…), dualité en forme de contradiction et contradiction comme renversement. Utiliser les catégories marxiennes, c’est donc les pousser vers la nécessité du renversement ». La contradiction est non seulement le moteur du développement du système, mais c’est aussi une catégorie centrale de la connaissance de celui-ci. Reconnaître l’antagonisme et le mener jusqu’au point de renversement, voilà le chemin proposé. Contre la valorisation capitaliste, il existerait donc une autovalorisation ouvrière. Tandis que la première est centrée sur le mouvement de la valeur d’échange, la seconde se fonde sur la libération des besoins ouvriers, donc sur la valeur d’usage. A ce point le communisme est considéré comme le parcours de l’auto-valorisation ouvrière et prolétarienne, c’est-à-dire comme le renversement pratique des catégories capitalistes.

Malgré l’apparente cohérence de ce raisonnement, le point faible de cette interprétation est une lecture réductrice et ambigüe du concept de valeur, central dans la critique de l’économie politique. Negri croit que la valeur d’usage n’est « rien d’autre que la radicalité de l’opposition ouvrière, la potentialité subjective et abstraite de toute la richesse, la source de toute sensibilité humaine ». Il croit donc que valeur d’usage et valeur d’échange se combattent en tant que pôles antagonistes pour chacune des classes en lutte. Mais selon Marx et aussi selon nous, ce dualisme est privé de sens. La valeur d’usage constitue seulement la base matérielle de la valeur d’échange, la condition de sa circulation et de son accumulation. Entre valeur d’usage et valeur d’échange, il n’y a pas antagonisme, même s’il y a contradiction. Cela veut dire que la tendance du capital à la valorisation sauvage entre en contradiction avec les possibilités réelles de celle-ci. Les valeurs qui ne se convertissent pas en valeurs d’usage pour quelqu’un en un lieu quelconque de la circulation cessent d’être des valeurs tout court. La valeur d’usage se présente comme une barrière, elle est une limite de la valeur d’échange, rien d’autre.

Quant aux besoins ouvriers, la seule chose qu’on puisse dire c’est que le capital les suscite sans pouvoir jamais les satisfaire. Il est évident que là s’ouvre une possibilité de lutte. Mais c’est une autre histoire que de construire sur les besoins et la valeur d’usage une éthique de la libération. La valeur d’usage est transformée en catégorie humaniste qui légitimerait le projet subversif de l’ouvrier social, justement son autovalorisation.

Modéré sur le fond, Negri propose un absurde renversement en lieu et place de la définition marxienne du communisme comme destruction de la valeur et des lois.

A quels comportements identifie-t-il cette autovalorisation ? Fondamentalement, à tous ceux qui permettent d’extorquer du revenu hors du rapport classique d’exploitation, c’est-à-dire du travail salarié. Ainsi tout est autovalorisation : depuis les comportements illégaux du jeune prolétariat jusqu’à la dépense publique ou l’économie invisible.

3 – Deux ou trois conclusions

Quelle est donc l’erreur originelle de l’opéraïsme ? Celle d’analyser la réalité capitaliste en assujettissant toujours son moment objectif, celui de la valeur, à son moment « subjectif », celui de la détermination de classe. « La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur qualité, non seulement leur dynamique, mais encore leurs tendances ». Le développement du capital devient une variable de la combativité ouvrière.

D’où vient l’absurdité de telles affirmations qui peuvent sembler radicales et marxistes ? Marx a écrit : la lutte de classe est le moteur de l’histoire. Toutefois l’analyse de Marx se meut entre deux pôles complémentaires, en continuel rapport dialectique : d’un côté le capital comme puissance sociale, objectivité pure – « esprit du monde » – de l’autre la classe ouvrière, partie de ce rapport, mais aussi moment autonome, subjectivité antagoniste. La difficulté théorique tient dans le maintien en tension de ce rapport dialectique, sans jamais soumettre l’un des pôles à l’autre.

Le marxisme de la IIe Internationale, tant dans sa version révolutionnaire (Rosa Luxembourg) que dans sa version réformiste (Kautsky, Bauer), tendait à noyer la subjectivité ouvrière dans un fatalisme lié à une foi dans l’écroulement automatique du capitalisme. De son côté, Lénine privilégiait le moment de la subjectivité, mais quand celle-ci finissait par se traduire dans la subjectivité bureaucratique du parti.

Dans les années 20, l’urgence d’arracher la possibilité du changement social à l’étreinte mortelle de l’Etat-parti a mené une rechute dans des positions déterministes. Pour justifier théoriquement une autre solution que le bolchévisme, il semble possible à beaucoup de fonder la théorie de la révolution sur la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit formulée dans le tome III du Capital. Une lecture réductrice de ces pages peut faire penser que le capitalisme mourra de mort naturelle, brisé par ses contradictions. C’est tout ce qu’on dit Bordiga et Mattick, bien que de points de vue différents et en en tirant des conclusions organisationnelles opposées. Les 50 dernières années ont définitivement montré qu’entre crise et révolution il n’y a pas de rapport immédiat. Tout ce que la théorie de la crise peut nous dire est que le capital ne peut se reproduire de façon harmonieuse et qu’il « ne résoud ses contradictions qu’en les généralisant ». Les courants du mouvement ouvrier qui ont basé leurs positions sur la nécessité déterministe de l’écroulement se sont trouvés confrontés à un vide théorique immense au moment de la faillite des prévisions.

Ou alors ils ont fait comme Camatte (ex-bordiguiste) qui, n’ayant pas vu se réaliser la prophétie du maître qui prévoyait la révolution pour 1975, théorise maintenant une improbable situation hors de « ce monde qu’il faut quitter ». Ceux-là ; dominés par la puissance du monstre, voient le capital partout et pensent que la seule chose à faire est de s’adonner à la macrobiotique, d’attendre et de voir.

Revenons à l’opéraïsme italien. Celui-ci se trouve sur l’autre rive de l’idéologie. « La classe ouvrière doit tout diriger » était le vieux slogan des années 60. Elle ne doit pas seulement, elle décide déjà, sinon de tout, du moins de presque tout, car vu sa force elle autorise ou interdit le développement capitaliste, à son gré. Mais si elle a tant de pouvoir, pourquoi la révolution serait-elle nécessaire ?

Il est indéniable que la vision ultra-triomphaliste et ultra-subjectiviste des opéraïstes a, dans un premier temps, donné une vigoureuse secousse à notre gauche insipide et conformiste. Le livre de Tronti « Ouvriers et Capital », actuellement plutôt gênant pour son auteur, lançait en plein boom économique la consigne révolutionnaire du « refus du travail ». Même la rupture avec le léninisme formel allait à contre-courant. Il fallait mettre « Lénine en Angleterre », « Marx à Detroit ». C’est-à-dire reconstruire la théorie révolutionnaire en partant de la réalité matérielle des nouveaux comportements subversifs du prolétariat occidental. Le tiers-mondisme opportuniste était tourné en dérision. Ces prises de position placèrent l’opéraïsme sur le terrain de la théorie révolutionnaire. Mais seulement pour un moment. On ne crût (bientôt) plus à la nécessités de faire des injections de conscience, la foi dans la puissance maffieuse de l’organisation devrait suffire. C’est peut-être une expression de la classe qui lutte, mais cela se transforme en quelque chose qui fait que la lutte se traduit par une réalité de pouvoir. Pour structurer le mouvement, les opéraïstes, même dans les années de l’Autonomie, ont toujours proposé une centralisation rigide et des tactiques manoeuvrières. Lors de l’enlèvement de Moro encore, le journal Rosso (mai 1978), exprimant son désaccord à propos de cette action, soutenait que son unique aspect positif était d’imposer au mouvement la constitution du parti.

Oubliant qu’un monde aliéné se combat selon des méthodes non-aliénées, ils ont ingénument cru possible d’aplanir le chemin de la révolution en « utilisant » le pouvoir. Enivrés par leur triomphalisme habituel, ils ont pensé pouvoir manipuler les mass-media et les B.R., le P.S.I. et la magistrature. De cette façon, ils ont facilité le travail de la contre-révolution et ils ont fourni le prétexte à l’État italien pour lancer une campagne répressive.

Dans les dernières années, le mérite des opéraïstes a consisté en ce qu’ils ont reformulé la question centrale de l’autonomie – un héritage malgré tout du vieux mouvement ouvrier. Mais comme toujours, ils ont ensuite montré qu’ils en avaient une conception réductrice et intellectualiste. Réductrice parce que dans leurs théorisations, il manque toujours le moment du dépassement. L’autonomie ne s’exprime certainement pas dans la situation immédiate de la classe ou son auto-valorisation. A l’époque de la domination réelle du capital, l’autonomie ne peut être que projet, tendance, ou mieux : tension. Ce n’est que dans les moments de rupture, dans les espaces décolonisés, que l’autonomie se constitue en réalité pratique. Et quand cette réalité se socialise, il se produit des moments de crise de l’administration, comme cela s’est produit en 1977. Le reste n’est que la vieille merde revisitée par la récupération. Les opéraïstes échangent pour l’autonomie les instruments les plus révoltants de la contre-révolution, et puis, pour des raisonnements intellectuels de facture typiquement sociologique, ils fixent de temps en temps le « sujet » dont il faut faire l’apologie. La modernisation du léninisme a dû porter sa préférence sur une fraction sociologique du salariat, en passant de l’adoration de l’ouvrier-masse à la célébration de l’ouvrier social. Mais les opéraïstes n’ont jamais dépassé la sphère de l’économie et du productivisme. Ils n’en sont jamais arrivés à affirmer l’autonomie subjective comme partie intégrante et fondamentale de l’autonomie prolétarienne. L’unique subjectivité qu’ils connaissent est celle abstraite de la couche du prolétariat qu’il faut encenser ou celle bureaucratique de l’organisation.

L’Autonomie, réalité partielle et exigence totale, est la condition minimale qui rend possible l’activité révolutionnaire des rebelles du mode de vie – pas seulement au mode de production – imposé. Bien au-delà de ce que pense l’opéraïsme, autonomie veut dire possibilité d’autosuppression du prolétariat, négation de toutes les structures organisationnelles qui enferment l’être subversif dans la cage du métier et de l’économie. Là où la valeur modèle et connecte chaque instant du vécu, là où l’économie a surmonté la barrière du moment productif et a envahi tout individu, l’autonomie est la transformation collective de la vie quotidienne et la transformation de la subjectivité du corps.

Retournons à notre point de départ. Le mouvement marque le pas. Il recule même sur tous les fronts. La faute n’en revient évidemment pas aux opéraïstes, pas plus que le mérite d’avoir suscité le mouvement. Il est cependant indéniable que le triomphalisme, répandu avec tant d’irresponsabilité, a ouvert la voie à la désespérance quand il n’a plus eu la possibilité d’exister.

  1. Dans l’ordre :

    – Mai 1968 et le Mai rampant italien (L’Harmattan, 2008 puis réédition augmentée de 2018) intégralement disponible aujourd’hui sur le site de la revue à : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?livre16#sommaire

    – « Les Théories du complot. Debord, Sanguinetti et le terrorisme, Franceschini et les BR, Sofri et Calabresi » (2008) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article195 texte repris et augmenté dans la deuxième édition de Mai 1968 et le Mai rampant italien sous le titre « Méthode rétrologique et théories du complot » (2018) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article376

    – Interventions no 1 : « Passé, présent, devenir. Des luttes italiennes des années 70 aux extraditions d’aujourd’hui : un État d’exception permanent », (octobre 2002) à propos de l’enlèvement de Paolo Persichetti : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article198

    – Recension de textes dans la brochure : Au plus près de 77. Aujourd’hui, un seul de ses textes est inédit dans nos publications : « Autonomie – Autonomies » de Berardi, Giorgini et Negri, trois protagonistes qui tracent le passage de la première forme de l’autonomie (ouvrière) vers ses formes suivantes (l’autonomie organisée puis l’autonomie des nouveaux sujets : c’est-à-dire les autonomies « plurielles »). Brochure disponible sur demande à lcontrib at no-log.org

    –  « Une lecture insurrectionnaliste de l’autonomie italienne » Commentaire critique du livre de Marcello Tari Autonomie ! L’Italie, les années 70, (La Fabrique, 2011) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article295

    – « Pour et autour de Sante Notarnicola (1938-2021) » (mars 2021) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article471

    – Interventions no 17 : « Réfugiés politiques italiens : quelques réflexions sur amnistie et violence politique », (mai 2021) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article472

    – L’Autonomie hypostasiée. Notes sur L’hypothèse autonome de Julien Allavena (Amsterdam, 2020) » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article475

    – un texte autocritique de Mario Moretti ex-dirigeant des BR et responsable, entre autres de l’enlèvement de Moro dans Brigate Rosse – Une histoire italienne, p.83-p.102, M. Moretti, C.Mosca, R.Rossanda, Amsterdam 2010 []

Avis de parution : L’opéraïsme italien au crible du temps

suivi de Opéraïsme et communisme d’Oreste Scalzone.

Présentation :

Si l’Internationale situationniste a pu dire, un peu présomptueusement, qu’elle était « la théorie de son temps », en résonance avec le Mai-68 en France, l’opéraïsme comme théorie de l’autonomie ouvrière s’est révélé être la théorie de son temps en Italie. À travers le mai rampant, il a imprégné de larges secteurs de la jeunesse étudiante et ouvrière, tout particulièrement celle issue de l’immigration interne en provenance du Mezzogiorno. En cela, l’opéraïsme a constitué le dernier maillon théorique de la chaîne historique des luttes de classes. Il a maintenu le lien entre d’une part, l’affirmation d’un pouvoir ouvrier pendant l’automne chaud de 1969, et d’autre part son possible dépassement vers une révolution à titre humain à travers le vaste mouvement de refus du travail des années 1970 (absentéisme, sabotage, grèves antihiérarchiques pour un salaire indépendant de la productivité). Ce mouvement trouvera son point culminant en 1977 dans une rupture définitive avec les syndicats et le PCI. C’est cette démarche théorique et ses pratiques que nous appréhendons ici à partir de notre propre saisie.

Pour sa part, Oreste Scalzone, alors directeur du journal homonyme du groupe Potere operaio, intervient dans Opéraïsme et communisme, non pour faire revivre un opéraïsme fantasmé ou au contraire englobé dans l’album de famille d’un mouvement communiste en général, mais pour mettre en avant, par-delà ses éléments de continuité et de discontinuité, en quoi il s’est avéré être un mouvement hérétique.

Commandes pour particuliers

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11, rue Chavanne
69001 LYON

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France et Belgique :

Diffusion : Paon Diffusion, Distribution : SERENDIP Distibution

Suisse :

Diffusion et distribution : Éditions D’en bas


Bonnes feuilles :

POURQUOI L’OPÉRAÏSME ?

On peut se poser la question de savoir à quoi nous sert aujourd’hui de revenir sur cette histoire ancienne comme le pose Michel Valensi dans sa préface à Nous opéraïstes1, comme le ressent sans doute aussi Mario Tronti quand il s’évertue encore à diffuser sa parole et à retracer au plus près son parcours théorique et politique, dans une époque où il est devenu de bon ton de commémorer ou surtout de parler « autour de », autour de 1968 ou de 1969, autour de 1977, mais plus rarement d’évoquer directement les événements et les idées qui ont marqué la décennie de lutte 1968-1978 en Italie tout particulièrement.

Mettre en réflexion l’histoire pour ce qui doit en amener le retour dit Michel Valensi dans cette préface, c’est-à-dire aussi faire pièce à toutes les écritures historiographiques et universitaires qui se font plus présentes aujourd’hui que le temps écoulé tend à accréditer l’idée que tout cela est maintenant du domaine de l’histoire.

Mettre en réflexion cette histoire, pour l’Italie ici, mais aussi pour nous ailleurs et partout où nous fûmes pris par l’époque, ce n’est pas évident quand on pense comme Tronti que la défaite ouvrière du XXe siècle a été une tragédie pour la civilisation humaine. Une idée qui fait remonter la défaite à bien plus loin dans le temps. Une défaite des mouvements communistes historiques donc, mais qui n’a pas empêché que se manifeste le dernier assaut révolutionnaire des années soixante–soixante-dix parce que la messe n’était pas encore dite, l’époque des révolutions ouvrières n’était pas encore close.

Il va donc sans dire que cette mémoire est la mémoire d’une défaite, mais la garder vivante est fondamental si l’on veut maintenir une histoire du point de vue de ses protagonistes, c’est-à-dire une mémoire vivante, avant que, forcément, elle laisse la place à l’histoire des historiens et à l’histoire reconstituée des vainqueurs ou des médias.

Si ce dernier assaut a atteint une telle intensité en Italie et une telle durée, cela est dû, il faut le dire, à la spécificité de la situation italienne, à sa situation intermédiaire dans le développement capitaliste qui, selon Tronti, en faisait un maillon faible (anello debole) du capital parce que « le miracle italien », en fait une modernisation de rattrapage, produisait non seulement un capital plus concentré dans quelques grandes entreprises sises dans le triangle industriel du Nord, mais aussi, et surtout, une nouvelle classe ouvrière moderne, peu qualifiée, peu syndiquée, en provenance, cas unique avec l’Espagne, de sa propre migration interne Sud-Nord. C’est elle qui allait occuper les nouveaux postes de travail dévolu à « l’ouvrier collectif », ces chaînes de montage qui souderaient ses membres de manière accélérée, donnant ainsi un caractère collectif à leur révolte immédiate, quasi instinctive contre le travail dans la grande usine. Une révolte qui tranchait et sans doute les séparait parfois des ouvriers syndiqués de vieille tradition ouvrière, mais sans laquelle ne se comprendrait pas ce que fut le mouvement de refus du travail.

Comme le dit Mario Tronti : la grande usine a été « le contraire de ces non-lieux qui configurent aujourd’hui la consistance, ou mieux l’inconsistance, du post-moderne […] La concentration des travailleurs dans le lieu de travail déterminait les masses sans faire masse. » (Nous opéraïstes, op. cit., p. 134).

Certes, il fallut que ce mouvement trouve sa théorie et que la théorie trouve son mouvement. C’est là toute l’originalité de ce qui les réunit : l’opéraïsme.

À cet égard, on peut justement considérer l’opéraïsme comme la dernière expression de la théorie du prolétariat, mais dans une conception hérétique de celle-ci. « La lutte contre le travail résume le sens de l’hérésie opéraïste. Oui, l’opéraïsme est une hérésie du mouvement ouvrier. » (Nous opéraïstes, op. cit., p. 139).

Ce n’est qu’en 1977 que l’Italie a fini son rattrapage et le télescopage entre l’ancien et le nouveau, entre révolution ouvrière et révolution du capital y a été beaucoup plus violent qu’ailleurs, car condensé sur une durée beaucoup plus réduite. Ce qui fait que la défaite, dès la fin des années 70, a pu être ressentie comme plus totale, comme une défaite de l’idée de révolution, c’est-à-dire non seulement d’une révolution de classe, d’une révolution ouvrière, mais même d’une révolution plus générale, « à titre humain » dont certains germes avaient déjà percé dans le mai-juin 68 français et dont d’autres avaient levé dans le 77 italien. Ne restait alors plus que l’amorce d’une « libération » des potentialités et des subjectivités2 mais qui était intégrée dès le départ à la dynamique du capital si on comprend celle-ci — et c’est un autre enseignement de l’opéraïsme — comme le produit de la dialectique des luttes des classes dans ces années-là.

  1. – Mario Tronti, Nous opéraïstes. Le ‘roman de formation’ des années soixante en Italie, Paris, Éditions d’En bas/Éditions de L’Éclat, 2016. []
  2. – Pour Franco Berardi (« Bifo ») : « À un moment donné, on peut parler de défaite du mouvement de l’autonomie en Italie, on peut légitimement dire que le mouvement de l’autonomie a été battu. Mais je prétends que le mouvement de l’autonomie ne représente pas vraiment ce que le concept d’autonomie contient en lui-même comme possibilités. Le mouvement de l’autonomie en tant que concentration, accumulation des expériences différentes qui remontaient à toute l’histoire du mouvement ouvrier, le mouvement de l’autonomie, donc, avec ses composantes militaristes, avec ses composantes léninistes, etc., a été battu. Mais le concept d’autonomie, je crois, ne peut donner toute sa richesse qu’à partir du dépassement du cadre industriel, c’est-à-dire aujourd’hui. » (Marie-Blanche Tahon et André Corten, L’Italie : le philosophe et le gendarme, Montréal, VLB éditeur, 1986, p. 230). La rupture avec l’opéraïsme est consommée et revendiquée. Le projet politique est mort, le processus est vivant. Vive l’autonomie tout court ! C’est ce à quoi renvoyait la citation du numéro de juin 1977 de la revue A/traverso : « La révolution est finie, nous avons gagné. » []

Mai 1968 et le Mai rampant italien – intégral

Le livre Mai 1968 et le Mai rampant italien est désormais disponible en intégralité (au format html) sur le site de Temps critiques : retrouvez-le ici

Présentation

Depuis 2008, date de la première édition de ce livre, les descriptions et les interprétations qu’avançaient les auteurs ont-elles été réfutées ou infléchies par l’histoire de ces dix dernières années ? Nous ne le pensons pas. Toutefois, il s’est avéré nécessaire d’élaguer certains développements devenus plus secondaires ou abordés ailleurs et d’approfondir d’autres aspects qui mettent en lumière les fortes analogies mais aussi les différences entre le mouvement d’insubordination généralisée qu’a connu la France et le mouvement de refus du travail et de critique violente de l’Etat qui a bouleversé l’Italie à cette époque.

Mai 68 est d’abord un événement singulier, ni répétition des révolutions du passé, ni anticipation d’un futur déjà programmé par une théorie qui l’aurait prévu. Soudaine irruption du refus de l’existant et de sa reproduction, Mai 68 constitue un moment historique qui réalise la conjonction unique de deux mouvements de lutte jusque-là restés séparés. D’une part la contestation de toutes les institutions et des rôles traditionnels, d’autre part une critique du travail et la mise en cause de sa centralité au sein du rapport social capitaliste.
Le mouvement révolutionnaire en Italie a été justement qualifié de « Mai rampant » parce qu’il court sur la décennie 1968-78, mais surtout parce qu’il comporte les deux dimensions historiques concentrées en France sur deux mois : la fin du cycle des révolutions prolétariennes (le Biennio rosso de 1968-69) et l’émergence d’une ère de révolutions à titre humain (le mouvement de 1977).

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XX

Quand la forme réseau de l’État résorbe progressivement les institutions…

– Trois grands corps de l’inspection générale des services de l’administration (affaires sociales, finance et administration) vont être concernés par la réforme d’Amélie de Montchalin, ministre de la Transformation et de la Fonction publiques (sic) (Le Monde le 7 mai). La semaine suivante, c’est la réforme de la haute fonction publique qui a conduit le Syndicat de la juridiction administrative (SJA) et l’Union syndicale des magistrats administratifs (USMA) à appeler à la grève. Les magistrats administratifs sont « les victimes collatérales d’une réforme qui n’a pas été pensée pour eux », dénoncent les deux organisations qui s’opposent, entre autres, à l’obligation de mobilité en début de carrière. « Être sur le terrain » traduit la ministre (Les Échos, le 21 mai). Dans le même souci de supprimer effectivement la conjonction de coordination de son ministère, une réforme des fonctions de préfet et de sous-préfet est aussi à l’ordre du jour

– En provenance de « l’opposition » cette fois : le patron du PS, Olivier Faure, s’est excusé jeudi de « l’expression malheureuse » employée la veille lors du rassemblement des policiers, lorsqu’il a parlé d’un « droit de regard » de la police sur les peines prononcées. Il s’était attiré les foudres de LFI et des écologistes pour avoir déclaré qu’il fallait ne pas « déposséder la police des peines administrées » et « qu’elle puisse avoir un avis sur la question, jusqu’aux aménagements de peine ». La chef de file des députés PS, Valérie Rabault, s’était désolidarisée de cette position (Les Échos, le 21 mai).

– Dans les régions rurales les services publics tendent à être regroupés pour des raisons d’économie budgétaire de l’État et ils sont remplacés par des « Maisons France Services » aux activités multifonctions dont seule une partie est prise en charge par l’État, le reste devant être assuré par les collectivités locales (cf. l’enquête dans les Ardennes, Libération, le 14 juin).

– Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1772, à Arrans (généralité de Dijon), dix-huit villageois brisent la clôture d’une prairie appartenant à un notable et s’emparent du foin qui y a été coupé : ils revendiquent « la possession où ils sont depuis plus de trente ans et même un temps immémorial et sans interruption de vendre et publier annuellement en délivrance la seconde herbe de la prairie ». C’est l’une des 9 903 révoltes populaires survenues entre 1620 et 1820 en France et regroupées par deux post-doctorants, Cédric Chambru (économiste) et Paul Maneuvrier-Hervieu (historien), sur une carte interactive accessible aux chercheurs et au public sur le site de l’université de Caen (Historical Social Conflict Database). On y trouve la description de l’événement, qu’il s’agisse d’une simple bagarre entre gendarmes et jeunes gens éméchés après une fête de village ou d’une révolte urbaine impliquant des milliers de personnes. En France, le nombre d’événements recensés s’attaquant, physiquement ou oralement, à une personne, des biens ou des symboles représentant un pouvoir politique, religieux ou économique augmente fortement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : il passe de moins de 500 entre 1730 et 1740 à 700, puis à 750, 900 et 1 300 au fil des décennies suivantes, pour culminer à 1 600 entre 1780 et 1790 lorsqu’éclate la Révolution française. Le motif le plus courant de ces conflits concerne la résistance à la fiscalité (environ 3 500 sur 10 000), qu’il s’agisse de s’attaquer aux percepteurs ou aux douaniers, de brûler les registres fiscaux ou de manifester contre une hausse de taxe… La deuxième cause de conflictualité concerne la question des subsistances (2 300 événements), qu’il s’agisse de piller des magasins – surtout les boulangeries –, d’attaquer des convois de grain ou de farine traversant la région, de manifester son mécontentement contre la hausse des prix sur les marchés ou les places publiques, de violenter les commerçants accusés d’être des « accapareurs », etc. En troisième position arrive la résistance à l’appareil d’État – affrontements avec l’armée, la police ou la « maréchaussée » (1 250) – par exemple pour libérer des personnes arrêtées précédemment. Loin derrière viennent les conflits liés au travail (440), puis les actes hostiles contre les seigneurs, les ecclésiastiques, les aristocrates, les notables, les municipalités… Plus que la lutte des classes, ce panorama de la révolte sociale met donc en lumière la mise en cause de l’autorité de l’État et de sa manifestation la plus marquante pour la vie quotidienne des « sujets » de l’Ancien Régime, comme plus tard des citoyens de la République : le prélèvement de l’impôt. Le « gilet jaune » se porte depuis bien longtemps nous dit Antoine Reverchon dans Le Monde, le 21 mai.

Ce petit historique tendrait à montrer une permanence de la révolte fiscale qui engloberait toute spécificité et finalement historicité du mouvement des Gilets jaunes. Ainsi, pour Reverchon, on aurait eu affaire à « deux siècles de Gilets jaunes ». On peut en douter. Ces révoltes fiscales sont certes récurrentes, mais ce sont des révoltes d’Ancien Régime et d’ailleurs son exemple le plus récent remonte à 1790. Elles sont en fait beaucoup plus rares en temps de république parce que le consensus démocratique se construit aussi autour de la légitimité de l’impôt et des taxes principales que les « citoyens » acceptent de payer pour financer ce qui apparaît (à tort ou à raison) comme des dépenses collectives ou pour le bien commun. Ce qui fait que les rares révoltes fiscales contemporaines ne concernent que des catégories socio-professionnelles bien précises comme les artisans et commerçants (UDCA et Poujade dans les années 1950, Cid-Unati et Nicoud dans les années 70) qui, pour différentes raisons, se sentent pressurés ou broyés par la machine d’État sans en profiter autant que les autres (par exemple les artisans et commerçants étaient encore exclus de la couverture sociale au début des années 1970, alors que les paysans au même statut d’indépendants y avaient été progressivement inclus). Avec la révolte des Gilets jaunes on a un mouvement de révolte d’une tout autre ampleur parce que touchant des catégories beaucoup plus variées qui, comme à l’époque pré-révolutionnaire des années qui précèdent 1789, partent d’un refus concret mais le dépassent par une remise en cause de la légitimité du pouvoir en place. Mais avec le mouvement des Gilets jaune, c’est la légitimité républicaine qui est remise en cause au nom des principes de la république parce que l’égalité des conditions s’effacerait devant le retour des privilèges (cf. les références positives à la Révolution française et en contrepoint la haine contre la « Macronie » comme nouvelle royauté).

– Parmi l’évolution linguistique, la notion de « sûreté » qui avait sa part d’objectivité a laissé place à la notion de « sécurité » qui repose sur la subjectivité et le ressenti. C’est à partir de cette dernière notion que se discute aujourd’hui la question de la plus ou moins grande « insécurité » par rapport aux périodes historiques précédentes. D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur ne se cache pas de préférer le bon sens du boucher charcutier de Tourcoing aux études de l’Insee (Libération, le 21 mai). Il est vrai que les chiffres sont parfois trompeurs puisque l’affinement de la comptabilisation des violences et la déclaration de celles-ci augmentent mécaniquement les chiffres sans que forcément les faits soient croissants. Il en est de même quand la définition des faits de violence change au point que l’extension de son domaine (par exemple il y a eu récemment un durcissement et un élargissement du délit de « coups et blessures volontaires ») augmente là aussi mécaniquement les chiffres. Et pour ce qui est du projet de loi « sécurité globale, on peut dire que la tentative d’étendre le champ est maximale. Les économistes néo-libéraux diraient à ce propos qu’on a un exemple stylisé d’une prophétie auto-réalisatrice.

– Dans les discussions en cours entre les syndicats de soignants et les pouvoirs publics sur les salaires, on entend de supposés experts parler d’une nécessaire « débureaucratisation » des hôpitaux comme si ces établissements en étaient restés à « l’administration générale » de Flayol… Un bon exemple de ce changement de structure nous est fourni par la grève des « techniciens » de l’hôpital, c’est-à-dire en fait du personnel non-soignant, dont nous avions dit dans un de nos relevés de notes que sa part représentait en France plus de 35 % de l’ensemble du personnel. À mots couverts des journaux comme Le Figaro et Les Échos avaient présenté cela comme une anomalie, mais en cohérence avec la prétendue enflure spécifique du personnel administratif en France. La récente grève vient rappeler qu’aujourd’hui les chaînes de travail (et de « valeur »), y compris dans l’administration, sont bien plus complexes qu’une lecture superficielle des chiffres peut le laisser entendre.

… ses formes régaliennes issues de l’ancienne forme nation se durcissent

– La crise du Covid a révélé qu’en dépit de plus de soixante ans de construction européenne visant à décloisonner, le réflexe des États face à une menace extérieure, comme déjà en 2015, reste de contrôler ou de fermer leurs frontières nationales. Le code Schengen, qui régit les possibilités des États en la matière, a montré toutes ses limites. Comme le constate une étude de la Fondation Schuman, les États membres, jouant sur ses zones d’ombre et sa souplesse, l’ont amplement « contourné ». « Certaines situations ont mené à des violations du droit fondamental des Européens à circuler librement, en particulier pour retourner dans leur pays », pointe même la fondation. Cette crise a de fait créé un dangereux précédent. Personne n’est sûr que les gouvernements renonceront à ces contrôles qui plaisent tant à une partie de leurs électeurs. Comme Clément Beaune, le secrétaire d’État aux Affaires européennes l’a affirmé, il y a « un risque que l’idée que la frontière n’est pas un leurre s’installe » (Les Échos, le 14 juin).

– Le progrès technologique qui a été si profitable à l’expansion des multinationales géantes ne s’essouffle pas, mais il se divise, ce qui produit le même effet. On assiste un peu partout à une montée du nationalisme technologique. Les puissances, Chine et États-Unis en premier lieu, mais aussi l’UE, cherchent à être plus indépendantes. Il sera donc de plus en plus difficile pour les entreprises multinationales d’être puissantes à la fois aux États-Unis et en Chine, de rester implantées et de se développer dans les deux territoires. C’est déjà le cas de Huawei mis hors jeu par l’administration américaine. C’est celui de Microsoft en train d’être chassé des ordinateurs de la bureaucratie chinoise. Tesla, soupçonné de tracer les militaires chinois, ou Nike, boycotté pour avoir interrompu ses approvisionnements pour les Ouïgours au Xinjiang, ont également du souci à se faire. Quant aux entreprises géantes chinoises qui ont commencé plus tardivement à s’internationaliser, la conquête hors Asie se heurte à des barrières commerciales et réglementaires croissantes. Même l’Union européenne, pourtant ouverte, prend des mesures pour contrôler leurs acquisitions sur son territoire (Les Échos, le 21 mai).

– Le code d’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) mis en place par Sarkozy en 2004 vient encore d’être remanié sans éviter le fait qu’il continue à être une machine à produire des personnes sans-papiers puisque la loi oblige ces derniers à se déclarer demandeurs d’asile pour ensuite être régularisés… alors qu’ils ne sont pas demandeurs d’asile. Comme beaucoup d’entre eux cherchent en fait un travail qu’ils trouvent, un adjuvant de 2012 a été rajouté pour permettre l’embauche d’un salarié déclaré en préfecture et payé au moins au SMIC, mais à condition qu’il soit en France depuis déjà de 3 à 7 ans avec la preuve de feuilles de paie, alors justement que la plupart du temps ils n’en ont pas. Ces travailleurs sont à la merci d’un contrôle et d’un arrêté d’obligation de quitter le territoire, à la merci aussi de tout le système de sous-traitance qui anime la division capitaliste du « marché du travail » aujourd’hui dans des secteurs non délocalisables. C’est l’institution qui produit à la fois l’illégalité de ces statuts et conditions de travail et transforme ceux qui en sont victimes en travailleurs illégaux (cf. Judith Balso, « Sans-papiers, travailleurs de force et de poussière »,Libération, le 18 mai).

Inégalités

– Selon l’Insee, avant toute forme de redistribution, les inégalités sont très fortes en France. Les revenus des 10 % les plus riches sont alors treize fois plus élevés que ceux des 10 % les plus pauvres. Selon les calculs usuels de transferts, ce ratio chute à sept fois. Mais en intégrant les transferts en nature et les services publics, les revenus des 10 % les plus riches ne sont que trois fois plus élevés que ceux des 10 % les plus pauvres. L’étude souligne combien « les services publics de santé et d’éducation jouent un rôle déterminant dans la réduction des inégalités ». Pour les 10 % les plus pauvres, ces transferts « en nature » représentent 1,7 fois la valeur des transferts monétaires et contribuent à 44 % de leur niveau de vie après transferts. Pour les 10 % les plus riches, ce dernier chiffre n’est que de 7 %. En euros, ces transferts représentent 12 600 euros par unité de consommation pour les 10 % les plus pauvres et 6300 euros pour les 10 % les plus aisés. Ces transferts permettent ainsi de compenser l’aspect largement non redistributif des retraites, qui sont proportionnelles aux salaires de départ. La santé et l’éducation sont donc les deux piliers de ces transferts. Les personnes les plus modestes sont aussi celles qui connaissent le plus de problèmes récurrents de santé, notamment en raison de leurs conditions de travail, et qui ont par conséquent recours plus souvent au système de santé. Face à un scénario où chacun devrait individuellement payer le prix de ses propres dépenses de santé, les plus pauvres bénéficient là d’un soutien majeur grâce à l’aspect redistributif et solidaire du système de Sécurité sociale. Il en va de même de l’éducation. Contrairement à une idée reçue selon laquelle l’éducation publique profiterait davantage aux plus riches parce que leurs enfants ont des scolarités plus longues, l’étude montre que la réalité est beaucoup plus complexe. Certes, les 10 % les plus aisés perçoivent 11,9 % des dépenses d’éducation du supérieur, contre 7,4 % des dépenses du primaire et secondaire. Mais les 10 % les plus pauvres perçoivent 16,1 % des dépenses du supérieur et 14,6 % des dépenses du primaire et secondaire.

Globalement, les dépenses de ces deux premiers niveaux représentent 80 % de l’ensemble et sont fortement redistributives (ce qui n’est pas le cas des dépenses du supérieur qui profitent effectivement plus aux 20 % les plus riches qu’aux classes moyennes et populaires a fortiori). Enfin, les allocations-logement sont également fortement redistributives : 44 % de ces dépenses sont destinées aux 10 % les plus pauvres. Quant aux services publics non individualisables, ils profitent tant aux plus pauvres qu’aux plus aisés, dans la mesure où ces derniers se concentrent dans des zones urbaines où ces services sont les plus présents. Cela induit cependant aussi une fonction globalement redistributive. Cette situation est d’autant plus importante que l’impact de la fiscalité est globalement négatif sur les inégalités si on intègre la TVA et les impôts sur la production. Ce sont ainsi bien les 10 % les plus pauvres qui contribuent le plus au regard de leurs revenus avant transferts. L’ensemble des prélèvements pour ce décile est de 68 % des revenus, principalement en raison de la fiscalité indirecte. À l’inverse, ce sont bien les 10 % les plus aisés qui, au total, contribuent le moins (53 % de leurs revenus avant transferts), quand bien même ils paient la part la plus élevée de l’impôt sur le revenu. La fiscalité a donc un effet — qui contribue à creuser de 5 % les inégalités (Romaric Godin, Mediapart, le 28 mai).

– Étonnement : au premier trimestre 2021 le revenu disponible brut des Français n’aurait baissé que de 0,2 % soit une baisse du pouvoir d’achat de 1 %… mais ce dernier resterait supérieur de 1,2 % à celui de 2019 au quatrième trimestre ; mais c’est le ressenti qui n’est pas le même et à ce sujet, 90 milliards d’euros d’épargne supplémentaire sont en suspens1 (Le Monde, le 29 mai). Or, on assiste aujourd’hui à une sorte de désaccumulation de la consommation en parallèle de la désaccumulation de capital. La croissance du « seconde main » dans le vêtement et du marché de l’occasion dans l’automobile en sont les signes les plus marquants. Cela est congruent avec une plus grande mobilité des personnes et des goûts même si les dépenses de cocooning ont aussi augmenté pendant le confinement. Rien de révolutionnaire là-dedans puisque l’alternative que représente l’économie circulaire est parfaitement intégrée à l’économie de plateforme qui la sous-tend. Élodie Juge de l’université de Lille précise même que les Vinted et Le Bon coin participent pleinement de la conception néo-libérale des échanges en tant qu’école pratique de commerce entre vendeurs et acheteurs à la recherche de petits « profits » plus que de marchandises satisfaisant des besoins précis. Le néo-libéralisme est bien de l’ordre du désir (Libération, le 29 mai). Mais surtout, les perspectives pour 2021 marquées par une vive reprise s’annoncent encourageantes. Selon l’Insee, en dépit d’une inflation qui devrait remonter à 1,5 % en moyenne cette année, la hausse du pouvoir d’achat des ménages devrait nettement s’accélérer, pour atteindre 1,8 % (+1,4 % par unité de consommation, en tenant compte de l’évolution démographique). « La reprise de l’activité va permettre aux ménages de retrouver les revenus tirés de leur emploi », explique Olivier Simon, chef de la division synthèse conjoncturelle de l’Institut (Les Échos, le 2 juillet). Cette croissance sera due à la hausse des revenus d’activité malgré la baisse des aides exceptionnelles, dont les mesures de chômage technique.

– Piketty et Zucman ont montré que la part de l’héritage dans les revenus avait baissé jusqu’aux années 70 avant d’augmenter sans cesse depuis. Ce retour de l’héritage est à la fois prôné par le gouvernement comme une vertu des « solidarités familiales » et revendiqué par les familles les moins aisées qui sont celles qui sont le plus attachées au principe. Elle l’intègre paradoxalement comme une conséquence de la méritocratie (de l’épargne travailleuse par exemple par rapport à la consommation des riches). À partir de là une taxation sur l’héritage des riches dans le but de réduire les effets dynastie serait impopulaire (Télérama, 14 avril 2021).

– « La pandémie a ralenti le processus en cours de forte croissance des salaires minimums et de convergence des salaires minimums entre les pays de l’Union », concluent deux chercheurs de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et la qualité du travail (Les Échos, le 10 juin 2021) et là où il s’est accéléré par volontarisme politique comme en Espagne avec l’arrivée de Sanchez au pouvoir si l’impact a été bon sur le niveau et les conditions de vie, le bilan est moins bon pour les créations d’emploi. Les économistes de la banque d’Espagne (et proches du patronat) constatent que les plus affectés, selon eux, ont été les jeunes qui peinent à décrocher un premier emploi, les travailleurs précaires,  les ouvriers agricoles et les plus de 45 ans au chômage qui ont des difficultés à retrouver un emploi (ibid.).

– « Les employés du commerce de détail démissionnent à un rythme record pour un travail mieux rémunéré… Les Américains abandonnent leurs emplois par millions, et le commerce de détail ouvre la voie avec la plus forte augmentation de démissions de tous les secteurs. Quelque 649 000 travailleurs du commerce de détail ont déposé leur préavis en avril, le plus grand exode d’un mois de l’industrie depuis que le département du Travail a commencé à suivre ces données il y a plus de 20 ans… »2.

– La métropole de Lyon va mettre en place un revenu de solidarité jeune (RSJ) au niveau de 400 euros pour tous les moins de 25 ans, français ou étrangers en situation régulière domiciliés depuis au moins 6 mois. Cela concernerait 2000 personnes par an. Le président de la métropole se défend à l’avance de toute mesure d’assistanat, car il estime que le chiffre de 400 euros est trop bas pour décourager la recherche de travail. Libération, le 11 juin qui mène une enquête sur ce point signale que la notion de revenu universel pour tous « ne passe pas » dans le grand public, car personne ne comprend pourquoi les hauts revenus la toucheraient ; par contre l’idée pénètre parmi les couches défavorisées (rappelons que B. Hamon avait fait seulement 6 % à l’élection présidentielle de 2017 sur ce cheval de bataille. Pourtant, pour la sociologue du travail Danielle Linhart qui signe dans le même journal un hymne au travail qu’il suffirait simplement de libérer du lien de subordination à l’employeur pour lui redonner son caractère créatif et citoyen, cette mesure entraînerait une difficulté encore plus grande à mener des luttes ayant pour enjeu la critique du travail tel qu’il est puisque, finalement, la contrainte au travail s’allégerait. À l’opposé d’une Dominique Méda qui prône la déconnexion entre revenu et travail, elle reste dans le paradigme du travail.

– En France, seulement 29 % des dirigeants d’entreprise disent vouloir pérenniser l’utilisation du télétravail (étude Viavoice pour Sopra Steria, 23 avril). Mais ce chiffre atteint 80 % parmi les dirigeants d’entreprises de plus de 1 000 salariés, et seulement 23 % parmi les patrons de PME de moins de 100 salariés. Si le Covid-19 a accéléré à marche forcée l’usage du télétravail dans le monde, des disparités importantes existent selon les pays. Certes, selon les statistiques du Forum économique mondial (« The Future of Jobs Report », octobre 2020), 44 % des employés de la planète déclarent avoir été en mesure de travailler à distance pendant la pandémie, tandis que 24 % déclarent ne pas avoir pu le faire. Mais, parmi ces télétravailleurs, la plus grande part (38 %) exerce leur métier dans les pays à hauts revenus, 25 % dans les pays à revenus moyens supérieurs, 17 % dans les pays à revenus moyens inférieurs, 13 %  dans les pays à faibles revenus. Les entreprises offrant le plus d’occasions de télétravail sont dans le secteur de l’assurance et des technologies de l’information : 74 % de leurs salariés affirment avoir télétravaillé. Alors que les services à la personne, l’alimentaire, l’agriculture, le commerce de détail, la construction ou le transport offrent peu d’occasions de pratiquer le télétravail. Finalement, l’amélioration de la productivité par le télétravail reste circonscrite à certaines populations, à certaines tâches, à certains pays, à certaines cultures. En fin de compte, le télétravail est davantage un projet de société qu’une affaire de productivité. Certains pourront librement y adhérer ou pas selon certains critères, mais ce n’est assurément pas un modèle d’activité que l’on pourrait généraliser à des ensembles culturels éloignés de l’idéologie de l’élite du business occidental (Le Monde, le 4-5 juillet).

– Ioana Marinescu, enseignante à l’université de Pennsylvanie dans « Faut-il imposer un salaire maximum » relève que les gains de productivité importants depuis 1980 ont été inégalement répartis du fait que le salaire médian a baissé alors qu’augmentaient les hauts salaires.. Néanmoins, pour elle, la taxation de ces hauts salaires ne serait pas une solution ; elle n’empêcherait pas la baisse de ce même salaire médian car la cause n’en est pas la même (ce n’est pas parce que l’un baisse que les autres montent). En effet, la baisse du salaire médian serait essentiellement due à la division internationale du travail qui met les salariés des pays riches en concurrence avec ceux des pays pauvres ou émergents ce qui rogne les avantages acquis par les premiers ; alors que la hausse des hauts salaires serait liée à l’innovation et à la créativité d’une fraction capitaliste même si ce n’est pas celle qui domine. Sans qu’elle l’exprime directement, c’est un nouveau signe de l’évanescence de la valeur.   

– Dans le cadre du tout est équivalent dans et pour le monde de l’information, une page entière du journal Le Monde (3 juin) est consacrée aux nouveaux « forçats du boulot ». D’un côté, le haut du panier avec des « juniors » de Wall-Street : « Épuisés, treize jeunes travaillant pour Goldman Sachs ont sonné l’alarme en début d’année » (salaire moyen en début de carrière transformé eu euros : 100 000 et 500 000 au bout de 5 ans… s’ils tiennent le coup). C’est apparemment la même situation qui domine à la City puisque d’après Daniel Beunza Ibanez, professeur de l’École de commerce de la City University of London, en pleine crise, les banques n’ont pas embauché et en demandent toujours plus aux débutants censés préparer les dossiers de fusions/acquisitions ou d’introduction en Bourse… de leurs supérieurs. De l’autre un chroniqueur se penche sur le sort des start-upers de base : « Sur le sujet, les start-ups se laissent facilement entraîner par la dynamique de croissance exponentielle qui leur fait confondre management toxique et engagement total. Et l’absence d’intelligence émotionnelle peut rendre aveugle aux risques encourus par les salariés. À tel point que les dirigeants de start-ups sont nombreux à être surpris, ou à feindre de l’être, par les propos des victimes. Et, malgré l’avalanche de témoignages de maltraitance ou de burn-out, ils restent longtemps dans le déni et peinent à en sortir ». Pour Caroline Pailloux, directrice générale d’Ignition Program, une entreprise de recrutement et de formation au management de hauts potentiels spécialisée dans les start-ups : « Les dirigeants sont persuadés que les gens qui les rejoignent souhaitent d’abord assouvir leur ambition, répondre à un challenge. On doit leur expliquer que le sentiment d’appartenance ne passe pas obligatoirement par la violence opérationnelle. Et ce n’est pas parce que des collaborateurs acceptent de se faire mal qu’on doit tolérer tous les comportements. » Sans commentaire.

Interlude

  • d’Olivier Véran, le ministre de la Santé (Le Parisien, le 12 juin) : « Je suis passé de journées composées à 200 % par du covid à des journées composées à 100 % par du covid résultat, cela me laisse 100 % pour faire autre chose… ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas la bosse des maths !
  • Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, assène (Les Échos, 9 juin) : « Il faut faire attention à ne pas passer du “quoi qu’il en coûte” au “quoi-qu’il-en-coûtisme”. »
  • Promesse de Jean-François Delfraissy, le président du Conseil scientifique (Europe 1, 11 juin) : « Cet été, nous allons nous mettre un peu en veilleuse. »
  • Le collectif Coiffure en lutte prône une tarification « non genrée », reprenant ce constat fait par des associations de consommateurs : les prix des produits étiquetés « pour femmes » sont plus élevés que ceux destinés aux hommes (Ouest France, 10 juin). « Aujourd’hui, un homme aux cheveux longs va payer moins cher sa coupe qu’une femme aux cheveux longs, explique le collectif. Et, inversement, une femme aux cheveux courts va payer plus cher qu’un homme. » Ce collectif semble vraiment révolutionnaire car il prend les choses à la racine [NDA]. Le Canard enchaîné le 16 juin titre :« Bien engagé derrière les oreilles ». C’est dire si le privé est devenu politique !

Taux d’intérêt, inflation, bulle

– P. Artus, dans son article : « Les politiques monétaires ultra-expansionnistes ont fait disparaître le concept de valeur fondamentale des actifs, et par conséquent le concept de bulle » (Le Monde,30-31 mai) explique d’une part comment une augmentation des prix des actifs ne conduit pas forcément à une bulle tant que les banques centrales sont tenues de maintenir des taux relatifs très bas par rapport aux taux de croissance pour garantir la solvabilité de la dette des États ; et d’autre part qu’il est difficile de parler de bulle (écart entre valeur fondamentale de l’actif et prix) quand la valeur fondamentale devient difficilement évaluable. Il en découle qu’il n’y a plus de prix « normal ». Tout prix est possible dans le cas d’une telle indétermination. « Cette dynamique explique la très forte hausse de certains prix d’actifs observée aujourd’hui. Mais pour lui ce n’est pas une bulle, c’est la conséquence de la rapidité de la création monétaire due aux politiques expansionnistes des banques centrales, dans une situation où la disparition de la valeur fondamentale des actifs permet une forte hausse des prix sans emmener ceux-ci très au-dessus de la valeur fondamentale. Cette valeur étant arbitrairement élevée, les prix des actifs peuvent eux-mêmes monter sans limites. » (Artus, ibid.). Certains économistes, dont Larry Summers, l’ancien secrétaire américain au Trésor, estiment au contraire que les pays occidentaux entrent dans une longue période d’inflation. D’une part, les tensions sur l’organisation de l’industrie mondiale risquent de durer, car construire une nouvelle usine de puces électroniques pour répondre à la demande prend des années. Par ailleurs, les États ont mis en place d’énormes plans de relance comme celui de la BCE ou celui de Biden ce dernier étant clairement perçu comme inflationniste. Cette évolution de Summers est significative puisque le 27 mars 2021 il déclarait au New York Times : « À mon avis, il existe une probabilité d’un tiers pour que des perspectives inflationnistes significativement au-dessus de la cible de la Fed de 2 % s’installent durablement, d’un tiers pour que la Fed induise une importante instabilité financière ou une récession et d’un tiers pour que l’issue soit conforme aux espoirs des responsables politiques ».

Joseph Stiglitz, quant à lui, penche pour une inflation conjoncturelle liée à la complexité des flux globalisés. Pour lui, l’actuelle pression inflationniste résulte pour l’essentiel de goulots d’étranglement du côté de l’offre à court terme, qui sont inévitables lorsque redémarre une économie stoppée temporairement. Seulement voilà, lorsque toutes les nouvelles voitures recourent à des semi-conducteurs et que la demande automobile se trouve plongée dans l’incertitude (comme elle l’a été durant la pandémie), alors la production de semi-conducteurs est nécessairement limitée.

À propos des semi-conducteurs un article de Libération, le 25 juin sur Taïwan alerte sur les conditions de leur production. En effet, plusieurs grandes entreprises comme ASE et Canon empêcheraient, en toute illégalité, leurs ouvriers étrangers non taïwanais de sortir de l’usine et même des dortoirs y compris pendant leurs périodes de congé sous prétexte d’urgence sanitaire. Une mesure qui ne concerne pas les salariés autochtones et ceux-ci sont même appelés à dénoncer les contrevenants. Un député du parti nationaliste chinois déclare : « pas de droits de l’homme quand il s’agit de vie ou de mort ». C’est que maintenir la production maximum est vitale pour Taîwan qui s’est organisé en écosystème autour de cette production en intégrant toute la chaîne de l’amont à l’aval, c’est-à-dire de la fonderie jusqu’aux emballages et aux tests. Il s’agit de répondre en flux tendus à une industrie de pointe sous tension et à une situation de pénurie relative dans un contexte de rivalité entre les États-Unis et la Chine.   

Plus largement, la coordination de tous les intrants de production au sein d’une économie mondiale intégrée et complexe constitue une tâche difficile qu’on a trop souvent tendance à considérer comme acquise dans la mesure où les choses semblent fonctionner si bien en bout de course que la plupart des ajustements s’effectuent « à la marge » et de façon plus ou moins invisible.  

Dans le même entretien, Stiglitz fait remarquer l’incohérence de ceux qui criaient hier à la stagnation séculaire et alertent aujourd’hui sur la surchauffe et l’inflation. Il pointe plutôt à terme (quand les effets des plans conjoncturels seront épuisés) le risque d’une insuffisance de la demande, car les ménages pauvres et moyens resteront endettés et l’épargne des riches sera consommée en lissant la dépense sur le moyen ou long terme. En conclusion il livre : « Nous devons considérer l’actuel “débat sur l’inflation” comme ce qu’il est : un leurre agité par ceux qui entendent faire obstacle aux efforts de l’administration Biden dans l’appréhension de quelques-unes des problématiques les plus fondamentales de l’Amérique. La réussite exigera davantage de dépenses publiques. Les États-Unis ont heureusement la chance de pouvoir enfin compter sur un leadership économique qui ne cèdera pas à la tentation alarmiste » (Project syndicate, le 7 juin, traduction : M. Morel, repris in Les Échos le 17 juin).

La hausse des taux peut-elle faire exploser cette bulle financière questionne Le Monde abonné, le 30 mai. « C’est une vraie question : le règne actuel de l’hyper-financiarisation supportera-t-il des taux élevés ? », répond Mme Riches-Flores, économiste indépendante et administratrice de la BNP-Paribas [mais pour nous une fausse question puisque c’est la désinflation des années 1990 qui a produit mécaniquement la financiarisation (en dehors des autres raisons qui préside à celle-ci), NDA].

 C’est pour éviter cette contagion des hausses que les banquiers centraux promettent pour l’instant de ne pas retirer leur soutien. Mais, pour Mme Riches-Flores, la Fed ne va plus pouvoir le faire longtemps, alors que l’inflation dépasse déjà 4 % aux États-Unis, soit le double de son objectif officiel. Elle estime cependant que, si une forte correction des marchés est possible, une vraie crise financière, comme en 2008, n’est pas le scénario le plus probable. « Tant que les taux remontent progressivement, la bulle n’a pas de raison d’éclater », relativise également M. Ecalle, le président de l’association d’analyse des finances publiques Fipeco. « Les banques centrales peuvent gérer cela. » Même en Allemagne où les sirènes anti-inflationnistes reprennent avec un niveau à 2,5 %, la théorie du « zéro noir » ne semble plus une priorité outre-Rhin, car elle serait surtout l’obsession d’une génération en passe de quitter la scène politique. La plupart des partis en lice, y compris les conservateurs, se sont prononcés en faveur d’une augmentation des investissements en Allemagne, quitte à réformer le frein constitutionnel à l’endettement. Le consensus est désormais établi sur le fait que la course à l’équilibre budgétaire des années 2010 a aggravé le vieillissement des infrastructures, dangereux pour la compétitivité (Le Monde, le 9 juin).

– Dans Le Monde, le 17 juin deux économistes se penchant à leur tour sur l’inflation en en faisant un élément essentiel de la dynamique du capital, même s’ils ne s’expriment pas en ces termes. Pour Philippe Martin « il est préférable d’avoir un peu d’inflation. Une économie de marché fonctionne mieux quand les prix augmentent un peu parce que les ajustements de salaires entre secteurs sont facilités ». Il est en effet quasi impossible de baisser les salaires dans un secteur en déclin. Avec une inflation moyenne de 2 % dans l’économie, les salaires peuvent stagner dans certains secteurs et augmenter dans d’autres, plus dynamiques. « La monnaie hélicoptère est un moyen de création monétaire efficace pour relancer un peu d’inflation et éviter les effets collatéraux des rachats d’actifs par la BCE [hausse du prix des actifs financiers et immobiliers détenus par les plus riches et donc hausse des inégalités de patrimoine, NDA], estime pour sa part Éric Monnet. « Paradoxalement, cet instrument permettrait de maintenir l’indépendance de la banque centrale, en tout cas, plus que si celle-ci augmentait encore sa détention de dette publique. » Mais contrairement à la Fed, BDF et BCE sont contre car cela ferait baisser la confiance en l’euro. Pourtant les prix sont de 8 % inférieurs à ce qu’ils devraient être avec un objectif d’inflation à 2 % fixé en 2012, ce qui serait le signe de la sous-activité de l’Europe.

– L’Union européenne vient d’imposer aux multinationales un effort de transparence unique au monde. Les Amazon et autres Google devront déclarer les revenus et bénéfices qu’ils réalisent dans chaque pays de l’Union, et les impôts qu’ils y paient. Ils devront afficher le nombre de personnes qu’ils y emploient pour éviter que ne prospèrent les sociétés « boîtes aux lettres », à Dublin et ailleurs. Cela ne supprime pas les paradis fiscaux exotiques, mais 80 % des transferts de bénéfices (optimisation fiscale) se font en fait entre les 27 de l’UE et prive cette dernière de 50 mds d’euros qui ne seront pas négligeables au moment du remboursement des dettes Covid (Lucie Robequain, Les Échos, le 3 juin).

– Biden cherche à imposer un « taux effectif d’imposition » (une notion qui n’existe pas encore au niveau comptable) d’au moins 15 %. Sa volonté était à l’origine d’imposer 21 % sur les bénéfices des entreprises, puisque 15 % est le taux de pourboire aux États-Unis, mais le Congrès rechigne et les Européens aussi. Plus globalement, il s’agit d’unifier ce qui relevait jusque-là de la souveraineté fiscale avec des taux très différents3 (28 % pour la France, 12,5 pour l’Irlande forme l’éventail dans l’UE) et avec de grosses différences suivant la taille et les secteurs (en France, le taux moyen d’imposition des entreprises du CAC 40 est de 18 %). À noter que Google et Apple déclarent leurs bénéfices en Irlande. Dans le cas de pays comme l’Irlande qui resteraient en dessous du taux minimum, les entreprises verseraient la différence au pays du siège de l’entreprise (ici, 2,5 % aux États-Unis pour Google et Apple). Le paradoxe est quand même que tous les pays n’ont eu de cesse de baisser ce taux depuis de nombreuses années afin de ne pas trop subir la concurrence des paradis fiscaux. On assiste ici à une inversion de la cohérence : puisqu’il se fait un certain consensus contre ces paradis sociaux, il devient logique d’augmenter l’imposition minimale même si on ne revient pas aux taux antérieurs (par exemple 35 % aux États-Unis en 2017)

Les États-Unis ont intérêt à ce que cette taxe touche toutes les FMN qui sont de nationalité variée parce que les Européens ont plutôt les Gafam dans le viseur qui elles sont toutes américaines4. Bref, en tant que puissance, les Américains n’ont pas grand intérêt à être le moteur de la lutte contre l’évasion fiscale. Pourtant, constat troublant : seuls les États-Unis semblent en situation d’empêcher l’optimisation fiscale, tandis que l’Europe n’a pas été capable de stopper le phénomène offshore en son sein. L’Union européenne a façonné le continent selon la logique de la mondialisation elle-même, laissant la Roumanie, par exemple, se développer à la manière d’une zone franche, la République maltaise comme un port franc, l’Irlande et les Pays-Bas comme des paradis réglementaires et le Luxembourg comme un supermarché de législations permissives (Cf. A. Deneault, Le Monde diplomatique, juin 2021).

Les gagnants de l’opération seraient de toute façon les pays du G7 puisque la majorité des sièges sociaux y sont domiciliés qui récupéreraient donc la différence entre taux minimum et taux officiel souvent inférieur dans les pays les moins avancés qui cherchent à attirer les IDE pour financer leur infrastructure insuffisante. Il y a là le risque d’un accord entre grandes puissances aux dépens des pays émergents (Libération, le 4 juin), ce que les spécialistes appellent « l’effet Mathieu » (cf l’article de Céline Azémar, Le Monde, le 13-14 juin qui propose, pour remédier à cet « effet » qui fait que, quelles que soient les réformes, les riches deviennent plus riches, de réserver le taux d’impôt minimal actuellement envisagé par les pays du G7 (15 %) aux firmes s’implantant dans les pays disposant de peu de ressources, mais de placer la barre plus haut pour les firmes qui se localisent sur de grands marchés, avec un impôt sur les profits situé autour de 20 %. Une telle discrimination positive transitoire, serait possible en s’appuyant sur les traités fiscaux bilatéraux existants. Elle permettrait de s’assurer que réforme globale rime avec intérêt global.

Mais le projet de nouvelle réglementation n’est pas lui-même exempt de contradiction puisque Biden n’a fait que suspendre les mesures d’augmentation des droits de douane prises par Trump contre les pays (UE) qui ont le projet de taxer les Gafam en oubliant l’importance des autres5. Par ailleurs, l’Amérique a exempté de fait Amazon de tout impôt fédéral en 2020 (grâce à des « ficelles » fiscales) malgré les quelque 23 milliards de dollars de bénéfices en 2020 et cette entreprise continuerait d’échapper à une partie du volet d’imposition qui vise les entreprises réalisant plus de 10 % de marge puisque du fait de sa politique agressive de conquête de marchés elle ne déclare que 6 %. Gabriel Zucman de l’Observatoire international de la fiscalité fait en outre remarquer que le chiffre de 15 % pour les FMN est dérisoire quand on pense que les classes moyennes et populaires – pour la plupart salariées – sont imposées à hauteur de 30 à 40 %. Le taux d’imposition mondial en moyenne est d’ailleurs passé de 49 % à 24 % entre 1985 et 2020.

[C’est encore un signe de l’évanescence de la valeur. La richesse est créée massivement hors travail vivant, ce qui fait que ceux qui la créent sans embaucher sont moins imposés que ceux qui embauchent mais ne la produisent qu’à la marge, NDA].

– En pleine mise en en place d’un taux d’imposition minimum sur les bénéfices des entreprises une fuite de documents fiscaux a fait l’effet d’un pavé dans la mare à propos de la non-imposition des grosses fortunes américaines alors que plusieurs d’entre elles se sont récemment déclarées favorables aux projets de Joe Biden visant à taxer davantage les plus riches. En effet, Pro Publica, une organisation basée à New York, a mis la main sur des milliers de déclarations d’impôts à l’administration fiscale, sur plus de quinze ans. Il y apparaît que Jeff Bezos, le patron d’Amazon n’a ainsi payé aucun impôt fédéral entre 2007 et 2011 et a même obtenu un crédit d’impôt de 4.000 dollars pour ses enfants, en 2011, une année où il a déclaré des pertes en investissements supérieures à ses revenus annuels. Elon Musk, le patron de Tesla, a aussi échappé à tout impôt fédéral en 2008. D’autres milliardaires sont concernés, comme l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, l’investisseur Carl Icahn ou le philanthrope George Soros. « Ces documents démolissent le mythe fiscal américain, selon lequel tout le monde paye sa part juste et que les plus riches payent la plus grande partie », affirment les auteurs du rapport. Ceux-ci ont aussi mis au point ce qu’ils appellent un « taux d’imposition véritable », c’est-à-dire le taux d’imposition payé par chacune de ces personnalités comparé à l’évolution de leur richesse. Ainsi, alors que Warren Buffett voyait sa fortune exploser entre 2014 et 2018, grâce à l’évolution des cours de Bourse, ce taux n’était pour lui que de 0,10 % (Libération le 9 juin et Les Échos, le 10 juin).

Ces milliardaires, qui peuvent s’enorgueillir d’avoir bâti des entreprises florissantes, sont passés maîtres dans l’art de l’évitement fiscal en toute légalité. L’essentiel de leur fortune étant constitué par les actions de leurs entreprises, qui ne sont pas considérées comme un revenu imposable, ils échappent en grande partie à l’impôt tant que ces actifs ne sont pas vendus et qu’une plus-value n’est pas encaissée. Pour le moment la seule riposte du parti républicain à ces révélations est de dire que la publication de ce document est illégale (Le Monde, le 11 juin), mais elle n’en risque pas moins de mettre mal à l’aise bien des membres du parti démocrate.

Reprise ?

– D’après certains économistes (cf. Peyrelevade, Les Échos, le 9 juin), la pandémie aurait grosso modo fait perdre 100 milliards de fonds propres aux entreprises, mais l’épargne des ménages aurait crû de 200 milliards, or le gouvernement n’aurait rien prévu concrètement pour rediriger celle-ci, sachant qu’une part non négligeable n’est pas de précaution ou ne sera pas détruite dans la consommation. Il n’a proposé que la méthode des prêts participatifs qui ne sont pas assimilables à des fonds propres mais à une nouvelle dette… au profit des banques plus que des entreprises. Et de l’avis même du patron du Medef (entretien du même jour, même journal), ce mécanisme démarre lentement.

– Le caractère massif des prêts garantis par l’État − près de 680 000 entreprises en ont bénéficié, soit une entreprise sur trois, dix fois plus que pendant la crise de 2008-2009 −, le montant des sommes engagées et le contexte de crise peuvent donner des sueurs froides aux banques qui assument 10 % du risque, comme à Bercy qui en assume 90 %. « Ces prêts ont pris une telle ampleur qu’on a pu craindre que pour une grande partie des entreprises, la charge de la dette devienne rapidement insoutenable », admet la note de l’Institut des politiques publiques. De fait, l’octroi des PGE a conduit à une augmentation significative du taux d’endettement des entreprises, mais, grâce aux autres dispositifs de soutien et notamment le financement du chômage partiel, ces dernières continuent pour la plupart de disposer d’une trésorerie suffisante pour fonctionner et rembourser leurs échéances. Selon les données issues du baromètre réalisé par Rexecode et Bpifrance − qui porte sur les PME-TPE −, à la mi-mai, seul 1 % des dirigeants jugeait « insurmontables » ces difficultés de trésorerie. Deux tiers des entreprises n’auraient utilisé qu’une faible partie de leur PGE, conservant l’essentiel du prêt à titre de précaution. Et seuls 5 % redoutaient à cette date de ne pas être en mesure de le rembourser. Les données issues de la Banque de France sur la situation financière des entreprises publiées le 2 juin confirment cette tendance ; la trésorerie a augmenté de 11 milliards d’euros, tandis que la dette brute progressait de 5 milliards d’euros. De plus, la dette nette des entreprises n’a presque pas augmenté entre début 2020 et début 2021 : la hausse n’est « que » de 9 milliards d’euros, un montant très faible compte tenu de l’encours de près de 1 000 milliards Le Monde, le 11 juin).

– Pour Ph. Aghion (ibid.), le mécanisme du crédit-impôt-recherche est beaucoup trop ciblé sur les grandes entreprises. Près de 40 % du CIR est alloué aux entreprises du CAC 40. Et pour la plupart, ces grandes entreprises auraient de toute façon engagé ces dépenses de R & D. Il n’y aurait donc eu qu’un effet d’aubaine. Aghion recommande, sans changer l’enveloppe totale du CIR, de s’inspirer du système anglais ou le taux de subvention dépend pour chaque entreprise du ratio entre son investissement en R & D et sa valeur ajoutée. Ce système privilégie davantage les PME les plus innovantes. Les règles de Maastricht devraient elles aussi changer. On devrait regarder la composition de la dépense publique, plutôt que la quantité de dépense publique. On ne peut pas traiter les dépenses visant à augmenter la croissance potentielle (infrastructure, formation et éducation, aide à la recherche) et donc à réduire la dette publique a long terme, comme on traite les autres dépenses. Enfin, il se prononce pour la mise en place d’un revenu universel d’insertion jeune sur le modèle danois comprenant un volet étudiant et un volet apprentissage.

– Après la crise financière de 2008 la Chine avait joué le rôle de locomotive de la reprise mondiale grâce un plan de relance considérable (proche de 600 milliards de dollars). Mais, au sortir de la pandémie, Pékin a cette fois opté pour un plan de soutien limité et ciblé sur son outil de production. « La croissance de la Chine ne stimule pas l’économie mondiale », confirme une étude de l’Institut Montaigne. Le pays se comporte, au contraire, « en passager clandestin, réalisant son rebond économique sur la base d’un soutien de la demande mondiale par les autres banques centrales ». Dit autrement, « l’usine du monde » surfe sur la vague des plans de relance massifs mis en place en Europe et aux États-Unis. Les exportations continuant à tirer une croissance déséquilibrée, les excédents commerciaux recommencent à croître et posent problème : « Dans les relations bilatérales avec la Chine et dans les enceintes comme le G7 et le G20, les partenaires gagneraient à interroger la Chine sur sa volonté de soutenir l’économie mondiale comme il sied à son statut de leader mondial », conclut l’Institut Montaigne. Néanmoins, 42 % des entreprises européennes présentes en Chine déclarent avoir finalement enregistré une hausse de leur chiffre d’affaires l’an dernier et y ont réalisé des marges supérieures, selon un sondage mené par la Chambre de commerce de l’Union européenne en Chine (Les Échos, le 10 juin). Les marques de luxe y ont pris une grande part car les Chinois ont moins voyagé que d’habitude et ils ont recentré leur consommation sur les produits étrangers disponibles sur place.

Loin des appels à la relocalisation, les entreprises européennes prévoient d’investir encore davantage en Chine, la plupart du temps cependant avec l’idée de produire là-bas pour le marché local. « L’ambition est non seulement de rester mais d’étendre leur présence en Chine », observe la Chambre. À peine 9 % des entreprises européennes envisagent de déplacer tout investissement actuel ou prévu hors de Chine, le plus bas niveau enregistré (ibid.).

Ce n’est pas la position américaine ; en effet, dans la lignée de Trump, Biden a déclaré : « Nous sommes engagés dans une compétition pour gagner le XXIe siècle. Alors que d’autres pays continuent d’investir dans leur propre recherche et développement, nous ne pouvons pas risquer de prendre du retard. L’Amérique doit maintenir sa position de nation la plus innovante et la plus productive au monde. » Face à cette position quasi trumpienne, certains pensent que l’Europe n’a pas à payer le prix de cette nouvelle version de la guerre froide entre Washington et Pékin. Sa dépendance commerciale et énergétique, à l’égard de la Chine comme de Moscou, est trop importante pour céder aveuglément aux intérêts américains6. Elle peut d’autant moins se le permettre que Pékin est devenu son premier partenaire commercial l’an dernier, devant Washington et que ce partenariat est indispensable dans la lutte contre le changement climatique. Par l’importance de son marché – 450 millions d’habitants –, l’Union européenne a le pouvoir d’imposer un rapport de force plus équilibré à la Chine. La mission est suffisamment difficile pour refuser ce nouveau mur que Washington veut bâtir entre l’Europe et Pékin (Les Échos, le 15 juin).

– Toutes les organisations syndicales des 3 usines qui vont constituer Renault-ElectriCity ont accepté le plan patronal de croissance qui prévoit une production de 500 000 véhicules à l’horizon 2025 contre 135 000 aujourd’hui et l’embauche de 700 salariés en plus des 4800 actuels. Mais le modèle poursuivi est celui de la Yaris de Onnaing (près Douai) et la méthode Toyota (cercles de qualité, mais aussi des séances de travail obligatoire le samedi). Ce plan mettrait un frein au mouvement continu de délocalisation, ce que les syndicats, y compris la CGT, semblent avoir privilégié. La confirmation de l’implantation du chinois Envision à Douai est aussi l’occasion pour Renault de clarifier sa stratégie en matière de batteries. Le constructeur français a annoncé sa prise de participation d’environ 20 % dans le capital de Verkor, une start-up grenobloise de production de batteries à haute capacité. Un peu à la manière de Volkswagen avec le suédois Northvolt, Renault veut accompagner le développement de Verkor, afin d’en faire un fournisseur majeur. Cette start-up, qui pour le moment n’a aucun site de production, a l’intention d’édifier un centre d’innovation en Auvergne-Rhône-Alpes en 2023, puis une gigafactory opérationnelle en 2026 d’une capacité de 16 GWh, dont 10 réservés à Renault (Le Monde, le 29 juin).

– Les opérations de fusions/acquisitions et les OPA risquent de bondir à l’occasion de cette reprise, d’abord parce que le monde regorge de liquidités et ensuite parce que les taux d’intérêt sont au plus bas. S’endetter ne coûte rien. Mais tous les agents économiques ne seront pas égaux. Le tri va se faire entre d’une part des fonds de private equity7 très mobiles, des géants du numérique gonflés de cash, des capitaines d’industrie qui savent s’adapter pour tirer parti des circonstances et d’autre part ceux qui n’auront pas la confiance suffisante ou le soutien de leur conseil d’administration ou de leurs actionnaires pour se mettre en mouvement. Et comme souvent, cette période de turbulences pourrait avant tout profiter aux groupes familiaux ou aux entreprises cotées mais pouvant s’appuyer sur un noyau actionnarial stable. Des entreprises qui peuvent se permettre de prendre plus de risques, en faisant plus de paris à long terme. De Bouygues à LVMH en passant par Lactalis, Iliad ou Vivendi notamment (Les Échos, le 11 juin).

Modèles ?

– Depuis des mois, les partenaires sociaux danois et suédois font campagne contre ce qu’ils considèrent comme une menace à l’égard du modèle économique et social scandinave. Dans les deux pays, il n’y a pas de revenu minimum inscrit dans la loi comme dans la plupart des autres pays de l’UE. Le niveau des salaires est régulé dans le cadre des accords collectifs, négociés par les partenaires sociaux, sans intervention politique. En Suède et au Danemark, respectivement 90 % et 80 % des emplois sont couverts par ces accords. Un salaire minimum, imposé par la loi, aurait de graves conséquences, selon Therese Guovelin : « Cela affaiblira forcément notre modèle de négociation paritaire. On risque de voir une intervention croissante de l’État qui, selon la directive, doit surveiller son application et faire des rapports à Bruxelles. Le syndicat danois Fagbevægelsens Hovedorganisation (FH) rappelle que le Danemark est « un des pays où on vit le mieux, même avec les salaires les plus bas ». L’intervention de l’État dans la fixation des revenus pourrait conduire « à un affaiblissement de la syndicalisation [à plus de 70 % dans les deux pays] et à accroître le risque de baisse des salaires et d’émergence de travailleurs pauvres » (Le Monde, le 8 juin).

C’est pourtant autour du schéma dominant à l’intérieur de l’UE (gestion réglementaire par le haut) qu’est tentée une harmonisation sociale.

– La crise sanitaire a ravivé les comparaisons entre « modèle » français et « modèle allemand ». Au premier trimestre, le produit intérieur brut (PIB) outre-Rhin a reculé de 1,8 % en raison des restrictions sanitaires prolongées (France : – 0,1 %). En 2021, il devrait enregistrer une croissance plus faible, de 3,3 % contre 5,8 % pour la France, selon l’OCDE. Mais il ne faut pas oublier qu’en 2020, la récession a été plus violente en France (– 8,2 %, contre – 5,3 % outre-Rhin). Et que la France fait beaucoup moins bien que l’Allemagne en matière de chômage (7,3 % contre 4,4 % en avril) et de taux d’emplois (65,3 % contre 76,1), alors pourtant que les coûts de production dans l’industrie sont devenus de 15 % inférieurs. Même écart défavorable pour ce qui est du déficit (9,2 % du PIB contre 4,2 %) et de la dette publique (115,7 % contre 69,8 %). En outre, si le PIB par habitant était similaire en 2000 pour les deux pays, autour de 28 900 euros, en 2020 il était de 34 110 euros en Allemagne contre 30 690 en France. Le modèle allemand n’est peut-être pas parfait puisqu’il fabrique aussi de la précarité et des travailleurs pauvres depuis les lois Härtz, mais il a généré plus de revenus par tête si on raisonne dans les termes actuels, c’est-à-dire sans tenir compte de l’économie plus carbonée de l’Allemagne et des nouvelles contraintes que son industrie traditionnelle et particulièrement l’automobile va devoir affronter pour s’aligner sur les directives européennes en matière de climat et de lutte contre la pollution (Le Monde, le 30 juin).

– Le programme américain d’investissement massif est fondé sur une doctrine économique dans laquelle l’innovation et l’investissement sont antérieurs à la réglementation. C’est justement cette approche qui a permis aux États-Unis de s’imposer comme l’épicentre de la révolution numérique, et aujourd’hui comme juge de paix de sa régulation. Le parallèle s’impose : après vingt ans de champ libre, voire de protectionnisme en faveur des GAFA, l’administration Biden semble en effet bien décidée à imposer un nouveau cadre réglementaire à ses champions. Maintenant que les géants américains du numérique ont gagné la bataille technologique et commerciale, il devient tout simplement réaliste pour les États-Unis d’introduire de nouvelles normes de protection de la concurrence. Pour Lina Khan, la nouvelle présidente du gendarme américain de la concurrence la pratique de « prix prédateurs8 », voire la gratuité des services en échange des données des utilisateurs, nourrit une croissance exponentielle qui elle-même permet à ces entreprises de prendre position dans toujours plus d’activités. Cette intégration verticale finit par tuer la concurrence et l’innovation au détriment d’un consommateur qui, enfermé dans des écosystèmes, n’a plus vraiment de choix. Ce changement de cap est porté par un alignement des planètes inespéré. Les pouvoirs exécutif, réglementaire et législatif semblent prêts à travailler dans le même sens. Au Congrès, le sujet a les faveurs de la majorité démocrate et d’une partie de l’opposition républicaine, qui n’a toujours pas digéré l’exclusion de Donald Trump des réseaux sociaux et qui tient rigueur à la Silicon Valley d’avoir été un généreux bailleur de fonds du Parti démocrate. Le contexte politique est désormais en rupture totale avec ce qu’il était sous la présidence de Barack Obama. A l’époque, les GAFA avaient leurs entrées à la Maison-Blanche, tandis que les conseillers du président n’hésitaient pas à donner un nouvel élan à leur carrière en se faisant embaucher par les géants du Net. Selon le Center for Responsive Politics, 80 % des 334 lobbyistes de la high-tech enregistrés en 2020 à Washington ont travaillé soit au Capitole, soit à la Maison-Blanche. De quoi expliquer le réveil tardif pour réguler les GAFA. Néanmoins la partie n’est pas gagnée d’avance pour l’administration américaine puisque Facebook vient d’obtenir gain de cause contre deux agences gouvernementales pour insuffisance de preuve de monopole effectif après les rachats d’Instagram et WhatsApp. Il faut dire que la notion de « marché pertinent » est difficile à cerner quand il s’agit des réseaux. Un certain consensus transpartis se fait sur la nécessité de reformuler et adapter la loi antitrust en fonction des caractéristiques propres aux entreprises technologiques (Le Monde, le 30 juin).

Pour le moment l’Europe a un raisonnement différent et pour tout dire, inverse pour qui la norme guiderait efficacement l’innovation. C’est l’attitude choisie vis-à-vis de la révolution numérique. Celle d’une Europe pionnière dans la régulation du numérique avec la directive e-commerce de 2000, mais qui n’a depuis lors jamais eu de GAFA ou de BATX à réguler. La France et l’Europe sont peut-être sur le point de commettre pour la transition écologique la même erreur que pour la révolution numérique (ibid.)..

Agriculture biologique et capitalisme

La nouvelle PAC est éclairante sur les évolutions en cours. Les conversions au biologique continueront à être encouragées… mais les mesures d’accompagnement qui suivaient la conversion pour la stabiliser financièrement sont supprimées. En fait, le ministre aligne sur un même régime les productions biologiques et celles dites à haute valeur environnementale (HVE) dont le cahier des charges est beaucoup moins contraignant, sous la même catégorie administrative « d’éco-régime ». Le bio est mis sous pression de deux côtés : par l’État qui veut avant tout rester dans le cadre d’une agriculture rentable par elle-même ; et par les grandes surfaces qui veulent une agriculture bio productiviste pour alimenter leurs rayons à des prix plus bas. Il n’est plus alors question de « circuits courts » et de proximité, mais de concentration des fermes, du matériel, des hommes et des moyens de transport. Le Monde, le 4 juin, donne l’exemple de cette ferme-usine biologique du Loir-et-Cher productrice de pommes de terre, oignons, ail et échalotes aux 300 salariés sans compter ses saisonniers bulgares. Elle sous-traite aussi des commandes aux petits agriculteurs biologiques des alentours sur la base de contrats fixes de 3 ans garantissant volume et prix (66 ont déjà signé).

Science à vau-l’eau

Alors que l’hypothèse d’un accident de laboratoire comme origine de la pandémie de Covid-19 avait largement déserté l’espace public ces derniers mois, la voici qui revient en force, lestée d’une légitimité qu’elle n’a, jusqu’à présent, jamais eue. Présentée comme une quasi-certitude et un consensus scientifique depuis plus d’un an, l’hypothèse du « débordement zoonotique naturel » est aujourd’hui ramenée à une simple hypothèse qui, bien que dominante, demande à être étayée. L’élément déclencheur du revirement ne tient qu’à un texte de deux feuillets, cosigné par dix-huit chercheurs et publié le 13 mai dans la revue Science. Les auteurs y disent essentiellement ceci : « Nous devons prendre au sérieux toutes les hypothèses relatives, à la fois au débordement zoonotique naturel et à la fuite de laboratoire, jusqu’à ce que nous ayons suffisamment de données. » L’affaire illustre l’extraordinaire pouvoir des grandes revues savantes, Nature, Science, The Lancet et quelques autres. Celui de cadrer les débats scientifiques qui vont ensuite irriguer la société, celui d’animer la disputatio sur certaines questions, mais aussi de fermer la porte à la discussion sur d’autres. L’ancien rédacteur en chef adjoint de The Independent note que les grandes revues savantes ont promu un narratif faisant toujours la part belle aux tenants du débordement zoonotique. Et ce, sans preuve solide qu’un tel événement se fut en effet produit. L’asymétrie est parfois flagrante. Le 19 février 2020, The Lancet publiait une brève lettre de vingt-sept scientifiques affirmant que l’origine naturelle du nouveau coronavirus était avérée et que toute évocation d’un possible accident de laboratoire ne pouvait être que le fruit d’une théorie du complot. Les grands éditeurs scientifiques n’ont bien évidemment pas conspiré pour étouffer le débat. Ils ont simplement été sujets à un biais, fréquent dans le monde savant, que les historiennes des sciences Keynyn Brysse (université de l’Alberta, Canada) et Naomi Oreskes (université Harvard, États-Unis) et leurs collègues ont bien décrit s’agissant de la question climatique, dans une étude de 2013 : « Les valeurs fondamentales et essentielles de la rationalité scientifique contribuent à un parti pris involontaire [des scientifiques] contre les résultats dramatiques » – au sens de tout ce qui peut bouleverser des équilibres sociaux, politiques ou économiques. En l’occurrence, un accident de laboratoire est évidemment plus « dramatique » qu’un événement zoonotique naturel. Et d’autant plus dramatique pour les savants que ce serait alors la communauté scientifique elle-même qui serait interrogée dans ses pratiques et sa responsabilité sociale. Mais le problème ne s’arrête pas à de tels partis pris involontaires. La divulgation de documents grâce aux lois américaines de transparence a montré que la brève tribune publiée par The Lancet en février 2020 avait été rédigée non par le chercheur désigné comme premier auteur du texte, mais par un cosignataire, Peter Daszak, président de l’ONG Eco Health Alliance, financeur de travaux menés sur des coronavirus de chauve-souris à l’Institut de virologie de Wuhan (WIV). En ne posant pas ces questions sur les travaux sur le Covid-19 qui sortent des laboratoires chinois, les éditeurs scientifiques participent en outre à la normalisation du régime chinois (cf. S. Foucart, Le Monde, le 20-21 juin).

Temps critiques, le 6 juillet 2021

  1.  – Une partie de cette épargne (épargne de précaution) est sensible à la reprise économique et particulièrement au niveau de l’emploi. []
  2.  – https://www.washingtonpost.com/business/2021/06/21/retail-workers-quitting []
  3.  – L’approche de M. Biden confirme la nature hautement politique et diplomatique du dossier fiscal international, à rebours des tentatives de le ramener à sa seule dimension comptable comme l’entendait le responsable de l’OCDE sur cette question : « Harmoniser l’impôt sur les sociétés au niveau mondial (…) irait à l’encontre du principe de souveraineté des États » (cf. A. Deneault, Le Monde diplomatique, juin 2021). []
  4.  – Néanmoins, selon l’édition du 7 juin du quotidien britannique The Guardian, l’un des leaders mondiaux de la vente en ligne, Amazon, pourrait échapper aux mailles du filet. En effet, Amazon « gère son activité de vente au détail en ligne avec des marges bénéficiaires très faibles, en partie parce qu’elle réinvestit massivement et en partie pour gagner des parts de marché ». Interrogé, Richard Murphy, professeur à l’école de gestion de l’Université de Sheffield, a déclaré que le seuil de 10 % de bénéfices était « inapproprié » en raison de modèles commerciaux différents pour différentes entreprises (Les Échos, le 8 juin). []
  5.  – Ainsi, que va-t-il arriver aux entreprises du Big Pharma tant vouées aux gémonies hier avant le Covid et aujourd’hui louées pour leur réactivité et efficacité sur les vaccins ? []
  6.  – Un exemple récent de l’intrication qui rend difficile une nouvelle guerre froide que les médias laissent parfois entrevoir : dans un article du site Politico, on apprend que le moteur de recherche français Qwant, surnommé le « Google européen » et soutenu à bout de bras par la France, l’Allemagne et la Commission européenne, venait de décrocher un financement de 8 millions d’euros de la part de Huawei, la bête noire de Washington. Le champion chinois des équipements télécoms, qui dépense des fortunes en lobbying pour restaurer son image en Europe, vole au secours d’un espoir déçu de plus. Bien sûr, ces 8 millions ne représentent même pas deux heures de bénéfice net de Google, mais Qwant, fondé en 2013 sur les promesses du respect de la vie privée et d’une certaine indépendance par rapport aux mastodontes californiens, est en fait dans la main d’un autre titan, Microsoft. Ce dernier assure en effet près de 60 % des résultats de recherche de Qwant avec son propre moteur, Bing. De plus, c’est également Microsoft qui assure la régie publicitaire ainsi qu’une bonne part de l’infrastructure informatique du français. []
  7.  – L’investisseur peut être une personne physique ou une société d’investissement. L’avantage du private equity pour les sociétés d’investissement est qu’il permet d’acheter une entreprise puis de la revendre à plus ou moins long terme tout en ayant remboursé une partie de l’emprunt contracté pour financer l’acquisition grâce aux bénéfices réalisés par la société. Le private equity s’oppose au public equity, qui désigne l’investissement dans des sociétés cotées en Bourse. []
  8.  – Cette politique vise à mettre fin à la ligne développée par le juge fédéral conservateur Robert Bork. Universitaire influent au sein de l’école de Chicago et proche de Ronald Reagan, Bork contribua à faire évoluer la notion de position dominante en mettant au centre de la réflexion le « bien-être du consommateur ». Tant que celui-ci est gagnant en profitant de prix bas, la taille des entreprises importe peu. Cette conception minimale de la concurrence va aboutir à une concentration sans précédent dans l’aérien, les médias ou la santé, avec des effets pervers. Mais c’est avec l’émergence des géants de l’Internet que cette logique démontre de façon évidente ses limites… même dans une perspective néo-libérale, d’où le changement de position de certains représentants républicains aux États-Unis ou conservateurs en GB. []