Relevé de notes en temps de crise sanitaire (VIII)

Assa Traoré dans Libération, le 4 juin : « Peu importe notre origine sociale, notre religion ou orientation sexuelle. La période du coronavirus a poussé les gens à évoluer sur leur manière de voir les choses, de consommer, de ne plus être passif ». Cela n’enlève évidemment rien au fait que des dizaines de milliers de personnes ont manifesté en France le 2 et le 6 juin, mais on ne peut s’empêcher de penser que le « peu importe » ne se justifie pas en l’occasion, puisqu’il « importe » justement à qui l’énonce1. Pendant ce temps (le même mardi 2 juin), Donald Trump a signé dans la matinée un décret réaffirmant le principe de la liberté religieuse [« peu importe », NDLR] en politique étrangère. Puis, il s’est rendu en compagnie de la First Lady au sanctuaire dédié au pape Jean Paul II [« peu importe », NDLR] dans la capitale fédérale (Le Monde du 4 juin).

La génuflexion, expurgée ou non de sa connotation religieuse, est emblématique des protestations pacifiques contre les violences policières et le racisme institutionnel, depuis qu’en 2016 le joueur de football américain Colin Kaepernick l’a popularisée, posant le genou à terre en début de match, lors de l’hymne national. Joe Biden l’a bien compris qui, à l’issue d’une discussion qui s’est tenue lundi dans une église avec des responsables noirs d’associations a posé le genou sur le sol, invitant, en outre, à la prière (« peu importe », NDLR].

Alors que les observateurs se sont immédiatement posé la question du rapport spécifique qu’entretiendraient coronavirus et Africains-Américains2 (morbidité supérieure, licenciements, manque d’accès aux soins dans les quartiers les plus déshérités) pouvant être un des éléments susceptibles d’expliquer le caractère massif des émeutes de ces derniers jours, par delà le crime commis par des policiers, les conclusions d’une enquête Ipsos commandée par le Washington Post iraient plutôt dans le sens d’un rapport ténu (Le Monde du 4 juin). En effet, les latinos-américains plutôt plus exposés aux emplois les plus précaires et ne bénéficiant parfois pas de papiers et travaillant dans les secteurs de la restauration et du BTP, auraient été plus touchés par les pertes d’emplois que les Africains-Américains dont certains travaillent dans la fonction publique ou dans des usines où ils ont pu bénéficier du filet social (aide fiscale + chômage partiel accordé par les autorités fédérales). Il faut dire que les latinos-américains sont les grands oubliés de l’antiracisme de gauche. Ils n’ont pas de Martin Luther King ou de Blacks Panthers pour faire oublier aux gauchistes américains à quel point leur « communauté » comme celles des Africains-Américains est conservatrice politiquement, la différence étant que lorsqu’elle vote (et elle vote moins) elle ne se porte pas sur le même parti. En effet, si les Africains-Américains votent démocrates, ils soutiennent la plupart du temps dans les primaires le candidat le plus à droite. Bernie Sanders vient encore de s’en apercevoir lui le candidat de la gauche « blanche » branchée sur les « sujets de société » qui a été obligé de se retirer au profit de Joe Biden qui ne porte absolument aucun projet autre que de battre Trump.

Le 2 juin, dans son éditorial Le Monde donnait son avis : « Cela ne suffit pas. Un autre facteur, sous-jacent, explique la colère : la disproportion dans la répartition ethnique des quelque 100 000 victimes de l’épidémie de Covid-19 aux États-Unis. Les Afro-Américains ont été deux fois et demie à trois fois plus nombreux à mourir du virus que les membres des communautés blanche, latino et asiatique. Les Noirs américains concentrent plus de facteurs de comorbidité, comme le diabète et l’obésité, que les autres, parce qu’ils concentrent aussi plus de pauvreté3 ».

Au-delà de ce fait indéniable, on s’aperçoit que le journal, gagné par son empathie avec la révolte des Africains-Américains en vient à adopter l’hypothèse d’une « communauté blanche » dans un pays qui a déjà du mal, malgré sa volonté identitariste, à classer les latinos-américains qui ne sont pas considérés officiellement par l’administration américaine comme une « race4 ».

Pour Jason Furman, professeur à Harvard et ancien conseiller économique de Barack Obama : « En février encore, le taux de chômage des Afro-Américains était à son plus bas historique. De plus, la réponse du gouvernement à la crise du Covid-19 a très certainement conduit à une hausse du revenu net disponible. Le désavantage économique [dont souffrent les Afro-Américains] fait donc partie de l’explication des émeutes, mais il est peu probable qu’il s’agisse de changements économiques récents et certainement pas de disparités raciales dans les changements économiques récents. » (Le Monde, le 4 juin).

Là où il y eut une dégradation importante c’est par rapport à la propriété du logement : Afro-Américains 41 %, blancs 71 %, une situation plus défavorable qu’en 1968 où il existait pourtant une discrimination légale au logement (Libération, le 30 mai).

– Dans son éditorial Libération du 30 mai, Laurent Joffrin tire la sonnette d’alarme devant les conséquences que pourraient produire les failles du discours scientifique. Il conclut par un « Ce n’est pas la science qui trompe l’opinion. C’est sa politisation ou sa déification ». Le jour même des dizaines de scientifiques ont écrit pour dénoncer les conditions de l’enquête publiée dans The Lancet lui apportant indirectement leur réponse. Depuis, la revue a fait amende honorable par rapport à son coupable laisser-aller.

– Jusqu’en 2004, M. Fortunak, chimiste ayant travaillé 20 ans dans l’industrie pharmaceutique supervisait la production de midazolam pour le compte du laboratoire américain Abbott. « À l’époque, le principe actif était fabriqué aux États-Unis. Par la suite, le laboratoire a préféré s’approvisionner en Inde, car c’était moins cher. Vendre des principes actifs est bien moins rentable que vendre des produits finis » (Le Monde, le 4 juin) et El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine d’expliquer les raisons qui augurent mal d’une relocalisation « En dépit des possibilités d’automatisation, les groupes préfèrent délocaliser dans des pays à bas salaire, de façon à dégager des marges importantes, grâce auxquelles ils pourront verser des dividendes élevés à leurs actionnaires et/ou compenser les investissements réalisés pour le marketing et la recherche et développement » (ibid.). Pour les mêmes raisons, la fabrication des « génériques » a été délaissée. E.M. Mouhoud poursuit : « Les normes européennes n’autorisent pas les États à mener des politiques ciblées sur tel ou tel secteur. Il faudrait changer les règles, de façon à mieux orienter les aides publiques, notamment le crédit d’impôt-recherche, en le concentrant sur les chaînons manquants des filières de production. Ainsi que sur les secteurs stratégiques, comme la santé : aujourd’hui, le crédit d’impôt recherche est aussi bien alloué à l’industrie pharmaceutique qu’à la grande distribution » (ibidem).

Plutôt que d’une relocalisation problématique plusieurs observateurs dont Penny Goldberg, enseignante à Yale (Le Monde, le 7 juin) pensent plus efficient une rupture avec les pratiques du juste à temps et du zéro stock qui s’avèrent incapables de répondre à des chocs conjoncturels. Elle présenterait en outre l’avantage de ne pas rompre les liens avec les pays pauvres mais industrieux (par exemple le Bengladesh) qui se sont accrochés au cycle mondial. Problème : si les chaînes de valeur restent mondiales, la rupture n’a de sens que si elle est mondiale.

– Après avoir nommé un Conseil scientifique pour lutter contre la pandémie Macron vient de créer une sorte de brain-trust économique, en s’entourant d’une équipe « d’économistes conventionnels » pour garantir l’homogénéité de son travail (Libération du 30 mai). Ni Thomas Piketty pourtant une coqueluche étasunienne et sa réforme de la fiscalité ni Esther Duflot prix Nobel et son ISF ne font partie du convoi. Sans doute étaient-ils trop « monde d’après » pour LREM et Macron. Les experts « élus », emmenés par Jean Tirole, autre prix Nobel issu de la libérale École d’économie de Toulouse ont pour but de construire « une boîte à idées » (eux aussi décidément, cf. relevé VII). Sur quels sujets ? Ils sont restés dans le vague : climat, inégalités, vieillissement. Mathiew Crawford chercheur à l’Université de Virginie parle à propos de la santé et du climat, d’une symbiose entre une morale précautionniste (safetyism) et l’autorité de l’expertise. Le PDG de Youtube déclare ainsi : « Tout ce qui irait à l’encontre des recommandations de l’OMS constituerait un viol de notre politique » (Le Figaro, le 27 mai). Dit autrement les experts s’appuient sur les réseaux et réciproquement.

– On apprend (Le Monde, le 6 juin) que la plus grosse société française de conseils, Capgemini, qui avait été chargée par l’ARS d’instaurer les principes de lean management dans les hôpitaux publics, dans le but d’un retour à l’équilibre budgétaire et de limiter les dépenses publiques de santé, vient d’être chargé, par les mêmes, d’apporter aide et secours à l’hôpital post-crise sanitaire. « On appelle les mêmes pour faire une chose et ensuite faire son contraire, c’est la stratégie de Pénélope, on tricote puis on détricote », s’amuse le sociologue des organisations François Dupuy. D’une manière générale les grands consultants ont maintenant une fonction d’expertise qui fonctionne comme légitimation préventive de la future décision de l’institution concernée. Dit autrement, les consultants tendent à définir les politiques publiques en l’absence de stratégie. Toujours la gestion par les intermédiaires qui caractérise la nouvelle forme réseau de l’État dans son action au niveau II.

– Depuis deux jours, la presse écrite consacre des articles au fait que la crise sanitaire marque le déclassement de la France et que ce qui était accepté jusque-là dans l’opinion, à savoir le décalage de puissance économique par rapport à l’Allemagne, ne l’était pas pour des domaines comme la santé et l’éducation. En fait, c’est la crise de l’État dans sa forme d’État-nation5 qui se manifeste ouvertement avec le décalage entre la place permanente de la France au conseil de sécurité d’un côté (la marque de sa puissance historique) et le manque de lits, de masques, de tests, d’appareils respiratoires de l’autre. De cette forme, il ne lui reste plus que son autoritarisme, sa police, ses autorisations dérogatoires de sortie, ses contraventions qui ne peuvent cacher l’absence de ligne directrice dont les tergiversations autour de la fermeture et de l’ouverture des établissements scolaires, du caractère obligatoire ou non de la présence des enseignants et des élèves auront fourni l’exemple le plus frappant.

– Toujours du côté des experts et des réseaux, Pierre Moscovici vient d’être nommé à la tête de la Cour des comptes (Les Échos du 2 juin) qui, d’après lui, doit jouer un rôle d’interface entre les administrations nationales et la Commission européenne. Si nous reprenons nos catégories d’analyse, c’est un exemple du rôle de l’État, dans sa forme réseau, pour articuler niveau II, celui qui lui revient en propre de gérer et le niveau I du capitalisme du sommet où ne représente qu’une instance parmi d’autres et pas forcément la plus déterminante.

Interlude :
– Dans la série novlangue du capital « l’agenda » a remplacé le programme puisque les politiques ne classent pas leurs idées, mais leurs rendez-vous. Nous avons eu droit aussi à une multiplication des « cides ». Après le féminicide qui apparemment n’est plus un homicide puisque ce dernier ne concernerait plus que les « victimes » masculines et non les humains en général6, nous avons eu droit au « climaticide ». Mais les deux nouvelles perles de la semaine sont : « être allant » ou pas, tel ce : « Macron est plutôt allant dès qu’il est question de restreindre les libertés » livre un député de la majorité au journal Le Monde du 28 mai ; ainsi que « tangenter avec » : cette « idée tangente avec », ce qui à l’usage doit être très pratique pour faire passer n’importe quoi puisque personne ne s’accorde sur le sens de l’expression.

– Muriel Pénicaud : « Il faut, en tant que français (sic), qu’on ose consommer, qu’on ose ressortir, maintenant qu’il y a les conditions nécessaires » (Le Figaro, le 2 juin). Sans commentaire.

– « Frichti » entreprise plateforme de plateaux-repas s’autodésigne « livreur de bonheur » vantant un modèle alter-écologique derrière lequel se cache un sous-traitant employant des travailleurs sans-papiers et sans contrat (Libération du 2 juin).

– Depuis le Covid-19 « la résilience » s’est répandue à grande vitesse. Exemple parmi tant d’autres, dans Les Échos du 4 juin nous trouvons « le coronavirus est un test pour la résilience du dollar ». De la même façon, on apprend par la porte-parole de la Maison-Blanche que Trump en se rendant à l’église St John pour brandir une Bible a voulu montrer « un message de résilience et de détermination » (Le Monde, le 5 juin).

– Si certains salariés « invisibles » ont été mis en lumière par la nécessité d’assurer la logistique du confinement, ce dernier aura eu aussi quelques effets positifs sur des personnes parfois jugées trop visibles par les autorités municipales, c’est-à-dire les sans-abris. L’État a ainsi mobilisé des moyens pour loger 178 000 d’entre eux dans différentes structures et 90 000 personnes ont pu bénéficier de chèques alimentaires. Maud Bigot à Lyon déclare au Monde du 4 juin : « Entre associations, collectivités territoriales et services de l’État, nous nous sommes fixés pour objectif “zéro retour à la rue après le 10 juillet”. Les bailleurs sociaux jouent le jeu et ont déjà identifié 500 logements disponibles tandis que la métropole cherche des locaux en attente de transformation…» Ces mesures seront-elles pérennes ? À l’inquiétude des associations, le ministre du Logement a répondu qu’il réunissait les « acteurs » (sic) deux fois par semaine.

Comme pour la crise sanitaire, comme pour l’arrêt de l’activité économique, il y a donc bien eu une réaction et une réponse de l’État, mais dans sa forme réseau et la gestion des situations par les intermédiaires. Mais ces mesures seront-elles pérennes ? Cela reviendrait à réinstiller de l’institution là où il n’y en a plus. A priori, ce n’était pas à « l’agenda », mais qui sait, le virus est passé par là.

– Benjamin Lemoine, chercheur au CNRS (Paris-Dauphine) dans une tribune à Libération du 2 juin explique que la BCE (Banque Centrale européenne) reste spectatrice du fonctionnement économique parce que son plan d’aide n’est conçu que pour garantir et non orienter les prêts. Pour lui, là réside la grosse différence avec ce que faisaient les États nationaux au moment de la reconstruction de l’après Seconde Guerre mondiale. En France l’État-nation articulait budget, politique monétaire, orientait le crédit avec la nationalisation des banques de dépôt et leur séparation des banques d’affaires, promouvait le rôle du Trésor public (les Bons du Trésor) et la culture du service public. Alors qu’aujourd’hui, toujours pour lui, ce sont les marchés qui décident ? C’est effectivement l’impression que l’on pourrait avoir quand on constate que les marchés de taux d’emprunt viennent de demander à la BCE d’augmenter l’aide jusqu’à 1250 Mds parce qu’au train amorcé les premières centaines de milliards seront entièrement absorbées à la fin septembre et que risquerait de se produire une fragmentation des taux d’emprunt (les trop fameux spreads) mettant en danger des pays comme l’Italie et l’Espagne. Mais on peut aussi avoir l’idée inverse qui est que les marchés suivent aussi toute décision politique qui leur apparaît comme ferme. Ils sont tendanciellement pro-cycliques mais ils ne décident pas du cycle7. En tout cas la BCE exauçait largement leurs vœux deux jours plus tard avec un total porté à 1350 Mds.

À l’heure de la globalisation, de la forme réseau des États et de la finance directe sur le marché financier, Lemoine regrette la période de l’État-nation et de sa finance intermédiée par le système bancaire. Hélène Rey de la London Business School lui répond indirectement dans Le Monde du 4 juin, que ce n’est pas à la politique monétaire (technocratique) de faire des choix qui relèvent eux-mêmes des politiques budgétaires (démocratiques) privilégiant tel ou tel agent, tel ou tel secteur.
Dans les mesures particulières d’accompagnement pour une sortie de crise, l’Allemagne a décidé de baisser de 3 points ses deux taux de TVA pour relancer plus rapidement la consommation ; une mesure que le gouvernement Macron refuse parce que la France devenue plus importatrice qu’exportatrice, la baisse profiterait aux produits chinois. Ce n’est pas l’avis du secteur de la restauration, on s’en doute !

– Comme nous le disions dans un de nos précédents relevés (VI), c’est la négociation dans la métallurgie qui semble donner le ton des débats sur l’accompagnement des salariés dans la période de crise actuelle. D’après Les Échos du 2 juin, c’est sur cette base que le gouvernement bâtit son projet de « régime spécifique d’activité partielle » prévu pour succéder aux mesures actuelles de chômage partiel. Sa programmation court sur le moyen terme puisque les entreprises peuvent en faire la demande jusqu’en juin 2022. L’idée (idéal) est que cela se fasse par accord d’entreprise même si l’accord métallurgie est un pré-accord concernant toute la branche. En cas d’échec cela peut être une mesure prise unilatéralement par les patrons dans le cadre d’une demande « d’activité réduite pour maintien dans l’emploi » qui avait déjà été initiée en 2017 sous la présidence de François Hollande. Dans ce cas, la validité de la demande serait contrôlée, théoriquement, par l’Inspection du travail.

Des mesures allant dans le même sens ont d’ailleurs été prises pour ce qui est du travail intérimaire où la chute d’activité pendant la crise sanitaire a atteint 61,1 % (Les Échos, le 4 juin), mais où les salariés ont globalement bénéficié du chômage partiel. Par ailleurs, s’il existait déjà un CDI de l’intérim (CDII) d’une durée maximum de 36 mois, Proman, la 4e agence européenne a décidé de développer un nouveau « CDI aux fins d’employabilité » qui existe en théorie depuis la loi Avenir de 2008 réformant le Code du travail, mais qui est resté peu utilisé sans doute parce que le chômage avait lentement décliné. Il ciblerait aujourd’hui les salariés de l’intérim les plus en difficulté pour retrouver un emploi dans la nouvelle situation, c’est-à-dire les moins qualifiés ou les salariés handicapés ou encore les plus de 50 ans à condition que tous soit au chômage depuis plus de six mois et qu’ils touchent les minima sociaux. Les syndicats y étaient jusqu’à maintenant opposés parce qu’ils y voyaient une méthode d’externalisation de la force de travail.

Pour l’instant les sirènes de mauvais augure sur l’augmentation du temps de travail8 semblent plus dans l’idéologie que dans l’analyse des mesures spécifiques qui posent plutôt le problème de l’emploi que du temps de travail.

– Cette préoccupation prioritaire semble confortée par un article du Monde en date du 3 juin à propos des relocalisations qui, là aussi comme nous le disions dans un relevé précédent (VI) ne peuvent guère concerner que les tâches déjà très mécanisées et donc robotisables. L’OCDE prévoit ainsi une perte possible de 16,4 % des emplois pour la France dans un pays peu robotisé (154 robots/10000 salariés contre 168 pour l’Espagne, 174 Slovénie, 200 Italie, 338 Allemagne9). Il est à remarquer que le pays européen qui reste le plus industrialisé (en production de valeur ajoutée/PIB) est aussi le plus robotisé et celui où le secteur industriel a continué à embaucher (100’000 salariés supplémentaires en 20 ans). La relocalisation pourrait aussi être simplement est-européenne, des pays comme la Roumanie et la Bulgarie offrant une structure industrielle avec des salaires qui sont concurrentiels avec ceux de Chine si on inclut la différence de prix de transport (Le Monde, le 5 juin). Mais d’autres comme la Tchéquie et la Pologne ont envie de monter en gamme dans la production de valeur ajoutée et de ne pas devenir simplement l’atelier de l’Europe.

Mais en dehors de l’Allemagne qui demeure un contre-exemple, cette substitution capital/travail produit de la robotisation risque de conduire à une inessentialisation encore plus grande du travail vivant (force de travail) dans le procès de valorisation avec son double processus contradictoire de surqualification pour une minorité de salariés et déqualification pour une majorité, avec en prime, si l’on peut dire une tendance globale à la baisse du salaire médian. C’est ce que des économistes de Harvard assez conservateurs comme Anna Stansbury et Larry Summers observent pour les États-Unis même s’ils relient cette baisse du pouvoir ouvrier de négocier à la désyndicalisation plus qu’aux transformations de la structure de production (cf. l’article de Iana Marinescu, professeur d’économie à l’université de Pennsylvanie, Libération du 3 juin).

C’est pourtant l’objectif vers lequel se dirige Bruno Le Maire quand il vise à faire de la France le leader de la voiture électrique avec son « alliance » pour la fabrication de batteries10 pour le moment fabriquées en Pologne pour Renault, en Chine pour Peugeot. Mais pour des raisons de rentabilité cela ne pourrait se faire que par plus de protectionnisme en instaurant une taxe sur l’énergie carbonée qui domine dans ces deux pays. Et cela ne résoudrait pas la question de la cherté des véhicules électriques par rapport à leurs concurrents. La CGT propose en ce sens une petite voiture populaire électrique produite en France sans doute en souvenir de la légendaire 4 CV Renault, voiture des « travailleurs français » produite à des millions d’exemplaires dès 1946. Une époque mythique pour la CGT…

– Pour Macron, l’agriculture française est stratégique : « Il nous faut rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française et plus d’autonomie stratégique pour notre Europe. » Le beurre et l’argent du beurre si on comprend bien puisqu’il passe de « ma » France à « mon » Europe sans aucun problème pensant sans doute que la France est restée cette grande puissance agricole que pourtant elle n’est plus (cf. relevé IV).

La FNSEA est évidemment d’accord avec cette stratégie industrialiste qui seule peut faire que « ma » et « mon » correspondent ; la Confédération paysanne (et la Coordination rurale) l’est moins qui parle d’agriculture sans paysans et d’une compréhension concurrentielle de la « souveraineté alimentaire » (produire toujours plus pour moins cher) alors qu’elle a été définie par Via Campesina dans une optique coopérative de garantie des prix des petits producteurs (Le Monde, le 4 juin).

Temps critiques, le 9 juin 2020

  1. – Par rapport au mouvement des Gilets jaunes pour qui finalement un tel énoncé aurait pu convenir (« peu importe, tous Gilets jaunes »), la différence réside justement dans le fait d’en faire ici une sorte de pré-requis qui est un signe de plus de l’américanisation des politiques militantes. Ce mimétisme des activismes US est une dimension qui bouleverse nos conceptions et pratiques en Europe et surtout en France : moralisme politico-religieux, racialisme, communautarisme, victimisme, dichotomisme entre Le Bien et Le Mal. Bref, tous ces éléments montrent une emprise religieuse inédite sur les luttes menées surtout par des jeunes.

    Dans son langage empreint directement de références à Dieu certes, Terrence Floyd, le frère de Georges assassiné, a pourtant un langage plus clair : « le pouvoir au peuple ». « Pas seulement mon peuple, pas seulement votre peuple, mais à tout le peuple, chacun de nous. » []

  2. – 1988 est l’année où l’expression Afro-Américain a été lancée dans le débat public par Jesse Jackson et un groupe d’universitaires noirs qui ont appelé les gens à abandonner Negro (Nègre ou Noir suivant les acceptions puisque les afro-américains sont eux-mêmes divisés sur le signifiant des termes), Black et colored. Les esclaves s’appelaient eux-mêmes Africains au départ. Cependant les propriétaires d’esclaves américains les ont appelés « Negroes » (Nègres) qui avaient une tonalité péjorative puisque les Africains libres vivant en Afrique étaient appelés « Africains ». Certains Américains ont ensuite inventé le terme colored (plus respectueux) mais ce n’était pas majoritaire. La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) a pris à son compte dans son sigle le terme colored (donc jugé par les Noirs moins péjoratif que « Negro »). Marcus Garvey panafricaniste lui utilisait le terme « Negro » dans le sigle de son organisation, l’Universal Negro Improvement Association (UNIA).

    Au milieu des années 1960 « colored » et « negro » ont été jugés dépassés et racistes, grâce au mouvement des droits civiques et on a adopté le terme « Black » (d’où le slogan Black is beautiful, le Black Power et les Black Panthers), et Black a gardé cette tonalité militante encore aujourd’hui aux USA, les autres termes étant progressivement abandonnés et définitivement considérés comme racistes. À la fin des années 1980 Jesse Jackson et un certain nombre d’universitaires ont décidé qu’il fallait choisir African American plutôt qu’afro-american que reprend pourtant encore, majoritairement, la presse française dans sa traduction (source : Yves Coleman, NPNF, article à paraître : « Du nègre à l’afro-descendant »). []

  3. – Pourtant, si les Noirs ont deux fois plus de probabilités de ne pas avoir d’assurance médicale que les Blancs, pour les Hispaniques c’est trois fois plus (Le Monde, le 4 juin). []
  4. – La question de l’origine hispanique ou latino est distincte de la question de la race. Les hispano-américains et les latino-américains ont des origines ethniques dans les pays d’Amérique latine et de la péninsule ibérique. Par conséquent, il n’existe pas de catégorie raciale distincte pour les Hispano-Américains et les Latino-Américains, car ils ne constituent pas une race, ni un groupe national. Lorsqu’ils répondent à la question sur la race sur le formulaire de recensement aux États-Unis, chaque personne est invitée à choisir parmi les mêmes catégories raciales que tous les Américains et est incluse dans les chiffres indiqués pour ces races. Chaque catégorie raciale peut contenir des non-hispaniques ou des latinos et des hispaniques ou des latino-américains.
    Par exemple : la catégorie raciale des Blancs ou des Euro-Américains contient des Blancs non hispaniques et des Blancs hispaniques (de même qu’il y a des Blancs hispaniques et des Blancs latino-américains); La catégorie des Noirs ou des Afro-Américains contient les Noirs non hispaniques et les Noirs hispaniques (de même qu’il y a des Noirs hispaniques et des Noirs latino-américains). La catégorie des Asiatiques-Américains contient les Asiatiques non hispaniques et les Hispano-Américains (voir Asiatiques hispaniques et latino-américains) ; et de même pour toutes les autres catégories (source Wikipedia en anglais, traduction : Yves Coleman). []
  5. – Nous l’analysions dès 1990 dans l’article « Crise de l’État-nation » du no 2 de Temps critiques, automne 1990, sans en développer toutes les déterminations et conséquences. []
  6. – Ce découplage est en rupture avec la progressivité historique du droit qui a consisté à développer une conception universaliste détachant la particularité des individus, qu’elle soit physique, de race, de sexe, d’origine sociale, du contenu de l’acte criminel lui-même pour donner à ce dernier une importance intrinsèque. Qu’il y ait eu des difficultés à faire correspondre droit progressiste et décisions de justice comme dans le cas du prétendu « crime passionnel » ne doit pas amener à tordre le bâton dans l’autre sens et en légalisant la chose qui plus est. Mais l’extrême gauche d’aujourd’hui a perdu toute ligne de conduite. Alors qu’elle s’est toujours opposée à ce que le meurtre d’un policier soit plus gravement puni, qu’elle s’oppose aussi, en général à la loi sur les repentis comme elle a été utilisée en Italie contre le mouvement de d’insubordination des années 70, elle applaudit maintenant à ce que ce soit le cas pour un « féminicide ». Bon, c’est vrai que l’extrême gauche et le droit c’est presque pire que l’extrême gauche et l’économie. []
  7. – Ce ne sont pas les marchés qui ont décidé, par exemple, de la globalisation financière, mais gouvernements et dirigeants d’entreprise qui ont privilégié des politiques de finance directe coïncidant davantage à l’intensification des échanges internationaux. []
  8. – Les menaces qui pourraient advenir via les Accords de performance collective crées par la réforme du Code du travail sont très hypothétiques ; d’abord parce que jusqu’à maintenant ils ont été peu nombreux (environ 200 sur trois ans et surtout pour des entreprises de moins de 20 salariés) ; ensuite parce que les problèmes principaux des entreprises en sortie de crise sanitaire sont de l’ordre de la reprise de la demande et de besoin de trésorerie, non de productivité et de compétitivité (Les Échos, le 4 juin). Muriel Pénicaud est d’ailleurs intervenue contre les menaces contre l’emploi chez Ryanair, une situation qui, d’après elle, ne rentre pas du tout dans le cadre des Accords de performance, n’en déplaise à Romaric Godin dans Mediapart du 28 mai. []
  9. – La différence avec nos pays voisins s’expliquerait d’abord par le fait que leur tissu industriel de PME est plus dynamique et a plus investi dans les procédures automatiques en ouvrant aussi son capital de façon à pouvoir augmenter surface financière et productive, alors qu’en France, de fait, la priorité a été donnée à la préservation de la nature patrimoniale du capital.

    Il y a par ailleurs des marges importantes de robotisation possible dans les services. On pense évidemment à l’automatisation des caisses d’hypermarchés, mais d’après une enquête des Échos du 3 juin, 4000 petits robots viennent aussi d’être installés dans la plus grande plateforme d’Amazon-France, à Brétigny-sur-Orge. []

  10. – Elles représentent 35 % de la valeur ajoutée du produit fini. []

Les limites de la mondialisation

État stratège ou forme réseau ?

Cet article a été écrit fin 2018 et est resté inédit aussi bien dans sa version numérique que dans une version papier qui n’a jamais existé parce que tout à coup le mouvement des Gilets et notre participation à celui-ci nous a pratiquement amené à cesser toutes nos autres activités. Or, à la relecture fortuite de son contenu nous nous sommes aperçus que ces remarques qui concernaient un texte de l’économiste marxiste Michel Husson, dépassaient le côté de simple réponse à son texte parce toute une partie de cette réponse avait comme anticipé les questions qui se posent au capital au sortir de la pandémie : limites de la mondialisation et du fractionnement des chaînes de valeur ; capitalisation et désaccumulation, articulation entre niveau I de l’hypercapitalisme et le niveau II où se repose la question de la souveraineté.

Nous le livrons donc à votre lecture, sans aucune modification par rapport à l’original.
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Relevé de notes en temps de crise sanitaire (VII)

Que cette « crise sanitaire » engendre un surcroît de débats et d’écrits sur les rapports des hommes à leur condition d’être vivants ne saurait surprendre. Parmi les innombrables théoriciens et les analystes actuels du système médical, de ses contradictions, de ses avantages et de ses menaces, il en est un, plus ancien et dont on ne parle plus : Ivan Illich. Ayant été proche de l’auteur de Némésis médicale, l’expropriation de la santé, David Cayley, dans un article récent1 cherche à montrer l’actualité des thèses d’Illich sur les aspects funestes et mystificateurs des technosciences médicales contemporaines. Il rappelle les dimensions religieuses qu’Illich attribuait à la science, conduisant à des individus dépossédés de leur jugement et à une société « prise d’hallucinations au sujet de la science » ; de la science et donc des scientifiques qui imposent leur savoir aux populations à travers des « institutions » aux mains des corps professionnels.

Comme il l’avait fait pour sa critique de la scolarisation de la société (cf. Deschooling society, mal traduit en français par Une société sans école) où il désignait « l’institution scolaire » et ses professionnels comme des obstacles aux apprentissages authentiques, Illich dénonce l’appropriation par les professionnels de la santé des capacités naturelles de tous à trouver les voies de la guérison.

Partisan de la décroissance, de l’utilisation des technologies douces et des ressources locales, il se disait proche de Charbonneau et d’Ellul. En matière de politique de santé non soumise au monopole des savoirs professionnels et de leur « système », il admirait la campagne des « médecins aux pieds nus », pendant la révolution culturelle chinoise ; ces paysans formés en quelques mois qui pratiquaient la médecine traditionnelle et quelques bases de médecine « occidentale ». De la même manière, dans les montagnes d’Amérique latine, il a favorisé la conception d’un « mulet mécanique », moteur très simple monté sur roues, outil polyvalent et non dépendant des monopoles industriels du machinisme agricole.

Aussi novatrices qu’elles aient pu être dans leur époque, les thèses d’Illich étaient déjà oblitérées par deux présupposés d’ordre, si ce n’est métaphysique, du moins spéculatif : l’un théologique qui fait de l’homme une créature de Dieu et l’autre économique qui laisse au marché la libre circulation des capitaux. David Cayley reconnait le premier présupposé, mais il semble ne pas percevoir son influence sur la conception illichienne de la Vie. L’homme être de finitude, certes, mais face au Covid-19 conviendrait-il se suivre le précepte d’Illich : celui de faire avec, d’accompagner la pandémie quelles qu’en soient les conséquences… comme il a accompagné la tumeur qui l’a emporté en s’abstenant de toute intervention thérapeutique ?

Il y a là un point aveugle de la démonstration que développe Cayley sous nos yeux, trop enclin à voir en Illich un guide pour le temps présent ; comme si les « institutions » que dénonçaient Illich étaient encore ce qu’elles étaient dans l’Europe et le monde des années soixante.

Aujourd’hui l’utopie d’Illich devient dystopie. Ainsi, dans les actuelles discutailleries sur l’hydroxychloroquine et sur Raoult, tout semble se passer comme si la vision d’Illich sur l’appropriation des savoirs par tous et chacun, se réalisait… mais se réalisait comme funeste farce. Pas un commentateur, pas un internaute qui ne fasse valoir sa science sur les virus et ne la distribue au monde entier, là une critique d’une publication de chercheur en virologie, ici un avis tranché sur les propos méthodologiques du Professeur Raoult…

Il faut dire que « la science » donne parfois le bâton pour se faire battre comme l’admet, contrit, Laurent Joffrin dans son éditorial du 30 mai de Libération et comme le sociologue Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS le développe dans un article pour Mediapart2.

Après avoir critiqué la méthode de l’article du Lancet, Mucchielli cite Richard Hurton qui a été son rédacteur en chef pendant 25 ans. Voilà ce qu’il a écrit dans le Lancet d’avril 2015 : « une grande partie de la littérature scientifique, peut-être la moitié, est peut-être tout simplement fausse. Affligée par des études portant sur des échantillons de petite taille, des effets minuscules, des analyses exploratoires non valables et des conflits d’intérêts flagrants, ainsi que par une obsession à poursuivre des tendances à la mode d’importance douteuse, la science a pris un virage vers l’obscurité. (…) L’endémicité apparente des mauvais comportements en matière de recherche est alarmante. Dans leur quête d’une histoire convaincante, les scientifiques sculptent trop souvent les données pour qu’elles correspondent à leur théorie du monde préférée. Ou bien ils modifient leurs hypothèses pour les adapter à leurs données. Les rédacteurs en chef des revues scientifiques méritent eux aussi leur part de critiques. Nous aidons et encourageons les pires comportements. Notre acceptation du facteur d’impact alimente une compétition malsaine pour gagner une place dans quelques revues sélectionnées. Notre amour de la “signification” pollue la littérature avec de nombreuses fables statistiques. Nous rejetons les confirmations importantes. Les revues ne sont pas les seuls mécréants. Les universités sont dans une lutte perpétuelle pour l’argent et le talent, des points d’arrivée qui favorisent des mesures réductrices, comme la publication à fort impact. Les procédures d’évaluation nationales, telles que le cadre d’excellence pour la recherche, encouragent les mauvaises pratiques. Et les scientifiques, y compris leurs plus hauts responsables, ne font pas grand-chose pour modifier une culture de la recherche qui frôle parfois l’inconduite ».

Au demeurant, l’histoire de la production éditoriale du Lancet a été marquée par plusieurs graves controverses et scandales ces dernières années (ainsi que le rappelle Patrick Champagnac, ancien de France 3, sur sa page Facebook3).

Six ans plus tôt, c’était la rédactrice en chef historique du New England Journal of Medicine (l’autre revue médicale la plus prestigieuse du monde), Marcia Angell (professeur de médecine à la Harvard Medical School de Boston) qui, dans un article du New York Review of Books4 intitulé « Drug Companies & Doctors: A Story of Corruption », passait en revue une série d’affaires de compromission de médecins avec les industries pharmaceutiques, conduisant parfois à d’énormes scandales sanitaires. Elle concluait son article en écrivant : « Des conflits d’intérêts et des préjugés similaires existent dans pratiquement tous les domaines de la médecine, en particulier ceux qui dépendent fortement de médicaments ou de dispositifs. Il n’est tout simplement plus possible de croire une grande partie de la recherche clinique publiée ou de s’appuyer sur le jugement de médecins de confiance ou sur des directives médicales faisant autorité. Je ne prends aucun plaisir à cette conclusion, que j’atteins lentement et à contrecœur au cours de mes deux décennies en tant qu’éditeur au New England Journal of Medicine ».

– Pour Barbara Stiegler dans Libération du 29 mai, l’accentuation du télétravail qui s’annonce après l’expérience que constitue son extension pendant la crise sanitaire, ainsi que la décision de faire redémarrer les universités à la rentrée sans présence en cours, confirment une tendance lourde entamée avec la pratique de l’hospitalisation en ambulatoire. Sa critique est toutefois limitée par deux présupposés. Le premier est d’ordre méthodologique puisqu’il consiste à poser l’État en dehors des rapports sociaux (de la société) comme si il leur (lui) était extérieur et les réformes qu’il initie comme produisant un face à face antagonique et inégal entre le pouvoir et les dominés. Or la crainte de l’hospitalisation de la part des patients est souvent réelle et le développement de la pratique ambulatoire remplit les deux objectifs attendus par les deux parties : réduction des dépenses publiques et angoisse diminuée du patient ; il en est de même pour le travail où ne comprenant pas la dépendance réciproque entre capital et travail Stiegler ne la voit que dans l’antagonisme. Or, le télétravail qui certes tend à faire disparaître le temps de travail objectif et ses limites, de l’avis de nombreux télétravailleurs, fournit aussi sa dose « d’autonomie » s’il n’est pas exclusif, mais complémentaire. Son second présupposé est plus d’ordre subjectif. En effet, quand elle dit très justement qu’il ne faut pas penser abstraitement « l’après » sans référence aux luttes qui ont précédé la crise sanitaire, elle ne peut s’empêcher de faire comme si le mouvement des retraites, par exemple, avait permis de se poser la question d’une autre façon de travailler, d’enseigner, de soigner et qu’il suffirait de s’approprier cela en passant à l’acte à travers l’opportunité du coronavirus. Sur ce présupposé, elle ne peut que s’étonner de la passivité des anciens protagonistes des luttes de ces deux dernières années, alors que comme elle le fait remarquer, « à Hong-Kong la lutte a déjà repris ». Elle en reporte donc la faute sur la gauche, les syndicats et les intellectuels qui n’auraient pas joué leur rôle en ne prenant pas parti contre la « distanciation sociale ». Elle ne perçoit pas le rapport entre le manque d’autonomie de la lutte sur les réformes (par rapport à l’État, par rapport aux syndicats) et l’acceptation sans broncher des mesures de confinement et du maintien de la « distanciation sociale » même après le confinement qui amène les enseignants à repousser le plus possible l’ouverture des écoles, les libraires l’ouverture des librairies5, la CGT la réouverture des usines, etc.

– Dans leur article de Mediapart du 28 mai : « La folle histoire du laboratoire P4 de Wuhan », Karl Laske et Jacques Massey reviennent sur le laboratoire de haute sécurité (P4) de l’institut de virologie de Wuhan conçu par la France sur le modèle du P4 de Lyon de Mérieux, en dépit des objections de l’administration dès 2004 au moment de la signature de l’accord6. Depuis son inauguration en 2017, Paris ne disposait plus d’aucun contrôle sur la gestion de l’installation, et la coopération prévue a été stoppée. Pourtant le premier ministre de l’époque, Bernard Cazeneuve déclarait alors à Wuhan, le 23 février 2017 : « Mesdames, Messieurs, ce laboratoire que nous avons bâti ensemble sera un fer de lance de notre lutte contre les maladies émergentes. Il accroîtra considérablement la capacité de la Chine à conduire des recherches de pointe et à réagir efficacement à l’apparition de maladies infectieuses qui menacent les populations de l’ensemble du globe ». Du résultat de cette enquête Mediapart, il ressort que la course aux armements biologiques se poursuit dans les laboratoires y compris dans les pays où il n’y a pas de séparation entre civil et militaire. Mais cela ne veut pas dire que des laboratoires purement civils ne puissent aussi s’échapper des virus ou bactéries manipulés sans précaution et stockés sans protocoles stricts de sécurité.

– Durant cette crise sanitaire, la question du rapport croissance économique/sécurité sanitaire a pesé lourd dans la décision des gouvernements de suivre une politique de confinement ou une politique dite « d’immunité de groupe ». En réaction au faible taux de mortalité supposé du Coronavirus parmi la population des actifs, certains pays comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas, et dans un premier temps la France, ont pu penser qu’il était plus rentable de laisser poursuivre l’activité économique si on pouvait maîtriser la gestion hospitalière. Mais la réalité de l’épidémie et ses conséquences aussi bien sociales, que politiques et économiques ont fini de les faire changer d’avis et les ont contraints à opter pour le confinement.

Il n’empêche que cette question de la rentabilité des systèmes de santé se pose pour tous les pouvoirs en place. Pour l’évaluer, des indices ont été jugés opérationnels, comme aujourd’hui l’indice QALY (Quality Adjusted Life Year ou année de vie pondérée par la qualité) qui est un des plus utilisés à travers le monde. Il vise à évaluer si appliquer un traitement sur un patient est « rentable » au vu du nombre d’années de vie en bonne santé qu’il pourrait lui faire gagner. Cette variable statistique est appréciée par les gestionnaires de santé publique, car elle permet d’intégrer la notion d’utilité, c’est-à-dire une année de vie en parfaite santé, plutôt que celle seulement de la productivité que l’on fait gagner au patient. La nuance reste ténue, au moins pour les actifs, car une année de vie en bonne santé implique implicitement une meilleure productivité. Mais au-delà de cette question, le QALY est surtout utilisé pour déterminer le prix que la collectivité est prête à payer pour tel ou tel traitement. Par exemple au Royaume-Uni, le service de santé national (NHS) a limité ses dépenses de santé à 30 000 £/QALY maximum. C’est-à-dire qu’on estime qu’il n’est pas rentable de dépenser plus de 30 000 £ pour une intervention thérapeutique et ses à-côtés (hospitalisation, traitement, opération, soin, etc.) puisqu’elle ne permettrait pas d’espérer plus que le gain d’une année de vie en parfaite santé pour le patient. Si l’exemple du Royaume-Uni est souvent cité, c’est que depuis 1990 le NHS a adopté le système QALY pour évaluer son système de santé et qu’il communique officiellement sur le sujet. En France, le système d’évaluation reste plus opaque et les décideurs publics ne communiquent pas sur le prix qu’ils sont prêts à payer par QALY. Il n’empêche que les critères d’évaluation restent les mêmes et que la Haute Autorité de Santé (HAS) désigne le QALY comme le critère à privilégier pour déterminer le rapport « coût-utilité » d’un traitement7. Dans la continuité du QALY, un second indice a été développé à partir des années 1990 par les économistes de la santé pour affiner leurs calculs de rentabilité : Le DALY (Disability Adjusted Life Years ou « année de vie ajustée sur l’incapacité »). Il mesure les années de vie en bonne santé perdues en cas de maladie ou d’accident. C’est une échelle qui a pour but de déterminer l’impact négatif sur la santé en termes de perte d’année de pleine capacité. Elle fonctionne à l’inverse du QALY, c’est-à-dire qu’une année de vie en parfaite santé équivaut à 0, tandis que l’année où l’on meurt correspond à un DALY de 1. Suite à une maladie, cet indice fait la synthèse entre les années de vie perdues liées à une mort précoce et les années de vie passée avec un handicap. Le DALY est un système largement utilisé par l’OMS pour définir la gravité que peut représenter une maladie pour une population. Cet indice est surtout utilisé sous forme d’agrégat à l’échelle d’une population. Par exemple, les maladies cardiovasculaires ont fait « perdre » (coûté) 858 000 DALY à la population française en 2004. Il permet surtout de déterminer si les mesures de santé publique ou le traitement d’une maladie sont considérés comme efficaces au vu de leur prix. Selon les critères de l’OMS, si une mesure de santé publique (vaccin, confinement, campagne d’information, de prévention, achat de masques) ou un traitement (chirurgical ou médicamenteux) coûte moins cher que le PIB par habitant du pays par DALY qu’il permet de « gagner » (soustraire), alors il est considéré comme efficace. S’il coute plus de trois fois le PIB par habitant, il est considéré comme inefficace, indépendamment de son efficacité réelle. En 2019, le PIB par habitant en France était de 32 900 €. Dépenser 10 milliards d’€ pour diviser par deux les conséquences des maladies cardiovasculaires serait donc considéré comme rentable. Avant tout, cette méthode de calcul permet de déterminer quelles dépenses le fonctionnaire public chargé d’appliquer une politique d’austérité va rogner en premier : celle qui diminue le moins le nombre de DALY.

Prenons l’exemple du dépistage de l’ensemble d’une population à l’aide de tests PCR. Il a été annoncé que le test coutait 135 €. S’il était utilisé pour dépister l’ensemble de la population française, cela couterait 8,7 milliards d’€. Pour que ce choix s’avère « rentable » en termes d’évaluation de santé publique, il faudrait donc qu’il permette de gagner presque 264 500 DALY (soit 4 DALY pour 1000 habitants). Or, c’est loin d’être le cas. À titre de comparaison, l’ensemble des maladies infectieuses génère « seulement » 194 000 DALY (soit 2,9 DALY pour 1000 habitants). Pour comparaison, et selon la Cour des comptes, s’il n’y avait plus aucun accident de la route en France, cela permettrait de gagner 184 000 DALY (2,8 DALY/1 000 habitants). De plus, la généralisation du dépistage du COVID en elle-même n’aurait aucun impact sur le DALY. Elle permettrait en revanche la prise en charge des patients infectés et donc la limitation de la propagation de la maladie. Alors que l’utilisation massive de tests serait utile pour endiguer la pandémie, les critères d’évaluation actuels des politiques de santé publique ne permettent pas de l’envisager, le test étant jugé non rentable. C’est ce qui expliquerait, au-delà du manque de matériel médical, la non-mise en place d’une stratégie de dépistage massif. D’une manière générale cette extrême quantification est liée au développement/généralisation de la « médecine industrielle » théorisée par des économistes comme Claude Le Pen, pour laquelle toute procédure de soin se voit standardisée et rationalisée. Elle est ensuite appliquée scrupuleusement par le personnel soignant réduit au rôle d’exécutant, la réflexion devenant le domaine réservé de l’expert se basant sur les indices et les modèles préalablement établis pour établir les protocoles à suivre. Avec la généralisation de ce modèle, le but principal n’est plus de soigner un patient, mais de produire un protocole de soin pour traiter une maladie en général8. La quantification statistique de la santé permettant sa rationalisation économique ne modélise absolument pas la réalité, mais cela n’a aucune importance. L’important c’est que le modèle soit suffisamment crédible pour permette d’affirmer publiquement que la rentabilité a été améliorée et permette ainsi aux financements de continuer à arriver. Qu’importe que ce soit vrai ou non tant que l’indice statistique démontre que la rentabilité s’améliore, même si dans les faits ce n’est pas le cas. En effet, malgré toutes ces réformes visant à l’améliorer, 40 % des hôpitaux et 30 % des cliniques privées restent en déficit (ibid.).

Rose-Marie van Lerberghe, ancienne directrice de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (2002-2006) estime pour sa part, mais cela n’infirme pas ce qui précède, que c’est l’opacité générale des dépenses qui est en cause. Ainsi, le plus souvent c’est la tarification à la tâche (T2A) qui est clouée au pilori comme signe de la marchandisation de la santé alors que, d’après elle, cela masque l’obsession de contenir les dépenses de santé à l’intérieur de l’objectif national de dépense d’assurance maladie (Ondam), alors que le vieillissement et les maladies chroniques vont croissants. Le T2A ne ferait que tenter de réguler le rapport prix/volume dans un cadre ou le premier terme baisse parce que l’assurance maladie rembourse moins et le second augmente pour rééquilibrer l’ensemble. C’est l’approche médico-économique qui est mise en échec sans que, jusqu’à maintenant, une enveloppe budgétaire comprimée pour des raisons de dépense publique générale en baisse ne puisse s’y substituer. Clairement, la santé n’était plus depuis longtemps une priorité.

 

Interlude

– Effet pervers du politiquement correct ou l’arroseur arrosé : depuis une semaine, une quinzaine de militants LGBT et activistes de la lutte contre le sida ont vu leurs comptes Twitter et Facebook suspendus à cause de l’emploi du mot « pédé » dans leurs publications (Libération, le 28 mai).

– Libération (25 mai) dévoile un projet de transformation de l’Hôtel-Dieu de Paris en galerie marchande. Sur le modèle de ce qui s’est fait à Lyon ? Les décideurs parisiens n’ont-ils pas entendu parler du sort réservé à ce nouveau « temple du capitalisme », appellation incontrôlée qui lui a été décernée par les manifestants lyonnais depuis un an et conduisant la Préfecture à détourner depuis toute manifestation pour éviter les jets d’objets divers et variés à son encontre ?

– Trump fait taxer les produits chinois importés… or ce ne sont pas les chinois qui paient les droits de douane, mais les entreprises américaines qui importent des produits semi-finis qui leur sont nécessaires (Libération, le 26 mai).

– Pour les élèves retoqués de l’école, parce que « non prioritaires », Blanquer invente un nouveau sigle magique : les 2S2C (sport/santé et civisme/culture). Pour filer la métaphore, la coexistence du deuxième couple risque d’être « sportive ».

– Pedro Sanchez a osé négocier avec le petit groupe de 5 députés d’extrême gauche basque un donnant-donnant : abstention de ce groupe pour le vote sur la continuation de l’état d’alerte contre abrogation de la loi sur la flexibilité du travail. Réaction : un patronat et des syndicats ouvriers furieux d’avoir été court-circuités, alors qu’ils étaient en négociation et qu’en plus cette initiative risque d’incommoder l’UE pour le plan de mutualisation de la dette (Libération, le 26 mai).

– En début de semaine, le maire PCF de Grigny (Essonne) a porté plainte suite à un match de football ayant réuni 300 personnes au stade local. Ainsi, des villes qui, en temps normal, voient leurs bandes aller à la baston, ont dû apprécier le match de l’amitié Corbeil-Grigny à cette occasion. Aujourd’hui en France (28 mai) qui a mené une enquête sur le sujet fait état de nombreux matchs « sauvages » en Île-de-France, surtout depuis le 11 mai, La police aurait reçu l’ordre de ne pas intervenir à partir du moment où ne lui étaient pas signalés d’incidents.

– Magdalena Anderson, ministre des Finances de Suède déclare dans un entretien au journal Le Monde du 29 mai : « Je trouve très provoquant que des pays qui, de différentes manières depuis le début de la crise sanitaire, ont violé le marché intérieur en bloquant par exemple l’exportation d’équipements médicaux [en mars, la France avait saisi 4 millions de masques à Lyon, appartenant à une multinationale suédoise, dont la moitié était destinée à l’Espagne et l’Italie, ce qui avait failli déclencher un incident diplomatique entre Stockholm et Paris], nous parlent de solidarité.

– Édouard Philippe, au cours de son intervention jeudi soir 28 mai sur la seconde phase du déconfinement, s’est réfugié derrière les « décisions des ligues et fédérations » qui ont décidé, seules parmi les grandes fédérations européennes de football, d’arrêter précipitamment la saison indépendamment de l’évolution du virus ; quant à la Ligue 1, elle s’est abritée derrière l’interdit gouvernemental pour justifier sa décision (éditorial de Vincent Duluc, L’Équipe, le 29 mai). Match nul dirons-nous !

 

– On entend souvent dire que la politique économique de l’Allemagne est dictée par la peur historique d’une inflation qui aurait conduit indirectement Hitler au pouvoir. Or si cette inflation fut réelle au début des années 1920 et la tentative de putsch de la Brasserie de Munich de 1923 en fut en partie la conséquence, la période qui précéda l’arrivée d’Hitler au pouvoir fut au contraire celle d’une grande dépression avec une sévère déflation. On parle moins du fait que l’Allemagne a été marquée par un fait plus récent, la réunification qui l’a amené à assumer presque seule l’intégration de la partie Est de son territoire, l’UE intervenant surtout pour l’intégration de l’ex-bloc de l’Est de l’Europe.

S’il y a dans l’attitude allemande par rapport à la monnaie une part de rationalité : les ménages y sont moins endettés qu’en France 54,5 % du PIB contre 61,1 et moins propriétaires de leur logement 45 contre 62, ils sont plus épargnants 11,6 contre 8,4 (Italie : 2,5) ; elle contient aussi une part d’irrationalité car les actifs des ménages allemands ont augmenté de 4, 3 % pendant la période récente de rachat de la dette par la BCE (politique anti-conventionnelle dénoncée par la Cour de Karlsruhe, cf. Relevé V), alors qu’ils n’ont augmenté que de 3,7 entre 2004 et 2008 (Les Échos, le 26 mai).

– Le gouvernement prolonge le chômage partiel, mais en le rendant plus incitatif pour les patrons qui se voient mis à contribution à hauteur de 14 % des 84 % du salaire net versé par l’UNEDIC. Par contre il ne va pas jusqu’à remettre en cause la hiérarchie des salaires à travers sa prise en charge maintenue jusqu’à 4,5 fois le SMIC alors que tous les observateurs attendaient une baisse à 3,5 ou même à 2 (Les Échos, le 26 mai). Les mesures sont proches de ce que proposaient l’union patronale de la métallurgie et l’ensemble des syndicats de la branche, excepté la CGT.

Pourtant, dans l’ensemble le gouvernement continue sa politique de « distanciation sociale » envers les syndicats par une nouvelle ordonnance du 27 mai qui vise à raccourcir les prises de décision en période de crise sanitaire et éviter donc de les consulter pour chacune (Le Monde, le 29 mai). Les pratiques dérogatoires au droit du travail prises par ordonnances vont dans le même sens d’une urgence décrétée, comme celle qui vient d’être prise pour l’extension conjoncturelle du travail le dimanche au personnel administratif de l’assurance maladie.

– L’Espagne innove pour éviter la répétition de 2008. Nous avions parlé antérieurement de la proposition gouvernementale de « dette perpétuelle », puis du « revenu minimum vital » qui concernerait finalement 2,3 millions de personnes (800 000 familles en fait, proportionnellement à leur taille) et voici maintenant que suite à une menace de grève des loyers le 30 mars, Pablo Iglesias lance un moratoire sur les loyers ou une réduction de 50 % de son montant pour les personnes en difficulté, auprès des grands propriétaires immobiliers (plus de dix biens) dont seuls 30 % auraient déjà signés ; et il invite aussi les petits propriétaires à négocier avec leurs locataires (Le Monde, 27 mai). Pendant ce temps, les salariés de Nissan-Barcelone et leurs soutiens ont manifesté devant l’usine contre la fermeture annoncée et brulé des pneus (Le Figaro du 29 mai).

– En France, pour le mois d’avril, le nombre de personnes inscrites en catégorie A, c’est-à-dire n’ayant pas du tout travaillé le mois précédent, a enregistré une hausse historique de 843 000 personnes, soit + 22,6 % en un seul mois. En mars, la hausse en catégorie A, avait atteint 246 000 personnes (+7,1) « Sur trois mois, 1 065 200 demandeurs d’emploi supplémentaires sont enregistrés dans cette catégorie », note la Dares, l’institut statistique du ministère. Cette hausse brutale et inédite s’explique en partie par l’effondrement du nombre de personnes inscrites en catégorie B et C (qui ont travaillé respectivement moins de 78 heures, et plus de 78 heures durant le mois précédent) : ils sont 633 600 de moins en avril qu’en mars. « Ainsi, trois quarts de la hausse du nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A observée ce mois-ci est alimentée par des personnes inscrites en catégories B et C en mars », explique la Dares. Dit autrement : les petits boulots ont massivement disparu au mois d’avril (R. Godin et D. Israël, Mediapart, 28 mai).

Plus concrètement encore, des travailleurs de l’événementiel (maître d’hôtel, cuisiniers, serveurs, conducteurs) à l’arrêt complet depuis le confinement, ont manifesté à Cannes le 26 mai (Aujourd’hui en France, le 28 mai). De plus, ils sont menacés par le nouveau calcul des droits qui concerne aussi les intermittents du spectacle, autres « invisibles » du confinement.

– Il y a certes un début de reprise de la consommation, mais cela semble plus être le fait d’un rattrapage que dû à une frénésie compensatrice. L’incertitude sur l’emploi, mais aussi sur les vacances ne pousse pas à « manger » immédiatement les économies qui auraient pu être faites pendant le confinement. En effet, les embauches sont encore rares et concernent beaucoup plus que d’ordinaire un travail précaire là aussi de rattrapage et qui n’a donc pas vocation à se pérenniser.

Fort de ces constatations, le Medef compte proposer un mixage de relance par l’offre (baisse des impôts sur la production, report de charges ou même exonération pour l’embauche au premier CDI) et de relance par la demande (écochèques, aide à l’emploi même en sous-activité) avec l’accent mis sur l’embauche des jeunes. À noter que personne ne parle de réaliser ce dernier objectif sous la forme des brulots que constituèrent le contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1994 et le contrat premier emploi (CPE) en 2006. C’est l’apprentissage en alternance qui sera privilégié avec une prime à l’embauche pour l’employeur (entretien de Muriel Pénicaud, ministre du Travail au Figaro du 29 mai). Cela n’empêche toutefois pas des économistes orthodoxes comme Cahuc et Zylberberg (Les Échos, le 29 mai) de reposer la question de l’inégalité de situation entre insiders (favorisés d’après eux par leur position acquise et leur statut) et outsiders (entrants sur le marché du travail) dans la mesure où ni les patrons ni l’administration ne veulent que les seconds n’entrent sur le marché du travail dans les conditions des premiers.

Mais pour le moment, l’essentiel pour le patronat, semble être de recréer la confiance à chaque bout de la chaîne (capital et travail ; production et consommation) avec une croix tirée sur l’orthodoxie budgétaire (Les Échos du 29 mai). Du Keynes libéral où il faut que l’épargne accumulée9 se transforme en investissement et consommation sans toucher aux salaires.

Les planètes peuvent s’aligner temporairement pour les gouvernements si on pense que l’austérité ne sera pas acceptable par les opinions publiques et qu’elle n’est pas efficace pour relancer l’économie… sauf si un forcing d’une fraction du patronat sur la productivité/compétitivité avant tout venait à s’imposer.

– En contrepartie du plan d’aide à Renault10 le gouvernement a obtenu que la fabrication des futurs moteurs électriques de l’alliance entre les trois constructeurs du groupe, revienne à l’usine de Cléon alors que c’est une localisation en Chine qui était prévue. La stratégie du groupe passe par un découplage des territoires de marché (Renault a l’Europe, l’Amérique du Sud et le Maghreb), mais avec une tendance à la normalisation/unification de la RD et des plateformes communes (de 8 elles ne seront plus que 4) sur le modèle leader-follower. Renault l’est par exemple sur le Kangoo et le sera sur la voiture connectée, sauf pour la Chine, et l’électronique (Le Monde, le 28 mai), Nissan sur la voiture autonome, Mitsubishi sur les hybrides. Il ne s’agit plus de faire du volume, mais de réduire les coûts fixes avec comme objectif d’abaisser le « point mort11 » et de voir venir en étant capable de répondre à une nouvelle hausse de la demande si elle se produit

« C’est une méthode différente de ce qui se faisait sous Carlos Ghosn où tout était imposé pour tous d’en haut. Il n’y a plus de Gosplan mais la mise en commun d’une grande boîte à outils [le petit Deleuze et Guattari illustré pour dirigeants, ndlr] explique l’un des cadres de l’Alliance. À cet aune l’usine de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) doit apparaître comme un bien petit outil alors pourtant que le site a reçu en 2014 le trophée de l’économie circulaire pour son activité de remanufactoring  réduisant l’impact environnemental (Le Monde, le 29 mai). Un transfert à Flins (à 50 kms) serait toutefois prévu.

Renault est à l’image de l’évolution du pays, laboratoire industriel et social pendant les années de la reconstruction puis la première phase de la société de consommation ; laboratoire des restructurations à partir de la fin des années 1980 avec la liquidation de la « forteresse ouvrière » de Boulogne-Billancourt et les délocalisations. En bout de piste, Renault n’est plus définie en France par ses unités de production — même là où il en existe encore, comme à Douai où l’usine tourne à 20 % de ses capacités, 50 % à Maubeuge et Sandouville —, mais par son technocentre de Guyancourt où se trouvent le plus grand nombre de salariés. L’ingénierie et la conception, c’est ce qui reste de l’identité Renault liée à son histoire particulière depuis 1945 ; mais là aussi il est prévu le départ de 10 % du personnel.

Dans cette situation certains ont tendance à comprendre cette surcapacité comme étant une surproduction. Nous ne le pensons pas. La plupart des entreprises automobiles sont en surcapacité (la mondialisation a poussé à la course à la taille), mais en sous production pour maintenir des prix élevés en situation d’entente oligopolistique sur un marché déprimé. La concurrence ne s’y exerce pas par la compétitivité-prix puisque ces derniers sont à peu près fixes par gammes, mais par les marges bénéficiaires d’où les délocalisations, par la capacité à monter en gamme où les marges sont croissantes et par l’image de marque équivalente à une compétitivité-qualité.

– Le plan de relance européen de 750 milliards se fait théoriquement sur la base : « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » (Libération du 28 mai) même si on peut douter de l’esprit par rapport à la lettre (le journal ne va pas jusqu’à citer Marx comme référence de citation) puisqu’il faudra en rembourser une partie, certes à très long terme. Il faudra attendre 2021 pour bénéficier de l’ensemble du prêt qui en valeur absolue bénéficie surtout à l’Espagne (170 milliards) et l’Italie (140) puis la France (39) dans l’ordre d’après Le Figaro du 28 mai. Mais en valeur relative par rapport au PIB, ces chiffres se dégonflent puisque sur les 27 pays l’Espagne n’est que huitième, l’Italie douzième et la France dix-huitième. Ce sont les Peco (pays de l’Est de l’Europe faisant partie de l’UE) qui arrivent dans le peloton de tête avec le Portugal. Ils ont pourtant moins été touchés par le virus, mais il s’agit d’un savant calcul politique de la part des pays à l’initiative du plan, de façon à s’attacher leurs voix pour contrer les quatre « frugaux » (G. Duval, Alternatives économiques n°402, juin 2020).

Mais dans tous les cas, il s’agit d’un plan de relance pour la croissance. Point. L’urgence est de compenser en termes de croissance ce qui est financé et non pas d’initier/impulser un autre modèle de croissance. Nous l’avons vu pour l’automobile où comme le disent ministre de l’Économie et journalistes, « il ne faut pas envoyer Renault dans le mur12 » et pour ceux qui ont des Lettres politiques et historiques : « il ne faut pas désespérer Flins » (la plus « grosse » usine restante) ; il en va de même pour les compagnies aériennes où toutefois Air-France s’engagerait à fermer certaines lignes domestiques à moins de 2 h 30 de Paris en train, ce qui est le cas pour Bordeaux, Lyon, Nantes, mais pas pour Aix-Marseille, Nice et Toulouse (Aujourd’hui en France ; le 28 mai). Réseau Action Climat de Bordeaux a calculé que la suppression des trois liaisons avec Orly aurait un impact « insignifiant » sur les émissions de CO2. Il réclame la suppression pure et simple de tous les vols court-courriers et leur remplacement par le train, jugé « plus propre ». Même s’il roule grâce à une électricité d’origine nucléaire honnie des écologistes… (Le Monde, le 29 mai).

L’Allemagne nous suit avec le sauvetage de Lufthansa.

Les réaménagements pourraient bien n’être qu’à la marge. Dans le plan de relance européen la part prévue en direction des entreprises stratégiques évitera sans doute la mortifère concurrence intra-europénne qui régnait jusqu’à-là, mais il ne dit pas un mot sur la nature et l’intérêt de ces entreprises stratégiques. Tout juste a-t-on des premiers éclaircissements sur le financement, le plan prévoyant de recourir au maximum à des fonds propres tels ceux pouvant être obtenus par une taxation des GAFA, la taxe carbone aux frontières, la taxe sur le plastique à usage unique et une taxe sur les transactions financières (Les Échos, le 28 mai).

L’Espresso, pour sa part, suggère un dénouement en deux phases, « dans la première, celle que nous sommes en train de vivre, la priorité sera d’aider les entreprises en difficulté pour éviter des pertes d’emplois immédiates. Mais dans une seconde phase, celle de la reconstruction proprement dite, il est probable que les prêts et les aides européennes seront soumis à des conditions précises liées à la transition écologique. » (Courrier International, 28 mai).

Un exemple de ces tendances contradictoires en provenance des États-Unis : « l’électricité produite à partir de sources d’énergies renouvelables pourrait dépasser cette année celle produite par les centrales à charbon », souligne le New York Times. Selon le dernier rapport de l’Energy Information Administration, les centrales à charbon ne devraient produire « que 19 % de l’électricité du pays, devancées pour la première fois par la production d’électricité nucléaire ainsi que celle issue des énergies renouvelables » (éolien, solaire, barrages hydroélectriques, énergie géothermique et biomasse). Le quotidien y voit une mini révolution « liée en partie à la pandémie de Covid-19 » et qui intervient alors même que, depuis trois ans, le gouvernement Trump « tente de raviver l’industrie du charbon ». Le New York Times souligne également que « depuis 2010, le coût de construction des grandes fermes éoliennes a baissé de 40 %, tandis que celui des installations solaires a chuté de 80 % ». Mais l’après-pandémie pourrait être porteuse de moins bonnes nouvelles : ces dernières semaines, le gouvernement Trump a poursuivi son entreprise de démantèlement des mesures de protection de l’environnement, rapporte le Guardian. Les agences fédérales américaines ont notamment assoupli les normes de consommation de carburant pour les voitures neuves (Courrier International, le 28 mai).

– Le paradoxe est qu’au moment où le plan de relance européen s’affiche comme solidaire, on discute beaucoup de l’attractivité des différents pays de l’UE par rapport aux investissements directs à l’étranger (IDE) et d’autant plus en France qui, juste avant la pandémie arrivait en tête du classement annuel en 2019 avec + 17 % d’IDE, l’Angleterre suivant de près, les autres étant très en arrière. Comme les observateurs estiment que cette attractivité post Covid-19 sera tributaire de la qualité des plans de relance nationaux on voit mal comment la solidarité affirmée ne pourrait pas se transformer en compétition sur le modèle du « monde d’avant ». D’un autre côté l’attractivité ne doit pas non plus conduire les entreprises à faire leur marché sur des entreprises affaiblies par la crise sanitaire. C’est dans cette optique que le gouvernement a prévu un contrôle accru sur l’entrée au capital d’entreprises françaises en délimitant des secteurs stratégiques où la part étrangère ne pourrait pas dépasser 10 % du capital total.

Par contre dans le domaine de la santé, l’UE semble décidée à sortir du traitement régalien État par État qui a prévalu dans l’impréparation de ces derniers mois. Un fonds spécial de 9,5 milliards serait prévu (Les Échos, le 29 mai) contre 400 millions actuels afin que les errements nationalistes ne se reproduisent pas (cf. Interlude). Il s’agirait de « muscler la réserve stratégique » car la santé publique est devenue elle-même une « arme géostratégique », d’assurer les approvisionnements en produisant plus en Europe, mais apparemment on est encore loin du BARDA américain ni même de la loi américaine de 1983 qui visaient à orienter la R-D pharmaceutique pour ne pas laisser le champ libre à la main visible du marché que représente le Big Pharma qui ne s’oriente ni vers le traitement des maladies rares (non rentables) ni vers la production de médicaments bon marché pour les mêmes raisons.

Temps critiques, le 31 mai 2020

 



 

Le 1er juin 2020

Bonjour Jacques,

Un article paru ce matin dans le Financial Times complète utilement ce que tu as écrit sur le plan de relance européen : « L’Europe ne pourra pas construire un avenir fédéral à coups de tours de passe-passe ». L’auteur, Wolfgang Münchau (journaliste allemand très critique de l’orthodoxie économique de son pays), commence par dénoncer les annonces spectaculaires qui masquent la modestie de l’effort réel. Le volet prêts, par exemple, n’a aucune espèce d’importance puisqu’il y a aujourd’hui une offre abondante de prêts à faible taux dans le secteur privé. D’après les calculs de WM, la partie qui compte (subventions) s’élèverait à un peu plus de 400 milliards d’euros, dont 310 milliards sur quatre ans par le bais du fonds de relance, plus 11,5 milliards cette année. Si on divise 310 milliards d’euros par quatre, on obtient un effort budgétaire annuel d’environ 0,6 % du PIB de l’UE en 2019. C’est loin d’être négligeable, mais ceux qui pensent à un « moment hamiltonien » devront chercher ailleurs.

Par ailleurs, le plan comporte des mesures de c. 100 milliards d’euros pour financer les fonds structurels, le changement climatique, l’agriculture, la protection civile et la santé, ce qui permet d’affecter une partie des fonds à l’Europe central et de l’Est. Donc, encore 0,4 % du PIB européen par an en 2021 puis en 2022.

Bref, on est loin du bazooka budgétaire. En plus, on n’en est qu’au stade de la proposition qui suppose l’accord des 27. Les chiffres en fin de parcours risquent d’être plus faibles. Le fonds de relance comporte également des conditions (priorités d’investissement de la Commission). Puis il y a les « frugaux » nordiques. Il est peu probable qu’ils y opposent leur veto, mais ils trouveront le moyen de réduire la facture globale, ou d’obtenir des remises pour eux. Or, dans ce cas, cela voudrait dire que les pays comme l’Italie ou l’Espagne devront verser davantage pour rembourser les avances, et cela réduira d’autant le bénéfice net qu’ils auraient pu tirer du plan.
Enfin, la hausse de la dépense européenne risque d’être compensée par une baisse des dépenses au niveau national. Il n’y aura pas de réédition des programmes d’austérité, mais les règles budgétaires européennes sont toujours en place, ce qui fait qu’on attendra un jour de la part des pays bénéficiaires qu’ils rééquilibrent leurs comptes.

Bien à toi,
Larry

  1.  – https://lundi.am/Sur-la-pandemie-actuelle-d-apres-le-point-de-vue-d-Ivan-Illich []
  2.  – https://blogs.mediapart.fr/laurent-mucchielli/blog/260520/fin-de-partie-pour-l-hydroxychloroquine-une-escroquerie-intellectuelle. []
  3.  – https://www.facebook.com/patrick.champagnac.7 []
  4.  – https://www.nybooks.com/articles/2009/01/15/drug-companies-doctorsa-story-of-corruption/ []
  5.  – https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/confinement/coronavirus-les-libraires-ne-veulent-pas-rouvrir-6786538 ; et https://www.livreshebdo.fr/article/bruno-le-maire-reclame-un-accompagnement-specifique-pour-les-libraires Dans son journal du confinement, la libraire rappelait : « Bruno Le Maire a allumé une mèche folle. Jeudi matin, sur France Inter, le ministre de l’Économie a dit qu’il réfléchissait à une réouverture des librairies. Aussitôt, on s’est échangé des centaines de mails : une levée de boucliers générale (disons à 99,9 % !) des libraires. Nous demandions qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale des vendeurs en ligne, et donc que le livre ne soit pas considéré comme un produit de première nécessité. Nous ne demandions pas la réouverture de nos librairies. Nous ne voulons pas être des vecteurs de propagation du virus. ».

    De bonne foi, de nombreuses personnes ont ainsi pu se tromper complètement en pensant que le gouvernement jugeaient prioritaires les bureaux de tabac plutôt que les librairies. Il est vrai que la plupart vendant les journaux il pouvait y avoir ambiguïté. []

  6.  – « Sur le plan intérieur, quelques légitimes réserves, ont, comme toujours, été émises dans la phase d’instruction, souligne Jean-Pierre Raffarin, mais la communauté scientifique — l’Inserm, l’Institut Pasteur, le P4 de Lyon et Alain Mérieux — avait les arguments pour les lever et convaincre le président et les six ministres concernés, je ne me souviens pas de problème lors des réunions interministérielles. » Alain Mérieux a fait campagne en faveur de la demande chinoise d’un laboratoire P4 dès le milieu des années 1990. « Le monde de la défense était extrêmement réservé, rapporte à Mediapart un haut cadre de sécurité nationale. Les risques liés à des projets biologiques secrets de la Russie et de la Chine étaient constamment dénoncés par les services de renseignement. Mais un rouleau compresseur pro-chinois essayait de faire croire qu’il s’agissait d’un grand projet. Durant la période de cohabitation [1997-2002, NDLR] nous avons bâti une stratégie pour mettre un feu rouge, en opposant des demandes de garanties aux projets d’accords qui se sont succédé. » « Le pouvoir politique ne voulait pas faire obstacle à cette demande de la Chine », et l’administration étant divisée, le clan Mérieux a fini « par avoir gain de cause », poursuit le haut fonctionnaire. « On savait tous qu’il y avait un risque. La question était : est-ce que cette prise de risque en vaut la peine ? Et aussi est-ce que l’on pourra contrôler l’installation ou pas ? La plupart des experts jugeaient à juste titre qu’on ne contrôlerait rien du tout. » []
  7.  – HAS : Choix méthodologique pour l’évaluation économique à la HAS, 82 p., octobre 2011. []
  8.  – https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2013-1-page-25.htm. Et pour tout ce passage, cf. l’article de Benjamin Lalbat aka Ben Malacki pour L’orage.org : « Restructuration et rentabilité statistique à travers la gestion pandémique. Chapitre 1 » https://lorage.org/2020/05/22/restructuration-et-rentabilite-statistique-a-travers-la-gestion-pandemique-chapitre-1-criteres-de-rentabilite-covid-19-et-reification-de-la-maladie/ []
  9.  – Nous ne faisons pas référence ici à l’épargne des riches, car sur les 48 milliards de flux nets outre ce qui a rejoint les dépôts à vue des comptes courants, la grande majorité des dépôts rémunérés a été placée sur un livret A. Par ailleurs, les ménages se sont désendettés au niveau de 4,5 milliards, soit une épargne totale de presque 55 milliards. Cela représente deux à trois fois plus qu’à l’habitude. []
  10.  – Le nouveau PDG, J.-D. Sénard tient à préciser dans un entretien au journal Le Monde du 29 mai, suite à une question que tout le monde se pose sur un prêt qui aboutirait à des licenciements même s’ils ne sont pas « secs » : « le prêt à Renault n’est pas un prêt de l’État, mais un prêt des banques garanti par l’État et donc à rembourser. » []
  11.  – Cf. Relevé de notes II, note 2. Quant au coût fixe, il devrait en théorie être rapporté à des coûts unitaires calculés sur 1,1 million de véhicules produits/an alors que l’entreprise n’en produit plus que 650 000. Ghosn a représenté l’archétype du mondialisateur poussant au gigantisme dans une période traversée par le scandale du dieselgate, la demande décroissante de véhicules thermiques par une population plus sensible aux questions climatiques et de plus en plus persuadée que les incitations vont porter sur l’acquisition de voitures électriques, la demande faiblissante depuis de longs mois en Chine avant même le coronavirus…D’où le problème des stocks. []
  12.  – À Édouard Philippe qui a promis de sauver les sites Bruno Le Maire répond en fustigeant « la politique qui a échoué, celle qui consiste à faire de grandes déclarations sur les micros en disant : “j’exige de Renault qu’il ne fasse aucune fermeture de site et qu’il ne se sépare d’aucun salarié”. Tout ça ce sont les vieilles déclarations du XXe siècle, pas la politique du XXIe » (entretien sur BFM-TV, le 25 mai). []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (VI)

– Alors que les États-Unis sont souvent considérés comme un pays dans lequel la population se tient à l’écart de la politique par le biais redoutable des « valeurs », ils ont été le pays (avec le Brésil) dans lequel s’est produit une ligne de fracture politico-idéologique, à la base et sur le terrain, des manifestations entre pro et anti-confinement. Ce sont ces mêmes valeurs, et non des idées politiques « à l’européenne », qui ont produit une réaction de manifestations à la symbolique violente contre les autorités en charge de la crise sanitaire. Ainsi, le 30 avril, des manifestants, pour certains armés, sont rentrés dans le Capitole à Lansing, Michigan pour s’opposer au confinement. Bien sûr, des groupes comme American revolution 2.0 qui se définissent comme des citoyens en colère s’inscrivent dans la lignée du Tea Party (Le Figaro, le 25/05), mais la symbolique du masque et plus généralement le rapport au confinement concerne aussi l’américain moyen (d’après un sondage, 3 démocrates sur 4 le portent, 1 républicain sur 2, Les Échos, le 25/05). Certes, on ne peut que supputer que les manifestants anti-confinement sont plutôt républicains que démocrates, puisqu’ils agissent contre des gouverneurs démocrates, sans qu’on puisse en avoir la certitude. Néanmoins, les valeurs viriles qu’ils expriment en appellent aux pionniers1 et à accepter des risques même en temps de pandémie ; risques que beaucoup assument au quotidien dans la précarité de leurs conditions. Elles s’opposent radicalement aux valeurs civiques de respect de l’État et de la parole des scientifiques qui aux États-Unis comme partout, ont constitué la nouvelle norme, finalement peu contestée sur un terrain tout à coup abandonné ; même dans un pays comme la France où il avait pourtant été fortement « occupé » depuis plus de deux ans.

– La crise sanitaire a montré l’impréparation de l’État, dont la forme concentrée et centralisée, en France au moins, est encore caractéristique de l’ancienne forme de l’État-nation. Elle a montré ses limites, certes par la crise de cette forme nation dont la situation de l’hôpital public est une conséquence ; mais aussi l’incomplétude de sa restructuration en réseau pour être efficace sur le terrain. Thomas Cazenave, candidat LREM à Bordeaux le signale de façon simplifiée dans Les Échos du 20 mai : « l’État doit être redéployé sur le terrain ». Les conflits de compétence entre maires et pouvoirs publics, entre l’ARS et les CHU nous en donnent des exemples. Le journaliste Xavier Patier abonde dans le même sens (Le Figaro du même jour) en signalant que la région qui, a priori semblait mieux correspondre à un redéploiement [en réseau même s’il n’emploie pas le terme, NDLR] autour d’une ou deux grandes métropoles a buté contre la crise sanitaire plus qu’elle ne l’a géré ; alors que le département, tant déprécié depuis une vingtaine d’années, s’est vu confier une partie de la gestion de la crise en coopération avec les maires concernés et des préfets sur la réserve. On ne peut qu’être étonné de la résistance fonctionnelle manifestée par les réseaux qui sous-tendent les circuits de production et de circulation. Des réseaux qui reposent en partie, mais basiquement, sur l’énergie physique qui les alimentent ou y est injectée. Or, toute cette organisation très vulnérable puisque tout un chacun, à son niveau, vit déjà les bugs informatiques, a continué de fonctionner ! Des pâtes au papier-toilette en passant par les visioconférences et les commandes sur Amazon, tout a fonctionné (sauf les masques et les tests).

– Quelque avis qu’on ait sur les propositions du professeur Raoult, la polémique qui s’en est suivie à propos d’un possible traitement à la chloroquine éclaire les enjeux et les luttes au sein du secteur de la Santé publique. Une lutte certes exposée médiatiquement au fil des jours comme étant celle opposant « le Système » (l’État et Olivier Véran qui vient, ce 23 mai, de saisir le Haut conseil de la Santé publique suite aux révélations récentes de The Lancet sur la dangerosité supposée de la chloroquine) aux « anti-Système » (cf. encore Le Monde du 23-24 mai et la figure du professeur Raoult qui en serait le point de fixation ou de ralliement), mais qui existe à un niveau plus technico-politique à travers les nouvelles méthodes d’évaluation de la Santé publique. C’est en tout ce que Nicolas da Silva montre2 en analysant et décomposant un processus de quantification du soin qui se déroule suivant deux étapes. La première repose sur la « médecine fondée sur les preuves » mettant l’accent sur l’essai clinique randomisé et la procédure de « double aveugle » où ni le soignant ni le patient ne savent si on a administré le produit à tester ou un placebo [c’est d’ailleurs cette absence de « randomisation » qui a permis d’écarter les propositions de Raoult, NDLR]. La seconde étape est l’institutionnalisation de la quantification par la puissance publique. Avec l’édification de règles de bonnes pratiques, le médecin doit dispenser le traitement qui a « fait ses preuves » [et il en est de même du pharmacien, tous deux s’étant vu interdire la prescription de chloroquine par exemple, NDLR]. Nicolas da Silva souligne que ces innovations sont un progrès, mais elles peuvent aussi être dangereuses en voulant systématiquement séparer le malade de la maladie et faire du pathologique un phénomène séparable du patient, objectivement et scientifiquement mesurable. La quantification de la qualité des soins peut conduire à des effets pervers bien connus quand il s’agit davantage d’améliorer l’indicateur que la santé du patient. Enfin, les conditions de la production sociale du chiffre méritent un examen attentif quand la recherche médicale et son financement peuvent être soumis à l’influence de l’industrie pharmaceutique et aux conflits d’intérêts.

– Au-delà ou plutôt par delà toute chronologie de la crise sanitaire Giorgio Agamben s’entête dans son dernier articulet paru dans Lundi matin n°243 (18 mai) « Biosécurité et politique » à voir le traitement actuel de la crise sanitaire comme le résultat d’une « terreur sanitaire » pour gouverner sur la base du scénario du pire. Appuyant son argumentation sur le fait que ce scénario du pire ait déjà été présenté par l’OMS en 2005 à propos de la grippe aviaire — où il était question de 150 à 200 millions de morts comme ce qui nous attendait à l’avenir et qu’il fallait s’y préparer pour prévenir ce genre de situation —, il en vient à occulter complètement ce qui s’est déroulé, à savoir l’inverse, un déni de l’OMS quant à la gravité du Covid-19 en étroite relation avec les dissimulations de l’État chinois à propos de ce qui se passait à Wuhan.

Les États et les organisations internationales n’ont donc pas été très efficaces, contrairement à ce qu’affirme Agamben, excepté peut-être en Corée du Sud et Taïwan outre la Chine, des pays qui savent ce que contrôler veut dire ; mais sa démonstration ne vise pas ces États là. La masse de plaintes en justice qui est en train de s’amonceler contre les ministres et l’État, accessoirement contre des patrons, est là pour le montrer. Pourquoi cette tentative de pénalisation du politique qui rappelle la période du sang contaminé ? Parce que du point de vue des plaignants ils ont failli à leur tâche qui serait d’assurer la sécurité de tous par une politique de prévention (dont on nous rebat d’ailleurs les oreilles en temps ordinaire), plutôt que de « sécuriser » territoire et population comme on sécurise une scène de crime, ce à quoi finalement peut être assimilé le confinement « à la méditerranéenne ».

– Dans un entretien récemment publié dans Le Monde3, l’anthropologue Philippe Descola s’exprime sur la pandémie de Corona virus. Il y reprend les thèses de ses travaux scientifiques sur les rapports entre nature et culture, mais un rapport non plus considéré sous l’angle anthropocentrique, qui a été celui de la philosophie et des sciences depuis le XVIIe siècle, mais sous l’angle d’une reconnaissance du non-humain. Une telle reconnaissance est récente dans l’histoire de l’anthropologie, ce qu’il souligne en ces termes, « L’un des moyens pour ce faire fut d’introduire les non-humains comme des acteurs de plein droit sur la scène des analyses sociologiques en les faisant sortir de leur rôle habituel de poupées qu’un habile ventriloque manipule ».

Il rappelle que les pandémies ont accompagné l’hominisation puisque les groupes humains vivaient à proximité des animaux sauvages tous réservoirs de virus et d’autres éléments pathogènes. Pour Descola, au XVIIe et au XVIIIe siècle, le rapide développement des sciences expérimentales et les techniques qui leurs sont liées, ont constitué une rupture définitive avec les anciennes continuités entre nature et culture. Pour légitimer idéologiquement cette rupture, les pouvoirs scientifiques et politiques « inventent la nature4 » c’est-à-dire diffusent la représentation d’une réalité qui devient de plus en plus étrangère aux hommes. Pensée par les philosophes et grâce au développement des sciences des techniques, elle a établi une séparation entre les humains et les non-humains. Cette « révolution mentale » a permis, selon lui, le développement du capitalisme industriel. Mais les conséquences de ce développement ont été largement méconnues. Aujourd’hui, poursuit-il, nous connaissons désormais l’interdépendance des « chaînes de la vie » mais cela ne modifie pas la marche de la logique capitaliste.
Descola, comme bien d’autres commentateurs avides de filer la métaphore virale, en vient alors à cette conclusion : « Nous sommes devenus des virus pour la planète ».

Aux questions de son interlocuteur sur les moyens politiques susceptibles de contribuer à une sortie de système pathologique, l’anthropologue répond par… des mesures fiscales et juridiques : impôt écologique universel ; taxation des coûts écologiques de production et de transport ; attribution de la personnalité juridique à des milieux de vie ; promotion de conventions citoyennes tirées au sort ; instauration d’un revenu universel.

Ce qui frappe ici c’est l’écart entre l’ampleur planétaire des menaces à venir et l’étroitesse des réponses proposées. Après avoir dit que le capitalisme est globalement responsable de la catastrophe à venir — ce dont on peut convenir facilement — Descola incite les citoyens des États-nation [son cadre de référence] à engager ces derniers dans une « cosmopolitique » qui mette fin à la funeste séparation entre humains et non-humains. Comment, dès lors, allons-nous cesser d’être « des virus pour la planète » ? En adoptant les quelques mesures fiscales et juridiques que nous venons de voir ! Il y a vraiment loin de la coupe aux lèvres…

Interlude

– À HEC, 300 étudiants refusent de passer leur examen virtuel de fin d’année sous télésurveillance de leurs ordinateurs personnels. Le chroniqueur des Échos qui nous rapporte la nouvelle (Gaspard Koenig, le 20 mai) les félicite d’avoir déjà un embryon de conscience politique qu’on attendrait plutôt d’étudiants de philosophie (sic) parce qu’ils auraient compris que « La donnée n’est plus une matière à traiter, mais un capital à préserver ». Sans commentaire !

– On ne sait si c’est une façon de les remercier, mais alors que les mafias jouent leur rôle d’État social par défaut dans le Mezzogiorno, plusieurs chefs mafieux, pourtant à l’isolement de haute sécurité, viennent d’être renvoyés dans leurs foyers pour limiter les risques de contamination (Les Échos du 18 mai). Quant au Figaro du 21 mai, il révèle que les yakusas jouent actuellement un rôle très important au niveau social et sanitaire dans la crise actuelle, un rôle devenu très actif depuis la catastrophe de Fukushima où leurs hommes participèrent à une désinfection mortifère dont l’État japonais se défaussa.

– La loi Avia, si elle est votée, va remplacer le cadre actuel d’expression de la liberté de la presse. Celui-ci ne délimitait pas ce qui était tolérable de l’intolérable, mais procédait en deux temps : un premier d’expression libre, un second de responsabilité et donc d’éventuels droits de réponse ou mises en cause. Dorénavant, il suffirait, au moins pour les réseaux sociaux, d’un simple courriel à une plateforme pour contraindre cette dernière à supprimer ce qui est attaqué et ce sans intervention d’une autorité arbitrale autre que le modérateur. Le Canard enchaîné du 20 mai parle d’une véritable « privatisation de la censure » et sous-entend une démission de l’État puisque cela reviendrait à ce que « le délit de blasphème chassé par la porte revienne par la fenêtre. C’est que Le Canard enchaîné croît encore avoir affaire aux institutions de l’État telles qu’elles fonctionnaient dans sa forme nation, c’est-à-dire par émission de règlementations juridico-administratives et non dans une forme réseau où le contrôle des flux s’établit par des automates (courriels, conversations, etc.) qui lui fournissent une représentation actualisée du rapport de forces entre dominants et dominés et une vision radioscopique de l’état de rébellion de ces derniers. Les synthèses de ces flux permettent aux experts en sécurité de surveiller l’ensemble sans avoir à s’occuper des « détails » qu’ils laissent gérer par les différents groupes de pression particularistes qui confondent droit de regard et droit d’interdire.

– En Italie, dans le décret de relance qui vient d’être adopté, 1,5 milliard d’euros est dévolu au système éducatif, tandis que l’État déboursera plus de 3 milliards d’euros pour nationaliser Alitalia (Les Échos, le 22 mai). Tous les établissements scolaires sont fermés depuis début mars et la réouverture n’est prévue qu’en septembre. Pourtant, l’enseignement à distance aurait montré ses limites avec des instituteurs et des professeurs à la moyenne d’âge bien plus élevée que celle de leurs collègues européens. Par ailleurs, selon l’Institut national de la statistique italien, 34% des familles italiennes ne possèdent ni ordinateur ni tablette, mais ce chiffre monte à 46% pour le Mezzogiorno.

Les Échos du 22 mai rappellent un cas historique peu connu de mutualisation de la dette qui peut constituer une référence pour l’UE. Quand après la guerre d’indépendance américaine des États se retrouvèrent entièrement ruinés et durent augmenter les impôts provoquant quelques émeutes, d’autres n’avaient aucun problème comme la Virginie, le plus riche d’où était issu Jefferson, futur président de la République à partir de 1800. Alors seulement gouverneur de Virginie, celui-ci s’opposait à toute mutualisation dans le cadre d’une vision confédérale de l’union, d’autant que la Constitution de 1777 interdisait l’endettement de l’État fédéral. Finalement la thèse fédérale l’emporta. Un impôt fédéral sécurisa la dette et l’argent d’Europe afflua pour se placer.

– Dans Le Monde daté 21-22 mai, Gaël Giraud confirme ce que disait Thomas Piquetty la veille dans Libération : la somme de 500 mds sur 3 ans annoncés par la France et l’Allemagne pour soutenir, plus ou moins sous forme de subvention, les économies les plus en difficulté, représente à la fois beaucoup en valeur absolue et très peu en valeur relative, puisque cela n’équivaut qu’à 1 % du PIB total de l’UE. Pour Piketty, la somme devrait être multipliée par 3 ou 4 pour être significative tout en ne posant pas plus de problèmes. Sans parler du fait que cette somme va sûrement être rediscutée étant donné la règle de l’unanimité des États qui prévaut. Pour sa part Giraud insiste sur le fait que vu la somme modeste en jeu ce qui va être déterminant c’est son affectation. Or, pour la France les premiers signes sont peu encourageants pour qui pensait propice (c’est le cas de nos deux économistes) le choc de la crise sanitaire pour ouvrir l’opportunité d’une autre politique que celle prévalant jusqu’à là. En effet, ce sont Air-France et Renault qui bénéficient des premières aides sans qu’on puisse y déceler une quelconque cohérence. Ainsi le gouvernement a déclaré vouloir limiter les lignes domestiques au profit du chemin de fer, or il vole au secours de ce « fleuron » de notre économie ou de notre standing international, on ne sait plus, on s’y perd, que représenterait Air-France5. Quant à Renault ses 5 mds de prêts ne sont assortis d’aucune condition autre que celle de n’ouvrir de nouvelles unités de production qu’en France6… alors qu’elle s’apprête justement à en fermer deux, en reconvertir une autre (Flins) et qu’elle prévoit de dégraisser son technocentre de Guyancourt (Yvelines), le plus gros centre européen pour l’automobile, mais qui d’après les spécialistes a un ratio investissement RD/Chiffre d’affaires disproportionné au profit du premier terme. Bref, Renault veut faire 2 mds d’économie au total. En fait et malgré son histoire particulière associée à l’État, Renault est devenue une entreprise comme une autre et ses dirigeants actuels revendiquent un sauvetage sans contrepartie (autre que celle de ne pas verser de dividende) du même type que celui dont avait bénéficié Peugeot en 2013. Mais au moins, contrairement à Air France qui encaisse 7 mds d’aide et veut licencier 6000 à 10 000 salariés, Renault n’envisage que des reclassements et départs mécaniques ou volontaires (meno male).

Renault est un bon exemple de la difficulté à relocaliser (on est passé avec Carlos Ghosn de 54 % de production en France en 2004 à 17 % en 2019) alors que les alliances entre groupes ont conduit à se partager les techniques et les marchés ; et de la difficulté à redémarrer puisque les mesures habituelles par gros temps, type Baladurettes, profitent aux acheteurs de petites voitures qui hormis la Micra ne sont plus fabriquées en France mais au Maroc, en Slovaquie et Turquie, les marges étant insuffisantes sur les petites cylindrées. Quant aux véhicules électriques comme la Zoé elles ne sont pas encore produites ni vendues en assez grand nombre. De toute façon, même en Allemagne où l’électrique à plus de succès, les stocks sont en thermiques (400 000 véhicules soit 96 % du total) ! Pour Giraud, les relocalisations ne peuvent concerner que les secteurs les plus mécanisés où le poids des salaires est négligeable et les plus qualifiés. Textile et cuirs par exemple ne peuvent revenir que sous forme de niche, dans le luxe. Comme par ailleurs la plupart des groupes automobiles, et particulièrement Renault avec Ghosn, s’étaient lancés ces dernières années dans une course à la taille, le moins qu’on puisse dire c’est que tout le secteur va se heurter à une réduction énorme des prédictions de production (de 14 millions à 10 millions/an pour l’ensemble du groupe Renault-Nissan-Mitsubishi, 10 millions représentant quand même le nombre record de 2018). Renault ne pourra pas non plus compter sur le transfert, devenu habituel, des bénéfices de Nissan dont elle est le premier actionnaire, puisque ce dernier enregistre également des pertes. Quant à la relocalisation des principes actifs pour les médicaments elle contredirait les objectifs anti-pollution des pays européens parce que cela reviendrait à développer la chimie (Les Échos, 26/05).

– Comme nous l’avions indiqué dans un de nos précédents relevés, si le secteur du bâtiment arrêté à 80 % peut maintenant rebondir, ce n’est pas le cas des travaux publics dont les commandes potentielles sont bloquées par le report du second tour des municipales. Or la demande publique correspond à 60 % de la demande totale de la branche. Cet obstacle est d’autant plus important qu’aucune grande ville, dont les commandes sont beaucoup plus importantes, n’a élu de nouveau maire à l’issue du premier tour (Figaro, 21 mai).

– S’inscrivant en faux contre les bruits d’augmentation de la durée du travail l’IUMM (patronat de la métallurgie) prépare avec les syndicats de la branche un accompagnement du chômage partiel reconduit dans un premier temps dans lequel l’État prendrait en charge la partie de la sous activité en dessous des 40 % que ne peut dépasser l’accord conventionnel de branche ; et un plan d’aide au développement des activités partielles de longue durée ou même de réduction du temps de travail (Les Échos, le 20 mai). La situation est tellement floue que suivant les branches des entreprises prévoient des limitations de durée de vacances d’été au-delà de la quinzaine et d’autres portent la quasi-obligation de prendre au moins trois semaines d’affilée, suivant des stratégies saisonnières ou non.

– En Espagne, un projet gouvernemental prévoit pour la fin du mois « un revenu minimum vital » (Le Monde du 21-22 mai). La crise de 2008 particulièrement forte dans ce pays a en effet jeté une masse de salariés dans l’économie souterraine (travail « à la sauvette », aide aux personnes dépendantes, travaux ménagers), en plus des 25 % de chômeurs comptabilisés officiellement. Une économie souterraine qui représenterait environ 20 % du PIB du pays. Or, ce sont ces travailleurs devenus invisibles qui sont les premières victimes économiques de la crise sanitaire car ils ne disposaient déjà d’aucune protection sociale et pécuniaire. De son côté, en France, la fondation Jean-Jaurès propose une mesure non transitoire de « revenu républicain » sans condition pour les plus de 18 ans sur le modèle de ce que Benoît Hamon avait proposé dans son programme présidentiel de 2017 (Libération, 22 mai). Toutefois Esther Duflot, la prix Nobel d’économie estime dans Le journal du Dimanche du 24 mai que ce revenu serait plus efficace dans les pays pauvres que dans les pays riches, car dans ces derniers son montant serait insuffisant pour vivre et surtout son principe ne tiendrait pas compte du fait que si on en croît les associations qui travaillent auprès des plus pauvres comme ATD Quart-monde, ce que veulent principalement ces personnes, c’est un travail, symbole d’une autre condition. En fait nul n’est pour un retour à une forme déguisée de loi sur les pauvres digne du XVIIIe siècle… et la critique anti-travail, quand elle resurgit, passe par le travail contrairement à ce que pensent beaucoup de « radicaux ».
À noter que l’Espagne fait preuve d’originalité dans ses propositions puisque c’est déjà elle qui avait proposé une « dette perpétuelle » pour sortir de la crise sanitaire et de ses effets économiques, une proposition saluée par le Financial Times d’après l’économiste marxiste Michel Husson dans « L’économie mondiale en plein chaos », posté sur le site À l’encontre le 22 mai : « Le seul véritable argument contre ce projet est très simple : il y en a qui préféreraient que chaque gouvernement reste seul en charge des besoins de ses propres citoyens. Mais ils devraient faire preuve d’honnêteté quant aux effets de ce qu’ils préconisent. Si la réponse à la crise reste avant tout nationale, l’Europe sera soumise à des divergences économiques encore plus marquées, et peut-être de façon permanente. Si cela se produit, ce sera par choix et non par accident ».

– Romaric Godin, dans son article : « Comment récompenser l’utilité sociale des métiers » (Mediapart le 20 mai) regrette que le « pouvoir de marché » s’exerce comme un rapport de force fixant les prix de la force de travail et il en appelle donc à une autre valeur « l’utilité » par rapport à la valeur d’échange. Il semble oublier qu’à ce pouvoir de marché s’est opposé historiquement le « pouvoir » de la lutte des classes qui explique en partie les acquis sociaux, mais aussi l’avènement d’une « aristocratie ouvrière » et plus globalement d’une hiérarchie interne au salariat qui s’est encore exprimée au cours de la réforme des retraites et se manifeste à nouveau sous une autre forme pendant la crise sanitaire. Sa critique reste par ailleurs une critique subjectiviste dans le cadre qui est finalement celui de la théorie libérale néo-classique des utilités à laquelle il adjoint seulement l’idée la qualité d’être commune (« l’utilité commune »), sous-entendant par exemple que l’utilité des « soignants » est plus grande que celle des financiers (un petit coup au passage asséné à la mauvaise finance, ça ne peut pas faire de mal), ce qui est de toute façon une lapalissade en temps de crise sanitaire ; mais qui a investi dans le matériel médical permettant de traiter les maladies restera un mystère que notre théoricien de l’utilité commune ne cherche apparemment pas à élucider. Utilité à court terme, utilité à long terme ? Utilité pour le capital ou pour le « système » ? À partir de là il se trouve empêtré dans la question sans fin des utilités, de qui décide des utilités et renvoie en contre exemple à ne pas suivre : la détermination des utilités chez le Trotsky de la militarisation du travail en URSS, pour finalement terminer en disant que ce qui est d’utilité commune pourrait être public et le reste privé ! Selon ce schéma conducteur, une réparation de chaudière à gaz n’aurait ainsi pas d’utilité commune, mais seulement une utilité privée que le plombier polonais viendrait satisfaire. C’est parce que cette question de l’utilité est sans fin (la plupart des personnes déclarent, en public, leur travail utile) que Castoriadis proposait dans des mesures de transition un salaire égal pour tous. Ainsi, dans « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » Socialisme ou Barbarie, n°33, hiver 62, p. 83, il écrit :

Le rapport d’exploitation dans la société contemporaine prend de plus en plus la forme du rapport hiérarchique ; et le respect de la valeur de la hiérarchie, soutenue par les organisations « ouvrières », devient le dernier appui idéologique du système. Le mouvement révolutionnaire doit organiser une lutte systématique contre l’idéologie de la hiérarchie sous toutes ses formes, et contre la hiérarchie des salaires et des emplois dans les entreprises.

Dans son tour d’horizon Godin fait bien un passage par Marx, mais sa théorie de la valeur ne le satisfait pas car dit-il elle reposerait sur le travail abstrait et non l’utilité, ce qui est en partie vrai si on s’en tient à la forme valeur, mais pas du tout, si, comme on l’a dit dans le relevé V, c’est à la valeur travail qu’on se réfère en attribuant à chaque travail concret une « valeur-marchandise » liée à son coût de reproduction plus ou moins élevé en fonction de la qualification productive de ce travail et donc de la hiérarchie qui en découle. C’est justement ce que les grilles Parodi déterminaient pour le secteur industriel (cf. Relevé V) et dans la fonction publique la séparation entre 4 cadres de A à D eux-mêmes séparés en grades et ces grades en échelons. La hiérarchie des « soignants » a certes été bousculée pendant le coronavirus, mais qui, après le corona déterminera la différence d’utilité commune entre l’aide-soignant et le chirurgien ? L’utilité commune ? Non, la responsabilité.

Un événement marquant peut provisoirement bousculer les hiérarchies dans un sens comme dans un autre. On a vu que dans les hôpitaux l’urgence avait imposé une certaine rotation des tâches et une moindre division hiérarchique, mais l’interchangeabilité des salariés est aussi une tendance du capital ; or, elle se fait rarement dans un sens ascendant, mais plutôt dans le cadre d’une déqualification des postes de travail. La crise sanitaire a aussi écarté les salariés en déficit de maîtrise de l’outil informatique qui sont devenus d’un coup des poids morts pour leur patron. Quand le télétravail a été jugé « normal », ceux qui auraient pu le pratiquer en théorie, mais ne le pouvaient pas dans les faits, se sont retrouvés déqualifiés immédiatement, indépendamment de ce qu’ils apportent en temps ordinaire. Mais la perversité de l’utilité apparaît bien dans le fait qu’à l’intérieur de la crise sanitaire, c’est finalement l’État qui a décidé de ce qui était utile (le supermarché, mais pas le marché, le bureau de tabac et les journaux, mais pas la librairie), fermant par ailleurs tout ce qui pouvait relever des bonheurs simples (les promenades sur les berges, dans les parcs), choisissant finalement de concentrer le confinement (se promener à moins d’un kilomètre de chez soi dans les hypercentres !) et non de le diluer. « Sécuriser » avons-nous dit plus haut.

Temps critiques, le 25 mai 2020

  1. – Ces valeurs ne sont pas strictement classables au niveau politique, il ne faut pas croire qu’elles regroupent un droite/gauche improbable aux États-Unis. Murray Bookchin, le théoricien d’un anarchisme écologiste faisait remarquer dans Une société à refaire (Lyon, Atelier de création libertaire) le rendez-vous manqué entre la contre-culture de la « nouvelle gauche » américaine de la fin des années 60 et les racines idéologiques profondes dérivées des puritains radicaux et autres communalistes chrétiens anti-hiérarchiques adeptes d’assemblées populaires plutôt que de l’État. Une autre part de « rêve américain » a été façonnée par la culture des cow-boys du sud-ouest, dans laquelle le foyer domestique de la Nouvelle-Angleterre a été remplacé par le feu de camp solitaire. Ses héros étaient des tireurs férocement individualistes qui sont célébrés dans les westerns spaghettis de Sergio Leone, comme le « Le bon, la brute et le truand ». La culture des armes en est un avatar. []
  2. – « Quantifier la qualité des soins. Une critique de la rationalisation de la médecine libérale française », cité par Philippe Batifoulier dans la Revue française de socio-économie, no 19, 2017/2 consacré à « La casse de l’État social mise en lumière par la pandémie. Retour sur un lent processus de délitement ». []
  3. – « Nous sommes devenus des virus pour la planète » entretien avec Philippe Descola, Le Monde, 22 mai 2020. []
  4. – La périodisation qu’énonce Philippe Descola est de courte portée. Les processus de séparation des hommes avec la nature extérieure sont bien antérieurs à l’émergence et aux développements des sciences modernes. Ils ont pris forme dès l’établissement des États (États-empire mésopotamiens, États-cité de la Grèce antique, États-royaux médiévaux) accompagnés par la création des villes, par la division de la société en castes, classes, puissances supérieures, par l’institution des religions et d’autres déterminations dites « civilisationnelles » du même ordre. L’appropriation de la nature extérieure, son exploitation, sa domestication et souvent sa destruction sont liées à ces processus de domination. Les biotopes des espèces animales ont commencé à se réduire dès les temps protohistoriques ; comme les déforestations s’accroître. À ce sujet, il ne faudrait pas oublier les destructions écologiques intenses et massives perpétrées par les despotismes antiques : déforestation de l’Attique, exploitation des sous-sols, massacres systématiques des animaux dans les sacrifices et les jeux. Sans pour autant parler, comme le font certains historiens, d’un capitalisme antique. La lutte pour le pouvoir et la puissance des toutes premières formes d’État s’avérait bien suffisante. []
  5. – Comme pour en rajouter, le président de la Région Nouvelle Aquitaine tambourine déjà à toutes les portes pour sauver « sa » ligne Bordeaux-Orly menacée par les nouvelles annonces gouvernementales. []
  6. – Mais aux dernières informations en date du 23 mai (in Le Figaro-économie) Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, aurait obtenu de la firme au losange une participation à « L’alliance pour les batteries électriques » que pilotent PSA-Opel et Total dans le cadre de la stratégie gouvernementale d’indépendance économique à reconquérir dans un secteur jugé essentiel à l’avenir. De fait Renault va être poussé à abandonner son modèle ancien d’implantations locales décentralisées, qui remonte au début des années 1960, pour se concentrer sue quelques gros sites, sur le modèle de Nissan d’ailleurs qui va fermer ses trois sites espagnols et suspendre la production de la Micra à Flins pour se concentrer en Europe sur Sunderland, en Angleterre, malgré le risque occasionné par le Brexit. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (V)

– Le 5 mai, la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe s’est opposée, à la politique de rachat des dettes des pays de l’UE par la BCE en alignant sa position sur celle, traditionnelle, de la Bundesbank, pourtant ébranlée par le soutien de son président à la BCE. Le souci ici n’est pas celui d’une lutte contre l’inflation qui n’a pas lieu d’être actuellement, mais une critique indirecte des bas taux d’intérêt occasionnée par les pratiques d’argent facile (quantitative easing) de la BCE qui nui-raient particulièrement au plus gros pays épargnant d’Europe qu’est l’Allemagne. Une prise de position étonnante quand on sait que cette Cour garante de l’État de Droit (Rechtstaat) en Allemagne est censée trancher sur la base de grands principes politiques ou philosophiques et moraux allant de l’interdiction du Parti communiste allemand en 1956 jusqu’à celle du suicide assisté en 20171.

L’Allemagne, de par sa puissance, peut à la suite être la nation qui a le plus poussé pour l’indépendance de la banque centrale européenne, et être celle maintenant qui limite son pouvoir. La Hongrie et la Pologne sont évidemment à l’affut de l’évolution de la situation puisque la position de Karlsruhe renforce la position souverainiste de leurs gouvernements respectifs. Mais dès le lendemain la Cour de Justice de l’UE (CJUE) a fait savoir qu’elle ferait respecter les règles de subsidiarité et la présidente de la Commission européenne envisagerait une procédure de sanction.

La BCE va se retrouver devant un choix : maintenir le caractère d’exceptionnalité de la situation actuelle avec mise sous perfusion de la dette italienne par exemple, sans modifier la réglementation complexe de Maastricht ou pousser plus avant son pouvoir propre avec la mutualisation de la dette2. La BCE de gauche ? La bonne finance chassant la mauvaise ? L’économie à nouveau politique ? À condition dit Cohn-Bendit (Libération du 23 mai) que la BCE change son orientation et que le but ne soit pas la stabilité des prix, mais la croissance, ce qui est par exemple le choix de la FED. La divergence entre la FED américaine (malgré la position contraire de Trump) et la BCE se situe aussi au niveau des taux directeurs3 négatifs de la banque centrale que les européens ont adoptés et que refusent les américains. Pour Kenneth Rogoff, ex-économiste en chef du FMI, c’est pourtant ce retour à une poli-tique monétaire active complétant une politique budgétaire elle-même active (position « non conventionnelle » par rapport à la traditionnelle policy mix qui fait fonctionner ces deux politiques en sens inverse l’une de l’autre) qui pourrait permettre une reprise à un niveau mondial4 et qui présenterait aussi l’avantage de ne pas être trop défavorable aux pays les plus pauvres (tribune Les Echos du 14 mai).

– D’une manière générale les banques rassemblent d’énormes provisions pour parer à toute éventualité et principalement les banques américaines qui sont finale-ment sorties beaucoup plus solides de la crise de 2008 qu’elles n’y étaient entrées (Les Echos, 14 mai/20). Leur grosse assise est un atout. Mais les banques européennes provisionnent aussi (1,5 milliard de plus, Les Echos du 12 mai) et font bonne figure exceptée la Société Générale touchée par ses activités-actions et en difficulté potentielle au niveau de ses investissements sur le gaz de schiste américain qui contreviennent aux accords de Paris sur le climat (2015).

– Une cinquantaine de banques et assurances ont répondu à l’appel, mi-avril d’un plan de relance verte à l’initiative de l’écologiste Pascal Canfin appuyé par le prix Nobel d’économie américain Joseph Stiglitz. Néanmoins, une transition écologique n’est pas évidente quand elle nécessite l’utilisation de « terres rares » qui ne se si-tuent pas en Europe et ont déjà été largement explorées et exploitées/captées par la Chine.

– On assiste à une nette baisse du prix des fusions-acquisitions, ce qui risque de favoriser en retour une plus forte concentration du capital dont nous avons parlé dans nos précédents bulletins qui, a priori, ne va pas dans le sens d’une relance, verte ou pas. Effet induit : une nouvelle baisse de la part des salaires dans la pro-duction de la richesse nationale, puisque dans ces enterprises au fort profit, les salaires ne représentent qu’une part marginale de la valeur ajoutée.

– Pendant ce temps le personnel hospitalier attend toujours le décret permettant le versement de la prime promise et pour les heures supplémentaires, pour l’instant ne seront payées que celles qui se situent en supplément des jours de récupération à prendre automatiquement, car les notes de service précisent bien que le personnel a besoin de repos (Les Echos, 14 mai) ; pendant ce temps Véran dénonce la rigidité dommageable (« le mauvais deal ») des 35 h dans les hôpitaux publics ! (Libération, 16 mai). Le plan sur 4 ans d’investissement massif en matière de santé an-noncé des derniers jours par Macron et par le gouvernement s’élèverait à plusieurs centaines de milliards comprenant revalorisation substantielle des salaires des soignants, équipements de haute technologie, promotion des médecins de ville et de campagnes dans le service public de santé, etc. Promesses électorales ou stratégie économique souverainiste ?

INTERLUDE

– D’après le journal Le Monde du 5 mai, il est aujourd’hui possible, pour les Italiens, dans le cadre d’une politique de déconfinement à petits pas, de visiter ses parents (et uniquement ses parents)… jusqu’au 6e degré de parenté.

– Elon Musk, le PDG de Tesla vient de traiter les mesures prises par les pouvoirs publics de Californie de fascistes parce que son entreprise n’avait pas été considérée comme suffisamment essentielle pour pouvoir échapper au confinement et à l’arrêt de la production. À sa menace de délocaliser et quitter la Californie pour le Nevada ou le Texas, une élue démocrate de Californie lui a répondu qu’il pouvait « aller se faire foutre ». Une réponse qui montre que le politiquement correct n’a pas complètement envahi les États-Unis et surtout que le pouvoir politique, y compris aux États-Unis peut ne pas exactement être aux ordres des patrons.

– De nombreuses manifestations ont eu lieu en Allemagne ces derniers jours au moins dans les grandes villes : Stuttgart la première il y a quinze jours, Munich il y a une semaine et sur des bases politiques différentes des manifestations qu’ont connu les États-Unis. Des groupes de gauche5 comme Querdenken 711 (« Pensez autrement ») et Widerstand 2020 (« Résistance 2020 ») en sont à l’initiative même si des groupes d’extrême droite peuvent s’y mêler). « Bas les masques » ; « Résistez » ; « Tracking vaccins » ; « Ne laissez pas passer Bill Gates » figurent parmi leurs slogans.

– Le Royaume-Uni pourrait faire appel à Apple et Google pour une application de tracking après avoir, comme la France, longtemps refusé. « C’est le reflet d’une profonde évolution : les États entrent dans des logiques de réseaux privés et les plate-formes numériques, dans des logiques souveraines. Cette interaction a pour conséquences de faire voler en éclats la ligne de démarcation public-privé, en particulier en ce qui concerne la protection de la vie privée ». (11 mai 2020, Les Echos propos du Directeur de l’Institut français des relations internationales, recueillis par Virginie Robert). La crise sanitaire accroît en effet les rapports entre les États et les grandes plateformes numériques privées qui font partie du complexe militaro-industriel et maintenant numérique américain. Elles payent certes peu d’impôt, mais investissent beaucoup et participent donc de la politique de puissance… américaine surtout, chinoise aussi comme le montrent à propos de la 5G les rapports entre l’Allemagne et la Chine où on n’en est plus à échanger des données individuelles, mais des données industrielles. Toutefois tout ne leur est encore pas permis puisque Trump vient d’attaquer Amazon qui profiterait gratuitement de l’infrastructure postale américaine. Des élus démocrates et même républicains brandissent la menace d’un démantèlement des Gafam avec l’application de la loi antitrust. Leur rapport à l’État n’est donc pas encore clairement établi. Qui profite le plus de qui ? Le secteur est de toute façon marqué par une instabilité définitoire. En effet, si le coronavirus a profité à la Big Tech, les « licornes » que sont Uber et Airbnb sont en difficulté (5000 emplois supprimés à eux deux d’après Le Monde du 14 mai) et d’une manière générale les sociétés de capital-risque qui soutiennent l’ensemble de la « netéconomie » y regardent à deux fois avant de nouveaux financements du fait même de cette instabilité.

– Dans un entretien au journal Le Monde du 14 mai, le président de Medef s’oppose aux déclarations du gouvernement sur la fin du chômage partiel6 généralisé pour les salariés dont les entreprises sont à l’arrêt ou fonctionnent au ralenti, prévue pour le 1er juin. Il oublie au passage de nous dire que cette mesure ne coute pour l’instant rien au patronat même si le gouvernement en cas de prolongation envi-sage de faire payer les entreprises au niveau de 10 % de la prise en charge totale. Pour le patron du Medef la demande ne remontera que lentement, alors même que la croissance française dépend structurellement plus de la consommation interne que la croissance allemande ; il faudrait éviter une situation à l’américaine laissant faire le marché producteur mécanique de licenciements secs. Pour cela, il est nécessaire de conserver des mesures transitoires comme un chômage partiel7 reconduit pendant l’été accompagné d’un moratoire des mesures de transition énergétique en les compensant par une taxe carbone8 aux frontières de l’Europe : et éventuellement, dans certains secteurs, compenser la perte de productivité due aux mesures de précaution sanitaire par un allongement provisoire de la durée du travail en accord avec le personnel dans le cas d’accords d’entreprise9. Mais contrairement à certains cercles de la pensée libérale comme l’Institut Montaigne qui parlent de la nécessité de revenir sur les 35 h (cf. Romaric Godin, Médiapart du 14 mai) le patron du Medef ne s’illusionne pas sur le niveau de production à venir et la force de travail nécessaire pour l’atteindre10. Le problème est plus actuellement celui d’une surcapacité potentielle qu’une situation de sous capacité. Alors pourquoi ces sirènes libérales ? Pour favoriser un effet d’aubaine !

Le paradoxe est quand même que les patrons semblent peu empressés de redémarrer à plein régime, alors que les économistes commencent à faire courir le bruit que le choc économique particulièrement fort en France s’expliquerait peut être par un chômage partiel trop avantageux pour les salariés et surtout pour les cadres. Après la trop fameuse « préférence française » des salariés pour le chômage y au-rait-il donc une préférence patronale pour le chômage partiel comme l’a longtemps connu l’Italie avec la Cassa integrazione ? Plus sérieusement on peut penser que les deux pôles, salariés et patronat, ont subi les effets pervers en temps de déconfinement de la politique de la peur menée par le gouvernement pour imposer le con-finement11.

– Le gouvernement planche sur une revalorisation statutaire des professions ayant montré leur utilité sociale sur le terrain pendant la crise sanitaire, alors qu’ils sont les oubliés des périodes plus calmes où tout semble marcher tout seul. Dans Les Echos du 15 mai, Muriel Pénicaud, ministre du travail parle de la nécessité de revaloriser certaines professions du secteur privé en apportant à leur statut et conditions de travail une sorte de correctif de « philosophie morale » (« Cela récompensera les métiers les plus méritants ») aux anciennes grilles de qualifications hiérarchiques Parodi (du nom du ministre gaulliste du travail en 1945 et dont le travail sera poursuivi par son successeur le « communiste » Ambroise Croizat courant 1946 et 1947). Celles-ci ont été déterminées en fonction de la théorie de la valeur-travail et du caractère plus ou moins productif stricto sensu de la profession. Mais problème : si le correctif reste dans le cadre de la grille de branche cela revient à pousser tout le monde vers le haut, mais sans correctif dans l’échelle sociale12 ; s’il en sort cela revient à une revalorisation anti-hiérarchique qui n’est dans l’air du temps ni du côté des gouvernements actuels ni du côté des syndicats (la CGT s’en tient à une augmentation généralisée du SMIC… mais s’accompagnant d’une revalorisation branche par branche des autres salaires. Martinez, Libération du 15 mai). En clair maintien de la grille hiérarchique et aucune reconnaissance de l’implication particulière des « invisibles » toujours aussi invisibles donc, surtout pour des professions qui, par exemple pour les caissières des hypermarchés sont menacées en interne par l’automatisation croissante et en ex-terne par le développement de l’e-commerce. Pour le pouvoir, la façon la plus hypocrite pour s’en sortir ce sont les primes globales égales pour tout le personnel ; c’est d’ailleurs le choix qui a été fait pour le personnel hospitalier et ce qui est recommandé au niveau des PME. Autrement, Par ailleurs, du côté des grandes entre-prises on peut lire des choses ahurissantes sur un intéressement des salariés du privé sous forme d’une sorte d’échelle mobile liée au niveau de distribution des dividendes (Patrick Mignola, président du Modem à l’assemblée nationale, Libération du 15 mai) qui non seulement lie le simple salarié de l’entreprise aux résultats, mais nous fait croire que la plupart des salariés du privé travaillent dans des entre-prises cotées en Bourse, alors qu’on sait que l’emploi est ailleurs (TPE et PME)

– Les crédits accordés aux grandes entreprises fleurons de l’industrie nationale comme Renault et Air-France ne semblent pas s’accompagner de garanties quant à l’emploi, or des départs naturels en retraite dans la seconde entreprise ne seront pas compensés et dans la première des fermetures en France et à l’étranger sont envisagées dont éventuellement Flins ! (Le Figaro du 13 mai). C’est le paradoxe de cette aide accordée aux grandes entreprises qui n’embauchent plus, alors que les PME sont abandonnées même si elles condensent le maximum des emplois présents et à venir.

– Dans le même ordre d’idée ; la présidence de la République découvre que la Santé est un « bien commun » (non pas un « commun » quand même, mais un « “bien” commun », son ouverture à des limites) à travers les déclarations du directeur de la branche française de Sanofi à qui l’État a accordé de larges crédits d’impôt. Ce dernier a répondu en disant qu’on ne peut fabriquer en fréquence accélérée un vaccin (18 mois au lieu de 5 ans en moyenne) en s’en tenant à la méthode du téléthon à la française et de citer en exemple le partenariat public/privé établi aux États-Unis à travers le BARDA13 dont les européens ont refusé de mettre en place une version propre pour-tant proposée par Sanofi à la Commission européenne (Le Monde du 16 mai).
– La méfiance vis-à-vis d’une trop grande dépendance envers la Chine gagne le Japon, la Corée du Sud et Taïwan. Les difficultés politico-économiques d’une rupture sèche empêchent de fait toute politique générale de relocalisation ; par contre, pour les nouveaux investissements, le Vietnam et la Thaïlande sont plébiscités. Désormais le Japon a établi une liste de productions stratégiques qui feront l’objet de mesures protectionnistes (Les Echos du 13 mai). Toujours le retour de l’État-nation sous la forme particulière de l’État commercial.

– On a beaucoup parlé du télétravail pendant le confinement, beaucoup moins de l’automatisation de la production ; or, il s’avère que les patrons américains et japonais pensent de plus en plus à hâter un processus qui, après une embellie, s’était quelque peu ralenti (Les Echos du 15 mai). Vu la structure d’âge de la population active, les effets sur l’emploi seront sans doute plus redoutables aux États-Unis, beaucoup moins au Japon, de par leur effet d’éviction de l’emploi (accentuation du processus de substitution capital/travail.

– Malgré l’aspect économique de la réouverture des écoles primaires que nous avions sous-estimé parce que Blanquer avait été désavoué par son propre gouvernement, le transfert ne se passe pas tout seul. Les entreprises se retrouvent face à un nombre considérable de salariés qui ne peuvent reprendre du fait que c’est une reprise au ralenti. D’après Les Echos du 13 mai, les patrons des PME reprochent au gouvernement d’avoir suscité une peur contreproductive vis-à-vis des parents. Quant aux profs ils sont évidemment accusés de ne pas vouloir reprendre.

– Si Blanquer a été beaucoup attaqué pour le côté intempestif de ses prises de position, quelle réponse lui ont donnée les enseignants ? Les plus actifs d’entre eux dans les grèves et contre la Réforme donnaient déjà l’impression de naviguer à vue entre l’acceptation que l’école française accroît les inégalités (les statistiques libéra-les de Pisa détournées par les gauchistes) tout en s’opposant à une Réforme qui aurait eu si ce n’est pour but, mais comme conséquence de les accroître encore. Ils ont pourtant accueilli sans broncher le télétravail qui, paraît-il, accroît aussi le décrochage scolaire et donc les inégalités sociales… Mais leurs syndicats sont réticents devant une réouverture des écoles parce que les conditions de reprise ne sont pas conformes aux règles de distanciation, que l’école ne pourra être qu’une garde-rie parce que la présence physique des élèves n’est pas obligatoire et que cela accroîtra les inégalités. C’est l’exemple même d’un double discours politiquement mortel ; si la tutelle les enjoint à faire des révisions plutôt qu’à « avancer le Pro-gramme », ils répondent, c’est de la garderie ; si elle leur dit d’avancer le Programme, ils répondent cela accroît les inégalités puisque tout le monde ne sera pas présent. Les syndicats se défaussent en posant des préavis de grève courant sur une longue période. C’est devenu une habitude de la part de certains syndicats comme SUD-éducation qui joue les « solidaires », mais en fait se lavent les mains de ce qui se passe n’étant pas en mesure de mobiliser de toute façon et ne sortant jamais de la sauvegarde de l’Institution. Comme pour les syndicats ouvrir les murs de l’école équivaut pour certains, à détruire ses fondations et pour d’autres à l’ouvrir à l’entreprise, l’essentiel c’est que rien ne change. On passe d’un confinement à un autre. Partout dans le monde l’État n’est plus éducateur14 et se pose la question « Que faire des enfants ? » Une interrogation qui semble faire l’unanimité des parents-enseignants et des gouvernants si ce n’est leur unité. Le « pompon » semble pouvoir être décerné à l’Espagne qui a réussi à les empêcher les enfants de mettre le pied dehors pendant deux mois et maintenant les renvoie en vacances jusqu’en septembre ! L’école est un exemple du fait que le virus ne pré-pare en lui-même à rien d’autre et que contrairement à ce que dit Bruno Latour (Libération du 14 mai), le virus ne produit pas un « crash test » ou alors un test négatif.

Quant à l’enseignement supérieur, si on en croit Frédérique Vidal qui en a la charge et bien les efforts vont être portés sur une « hybridation » des enseignements qui va encore accorder la part belle aux technologies numériques, mais non sur ce qui fait que les universités sont désertées ou fonctionnent mal.

– Quelles que soient les procédures d’information pour le traçage/dépistage15 qui seront finalement choisies, on peut s’accorder sur le fait que le Covid-19 aura déjà eu un potentiel normalisateur important. Cette normalisation a été vue, du côté du pouvoir et des médias comme le signe d’une unité retrouvée plutôt que d’une adhésion. À cet égard, les applaudissements aux fenêtres et bal-cons pour soutenir les « soignants » réunissaient les macroniens n’ayant jamais mis les pieds à une manifestation d’hospitaliers et une grande partie de ceux ayant lutté contre la réforme des retraites. Un comble ! Unité donc, mais autour des « soignants » qui en appelaient, comme le gouvernement, au principe responsabilité… avec comme conséquence la peur instillée, mais aussi intériorisée.

Temps critiques, le 19 mai 2020.

  1. – Contrairement au Conseil constitutionnel français dont les 12 membres sont nommés par le Président de la République et les présidents des deux Chambres, ses 16 membres sont élus à moitié par le Bundestag et le Bundesrat, à la majorité des 2/3. Il n’empêche que c’est bien cette démocratique Cour qui a cautionné la mise en place de l’état d’urgence en RFA dans l’après 68 avec, par exemple, les interdictions professionnelles prononcées par les länders à l’encontre des personnes travaillant dans la fonction publique et susceptibles d’appartenir à la « mouvance » d’extrême gauche.
    De par son histoire l’Allemagne a privilégié le droit comme principe d’unité et ce, dès le Saint-Empire germanique ; l’a ensuite théorisé avec Carl Schmitt sous la forme de « l’État constitutionnel de droit » qui a légitimé l’État nazi et orienté finalement la nouvelle Constitution de la RFA vers une conception restrictive de la démocratie dans le cadre de la lutte contre le bloc soviétique. L’ennemi intérieur théorisé par Carl Schmitt dans la phase historique antérieure était réintroduit… dans la nouvelle démocratie (source : Peter Brückner, Alfred Krovoza, Ennemis de l’État, La pensée sauvage, 1972. Brückner, professeur à l’université de Hanovre fut lui-même deux fois suspendu de ses fonctions.
    Terminons par une déclaration de cette Cour constitutionnelle en 1972 : « On attend des citoyens qu’ils défendent cet ordre [les droits fondamentaux de la Constitution, NDLR] ; les ennemis de cet ordre, même s’ils se situent de manière formelle dans le cadre de la légalité, ne seront pas tolérés » (source : Sebastian Cobler, « R.F.A. : l’“État normal” » in Les Temps Modernes, no 396-397, juillet-août 1979, p. 59). []
  2. – La dette italienne pourrait monter à 150 % du PIB, la française à 118 soit des bonds d’une trentaine de points chacune. Quant à la dette japonaise, elle caracole en tête et atteint 238 % du PIB, mais sa soutenabilité ne pose en principe pas de problème, car premièrement son taux d’actualisation est nul (c’est le rapport entre le taux d’intérêt payé sur la dette et le taux de croissance) deuxièmement la dette est détenue à moitié par la Banque centrale du pays et le reste est détenue par des investisseurs institutionnels japonais : le troisièmement en découle qui est que la dette est en monnaie nationale. Pour Michel Aglietta (Le Monde du 17 mai) il n’existe pas de niveau optimal de la dette, cela dépend de la politique macro-économique que l’on veut mener et à l’heure actuelle la BCE n’a aucun intérêt à imposer à l’Italie — dont la dette est la moins soutenable, parce qu’entre autres son infrastructure publique (qui représente potentiellement une contrevaleur) est insuffisante (cf. l’écroulement du pont de Gênes) —, des conditions à la grecque. []
  3. – C’est-à-dire le taux de refinancement des banques auprès de la banque centrale qui guide leur politique de crédit et ses limites en fonction du niveau du taux. []
  4. – Tout en n’obérant pas la possibilité d’une « transition verte » nécessitant des investissements de long terme que le maintien des bas taux d’intérêt rend théoriquement possible.
    []
  5. – En Allemagne ce terme n’a pas le même sens qu’en France. Le terme ici employé ne renvoie pas à la bonne gogauche à la française, mais aux prétendus « ennemis de l’État » dont nous parlons dans la note 1. []
  6. – Son montant est en France de 84 % du salaire net jusqu’à 4,5 fois le SMIC pour 12,2 millions de personnes jusqu’à fin mai (6 salariés sur 10 du secteur privé) ; contre 60 % en Allemagne et 10 millions de salariés (un tiers des salariés du privé) et seulement jusqu’au niveau du salaire minimum (1200 euros) pour l’Italie qui a par ailleurs mis en place tout un système de prîmes compensatoires (Les Echos, 13mai ). Il est vrai qu’il y a danger vu l’activisme mafieux qui sévit dans la Péninsule, non seule-ment dans le Sud, mais jusqu’à Turin. En Angleterre, 80 % du salaire pour 7,5 millions de salariés, mais à hauteur de 2500 livres sterling maximum par mois.
    Toutefois, cette procédure, du moins dans sa version française, ne concerne par les salariés en fin de mission intérim ou en fin de contrat CDD. []
  7. – Si on veut se baser sur des exemples historiques pour voir l’effet de ces mesures, du point de vue économique, l’Allemagne avait utilisé le chômage partiel pendant la crise de 2008-9 de façon à ne pas rompre la continuité du travail, mais il s’agissait surtout d’emplois industriels qualifiés à l’époque alors qu’aujourd’hui ce sont essentiellement des emplois de services qui sont concernés et qui sont soit peu qualifiés, soit précaires et à l’avenir incertain donc à fonds perdus du point de vue capitaliste. []
  8. – C’est un peu une illusion si on raisonne non pas au niveau de la France, mais de l’UE qui est exportatrice nette de produits industriels (Les Echos, 13 mai). []
  9. – Ainsi, Air France essaie de faire signer un « accord de performance » que jusqu’ici seule FO a accepter de signer. []
  10. – Pour prendre un exemple, au niveau du groupe Nissan-Renault-Mitsubishi, l’usine Nissan de Sunderland en Angleterre ne produisait avant le confinement que 50 000 véhicules sur une capacité de 200 000. Le problème est donc celui d’une réorganisation du groupe et particulièrement de sa localisation et non pas un problème de « reprise ». Cet exemple est loin d’être un cas isolé. []
  11. – Cf. l’exemple du BTP arrêté à 80 % en France contre 20 % en Allemagne. []
  12. – C’est pour cela que chaque fois qu’il y avait une augmentation du SMIC en principe supérieure à l’augmentation du reste des salaires de base, la CGT s’empressait de demander une augmentation des salaires situés juste au-dessus de façon à bien maintenir la hiérarchie des salaires sous le prétexte qu’il fallait refuser un nivelle-ment par le bas. []
  13. - La Biomedical Advanced Research and Development Authority est l’office du ministère de la santé américain chargé des contre mesure sanitaire en cas de crise liée à des agents chimiques, biologique ou encore nu-cléaire. []
  14. – Cf. la brochure « L’État-nation n’est plus éducateur. L’État-réseau particularise l’école. Un traite-ment au cas par cas » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article277 []
  15. – « Brigades des anges » de Véran ou brigades d’intervention contre des « porteurs de peste » (Untorelli) ? La première formule nous dit implicitement que les enjeux sont ouverts. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (IV)

– Le pouvoir en place semble incapable d’intervention politique coordonnée dans la gestion de la sortie de crise sanitaire. Tout le monde semble tirer à hue et à dia comme on peut s’en apercevoir dans le fait que la livraison de masques gratuits à partir du 11 mai dans les pharmacies (décision Santé-Véran) ait été court-circuitée par Bercy qui via la secrétaire d’État Agnès Pannier-Runacher, a autorisé la marchandisation (certes avec blocage des prix) de FPP1 dans les supermarchés. Par ailleurs, le gouvernement s’accroche à des dates (le 11 mai pour le déconfinement première phase et le 2 juin pour la deuxième phase ; la fixation rigide et à l’avance d’un calendrier échelonné pour les niveaux, etc.). Englué dans ses dates, toute reconnaissance d’une erreur apparaît comme une faiblesse et le gouvernement n’a plus comme choix que de se dédire et de perdre encore de son autorité ou de maintenir et de s’enfoncer dans l’autoritarisme (cf. la rentrée scolaire et à un degré moindre les transports publics).

En conséquence il en appelle à la population pour une sorte de cogestion de la sortie de crise : « Les vacances d’été dépendent des efforts des uns et des autres » déclare le Secrétaire d’État J.-B. Lemoine ; « En l’absence de traitement et de vaccin, le comportement des Français va avoir un poids considérable surenchérit Olivier Véran dans Le Parisien. Dans le même ordre d’idée, on peut lire dans Libération du 6 mai que le « Do it yourself » est consacré comme politique participative. Macron déclare en direction des confinés : « Demandez-vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour le pays ». Des associations privées y ont d’ailleurs répondu de façon plus organisée en finançant du matériel. C’est le cas de l’association « Protège ton patient » (Le Monde du 12 mai 2020). Quant à Delfraissy, le Président du Conseil scientifique de Macron, cet « homme de gauche » dont ce journal fait l’apologie, il nous livre : « La balle est dans les mains de chacun. Car c’est à chacun de prendre ses responsabilités et d’avoir le comportement qui se doit ». En entrefilet, le journal aura eu le temps de glisser que Delfraissy est favorable à la PMA, c’est dire sa crédibilité sur le coronavirus, d’autant qu’il a bien du courage, rajoute le journaliste, de défendre cette position vu sa foi chrétienne.

Cela plus le vélo en ville et le télétravail maintenu annoncé pour la moitié des salariés, ce n’est pas loin d’une cogestion individualisée de la vie quotidienne qui nous est proposée par le pouvoir… quand même contrôlée en dernier ressort par la police et leurs assesseurs de tous ordres. On apprend ainsi que les agents de sécurité de la RATP pourront dresser contravention: à ceux qui ne portent pas de masque) dans les transports publics… avant même qu’on sache s’ils seront accessibles pour tout le monde). L’État décrète, l’intendance doit suivre. Le monde à l’envers ! Dans ce même cadre logistique, on s’inquiètera de l’opérationnalité ou non de mystérieuses « brigades » volantes de testage de la population. Le principe responsabilité a remplacé le principe espérance comme le dit Joël Gayraud dans son article : « Derrière nous, le jour d’après » publié dans Lundi matin le 4 mai 2020. Et Hans Jonas à la place d’Ernst Bloch !

– Une lutte dure et antihiérarchique sur les salaires serait une façon de prendre l’offensive… pour les salariés « garantis ». Ainsi, de premiers rassemblements de salariés des hôpitaux qui ne se satisfont pas des primes Macron ont eu lieu à Toulouse (cf. Libération du 12 mai). Toutefois, si le contexte général reste inchangé, il ne faudrait pas que ces revendications restent catégorielles, mais qu’elles concernent tous les salariés sans exception qui se sont retrouvés sur le front à faire tourner la baraque. Les agents de sécurité, par exemple, ne sont concernés par aucune des primes annoncées par le gouvernement, mais ils ne sont pas les seuls « invisibles » ; les aides à domicile sont dans le même cas de figure.

– On apprend que les syndicats d’Amazon-France ont demandé une reprise progressive de l’activité1 sous certaines conditions de sécurité sanitaire. Par contre, la CGT s’est opposée à la réouverture de l’usine Renault-Sandouville le 11 mai pour manquement aux conditions de sécurité anti-contagion (source : Le Figaro du 9 mai).

– Pour la première fois (source, Les Echos du 5 mai 2020) le solde des échanges agroalimentaires avec l’UE est négatif parce qu’on importe ce qui est moins cher ailleurs (pays pauvres ou à l’agrobusiness plus développé comme les Pays-Bas et même l’Allemagne, un grand producteur agricole, c’est bien connu !) et qu’on exporte moins nos produits de bonne qualité, mais chers. Une fois de plus le gouvernement se retrouver tiraillé entre les exigences productivistes du lobby FNSEA et la tendance moderniste à vouloir développer une « agriculture raisonnée », formule de transition pour ne pas trop prendre position en faveur d’une production biologique censée être incapable de répondre aux impératifs d’autosuffisance alimentaire qui refont surface à la faveur de la crise sanitaire. Pendant ce temps, d’après Le Monde du 6 mai, on apprend qu’en Corrèze les arboriculteurs aspergent par grand vent les vergers de produits phytosanitaires (pour les pommes, trois à quatre fois par semaine, cinq heures durant chaque fois). Rien de nouveau sous le soleil sauf que cette fois cela se fait à « visage découvert » puisque les confinés sont aux fenêtres et dans leurs jardins. Dans le Pas-de-Calais ce sont les granulés d’azote et de chaux ou le nitrate d’ammonium qui prennent bien le vent.

– L’article « La mécanique du délitement », in Le Monde du 9 mai offre un bon exemple du fonctionnement de l’État en réseau avec la multiplication des intermédiaires dissolvant toute responsabilité politique et rappelant l’affaire du sang contaminé. On y apprend que sous le ministère de Marisol Touraine en 2012, avec déjà Jérôme Salomon comme conseiller spécial, c’est en fait le secrétariat général de la défense et de la sécurité qui avait été chargé d’une éventuelle riposte sanitaire2. L’ex-sénateur LR Francis Delattre explique le fonctionnement qu’il a dû subir : d’un côté, les conseillers de la haute Fonction publique coupent les informations en direction du ministre ; et de l’autre, ils bloquent toutes les questions des parlementaires. Ils entretiennent de fait un entre soi technocratique de conseillers et experts, techniciens de la modélisation qui se retrouvent en charge de tout ce qui est réglementaire censé assurer la permanence de l’État en l’absence de politique. Ce que Delattre appelle « l’État automate ».

Interlude : en temps de crise sanitaire on assiste à l’explosion de la novlangue des réseaux3.
En voici une synthèse (rien n’a été inventé) présentée dans le désordre : L’État-plateforme version start-up a demandé, du coup, que celles et ceux qui sont en capacité d’être en présentiel pour faire de la remédiation le fassent dans un cadre inclusif et avec un souci d’équité. L’intelligence collective doit être mobilisée en temps réel. Au final, c’est bien la problématique. Mais quel sera le bon logiciel ? Et par-dessus tout les Français accepteront-ils d’être impactés par ce tutoriel leur enjoignant de se conformer aux instructions du ministériel ?
Il ne s’agit pas là simplement d’une construction linguistique conjoncturelle (cluster, patient zéro et contact tracing, clapping, gestes barrières, kits de tests en open source), mais d’un véritable discours du capital qui se réalise par osmose des différents réseaux d’information qu’ils soient directement de pouvoir, médiatiques, publicitaires ou en provenance des réseaux sociaux. Toutefois, volontairement ou non, ce langage n’échappe pas complètement à son origine de classe. Le choix politique approuvé sans broncher par les médias, de « différenciation sociale » à respecter en lieu et place de distanciation physique qu’on pouvait attendre est tout sauf un lapsus anodin.
Au cours de son intervention à propos de la culture, Macron a fait plus intellectuel en risquant un « l’utopie concrète (sic) assume le grand écart entre un idéalisme naïf et un pragmatisme économique et social ». C’est peut-être pour cela qu’il faut « enfourcher le tigre » (le tigre, c’est le virus). Quant à Hervé Morin qui n’est que le Président de Les Centristes, il fait de la mathématique sur BFM-TV : « On n’est pas sur la même équation », « une équation facile à gérer ».

– Mais revenons aux choses sérieuses et à « l’économie ». Notons l’activisme de BlackRock et d’autres sociétés de gestion d’actifs qui exhortent les labos pharmaceutiques4 à collaborer au développement de vaccins et de médicaments y compris en renonçant aux droits de brevet, le temps de dépasser la crise. C’est comme s’ils aspiraient à jouer un rôle presque aussi important que les États face à la crise en tant qu’instance de coordination agissant dans l’intérêt général — et ils ont la puissance de feu nécessaire pour avantager les labos qui jouent le jeu. Quand on pense en outre que BlackRock est en passe de remplacer aux yeux des de gauche Goldman Sachs comme l’incarnation du mal, ça ne manque pas de sel.

– Nous voudrions ajouter une précision à notre affirmation précédente (Relevé III) selon laquelle « Le rôle quasi inexistant de l’ONU (hors OMS) pendant la pandémie dérive indirectement de la volonté des grandes puissances de ne pas abandonner la direction de la lutte contre la pandémie. » Il existe un projet, calqué sur la proposition de George Soros pendant la crise financière de 2008, de convaincre les États membres les plus riches de transférer une partie de leurs droits aux pays pauvres pour leur permettre de profiter pleinement d’une augmentation des Droits de tirage spéciaux (DTS qui sont normalement distribués en fonction des quotas par pays). L’ennui, c’est que les ressources du FMI dépendent pour une bonne part de la dotation américaine et, même sans considérer les positions de Trump et de son équipe, il est peu probable que le Congrès américain vote une augmentation à quelques mois des élections. De ce fait, on pourrait dire que ces institutions internationales sont plus prisonnières que jamais des États les plus puissants.

– Autre nouvelle des États-Unis, mais qui va dans le même sens avec un article de Gavyn Davies (lui-même chef d’une société de gestion d’actifs, et fin analyste), publié le 19 avril dans le Financial Times et intitulé : « The SDR is an idea whose time has come » (« Les Droits de tirage spéciaux de nouveau d’actualité ») : Le FMI propose une nouvelle émission de DTS supplémentaires. La seule occasion où cela a été fait à grande échelle fut en 2009 à l’instigation de Gordon Brown, qui a convaincu les autres chefs d’État d’injecter mille milliards de dollars dans l’économie, dont 250 milliards sous forme de DTS. L’ennui, c’est que ceux-ci sont distribués selon les quotas des pays membres du FMI, ce qui fait que seuls 40 % du total ont afflué vers les pays pauvres. À l’époque, George Soros avait proposé comme solution que les pays avancés acceptent de transférer une part de leurs droits aux pays pauvres. Cela va-t-il être repris aujourd’hui puisque même les USA laissent entendre qu’ils seraient ouverts à quelque chose dans ce style.

En 2009, comme cette mesure avait permis aux pays pauvres d’acquérir des dollars par le biais des DTS au lieu de devoir passer par le marché, en conséquence, la fuite des capitaux et la revente massive des devises locales ont été atténuées. Or la fuite des capitaux quittant les pays émergents atteint aujourd’hui le triple du niveau de 2009. La semaine dernière, Gordon Brown et Larry Summers sont repartis en croisade en proposant une nouvelle émission de DTS d’une valeur bien supérieure à mille milliards de dollars. Le principal obstacle c’est que Steven Mnuchin, le Secrétaire américain du Trésor a besoin du feu vert du Congrès pour toute allocation au FMI dépassant les 649 milliards, et même ce montant ne semble pas lui plaire…

– Deux situations historiques ne sont jamais identiques, mais rappelons, pour ceux qui n’ont que la dette en bouche que la dette de guerre de la RFA a été gelée dès 1953 et définitivement supprimée en 1991. Quant à la dette publique globale de l’après-guerre, elle a fait l’objet, à l’époque, de prélèvements exceptionnels sur les hauts patrimoines financiers. Ne pas oublier non plus que les États-Unis ont été longtemps (avant Reagan) l’un des pays aux taux d’imposition le plus élevé5.

Temps critiques, le 14 mai 2020

  1. – C’est ce qui va être fait le 19 mai. On sait que la direction d’Amazon-France a d’abord contesté la décision du Tribunal de commerce de Nanterre suite à la requête du syndicat SUD pour mise en danger de la vie des salariés. Aucun compromis n’étant trouvé avec les syndicats, Amazon a fermé ses six centres de distribution en France et a fait appel. La Cour d’Appel de Versailles a confirmé, en l’allégeant, la condamnation de l’entreprise à ne distribuer que des produits liés à l’urgence sanitaire. Non satisfaite par ce second jugement Amazon le conteste devant la Cour de Cassation. []
  2. – Depuis 2007 un plan gouvernemental prévoit le passage de pouvoir du ministère de la Santé à celui de l’Intérieur en cas d’épidémie atteignant ce que l’OMS définit comme le niveau IV (par exemple celui du H1N1 ou grippe asiatique de 2009). C’est ainsi que Roselyne Bachelot et son stock massif de masques et de vaccins, fut dessaisie au profit de la ministre de l’Intérieur (M. Alliot-Marie) ; que l’ARS fut mis en place avec suppression/intégration de l’EPRUS et de sa capacité logistique pour des raisons de « rationalisation » et que l’hôpital commença à fonctionner comme une entreprise sur la base de la tarification à la tâche. []
  3. – Grand consommateur de codes et de signaux, le réseau potentialise les particularités et normalise les singularités des anciens langages qui n’entrent pas dans son univers technique. []
  4. – Cf. l’article paru le 24 avril dans le Financial Times d’Attracta Mooney et Donato Paolo Mancini intitulé « Drugmakers urged to collaborate on coronavirus vaccine ». Nous résumons : BlackRock, Fidelity Investments, Aviva Investors, Janus Henderson et Amundi ont tous dit au Financial Times qu’ils veulent que les labos pharmaceutiques collaborent. « Une crise mondiale sans précédent exige en réponse une coordination mondiale sans précédent », selon Mirza Baig, responsable de la gouvernance chez Aviva. BlackRock est par ailleurs en discussion avec plusieurs firmes. La semaine prochaine, un autre groupe de plus de 50 sociétés d’investissement (avec en tête le groupe néerlandais Achmea) gérant plus de 2500 milliards de dollars a l’intention d’écrire à plus d’une douzaine de labos afin de faire monter la pression pour qu’ils partagent leurs découvertes (vaccins et traitements) et qu’ils renoncent à faire respecter leurs droits sous les brevets concernés. L’OMS s’est déjà exprimée dans ce sens. Sanofi et GlaxoSmithKline ont annoncé un programme de collaboration sur les vaccins, et d’autres aussi. Le secteur l’a déjà fait sur les traitements anti-cancer. En mars, face au tollé, Gilead a dû abandonner le statut privilégié obtenu aux USA pour son médicament remdivisir, qui leur aurait donné un monopole national pour son traitement ainsi que des allègements fiscaux. Les asset managers espèrent plus largement que leur pression poussera les labos à baisser leurs prix. []
  5. – Cf. Luc Peillon, « Est-il vrai que les États-Unis ont taxé les riches à plus de 70 % pendant trente ans ? » [archive], Libération, 21 mars 2019. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (III)

– Nicolas Hulot sur BFM-TV : la pandémie est un signe, « la nature nous adresse une sorte d’ultimatum […] tout ça est un mal nécessaire » (22 mars 2020). Devant un tel « lanceur d’alerte », n’est-il pas bon de rappeler que l’espérance de vie au Bangladesh, l’un des pays les plus densément peuplé et les plus pauvres de la planète est passée de 46 ans d’espérance de vie en 1960 à 73 ans en 2017. D’une manière générale les épidémies n’ont pas arrêté de reculer au cours du XXe siècle, même si le VIH a été très meurtrier et le reste en Afrique, le continent qui est le plus touché par les épidémies.

Comme le dit Jérôme Baschet dans son article du n° 238 de Lundi matin, « Les infections virales sont des phénomènes “naturels” au sens où les virus ont leurs propres comportements et inclinaisons ; mais le devenir de certains d’entre eux est largement orienté par les transformations des milieux qu’induisent les activités humaines ».

– la lutte contre la pandémie nous offre un exemple de ce qu’Alain Supiot nomme « La gouvernance par les nombres » du nom de son livre éponyme. L’augmentation de la puissance de calcul des mathématiques par les nouveaux moyens technologiques permet la quantification de tout ce qui est quantifiable. La médecine a ainsi opéré des calculs de probabilité pour les programmes de vaccination. Gouverner par les nombres comme on le voit avec l’avalanche de chiffres et maintenant la délimitation de zones de contamination par la puissance publique permet de se passer de la Loi. Ainsi, dans les EHPAD seule la mortalité brute est quantifiable, pas la dignité et les conséquences de la rupture de socialité produite par un isolement complet. Cette quantification s’est évidemment étendue à l’économie, science de la rareté et la théorie des jeux est venue lui insuffler ce supplément de quantification à défaut de supplément d’âme (dilemme du prisonnier, théorie de l’agence). Une modélisation mathématique et statistique à outrance qui est d’ailleurs utilisée dans la lutte contre la pandémie comme si elle allait se substituer à une politique sanitaire défaillante. Néanmoins ce gouvernement par les nombres n’a pas la neutralité de la science pure et bien propre sur elle. Ainsi, un rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA) d’avril 2005 (cf. enquête Le Monde du 4 mai 2020 sur « le désarmement sanitaire ») qui insistait sur la nécessité d’un plan de prévention contre une crise sanitaire d’importance a-t-il très vite été enterré, priorité ayant été donnée aux cercles militaires et policiers axés sur la lutte contre le terrorisme et les risques d’attaques nucléaires et biochimiques ; plutôt qu’aux infectio/épidémiologues alertés par les précédentes épidémies du VIH et du SARS.

– Un arrêté préfectoral des Hautes-Alpes du 22 avril prescrit des autorisations de se rendre en son jardin potager… pour y travailler, à l’exclusion d’y prendre un bain de soleil et d’y faire un barbecue (source : Actualité du sud des Alpes, 26 avril). Un signe plus général de cet autoritarisme sans autorité est sans contexte la création d’une voix de son maître de l’information par la porte-parole du gouvernement : le Service d’information du gouvernement (SIG) dont le but est « d’informer sur la désinformation ». Néanmoins seuls les réseaux sociaux semblent visés… et non le gouvernement lui-même. Comme nous ne sommes pas tout à fait en temps de guerre malgré la déclaration préliminaire de Macron on échappe de justesse à une information sous contrôle militaire. Les informations n’émaneront donc pas d’un ministère de la guerre qui n’existe pas, mais d’articles en provenance des médias les plus méritants. Libération et Le Monde arrivent sans surprise en tête des « bonnes feuilles » du gouvernement. Le Figaro, trop critique sûrement (où ne va pas se cacher la critique aujourd’hui !) n’est pas mentionné qui dénonce le « Parti de l’ordre sanitaire » et de l’hygiénisme1.

– Le débat avorté sur le confinement particulier en destination des « vieux » et personnes à risque, s’il a disparu des radars gouvernementaux, a resurgi d’une façon « intéressante » dans Libération du 28 avril 2020 suite à une tribune de Véronique Fournier, présidente du Centre national des soins palliatifs et de fin de vie et favorable à l’euthanasie. « La réa jusqu’à quel âge ? ». Elle s’appuie sur un think tank américain de « réflexion éthique » qui se livre à un calcul utilitariste de rationalité des choix permettant de trancher à l’intérieur des arbitrages intergénérationnels permettant de garantir les « utilités » tout en baissant les coûts. Il n’y a guère de doute sur le résultat de ces calculs, mais le gouvernement Macron ne semble pas avoir lu l’article. Ouf, on l’a échappé belle !

– la charge de la dette a baissé de 1,4 milliard en 2019 à cause du niveau des taux d’intérêt ; paradoxe : le taux apparent, c’est-à-dire le rapport entre coût et montant, est en l’état bien inférieur à ce qu’il était en 2007 (2,1 contre 4,3). Une situation qui devrait perdurer malgré la crise sanitaire, car les chances de reprise de l’inflation sont faibles à court terme, parce qu’en plus de taux bas, les liens entre masse monétaire et prix se sont détendus. La masse monétaire augmente certes, mais sa vitesse de circulation décroît du fait de l’augmentation de l’épargne. La baisse du prix des matières premières devrait continuer à court terme ainsi que la baisse de la masse salariale globale avec l’augmentation du chômage suite à la crise sanitaire. Sauf pour les prix alimentaires, cela risque d’être la tendance générale dans un contexte clairement déflationniste.

– pour ceux qui pensent que nous assistons à un passage de témoin entre grandes puissances, donnons quelques chiffres :

• fuite de capitaux vers les EU.
• les actions européennes ont perdu 10 points par rapport aux américaines.
• l’écart de valorisation entre banques américaines et européennes à même niveau de capital est de 50 % en faveur des premières.
• les valeurs des 5 grandes entreprises américaines (Gafam) caracolent en tête des valeurs boursières. Sans parler de l’explosion de la valeur Tesla.

Alors bulle américaine ou accentuation de la concentration du capital à son pôle dominant ?

– Le rôle quasi inexistant de l’ONU (hors OMS) pendant la pandémie dérive indirectement de la volonté des grandes puissances de ne pas abandonner la direction de la lutte contre la pandémie. Le retrait des EU indique qu’ils ont abandonné l’idée que le multilatéralisme est le meilleur moyen d’assurer leur domination. Le retour de la logique des puissances les amène paradoxalement à faire plus de place à la Chine car ils sont forts (c’est du moins ce que pense l’administration Trump) de leur propre puissance. Ils semblent accepter un monde multipolaire dans la mesure où même si la Chine se montre elle ultra-présente, par exemple à l’OMS et à la FAO, elle se heurte à la limite des interdépendances de la globalisation. Dans la même tonalité du retour des souverainetés, l’État, en France, mais aussi les autres gouvernements de l’UE vont contrôler jusqu’à la fin de l’année les investissements non européens dans les secteurs définis comme stratégiques et biotechnologiques (limités à 10 % du capital au lieu de 25 %). Les OPA inamicales chinoises sont dans le viseur dans une situation difficile où certaines grandes entreprises pourraient manquer de cash flow (leur trésorerie). C’est le cas, très courant aux États-Unis, moins en France, des entreprises qui ont racheté leurs actions ces dernières années ou mois pour soutenir leur cours en Bourse.

– La pandémie agit aussi sur l’organisation du travail. Du point de vue de l’évolution des lieux de travail tout d’abord où le développement du télétravail vient compléter la chaîne de détachement d’un lieu fixe de travail symbolisé jusqu’il y a peu par l’entreprise-usine vers des formes flexibles : travail intérimaire-travail détaché-micro-travail et maintenant back-office (là où le travail se prépare) ; du point de vue de la division du travail ensuite. En effet, à l’hôpital la chaîne hiérarchique, dans un des secteurs où elle est la plus manifeste, semble avoir été mise à mal, dans un premier temps, par l’urgence des soins à accomplir nécessitant l’organisation pratique de collectifs de travail auparavant éclatés, cloisonnés et soumis aux nouvelles contraintes bureaucratiques et informatiques. Mais à la lecture des différentes interventions de membres du personnel hospitalier et de leur variation au cours du temps de crise sanitaire, ce qui a pu apparaître au début comme la reconstitution de ce collectif de travail à l’hôpital (et de lutte, mais d’une lutte bien particulière contre un ennemi commun : le virus) doit être relativisé. Ce collectif ne peut être pérenne ; de la bouche même du personnel, il est exceptionnel parce que dû à des circonstances exceptionnelles. En effet, au-delà de l’élan collectif, des médecins en pointe de la lutte sur les conditions de travail à l’hôpital comme Patrick Pelloux, font remarquer (Libération du 4 mai 2020) « Nos grands pontes ont pris le pouvoir, les médecins hospitaliers de base ont été relégués sur les strapontins ».

– Pendant ce temps, le gouvernement continue à organiser la « grève » de larges secteurs de l’activité, alors que le MEDEF, la CFTC et la CFDT en appellent à la reprise du travail effrayés qu’ils sont par le différentiel de perte de PIB par rapport aux autres grands pays de l’UE (-5,8 % contre -5,2 Espagne, -4,7 Italie, -3,7 Belgique, -2,5 Autriche et autour de 2 pour l’Allemagne2 ). En comparaison, les grèves de Mai-juin 1968 avaient fait baisser le PIB de 5,3 % sur trois mois ; la crise de 2008 de 1,3 sur le premier trimestre 2009. Mais à chaque fois des mécanismes compensateurs avaient joué à la reprise. Là le doute est plus sérieux puisque l’épargne forcée des ménages peut aussi bien se pérenniser en épargne de précaution par crainte d’une augmentation de chômage qu’en course à la consommation, ce qui aura une incidence différente sur l’investissement. Même doute sur la nature de l’intervention de l’État, la solidarité européenne, la capacité à monétiser la dette par les Banques centrales sans effet inflationniste.

– Vélo et déconfinement. Plusieurs pages dans Libération du 4 mai 2020 et tous les maires des grandes villes à l’ouvrage. Voilà la nouvelle panacée présentée toute voile dehors pour la distanciation sociale du « jour d’après ». « Solution » si possible extensible à notre avenir en général qui ne concevra bientôt plus le domaine public que comme extension de la sphère privée. Une chose plutôt plus facile à réaliser que l’inverse même si cette dernière perspective est déjà envisagée en France (cf. le projet de traçage du virus) et largement pratiquée dans certains pays asiatiques « démocratiques ».
Certains maires des grandes agglomérations y voient une restructuration alternative du territoire urbain déjà bien planifié (cf. Paris) et les différents lobbys s’en donnent déjà à cœur joie ; ainsi de Nicolas Le Moigne, porte parle de Vélocité à Montpellier qui proclame que « (depuis le 21 mars) l’humain se réapproprie la voirie ; l’espace urbain s’est transformé ». Oui, c’est certain, ce qu’on appelait avant la ville n’a tout à coup plus existé que pour les quelques happy few qui habitent dans l’hypercentre sans avoir l’envie ou la possibilité de rejoindre une maison de campagne. Mais que se sont-ils réappropriés de cette ville anesthésiée, à part les queues à la boulangerie ? Ce triste sire n’hésite pas à nous faire l’apologie de la « distanciation naturelle » eu égard à la forme de confinement que représentent effectivement parfois des équipements publics de transport sous dimensionnés.
Temps critiques, le 5 mai 2020

  1. Cf. Le Figaro du 2-3 mai 2020 : « L’ordre sanitaire, piège pour la démocratie », un article dont la fin nous rappelle quand même (on est au Figaro et la critique est cadrée) que le travail de la police est de défendre l’ordre social et non l’ordre sanitaire. []
  2. La suspension définitive de la saison de football en France alors que les autres grandes fédérations soit s’apprêtent à reprendre, comme en Allemagne et en Espagne, soit sont attentistes comme en Italie et en Angleterre, confirme cette tendance. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (II)

– Avec 10 millions (10,2 au 22/04/20) de salariés en chômage partiel, les 9 millions de grévistes de mai-juin 1968 sont largement dépassés. La prise en charge est de 84 % du salaire brut, mais dans de nombreuses grandes entreprises elle atteindra 100 %, correspondant donc quasiment à un revenu garanti néanmoins loin d’être « universel ». En contrepartie il se paie de suppression de jours de RTT (jusqu’à 10) et d’une augmentation des heures de travail post-crise jusqu’à la fin décembre (cf. les ordonnances de mars). À noter que c’est la France qui fournit les plus gros efforts en ce domaine en Europe en y consacrant le double des crédits aux entreprises que l’Allemagne1 dans un total des crédits pourtant beaucoup moins important et qui s’établit comme suit : France : 1,9 % du PIB ; Espagne et Italie : 1,2 ; Pays-Bas : 2,7 ; RU : 3,1 ; Allemagne : 4,4. Par contre l’Allemagne offre la plus grande part à l’aide aux TPE d’une part et aux fleurons industriels d’autre part (5 fois plus que la France pour ces derniers).
Toutefois, la BCE ne suit pas pour le moment la FED américaine qui elle rachète des prêts bancaires pour l’aide aux entreprises, de façon d’abord, à prémunir ces banques de dettes qui s’avéreront non remboursables parce que les crédits d’aide n’auront pas été assez sélectifs (a priori ce n’est pas le but) ; et en conséquence à ne pas assécher les réserves des banques nécessaires pour des investissements futurs.

Néanmoins, suite aux règles établies après la crise de 2008 avec Bâle III, les banques ont été obligées d’augmenter leur proportion de fonds propres par rapport aux actifs détenus classés comme risqués ou douteux (elle passe en Europe de 8,8 à 14, 6 %, même si le total de ces fonds propres par rapport au bilan d’ensemble ne représente que 5,8 %. Une assurance qui n’est pas énorme. Mais dans l’ensemble les banques sont plus recadrées qu’en 2008, y compris les banques centrales. Par exemple quand on parle « d’argent-hélicoptère » les banques centrales sont opérationnelles pour le parachutage, mais le lieu d’atterrissage (les bénéficiaires) est du ressort de l’État. En période de crise grave, « l’indépendance » des banques centrales (un des grands principes du néo-libéralisme) se réduit comme peau de chagrin.

– en contrepartie de son aide aux entreprises l’État pose ses conditions : pas de versement de dividendes cette année et suivant l’exemple récent du Danemark, la France interdit aussi les aides aux entreprises ayant leur siège ou des filiales dans les paradis fiscaux (cela concernerait plus de 50 grandes entreprises).

– Pour beaucoup de secteurs industriels (hors bât. et TP) la reprise de l’activité industrielle avant la fin du confinement n’a pas grand sens parce que la mise en veilleuse actuelle des circuits de distribution pose un énorme problème de stockage et qu’une reprise tambour battant contredirait le système du juste à temps. Par exemple, dans l’automobile, les usines doivent attendre la réouverture des concessionnaires. De toute façon le déconfinement semblant partout se faire de façon très progressive, il n’y a pas de risque d’emballement de la production. Toujours dans l’automobile, les conditions de redémarrage ne sont pas liées qu’à des contraintes techniques, mais aussi à la plus ou moins grande disposition de cash (le niveau de trésorerie des entreprises avant la crise, par exemple bon pour PSA, très moyen pour Renault) et à la capacité à abaisser le « point mort2 », comme au moment de la grande crise liée à la forte augmentation du prix du pétrole de 1973-1974. En effet, dans les conditions d’un marché d’après crise forcément incertain, il ne s’agit pas de produire plus dans n’importe quelles conditions, mais de produire mieux. Si on considère les chiffres actuels de résilience à la crise sanitaire, les entreprises qui résistent le mieux sont celles dont les marchés sont les plus diversifiés. Encore un signe qui indique que sauf dans les secteurs qui seront jugés stratégiques, la mondialisation ne reculera pas.

– Nous avions souligné, dans notre « Relevé de notes » (I), les obstacles d’ordre bureaucratique à la lutte contre la pandémie en France ; on en a confirmation dans Le Monde daté du 25/04 qui décrit les difficultés rencontrées par les laboratoires vétérinaires (pourtant équipés pour réaliser des tests massifs) et laboratoires publics de recherche pour participer (pour 5 d’entre eux seulement sur 50, c’est effectif) au dépistage. En effet, ils doivent faire face aux conflits de compétence entre les préfectures, l’ARS (qui a, entre autres, interdit la pratique des tests aux labos privés) et les CHU (cf. notre exemple de celui de Lille dans le précédent « Relevé »). Tout cela ne date pas d’aujourd’hui puisque le nouveau management public qui sévit depuis une vingtaine d’années au moins a conduit à appliquer le pire du système anglo-saxon (ce qui se traduit en France par aligner le public sur le privé) avec le pire de la structure techno-bureaucratique française (les certifications, les protocoles uniques et centralisés3).
La recherche fondamentale va être aussi bridée (brimée ?) par la mise en place d’une logique de projets au sein de l’agence nationale de la recherche (ANR) à partir de 2005.

Plus prosaïquement pour ce qui concerne les masques, l’État (sous Hollande) est passé d’une logique de stocks stratégiques à une logique de mutualisation des moyens et à une rhétorique d’optimisation. Les risques sanitaires vont se répartir en de multiples acteurs tous contraints du point de vue budgétaire. Techniquement, cela a abouti à une dilution des FFP2 au sein des établissements de santé, la centralisation ne concernant plus que les masques chirurgicaux… dont le renouvellement ne sera pas fait, car l’effort sera porté sur sérum de la variole, le tamiflu et les combinaisons intégrales anti-Ebola4.

– Pour tout ce qui concerne le droit pendant la période de confinement, il nous semble qu’il faut partir de l’idée simple et évidente que le confinement n’est pas une mesure sanitaire, au contraire de la quarantaine ou même de la quatorzaine inaugurée pour le Corona. Elle n’est donc pas le fruit d’une politique de santé, mais plutôt une réponse à un fait imprévu venant rencontrer une imprévoyance générale et une infrastructure sanitaire inadaptée ou en mauvais état. Si le virus n’est pas une personne vivante, de fait il met l’État et les personnes devant le fait accompli ; un fait accompli que l’État transforme en fait de droit à partir de règles qui échappent plus ou moins à la loi commune tout en cherchant à ne pas trop s’en éloigner, consensus démocratique oblige. Par exemple le décret du 16 mars sur l’état d’urgence s’appuie sur l’article 37 de la Constitution, mais toutes les mesures censées être exceptionnelles et donc conjoncturelles sont pourtant portées au code de la Santé publique comme si elles allaient être pérennisées alors qu’il n’y a encore eu aucun contrôle parlementaire. Le socle commun à tout cela semble l’article 34 qui opère une véritable révolution copernicienne du rôle de la loi. Dans les régimes précédents de la IIIe et de la IVe République, la loi, expression de la volonté générale, pouvait intervenir dans tous les domaines : elle n’était limitée ni par la Constitution, en l’absence de possibilité de contrôler effectivement la conformité d’une loi à la norme fondamentale, ni par le règlement qui ne pouvait intervenir qu’en vertu d’une loi. Or la Constitution de 1958 semble renverser le rôle respectif de la loi et du règlement : l’article 34 limite la loi à une liste de domaines particuliers, tandis que l’article 37 dispose que le règlement peut couvrir tous les champs non attribués à la loi. C’est donc désormais le règlement, pris par le pouvoir exécutif, qui devient autonome5.

Toutefois, cette nouvelle tendance juridico-politique peut être battue en brèche quand la question est portée sur la voie publique et que le débat s’emballe comme à propos du projet gouvernemental concernant une application de traçage via les smartphones pour une application « Stop-Covid ». En conséquence, au lieu de passer en catimini, le projet est repoussé à une date permettant un vote « en présentiel » (quelle horreur de novlangue). Pouvoir en place ou « citoyens » personne n’échappe au dilemme de la neutralité ou non de la technique. Les Gilets jaunes l’ont d’ailleurs expérimenté dans leur utilisation de Facebook : formidable moyen de mobilisation dans un premier temps, de surveillance numérique dans un second.

Relevé de notes en temps de crise sanitaire

– début avril Bruno Le Maire, ministre de l’industrie : « Nous devons repenser la mondialisation à l’aune de la souveraineté ». Position apparemment partagée par Berger de la CFDT.

P. Artus (expert Natixis) : « l’État doit se conduire en stratège et soutien financier plus qu’en opérateur économique ».
Mais pour un pays comme la France, la production industrielle ne représente plus, selon les critères de la comptabilité nationale (qui sont aujourd’hui communs dans les pays de l’OCDE), que moins de 15 % de la valeur ajoutée totale. La tendance à la relocalisation se poursuivra sans doute, mais de façon modérée dans les secteurs qui ne seront pas jugés stratégiques et où la situation est réversible (la fabrication de masque n’a rien à voir avec l’électronique). Mais les limites sont évidentes. Si on prend l’exemple du pays européen le plus touché, l’Italie, il est celui dont les entreprises de la région lombarde et plus particulièrement les villes de Bergame et Brescia, les plus atteintes par le virus, sont aussi celles qui étaient le plus en contact avec la Chine et aujourd’hui cette même région lombarde subit la pression des entreprises du grand pays industriel le moins touché par le virus, l’Allemagne, parce que ses constructeurs automobiles sont dépendants des fournisseurs lombards.

– la dette publique peut à court terme augmenter sans problème dans l’hypothèse probable de maintien à court terme des taux négatifs et tant que les fondamentaux économiques restent fortement déflationnistes, ce qui est le cas. Par ailleurs, au niveau européen, la BCE aurait toujours la possibilité d’annuler la dette à moyen terme puisque cette décision se prend seulement à la majorité des 2/3 en tenant compte en plus que le vote se faisant par roulement il peut y avoir des opportunités conjoncturelles supplémentaires. Cette possibilité serait beaucoup plus difficile si elle devait dépendre des gouvernements de l’UE où les décisions se prennent à l’unanimité. Bien sûr, dans le premier cas de figure, c’est-à-dire au sein de la BCE, cela nécessiterait de convaincre l’Allemagne et les Pays-Bas du bien-fondé d’une aide particulière accordée aux pays du Sud de l’Europe. Toutefois, rien d’impossible puisque ses mesures profiteraient en retour des flux monétaires en sens inverse provenant des exportations des pays du Nord en direction du Sud. C’est déjà ce qui s’était passé pour la Grèce il y a quelques années et les directives de la Troïka étaient purement autoritaires et punitives par rapport à la Grèce et n’avaient pas de justification économique stricto sensu comme Yannis Varoufàkis, ministre des Finances et négociateur grec l’avait fait savoir immédiatement. L’Allemagne nous en fournit le plus bel exemple qui a compensé ses mesures de restriction de la demande intérieure (augmentation des impôts, baisse des salaires, des pensions et dépenses sociales) par une augmentation de la demande externe en provenance de ces mêmes pays du Sud. Elle creuse ainsi leur déficit alors qu’elle accroît ses excédents ce qui lui permet d’apparaître vertueuse. À son modeste échelon, comme d’ailleurs la Chine à un niveau plus élevé, l’Allemagne serait tout à fait apte à piloter un nouveau type de plan Marshall à l’intérieur de l’UE tout en en ressortant encore plus forte et avec une UE mieux « intégrée ». Il ne faut par contre pas attendre de plan de ce type de la part des EU. L’échec de la tentative d’ordre mondial de 1991 a conduit ceux-ci à un repli entériné par Obama et accentué et fortement idéologisé par Trump.

– Ce dernier point auquel s’ajoute la gestion pour le moins problématique de la crise sanitaire par l’OMS, est un signe de la difficulté de gestion de la puissance au niveau I. Bertrand Badie, parle de « l’impuissance des puissances » (Libération du 10 avril 2020) qui a conduit à un cavalier seul des États dans leur propre gestion de la pandémie comme si le niveau II des nations pouvait être prédominant… toute frontière ouverte ! Dans ces conditions la seule « solution » ne pouvait être, dans un premier temps, que le déni de la possibilité d’une extension d’un virus forcément chinois sur le modèle des deux précédents. Le déni d’une possible pandémie mondiale.

Pendant que régnait cette cacophonie au niveau des États, les plateformes numériques se sont retrouvées au centre des rapports de puissance d’abord parce qu’elles sont mondiales et dotées d’une grosse force de frappe financière avec, par exemple, la Fondation Bill Gates qui constitue le deuxième contributeur en importance à l’OMS ; ensuite parce qu’elles ont « offert » leur infrastructure de circulation pour les connexions essentielles et aussi pour la distribution des marchandises. Au centre aussi dans la mesure où elles se savent appuyées par les secteurs de la finance et peuvent même se permettre le luxe (ou l’outrecuidance, c’est selon) de proposer d’assister directement les États dans le contrôle du confinement (traçage). Toutefois, le champ d’intervention est bien le niveau II (cf. par exemple, la gestion « asiatique » de la crise permise par le poids qu’y occupent les technologies de l’information et de la communication parmi la population), même si les plateformes sont par nature mondialisées. À ce niveau II toujours, la collecte des données par l’Internet y brouille pour ne pas dire abolit les frontières entre sphère publique et sphère privée, entre État et économie.

Néanmoins, Bruxelles tout en souhaitant une réponse européenne commune à la sortie de crise (sous-entendue économique) est incapable d’imposer la proposition des corona-bonds et plus généralement la mutualisation de la dette alors même que le temps presse pour l’Italie, l’Espagne et le Portugal qui empruntent actuellement trois fois plus cher que la France et l’Allemagne même si l’Italie vient de lever sans trop de problèmes 100 Mds d’euros. Par ailleurs, l’Espagne vient de faire une proposition, pour le moment isolée, de dette perpétuelle appuyée sur le budget européen où seuls les intérêts feraient l’objet de versement.
Enfin, l’UE est aussi obligée d’admettre une sortie nationale du confinement et la question de l’existence des frontières (cf. l’article de Michel Fouché dans Le Monde du 21 avril 2020).

Pendant ce temps, mais cela va dans le même sens : le G7 ne s’est même pas réuni et le G20 n’a pris qu’une décision sur la suspension de la dette des 76 pays les plus pauvres. La tension EU/Chine autour d’Huawei, la 5G et plus généralement l’équilibre des échanges ; celle entre les EU et la Russie sur le prix du pétrole1 ont bloqué toute possibilité de détente à court terme, le déni premier de tous face à la menace de passage d’une épidémie à la pandémie a fait le reste.

– L’impréparation des personnels politiques a été patente, ce qui n’est pas scandaleux si on considère la crise sanitaire comme un événement, qui a donc sa part d’imprévisibilité, même s’il avait été précédé d’au moins deux alertes. Il n’empêche que les États y ont répondu chacun à leur façon en fonction de critères culturels et socio-politiques et aussi de la façon dont ils conçoivent l’affectation des dépenses de santé. Les chiffres sont, de ce point de vue, édifiants : les EU sont le pays qui dépense le plus pour la santé en % de PIB (17 %) ; la France arrive en tête dans l’UE avec 11,3 contre 11,2 pour l’Allemagne. Mais en nombre de lits ça change tout. Quand les américains alignent 3 lits d’hôpital, la France en a 6, l’Allemagne 8 et le Japon 13. Sans parler du fait que 30M d’américains n’ont pas de couverture sociale santé. Mais si on regarde plus précisément encore les chiffres, on s’aperçoit qu’en France 34 % des salariés hospitaliers seraient sans taches médicales et des normes extrêmement sévères, mais souvent bureaucratiques (cf. le rôle de l’ARS), entraînent une guerre public/privée, par exemple au niveau des laboratoires dont des exemples sont apparus pendant la pandémie au niveau de la gestion des lits disponibles.

– Le paradoxe est donc qu’alors que la crise sanitaire semble remettre au premier plan l’action publique et l’État, ce dernier se trouve presque partout affaibli au niveau de sa direction politique perçue parfois déjà peu légitime avant même le virus. On peut en effet remarquer une corrélation au sein des puissances de l’OCDE entre les gouvernements les plus déconsidérés (Italie, France, Espagne, EU) et le nombre de victimes.

En France, cet affaiblissement politique se marque d’abord par la mise en place d’un Conseil scientifique supplantant de fait les organismes officiels de la santé publique… pour finalement, après force tergiversations, s’en remettre aux statistiques et simulations de L’Imperial College anglais ; la suspension des réformes chômage et retraite, la fin du fétichisme des règles d’orthodoxie budgétaire et celles concernant le niveau de la dette fixées par les accords de Maastricht ; la proposition plus ou moins explicite d’un gouvernement d’union nationale.

– La crise du fordisme de la fin des années 1960-début des années 1970 avaient, entre autres montré les limites de la production de masse organisée dans le travail à la chaîne. Les grèves bouchons ou thromboses des ouvriers spécialisés (OS) ont interrompu par leur action cette chaîne de production hier comme le virus a interrompu la « chaîne de valeur » aujourd’hui. De la même façon que le travail à la chaîne n’a pas complètement disparu, la chaîne de valeur mondialisée ne sera probablement pas démantelée, mais le danger d’une trop grande distanciation et dépendance sera acté. Sera-t-il acté essentiellement au niveau macroéconomique et politique (stratégique) de l’État ou alors seulement au niveau microéconomique des entreprises, n’est pas tranché.

Le télétravail, quant à lui, a été renforcé par le confinement, mais les retours qu’on en a (on a consulté beaucoup de documents sur la question en rapport avec notre texte sur l’État et le coronavirus) laissent planer un doute sur une extension qui bouleverserait véritablement l’organisation actuelle du travail. Le patronat comme l’administration veut garder l’œil sur le travail et doit rappeler de façon récurrente que dans télétravail il y a travail et non pas seulement autonomie. En outre, le contact humain s’avère très vite nécessaire et l’arbitrage reste pour le moment très en faveur du maintien de l’entreprise comme lieu central et c’est sur ce lieu que se concentrent, pour le moment du moins, les aménagements. Il y aurait peut-être intérêt à explorer les rapports entre télétravail et automatisation.

– Si la crise de 2008 a souvent été présentée, pour nous à tort, comme une crise de déconnexion entre finance et « économie réelle », il ne peut en être ainsi de la crise sanitaire. Elle a bien touché en premier les marchés financiers et la Bourse du fait de leur extrême sensibilité et si certains y ont vu tout de suite un éclatement de la bulle, le marché s’est assez vite ressaisi sans parler du cours haussier du Nasdaq. La rapidité de réponse dans le secteur de la production matérielle ne peut évidemment répondre à la même vitesse et on assiste non pas à une dévalorisation ou même décapitalisation, mais bien plutôt à une mise en jachère de capital fixe (et évidemment de capital variable pour garder les concepts marxistes). Mais contrairement à une période de guerre où il y a destruction de capital et où la sortie se pose en des termes simples de reconstruction, il en est autrement aujourd’hui. Si le capital qu’il prenne la forme des grandes entreprises ou de la finance sait prendre des risques et les gérer, il est beaucoup moins à l’aise dans les situations d’incertitude et on peut parier que de partout l’action publique tentera de pallier à cette faiblesse en soutenant une confiance que les entreprises ne peuvent pas créer elles-mêmes. En effet, dans cette situation d’incertitude les anticipations de ces dernières sont plus réactives qu’actives (ex-post plutôt qu’ex-ante aurait dit Keynes qui a connu une autre grande période d’incertitude, même si la cause en était toute différente.

Les États vont faire médiation entre les différents secteurs de l’économie en assurant la liaison banques centrales/entreprises pour une reprise (monétisation de la dette ou dette perpétuelle). Si on a pu dire que les Banques centrales étaient devenues des prêteurs en dernier ressort, la crise sanitaire tendrait à montrer que les États sont redevenus des garants en dernier ressort.

-Pour la première fois depuis plus de 70 ans les États ont eu à appliquer une gestion des populations dans une situation inconnue jusqu’alors puisque ne correspondant ni à une guerre classique ni à une guerre sociale. Il est à souligner qu’avec des méthodes fortement différentes les divers régimes politiques n’ont rencontré nulle part une véritable opposition aux mesures d’urgence peu démocratiques utilisées contre la propagation du virus et quand elle se manifeste, c’est à retardement et sur des bases là aussi fort différentes si on prend d’un côté les quelques troubles dans des banlieues françaises et italiennes ; de l’autre, les manifestations, parfois armées, des anti-confinements dans les villes « démocrates » ou « sudistes » des EU. Cette gestion des populations montre des fractures qui ne recouvrent pas exactement celles des classes. Abruptement : que faire des personnes âgées et à un degré moindre que faire des « jeunes » ? Par ailleurs la notion de « populations les plus fragiles » a fait florès qui est loin de recouper l’ancienne figure de prolétaire. Le souci sans cesse manifesté des médias comme des politiques quant à la conséquence du virus sur les inégalités et plus ou moins explicitement sur leur accroissement a pourtant et paradoxalement par rapport à ce que nous venons de noter, réintroduit un élément de l’ancienne question sociale (égalité-fraternité-communauté), en reléguant la fixation sur la dénonciation des discriminations au second plan.

à suivre…

  1. L’entrée de la Russie dans l’OPEP+ a rendu plus difficile le petit commerce entre amis des saoudiens et américains pour maintenir un cours suffisamment élevé garantissant la rentabilité de la production américaine. Un point essentiel pour comprendre le nouvel isolationniste américain. Pour les EU le désintérêt soudain pour les conflits de la région du Golfe (il importait 60 % de son pétrole jusqu’à 2006) est le signe de son recentrage sur sa propre indépendance énergétique (pétrole dont ils sont devenus les premiers producteurs mondiaux… grâce à l’entrée de la Chine dans l’OMC cette dernière ayant tiré les prix vers le haut + exploitation du gaz de schiste). Le risque économique est ici qu’une chute durable des cours rendent non rentables les investissements effectués dans ce secteur devenu porteur aux EU. Pour le coup « la finance » perdrait gros. Quant au risque social à part le dégonflement de la popularité trumpienne par la hausse du chômage, c’est la paix sociale menacée pour tous les pays producteurs qui vivent de la rente et ont une forte population (Algérie, Irak, Nigéria, Iran). À moyen terme ce serait une opportunité pour diversifier les productions, mais à court terme…
    Maxime Combes d’ATTAC dit que c’est aussi l’occasion pour réorienter les investissements prévus des énergies fossiles aux nouvelles moins polluantes.
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