Retour sur l’Italie des années 1960-1970

: les thèses opéraïstes, le mouvement d’insubordination et de refus du travail, les interprétations, le tout passé « au crible du temps ».

Nous avons souvent écrit sur le mouvement italien des années 1960-1970 et sur les thèses qui en constituaient à la fois les prémisses et le substrat 1.

Le livre sur l’opéraïsme de Jacques Wajnsztejn qui sort en ce mois d’octobre 2021 en constitue une sorte de bilan et de synthèse avec maintenant le recul nécessaire. Nous vous en livrons ici l’introduction : « Pourquoi l’opéraïsme ? »

Au crible du temps disons-nous aussi à travers l’intervention d’un des protagonistes de l’époque, Oreste Scalzone, car il ne s’agit pas pour nous de devenir des entomologistes de ce mouvement, mais d’éclairer le devenu de l’opéraïsme et de l’autonomie en général, ainsi que l’usage qui en est fait aujourd’hui, plus particulièrement en Italie. Pour cette raison, nous vous livrons aussi en lecture libre les notes en marge que constituent « Opéraïsme et communisme ».

Pour compléter cet ensemble qui suit quand même une ligne directrice même si elle ne constitue pas une ligne politique sur la question, nous exhumons ce texte qui nous ai extérieur, mais que nous jugeons intéressant :

– un texte des années 1980, issu de la revue Les mauvais jours finiront. Il critique la notion d’ouvrier-masse, notamment quand il montre qu’il s’agit d’une simple traduction du terme américain. Le fétichisme de certains opéraïstes comme Negri pour la classe ouvrière américaine sans qualification est très bien dégonflé. Mais sa pertinence ponctuelle est quelque peu biaisée par le fait qu’il a tendance à réduire le mouvement de l’autonomie ouvrière à ses avant-gardes qu’ont pu constituer Potere Operaio et Lotta Continua.


Le crépuscule – L’opéraïsme italien et ses environs

Les mauvais jours finiront… Bulletin N°2 – Juillet 1986

Ceux qui désirent et n’agissent pas engendrent la pestilence. »

(W. Blake, 1790)

L’avilissement et l’impuissance semblent être les traits dominants de l’Italie après 1977. Après que le déchaînement des meilleures énergies et des plus inattendues ait grippé pour un moment divers aspects du fonctionnement de l’ordre établi, un sentiment d’apathie collective et d’anéantissement domine, parce que le monstre est plus fort que ce que le triomphalisme avait laissé croire.

Une période de contre-révolution a commencé qui fait qu’on se souvient avec nostalgie des années 1970-1973, pourtant combien difficiles. Il ne s’agit pas seulement de la chasse forcenée à l’autonomie ; même parmi ceux qui ont réussi à se soustraire à l’étreinte du Big Brother, on sent dominer le relâchement et l’indécision. Comme si une époque était close, celle du possible, et qu’une autre avait commencé dont on ne déchiffre encore les traits qu’avec peine. On a même peur de les distinguer, tout simplement.

On est passé du délire de l’action à la paranoïa de la répression ou, pire, de la délation. Entre les deux pôles qui caractérisent chaque phase, il y a le comportement enragé des carabiniers et l’absence de théorie. Les mille voix par lesquelles le mouvement s’était exprimé dans les années passées se taisent presque toutes. Les points de référence sortent des têtes et disparaissent.

Cela constitue le couronnement de la victoire politico-militaire : ôter à l’ennemi les armes de la critique et de la conscience qui fondent son être subversif. Mais aucun mouvement ne procède de façon continue, ascendante, inaltérée. Le problème qui se pose, c’est de comprendre quelles sont les causes du coup d’arrêt, des erreurs pratiques, et des limites de la théorie. Pour ce faire, il est nécessaire de se libérer du passé, non par le refoulement collectif qui est tellement à la mode ces temps-ci, mais par une critique radicale et directe. C’est pourquoi il faut se débarrasser des fétiches consolants que constituent certaines formes de la pratique et de la théorie que le spectacle a collées, post festum, au mouvement.

Une part importante de ce travail consistera à comprendre à fond le rôle néfaste joué par les moyens de communication. Les journaux et la télévision, bien avant les juges et les policiers, ont pris l’initiative d’amplifier, pour mieux les attaquer ensuite, les positions les plus irresponsables et immédiatistes. Là où existait une situation sociale non réductible aux catégories pourries de la politique, on a aplati, uniformisé, manipulé. On a inventé des leaders qui ont donné des interviews et on a créé l’image ridicule et inquiétante de l’ennemi à supprimer. Le message de cette guerre intérieure n’a pas tardé à porter ses fruits : les positions qui soutenaient l’impossible militarisation gagnèrent en popularité et en influence avec les conséquences que chacun peut voir aujourd’hui. En outre, les médias ont imposé au mouvement un rythme accéléré qui n’était pas le sien. Cela aussi a fait à la longue le jeu de la conversation sociale. Nous n’avons toutefois pas l’intention d’entrer dans les détails de cette question. Au contraire, nous nous proposons s’affronter un autre problème, tenter de critiquer les fondements conceptuels de la théorie – un opéraïsme révisé, mais non dépassé – que le mouvement s’est trouvé. Nous sommes conscients qu’une telle intention peut sembler intempestive et même de mauvais goût. Une bonne partie des théoriciens de ce courant se trouvent, comme on le sait, en taule ou, en petit nombre, en fuite, victimes de l’une des opérations judiciaires les plus infâmes du siècle. Mais, exactement comme après la Piazza Fontana, l’un des effets délétères de la campagne de terreur qui a suivi le 7 avril est la paralysie des idées et l’absence de débats. Il est fondamental, également par rapport aux emprisonnés, de ne pas céder à la tentation de renoncer à penser.

Est-il besoin de le répéter ? Avec la permission du « grand » président Pertini – les luttes sociales de ces années ne sont le produit d’aucune direction stratégique. Il n’a jamais existé de centrale appelée « Autonomie Organisée » à laquelle on pourrait attribuer – que son honneur le juge Calogero nous excuse – la responsabilité ou le mérite de ce qui s’est passé en 1977, avant ou après. Il a bien existé une constellation de groupes, de collectifs, de noyaux, agissant dans les lieux les plus divers de la société, avec des instruments théoriques et organisationnels des plus variés. Et les habituelles tentatives de centralisation n’ont bien sûr pas manqué – le P.A.O., Parti de l’Autonomie Ouvrière -, mais elles ont toujours échoué parce qu’en retrait sur la réalité du mouvement. Les personnes actuellement détenues, elles-mêmes séparées par divers désaccords, constituaient simplement une tendance, ni la plus importante du point de vue du nombre, ni la plus radicale du point de vue de la théorie.

Pourquoi donc tant de haine à leur encontre ? En partie parce qu’isoler un ennemi et le diaboliser est un moyen commode pour calmer momentanément la situation. L’Italie n’a pas eu, au contraire des Etats-Unis, la chance de voir tomber du ciel un ayatollah sur lequel on puisse faire converger la rage et le ressentiment des masses populaires. Il a donc dû se limitera un produit « national ». Ici les monstres ne sont ni lointains ni étrangers. Ils parlent notre langue et vivent parmi nous. A la différence de ces étudiants islamiques, qui sont un ennemi facilement repérable, on est ici face à un ennemi fuyant, qui se cache derrière des chaires universitaires respectables ou d’anonymes institutions de recherche sociale. Une des choses qui provoquent le plus d’interrogation est le fait que quelques uns des rédacteurs de Metropoli tiraient le diable par la queue en faisant des études sociologiques indirectement financées par la Montedison. On évoque Cefis et les fonds secrets et on laisse entrevoir des contacts troubles entre les diverses centrales de subversion. Comme si c’était la première fois que l’État se trouvait escroqué de cette manière. Depuis 1968, et pas seulement en Italie, combien de recherches d’un contenu qui n’était pas précisément conformiste ont été payées par des institutions étatiques ou para-étatiques ? Selon la même logique Noam Chomsky, professeur à l’université de Harvard à l’époque de son activité dans le mouvement contre la guerre, pourrait être accusé d’être coresponsable de la défaite au Vietnam.

Un 7 avril était donc nécessaire, comme des années auparavant il avait fallu un 12 décembre. Désormais il s’agit de comprendre pourquoi cette opération qui était prévisible a pris tout le monde par surprise, y compris ceux qui ont été arrêtés, lesquels, vivant une vie absolument normale et publique, se firent prendre – à part quelques exceptions – avec la plus grande facilité. Ainsi nait l’impression que les raisons de cette lacune fatale sont à chercher dans l’appareil conceptuel que ces individus utilisaient pour analyser la réalité. Jetons-y un coup d’oeil.

1 – Les aventures de l’ouvrier-masse

Malgré la caractère impénétrable de leurs textes et par-delà certains désaccords qui ne sont pas secondaire, le schéma – parce que finalement il ne s’agit que d’un schéma – des opéraïstes est simple et relativement grossier. Dans la dialectique ouvriers/capital, c’est toujours ce dernier qui court derrière la combativité des premiers. A tout moment les rapports de force se définissent à partir du lien entre la figure matérielle de la classe ouvrière et la forme capitaliste de commandement correspondante. Les termes un rien fantasques, bien que non dépourvus de suggestivité, tels que ouvrier professionnel, ouvrier-masse, ouvrier social, servent à indiquer divers moments de la composition de classe. Ainsi l’ouvrier-masse correspond à la nécessité d’en finir avec le mythe de la combativité de l’ouvrier professionnel dont les luttes ont connu leur apogée aux États-Unis à la fin du siècle dernier et en Europe avec la révolution russe et allemande. Durant l’Ere Progressiste (les 15 premières années de ce siècle), les ouvriers affiliés aux syndicats de métier de l’A.F.L. (American Federation of Labour) avaient conquis, surtout par comparaison avec les travailleurs récemment arrivés, une certaine capacité de négociation sociale. La réponse du capital – la recomposition – ne tarda pas : restratification radicale et fragmentation de la classe au moyen de l’Organisation Scientifique du Travail (taylorisme) avec la chaîne de montage et la massification de la production. C’est à ce point que naît une nouvelle figure de classe, justement l’ouvrier-masse, en anglais « unskilled worker » ou « mass production worker ». Ce type d’ouvrier représente « la masse des ouvriers déqualifiés ou non qualifiés et la plus grande partie des femmes et des hommes provenant du monde entier qui constituaient les deux tiers des producteurs dans les branches de production importantes ». Par sa position dans le processus productif, l’ouvrier-masse se trouve, à la différence de l’ouvrier professionnel qui vit une dimension plus humaine du travail, dans une situation de séparation totale et d’antagonisme radical face au mode de production capitaliste. Sur la chaîne de montage se consolide le « refus du travail », qui a cependant caractérisé les luttes ouvrières tout au long du XIXe siècle. Voilà pour les opéraïstes.

Une telle lecture de l’histoire, avec les demi-mensonges que nous verrons, se fonde sur une utilisation peu scrupuleuse et socioligeante de concepts pourtant intéressants comme : composition et recomposition de classe. Chaque phase de la lutte de classe se trouve, selon cette analyse, en rapport direct avec un niveau déterminé de la classe ouvrière. Celle-ci a une dimension technique, qui fait référence aux conditions matérielles de la production (coopération, chaîne de montage, automation, etc.) et une dimension politique, relative aux différents degrés de combativité. La recomposition constitue, comme nous l’avons vu, l’arme que le capital utilise pour vaincre la résistance ouvrière. Les opéraïstes, et c’est là leur première légèreté, considèrent toujours les restructurations successives du mode de production capitaliste comme une pure et simple réaction au niveau de combativité ouvrière.

Mais ce n’est pas tout. Occupés qu’ils sont – nous sommes dans les années 60 – à construire le nouveau léninisme, défini par eux-mêmes comme un néo-léninisme, et tout en donnant une nouvelle version de la vieille phobie bolchévique pour les conseils ouvriers, ils nous offrent l’interprétation suivante sur le mouvement des conseils allemands des années 1918-1923. Les ouvriers conseillistes auraient été les ouvriers qualifiés des industries de l’optique et de l’acier, où la restructuration taylorienne n’avait pas encore un lieu et où le travail gardait une dimension semi-artisanale. Luttes d’arrière-garde, donc, et toutes inscrites dans une perspective de gestion plutôt que d’antagonisme radical. Les Wobblies américains (I.W.W.), précisément parce qu’ils étaient l’expression de la nouvelle composition de classe, sont présentés comme le modèle des luttes de l’ouvrier-masse. Maintenant, à part l’admiration pour les Wobblies – lesquels, soit dit en passant, en bons libertaires n’avaient aucune sympathie pour le centralisme des bolchéviques avec lequel ils rompirent en 1921 – admiration que nous partageons, nous sommes face à une falsification grossière. En premier lieu, il est faux que les communistes révolutionnaires organisés dans les conseils ouvriers et politiquement regroupés dans le K.A.P.D. (parti communiste distinct du K.P.D. promoscovite) aient été des ouvriers qualifiés. Il est bien vrai qu’une grande partie des ouvriers social-démocrates du S.P.D. (le parti des bourreaux Noske et Scheidemann) étaient des ouvriers professionnels, et il est tout aussi vrai que ce parti se fit le promoteur d’une constitution de type cogestionnaire – à laquelle collabora, on le sait, le récupérateur Max Weber -, constitution qui comptait effectivement sur l’intégration et sur l’appui de l’ouvrier professionnel pour surmonter la crise. Cependant, le mouvement des conseils ouvriers présentait des caractéristiques tout autres. A l’intérieur des conseils, qui entre 1918 et 1923 réussirent à plusieurs reprises à contrôler de vastes parties du territoire allemand, il y avait en réalité diverses couches d’un prolétariat épuisé par la longue guerre. La plupart étaient au chômage et sans qualification.

Mais de toute façon, ce n’est pas là qu’est la question. Il ne s’agit pas de déterminer sociologiquement la composition de la classe et puis d’en tirer des jugements politiques. La radicalité des conseils tient en ce qu’ils ont posé avec clarté le problème de l’autonomie du prolétariat face non seulement au capital, mais aussi face à toutes les institutions, partis ou syndicats, qui prétendent le représenter. Les hommes des conseils combattaient à la fois contre le gouvernement social-démocrate et contre le parti communiste inféodé aux intérêts de « l’Etat Ouvrier ». La même chose se produisit à Kronstadt, où les conseils furent l’instrument de défense de l’autonomie ouvrière contre la dictature bureaucratique du parti. Et ceux-là de Kronstadt, étaient-ils des ouvriers professionnels ?

Que ce soit clair : il ne s’agit pas de reproposer mécaniquement des formes organisationnelles passées. Nous comprenons la nécessité d’une périodisation de la lutte de classe. Toutefois, si nous voulons approfondir la notion centrale d’autonomie, il est nécessaire, d’un point de vue théorique, d’aller voir où et comment celle-ci s’est historiquement manifestée. Sans manœuvres académiques.

Les opéraïstes ne sont pas d’accord entre eux. Pour Negri, « le discours de Lénine traduit en termes organisationnels une composition de classe spécifiquement déterminée » et plus loin : « notre accord avec Lenine peut se retrouver à partir de la totalité du point de vue de classe ». Lénine et son parti auraient représenté l’expression théorico-organisationnelle de la classe ouvrière à cette époque. Mis à part le fait qu’il ne prend jamais en compte les différences entre le prolétariat européen, pour lequel la stratégie léniniste fut toujours catastrophique, et le prolétariat russe enraciné dans un pays semi-féodal, la critique de Negri se limite à constater l’impossibilité, évidente aujourd’hui, des recettes léninistes sur le parti et sur la stratégie révolutionnaire. Donnons-lui en acte : c’est déjà un pas en avant en regard de la stupidité marxiste-léniniste. Son propos est cependant, et là s’explique le terme de néo-léninisme, de retrouver l’esprit de Lénine en rompant avec la tradition stalino-gramcienne de la gauche italienne. Mais il joue sur une équivoque. Tout d’abord, comme beaucoup le savent, il y a un Lénine pour tous les goûts. Il y a un Lénine stalinien avant la lettre, théoricien de granit dans Que Faire ? ; il y a le Lénine philosophe de Matérialisme et Empiriocriticisme, future bible de la stupidité jdanovienne ; il y a le Lénine hégélien et humaniste des Cahiers philosophiques, passion des staliniens dissidents. Il y a un Lénine conseilliste et libertaire (mais pour peu de temps) dans L’Etat et la Révolution. Il y a encore le Lénine du Gauchisme, maladie infantile… (seul livre « marxiste » qui ne fut pas interdit dans l’Allemagne de Hitler…), idéologue de la N.E.P. et admirateur du taylorisme. Il n’existe pas un discours de Lénine. Sa pensée et sa pratique se sont toujours constituées en fonction de problèmes posés non pas tant à la Révolution russe qu’au parti bolchévique et à sa stratégie pour conquérir et garder le pouvoir. Une telle stratégie fut rarement en harmonie avec les besoins du prolétariat européen. Quand cela s’est produit, par exemple dans la période de guerre jusqu’à Thèses d’Avril (1917), Lénine s’est retrouvé sur les positions des groupes de la gauche révolutionnaire européenne, sans qu’il exprime une originalité particulière, tant pour la pensée que pour la politique. Là où se constitue la spécificité du dessein léniniste, c’est par contre dans la constitution, la consolidation et la défense de l’odieux Etat ouvrier, précipité d’une terrible contre-révolution sur le « mensonge déconcertant » (Anton Ciliga).

A partir de leur étrange lecture de l’histoire, les opéraïstes en sont venus à systématiser une interprétation de la réalité du capital, interprétation sur laquelle ils fondent leur politique. Le moteur du développement serait toujours la subjectivité abstraite d’une classe ouvrière identifiée selon des procédés sociologiques. « La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur ampleur, non seulement la dynamique mais aussi les tendances ».

Les rapports entre organisation et mouvement sont conçus d’une manière nouvelle face à l’idéologie issue de la 3ème Internationale, mais la rupture n’est pas radicale. Dans les années 20, la gauche communiste, libertaire et antibolchevique, avait compris que c’est au mouvement de créer l’organisation et non l’inverse. Les opéraïstes font un pas en arrière. Ils renoncent au léninisme vulgaire de la conscience apportée de l’extérieur. Mais pour eux le parti – dont ils reproposent régulièrement la fondation -, s’il doit se limiter à « filtrer », à « recomposer » les mouvements de masse, continue cependant à être organisé de façon centralisée, et il est considéré malgré les phrases sur la subjectivité ouvrière, comme l’unique dépositaire de la subjectivité agissante. Tout ce qui a été chassé par la porte est rentré par la fenêtre.

Poursuivons l’observation des aventures de l’ouvrier-masse. L’étude de ce dernier amène les opéraïstes à commencer à la fin des années 60 une histoire d’amour avec les Etats-Unis. Pas les Etats-Unis de l’Oncle Sam, mais ceux moins connus de la réalité ouvrière. Dans la note marginale à son fameux livre Ouvriers et Capital, Mario Tronti célèbre les luttes ouvrières du New Deal comme le summum de la radicalité. Celles-ci seraient la vraie cause de la révolution keynésienne. Le capital aurait dû céder face à la marée montante. Les ouvriers auraient extorqué un revenu hors du rapport immédiat d’exploitation. C’est alors qu’apparaît le welfare, la sécurité sociale, l’allocation chômage, les congés payés, etc. : c’est le salaire social. Les ouvriers, dont le poids politique serait enfin reconnu, auraient conquis la possibilité de déterminer la direction du développement. Il n’y aurait plus de vieilles frontières entre luttes politique et lutte économique : la lutte pour le salaire serait devenue lutte immédiatement politique parce que lutte pour le pouvoir.

Voilà encore une interprétation biaisée, mêlée à des fragments d’analyse lucides et stimulants. En fait, ce cycle de luttes, bien que parcouru d’épisodes où la combativité fut remarquable, n’échappa jamais au contrôle global de l’Etat. Roosevelt, politicien intelligent qui, outre son admiration pour Keynes, avait aussi étudié la législation du travail de l’Italie fasciste, lança en 1933 un programme de réformes – ce fut le New Deal, le nouveau contrat – qui libérèrent, mais seulement pour les diriger, les canaliser les forces réprimées d’une classe ouvrière vaincue et démoralisée. Le mouvement des grèves se déchaîna surtout après 1933 ; ce fut le prix calculé que le capital paya pour réaliser sa propre réorganisation. Ça n’a rien à voir avec un pouvoir ouvrier ! Cela n’empêche pas que la nouvelle situation offrit de nouveaux espaces à la lutte de classe. Mais pourquoi faire l’apologie de la restructuration capitaliste ?

En Italie, la révolution keynésienne se produisit dans les années 60, sous la pression du cycle de luttes dont le point de départ fut les heurts de la Piazza Statuto (Turin, 1962). De nouveau l’ouvrier-masse se serait déchaîné. Ces luttes qui produisirent l’Automne Chaud et le Statut des travailleurs auraient modifié l’Etat à l’américaine. L’ouvrier-masse aurait été tellement fort qu’il ne manquait plus que le coup d’épaule tactique de Potere Operaio pour assurer la victoire finale !

Du fait que le salaire est la mesure du pouvoir de la classe, il faut le distribuer à tous : ménagères, étudiants, délinquants (comme le dit Marx, eux aussi sont des travailleurs productifs), drogués, marginaux, etc. A quelle logique appartient ce type de revendications ? Il y en a de deux sortes. Certains tiennent les ouvriers pour incapables de comprendre qu’il est l’heure d’en finir avec le travail salarié ; on a donc recours à des revendications immédiatement compréhensibles et réalisables, donc de grande valeur pour l’agitation : c’est la vieille merde gradualiste. D’autres croient souhaitable d’introduire toujours plus d’humanité dans les plaisirs de l’esclavage salarié. Nous penchons pour cette dernière interprétation.

« Dans cette phase le discours de Potere Operaio est un discours sur la centralité de l’organisation du mouvement ». Ce qui réapparaît là, ce sont des retours de léninisme orthodoxes, et cela se reproduira par la suite.

Dans cette période, quelques opéraïstes enclins à la tractation maffieuse, même s’ils ne sont pas dépourvus de quelque capacité théorique, se tiennent pour satisfaits des puissantes conquêtes de l’ouvrier-masse. C’est ainsi que Tronti, Cacciari, Asor Rosa, après avoir vomi pendant des années le réformisme du P.C., prennent leur carte. Parmi tant de miracles provoqués par l’ouvrier-masse, il y a encore celui qui fait retrouver à la techno-bureaucratie stalinienne son caractère de classe perdu. Pour donner une allure théorique à une décision aussi éhontée, Tronti invente l’histoire de l’autonomie du politique et parle d’utilisation ouvrière du parti. « C’est dans les conflits du système politique, pas en lui, qu’il y a aujourd’hui une crise du social ». « Développement et pouvoir : deux fonctions pour deux classes. Le développement est le propre du capital, le pouvoir celui de la classe ouvrière. » « Il s’agit de faire de l’État la forme moderne d’une classe ouvrière organisée en classe dominante. » Nous nous excusons de citer ainsi, mais nous n’avons pas pu résister à la tentation. Traduite en langage plus compréhensible, voici l’essence du discours : dans la dialectique sociale, le moment dominant est désormais le moment politique, émancipé, autonomisé vis-à-vis des conditionnements dégradants de l’économie. Ici tout fonctionne à merveille, la crise n’existe pas, c’est seulement une crise de la classe politique qui provient de ce que nos gouvernants sont mauvais. La proposition est donc:laissons aux patrons le développement, les ouvriers doivent s’occuper du pouvoir, c’est-à-dire de l’État. Résultat : la classe ouvrière se fait État et règne grâce aux conditions institutionnelles offertes à son parti. A partir de l’entrée du P.C. au gouvernement, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Amen.

2 – L’ouvrier social déviant pervers et son autovalorisation

Potere Operaio se dissout en 1973 par suite de désaccords organisationnels. Mais les études théoriques se poursuivent. Le problème pour le capital est clair. L’ouvrier-masse a mis en crise l’Etat-plan. Une nouvelle recomposition est nécessaire. Le centre des luttes est donc l’usine : tertiarisation de la production, automatisation du travail et révolution cybernétique. En outre, multinationalisation de la production, c’est-à-dire son décentrement vers des zones intérieures ou extérieures où il y a une classe ouvrière plus domestiquée. La crise de l’État protecteur, de la sécurité sociale et de la caisse d’allocations chômage débouche sur une nouvelle restructuration qui modifie profondément la composition de classe et crée un nouveau sujet. L’ouvrier social est né.

« La crise est le signe et l’effet de l’extension de l’ouvrier-masse à toute la société, de l’absorption de toute la capacité de rébellion du travail social contre l’exploitation socialement organisée. La crise est la manifestation de la force de frappe de l’ouvrier-masse qui se transforme en ouvrier social. » Le vieux schéma triomphaliste est toujours valide mais les protagonistes changent. La restructuration n’allège le poids spécifique de l’ouvrier-masse qu’au prix d’une socialisation élargie de la composition politique. Pour le capital, les choses se compliquent d’autant plus. L’insubordination ouvrière, d’abord confinée dans l’usine, s’étend désormais à tous les autres sujets. Si dans la nouvelle situation le commandement du capital devient capillaire, les comportements de refus ouvriers se généralisent à tout le territoire – l’usine diffuse. Ceux-ci tendent à transformer la valorisation capitaliste en autovalorisation ouvrière.

Autour de ce concept d’autovalorisation tournent une grande partie des théorisations des opéraïstes. Une précision : malgré les doutes qui peuvent surgir, ce terme ne se trouve pas chez Marx et, ce qui est plus important, il est complètement étranger à sa façon de penser. Voyons de quoi il s’agit.

Selon Negri, « les catégories marxiennes (…) contiennent une dualité permanente et incontournable (…), dualité en forme de contradiction et contradiction comme renversement. Utiliser les catégories marxiennes, c’est donc les pousser vers la nécessité du renversement ». La contradiction est non seulement le moteur du développement du système, mais c’est aussi une catégorie centrale de la connaissance de celui-ci. Reconnaître l’antagonisme et le mener jusqu’au point de renversement, voilà le chemin proposé. Contre la valorisation capitaliste, il existerait donc une autovalorisation ouvrière. Tandis que la première est centrée sur le mouvement de la valeur d’échange, la seconde se fonde sur la libération des besoins ouvriers, donc sur la valeur d’usage. A ce point le communisme est considéré comme le parcours de l’auto-valorisation ouvrière et prolétarienne, c’est-à-dire comme le renversement pratique des catégories capitalistes.

Malgré l’apparente cohérence de ce raisonnement, le point faible de cette interprétation est une lecture réductrice et ambigüe du concept de valeur, central dans la critique de l’économie politique. Negri croit que la valeur d’usage n’est « rien d’autre que la radicalité de l’opposition ouvrière, la potentialité subjective et abstraite de toute la richesse, la source de toute sensibilité humaine ». Il croit donc que valeur d’usage et valeur d’échange se combattent en tant que pôles antagonistes pour chacune des classes en lutte. Mais selon Marx et aussi selon nous, ce dualisme est privé de sens. La valeur d’usage constitue seulement la base matérielle de la valeur d’échange, la condition de sa circulation et de son accumulation. Entre valeur d’usage et valeur d’échange, il n’y a pas antagonisme, même s’il y a contradiction. Cela veut dire que la tendance du capital à la valorisation sauvage entre en contradiction avec les possibilités réelles de celle-ci. Les valeurs qui ne se convertissent pas en valeurs d’usage pour quelqu’un en un lieu quelconque de la circulation cessent d’être des valeurs tout court. La valeur d’usage se présente comme une barrière, elle est une limite de la valeur d’échange, rien d’autre.

Quant aux besoins ouvriers, la seule chose qu’on puisse dire c’est que le capital les suscite sans pouvoir jamais les satisfaire. Il est évident que là s’ouvre une possibilité de lutte. Mais c’est une autre histoire que de construire sur les besoins et la valeur d’usage une éthique de la libération. La valeur d’usage est transformée en catégorie humaniste qui légitimerait le projet subversif de l’ouvrier social, justement son autovalorisation.

Modéré sur le fond, Negri propose un absurde renversement en lieu et place de la définition marxienne du communisme comme destruction de la valeur et des lois.

A quels comportements identifie-t-il cette autovalorisation ? Fondamentalement, à tous ceux qui permettent d’extorquer du revenu hors du rapport classique d’exploitation, c’est-à-dire du travail salarié. Ainsi tout est autovalorisation : depuis les comportements illégaux du jeune prolétariat jusqu’à la dépense publique ou l’économie invisible.

3 – Deux ou trois conclusions

Quelle est donc l’erreur originelle de l’opéraïsme ? Celle d’analyser la réalité capitaliste en assujettissant toujours son moment objectif, celui de la valeur, à son moment « subjectif », celui de la détermination de classe. « La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur qualité, non seulement leur dynamique, mais encore leurs tendances ». Le développement du capital devient une variable de la combativité ouvrière.

D’où vient l’absurdité de telles affirmations qui peuvent sembler radicales et marxistes ? Marx a écrit : la lutte de classe est le moteur de l’histoire. Toutefois l’analyse de Marx se meut entre deux pôles complémentaires, en continuel rapport dialectique : d’un côté le capital comme puissance sociale, objectivité pure – « esprit du monde » – de l’autre la classe ouvrière, partie de ce rapport, mais aussi moment autonome, subjectivité antagoniste. La difficulté théorique tient dans le maintien en tension de ce rapport dialectique, sans jamais soumettre l’un des pôles à l’autre.

Le marxisme de la IIe Internationale, tant dans sa version révolutionnaire (Rosa Luxembourg) que dans sa version réformiste (Kautsky, Bauer), tendait à noyer la subjectivité ouvrière dans un fatalisme lié à une foi dans l’écroulement automatique du capitalisme. De son côté, Lénine privilégiait le moment de la subjectivité, mais quand celle-ci finissait par se traduire dans la subjectivité bureaucratique du parti.

Dans les années 20, l’urgence d’arracher la possibilité du changement social à l’étreinte mortelle de l’Etat-parti a mené une rechute dans des positions déterministes. Pour justifier théoriquement une autre solution que le bolchévisme, il semble possible à beaucoup de fonder la théorie de la révolution sur la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit formulée dans le tome III du Capital. Une lecture réductrice de ces pages peut faire penser que le capitalisme mourra de mort naturelle, brisé par ses contradictions. C’est tout ce qu’on dit Bordiga et Mattick, bien que de points de vue différents et en en tirant des conclusions organisationnelles opposées. Les 50 dernières années ont définitivement montré qu’entre crise et révolution il n’y a pas de rapport immédiat. Tout ce que la théorie de la crise peut nous dire est que le capital ne peut se reproduire de façon harmonieuse et qu’il « ne résoud ses contradictions qu’en les généralisant ». Les courants du mouvement ouvrier qui ont basé leurs positions sur la nécessité déterministe de l’écroulement se sont trouvés confrontés à un vide théorique immense au moment de la faillite des prévisions.

Ou alors ils ont fait comme Camatte (ex-bordiguiste) qui, n’ayant pas vu se réaliser la prophétie du maître qui prévoyait la révolution pour 1975, théorise maintenant une improbable situation hors de « ce monde qu’il faut quitter ». Ceux-là ; dominés par la puissance du monstre, voient le capital partout et pensent que la seule chose à faire est de s’adonner à la macrobiotique, d’attendre et de voir.

Revenons à l’opéraïsme italien. Celui-ci se trouve sur l’autre rive de l’idéologie. « La classe ouvrière doit tout diriger » était le vieux slogan des années 60. Elle ne doit pas seulement, elle décide déjà, sinon de tout, du moins de presque tout, car vu sa force elle autorise ou interdit le développement capitaliste, à son gré. Mais si elle a tant de pouvoir, pourquoi la révolution serait-elle nécessaire ?

Il est indéniable que la vision ultra-triomphaliste et ultra-subjectiviste des opéraïstes a, dans un premier temps, donné une vigoureuse secousse à notre gauche insipide et conformiste. Le livre de Tronti « Ouvriers et Capital », actuellement plutôt gênant pour son auteur, lançait en plein boom économique la consigne révolutionnaire du « refus du travail ». Même la rupture avec le léninisme formel allait à contre-courant. Il fallait mettre « Lénine en Angleterre », « Marx à Detroit ». C’est-à-dire reconstruire la théorie révolutionnaire en partant de la réalité matérielle des nouveaux comportements subversifs du prolétariat occidental. Le tiers-mondisme opportuniste était tourné en dérision. Ces prises de position placèrent l’opéraïsme sur le terrain de la théorie révolutionnaire. Mais seulement pour un moment. On ne crût (bientôt) plus à la nécessités de faire des injections de conscience, la foi dans la puissance maffieuse de l’organisation devrait suffire. C’est peut-être une expression de la classe qui lutte, mais cela se transforme en quelque chose qui fait que la lutte se traduit par une réalité de pouvoir. Pour structurer le mouvement, les opéraïstes, même dans les années de l’Autonomie, ont toujours proposé une centralisation rigide et des tactiques manoeuvrières. Lors de l’enlèvement de Moro encore, le journal Rosso (mai 1978), exprimant son désaccord à propos de cette action, soutenait que son unique aspect positif était d’imposer au mouvement la constitution du parti.

Oubliant qu’un monde aliéné se combat selon des méthodes non-aliénées, ils ont ingénument cru possible d’aplanir le chemin de la révolution en « utilisant » le pouvoir. Enivrés par leur triomphalisme habituel, ils ont pensé pouvoir manipuler les mass-media et les B.R., le P.S.I. et la magistrature. De cette façon, ils ont facilité le travail de la contre-révolution et ils ont fourni le prétexte à l’État italien pour lancer une campagne répressive.

Dans les dernières années, le mérite des opéraïstes a consisté en ce qu’ils ont reformulé la question centrale de l’autonomie – un héritage malgré tout du vieux mouvement ouvrier. Mais comme toujours, ils ont ensuite montré qu’ils en avaient une conception réductrice et intellectualiste. Réductrice parce que dans leurs théorisations, il manque toujours le moment du dépassement. L’autonomie ne s’exprime certainement pas dans la situation immédiate de la classe ou son auto-valorisation. A l’époque de la domination réelle du capital, l’autonomie ne peut être que projet, tendance, ou mieux : tension. Ce n’est que dans les moments de rupture, dans les espaces décolonisés, que l’autonomie se constitue en réalité pratique. Et quand cette réalité se socialise, il se produit des moments de crise de l’administration, comme cela s’est produit en 1977. Le reste n’est que la vieille merde revisitée par la récupération. Les opéraïstes échangent pour l’autonomie les instruments les plus révoltants de la contre-révolution, et puis, pour des raisonnements intellectuels de facture typiquement sociologique, ils fixent de temps en temps le « sujet » dont il faut faire l’apologie. La modernisation du léninisme a dû porter sa préférence sur une fraction sociologique du salariat, en passant de l’adoration de l’ouvrier-masse à la célébration de l’ouvrier social. Mais les opéraïstes n’ont jamais dépassé la sphère de l’économie et du productivisme. Ils n’en sont jamais arrivés à affirmer l’autonomie subjective comme partie intégrante et fondamentale de l’autonomie prolétarienne. L’unique subjectivité qu’ils connaissent est celle abstraite de la couche du prolétariat qu’il faut encenser ou celle bureaucratique de l’organisation.

L’Autonomie, réalité partielle et exigence totale, est la condition minimale qui rend possible l’activité révolutionnaire des rebelles du mode de vie – pas seulement au mode de production – imposé. Bien au-delà de ce que pense l’opéraïsme, autonomie veut dire possibilité d’autosuppression du prolétariat, négation de toutes les structures organisationnelles qui enferment l’être subversif dans la cage du métier et de l’économie. Là où la valeur modèle et connecte chaque instant du vécu, là où l’économie a surmonté la barrière du moment productif et a envahi tout individu, l’autonomie est la transformation collective de la vie quotidienne et la transformation de la subjectivité du corps.

Retournons à notre point de départ. Le mouvement marque le pas. Il recule même sur tous les fronts. La faute n’en revient évidemment pas aux opéraïstes, pas plus que le mérite d’avoir suscité le mouvement. Il est cependant indéniable que le triomphalisme, répandu avec tant d’irresponsabilité, a ouvert la voie à la désespérance quand il n’a plus eu la possibilité d’exister.

Notes de bas de page :
  1. Dans l’ordre :

    – Mai 1968 et le Mai rampant italien (L’Harmattan, 2008 puis réédition augmentée de 2018) intégralement disponible aujourd’hui sur le site de la revue à : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?livre16#sommaire

    – « Les Théories du complot. Debord, Sanguinetti et le terrorisme, Franceschini et les BR, Sofri et Calabresi » (2008) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article195 texte repris et augmenté dans la deuxième édition de Mai 1968 et le Mai rampant italien sous le titre « Méthode rétrologique et théories du complot » (2018) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article376

    – Interventions no 1 : « Passé, présent, devenir. Des luttes italiennes des années 70 aux extraditions d’aujourd’hui : un État d’exception permanent », (octobre 2002) à propos de l’enlèvement de Paolo Persichetti : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article198

    – Recension de textes dans la brochure : Au plus près de 77. Aujourd’hui, un seul de ses textes est inédit dans nos publications : « Autonomie – Autonomies » de Berardi, Giorgini et Negri, trois protagonistes qui tracent le passage de la première forme de l’autonomie (ouvrière) vers ses formes suivantes (l’autonomie organisée puis l’autonomie des nouveaux sujets : c’est-à-dire les autonomies « plurielles »). Brochure disponible sur demande à lcontrib at no-log.org

    –  « Une lecture insurrectionnaliste de l’autonomie italienne » Commentaire critique du livre de Marcello Tari Autonomie ! L’Italie, les années 70, (La Fabrique, 2011) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article295

    – « Pour et autour de Sante Notarnicola (1938-2021) » (mars 2021) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article471

    – Interventions no 17 : « Réfugiés politiques italiens : quelques réflexions sur amnistie et violence politique », (mai 2021) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article472

    – L’Autonomie hypostasiée. Notes sur L’hypothèse autonome de Julien Allavena (Amsterdam, 2020) » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article475

    – un texte autocritique de Mario Moretti ex-dirigeant des BR et responsable, entre autres de l’enlèvement de Moro dans Brigate Rosse – Une histoire italienne, p.83-p.102, M. Moretti, C.Mosca, R.Rossanda, Amsterdam 2010[]

État et manifestations contre la loi sécurité globale

Sur les tendances émeutistes des manifestations

Les manifestations récentes contre l’article 24 de la loi sur la sécurité globale et en réaction, entre autres, à l’agression policière contre Michel Zecler, montrent que celles-ci ne font plus médiation en tant qu’expression d’un antagonisme entre pouvoir et forces sociales/politiques, comme le faisaient auparavant celles qui étaient convoquées par les organisations ouvrières traditionnelles. En effet, elles mêlaient étroitement et adroitement les manifestations catégorielles, de la manifestation des intermittents à la manifestation des infirmières, en passant par celle des enseignants, avec les manifestations plus unitaires et plus politiques comme celles sur la loi-travail et contre la réforme des retraites. Les différences de revendications et les différentes conceptions de l’expression des antagonismes ou plus modestement de la conflictualité capital/travail s’avéraient secondaires tant que la transmission des mécontentements s’y opéraient. C’est la taille de la manifestation qui déterminait sa réussite ou son échec encore davantage que le taux de grévistes sensiblement en baisse au fil des années, à tel point que leur horaire de départ (souvent vers 11 h-11 h 30) était de plus en plus déterminé syndicalement par la possibilité de rameuter du monde à la pause déjeuner pour faire nombre même sans faire grève, pour faire une démonstration de force même si elle en restait au stade de la démonstration.

Or, aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Ce n’est plus le service d’ordre syndical qui quadrille la manifestation, mais les forces de l’ordre dans un espace lui-même déterminé en fonction de ses finalités particulières au sein du dispositif urbain qui s’est imposé dans la société capitalisée. Un dispositif qui, comme dans le monde du travail privilégie la fluidité et la circulation et la rue est vue par l’État comme un lieu où l’individu se doit de n’être qu’un passant parmi d’autres, un explorateur du patrimoine, un consommateur dans de longues avenues emblématiques de la consommation et de la distinction comme les Champs-Élysées ou des établissements dans le goût de l’Hôtel Dieu transformé en temple du capitalisme. Toute autre attitude, et qui plus est collective, nous plonge dans une confrontation avec l’État comme les multiples manifestations de Gilets jaunes l’ont prouvé à partir du moment où elles ont affirmé en actes le fait qu’il n’y avait pas pour elles de zone interdite. Évidemment au quotidien cela ne se voit pas ou peu, car la fluidité et la circulation urbaine sont routinisées et que c’est seulement la rupture, pour une raison ou une autre, de cette routinisation qui produit un choc parce que, tout à coup, comme sur les ronds-points, on assiste à un détournement de la fonction codée qui s’avère intolérable non seulement pour les autorités qui déterminent les codes, mais aussi pour toutes les personnes qui travaillent et vivent de cette structuration de l’espace et qui se retrouvent impactés par le détournement 1.

Si autant du côté des syndicats que du gouvernement on continue à compter le nombre de manifestants, pour ce dernier, il s’agit surtout de rendre compatible la manifestation avec l’objectif de la préservation des lieux marchands. À cet aune, c’est donc la place qu’occupe la manifestation dans les rapports de force politiques qui doit être revue.

Il est de plus en plus clair que les manifestants ne sont plus tolérés que dans un plan de circulation qui les exclut des lieux historiques de manifestation, des lieux de pouvoir et des zones de centre-ville comme si finalement la mobilité des manifestations n’étaient encore tolérée que comme un moment particulier du passage où simplement, le passant individuel devient passant collectif. Avec les arrêtés interdisant les manifestations en centre-ville à Lyon et dans bien d’autres villes on peut dire que le message est clair. Et dans un contexte sinistré de crise sanitaire, encore plus aujourd’hui qu’hier, nulle perturbation ne doit mettre en péril une activité économique et commerciale en souffrance. À Lyon, par exemple, les barrages à chaque intersection en direction de l’hyper-centre et sur les ponts de la Presqu’île, appliquent cet objectif. C’est alors chaque manifestant faisant un pas de côté par rapport à ce rôle passif de passant collectif, en devenant d’une manière ou d’une autre un activiste, qui devient alors porteur d’une possible résistance à la société capitalisée.

Depuis les grandes manifestations contre la loi-travail et jusqu’au mouvement des Gilets jaunes, une nouvelle structuration des manifestations s’est mise en place du fait du déclin syndical et de son incapacité à encadrer les manifestations ; du fait, complémentaire et en interaction, que de plus en plus de manifestants combatifs ne se reconnaissent plus sous aucun drapeau au sens propre comme figuré. Plus sous la banderole de leur entreprise ou administration, mais plus non plus sous les drapeaux des organisations gauchistes et anarchistes. La nouvelle structuration s’est alors établie sous la forme d’un cortège de tête qui ne représentait pas l’ordre habituel des défilés, le plus souvent déterminé en fonction du poids des organisations ouvrières (donc le plus souvent la CGT en tête). Le « rendu » était alors celui d’un cortège de tête regroupant les Gilets, les antifas parfois, les salariés les plus à la pointe des luttes du moment et ne se contentant pas de l’étiquette syndicale (cheminots, infirmières) et tout un chacun qui s’identifiait à une portion de manifestation « activiste » plus que passive. Sans autre représentativité que sa propre présence, il entretient un rapport ambigu avec une fraction peu importante numériquement opérant sur le modèle black block. Cette fraction initie son propre « défilé » au cœur de cortèges de tête qui ne leur appartiennent pourtant pas en propre et cela peut parfois apparaître, de ce fait, comme une sorte de coup de force sur la manifestation, alors qu’ils pensent sans doute tout cela naturel parce qu’ils s’en croient l’avant-garde. Un coup de force à vocation émeutière, mais sans les moyens et la force de son volontarisme exacerbé. Mais malgré toutes ces limites c’était encore dans un contexte et surtout un rapport de force où les cortèges pouvaient tenter de faire corps, de contenir ensemble syndicalistes et toutes les gauches même la plus insurrectionniste.

Aujourd’hui c’est le « cortège de tête » comme entité abstraite existant en soi et pour-soi, complètement composite (Gilets jaunes, féministes, teufeurs, BB, antifas, badauds, etc.) qui donne la mesure, sans plus aucunement se préoccuper de ce qui peut se passer à l’arrière comme par exemple le samedi 28 novembre où le gros de la manifestation est resté bloqué deux heures à son point de départ parce que la CGT, refusant de suivre un cortège de tête livré à lui-même, a décidé de bloquer sa progression au niveau de la préfecture où elle avait de toute façon prévu une prise de paroles sur les centres de rétention.

Pourtant le cortège de tête n’est pas complètement artificiel et d’ailleurs nous y participons, mais il n’est plus représentatif du rapport de force que produirait un mouvement dans sa lutte. Il ne manifeste plus qu’en creux, le fait que rien n’est réglé de ce qui a fait les luttes précédentes, mais le rapport de force s’est inversé. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement quand les manifestants disent s’opposer à l’article 24 au nom de la liberté d’expression et ne pas s’opposer aux mesures tout aussi antidémocratiques qui sont prises au nom de la lutte contre la crise sanitaire ? Le but du cortège de tête n’est pas franchement établi et d’ailleurs la diversité des panneaux individuels signale bien cette hétérogénéité même et on pourrait dire surtout, à l’intérieur du cortège de tête ; mais faute de mieux tout le monde espère au moins un petit affrontement pour marquer le coup et ne pas rentrer bredouille, car rien de pire pour le moral d’un « radical » que d’avoir le sentiment d’avoir fait une manifestation pour rien. Un but vague disions-nous au point où les slogans les plus limités et inconsistants 2 fleurissent et peuvent être repris en cœur comme le samedi 5 décembre par les antifas : « Darmanin démission » !

Ce cortège de tête qui s’effrite et se délite au fur et à mesure du trajet n’a alors plus l’intensité produite par la simple densité extrême du cortège compact de départ qui en lui-même donne de la force et porte une force potentielle. Ceux qui avancent sont rattrapés par d’autres qui leur disent de reculer ou d’attendre le gros des « troupes », le temps de latence produit par la rupture objective de la manifestation que, contrairement à Paris, la police n’a même pas besoin de scinder puisqu’elle se scinde elle-même, fait que la moindre rue perpendiculaire est alors utilisée par ce qui reste du cortège de tête comme lieu d’escarmouchesavec les forces de l’ordre dès qu’elles montrent le bout de leur nez cagoulé. On ne saurait dire à l’heure actuelle si c’est un nouveau rituel, mais du côté des manifestants la simulation émeutière est assez évidente. Elle se matérialise par la présence relativement importante de présumés black blocs qui, dans ce contexte de mise en cause des violences policières, ont tendance alors à se conduire bande contre bande en ciblant particulièrement les membres de la BAC pendant que les gentils accompagnateurs crient ACAB (All Cops Are Bastards). Des manifestants font du surplace et assistent à la chose tandis que d’autres avancent malgré tout en prenant de fait leur distance par peur ou indifférence ; mais tout le monde s’accommode des invectives et jets de projectiles malgré le peu de force de l’ordre à se mettre sous la dent. D’où un côté un peu surfait de tout cela, même quand il en ressort une certaine fierté de faire reculer 20 bacqueux sous un déluge de projectiles à la Fosse aux Ours. Tout se passe dans ce no man’s land où il n’y a pourtant rien à conquérir et en dehors de tout intérêt pour ce qu’il serait une attaque du « temple du capitalisme » qu’est devenu, l’ancien Hôtel-Dieu qu’il nous est aujourd’hui interdit d’approcher alors qu’il a moins d’un an il était bombardé de peintures et projectiles. Pourtant, les forces de l’ordre sont maintenant clairement dans la retenue ; les consignes sont maintenant de ne pas faire de « bavure », de se prémunir contre de nouvelles remontrances du gouvernement et des médias. Quand les forces de l’ordre interviennent, à la fin de ces manifestations qui n’en finissent pas de ne pas finir, c’est pour le repousser de façon complémentent théâtrale les résistants de la dernière heure, par exemple en avançant en ligne de face et en tapant sur leur bouclier avant de laisser faire le sale boulot à une BAC qui a attendu la tombée de la nuit qu’il n’y ait plus de journalistes… pour se livrer à sa basse besogne. D’où des blessés prévisibles mais invisibles comme le samedi 5 décembre (selon les street medics : au moins 3 blessés par des tirs de LBD à Lyon et trois personnes tabassées puis embarquées à la tombée de la nuit à l’angle de la rue Émile Zola et de la place Bellecour).

Le cortège de tête reste dans sa fixation d’une opposition à la police qui ne lui laisse aucune échappatoire surtout dans un rapport de force, nous l’avons déjà dit, devenu beaucoup plus défavorable que ces deux dernières années.

La Gauche pendant ce temps tente de récupérer de la crédibilité, déclaration de parcours après déclaration de parcours. Pour elle l’essentiel est que le cortège puisse se former et d’ailleurs cette position est reprise par certains Gilets jaunes organisés, mais qui sont en fait devenus ses supplétifs. En effet, ils se mettent aujourd’hui à signer au bas de n’importe quel appel ou collectif d’organisations, ce qu’on avait toujours refusé pendant le mouvement. Pour ses « résilients », la défaite non assumée les renvoie directement vers une convergence sans issue avec des organisations croupions qui se serrent d’autant plus les coudes que chacune séparément ne représente à peu près plus rien et se retrouve incapable d’appeler toute seule. Cette situation fait que ces manifestations demeurent, pour le moment, amarrées à un cap de « contestation légitime » des violences policières et leurs organisateurs seront sans doute prêts à accepter l’hypothèse de manifestations immobiles si cette idée déjà utilisée dans les faits à l’étranger passait tout à coup dans la tête du pouvoir en France.

Quelques participants aux manifestations à Lyon, le 15 décembre 2020

Notes de bas de page :
  1. Ainsi, on a pu voir à Lyon quelques commerçants indépendants du centre-ville assister et participer aux premières assemblées des Gilets, mais qui chaque fois que se décidait le trajet, posait la question : mais pourquoi dans le centre, pourquoi rue de la République comme si nous étions nous les ennemis. Au bout de deux ou trois AG, ils ne sont bien sûr plus revenus. Dans une situation, disons non insurrectionnelle, même si très troublée, il n’y avait tout simplement pas de solution et deux mois après nous vîmes apparaître des affichages sur tous les commerces indépendants, y compris les plus petits et les plus marginaux pour interdire les manifestations en centre-ville les samedis.[]
  2. Quand on pense que les gauchistes et autres antifas critiquaient le côté non politique et non explicitement anticapitaliste des Gilets jaunes parce qu’ils voulaient simplement « Allez les chercher chez eux » ! C’est pourtant sûr que, quant à faire dans l’infra-politique, cela avait quand même une autre gueule.[]

Comment l’État-réseau accompagne sa rave party cévenole

Dans la nuit du vendredi 7 au samedi 8 août, les habitants de Meyrueis, au sud de la Lozère, sont réveillés par une armada de camions, de fourgons et de voitures, qui se dirigent vers le point géodésique qui, plusieurs jours auparavant a circulé par SMS dans les réseaux d’adeptes pour y installer une rave party : la commune de Hures-la-Parade sur le Causse Méjean dans le Parc national des Cévennes.

Au petit matin, des agriculteurs et des éleveurs informés de cette invasion de leurs pâturages et de la menace de dévastation des espaces protégés du Parc, tentent en vain de leur interdire l’accès au site. Du haut de leur poids lourds, les organisateurs « leur rient au nez » comme le rapporte une éleveuse. Ils brisent les clôtures et commencent à installer leur technologie à décibels, occupant une lande de plus de 25 hectares. Ils avaient d’ailleurs été devancés par plusieurs centaines d’adeptes installés en un vaste campement.

Pourtant nécessairement informée, ce n’est qu’à la mi-journée du samedi que la Préfecture de Lozère fait envoyer quelques pelotons de gendarmes pour tenter de superviser la situation, à savoir : barrer l’accès au site pour les nouveaux arrivants et faciliter l’action de sécurisation sanitaire entreprise par la Croix-Rouge. De fait, comme le maire de la commune, les forces de l’ordre (… festif !) ne font que constater les dégâts puisque le rapport de force était déjà établi au profit des près de 10 000 teufeurs présents.

De la nuit du samedi au dimanche jusqu’au mercredi, « le refus des valeurs mercantiles du système et la recherche de la transcendance au travers de la musique » qui sont données par l’encyclopédie en ligne comme les « bases idéologiques de ces rassemblements », atteignent leur acmé, soit les plus hauts degrés de dépendance aux drogues chimiques et auditives. Autrement dit plus tu te rends dépendant, plus tu es… libre. Une liberté hallucinée dans laquelle l’adepte de la trance devient totalement étranger au milieu naturel qu’il piétine : une prairie à moutons, un parc national et ses espaces protégés, une flore et une faune ; comme il est étranger au milieu social autochtone qu’il ignore ou qu’il nie : des habitants qui vivent de leur activité pastorale, des hameaux, une école, une vie communale…

Car cet état de conscience altérée recherché par l’adepte de la trance n’a de transe que son nom anglicisé. Il s’agit en réalité d’une parodie, d’un simulacre des rituels de possession tels qu’il se pratiquaient dans les sociétés traditionnelles. Ces pratiques déjà attestées chez les groupes humains protohistoriques avaient à la fois une fonction de thérapie individuelle et de catharsis collective. Depuis près d’un siècle, il convient d’en parler au passé. En effet, les modes de vie communautaire où s’exprimaient ces cultures de la transe ayant été soit détruits, soit dissous par la dynamique globale du capital, toutes les dimensions génériques qu’ils comportaient ont été définitivement perdues pour l’espèce humaine.

Quant aux musiques qui accompagnaient l’entrée en transe des possédés — musiques qui ont été remarquablement décrites par l’ethnomusicologue Gilbert Rouget dans son livre La musique et la transe (Gallimard, 1980) — elles ont aussi soit disparu soit été converties en technologies sonores.

Une parodie de transe dont les effets hallucinatoires bénéficient cette année de la prime covid ! Comme si le plaisir recherché par la transgression imaginaire des normes du « système » était alors redoublé par le refus des « gestes barrières » proposés par l’État et ses secouristes.

À un éventuel contradicteur qui nous objecterait que cette fonction de thérapie individuelle et de catharsis collective est aujourd’hui analogue à celle qu’elle était dans les sociétés traditionnelles, nous répondons ceci. Il n’y a pas de continuité générique entre les deux pratiques puisque dans ces anciennes sociétés, l’individu isolé n’existe pas. Il n’existe que profondément relié à sa communauté d’appartenance ; individu et communauté forment une seule et même unité. Dans les rituels de possession, c’est grâce à la présence du groupe que le possédé peut nommer et interpréter le génie qui est descendu sur lui. Il y a une étroite correspondance, une relation organique entre le monde surnaturel et le monde des humains. Le possédé obéit au rituel fixé par la tradition de la communauté ; il peut certes interpréter son comportement de criseur selon ses dispositions personnelles, mais il est déterminé par un rituel, un culte qui lui, est invariant. En retour la communauté, ses prêtres et ses officiants accompagnent sa transe jusqu’à la fin de sa possession.

Rien de semblable bien sûr dans la trance des free parties puisque l’adepte est séparé de toute communauté humaine générique et donc séparé de son individualité. Particule de capital atomisée et particularisée ; subjectivité isolée immergée dans un espace hypertechnique ; le seul « génie » qui possède le raver ce sont les infra basses des sound systems (inférieures à 20 Hz).

Mais au-delà de la critique de ce dispositif technologique considéré en lui-même, et pour lui-même, c’est ce qu’il révèle des caractères de l’État qui nous intéresse ici. Plus précisément c’est saisir en quoi il y a une continuité politique entre la forme free party et la forme réseau de l’État.

Reprenons le cours des événements à la lumière de cet angle de vue.
Face aux indignations qui, localement, et à un moindre degré nationalement s’élèvent contre l’occupation, le dimanche, Madame le préfet annonce aux médias sa stratégie : « l’ensemble des points d’accès au site reste fermés par les forces de l’ordre et toute sortie du site fait l’objet d’un contrôle. Tous les moyens sont mis en œuvre pour que ces personnes quittent les lieux le plus vite possible et dans les meilleures conditions de sécurité possible ». Et France Bleu de rapporter le propos de la préfecture recueilli hors micro : aucune évacuation n’est envisagée, car de nombreux festivaliers, alcoolisés, drogués, ne sont pas en état de reprendre le volant. De plus des parents et des enfants en bas-âge se trouvent sur le site rendant toute opération compliquée. Bilan sanitaire provisoire : 60 prises en charge par le poste médical ; évacuations d’urgence à l’hôpital de Mende ; un jeune homme en overdose évacué d’urgence est en réanimation. Une enquête est en cours pour déterminer l’identité des organisateurs.

Laisser s’installer la rave party puis l’accompagner et la sécuriser telle est la stratégie de l’État agissant sous sa forme réseau. Visiblement, il y a continuité politique entre les réseaux d’adeptes que les organisateurs ont activés et le mode d’action de type participatif de l’État-intermédiateur.

Mais comme la forme nation de ce même État n’a pas disparu — elle a même été quelque peu réactivée par la crise sanitaire — Madame le préfet hausse le ton contre… les agriculteurs.

En effet, excédés par la complaisance et « l’inaction » de l’État-réseau à l’égard de la rave party et faisant le constat du ravage de leurs terres, des agriculteurs manifestent leur colère en organisant une riposte. Dans la journée du dimanche, plusieurs dizaines d’entre eux, syndiqués au sein de la Coordination rurale passent à l’action pour demander le départ immédiat des ravers : barrage de la route nationale 88 entre Barjac et Mende, tentative de barrage de l’accès à l’autoroute 75, occupations de ronds-points, rassemblement au cours de la nuit à Mende et tapage nocturne devant la préfecture.

Réaction de l’État-nation par la voix de Madame le préfet : intervention des CRS et condamnation politique des agriculteurs ; des poursuites judiciaires seront menées à l’encontre d’un des responsables de l’action de manière à dresser les agriculteurs les uns contre les autres : « Je considère que c’est une action isolée ; c’est un coup d’éclat dont l’organisateur est habitué. Il ne représente pas les agriculteurs concernés ».
Deux poids, deux mesures : stratégie d’accompagnement de l’État-réseau à l’égard des ravers versus stratégie de répression de l’État-nation à l’égard des ruraux.

Le mercredi 12 août, combinant incitations (verbales) au départ, contrôles et verbalisations, les forces de l’ordre sont parvenues à diminuer le nombre d’adeptes des infra basses à environ 500. À midi, Madame le préfet donne l’ordre à la gendarmerie de faire évacuer du site.

Des bennes sont déposées sur place pour recueillir les ordures des ravers et tenter de limiter la pollution par les volumineux déchets répandus sur des dizaine d’hectares. Deux lignes de prélèvements covid-19 sont disposées à la sortie du site afin de réaliser des dépistages. Il est conseillé aux partants de se faire tester sous les sept jours afin d’endiguer un (fort) possible cluster.

Une adepte dit aux médias sa frustration de ravageuse repentie : « Habituellement on reste quatre jours après la fête pour pouvoir enlever le maximum de choses. Mais vers onze heures, les gendarmes sont venus nous virer. »

Parmi les plutôt rares réactions des milieux politiques (c’est le « creux » du 15 août), la tonalité générale est à la condamnation, mais surtout à cause du non-respect des mesures sanitaires contre le coronavirus. Certains commentaires font référence à la proposition de loi préparée par le Groupe Les républicains du Sénat qui vise à mieux encadrer les rave party et à « rendre plus dissuasives les sanctions contre les organisateurs ». Rendre obligatoire la déclaration du rassemblement lorsque l’effectif prévisible dépasse les 300 personnes ; accroître à six mois la durée de confiscation du matériel et faire passer l’actuelle infraction pénale à la classe du délit avec une peine de prison de trois mois, telles sont les dispositions de cette proposition de loi. Déposée en octobre 2019, elle a été renvoyée auprès de la Commission des lois constitutionnelles. Quoiqu’il en soit de l’issue de cette démarche, pour le Sénat comme pour le gouvernement il ne s’agit pas d’interdire les rave party mais de trouver un gentleman agrément pour que cela se passe dans de bonnes conditions.

Un sénateur des Hautes-Alpes, se fait le porte-parole du désarroi des maires qui se retrouvent seuls face aux rave parties. Il déplore que « les préfets prônent le dialogue et la tolérance, car ils sont incapables de faire respecter la réglementation ». Dans les débats préparatoires, la sénatrice EE-LV Esther Benbassa s’indigne : « Bientôt on ne pourra plus rien faire, c’est le tout répressif ! » et elle ajoute son credo social-festif : « La société a besoin de la fête. Et les raves, c’est comme le carnaval, un moment cathartique dont les êtres humains ont besoin. C’est une soupape de sécurité à garder dans la société pour circonscrire la violence. Sinon, s’il n’y a pas de moment de défoulement, les sociétés ne peuvent pas marcher ».

Qu’une rave party n’ait rien de commun avec ce qu’était un carnaval et une fête dans les sociétés traditionnelles et modernes ne peut qu’échapper à cette élue « progressiste ». La catharsis n’est plus ce qu’elle était nous l’avons rappelé plus haut au sujet des rituels de possession. Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, les fêtes et les carnavals sont une parodie des fêtes et des carnavals traditionnels. Ils ont été englobés dans une forme unifiée d’exutoire : la teuf.

Le passage de ce terme verlan dans le langage courant signe cet englobement de la fête dans la teuf ; soit dans les années 1960 et 70 ; soit la période d’achèvement des modes de vie encore non entièrement dominés par le capital. La dynamique (chaotique mais unifiante) du capital les ayant vidé de leur substance sociale et politique, fêtes traditionnelles comme fêtes révolutionnaires ont été dissoutes dans la forme-teuf. Une forme vide, sans substance, qui domine partout comme intermédiation de l’État-réseau.

Dans la perspective politique qui est ici la notre, les débats parlementaires à propos des rave parties illustrent bien la tension entre la forme nation de l’État et sa forme réseau. Du côté de la forme nation est exprimée ici sa caricature : « le tout répressif » et du côté de la forme réseau est exaltée sa puissance sociale et psychologique : « le défoulement festif, les moments cathartiques ». Nous pensons avoir montré ailleurs 1 qu’en tendance, là comme partout, c’est la forme-réseau qui domine puisqu’elle n’est autre qu’un opérateur majeur de l’actuelle société capitalisée.

Relevons enfin un texte qui se veut une critique anticapitaliste des rave parties publié par un site nommé agauche. Après avoir dénoncé le « véritable scandale » qu’est l’organisation d’un tel « événement » sans respect des mesures sanitaires et « l’agression de ce lieu naturel », les auteurs en viennent à leur principal argument. Il s’agit de diviser les teufeurs en deux groupes sociaux opposés :

• les bons teufeurs, ceux qui ont conservé les origines « alternatives et culturelles » de la musique techno et qui ont ouvert des dancefloors organisés et sécurisés ; des teufeurs qui ne cherchent certes pas à « changer le monde », mais qui sont « des gens sérieux, concernés, cohérents dans leurs valeurs ». (On comprend ici qu’ils seront des d’alliés fiables lors de « la Révolution ») ;

• les mauvais teufeurs qui « peuvent bien raconter ce qu’ils veulent » sur leur alternativisme et leur « autonomie vis-à-vis de l’État » et qui ne sont que « des beaufs 2 ». Des beaufs « assumant de n’en avoir rien à faire des autres et menant ouvertement une guerre à la société et à la nature ». Le portrait politique du mauvais teufeur doit donc être réitéré : « Ce sont des beaufs, et rien d’autre, ne respectant rien ni personne et s’imaginant le droit de faire ce qu’ils veulent, où ils veulent, quand ils veulent, dans un esprit réactionnaire tout à fait similaire à celui des chasseurs par exemple ».

On le voit, pour les agauche, la division de classe est établie. Il y a les teufeurs progressistes et raisonnables, sous-entendu, ceux qui respecteront les normes du futur État socialiste et il y a les teufeurs-beaufs aussi réactionnaires que… les chasseurs, sous-entendu, des ennemis de classe ceux qui seront à neutraliser lors de « la Révolution ».

Que les uns et les autres soient également dépendants de la société capitalisée et de ses aliénations ne traverse pas l’esprit de ces contempteurs du capitalisme festif et illégal (ce qui est un pléonasme) mais qui s’accommodent fort bien du capitalisme socialiste et de son État-nation-social.

Quand l’État-réseau accompagne ses raves, le modèle free party est à la manœuvre…

J.Guigou le 21/08/20

Notes de bas de page :
  1. Depuis près de vingt ans, les membres de la revue Temps critiques cherchent à valider l’hypothèse d’un État-réseau, selon laquelle les anciennes médiations institutionnelles de l’État-nation tendent à se résorber dans ce qu’on peut nommer une gestion des intermédiaires. Cet affaiblissement politique et social de l’État-nation engendre une montée en puissance du pouvoir des réseaux ; réseaux politiques, économiques, sociaux. Les connectivités, les fluidités, les mobilités, etc. ont pris le pas sur les structures et les organisations. Autant de processus non seulement liés mais engendrés par la puissance totalisante du capitalisme du sommet souvent nommée globalisation.
    Pour de plus amples développements sur ces analyses, on consultera le site de Temps critiques.[]
  2. Comment imaginer des beaufs hallucinés devant les murs d’enceinte d’une free party ? Quelle perspicacité sociologique ! Quelle dialectique politique ! Il faut vraiment être enfermé dans l’idéologie agauche pour refuser de savoir que ces beaufs imaginés par notre auteur, vouent les free parties aux gémonies. []

École, déconfinement et autonomisation des apprentissages

Les tensions sociales et les conflits politiques engendrés par le déconfinement progressif des établissements scolaires manifestent-ils seulement une intensification des problèmes de l’éducation produite par la crise sanitaire ou bien sont-ils le signe avant-coureur d’une avancée dans la « déscolarisation de la société » pour reprendre le titre du livre d’Ivan Illich diffusé en France dans les années 1970 ?

Mais, une déscolarisation de la société (Deschooling society a été mal traduit par une « Une société sans école ») qui ne se ferait pas au profit de cette « convivialité » universelle portée par l’utopie d’Illich. Au contraire, il s’agirait davantage d’un processus de remplacement des fonctions d’aide aux apprentissages : le pédagogue « en présenciel » cédant la place au tuteur numérique « à distance ». Un au-delà de la distanciation sociale exigée par les protocoles sanitaires en quelque sorte. Une dissolution en acte du « pacte scolaire républicain ».

Une telle hypothèse n’est pas fictive, ni ahistorique. Le processus est déjà largement entamé depuis des décennies. Au fil des diverses « réformes » du système éducatif et de leurs avatars politico-pédago-syndicaux, ce sont les médiations traditionnelles de l’école de l’État-nation qui ont été altérées, résorbées, délitées, désubstantialisées. La loi sur l’urgence sanitaire accélère ces processus puisque l’obligation scolaire est levée. Ne pas envoyer ses enfants à l’école n’est plus un délit. La scolarité obligatoire, ce principe fondamental de l’État-nation républicain, est abolie. Avec l’effet de loupe porté par les politiques de lutte contre la pandémie, la tendance à la déscolarisation, déjà effective depuis des décennies, devient une réalité sociale, politique et juridique.

Ces processus à la fois techniques et politiques ont accompagné et souvent même anticipé la montée en puissance de l’État sous sa forme réseau 1.

Autonomisation des apprentissages, pédagogies par objectifs, auto-évaluation, contrôle continu des compétences, dispositifs de formation, etc. autant de méthodes et de procédures d’abord appliquées dans la formation professionnelle des adultes qui ont été transposées dans le système éducatif. Ce déplacement/remplacement a accéléré la particularisation des rapports sociaux d’éducation. On peut résumer ces transformations en disant qu’en quelques dizaines de décennies on est passé du paradigme étatico-républicain de l’éducation à celui, globalisé, de formation continue. L’institution nationale de l’éducation est devenue réseau mondial de formation des compétences. Depuis plus de vingt ans, nous tentons de caractériser et d’interpréter ces processus politiques comme une tendance forte à la particularisation de l’éducation, un affaiblissement de la fonction éducative de l’État-nation au profit d’un traitement « au cas par cas » propre à l’État-réseau 2.

Certes des contre-tendances ralentissent ces processus de déscolarisation dans la société capitalisée d’aujourd’hui. Elles s’expriment et s’affirment, par exemple, dans les pressions des parents d’élèves pour une accélération du déconfinement et pour l’abandon des règles qui limitent l’accès de tous les enfants à l’école. Dans ces rapports de force, les enseignants y occupent une place ambivalente. Ils sont loués par le pouvoir et les syndicats pour avoir assuré avec courage « la continuité pédagogique » via le télétravail scolaire ; mais ils sont critiqués par d’autres, car un certain nombre d’entre eux sont des « décrocheurs » qui n’ont jamais contacté un seul de leurs élèves (5 % annonce le Ministère, donc environ 40 000 « enseignants décrocheurs 3 »).

Relevons ici que c’est la fonction socialisatrice de l’école qui est en jeu davantage que ses fonctions cognitives. Tout se passerait-il alors comme si, les apprentissages étant autonomisés par les technologies de la cognition et donc réalisables et évaluables à distance, resterait à l’école cette fonction de dressage des jeunes individus pour les rendre aptes à consentir aux exigences de la dynamique du capital ?

On sait que la critique de la fonction répressive de l’école et sa contribution à la « reproduction » avaient été le fer de lance des contestations de l’école et de l’université dans les années post-68. Or elles ne se faisaient pas au nom d’une autonomisation généralisée des apprentissages 4 mais d’une démocratisation, d’une libération de l’emprise de l’école de classe ; autant d’objectifs, de fait, réalisés par ce que nous avons appelé « la révolution du capital ».

La question serait-elle déjà réglée pour les universités ? Autrement dit, malgré le confinement, les examens, les concours s’étant déroulés sans dommages majeurs et les diplômes ayant été délivrés eux aussi à distance, rien ne semblerait s’opposer en septembre, à une rentrée virtuelle des universités. Pour l’instant les seules oppositions sont d’ordre… philosophique.

Ainsi, Giorgio Agamben, dans un texte récent : « Requiem pour les étudiants » publié dans le no 246 de lundimatin, s’élève contre une telle éventualité à ses yeux pure barbarie. Il y prophétise la fin du dialogue professeur/étudiant et l’enfermement dans « l’écran spectral ». Selon ce philosophe ce sont près de dix siècles de vie collective étudiante qui disparaissent définitivement. Une socialité étudiante qui a été à l’origine même des universités : les Collèges (collegium). L’actuel règne de « la barbarie télématique » accomplirait la fin de ce qu’étaient les formes de vie étudiante depuis les débuts des universités européennes.

À la fois lieu d’hébergement et d’étude, les Collèges ont certes contribué à fonder la dimension universaliste des savoirs (et des dogmes d’ailleurs aussi) enseignés dans les universités médiévales, mais ce qu’oublie de dire Agamben c’est qu’ils étaient placés sous le contrôle de l’église et que c’est l’église et ses docteurs, soutenus par l’État royal, qui organisaient les études et délivraient les diplômes. En ne présentant que la face « démocratique » de l’histoire des universités, celle du partage des connaissances et de la confrontation des thèses (disputatio), Agamben omet son autre face, despotique. Une fois de plus c’est la dialectique de la contradiction qui est mise à la porte et toute l’histoire récente de l’université et du mouvement étudiant (contestation de l’institution en 68, institutionnalisation de la contestation à Vincennes et réforme Edgar Faure dans l’après-68, résorption de l’institution dès les années 1990 qui devient incompréhensible).

De plus, emporté par sa verve antifasciste il en vient à condamner par anticipation les enseignants qui accepteraient de donner leur cours en ligne et ainsi se soumettre « à la dictature télématique ». Il les compare aux universitaires italiens qui, en 1931, ont juré fidélité au régime fasciste. Quant aux étudiants, ils devraient eux aussi refuser de s’inscrire dans cette université barbare et plutôt s’associer pour créer « une nouvelle culture ». Un gramscisme mâtiné d’assembléisme libéral-libertaire… qui semble ignorer les modes contemporains de création et de diffusion des connaissances. Lorsqu’après sept années d’isolement, Grigori Perelman a résolu la conjecture de Poincaré, il a placé son résultat sur un site internet accessible à tous…

Temps critiques, 14 juin 2020

Notes de bas de page :
  1. – Cf. J.Guigou État-réseau et genèse de l’État : notes préliminaires[]
  2. – Cf. Ni éducation, ni formation.  Temps critiques, 1996. Et aussi, L’État-nation n’est plus éducateur. L’État réseau particularise l’école. Un traitement au cas par cas. Temps critiques, 2001.[]
  3. – Un éditorialiste de France Inter rapporte les propos tenus en privé par « un ministre en première ligne : «Si les salariés de la grande distribution avaient été aussi courageux que l’Éducation nationale, les Français n’auraient rien eu à manger ».[]
  4. – Cf. J. Guigou, L’autonomisation des apprentissages dans la société capitalisée (1999).[]

Les limites de la mondialisation

État stratège ou forme réseau ?

Cet article a été écrit fin 2018 et est resté inédit aussi bien dans sa version numérique que dans une version papier qui n’a jamais existé parce que tout à coup le mouvement des Gilets et notre participation à celui-ci nous a pratiquement amené à cesser toutes nos autres activités. Or, à la relecture fortuite de son contenu nous nous sommes aperçus que ces remarques qui concernaient un texte de l’économiste marxiste Michel Husson, dépassaient le côté de simple réponse à son texte parce toute une partie de cette réponse avait comme anticipé les questions qui se posent au capital au sortir de la pandémie : limites de la mondialisation et du fractionnement des chaînes de valeur ; capitalisation et désaccumulation, articulation entre niveau I de l’hypercapitalisme et le niveau II où se repose la question de la souveraineté.

Nous le livrons donc à votre lecture, sans aucune modification par rapport à l’original.
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La rhétorique du Vrai et du Faux

Alors qu’on rencontre la plume de Giorgio Agamben de l’Obs au Monde en passant par Lundi matin nous répondons ici à l’un de ces développements étant devenu la nouvelle référence des médias sans qu’on sache à partir de quelle expertise philosophique (Heidegger ?) politique (l’obsession de l’État d’exception et de l’ennemie intérieur de C.Schmitt) médicale (le plus grand virologue au monde D.Raoult) il parle.

Les différentes interventions de Giorgio Agamben autour du Coronavirus ont atteint leur point d’orgue dans le numéro 241 de Lundi matin avec la reprise explicite de la formule de Guy Debord : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » (Thèse 9 de son livre, La société du spectacle). Citation qui ramène la réalité capitaliste à un mensonge sur la réalité — sans nous en rappeler la genèse et sans rien nous dire sur les dimensions ou sur les déterminants de cette réalité aujourd’hui —, puisqu’on peut quand même supposer que c’est de cela qu’il s’agit ; autant d’éléments qui permettraient pourtant d’élargir l’horizon au-delà de l’appréhension du virus et de ce qu’on veut bien lui faire dire.

Debord a adopté la méthode de l’inversion pour développer ses thèses sur l’aliénation. Ainsi part-il, dans sa Thèse n° 9 d’une formule de Hegel tirée de la Phénoménologie de l’Esprit « Le faux est un moment du vrai ». Et à partir de là, il projette sa philosophie spéculative sur ce qu’il appelle la société du spectacle : « Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant » (Thèse 2). Sa « philosophie » repose en effet sur la vie érigée en principe ou en croyance. La vie serait la réalité réelle dont les images se sont détachées (Thèse 2 toujours). Le monde s’en trouve coupé en deux avec d’un côté la vraie vie et de l’autre le spectacle « qui est le cœur de l’irréalisme de la société réelle » (Thèse 6) où s’égare la conscience quotidienne et son mode de survie. Dans ce contexte d’un monde inversé, « le vrai est un moment du faux ». Cet énoncé de 1967 dans La société du spectacle devient en 1988, dans les Commentaires sur la société du spectacle, à l’époque du « spectaculaire intégré » : il n’y a plus rien de vrai. Seul le philosophe (Agamben) ou le stratège 1 (Debord) est à même de dévoiler la Vérité derrière le fétichisme et la fausse conscience qui règneraient en maîtres dans ce monde.

Agamben nous dit donc non pas la vérité du virus, mais la Vérité sur le virus. La boucle est bouclée ; le mensonge est terrassé.
Mais si on pense au contraire qu’un événement au sens fort se situe au-delà de la logique des causes et des effets, il y a alors une vraie difficulté à en dire sa « vérité ». Pour la contourner à défaut de l’affronter, on peut alors y voir manipulations secrètes ou conspirations…

Ainsi, par des chemins plus ou moins détournés, le stratège et le philosophe du Vrai et du Faux qui voyaient hier (Debord et Sanguinetti) la lutte armée dans l’Italie des années 1970 comme une manipulation des services secrets italiens voient aujourd’hui (Agamben) le virus comme une « … conspiration pour ainsi dire objective qui semble fonctionner en tant que telle » (G. Agamben, Le Monde, 24 mars 2020).

Temps critiques, le 10 mai 2020.

Notes de bas de page :
  1. Cf. G. Agamben : « Il y a de nombreuses années, lors d’une conversation avec Guy [Debord] que je croyais être sur la philosophie politique, à un certain moment Guy m’interrompt et me dit : “Regarde, je ne suis pas un philosophe, je suis un stratège.” in La ville et la métropole, repris dans ce même n° 241 de Lundi matin.[]

Vers l’éclatement…

D’un côté, pour les assemblées qui envoient des délégués à l’Assemblée des assemblées (AdA), le fait que le mouvement ait une origine de ronds points et de blocage des péages, s’efface comme si l’exemple de l’assemblée de Commercy avait été repris de partout et immédiatement, alors qu’il est resté une exception pendant tout un temps, même s’il y a eu rapidement une assemblée à Toulouse qui s’est structurée autour des 48 revendications. De là l’idée que toutes les stratégies ou modes d’action sont possibles et même complémentaires, Black Bloc compris dans ce qui est conçu comme une sorte de libre choix selon ses appétences et compétences. Chacun à sa place et à sa place dans une division du travail qui n’est pas critiquée parce qu’elle est comprise à l’intérieur de l’hypothèse de l’horizontalité des fonctions. Une vision très post-moderne, bien en phase d’ailleurs et c’est un paradoxe, avec le macronisme.

Ce qui était encore lié pendant novembre-janvier (blocages, manifestations, assemblées populaires ou citoyennes, soutien aux grévistes) se délie et se délite. Les spécialisations apparaissent et chacun défend ce qui est devenu son pré-carré. Il y a alors division entre « ceux qui font des choses » avec une subdivision interne entre « ceux qui font des choses » qui ne servent à rien et ceux qui font des choses qui servent d’une part, et ceux qui ne font rien … que de critiquer, d’autre part.

Le leitmotiv qui est de dire qu’il faut respecter chacun et ne pas donner de leçon ; que de toute façon tout est complémentaire n’est en fait pas (plus) tenable. Il y a maintenant trop d’arrières pensées en coulisse et des restes de position de classes qui refont surface entre d’un côté, des positions de petite classe moyenne faites de soucis de respectabilité, de « donner une bonne image de marque », d’exigence de reconnaissance institutionnelles ; et de l’autre des positions de révolte de personnes précarisées, à la limite de la lumpen-prolétarisation. Cette dernière fraction non seulement privilégierait les actions illégales voire violentes, mais elle serait bloquée sur les attaques contre les personnes (et les biens) et des objectifs finalement trop quantitatifs et que le gouvernement pourrait finalement accordées pour faire cesser le mouvement. Elle aurait oublié les « valeurs » et les buts profonds du mouvement qui ne sont pas d’ordre matériels. De fait cela revient à opposer fin du mois à fin du monde, à opposer ceux qui veulent remplir le frigo et ceux qui pensent qu’il faut réduire la consommation, opposer l’avoir et l’être dans un moralisme confondant.

Pour certains GJ, les idéaux du mouvement auraient été sacrifiés à une sorte de consumérisme latent 1. Pourtant, les slogans et chants liés à la Révolution française ne sont-ils pas l’expression « d’idéaux ». On a l’impression que les uns jouent Condorcet et le droit de pétition alors que les autres jouent « les aristocrates à la lanterne » !

Pour les uns il ne s’agit pas (plus) de s’attaquer au « système », ce qui étai pourtant le point de départ du mouvement et lui a valu d’être stigmatisé comme populiste par les politiques et les médias.

JW, fin juin 2019

Notes de bas de page :
  1. Cf. un tract non signé, mais diffusé par le groupe Lyon-centre à la réunion de préparation de l’AG départementale qui s’intitulait : « Gilets jaunes, quel est votre… métier », une critique humoristique d’un des slogans les plus repris dans les manifs : « Gilets jaunes, quel est votre métier ? Aouh, ahou, ahou » en référence aux guerriers spartiates et au film 300[]

Gilets jaunes : « une République du genre humain* »

*Anacharsis Cloots (1793)

Texte issu d’une intervention le 16 mars 2019 à Fertans (Doubs) dans le cadre de l’Atelier de philosophie plébéienne consacré aux Gilets jaunes.

Un caractère d’événement

Alors que le pouvoir en place et l’État attendent toujours plus ou moins une petite révolte paysanne encadrée par la FNSEA, un mouvement de cheminots ou d’enseignants encadrés par les syndicats de salariés qui savent ne pas dépasser la ligne jaune ou même un mouvement lycéen ou une révolte des banlieues qu’ils savent plus difficile à contrôler, c’est du côté d’une population majoritairement rendue invisible qu’est venue la surprise en des temps qui sont ceux où les différentes forces de pouvoir cherchent à faire une place aux « minorités visibles ».

L’événement, au sens fort, c’est ce qui marque une rupture avec ce qui est attendu, que ce soit du point de vue de sa composante (ce n’est pas une classe ni même une catégorie ou une corporation), de ses objectifs (ils peuvent être aussi bien globaux que paraître dérisoires aux personnes extérieures) de son organisation (les médiations habituelles, syndicales ou politiques sont ignorées, l’attaque contre l’État est frontale) ou encore de ses moyens de lutte (action directe, occupation et blocages de lieux inhabituels comme les ronds-points, manifestations urbaines non déclarées, détermination à la mobilité non entravée dans les centres-villes au cours des manifestations).

L’événement, c’est aussi ce qui marque une rupture entre l’avant et l’après. L’avant parce que pas grand-chose ne le laissait présager (les Gilets jaunes sont une caricature de majorité silencieuse pour le pouvoir) et l’après parce que rien ne préfigure ce qui va suivre le soulèvement. Par rapport à la simple émeute, il perdure (trois mois maintenant), c’est en cela qu’il fait événement, mais la dynamique qui l’anime pendant ce temps n’est pas gage de transcendance ou de dépassement. Pour prendre un exemple, il y a des points communs entre l’événement Mai-68 et l’événement Gilets jaunes parce que dans les deux cas il y a bouleversement des comportements pratiques dans un déroulement qui n’est pas linéaire et qui peut très bien connaître son acmé au début, au milieu ou à la fin du mouvement qui fait événement. Dans tous les cas, il fait qu’on ne peut faire de la question : « Quelle perspective ? » ou « Comme cela va-t-il finir ? » la question essentielle. L’événement se suffit à lui-même et ne préjuge pas de son devenir et des risques encourus, de ses dérives, de son résultat (Mai-68 n’est pas réductible à Grenelle, le mouvement des fourches au parti Cinq étoiles, les Gilets jaunes au RIC, etc.).

Il est dans sa nature d’événement de se poser les questions dans des termes nouveaux d’où son allure « sauvage », de groupe en fusion, sa désinvolture par rapport à toutes les règles sociales de bienséance envers les différents pouvoirs, qu’ils soient politiques, économiques ou médiatiques et évidemment par rapport aux forces de l’ordre une fois qu’il en a compris la fonction répressive à son encontre en tant que corps particulier de l’État (cf. infra). Le choix entre respect de la légalité ou passage à l’illégalité n’est alors plus pour lui un principe défini à l’avance, comme dans l’action syndicale et politique, mais un sujet à traiter de façon pragmatique, au coup par coup et si passage à l’acte il y a il est assumé sans crier au loup ! Ainsi des milliers de gardes à vue signifiées aux Gilets jaunes, sans autre forme de procès, ne le pousse pas à se poser de façon essentiellement victimaire.

Une composition sociale diverse…

Le mouvement ne se laisse pas saisir aisément. Dans un premier temps sociologues, politiques et médias ont entonné l’antienne des classes moyennes, celles qui se sentiraient déclassées, qui jugeraient payer trop d’impôt, à la fois parce les pauvres n’en paieraient pas et parce que les puissants y échappent aussi par évasion fiscale. Et puis devant le peu de réalité de la chose, les commentateurs sont passés à la notion de « classe moyenne inférieure », regroupant par là un vaste magma qui serait composé des 50 % de ménages qui ne se situent pas dans les 25 % les plus riches ou les 25 % les plus pauvres. Le peu de sérieux de ces tentatives a conduit ensuite à privilégier finalement la notion de « classes populaires » qui permettrait de mieux rendre compte de ce que ressentent les protagonistes (« Nous sommes le peuple ») sans donner l’air de céder à une lecture populiste du mouvement. Un analyste qui se prétend géographe (C. Guilluy) s’est même saisi de ce dernier qualificatif pour désigner un ensemble surdéterminé par la division spatiale du territoire entre centre et périphérie, oublieux du fait que les « classes populaires » peuplent aussi les HLM des banlieues des grandes métropoles. Quant aux marxistes orthodoxes, ils ont campé sur leur lutte de classe éternelle, la plupart pour refuser un mouvement au mieux interclassiste au pire petit-bourgeois et réactionnaire comme si les événements révolutionnaires du passé avaient été mis en jeu par des classes « pures » (Canuts lyonnais mêlant salariés et artisans, paysans anarchistes ukrainiens de 1917 et d’Andalousie de 1936 côtoyant les conseils ouvriers). Pour rester au plus près de notre époque, dans les années 1960-70, en France et en Italie c’est justement le mixage entre souvenirs des révoltes paysannes de l’Ouest de la France ou du Mezzogiorno italien qui a produit cette insoumission à l’usine et la mise à feu et à sang d’une usine de la dimension de FIAT par les jeunes ouvriers insoumis à la discipline d’usine.

Et là, avec les Gilets jaunes, au niveau de « l’impureté », on est servi : 33 % se disent employés, 14 % ouvriers, 10 % artisans, commerçants ou auto-entrepreneurs, 10 % professions intermédiaires, 25 % inactifs ou retraités. Mais c’est quand on leur demande, dans des sondages et enquêtes, qu’ils répondent en ce sens, car l’une des caractéristiques premières du mouvement est de ne jamais aborder une discussion par le biais du travail concret effectué, mais par celui des conditions de vie. C’est d’ailleurs comme cela qu’il constitue son unité. Celle d’une commune condition de vie, difficile ou précaire. Par rapport à ces analyses en termes de classes nous pensons justement que la caractéristique du mouvement des GJ est d’être a-classiste, parce que ni l’analyse sociologique ou statistique en termes de catégories socioprofessionnelles ni l’analyse marxiste en termes de bourgeoisie et prolétariat ne sont pertinentes. Il n’y a plus de classes antagonistes au sens de Marx parce que les éléments objectifs (le nombre d’ouvriers et son enfermement dans les forteresses ouvrières et ses quartiers), comme subjectifs (la conscience de classe et de l’antagonisme capital/travail) se sont évanouies avec les restructurations et ce que nous avons appelé la « révolution du capital ».

S’il ya donc bien encore lutte, ce n’est plus d’une lutte de classes dont il s’agit et qui avait sa ou ses théories, ses perspectives inscrites de longue date et sur lesquelles se jouaient diverses partitions, mais avec les mêmes instruments.

Une lutte sans classe donc, au sens d’absence d’un sujet historique, même de rechange (l’étudiant, l’immigré, le sans-papiers) plutôt qu’une lutte de classes.

…Qui doit trouver ses propres références

Que le mouvement des GJ ne se rattache pas au fil rouge historique des luttes de classes ne signifie pas qu’il est dans un pur présentisme parce qu’il serait « mouvementiste » avant tout. En effet, il a tendance à ressusciter les grandes révoltes populaires du passé contre l’impôt et les taxes (cf. les Cahiers de doléances de 1788-89). Paradoxalement, c’est l’affaiblissement des États-nations (« à la française ») censés assurer l’égalité des conditions (Tocqueville et les révolutions américaine et française) et la fin des privilèges, qui, dans sa crise, produit à nouveau des inégalités sociales et de nouveaux privilèges (relations sociales, procédures de cooptation et clientélisme sous la forme du lobbysme, se substituent au régime méritocratique). Ainsi, de la même façon que sous l’Ancien Régime des charges étaient achetées aujourd’hui elles redeviennent héréditaires de fait si ce n’est de droit. C’est donc une remise en cause du pacte social en général auquel on aboutit et finalement autour de ce qui symbolise son financement, condition d’une reproduction plus ou moins satisfaisante du rapport social : l’impôt. Que la goutte d’eau qui fait déborder le vase soit fiscale n’est pas innocent dans un pays dont les pouvoirs publics refusent une réforme fiscale jugée pourtant nécessaire par tous, mais considérée comme une véritable usine à gaz. La grogne vis-à-vis de l’impôt déjà fort présente ne pouvait donc pas rester lettre morte à partir du moment où des mesures aussi provocatrices que la suppression de l’ISF sur la fortune et la hausse des carburants pour les ménages étaient prises sans justification légitime. Crispation contre l’impôt en général donc (c’est ça qui a fait parler en termes de mouvement de classes moyennes ou poujadisme à l’origine), mais révolte contre la spécificité française en matière de fiscalité qui fait que l’impôt sur le revenu progressif rapporte peu en France et que c’est par les taxes et la CSG non progressives que l’État engrange la majorité de ses recettes, taxes qui grèvent proportionnellement beaucoup plus les budgets modestes que les autres vu la structure des dépenses dans les budgets de ces ménages (le poids relatif des « dépenses contraintes » y est plus fort).

La Révolution française, la Marseillaise comme chant révolutionnaire des citoyens, les cahiers de doléance, les montées à Paris sur les lieux de pouvoir, le rappel au droit à l’insurrection de l’article 35 de la Constitution de l’an III, le RIC qui rappelle le droit de pétition de 1791, l’appel à une Constituante, voilà donc aujourd’hui les références que le mouvement se réapproprie, même s’il a parfois du mal à en saisir la dimension d’universalité dans toute son ampleur, universelle justement et donc non nationale, sa dimension citoyenne au sens de 1789-94, c’est-à-dire révolutionnaire et non pas citoyenniste qui elle répond à l’appel de responsabilité que l’État adresse à ses sujets quand il leur demande en fait d’obéir à ses règles (cf. l’instruction civique).

Trouver ses propres références et ses propres supports, c’est cela qui est difficile, car les regroupements de ronds-points ne sont pas des conseils ouvriers, l’assemblée de Commercy n’est pas l’assemblée ouvrière autonome de l’Alfa-Romeo de 1973, le RIC n’est pas le programme d’un parti communiste prolétarien.

En effet, le mouvement naît et se développe dans le procès de circulation plus que de production et pose la question de la reproduction des rapports sociaux d’ensemble (d’où son rapport conflictuel immédiat à l’État) plutôt que celle de la production et du rapport au patronat. Cela s’explique, entre autres, par la baisse de centralité du travail productif dans le procès de valorisation du capital avec l’inessentialisation de la force de travail qui en résulte et la tendance à la substitution capital/travail dans le procès de production. Il en découle, au niveau de la structure même du capital une importance accrue du procès de circulation et une tendance à la totalisation du procès production/circulation qui rend l’action de blocage des flux au moins aussi importante que la forme historique que constituait le blocage de la production par la grève et l’occupation des usines. Or, cela ne mobilise pas forcément les mêmes protagonistes (retraités, chômeurs femmes au foyer, étudiants, auto-entrepreneurs) et les GJ ont su se glisser dans cette configuration pour porter leur action là où ça fait mal sans pourtant enclencher un processus de grève.

Enfin, ces changements entérinent l’idée que tout se jouerait au niveau de l’hyper-capitalisme du sommet et ses représentants visibles : État, GAFAM, banques, Commission européenne, etc.

Un mouvement d’insubordination

De la revendication particulière (la lutte contre les taxes) à une révolte contre l’injustice fiscale puis, plus généralement contre l’injustice sociale avec des revendications de plus en plus proches de celles des salariés (augmentation des salaires et du SMIG, halte à la précarité, retour de l’ISF, fin de la CSG), le particulier tend vers l’universel.

Le mouvement n’est pas mû par une critique des conditions de travail et du travail, mais par une référence aux conditions de vie. Il est certain qu’auparavant, dans les luttes ouvrières, les conditions de vie jouaient leur rôle, mais étaient comme incluses dans les conditions de travail, car c’est la professionnalité qui déterminait le reste (la fierté d’être mineur ou docker et non pas la vie de misère qui leur était attenante). Alors qu’aujourd’hui, cette professionnalité a été en grande partie détruite et elle n’est plus qu’une composante (avec les conditions de travail) des conditions de vie plus générales. D’ailleurs les GJ ne se présentent guère par leur profession d’origine. C’est aussi cette caractéristique qui fait l’unité au-delà des différentes conditions. En effet, préalablement, c’est le collectif de travail qui faisait l’unité et l’idée d’une classe particulière dans son opposition à la classe dominante ; or aujourd’hui, cette unité n’est plus donnée directement par le capital qui a d’abord corporatisé les segments de la force de travail salarié, puis atomisé cette force de travail qui ne trouve plus guère son unité qu’idéologiquement dans les grandes messes syndicales. L’unité, si unité il peut y avoir ici ne peut donc qu’être reconstruite sur la base des conditions de vie, ce à quoi les Gilets jaunes se sont attachés. « Tous Gilets jaunes » en représente la formule la plus adéquate et récurrente qui dit la façon de faire des Gilets jaunes : l’idéologie et le politique ne sont pas les filtres qui guident le mouvement, malgré tous les risques que cela comporte.

Plus concrètement et à l’origine, ces conditions de vie sont marquées par les dépenses contraintes qui absorbent une part grandissante du budget des ménages pauvres ou modestes d’où l’accent mis sur les prix et les taxes jugées abusives, le pouvoir d’achat, le « reste à vivre » au 15 du mois et le « pouvoir vivre ».

Tous ces prix sont perçus comme un arbitraire de l’État qui fixe des prix administrés ou des grands monopoles/oligopoles qui fixent des prix mondiaux. Tous ces prix apparaissent arbitraires car sans rapport avec une « valeur » quelconque. Une chose facile à constater même pour des personnes peu versées vers l’analyse économique quand on voit le peu de rapport entre les variations de prix du baril de pétrole et celles du prix à la pompe à essence.

Dans cette mesure et à l’opposé de ce que l’on entend souvent, la conscience du mouvement des GJ n’est pas forcément moins avancée que celle des ouvriers ou salariés s’attaquant à des patrons précis. Les premiers s’attaquent directement à l’hyper-capitalisme, via l’État, alors que les seconds en restent encore à une conception de la domination reposant sur les mécanismes de l’exploitation. De cela peut naître l’illusion qu’il n’y a que peu de puissants (les fameux 1 %) et une immense majorité de dominés (les 99 %) ce qui occulte complètement la complexité de la hiérarchisation sociale des rapports sociaux capitalistes. Une des faiblesses du mouvement des GJ, mais déjà présente dans des mouvements censément plus conscientisés comme les « Occupy Wall Street ». Or, la plupart des Gilets jaunes n’ont que trois mois au compteur !

Le mouvement des Gilets jaunes n’est pas « social » au sens des mouvements sociaux traditionnels, mais il a une nature sociale.

Il n’est pas non plus directement politique, mais il a une âme politique parce qu’il déconstruit immédiatement l’évidence d’une soumission naturelle au pouvoir de la part des dominés par rapport aux dominants. C’est dans ce soulèvement qu’il produit sa propre violence, violence de détermination plus que violence effective parce qu’il ne veut pas de cadre et surtout, plus concrètement, qu’il déborde les cadres de la légalité républicaine. Le refus de déclarer les manifestations et leur parcours, les occupations de ronds-points et de plateforme sont les signes concrets de ce passage en force par l’action qui délimite un nouveau rapport de force. Là aussi nouvelle pratique par rapport aux mouvements sociaux habituels encadrés : ce n’est pas le mouvement qui s’adapte à un rapport de force établi qu’il prend en compte en phase statique, c’est lui qui produit le rapport de force « qui fait mouvement ». Son refus de négocier et sa critique de toute représentation, y compris en son sein, place alors la barre très haut et rempli de désarroi les différentes formes de pouvoir en place (gouvernements, médias, partis et syndicats), d’où la violence de la répression par les forces de l’ordre et la virulence du discours anti-mouvement dans les médias sérieux et la « pédagogie » par les images de la part des télés poubelles.

Mais tout cela ne doit pas occulter le fait que, malgré ses références récurrentes à la démocratie, le mouvement s’affirme bien plus comme un mouvement d’action directe que comme un mouvement pour la démocratie directe, même s’il n’y a pas forcément de contradiction entre les deux tendances. L’auto-organisation du mouvement, tant que les ronds-points en ont été l’axe majeur, est restée une auto-organisation de proximité sans formalisme, loin, par exemple, de l’assembléisme de Commercy qui, avec le RIC comme revendication unitaire apparaissent plutôt comme des recettes pour une porte de sortie par le haut d’un mouvement né par le bas, qu’une véritable perspective de développement et d’approfondisse­ment du mouvement…

Une communauté de lutte

Pour passer du virtuel des réseaux sociaux au réel du terrain de lutte, les GJ ont dû construire leur propre corps collectif à partir, pourtant, de l’éclatement produit par l’atomisation sociale et géographique. C’est de là que se sont dégagées des subjectivités elles aussi collectives au-delà des fragmentations objectives du corps social dans son entier. La communauté du travail, comme à Lip, qui s’érigeait en communauté de lutte n’est plus possible et s’y substitue la communauté de lutte directement comme seule communauté immédiate, mais en tant qu’elle n’existe que par la lutte (sinon, retour à l’atomisation et en conséquence à l’individualisme). Une communauté de lutte dont la perspective est universaliste (celle de la perspective d’une communauté humaine qu’anticipait déjà Anacharsis Cloots, révolutionnaire allemand de la Révolution française en en appelant en 1794, juste avant d’être guillotiné, à une « République du genre humain »), au sens où elle n’est pas exclusive (« Tous gilets jaunes »), même si elle peut parfois être tentée de se référer à une communauté nationale des gens d’en bas (elle bute sur l’ambiguïté et la polysémie de la référence citoyenne). Ce corps antagonique se fait peuple, mais celui-ci n’est pas essentialisé, même si, là encore, la référence à la communauté nationale et à la Révolution française ne sont pas véritablement « pensées » et questionnées). Corps antagonique qui s’oppose aux différents corps de l’État et à celui qui, tout à coup, lui est apparu comme son auxiliaire, à savoir le corps des forces de l’ordre, accusé, dès l’acte III de « collaboration » avec l’État. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de demande par rapport à l’État, comme par exemple dans le cas des luttes dans la fonction publique, parce que l’État apparaît ici comme l’ennemi… sans que soit produite une claire critique de l’État en tant que pouvoir, que ce soit à la façon anarchiste ou à la façon américaine conservatrice.

Le « Tous ensemble » que l’on entend crier comme en 1995, n’est donc pas une demande de restauration de l’État-providence de la période des Trente glorieuses, mais un « “Tous ensemble” contre ce monde » qui peut effectivement s’ouvrir à toutes les problématiques autour de la question du climat et de l’écologie, des « grands travaux », etc.

Cette communauté de lutte est communauté de pratiques collectives proche de celle des ZAD avec l’expérience des cabanes de ronds-points. C’est fort, mais limité car le mouvement n’a pas de pensée de l’émancipation à portée de main. C’est la solidarité (fraternité) présente sur ses lieux d’action et les désirs d’égalité et de liberté qui l’animent. La tension individu/communauté s’y dévoile. Point.

Temps critiques, février 2019

Affiche – Gilets jaunes « une République du genre humain »

Gilets jaunes « une République du genre humain » _livret_A5

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