Quelques remarques à propos de la lutte contre les grandes bassines

Notes successives sur la confrontation à Sainte-Soline, le samedi 25 mars 2023

Puisque ces notes partent d’un pressentiment négatif d’origine, elles ne prétendent pas à des affirmations péremptoires et entendent plutôt participer aux discussions ouvertes depuis le samedi 25 mars. Elles s’imposent même des réserves du fait de ne pas avoir été témoin direct et a fortiori par fraternité envers les blessés.

Un pressentiment, surtout quand il se forme apparemment à partir d’un détail – ma crispation contre le folklore des messageries cryptées et l’obligation du smartphone pour s’orienter « sur le terrain » – ne vaut pas analyse de fond, évidemment. Seulement la forme critiquée peut rejoindre le fond : le côté soi-disant astucieux des messageries cryptées pour éviter la surveillance policière s’avère au final non seulement une illusion, mais aussi contre-productive quand la dynamique collective, à la lucidité ainsi embrouillée, risque de se fracasser contre le mur d’un État surarmé.
Que cette fêlure individuelle en rencontre d’autres issues, cette fois, d’un vécu direct et il y a lieu de s’interroger sur la bévue tactique des collectifs moteurs des Soulèvements de la Terre/Bassines non merci d’engager un rapport de forces sur le terrain de prédilection de l’État, celui du monopole de la violence surarmée et de fait impossible à lui contester. À ceci près qu’une erreur tactique de cette taille vaut changement de stratégie : non plus contourner les dispositifs d’État, comme les Soulèvements de la Terre avaient su le faire à Gennevilliers (Lafarge) en juin 2021, à Lyon (Bayer-Monsanto) en mars 2022, à Marseille (Lafarge) en décembre 2022…, mais s’y confronter. Ou bien le durcissement général de l’appareil d’État macronien n’avait pas été anticipé…

S’enchaîneront ci-dessous :

  • la saisie d’un « billet » rédigé manuellement – augmenté de précisions en italique – le samedi 25 à Melle donné à des amis le dimanche 26, pour expliquer pourquoi la veille à 10h00 à notre rendez-
    vous j’avais décidé de ne pas partir à Vanzay, lieu de départ de la manifestation vers Ste-Soline,
  • un post-scriptum rédigé dimanche 26, mais non incorporé dans le « billet »,
  • un deuxième post-scriptum rédigé mardi 28 mars, approfondissant le pressentiment du « billet »,
    dans lequel sont intégrées des remarques de vive voix de participants à l’expédition collectées le dimanche matin.
  • un épilogue rédigé le 6 avril à partir de discussions avec des proches et qui prend en compte la décantation de la semaine suivant Ste-Soline.

Repères géographiques :
Melle, département des Deux-Sèvres, 3600 habitants : la municipalité a accueilli le rassemblement de base, soit : des conférences dans des salles communales, les cantines collectives, les stands militants, les buvettes, le barnum avec les concerts du samedi soir.
Pas mal de municipalités rurales environnantes se sont prononcées contre les méga-bassines.
Melle est à 15 km de Ste-Soline, plus au nord-ouest. Vanzay à 6 km au sud est de Ste-Soline à la limite du département de la Vienne où il n’y avait pas d’interdiction de circulation, ni de manifestation.

1/ Billet de défection
(en italique petits ajouts postérieurs)
« Les raisons – ou les inclinaisons subjectives – qui m’ont mené à cette défection pour aller « sur le terrain » à Ste-Soline (et rester en conséquence à Melle).
Il y a les motifs personnels :

  • fatigue psychique à coordonner de multiples détails due à un emploi du temps compliqué de longue date, (intuitivement que la participation à cette « manifestation » exigeait d’être « en forme »)
  • méprise sur la fonction du lieu « Melle », (le risque que la seule présence à Melle le samedi soit dépourvue de signification).

Il y a une double réticence critique politique :
Engagé depuis plusieurs semaines, localement, dans la « popularisation » du 25-26 mars (anti-bassines), j’ai été confronté dans les tout derniers jours au labyrinthe numérique de l’organisation de la manifestation. D’où il ressortait que le smartphone devenait obligatoire (accès aux messageries cryptées, Signal et autres).
En fait c’est le caractère hybride du moment – manifestation de masse de (tentative) de sabotage – qui requerrait cette mise en scène semi confidentielle – pour ne pas dire semi clandestine (à plusieurs milliers !).
De sorte de rééditer les erreurs du mouvement citoyenniste contre les OGM (début des années 2000) : agir en nombre (en manifestation), en plein jour, médiatisée, en accumulant les risques (de répression brutale) sans grande efficacité (à l’époque pour prendre ses distances d’avec des opérations nocturnes ciblées).
Cette fois, dans le jeu du chat et de la souris avec l’État, le dispositif smartphone/numérique est institué comme un allié de l’offensive (vainement, comme on le verra, la manif’ étant attendue par un dispositif policier surarmé).
Cette accoutumance, cette familiarité du dispositif numérique dans ce moment d’antagonisme pourrait finir par faire oublier que le smartphone est l’outil moderne de contrôle et de dépossession
(QR Code et compagnie). »

2/ Post-scriptum du dimanche 26 mars
Peut apparaître décalée ma crispation contre l’extension du filet numérique jusque dans une manifestation d’opposition radicale à un versant de ce monde (l’agro-industrie) – quand le numérique en est un versant complémentaire.
Décalée, puisque ce moment (25-26 mars 2023) semble être une des occasions d’apprentissage d’une détermination collective offensive contre les infrastructures industrielles mortifères… mais pour autant que cette expérimentation soit vécue comme telle et non comme une contingence accidentelle, résultant d’une approximation tactique erronée et/ou d’un durcissement de l’Etat :
rejouer le « match » d’octobre 2022 à Ste-Soline avec des effectifs multipliés des deux côtés !

3/ Post-scriptum du mardi 28 mars
Selon un camarade présent dès vendredi soir au camping de Vanzay, lors de la dernière assemblée générale, le projet de vouloir rééditer la manifestation réussie d’octobre 2022 dénotait un manque d’imagination. Le même, poursuivant le bilan le dimanche matin, déplorait que « des copains soient partis au casse pipe ».
Le piège d’un trou vide (la méga-bassine en chantier) défendue par un dispositif policier surarmé rappelle le précédent de Sivens (octobre 2014), autre infrastructure d’accaparement de l’eau, dans lequel Rémy Fraisse avait été tué par une grenade de la gendarmerie mobile. Comme à Sivens, l’État a attiré le mouvement sur le terrain du rapport de forces militaires pour l’y fixer. Si d’aventure, son dispositif est débordé une fois (octobre 2022), son goût de la revanche l’autorisera à mettre ensuite le paquet !
D’autant plus que si le mouvement recèle des expériences fructueuses, notamment issues de la Zad de NDDL – où c’était à la flicaille de chercher à déloger les zadistes -, à Ste-Soline l’ambition de déloger la flicaille de son bastion retranché paraissait démesurée.
Le mouvement étant divers, les black blocks ne formant pas justement un « bloc », la part prise dans un tel choc frontal par les plus aguerris, les plus audacieux ou les plus névrosés (se faire du flic à tout prix) peut entraîner ou déborder la dynamique initiale. Et les plus vulnérables ne sont pas les mieux préparés…
À cet égard, rappelons le précédent du mouvement antagoniste dans l’Italie des années soixante-dix et comment l’optique de la confrontation directe a miné les énergies créatives de base :
Tout à fait indépendamment de la logique avant-gardiste et militariste des Brigades rouges (B.R.) fondées en 1970, la large aire de l’Autonomie diffuse des collectifs ouvriers hors syndicats, des comités de quartier, des grèves de loyers, des auto-réductions de masse, des squatts et desréappropriations/redistributions augmentait sensiblement sa capacité à l’auto-défense collective et à la détermination offensive. « Son » Mars 1977 à Bologne court-circuite à la fois l’État et les B.R. : un an plus tard, avec l’enlèvement d’Aldo Moro par les B.R., la centralité de cette confrontation (État/B.R.) est remise en selle.
L’État italien ensuite opère d’immenses rafles dans les milieux autonomes comme complices « objectifs » – alors que leurs pratiques politiques divergent – et pour espérer y pêcher du B.R. : le pouvoir clandestin des B.R. n’en prend que davantage de lustre et attire des autonomes. L’État a ainsi ramené le large mouvement de contestation sur le terrain qu’il affectionne, celui de puissance à puissance, où la prodigalité de ses moyens ne le freine pas.
Toutes proportions gardées, la volonté des collectifs organisateurs de Ste-Soline-mars 2023 de rejouer le match d’octobre 2022 dénote une surestimation de ses forces et forcément une sous-estimation de la réplique de l’État, pas tant dans les moyens dont il peut disposer que dans son intention de nuire absolument à une sensibilité politico-sociale déterminée qui incarne pour l’ordre (le désordre) capitaliste l’ennemi absolu.
Voilà pourquoi la critique offensive de l’appareillage industriel mortifère (pesticides, agro-industrie, béton, nucléaire, numérique) doit se détourner de toute confrontation directe avec l’État et pratiquer l’art du contournement, ce que cette critique a déjà su faire : Gennevilliers (Lafarge) en juin 2021, à Lyon (Bayer-Monsanto) en mars 2022, à Marseille (Lafarge) en décembre 2022.

4/ Épilogue provisoire
Chaque « camp », quand il s’agit d’une confrontation, augmente ses forces en fonction de ce qu’il sait des préparatifs de l’adversaire. À cette surenchère, l’État, sans le surestimer, peut puiser dans un éventail de moyens sans fin.
Du côté du mouvement de refus des méga-bassines, la mobilisation du 25-26 mars était forte de l’expérience d’octobre 2022 et du raz-de-marée des participants. L’objectif est resté longtemps confidentiel du fait de l’interdiction émise par la préfecture ; la transmission des modalités enveloppée dans une telle ambiance empêchait toute discussion au préalable et la scission entre collectifs initiateurs et simples participants peut devenir cruelle pour tout le monde. Les participants même s’ils avaient été prévenus en général de l’intensité probable de cette manifestation, ne pouvaient pas juger par eux-mêmes, ni anticiper sur la stratégie délibérée du coup de massue que l’État voulait leur infliger.
Un peu de mémoire historique ramène à un précédent « coup de massue » infligé à la contestation anti-nucléaire lors de la manifestation de juillet 1977 contre le surgénérateur de Creys-Malville, avec un mort à la clé, Vital Michalon.
La veille, vendredi 24 mars, Darmanin, le sinistre de l’Intérieur, vendait déjà sa prestation armée en promettant pour le lendemain aux téléspectateurs de Cnews – la chaîne financée par le milliardaire Bolloré et ouvertement d’extrême droite – « des images terribles ».
Ailleurs, il annonçait que des manifestants venaient pour tuer, sorte de lapsus contrôlé qui révélait à quel niveau l’État se préparait à combattre. Curieusement, contrairement à ses prévisions accablantes, la logistique ne prévoyait aucun pool rapproché d’ambulances.
Dans la bouche de Macron, cinq jours après, « des milliers d’individus seraient venus faire la guerre ». Autant dire désigner l’ennemi. Ce n’est pas son premier coup d’éclat contre cette large sensibilité qui a décroché du mythe du Progrès : du déremboursement de l’homéopathie à sa vindicte contre l’opposition à la 5G (« revenir à la bougie… les Amish »), et à son « les non-vaccinés, je vais les emmerder jusqu’au bout ! » (c’est quoi le « jusqu’au bout »?).
Darmanin a donc fini d’identifier le terrain d’éradication de cette engeance (nous, les réfractaires) :
« il n’y aura plus jamais de Zad en France ! » (dimanche 2 avril) en se faisant fort de créer un service spécial de surveillance de cette mouvance : les oppositions locales enregistrées comme repaires d’ennemis dans une carte exhibée, et donc toute leur assise existentielle et sociale, ce foisonnement d’autonomies diffuses, d’alternatives, d’entraides, de fermes collectives, de bars associatifs, de périodiques papier critiques, etc.

À bon entendeur, salut !

Vendredi 7 avril 2023

Marc ALLANT, bourlingueur d’oppositions à toutes les nuisances.

Solidarité

En plus de la solidarité que nous exprimons pour Serge Duteuil et ses parents Françoise et Jean-Pierre, il se trouve que par les hasards du temps, Serge devait animer, avec le collectif Camarade de Toulouse, le débat sur le dernier livre de J. Wajnsztejn, L’opéraïsme au crible du temps, le 31 mars, soit quelque jours après le tragique événement.

La solidarité c’est aussi 2 cagnottes :

Pour Mickaël :
https://www.leetchi.com/c/mycka-gj-41

Pour Serge (par les proches et camarades) :
https://www.helloasso.com/associations/la-galere/collectes/solidarite-pour-les-proches-de-serge-et-de-blesses-de-ste-soline

Attention, ne faites confiance qu’à des sources d’informations fiables
De nombreuses rumeurs plus ou moins bien intentionnées circulent sur l’état de santé de Serge et sur le parcours politique et individuel des deux blessés.
Ne les relayez pas. Les seules informations fiables émanent des parents de Serge, des ses camarades et de l’avocate des deux blessés.
Elles se trouvent sur :

Communiqués des parents de Serge et de leur avocate

Communiqué des parents de Serge

Notre fils Serge est actuellement hospitalisé avec un « pronostic vital engagé », suite à la blessure occasionnée par une grenade GM2L, lors de la manifestation du 25 mars 2023 organisée à Sainte-Soline (79) contre les projets de bassines irrigantes.

Nous avons porté plainte pour tentative de meurtre, entrave volontaire à l’arrivée des secours ; et pour violation du secret professionnel dans le cadre d’une enquête de police, et détournement d’informations contenues dans un fichier de leur finalité.

Suite aux différents articles parus dans la presse, dont beaucoup sont inexacts ou mensongers, nous tenons à faire savoir que :

– Oui, Serge est fiché « S »- comme des milliers de militants dans la France d’aujourd’hui.

– Oui, Serge a eu des problèmes judiciaires – comme la plupart des gens qui se battent contre l’ordre établi.

– Oui, Serge a participé à de nombreux rassemblements anticapitalistes – comme des millions de jeunes dans le monde qui pensent qu’une bonne révolution ne serait pas de trop, et comme les millions de travailleurs en lutte actuellement contre la réforme des retraites en France.

Nous considérons qu’il ne s’agit là nullement d’actes délictueux qui saliraient notre fils, mais que ces actes sont au contraire tout à son honneur.

Les parents de Serge
Le Mercredi 29 mars 2023

Source : https://oclibertaire.lautre.net/spip.php?article3663


Après Sainte-Soline : deux plaintes déposées par la famille de S. pour tentative de meurtre et entrave aux secours

mercredi 29 mars 2023

Après Sainte-Soline : deux plaintes déposées par la famille de S. pour tentative de meurtre et entrave aux secours

Après la mobilisation à Sainte-Soline ce samedi 25 mars émaillée de graves violences policières qui ont occasionné plus de 200 blessures, deux manifestants, S. et M. sont toujours entre la vie et la mort.

La famille de S. a déposé 2 plaintes : la première pour tentative de meurtre et entrave aux secours ; et la deuxième pour violation du secret professionnel dans le cadre de l’enquête et détournement de l’objet de la consultation des fichiers pour un objectif autre.

En effet la police a honteusement fait fuiter mardi 28 dans la presse un profil de S. et des éléments confidentiels de l’enquête dans l’unique but de faire diversion et camoufler ses exactions – une manœuvre non seulement indigne mais aussi illégale qui mérite d’être sanctionnée.

La plainte pour tentative de meurtre et entrave aux secours a été enregistrée. Le procureur de Rennes a ainsi saisi l’IGGN d’une procédure pour violence de la part d’une personne dépositaire de l’autorité publique et non assistance à personne en péril. L’avocate Chloé Chalot demande la désignation d’un juge d’instruction en urgence pour faire toute la lumière de façon indépendante sur ces faits d’une extrême gravité.

Nous rappelons qu’il est désormais avéré que la préfecture et le ministère de l’intérieur ont menti au moins par quatre fois sur les événements du 25 mars :

– En affirmant n’avoir pas entravé l’intervention du SAMU alors que de multiples témoignages et des enregistrements du SAMU publiés par Le Monde et Médiapart l’attestent

– En niant la réalité des armes de guerre employées pourtant vérifée par Checknews.

– En parlant d’usage légal de LBD avant de rétropédaler et condamner des « bavures »

– En affirmant que 7 blessé-e-s étaient à déplorer parmi les manifestant-e-s qui en comptent et en attestent plus de 200.

Tous ces éléments démontrent largement la responsabilité grave des forces de l’ordre, la tentative de meurtre et l’entrave aux secours, et nous comptons sur cette plainte et cette enquête pour le prouver définitivement. L’ensemble des témoignages semblent concorder pour dire que S. a été victime de l’explosion d’une grenade GM2L

Source : https://oclibertaire.lautre.net/spip.php?article3661

Un second regard sur l’histoire de la revue Temps critiques

À la suite d’un premier podcast avec Jacques Wajnsztejn sur l’histoire de le revue depuis sa création, Jacques Guigou co-fondateur de Temps critiques nous apporte ici son regard sur cette même histoire non terminée. Vous pouvez retrouver ce même entretien audio sur Youtube à cette adresse : https://youtu.be/z_4zA6FpKgs

Fin des échanges sur imagination/imaginaire/imageries

Fin des échanges qui avaient débuté par la note de J.Guigou sur imagination/imaginaire/imageries suivi des remarques de Laurent et J.Wajnsztejn mais aussi des remarques à chaud de D.Hoss pour continuer par le billet remarques sur les commentaires de Laurent et J.Wajnsztejn toujours à propos d’imagination, imaginaire, imageries.


Le 18 décembre 2022

À propos de la notion « d’excès de sens »

Tout d’abord, nous prenons acte de ta tentative de ne caractériser qu’une courte période historique, mais à la lecture ce n’était pas évident puisque tu citais Le Goff et l’époque médiévale !

Ensuite, il ne s’agit pas de paraphraser ta thèse, mais de la rendre plus claire comme nous l’avons déjà essayé avec une réécriture de la première mouture de ton premier texte qui a gommé l’essentiel de nos différends. Tu as pourtant l’air de l’oublier en faisant comme si ton texte et donc ta « thèse » n’avaient pas déjà été remis en question sur le fond par nos corrections tendant à rétablir le fait que, qu’on le veuille ou non et quelque soit la « thèse » à soutenir, le terme d’imaginaire ou des imaginaires redevenait omniprésent non pas seulement dans les textes savants mais aussi dans les discours sociologistes ou médiatiques de base. D’où d’ailleurs la demande de J.Wajnsztejn à l’origine de ces échanges en vue d’un éclaircissement sur le rapport imagination/imaginaire. 

Par ailleurs, nous n’avons pas utilisé la notion « d’excès de sens » tirée de notre interprétation de la Théorie esthétique d’Adorno pour en faire une notion politique permettant d’évaluer le « contenu de vérité » d’une œuvre ou pour dire qu’elle était le propre de l’imagination ou de ses produits. C’est d’ailleurs pour cela que la référence à Adorno et aux œuvres artistiques nous paraissait probante, quelque soit le jugement qu’on peut porter sur Adorno, ce qui n’est pas le sujet ici. Ainsi, si on suit la théorie esthétique d’Adorno à partir du livre au titre éponyme, l’écriture poétique peut être considérée comme un des genres de l’excès de sens. Le côté métaphysique de l’art en quelque sorte. L’œuvre d’art tend à échapper à l’immédiateté du sens apparent de l’œuvre par excès de sens (cf. aussi, Kant et « l’esthétique du sublime », W. Benjamin et « l’aura » de l’art) parce que les intentions s’en détachent (cf. Théorie esthétique, Klincksieck, p. 109) ; « L’œuvre d’art n’est pas simplement art, mais est plus et moins […] et possède le caractère chosal d’un fait social » (Autour de la théorie esthétique, Klincksieck, p. 20).

Tu sembles confondre ce sens particulier de cet « excès de sens » avec une apologie théorique ou pratique de « l’excès » par rapport aux conventions et à la norme sociale (cf. Bataille, les références positives à Sade) ce qui nous renvoie aux questionnements du début du XXème siècle autour de la crise de sens (Musil) et du sujet ( la psychanalyse), et plus prêt de nous aux questionnements postmodernes de la fin du XXème avec les références à l’insensé, la folie, la psychanalyse quand tout sens premier ou évident aurait disparu.  

Pour finir, un exemple : en 1883, alors que très peu de personnes connaissent les oeuvres de Rimbaud qui vit toujours comme commerçant en Abyssinie,  le critique et anarchiste Félix Fénéon consacre un article aux Illuminations, œuvre dont il a été partie prenante de la publication ; il termine son article par cette phrase : « Œuvre en dehors de toute littérature, et probablement supérieure à toute ». Ce que la poésie de Rimbaud montre ici, c’est qu’au-delà de l’activité sur les mots — et les images, elle « promet », en quelque sorte, une vie « plus vraie », excès de sens par rapport à ce qui est immédiat et inconnu. Le sens de ce qui est écrit excède une signification immédiate. Rien à voir donc avec un délire, la folie, l’anti-psychiatrie et toute la glorification politique des positions « excessives ».

« Excès de sens » ne signifie pas ici un trop plein de sens, mais que la réalisation ou la réalité d’une chose peut à l’occasion signifier plus que ce à quoi elle est destinée ou que ce qu’elle signifie immédiatement. L’imaginaire ou les imaginaires révèlent des codes sociaux et de systèmes de représentation, l’imagination est potentiellement libre et se déploie à partir de n’importe quel matériau ou prétexte comme quelque chose avant tout de singulier, même si cela peut ensuite confiner au collectif.

Jacques W et Laurent


Le 18 décembre 2022

Bonjour,

Il y aurait matière à poursuite, mais est-ce nécessaire ?

Dire par exemple qu’avec votre référence à la théorie esthétique d’Adorno, vous situez l’écrit de poésie dans l’ordre de la métaphysique. Voilà qui est une conception idéaliste de la poésie ; une conception certes partagée par de nombreux poètes dans l’histoire de la poésie, mais qui n’est pas créative aujourd’hui.

Pour le titre abruptement, avançons que la poésie n’est ni de l’art ni de la littérature, encore moins de la métaphysique. Je m’en suis expliqué dans «Poétiques révolutionnaires et poésie(( https://www.editions-harmattan.fr/livre-poetiques_revolutionnaires_et_poesie_jacques_guigou-9782343172620-62629.html )) » (L’Harmattan, 2019).

C’est aussi la raison pour laquelle, le commentaire des Illuminations par cet anarchiste, selon lequel ces poèmes « excéderaient toute littérature », est une tautologie, n’a pas de portée critique ; critique littéraire et moins encore critique politique.

En bref, la poésie est une parole, la littérature est un discours, un langage de l’ordre de la lettre, etc. Je renvoie à mes écrits sur la poésie((https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=523)) et à mes commentaires sur des œuvres de poésie contemporaines. La poésie est la première parole de l’espèce humaine ; la littérature émerge avec l’invention de l’écriture, c’est-à-dire…tout récemment. Cf. « Introduction à la poésie orale(( https://www.amazon.fr/Introduction-%C3%A0-po%C3%A9sie-orale-Zumthor/dp/202006409X )) » de Paul Zumthor (Seuil, 1983) ou bien « Trésor des la poésie universelle » de R.Caillois et JC. Lambert (Gallimard/Unesco, 1994).

J.Guigou

Remarques sur les commentaires de Laurent et J.Wajnsztejn à propos du texte Imagination, imaginaire, imagerie

Les échanges se poursuivent et vous pouvez lire les textes précédents : d’abord la note de J.Guigou sur imagination/imaginaire/imageries suivi des remarques de Laurent et J.Wajnsztejn auxquelles s’ajoutent des remarques à chaud de D.Hoss.


Dans un premier temps, je procède de manière littérale et intertextuelle à partir d’extraits de vos commentaires que j’annote ou que je critique. Cela pourrait donner ensuite un texte continu, mais cela est déjà un mode d’exposition en soi.

1- « Dentrée de jeu cette note nous semble manquer son enjeu par la mise en avant-première de ce qui constituerait un processus historique dans lequel limagination serait elle-même un élément de ce processus historique, le premier moment du « triptyque ». Une hypothèse qui ne nous paraît guère probante.

En effet, nous pensons que l’imagination n’est pas un « moment historique », mais une faculté humaine générale… »

J’ai écrit que l’imagination est une dimension anthropologique du genre humain dès son émergence et je ne reviens pas sur cette thèse ; elle vaut bien sûr pour tout le reste de mon propos. Ce n’est pas des exemples pris au XIIe siècle ou dans d’autres siècles qui la modifient en quoi que ce soit. Vous parlez de « faculté humaine générale », moi de « dimension anthropologique du genre humain » ; il y a accord complet entre nous sur ce point.

Je n’ai pas écrit que l’imagination était « un moment » d’un processus historique. Ce que vous ne semblez pas ou ne voulez pas percevoir c’est que j’ai repéré des usages dominants de la notion d’imagination depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Je l’ai fait en montrant une succession de trois contenus idéologiques : l’imagination, l’imaginaire et les imageries.

L’enjeu de cette note n’est pas une contribution à une théorie générale de l’imagination, mais de manière bien plus limitée, une tentative pour caractériser une courte période historique du point de vue d’une critique politique. Politique et non pas sociologique ou socio-culturelle comme vous le suggérez, puisque qu’il s’agit d’un mouvement profond à l’œuvre dans le devenu de la société capitalisée.


2- « …alors que tu manques justement la dimension « dexcès de sens » pour parler comme Adorno, quelle contient. »

Ma note 1 à propos des images fait explicitement référence aux représentations. Si je n’ai pas mis l’accent sur les significations, ce n’est pas en évitement de la notion castoriadienne de l’imagination comme production de significations social-historiques, mais parce que cela suppose un développement sur la dimension leurrante de l’imaginaire, sur les rapports à la vérité, sur la raison et la folie ; autant de champs d’analyse qui excèdent très largement l’objet de mon texte.

En quoi la formule d’Adorno est-elle politique ? « L’excès de sens » n’est pas propre à l’imagination, il peut surgir dans tous les domaines de la vie individuelle et collective, dans tous les champs de connaissance et d’action. Et cet excès de sens débouche vite sur l’insensé, puis sur la folie. Nous n’allons tout de même pas réactiver les délires des courants de l’antipsychiatrie des années 65-75 qui faisaient de la folie le summum de l’action révolutionnaire ou bien ceux de Foucault1 qui célèbre la folie comme « un espace d’imprévisible liberté ». D’ailleurs la relation faite entre folie et révolution traverse toute la modernité ; par exemple chez certains romantiques révolutionnaires du XIXe siècle et bien d’autres encore auparavant (cf. Érasme, etc.).

De plus, cette citation d’Adorno renvoie à la fois à sa théorie esthétique et à sa critique de la raison. On sait qu’Adorno voyait dans les avant-gardes musicales de son temps (dodécaphonisme, musique atonale, etc.) une résistance à la brutalité de la société bourgeoise. Il croyait lui-aussi à un art salvateur et purificateur… par exemple ici : « L’art consiste à résister, par la forme et rien d’autre, contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine » (in,« Engagement », in Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984, p. 289).

L’esthétique d’Adorno vise à l’autonomie de l’art comme culture dans la société. Elle oppose l’art singulier aux « arts » et aux « industries culturelles ». Seul l’art autonomisé de la société a une portée politique antagonique aux « réalités empiriques ». Une conception de type avant-gardiste qui tend à faire fusionner art et révolution, exprimée au moment même où toutes les avant-gardes politiques, artistiques, littéraires du XXe siècle s’achevaient.

Conçue pour l’essentiel avant les bouleversements de la fin des années 60, l’esthétique d’Adorno a été assez facilement englobée par la dynamique du capital. Finalement, autonomisation oblige, elle a contribué à l’esthétisation du monde, cet opérateur majeur de capitalisation.

Une esthétisation puissante et généralisée qu’Annie Le Brun a critiquée avec justesse dans son livre Ce qui n’a pas de prix2 (Stock, 2018). Avec la notion de réalisme globalisé, l’auteur décrit la puissance médiatico-politique de cette injonction permanente à la beauté qui règne sur toutes les activités humaines ; comment la « critique artiste » du capitalisme (Boltanski/Chiapello 2003) fait désormais partie de toutes les productions artistiques et culturelles ; comment « rien de ce que nous voyons, de ce que nous traversons, de ce que nous ingurgitons qui n’ait été d’abord esthétisé » (op. cit. p.79).

Quant à « l’excès de sens » adornien avancé par Laurent et JW comme la dimension politique de l’imagination, Annie Le Brun est catégorique pour le désigner comme une stratégie majeure du réalisme globalisé : « C’est à cette stratégie de l’excès que le réalisme globalisé doit de triompher, non par le non-sens comme, on le sait, certains en accusent l’art contemporain tout entier, mais au contraire par la manipulation du sens » ( op.cit. p.67).

L’imagination ne relève pas de la sémantique !


3– « L’emploi inconsidéré et très fréquent du terme « imaginaire » n’a fait que se développer depuis. C’est effectivement d’abord un ravalement de l’imagination à l’imaginaire (représentation collective d’une époque), ensuite à des imaginaires dans lesquels l’individu intègre le social à partir de sa particularité, d’où l’importance du pluriel, enfin à une imagerie qui est une image stéréotypée. »

Là, faites-vous autre chose que paraphraser ma thèse ? 


4 « Mais ces imageries sont elles-mêmes présentes dès les premières formes de société ; elles sont en rapport de dépendance ou en conflit avec les représentations religieuses. »

Si vous visez par là les représentations et les figures dans les grottes dites « ornées », il faut tout de suite rappeler qu’elles ne sont pas créées par des groupes humains vivants dans des formes de société, mais dans des formes de communauté. Il n’y a donc pas de dépendance ou de conflit avec les représentations religieuses puisque les religions n’existent pas dans ces périodes protohistoriques. Les religions apparaissent avec la sédentarisation, la division du travail, l’organisation hiérarchique des rapports, l’État sous sa première forme.

Les interprétations des dessins et des symboles dans les grottes du paléolithique sont multiples, mais elles ne peuvent relever de ce que seront les images à partir du néolithique et de l’émergence des premières formes de sacré puis de religieux. C’est seulement à partir des civilisations sumériennes puis égyptiennes que des conflits peuvent apparaître entre diverses formes d’images selon les pouvoirs qu’elles illustrent. Mais l’opposition que vous faites entre des imageries non religieuses et des imageries religieuses n’a pas de réalité dans ces sociétés/communautés, car tout y est déterminé par les mythes, donc des formes pré-religieuses.

Cette référence aux mythes pourrait d’ailleurs compléter mon esquisse des imageries et des symbolisations. Les mythes contemporains s’entend.

JG

Le 11/12/2022

  1. La folie « place l’individu dans un espace d’imprévisible liberté où se déchaîne la fureur ; si le déterminisme peut avoir une prise sur elle, c’est sous la forme de la contrainte, de la punition ou du dressage. » (Histoire de la folie à l’âge classique, p.201). []
  2. En 2018, dans des commentaires intitulés, « Quelques notes sur Ce qui n’a pas de prix d’Annie Le Brun », je partageais l’analyse de l’auteur sur ce qu’elle nomme « le réalisme globalisé » et sur la manière dont elle montre l’action sidérante que « la beauté génétiquement modifiée » par « l’art des vainqueurs », diffuse auprès de tous et de chacun. Mais outre la tendance au catastrophisme, j’exprimais deux réserves ; l’une sur l’imprécision et la variabilité des notions utilisées par l’auteur pour caractériser ce réalisme globalisé (une combinaison d’arguments situationniste et de critique de l’art issue du surréalisme qui conduit à une impression de flou sur la question de la valeur) ; l’autre sur la certitude posée par Annie Le Brun d’un « instinct de beauté », générique et universel qui serait susceptible d’agir contre « l’enlaidissement du monde ». []

Remarques à chaud à propos de l’échange sur imagination, imaginaire, imageries

Ci-dessous des remarques à chaud de D.Hoss en dialogue autant avec la note de J.Guigou sur imagination/imaginaire/imageries qu’avec les remarques de Laurent et J.Wajnsztejn qui ont suivi.


Excusez que je me mêle de façon un peu intempestive à votre échange, car il concerne pour moi le nerf de la lutte révolutionnaire d’aujourd’hui. Le constat, attribué à Fréderic Jameson, qu’ « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme », est d’une incontestable évidence. La faculté constitutive de l’espèce humaine, l’imagination, a été bloquée et déviée par un imaginaire tout puissant, juste quand on aurait le plus besoin d’elle.
Jacques G. caractérise l’imagination comme suit : « Cette dimension anthropologique présente dès l’émergence du genre humain » avait « dans de circonstances historique déterminées…élargi et approfondi la pratique », elle avait été « porteuse d’un devenir ». Il définit la fabrication des imaginaires, par contraste, comme un processus « qui combine effacement et remplacement [dont] résulte une puissance politique et culturelle » qui s’affirme « dogmatiquement (voire religieusement) comme nouvelle norme, nouvelle morale ». Il appelle cela une forme d’ « autonomisation » de l’imagination. Moi je dirais qu’il s’agit d’un processus de sa captation, codification et soumission par institutionnalisation, une transformation que JG avait critiquée avec raison déjà en 2002 concernant la « fixation institutionnaliste » de Castoriadis.
Quelles sont aujourd’hui les symptômes d’un tel écrasement de l’imagination par institutionnalisation des imaginaires ?

  • Le remplacement de la force des visions utopiques par des élaborations de Sciences fictions dystopiques – c’est-à-dire de la prolongation de l’existant en pire ;
  • l’aboutissement de l’objectivation scientiste de la nature extérieure et intérieure par la recherche d’une Intelligence Artificielle transhumaniste ;
  • la résurrection de l’imaginaire d’une conquête de l’espace associée maintenant à la course folle vers Mars à la recherche d’une planète de rechange, la terre étant considérée comme condamnée à la disparition ;
  • l’apparition de délires survivalistes et/ou d’attente d’extraterrestres

(liste non exhaustive !)

Les supports idéologiques et technologiques de la production d’imaginaires ont été identifiés dans le passé par de théories critiques comme des mécanismes de dédoublement de la réalité « réellement existante », soit à travers l’hydre de l’Industrie culturelle soit par l’avènement de la « Société de spectacle ». Dans cette configuration tout concourt à la confirmation du constat « There is no alternative », pas d’alternative, ni à l’économie, ni à la forme de la civilisation occidentale en général. Ce que Marx avait formulé comme idéologie de l’économie politique de son siècle, « il y a eu une histoire, mais il n’y en n’a plus », s’est converti dans la vérité de toute vie en société sur terre. Le capitalisme a gagné le statut d’une religion1.

La dernière attaque pour imposer un tel imaginaire contre l’imagination créatrice se trouve sur le champ esthétique. Elle vise la base même de toute forme d’imagination : l’image. Dans votre échange ce nouveau front est associé à la notion d’« imageries ». JG parle d’une « tendance à une totalisation des activités humaines dans des imageries numériques, dans des univers virtuels et dans des formes abstraites “générées” par l’intelligence artificielle. » Encore faut-il clairement identifier la victime de cette nouvelle tendance à la prise de pouvoir des imageries. Lui détecte une absorption de l’imagination et des imaginaires par des imageries : « Dans la “réalité augmentée” du métavers, il n’y a ni imagination, ni imaginaire, mais seulement des imageries, des icônes et des symboles », une « captation des imaginaires dans les technologies des imageries ».

Il s’agit d’une guerre contre l’image en tant que base de l’imagination (voir leur racine étymologique commune). JG aurait pu se référer au dernier livre d’Annie le Brun (dont il a fait d’ailleurs une recension): elle y parle d’un meurtre de l’image par le flux ininterrompu de leur production et diffusion virtuelles autour du globe2.
L’image a été, des sa première apparition, le support de l’imagination, un déclic pour le déclenchement d’une inacceptation de l’existant dans sa forme donnée, pour son élargissement visionnaire-hallucinatoire dit Carl Einstein3 — et de sa transformation.

Simultanément les derniers refuges d’une imagination poétique, traditionnellement cantonnés dans les espaces de l’art, sont tendanciellement colonisés et renfermés par un « art contemporain », domestiqué en collusion avec la grande industrie (du luxe en particulier) et la finance spéculative. Un « art » qui met en avant mille et une visions pseudo-critiques ou complaisantes, résignés ou édulcorés, kitsch du monde comme il va, dans toute sa laideur L’ idole proéminent de ce nouveau genre de production esthétique s’appelle Jeff Koons. Ainsi, même dans l’espace de l’art, sont produits des imageries qui étouffent l’imagination, « ce qui n’a pas de prix », comme elle dit Annie Le Brun4.

Nous sommes loin de « l’imagination au pouvoir » avec un imaginaire quasi-religieux au pouvoir, imposé par une surabondance des imageries totalisantes.

Alors, Jaques (W) et Laurent, vous voyez que je ne pense pas que Jacques G. a manqué son enjeu. J’ai plutôt impression qu’il veut, comme vous, défendre l’imagination comme dimension anthropologique essentielle du genre humain. Par contre il considère, comme moi, les différents imaginaires sociaux qui ont émergé au cours de l’ « errance de l’espèce », en première ligne comme une mise au pas de l’imagination. Votre exemple de la Revolution française est parlant : après une première phase de la révolution, où l’imagination des combattants se libère de l’imaginaire de l’Ancien régime, celle-ci est encore une fois muselée et persécutée par un nouveau imaginaire « républicain » mortifère. De la même façon nous avons assisté dans les dernières décennies premièrement à un assaut pour installer l’ « imagination au pouvoir », c’est-à-dire un anti-pouvoir, remplaçant d’un pouvoir voué à la destitution, pour voir arriver à la suite une récupération de cette vision sous forme d’un imaginaire d’autonomie individuelle et identitaire garantie par un pouvoir se légitimant par de lois d’une économie naturalisée, inébranlable et immuable.

Heureusement vous et JG, vous arrivez à la même conclusion : il s’agit aujourd’hui de la libération et revigoration de l’imagination et de l’image comme une dimension clef de la praxis humaine. JG dit : « L’image (eidôlon, imago) contient une dimension transhistorique, anthropologique, qui disqualifie l’imaginaire pour décrire et critiquer [aujourd’hui DH] l’emprise de la vidéomédiatisation du monde contemporain ». Et vous dites : « Pour nous cette totalisation [d’une virtualisation des activités humaines] n’est qu’une tendance en cours qui peut être contredite, exemple, le métavers…s’implante difficilement comme l’indique la crise de son financement et les critiques qui se font jour contre les “innovations toxiques”. »

Nos ancêtres disaient : « pas d’action révolutionnaire sans conscience révolutionnaire !», en visant l’élaboration et application d’une théorie à prétention scientifique. Peut-être doit on aujourd’hui dire : « Pas d’action révolutionnaire sans imagination révolutionnaire ! » et considérer le front esthétique comme un front prioritaire de la lutte. Car c’est sur ce front que peuvent se libérer dans une « gymnastique de l’imagination » les énergies et innovations d’armes pour la destitution et destruction de la chape de plomb des imaginaires régnants. C’est dans cette perspective que je me suis engagé dans la revue L’Ouroboros5.

« Une autre fin du monde est possible » était un des slogans né dans le mouvement contre “la Loi travaille” ! C’est vrai, mais il faut encore un effort d’imagination considérable pour étayer la pertinence théorique de ce slogan et éprouver sa validité pour et dans la pratique.

4-12-2022

Dietrich Hoss

  1. Voir Walter Benjamin, Le Capitalisme comme religion, Payot, 2019 []
  2. Annie Le Brun et Juri Armanda, Ceci tuera cela – Image, regard et capital, Stock 2021 ; voir aussi ma présentation de ce livre en ligne: https://lundi.am/En-premiere-ligne-du-front-esthetique
    []
  3. Voir mon article dans Lundi matin : https://lundi.am/Carl-Einstein-1885-1940-Entre-revolution-artistique-et-lutte-armee []
  4. Voir Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Stock 2018 []
  5. https://revuelouroboros.fr []