Relevé de notes en temps de crise sanitaire (VII)

Que cette « crise sanitaire » engendre un surcroît de débats et d’écrits sur les rapports des hommes à leur condition d’être vivants ne saurait surprendre. Parmi les innombrables théoriciens et les analystes actuels du système médical, de ses contradictions, de ses avantages et de ses menaces, il en est un, plus ancien et dont on ne parle plus : Ivan Illich. Ayant été proche de l’auteur de Némésis médicale, l’expropriation de la santé, David Cayley, dans un article récent1 cherche à montrer l’actualité des thèses d’Illich sur les aspects funestes et mystificateurs des technosciences médicales contemporaines. Il rappelle les dimensions religieuses qu’Illich attribuait à la science, conduisant à des individus dépossédés de leur jugement et à une société « prise d’hallucinations au sujet de la science » ; de la science et donc des scientifiques qui imposent leur savoir aux populations à travers des « institutions » aux mains des corps professionnels.

Comme il l’avait fait pour sa critique de la scolarisation de la société (cf. Deschooling society, mal traduit en français par Une société sans école) où il désignait « l’institution scolaire » et ses professionnels comme des obstacles aux apprentissages authentiques, Illich dénonce l’appropriation par les professionnels de la santé des capacités naturelles de tous à trouver les voies de la guérison.

Partisan de la décroissance, de l’utilisation des technologies douces et des ressources locales, il se disait proche de Charbonneau et d’Ellul. En matière de politique de santé non soumise au monopole des savoirs professionnels et de leur « système », il admirait la campagne des « médecins aux pieds nus », pendant la révolution culturelle chinoise ; ces paysans formés en quelques mois qui pratiquaient la médecine traditionnelle et quelques bases de médecine « occidentale ». De la même manière, dans les montagnes d’Amérique latine, il a favorisé la conception d’un « mulet mécanique », moteur très simple monté sur roues, outil polyvalent et non dépendant des monopoles industriels du machinisme agricole.

Aussi novatrices qu’elles aient pu être dans leur époque, les thèses d’Illich étaient déjà oblitérées par deux présupposés d’ordre, si ce n’est métaphysique, du moins spéculatif : l’un théologique qui fait de l’homme une créature de Dieu et l’autre économique qui laisse au marché la libre circulation des capitaux. David Cayley reconnait le premier présupposé, mais il semble ne pas percevoir son influence sur la conception illichienne de la Vie. L’homme être de finitude, certes, mais face au Covid-19 conviendrait-il se suivre le précepte d’Illich : celui de faire avec, d’accompagner la pandémie quelles qu’en soient les conséquences… comme il a accompagné la tumeur qui l’a emporté en s’abstenant de toute intervention thérapeutique ?

Il y a là un point aveugle de la démonstration que développe Cayley sous nos yeux, trop enclin à voir en Illich un guide pour le temps présent ; comme si les « institutions » que dénonçaient Illich étaient encore ce qu’elles étaient dans l’Europe et le monde des années soixante.

Aujourd’hui l’utopie d’Illich devient dystopie. Ainsi, dans les actuelles discutailleries sur l’hydroxychloroquine et sur Raoult, tout semble se passer comme si la vision d’Illich sur l’appropriation des savoirs par tous et chacun, se réalisait… mais se réalisait comme funeste farce. Pas un commentateur, pas un internaute qui ne fasse valoir sa science sur les virus et ne la distribue au monde entier, là une critique d’une publication de chercheur en virologie, ici un avis tranché sur les propos méthodologiques du Professeur Raoult…

Il faut dire que « la science » donne parfois le bâton pour se faire battre comme l’admet, contrit, Laurent Joffrin dans son éditorial du 30 mai de Libération et comme le sociologue Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS le développe dans un article pour Mediapart2.

Après avoir critiqué la méthode de l’article du Lancet, Mucchielli cite Richard Hurton qui a été son rédacteur en chef pendant 25 ans. Voilà ce qu’il a écrit dans le Lancet d’avril 2015 : « une grande partie de la littérature scientifique, peut-être la moitié, est peut-être tout simplement fausse. Affligée par des études portant sur des échantillons de petite taille, des effets minuscules, des analyses exploratoires non valables et des conflits d’intérêts flagrants, ainsi que par une obsession à poursuivre des tendances à la mode d’importance douteuse, la science a pris un virage vers l’obscurité. (…) L’endémicité apparente des mauvais comportements en matière de recherche est alarmante. Dans leur quête d’une histoire convaincante, les scientifiques sculptent trop souvent les données pour qu’elles correspondent à leur théorie du monde préférée. Ou bien ils modifient leurs hypothèses pour les adapter à leurs données. Les rédacteurs en chef des revues scientifiques méritent eux aussi leur part de critiques. Nous aidons et encourageons les pires comportements. Notre acceptation du facteur d’impact alimente une compétition malsaine pour gagner une place dans quelques revues sélectionnées. Notre amour de la “signification” pollue la littérature avec de nombreuses fables statistiques. Nous rejetons les confirmations importantes. Les revues ne sont pas les seuls mécréants. Les universités sont dans une lutte perpétuelle pour l’argent et le talent, des points d’arrivée qui favorisent des mesures réductrices, comme la publication à fort impact. Les procédures d’évaluation nationales, telles que le cadre d’excellence pour la recherche, encouragent les mauvaises pratiques. Et les scientifiques, y compris leurs plus hauts responsables, ne font pas grand-chose pour modifier une culture de la recherche qui frôle parfois l’inconduite ».

Au demeurant, l’histoire de la production éditoriale du Lancet a été marquée par plusieurs graves controverses et scandales ces dernières années (ainsi que le rappelle Patrick Champagnac, ancien de France 3, sur sa page Facebook3).

Six ans plus tôt, c’était la rédactrice en chef historique du New England Journal of Medicine (l’autre revue médicale la plus prestigieuse du monde), Marcia Angell (professeur de médecine à la Harvard Medical School de Boston) qui, dans un article du New York Review of Books4 intitulé « Drug Companies & Doctors: A Story of Corruption », passait en revue une série d’affaires de compromission de médecins avec les industries pharmaceutiques, conduisant parfois à d’énormes scandales sanitaires. Elle concluait son article en écrivant : « Des conflits d’intérêts et des préjugés similaires existent dans pratiquement tous les domaines de la médecine, en particulier ceux qui dépendent fortement de médicaments ou de dispositifs. Il n’est tout simplement plus possible de croire une grande partie de la recherche clinique publiée ou de s’appuyer sur le jugement de médecins de confiance ou sur des directives médicales faisant autorité. Je ne prends aucun plaisir à cette conclusion, que j’atteins lentement et à contrecœur au cours de mes deux décennies en tant qu’éditeur au New England Journal of Medicine ».

– Pour Barbara Stiegler dans Libération du 29 mai, l’accentuation du télétravail qui s’annonce après l’expérience que constitue son extension pendant la crise sanitaire, ainsi que la décision de faire redémarrer les universités à la rentrée sans présence en cours, confirment une tendance lourde entamée avec la pratique de l’hospitalisation en ambulatoire. Sa critique est toutefois limitée par deux présupposés. Le premier est d’ordre méthodologique puisqu’il consiste à poser l’État en dehors des rapports sociaux (de la société) comme si il leur (lui) était extérieur et les réformes qu’il initie comme produisant un face à face antagonique et inégal entre le pouvoir et les dominés. Or la crainte de l’hospitalisation de la part des patients est souvent réelle et le développement de la pratique ambulatoire remplit les deux objectifs attendus par les deux parties : réduction des dépenses publiques et angoisse diminuée du patient ; il en est de même pour le travail où ne comprenant pas la dépendance réciproque entre capital et travail Stiegler ne la voit que dans l’antagonisme. Or, le télétravail qui certes tend à faire disparaître le temps de travail objectif et ses limites, de l’avis de nombreux télétravailleurs, fournit aussi sa dose « d’autonomie » s’il n’est pas exclusif, mais complémentaire. Son second présupposé est plus d’ordre subjectif. En effet, quand elle dit très justement qu’il ne faut pas penser abstraitement « l’après » sans référence aux luttes qui ont précédé la crise sanitaire, elle ne peut s’empêcher de faire comme si le mouvement des retraites, par exemple, avait permis de se poser la question d’une autre façon de travailler, d’enseigner, de soigner et qu’il suffirait de s’approprier cela en passant à l’acte à travers l’opportunité du coronavirus. Sur ce présupposé, elle ne peut que s’étonner de la passivité des anciens protagonistes des luttes de ces deux dernières années, alors que comme elle le fait remarquer, « à Hong-Kong la lutte a déjà repris ». Elle en reporte donc la faute sur la gauche, les syndicats et les intellectuels qui n’auraient pas joué leur rôle en ne prenant pas parti contre la « distanciation sociale ». Elle ne perçoit pas le rapport entre le manque d’autonomie de la lutte sur les réformes (par rapport à l’État, par rapport aux syndicats) et l’acceptation sans broncher des mesures de confinement et du maintien de la « distanciation sociale » même après le confinement qui amène les enseignants à repousser le plus possible l’ouverture des écoles, les libraires l’ouverture des librairies5, la CGT la réouverture des usines, etc.

– Dans leur article de Mediapart du 28 mai : « La folle histoire du laboratoire P4 de Wuhan », Karl Laske et Jacques Massey reviennent sur le laboratoire de haute sécurité (P4) de l’institut de virologie de Wuhan conçu par la France sur le modèle du P4 de Lyon de Mérieux, en dépit des objections de l’administration dès 2004 au moment de la signature de l’accord6. Depuis son inauguration en 2017, Paris ne disposait plus d’aucun contrôle sur la gestion de l’installation, et la coopération prévue a été stoppée. Pourtant le premier ministre de l’époque, Bernard Cazeneuve déclarait alors à Wuhan, le 23 février 2017 : « Mesdames, Messieurs, ce laboratoire que nous avons bâti ensemble sera un fer de lance de notre lutte contre les maladies émergentes. Il accroîtra considérablement la capacité de la Chine à conduire des recherches de pointe et à réagir efficacement à l’apparition de maladies infectieuses qui menacent les populations de l’ensemble du globe ». Du résultat de cette enquête Mediapart, il ressort que la course aux armements biologiques se poursuit dans les laboratoires y compris dans les pays où il n’y a pas de séparation entre civil et militaire. Mais cela ne veut pas dire que des laboratoires purement civils ne puissent aussi s’échapper des virus ou bactéries manipulés sans précaution et stockés sans protocoles stricts de sécurité.

– Durant cette crise sanitaire, la question du rapport croissance économique/sécurité sanitaire a pesé lourd dans la décision des gouvernements de suivre une politique de confinement ou une politique dite « d’immunité de groupe ». En réaction au faible taux de mortalité supposé du Coronavirus parmi la population des actifs, certains pays comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas, et dans un premier temps la France, ont pu penser qu’il était plus rentable de laisser poursuivre l’activité économique si on pouvait maîtriser la gestion hospitalière. Mais la réalité de l’épidémie et ses conséquences aussi bien sociales, que politiques et économiques ont fini de les faire changer d’avis et les ont contraints à opter pour le confinement.

Il n’empêche que cette question de la rentabilité des systèmes de santé se pose pour tous les pouvoirs en place. Pour l’évaluer, des indices ont été jugés opérationnels, comme aujourd’hui l’indice QALY (Quality Adjusted Life Year ou année de vie pondérée par la qualité) qui est un des plus utilisés à travers le monde. Il vise à évaluer si appliquer un traitement sur un patient est « rentable » au vu du nombre d’années de vie en bonne santé qu’il pourrait lui faire gagner. Cette variable statistique est appréciée par les gestionnaires de santé publique, car elle permet d’intégrer la notion d’utilité, c’est-à-dire une année de vie en parfaite santé, plutôt que celle seulement de la productivité que l’on fait gagner au patient. La nuance reste ténue, au moins pour les actifs, car une année de vie en bonne santé implique implicitement une meilleure productivité. Mais au-delà de cette question, le QALY est surtout utilisé pour déterminer le prix que la collectivité est prête à payer pour tel ou tel traitement. Par exemple au Royaume-Uni, le service de santé national (NHS) a limité ses dépenses de santé à 30 000 £/QALY maximum. C’est-à-dire qu’on estime qu’il n’est pas rentable de dépenser plus de 30 000 £ pour une intervention thérapeutique et ses à-côtés (hospitalisation, traitement, opération, soin, etc.) puisqu’elle ne permettrait pas d’espérer plus que le gain d’une année de vie en parfaite santé pour le patient. Si l’exemple du Royaume-Uni est souvent cité, c’est que depuis 1990 le NHS a adopté le système QALY pour évaluer son système de santé et qu’il communique officiellement sur le sujet. En France, le système d’évaluation reste plus opaque et les décideurs publics ne communiquent pas sur le prix qu’ils sont prêts à payer par QALY. Il n’empêche que les critères d’évaluation restent les mêmes et que la Haute Autorité de Santé (HAS) désigne le QALY comme le critère à privilégier pour déterminer le rapport « coût-utilité » d’un traitement7. Dans la continuité du QALY, un second indice a été développé à partir des années 1990 par les économistes de la santé pour affiner leurs calculs de rentabilité : Le DALY (Disability Adjusted Life Years ou « année de vie ajustée sur l’incapacité »). Il mesure les années de vie en bonne santé perdues en cas de maladie ou d’accident. C’est une échelle qui a pour but de déterminer l’impact négatif sur la santé en termes de perte d’année de pleine capacité. Elle fonctionne à l’inverse du QALY, c’est-à-dire qu’une année de vie en parfaite santé équivaut à 0, tandis que l’année où l’on meurt correspond à un DALY de 1. Suite à une maladie, cet indice fait la synthèse entre les années de vie perdues liées à une mort précoce et les années de vie passée avec un handicap. Le DALY est un système largement utilisé par l’OMS pour définir la gravité que peut représenter une maladie pour une population. Cet indice est surtout utilisé sous forme d’agrégat à l’échelle d’une population. Par exemple, les maladies cardiovasculaires ont fait « perdre » (coûté) 858 000 DALY à la population française en 2004. Il permet surtout de déterminer si les mesures de santé publique ou le traitement d’une maladie sont considérés comme efficaces au vu de leur prix. Selon les critères de l’OMS, si une mesure de santé publique (vaccin, confinement, campagne d’information, de prévention, achat de masques) ou un traitement (chirurgical ou médicamenteux) coûte moins cher que le PIB par habitant du pays par DALY qu’il permet de « gagner » (soustraire), alors il est considéré comme efficace. S’il coute plus de trois fois le PIB par habitant, il est considéré comme inefficace, indépendamment de son efficacité réelle. En 2019, le PIB par habitant en France était de 32 900 €. Dépenser 10 milliards d’€ pour diviser par deux les conséquences des maladies cardiovasculaires serait donc considéré comme rentable. Avant tout, cette méthode de calcul permet de déterminer quelles dépenses le fonctionnaire public chargé d’appliquer une politique d’austérité va rogner en premier : celle qui diminue le moins le nombre de DALY.

Prenons l’exemple du dépistage de l’ensemble d’une population à l’aide de tests PCR. Il a été annoncé que le test coutait 135 €. S’il était utilisé pour dépister l’ensemble de la population française, cela couterait 8,7 milliards d’€. Pour que ce choix s’avère « rentable » en termes d’évaluation de santé publique, il faudrait donc qu’il permette de gagner presque 264 500 DALY (soit 4 DALY pour 1000 habitants). Or, c’est loin d’être le cas. À titre de comparaison, l’ensemble des maladies infectieuses génère « seulement » 194 000 DALY (soit 2,9 DALY pour 1000 habitants). Pour comparaison, et selon la Cour des comptes, s’il n’y avait plus aucun accident de la route en France, cela permettrait de gagner 184 000 DALY (2,8 DALY/1 000 habitants). De plus, la généralisation du dépistage du COVID en elle-même n’aurait aucun impact sur le DALY. Elle permettrait en revanche la prise en charge des patients infectés et donc la limitation de la propagation de la maladie. Alors que l’utilisation massive de tests serait utile pour endiguer la pandémie, les critères d’évaluation actuels des politiques de santé publique ne permettent pas de l’envisager, le test étant jugé non rentable. C’est ce qui expliquerait, au-delà du manque de matériel médical, la non-mise en place d’une stratégie de dépistage massif. D’une manière générale cette extrême quantification est liée au développement/généralisation de la « médecine industrielle » théorisée par des économistes comme Claude Le Pen, pour laquelle toute procédure de soin se voit standardisée et rationalisée. Elle est ensuite appliquée scrupuleusement par le personnel soignant réduit au rôle d’exécutant, la réflexion devenant le domaine réservé de l’expert se basant sur les indices et les modèles préalablement établis pour établir les protocoles à suivre. Avec la généralisation de ce modèle, le but principal n’est plus de soigner un patient, mais de produire un protocole de soin pour traiter une maladie en général8. La quantification statistique de la santé permettant sa rationalisation économique ne modélise absolument pas la réalité, mais cela n’a aucune importance. L’important c’est que le modèle soit suffisamment crédible pour permette d’affirmer publiquement que la rentabilité a été améliorée et permette ainsi aux financements de continuer à arriver. Qu’importe que ce soit vrai ou non tant que l’indice statistique démontre que la rentabilité s’améliore, même si dans les faits ce n’est pas le cas. En effet, malgré toutes ces réformes visant à l’améliorer, 40 % des hôpitaux et 30 % des cliniques privées restent en déficit (ibid.).

Rose-Marie van Lerberghe, ancienne directrice de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (2002-2006) estime pour sa part, mais cela n’infirme pas ce qui précède, que c’est l’opacité générale des dépenses qui est en cause. Ainsi, le plus souvent c’est la tarification à la tâche (T2A) qui est clouée au pilori comme signe de la marchandisation de la santé alors que, d’après elle, cela masque l’obsession de contenir les dépenses de santé à l’intérieur de l’objectif national de dépense d’assurance maladie (Ondam), alors que le vieillissement et les maladies chroniques vont croissants. Le T2A ne ferait que tenter de réguler le rapport prix/volume dans un cadre ou le premier terme baisse parce que l’assurance maladie rembourse moins et le second augmente pour rééquilibrer l’ensemble. C’est l’approche médico-économique qui est mise en échec sans que, jusqu’à maintenant, une enveloppe budgétaire comprimée pour des raisons de dépense publique générale en baisse ne puisse s’y substituer. Clairement, la santé n’était plus depuis longtemps une priorité.

 

Interlude

– Effet pervers du politiquement correct ou l’arroseur arrosé : depuis une semaine, une quinzaine de militants LGBT et activistes de la lutte contre le sida ont vu leurs comptes Twitter et Facebook suspendus à cause de l’emploi du mot « pédé » dans leurs publications (Libération, le 28 mai).

– Libération (25 mai) dévoile un projet de transformation de l’Hôtel-Dieu de Paris en galerie marchande. Sur le modèle de ce qui s’est fait à Lyon ? Les décideurs parisiens n’ont-ils pas entendu parler du sort réservé à ce nouveau « temple du capitalisme », appellation incontrôlée qui lui a été décernée par les manifestants lyonnais depuis un an et conduisant la Préfecture à détourner depuis toute manifestation pour éviter les jets d’objets divers et variés à son encontre ?

– Trump fait taxer les produits chinois importés… or ce ne sont pas les chinois qui paient les droits de douane, mais les entreprises américaines qui importent des produits semi-finis qui leur sont nécessaires (Libération, le 26 mai).

– Pour les élèves retoqués de l’école, parce que « non prioritaires », Blanquer invente un nouveau sigle magique : les 2S2C (sport/santé et civisme/culture). Pour filer la métaphore, la coexistence du deuxième couple risque d’être « sportive ».

– Pedro Sanchez a osé négocier avec le petit groupe de 5 députés d’extrême gauche basque un donnant-donnant : abstention de ce groupe pour le vote sur la continuation de l’état d’alerte contre abrogation de la loi sur la flexibilité du travail. Réaction : un patronat et des syndicats ouvriers furieux d’avoir été court-circuités, alors qu’ils étaient en négociation et qu’en plus cette initiative risque d’incommoder l’UE pour le plan de mutualisation de la dette (Libération, le 26 mai).

– En début de semaine, le maire PCF de Grigny (Essonne) a porté plainte suite à un match de football ayant réuni 300 personnes au stade local. Ainsi, des villes qui, en temps normal, voient leurs bandes aller à la baston, ont dû apprécier le match de l’amitié Corbeil-Grigny à cette occasion. Aujourd’hui en France (28 mai) qui a mené une enquête sur le sujet fait état de nombreux matchs « sauvages » en Île-de-France, surtout depuis le 11 mai, La police aurait reçu l’ordre de ne pas intervenir à partir du moment où ne lui étaient pas signalés d’incidents.

– Magdalena Anderson, ministre des Finances de Suède déclare dans un entretien au journal Le Monde du 29 mai : « Je trouve très provoquant que des pays qui, de différentes manières depuis le début de la crise sanitaire, ont violé le marché intérieur en bloquant par exemple l’exportation d’équipements médicaux [en mars, la France avait saisi 4 millions de masques à Lyon, appartenant à une multinationale suédoise, dont la moitié était destinée à l’Espagne et l’Italie, ce qui avait failli déclencher un incident diplomatique entre Stockholm et Paris], nous parlent de solidarité.

– Édouard Philippe, au cours de son intervention jeudi soir 28 mai sur la seconde phase du déconfinement, s’est réfugié derrière les « décisions des ligues et fédérations » qui ont décidé, seules parmi les grandes fédérations européennes de football, d’arrêter précipitamment la saison indépendamment de l’évolution du virus ; quant à la Ligue 1, elle s’est abritée derrière l’interdit gouvernemental pour justifier sa décision (éditorial de Vincent Duluc, L’Équipe, le 29 mai). Match nul dirons-nous !

 

– On entend souvent dire que la politique économique de l’Allemagne est dictée par la peur historique d’une inflation qui aurait conduit indirectement Hitler au pouvoir. Or si cette inflation fut réelle au début des années 1920 et la tentative de putsch de la Brasserie de Munich de 1923 en fut en partie la conséquence, la période qui précéda l’arrivée d’Hitler au pouvoir fut au contraire celle d’une grande dépression avec une sévère déflation. On parle moins du fait que l’Allemagne a été marquée par un fait plus récent, la réunification qui l’a amené à assumer presque seule l’intégration de la partie Est de son territoire, l’UE intervenant surtout pour l’intégration de l’ex-bloc de l’Est de l’Europe.

S’il y a dans l’attitude allemande par rapport à la monnaie une part de rationalité : les ménages y sont moins endettés qu’en France 54,5 % du PIB contre 61,1 et moins propriétaires de leur logement 45 contre 62, ils sont plus épargnants 11,6 contre 8,4 (Italie : 2,5) ; elle contient aussi une part d’irrationalité car les actifs des ménages allemands ont augmenté de 4, 3 % pendant la période récente de rachat de la dette par la BCE (politique anti-conventionnelle dénoncée par la Cour de Karlsruhe, cf. Relevé V), alors qu’ils n’ont augmenté que de 3,7 entre 2004 et 2008 (Les Échos, le 26 mai).

– Le gouvernement prolonge le chômage partiel, mais en le rendant plus incitatif pour les patrons qui se voient mis à contribution à hauteur de 14 % des 84 % du salaire net versé par l’UNEDIC. Par contre il ne va pas jusqu’à remettre en cause la hiérarchie des salaires à travers sa prise en charge maintenue jusqu’à 4,5 fois le SMIC alors que tous les observateurs attendaient une baisse à 3,5 ou même à 2 (Les Échos, le 26 mai). Les mesures sont proches de ce que proposaient l’union patronale de la métallurgie et l’ensemble des syndicats de la branche, excepté la CGT.

Pourtant, dans l’ensemble le gouvernement continue sa politique de « distanciation sociale » envers les syndicats par une nouvelle ordonnance du 27 mai qui vise à raccourcir les prises de décision en période de crise sanitaire et éviter donc de les consulter pour chacune (Le Monde, le 29 mai). Les pratiques dérogatoires au droit du travail prises par ordonnances vont dans le même sens d’une urgence décrétée, comme celle qui vient d’être prise pour l’extension conjoncturelle du travail le dimanche au personnel administratif de l’assurance maladie.

– L’Espagne innove pour éviter la répétition de 2008. Nous avions parlé antérieurement de la proposition gouvernementale de « dette perpétuelle », puis du « revenu minimum vital » qui concernerait finalement 2,3 millions de personnes (800 000 familles en fait, proportionnellement à leur taille) et voici maintenant que suite à une menace de grève des loyers le 30 mars, Pablo Iglesias lance un moratoire sur les loyers ou une réduction de 50 % de son montant pour les personnes en difficulté, auprès des grands propriétaires immobiliers (plus de dix biens) dont seuls 30 % auraient déjà signés ; et il invite aussi les petits propriétaires à négocier avec leurs locataires (Le Monde, 27 mai). Pendant ce temps, les salariés de Nissan-Barcelone et leurs soutiens ont manifesté devant l’usine contre la fermeture annoncée et brulé des pneus (Le Figaro du 29 mai).

– En France, pour le mois d’avril, le nombre de personnes inscrites en catégorie A, c’est-à-dire n’ayant pas du tout travaillé le mois précédent, a enregistré une hausse historique de 843 000 personnes, soit + 22,6 % en un seul mois. En mars, la hausse en catégorie A, avait atteint 246 000 personnes (+7,1) « Sur trois mois, 1 065 200 demandeurs d’emploi supplémentaires sont enregistrés dans cette catégorie », note la Dares, l’institut statistique du ministère. Cette hausse brutale et inédite s’explique en partie par l’effondrement du nombre de personnes inscrites en catégorie B et C (qui ont travaillé respectivement moins de 78 heures, et plus de 78 heures durant le mois précédent) : ils sont 633 600 de moins en avril qu’en mars. « Ainsi, trois quarts de la hausse du nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A observée ce mois-ci est alimentée par des personnes inscrites en catégories B et C en mars », explique la Dares. Dit autrement : les petits boulots ont massivement disparu au mois d’avril (R. Godin et D. Israël, Mediapart, 28 mai).

Plus concrètement encore, des travailleurs de l’événementiel (maître d’hôtel, cuisiniers, serveurs, conducteurs) à l’arrêt complet depuis le confinement, ont manifesté à Cannes le 26 mai (Aujourd’hui en France, le 28 mai). De plus, ils sont menacés par le nouveau calcul des droits qui concerne aussi les intermittents du spectacle, autres « invisibles » du confinement.

– Il y a certes un début de reprise de la consommation, mais cela semble plus être le fait d’un rattrapage que dû à une frénésie compensatrice. L’incertitude sur l’emploi, mais aussi sur les vacances ne pousse pas à « manger » immédiatement les économies qui auraient pu être faites pendant le confinement. En effet, les embauches sont encore rares et concernent beaucoup plus que d’ordinaire un travail précaire là aussi de rattrapage et qui n’a donc pas vocation à se pérenniser.

Fort de ces constatations, le Medef compte proposer un mixage de relance par l’offre (baisse des impôts sur la production, report de charges ou même exonération pour l’embauche au premier CDI) et de relance par la demande (écochèques, aide à l’emploi même en sous-activité) avec l’accent mis sur l’embauche des jeunes. À noter que personne ne parle de réaliser ce dernier objectif sous la forme des brulots que constituèrent le contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1994 et le contrat premier emploi (CPE) en 2006. C’est l’apprentissage en alternance qui sera privilégié avec une prime à l’embauche pour l’employeur (entretien de Muriel Pénicaud, ministre du Travail au Figaro du 29 mai). Cela n’empêche toutefois pas des économistes orthodoxes comme Cahuc et Zylberberg (Les Échos, le 29 mai) de reposer la question de l’inégalité de situation entre insiders (favorisés d’après eux par leur position acquise et leur statut) et outsiders (entrants sur le marché du travail) dans la mesure où ni les patrons ni l’administration ne veulent que les seconds n’entrent sur le marché du travail dans les conditions des premiers.

Mais pour le moment, l’essentiel pour le patronat, semble être de recréer la confiance à chaque bout de la chaîne (capital et travail ; production et consommation) avec une croix tirée sur l’orthodoxie budgétaire (Les Échos du 29 mai). Du Keynes libéral où il faut que l’épargne accumulée9 se transforme en investissement et consommation sans toucher aux salaires.

Les planètes peuvent s’aligner temporairement pour les gouvernements si on pense que l’austérité ne sera pas acceptable par les opinions publiques et qu’elle n’est pas efficace pour relancer l’économie… sauf si un forcing d’une fraction du patronat sur la productivité/compétitivité avant tout venait à s’imposer.

– En contrepartie du plan d’aide à Renault10 le gouvernement a obtenu que la fabrication des futurs moteurs électriques de l’alliance entre les trois constructeurs du groupe, revienne à l’usine de Cléon alors que c’est une localisation en Chine qui était prévue. La stratégie du groupe passe par un découplage des territoires de marché (Renault a l’Europe, l’Amérique du Sud et le Maghreb), mais avec une tendance à la normalisation/unification de la RD et des plateformes communes (de 8 elles ne seront plus que 4) sur le modèle leader-follower. Renault l’est par exemple sur le Kangoo et le sera sur la voiture connectée, sauf pour la Chine, et l’électronique (Le Monde, le 28 mai), Nissan sur la voiture autonome, Mitsubishi sur les hybrides. Il ne s’agit plus de faire du volume, mais de réduire les coûts fixes avec comme objectif d’abaisser le « point mort11 » et de voir venir en étant capable de répondre à une nouvelle hausse de la demande si elle se produit

« C’est une méthode différente de ce qui se faisait sous Carlos Ghosn où tout était imposé pour tous d’en haut. Il n’y a plus de Gosplan mais la mise en commun d’une grande boîte à outils [le petit Deleuze et Guattari illustré pour dirigeants, ndlr] explique l’un des cadres de l’Alliance. À cet aune l’usine de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) doit apparaître comme un bien petit outil alors pourtant que le site a reçu en 2014 le trophée de l’économie circulaire pour son activité de remanufactoring  réduisant l’impact environnemental (Le Monde, le 29 mai). Un transfert à Flins (à 50 kms) serait toutefois prévu.

Renault est à l’image de l’évolution du pays, laboratoire industriel et social pendant les années de la reconstruction puis la première phase de la société de consommation ; laboratoire des restructurations à partir de la fin des années 1980 avec la liquidation de la « forteresse ouvrière » de Boulogne-Billancourt et les délocalisations. En bout de piste, Renault n’est plus définie en France par ses unités de production — même là où il en existe encore, comme à Douai où l’usine tourne à 20 % de ses capacités, 50 % à Maubeuge et Sandouville —, mais par son technocentre de Guyancourt où se trouvent le plus grand nombre de salariés. L’ingénierie et la conception, c’est ce qui reste de l’identité Renault liée à son histoire particulière depuis 1945 ; mais là aussi il est prévu le départ de 10 % du personnel.

Dans cette situation certains ont tendance à comprendre cette surcapacité comme étant une surproduction. Nous ne le pensons pas. La plupart des entreprises automobiles sont en surcapacité (la mondialisation a poussé à la course à la taille), mais en sous production pour maintenir des prix élevés en situation d’entente oligopolistique sur un marché déprimé. La concurrence ne s’y exerce pas par la compétitivité-prix puisque ces derniers sont à peu près fixes par gammes, mais par les marges bénéficiaires d’où les délocalisations, par la capacité à monter en gamme où les marges sont croissantes et par l’image de marque équivalente à une compétitivité-qualité.

– Le plan de relance européen de 750 milliards se fait théoriquement sur la base : « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » (Libération du 28 mai) même si on peut douter de l’esprit par rapport à la lettre (le journal ne va pas jusqu’à citer Marx comme référence de citation) puisqu’il faudra en rembourser une partie, certes à très long terme. Il faudra attendre 2021 pour bénéficier de l’ensemble du prêt qui en valeur absolue bénéficie surtout à l’Espagne (170 milliards) et l’Italie (140) puis la France (39) dans l’ordre d’après Le Figaro du 28 mai. Mais en valeur relative par rapport au PIB, ces chiffres se dégonflent puisque sur les 27 pays l’Espagne n’est que huitième, l’Italie douzième et la France dix-huitième. Ce sont les Peco (pays de l’Est de l’Europe faisant partie de l’UE) qui arrivent dans le peloton de tête avec le Portugal. Ils ont pourtant moins été touchés par le virus, mais il s’agit d’un savant calcul politique de la part des pays à l’initiative du plan, de façon à s’attacher leurs voix pour contrer les quatre « frugaux » (G. Duval, Alternatives économiques n°402, juin 2020).

Mais dans tous les cas, il s’agit d’un plan de relance pour la croissance. Point. L’urgence est de compenser en termes de croissance ce qui est financé et non pas d’initier/impulser un autre modèle de croissance. Nous l’avons vu pour l’automobile où comme le disent ministre de l’Économie et journalistes, « il ne faut pas envoyer Renault dans le mur12 » et pour ceux qui ont des Lettres politiques et historiques : « il ne faut pas désespérer Flins » (la plus « grosse » usine restante) ; il en va de même pour les compagnies aériennes où toutefois Air-France s’engagerait à fermer certaines lignes domestiques à moins de 2 h 30 de Paris en train, ce qui est le cas pour Bordeaux, Lyon, Nantes, mais pas pour Aix-Marseille, Nice et Toulouse (Aujourd’hui en France ; le 28 mai). Réseau Action Climat de Bordeaux a calculé que la suppression des trois liaisons avec Orly aurait un impact « insignifiant » sur les émissions de CO2. Il réclame la suppression pure et simple de tous les vols court-courriers et leur remplacement par le train, jugé « plus propre ». Même s’il roule grâce à une électricité d’origine nucléaire honnie des écologistes… (Le Monde, le 29 mai).

L’Allemagne nous suit avec le sauvetage de Lufthansa.

Les réaménagements pourraient bien n’être qu’à la marge. Dans le plan de relance européen la part prévue en direction des entreprises stratégiques évitera sans doute la mortifère concurrence intra-europénne qui régnait jusqu’à-là, mais il ne dit pas un mot sur la nature et l’intérêt de ces entreprises stratégiques. Tout juste a-t-on des premiers éclaircissements sur le financement, le plan prévoyant de recourir au maximum à des fonds propres tels ceux pouvant être obtenus par une taxation des GAFA, la taxe carbone aux frontières, la taxe sur le plastique à usage unique et une taxe sur les transactions financières (Les Échos, le 28 mai).

L’Espresso, pour sa part, suggère un dénouement en deux phases, « dans la première, celle que nous sommes en train de vivre, la priorité sera d’aider les entreprises en difficulté pour éviter des pertes d’emplois immédiates. Mais dans une seconde phase, celle de la reconstruction proprement dite, il est probable que les prêts et les aides européennes seront soumis à des conditions précises liées à la transition écologique. » (Courrier International, 28 mai).

Un exemple de ces tendances contradictoires en provenance des États-Unis : « l’électricité produite à partir de sources d’énergies renouvelables pourrait dépasser cette année celle produite par les centrales à charbon », souligne le New York Times. Selon le dernier rapport de l’Energy Information Administration, les centrales à charbon ne devraient produire « que 19 % de l’électricité du pays, devancées pour la première fois par la production d’électricité nucléaire ainsi que celle issue des énergies renouvelables » (éolien, solaire, barrages hydroélectriques, énergie géothermique et biomasse). Le quotidien y voit une mini révolution « liée en partie à la pandémie de Covid-19 » et qui intervient alors même que, depuis trois ans, le gouvernement Trump « tente de raviver l’industrie du charbon ». Le New York Times souligne également que « depuis 2010, le coût de construction des grandes fermes éoliennes a baissé de 40 %, tandis que celui des installations solaires a chuté de 80 % ». Mais l’après-pandémie pourrait être porteuse de moins bonnes nouvelles : ces dernières semaines, le gouvernement Trump a poursuivi son entreprise de démantèlement des mesures de protection de l’environnement, rapporte le Guardian. Les agences fédérales américaines ont notamment assoupli les normes de consommation de carburant pour les voitures neuves (Courrier International, le 28 mai).

– Le paradoxe est qu’au moment où le plan de relance européen s’affiche comme solidaire, on discute beaucoup de l’attractivité des différents pays de l’UE par rapport aux investissements directs à l’étranger (IDE) et d’autant plus en France qui, juste avant la pandémie arrivait en tête du classement annuel en 2019 avec + 17 % d’IDE, l’Angleterre suivant de près, les autres étant très en arrière. Comme les observateurs estiment que cette attractivité post Covid-19 sera tributaire de la qualité des plans de relance nationaux on voit mal comment la solidarité affirmée ne pourrait pas se transformer en compétition sur le modèle du « monde d’avant ». D’un autre côté l’attractivité ne doit pas non plus conduire les entreprises à faire leur marché sur des entreprises affaiblies par la crise sanitaire. C’est dans cette optique que le gouvernement a prévu un contrôle accru sur l’entrée au capital d’entreprises françaises en délimitant des secteurs stratégiques où la part étrangère ne pourrait pas dépasser 10 % du capital total.

Par contre dans le domaine de la santé, l’UE semble décidée à sortir du traitement régalien État par État qui a prévalu dans l’impréparation de ces derniers mois. Un fonds spécial de 9,5 milliards serait prévu (Les Échos, le 29 mai) contre 400 millions actuels afin que les errements nationalistes ne se reproduisent pas (cf. Interlude). Il s’agirait de « muscler la réserve stratégique » car la santé publique est devenue elle-même une « arme géostratégique », d’assurer les approvisionnements en produisant plus en Europe, mais apparemment on est encore loin du BARDA américain ni même de la loi américaine de 1983 qui visaient à orienter la R-D pharmaceutique pour ne pas laisser le champ libre à la main visible du marché que représente le Big Pharma qui ne s’oriente ni vers le traitement des maladies rares (non rentables) ni vers la production de médicaments bon marché pour les mêmes raisons.

Temps critiques, le 31 mai 2020

 



 

Le 1er juin 2020

Bonjour Jacques,

Un article paru ce matin dans le Financial Times complète utilement ce que tu as écrit sur le plan de relance européen : « L’Europe ne pourra pas construire un avenir fédéral à coups de tours de passe-passe ». L’auteur, Wolfgang Münchau (journaliste allemand très critique de l’orthodoxie économique de son pays), commence par dénoncer les annonces spectaculaires qui masquent la modestie de l’effort réel. Le volet prêts, par exemple, n’a aucune espèce d’importance puisqu’il y a aujourd’hui une offre abondante de prêts à faible taux dans le secteur privé. D’après les calculs de WM, la partie qui compte (subventions) s’élèverait à un peu plus de 400 milliards d’euros, dont 310 milliards sur quatre ans par le bais du fonds de relance, plus 11,5 milliards cette année. Si on divise 310 milliards d’euros par quatre, on obtient un effort budgétaire annuel d’environ 0,6 % du PIB de l’UE en 2019. C’est loin d’être négligeable, mais ceux qui pensent à un « moment hamiltonien » devront chercher ailleurs.

Par ailleurs, le plan comporte des mesures de c. 100 milliards d’euros pour financer les fonds structurels, le changement climatique, l’agriculture, la protection civile et la santé, ce qui permet d’affecter une partie des fonds à l’Europe central et de l’Est. Donc, encore 0,4 % du PIB européen par an en 2021 puis en 2022.

Bref, on est loin du bazooka budgétaire. En plus, on n’en est qu’au stade de la proposition qui suppose l’accord des 27. Les chiffres en fin de parcours risquent d’être plus faibles. Le fonds de relance comporte également des conditions (priorités d’investissement de la Commission). Puis il y a les « frugaux » nordiques. Il est peu probable qu’ils y opposent leur veto, mais ils trouveront le moyen de réduire la facture globale, ou d’obtenir des remises pour eux. Or, dans ce cas, cela voudrait dire que les pays comme l’Italie ou l’Espagne devront verser davantage pour rembourser les avances, et cela réduira d’autant le bénéfice net qu’ils auraient pu tirer du plan.
Enfin, la hausse de la dépense européenne risque d’être compensée par une baisse des dépenses au niveau national. Il n’y aura pas de réédition des programmes d’austérité, mais les règles budgétaires européennes sont toujours en place, ce qui fait qu’on attendra un jour de la part des pays bénéficiaires qu’ils rééquilibrent leurs comptes.

Bien à toi,
Larry

  1.  – https://lundi.am/Sur-la-pandemie-actuelle-d-apres-le-point-de-vue-d-Ivan-Illich []
  2.  – https://blogs.mediapart.fr/laurent-mucchielli/blog/260520/fin-de-partie-pour-l-hydroxychloroquine-une-escroquerie-intellectuelle. []
  3.  – https://www.facebook.com/patrick.champagnac.7 []
  4.  – https://www.nybooks.com/articles/2009/01/15/drug-companies-doctorsa-story-of-corruption/ []
  5.  – https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/confinement/coronavirus-les-libraires-ne-veulent-pas-rouvrir-6786538 ; et https://www.livreshebdo.fr/article/bruno-le-maire-reclame-un-accompagnement-specifique-pour-les-libraires Dans son journal du confinement, la libraire rappelait : « Bruno Le Maire a allumé une mèche folle. Jeudi matin, sur France Inter, le ministre de l’Économie a dit qu’il réfléchissait à une réouverture des librairies. Aussitôt, on s’est échangé des centaines de mails : une levée de boucliers générale (disons à 99,9 % !) des libraires. Nous demandions qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale des vendeurs en ligne, et donc que le livre ne soit pas considéré comme un produit de première nécessité. Nous ne demandions pas la réouverture de nos librairies. Nous ne voulons pas être des vecteurs de propagation du virus. ».

    De bonne foi, de nombreuses personnes ont ainsi pu se tromper complètement en pensant que le gouvernement jugeaient prioritaires les bureaux de tabac plutôt que les librairies. Il est vrai que la plupart vendant les journaux il pouvait y avoir ambiguïté. []

  6.  – « Sur le plan intérieur, quelques légitimes réserves, ont, comme toujours, été émises dans la phase d’instruction, souligne Jean-Pierre Raffarin, mais la communauté scientifique — l’Inserm, l’Institut Pasteur, le P4 de Lyon et Alain Mérieux — avait les arguments pour les lever et convaincre le président et les six ministres concernés, je ne me souviens pas de problème lors des réunions interministérielles. » Alain Mérieux a fait campagne en faveur de la demande chinoise d’un laboratoire P4 dès le milieu des années 1990. « Le monde de la défense était extrêmement réservé, rapporte à Mediapart un haut cadre de sécurité nationale. Les risques liés à des projets biologiques secrets de la Russie et de la Chine étaient constamment dénoncés par les services de renseignement. Mais un rouleau compresseur pro-chinois essayait de faire croire qu’il s’agissait d’un grand projet. Durant la période de cohabitation [1997-2002, NDLR] nous avons bâti une stratégie pour mettre un feu rouge, en opposant des demandes de garanties aux projets d’accords qui se sont succédé. » « Le pouvoir politique ne voulait pas faire obstacle à cette demande de la Chine », et l’administration étant divisée, le clan Mérieux a fini « par avoir gain de cause », poursuit le haut fonctionnaire. « On savait tous qu’il y avait un risque. La question était : est-ce que cette prise de risque en vaut la peine ? Et aussi est-ce que l’on pourra contrôler l’installation ou pas ? La plupart des experts jugeaient à juste titre qu’on ne contrôlerait rien du tout. » []
  7.  – HAS : Choix méthodologique pour l’évaluation économique à la HAS, 82 p., octobre 2011. []
  8.  – https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2013-1-page-25.htm. Et pour tout ce passage, cf. l’article de Benjamin Lalbat aka Ben Malacki pour L’orage.org : « Restructuration et rentabilité statistique à travers la gestion pandémique. Chapitre 1 » https://lorage.org/2020/05/22/restructuration-et-rentabilite-statistique-a-travers-la-gestion-pandemique-chapitre-1-criteres-de-rentabilite-covid-19-et-reification-de-la-maladie/ []
  9.  – Nous ne faisons pas référence ici à l’épargne des riches, car sur les 48 milliards de flux nets outre ce qui a rejoint les dépôts à vue des comptes courants, la grande majorité des dépôts rémunérés a été placée sur un livret A. Par ailleurs, les ménages se sont désendettés au niveau de 4,5 milliards, soit une épargne totale de presque 55 milliards. Cela représente deux à trois fois plus qu’à l’habitude. []
  10.  – Le nouveau PDG, J.-D. Sénard tient à préciser dans un entretien au journal Le Monde du 29 mai, suite à une question que tout le monde se pose sur un prêt qui aboutirait à des licenciements même s’ils ne sont pas « secs » : « le prêt à Renault n’est pas un prêt de l’État, mais un prêt des banques garanti par l’État et donc à rembourser. » []
  11.  – Cf. Relevé de notes II, note 2. Quant au coût fixe, il devrait en théorie être rapporté à des coûts unitaires calculés sur 1,1 million de véhicules produits/an alors que l’entreprise n’en produit plus que 650 000. Ghosn a représenté l’archétype du mondialisateur poussant au gigantisme dans une période traversée par le scandale du dieselgate, la demande décroissante de véhicules thermiques par une population plus sensible aux questions climatiques et de plus en plus persuadée que les incitations vont porter sur l’acquisition de voitures électriques, la demande faiblissante depuis de longs mois en Chine avant même le coronavirus…D’où le problème des stocks. []
  12.  – À Édouard Philippe qui a promis de sauver les sites Bruno Le Maire répond en fustigeant « la politique qui a échoué, celle qui consiste à faire de grandes déclarations sur les micros en disant : “j’exige de Renault qu’il ne fasse aucune fermeture de site et qu’il ne se sépare d’aucun salarié”. Tout ça ce sont les vieilles déclarations du XXe siècle, pas la politique du XXIe » (entretien sur BFM-TV, le 25 mai). []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XX

Quand la forme réseau de l’État résorbe progressivement les institutions…

– Trois grands corps de l’inspection générale des services de l’administration (affaires sociales, finance et administration) vont être concernés par la réforme d’Amélie de Montchalin, ministre de la Transformation et de la Fonction publiques (sic) (Le Monde le 7 mai). La semaine suivante, c’est la réforme de la haute fonction publique qui a conduit le Syndicat de la juridiction administrative (SJA) et l’Union syndicale des magistrats administratifs (USMA) à appeler à la grève. Les magistrats administratifs sont « les victimes collatérales d’une réforme qui n’a pas été pensée pour eux », dénoncent les deux organisations qui s’opposent, entre autres, à l’obligation de mobilité en début de carrière. « Être sur le terrain » traduit la ministre (Les Échos, le 21 mai). Dans le même souci de supprimer effectivement la conjonction de coordination de son ministère, une réforme des fonctions de préfet et de sous-préfet est aussi à l’ordre du jour

– En provenance de « l’opposition » cette fois : le patron du PS, Olivier Faure, s’est excusé jeudi de « l’expression malheureuse » employée la veille lors du rassemblement des policiers, lorsqu’il a parlé d’un « droit de regard » de la police sur les peines prononcées. Il s’était attiré les foudres de LFI et des écologistes pour avoir déclaré qu’il fallait ne pas « déposséder la police des peines administrées » et « qu’elle puisse avoir un avis sur la question, jusqu’aux aménagements de peine ». La chef de file des députés PS, Valérie Rabault, s’était désolidarisée de cette position (Les Échos, le 21 mai).

– Dans les régions rurales les services publics tendent à être regroupés pour des raisons d’économie budgétaire de l’État et ils sont remplacés par des « Maisons France Services » aux activités multifonctions dont seule une partie est prise en charge par l’État, le reste devant être assuré par les collectivités locales (cf. l’enquête dans les Ardennes, Libération, le 14 juin).

– Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1772, à Arrans (généralité de Dijon), dix-huit villageois brisent la clôture d’une prairie appartenant à un notable et s’emparent du foin qui y a été coupé : ils revendiquent « la possession où ils sont depuis plus de trente ans et même un temps immémorial et sans interruption de vendre et publier annuellement en délivrance la seconde herbe de la prairie ». C’est l’une des 9 903 révoltes populaires survenues entre 1620 et 1820 en France et regroupées par deux post-doctorants, Cédric Chambru (économiste) et Paul Maneuvrier-Hervieu (historien), sur une carte interactive accessible aux chercheurs et au public sur le site de l’université de Caen (Historical Social Conflict Database). On y trouve la description de l’événement, qu’il s’agisse d’une simple bagarre entre gendarmes et jeunes gens éméchés après une fête de village ou d’une révolte urbaine impliquant des milliers de personnes. En France, le nombre d’événements recensés s’attaquant, physiquement ou oralement, à une personne, des biens ou des symboles représentant un pouvoir politique, religieux ou économique augmente fortement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : il passe de moins de 500 entre 1730 et 1740 à 700, puis à 750, 900 et 1 300 au fil des décennies suivantes, pour culminer à 1 600 entre 1780 et 1790 lorsqu’éclate la Révolution française. Le motif le plus courant de ces conflits concerne la résistance à la fiscalité (environ 3 500 sur 10 000), qu’il s’agisse de s’attaquer aux percepteurs ou aux douaniers, de brûler les registres fiscaux ou de manifester contre une hausse de taxe… La deuxième cause de conflictualité concerne la question des subsistances (2 300 événements), qu’il s’agisse de piller des magasins – surtout les boulangeries –, d’attaquer des convois de grain ou de farine traversant la région, de manifester son mécontentement contre la hausse des prix sur les marchés ou les places publiques, de violenter les commerçants accusés d’être des « accapareurs », etc. En troisième position arrive la résistance à l’appareil d’État – affrontements avec l’armée, la police ou la « maréchaussée » (1 250) – par exemple pour libérer des personnes arrêtées précédemment. Loin derrière viennent les conflits liés au travail (440), puis les actes hostiles contre les seigneurs, les ecclésiastiques, les aristocrates, les notables, les municipalités… Plus que la lutte des classes, ce panorama de la révolte sociale met donc en lumière la mise en cause de l’autorité de l’État et de sa manifestation la plus marquante pour la vie quotidienne des « sujets » de l’Ancien Régime, comme plus tard des citoyens de la République : le prélèvement de l’impôt. Le « gilet jaune » se porte depuis bien longtemps nous dit Antoine Reverchon dans Le Monde, le 21 mai.

Ce petit historique tendrait à montrer une permanence de la révolte fiscale qui engloberait toute spécificité et finalement historicité du mouvement des Gilets jaunes. Ainsi, pour Reverchon, on aurait eu affaire à « deux siècles de Gilets jaunes ». On peut en douter. Ces révoltes fiscales sont certes récurrentes, mais ce sont des révoltes d’Ancien Régime et d’ailleurs son exemple le plus récent remonte à 1790. Elles sont en fait beaucoup plus rares en temps de république parce que le consensus démocratique se construit aussi autour de la légitimité de l’impôt et des taxes principales que les « citoyens » acceptent de payer pour financer ce qui apparaît (à tort ou à raison) comme des dépenses collectives ou pour le bien commun. Ce qui fait que les rares révoltes fiscales contemporaines ne concernent que des catégories socio-professionnelles bien précises comme les artisans et commerçants (UDCA et Poujade dans les années 1950, Cid-Unati et Nicoud dans les années 70) qui, pour différentes raisons, se sentent pressurés ou broyés par la machine d’État sans en profiter autant que les autres (par exemple les artisans et commerçants étaient encore exclus de la couverture sociale au début des années 1970, alors que les paysans au même statut d’indépendants y avaient été progressivement inclus). Avec la révolte des Gilets jaunes on a un mouvement de révolte d’une tout autre ampleur parce que touchant des catégories beaucoup plus variées qui, comme à l’époque pré-révolutionnaire des années qui précèdent 1789, partent d’un refus concret mais le dépassent par une remise en cause de la légitimité du pouvoir en place. Mais avec le mouvement des Gilets jaune, c’est la légitimité républicaine qui est remise en cause au nom des principes de la république parce que l’égalité des conditions s’effacerait devant le retour des privilèges (cf. les références positives à la Révolution française et en contrepoint la haine contre la « Macronie » comme nouvelle royauté).

– Parmi l’évolution linguistique, la notion de « sûreté » qui avait sa part d’objectivité a laissé place à la notion de « sécurité » qui repose sur la subjectivité et le ressenti. C’est à partir de cette dernière notion que se discute aujourd’hui la question de la plus ou moins grande « insécurité » par rapport aux périodes historiques précédentes. D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur ne se cache pas de préférer le bon sens du boucher charcutier de Tourcoing aux études de l’Insee (Libération, le 21 mai). Il est vrai que les chiffres sont parfois trompeurs puisque l’affinement de la comptabilisation des violences et la déclaration de celles-ci augmentent mécaniquement les chiffres sans que forcément les faits soient croissants. Il en est de même quand la définition des faits de violence change au point que l’extension de son domaine (par exemple il y a eu récemment un durcissement et un élargissement du délit de « coups et blessures volontaires ») augmente là aussi mécaniquement les chiffres. Et pour ce qui est du projet de loi « sécurité globale, on peut dire que la tentative d’étendre le champ est maximale. Les économistes néo-libéraux diraient à ce propos qu’on a un exemple stylisé d’une prophétie auto-réalisatrice.

– Dans les discussions en cours entre les syndicats de soignants et les pouvoirs publics sur les salaires, on entend de supposés experts parler d’une nécessaire « débureaucratisation » des hôpitaux comme si ces établissements en étaient restés à « l’administration générale » de Flayol… Un bon exemple de ce changement de structure nous est fourni par la grève des « techniciens » de l’hôpital, c’est-à-dire en fait du personnel non-soignant, dont nous avions dit dans un de nos relevés de notes que sa part représentait en France plus de 35 % de l’ensemble du personnel. À mots couverts des journaux comme Le Figaro et Les Échos avaient présenté cela comme une anomalie, mais en cohérence avec la prétendue enflure spécifique du personnel administratif en France. La récente grève vient rappeler qu’aujourd’hui les chaînes de travail (et de « valeur »), y compris dans l’administration, sont bien plus complexes qu’une lecture superficielle des chiffres peut le laisser entendre.

… ses formes régaliennes issues de l’ancienne forme nation se durcissent

– La crise du Covid a révélé qu’en dépit de plus de soixante ans de construction européenne visant à décloisonner, le réflexe des États face à une menace extérieure, comme déjà en 2015, reste de contrôler ou de fermer leurs frontières nationales. Le code Schengen, qui régit les possibilités des États en la matière, a montré toutes ses limites. Comme le constate une étude de la Fondation Schuman, les États membres, jouant sur ses zones d’ombre et sa souplesse, l’ont amplement « contourné ». « Certaines situations ont mené à des violations du droit fondamental des Européens à circuler librement, en particulier pour retourner dans leur pays », pointe même la fondation. Cette crise a de fait créé un dangereux précédent. Personne n’est sûr que les gouvernements renonceront à ces contrôles qui plaisent tant à une partie de leurs électeurs. Comme Clément Beaune, le secrétaire d’État aux Affaires européennes l’a affirmé, il y a « un risque que l’idée que la frontière n’est pas un leurre s’installe » (Les Échos, le 14 juin).

– Le progrès technologique qui a été si profitable à l’expansion des multinationales géantes ne s’essouffle pas, mais il se divise, ce qui produit le même effet. On assiste un peu partout à une montée du nationalisme technologique. Les puissances, Chine et États-Unis en premier lieu, mais aussi l’UE, cherchent à être plus indépendantes. Il sera donc de plus en plus difficile pour les entreprises multinationales d’être puissantes à la fois aux États-Unis et en Chine, de rester implantées et de se développer dans les deux territoires. C’est déjà le cas de Huawei mis hors jeu par l’administration américaine. C’est celui de Microsoft en train d’être chassé des ordinateurs de la bureaucratie chinoise. Tesla, soupçonné de tracer les militaires chinois, ou Nike, boycotté pour avoir interrompu ses approvisionnements pour les Ouïgours au Xinjiang, ont également du souci à se faire. Quant aux entreprises géantes chinoises qui ont commencé plus tardivement à s’internationaliser, la conquête hors Asie se heurte à des barrières commerciales et réglementaires croissantes. Même l’Union européenne, pourtant ouverte, prend des mesures pour contrôler leurs acquisitions sur son territoire (Les Échos, le 21 mai).

– Le code d’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) mis en place par Sarkozy en 2004 vient encore d’être remanié sans éviter le fait qu’il continue à être une machine à produire des personnes sans-papiers puisque la loi oblige ces derniers à se déclarer demandeurs d’asile pour ensuite être régularisés… alors qu’ils ne sont pas demandeurs d’asile. Comme beaucoup d’entre eux cherchent en fait un travail qu’ils trouvent, un adjuvant de 2012 a été rajouté pour permettre l’embauche d’un salarié déclaré en préfecture et payé au moins au SMIC, mais à condition qu’il soit en France depuis déjà de 3 à 7 ans avec la preuve de feuilles de paie, alors justement que la plupart du temps ils n’en ont pas. Ces travailleurs sont à la merci d’un contrôle et d’un arrêté d’obligation de quitter le territoire, à la merci aussi de tout le système de sous-traitance qui anime la division capitaliste du « marché du travail » aujourd’hui dans des secteurs non délocalisables. C’est l’institution qui produit à la fois l’illégalité de ces statuts et conditions de travail et transforme ceux qui en sont victimes en travailleurs illégaux (cf. Judith Balso, « Sans-papiers, travailleurs de force et de poussière »,Libération, le 18 mai).

Inégalités

– Selon l’Insee, avant toute forme de redistribution, les inégalités sont très fortes en France. Les revenus des 10 % les plus riches sont alors treize fois plus élevés que ceux des 10 % les plus pauvres. Selon les calculs usuels de transferts, ce ratio chute à sept fois. Mais en intégrant les transferts en nature et les services publics, les revenus des 10 % les plus riches ne sont que trois fois plus élevés que ceux des 10 % les plus pauvres. L’étude souligne combien « les services publics de santé et d’éducation jouent un rôle déterminant dans la réduction des inégalités ». Pour les 10 % les plus pauvres, ces transferts « en nature » représentent 1,7 fois la valeur des transferts monétaires et contribuent à 44 % de leur niveau de vie après transferts. Pour les 10 % les plus riches, ce dernier chiffre n’est que de 7 %. En euros, ces transferts représentent 12 600 euros par unité de consommation pour les 10 % les plus pauvres et 6300 euros pour les 10 % les plus aisés. Ces transferts permettent ainsi de compenser l’aspect largement non redistributif des retraites, qui sont proportionnelles aux salaires de départ. La santé et l’éducation sont donc les deux piliers de ces transferts. Les personnes les plus modestes sont aussi celles qui connaissent le plus de problèmes récurrents de santé, notamment en raison de leurs conditions de travail, et qui ont par conséquent recours plus souvent au système de santé. Face à un scénario où chacun devrait individuellement payer le prix de ses propres dépenses de santé, les plus pauvres bénéficient là d’un soutien majeur grâce à l’aspect redistributif et solidaire du système de Sécurité sociale. Il en va de même de l’éducation. Contrairement à une idée reçue selon laquelle l’éducation publique profiterait davantage aux plus riches parce que leurs enfants ont des scolarités plus longues, l’étude montre que la réalité est beaucoup plus complexe. Certes, les 10 % les plus aisés perçoivent 11,9 % des dépenses d’éducation du supérieur, contre 7,4 % des dépenses du primaire et secondaire. Mais les 10 % les plus pauvres perçoivent 16,1 % des dépenses du supérieur et 14,6 % des dépenses du primaire et secondaire.

Globalement, les dépenses de ces deux premiers niveaux représentent 80 % de l’ensemble et sont fortement redistributives (ce qui n’est pas le cas des dépenses du supérieur qui profitent effectivement plus aux 20 % les plus riches qu’aux classes moyennes et populaires a fortiori). Enfin, les allocations-logement sont également fortement redistributives : 44 % de ces dépenses sont destinées aux 10 % les plus pauvres. Quant aux services publics non individualisables, ils profitent tant aux plus pauvres qu’aux plus aisés, dans la mesure où ces derniers se concentrent dans des zones urbaines où ces services sont les plus présents. Cela induit cependant aussi une fonction globalement redistributive. Cette situation est d’autant plus importante que l’impact de la fiscalité est globalement négatif sur les inégalités si on intègre la TVA et les impôts sur la production. Ce sont ainsi bien les 10 % les plus pauvres qui contribuent le plus au regard de leurs revenus avant transferts. L’ensemble des prélèvements pour ce décile est de 68 % des revenus, principalement en raison de la fiscalité indirecte. À l’inverse, ce sont bien les 10 % les plus aisés qui, au total, contribuent le moins (53 % de leurs revenus avant transferts), quand bien même ils paient la part la plus élevée de l’impôt sur le revenu. La fiscalité a donc un effet — qui contribue à creuser de 5 % les inégalités (Romaric Godin, Mediapart, le 28 mai).

– Étonnement : au premier trimestre 2021 le revenu disponible brut des Français n’aurait baissé que de 0,2 % soit une baisse du pouvoir d’achat de 1 %… mais ce dernier resterait supérieur de 1,2 % à celui de 2019 au quatrième trimestre ; mais c’est le ressenti qui n’est pas le même et à ce sujet, 90 milliards d’euros d’épargne supplémentaire sont en suspens1 (Le Monde, le 29 mai). Or, on assiste aujourd’hui à une sorte de désaccumulation de la consommation en parallèle de la désaccumulation de capital. La croissance du « seconde main » dans le vêtement et du marché de l’occasion dans l’automobile en sont les signes les plus marquants. Cela est congruent avec une plus grande mobilité des personnes et des goûts même si les dépenses de cocooning ont aussi augmenté pendant le confinement. Rien de révolutionnaire là-dedans puisque l’alternative que représente l’économie circulaire est parfaitement intégrée à l’économie de plateforme qui la sous-tend. Élodie Juge de l’université de Lille précise même que les Vinted et Le Bon coin participent pleinement de la conception néo-libérale des échanges en tant qu’école pratique de commerce entre vendeurs et acheteurs à la recherche de petits « profits » plus que de marchandises satisfaisant des besoins précis. Le néo-libéralisme est bien de l’ordre du désir (Libération, le 29 mai). Mais surtout, les perspectives pour 2021 marquées par une vive reprise s’annoncent encourageantes. Selon l’Insee, en dépit d’une inflation qui devrait remonter à 1,5 % en moyenne cette année, la hausse du pouvoir d’achat des ménages devrait nettement s’accélérer, pour atteindre 1,8 % (+1,4 % par unité de consommation, en tenant compte de l’évolution démographique). « La reprise de l’activité va permettre aux ménages de retrouver les revenus tirés de leur emploi », explique Olivier Simon, chef de la division synthèse conjoncturelle de l’Institut (Les Échos, le 2 juillet). Cette croissance sera due à la hausse des revenus d’activité malgré la baisse des aides exceptionnelles, dont les mesures de chômage technique.

– Piketty et Zucman ont montré que la part de l’héritage dans les revenus avait baissé jusqu’aux années 70 avant d’augmenter sans cesse depuis. Ce retour de l’héritage est à la fois prôné par le gouvernement comme une vertu des « solidarités familiales » et revendiqué par les familles les moins aisées qui sont celles qui sont le plus attachées au principe. Elle l’intègre paradoxalement comme une conséquence de la méritocratie (de l’épargne travailleuse par exemple par rapport à la consommation des riches). À partir de là une taxation sur l’héritage des riches dans le but de réduire les effets dynastie serait impopulaire (Télérama, 14 avril 2021).

– « La pandémie a ralenti le processus en cours de forte croissance des salaires minimums et de convergence des salaires minimums entre les pays de l’Union », concluent deux chercheurs de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et la qualité du travail (Les Échos, le 10 juin 2021) et là où il s’est accéléré par volontarisme politique comme en Espagne avec l’arrivée de Sanchez au pouvoir si l’impact a été bon sur le niveau et les conditions de vie, le bilan est moins bon pour les créations d’emploi. Les économistes de la banque d’Espagne (et proches du patronat) constatent que les plus affectés, selon eux, ont été les jeunes qui peinent à décrocher un premier emploi, les travailleurs précaires,  les ouvriers agricoles et les plus de 45 ans au chômage qui ont des difficultés à retrouver un emploi (ibid.).

– « Les employés du commerce de détail démissionnent à un rythme record pour un travail mieux rémunéré… Les Américains abandonnent leurs emplois par millions, et le commerce de détail ouvre la voie avec la plus forte augmentation de démissions de tous les secteurs. Quelque 649 000 travailleurs du commerce de détail ont déposé leur préavis en avril, le plus grand exode d’un mois de l’industrie depuis que le département du Travail a commencé à suivre ces données il y a plus de 20 ans… »2.

– La métropole de Lyon va mettre en place un revenu de solidarité jeune (RSJ) au niveau de 400 euros pour tous les moins de 25 ans, français ou étrangers en situation régulière domiciliés depuis au moins 6 mois. Cela concernerait 2000 personnes par an. Le président de la métropole se défend à l’avance de toute mesure d’assistanat, car il estime que le chiffre de 400 euros est trop bas pour décourager la recherche de travail. Libération, le 11 juin qui mène une enquête sur ce point signale que la notion de revenu universel pour tous « ne passe pas » dans le grand public, car personne ne comprend pourquoi les hauts revenus la toucheraient ; par contre l’idée pénètre parmi les couches défavorisées (rappelons que B. Hamon avait fait seulement 6 % à l’élection présidentielle de 2017 sur ce cheval de bataille. Pourtant, pour la sociologue du travail Danielle Linhart qui signe dans le même journal un hymne au travail qu’il suffirait simplement de libérer du lien de subordination à l’employeur pour lui redonner son caractère créatif et citoyen, cette mesure entraînerait une difficulté encore plus grande à mener des luttes ayant pour enjeu la critique du travail tel qu’il est puisque, finalement, la contrainte au travail s’allégerait. À l’opposé d’une Dominique Méda qui prône la déconnexion entre revenu et travail, elle reste dans le paradigme du travail.

– En France, seulement 29 % des dirigeants d’entreprise disent vouloir pérenniser l’utilisation du télétravail (étude Viavoice pour Sopra Steria, 23 avril). Mais ce chiffre atteint 80 % parmi les dirigeants d’entreprises de plus de 1 000 salariés, et seulement 23 % parmi les patrons de PME de moins de 100 salariés. Si le Covid-19 a accéléré à marche forcée l’usage du télétravail dans le monde, des disparités importantes existent selon les pays. Certes, selon les statistiques du Forum économique mondial (« The Future of Jobs Report », octobre 2020), 44 % des employés de la planète déclarent avoir été en mesure de travailler à distance pendant la pandémie, tandis que 24 % déclarent ne pas avoir pu le faire. Mais, parmi ces télétravailleurs, la plus grande part (38 %) exerce leur métier dans les pays à hauts revenus, 25 % dans les pays à revenus moyens supérieurs, 17 % dans les pays à revenus moyens inférieurs, 13 %  dans les pays à faibles revenus. Les entreprises offrant le plus d’occasions de télétravail sont dans le secteur de l’assurance et des technologies de l’information : 74 % de leurs salariés affirment avoir télétravaillé. Alors que les services à la personne, l’alimentaire, l’agriculture, le commerce de détail, la construction ou le transport offrent peu d’occasions de pratiquer le télétravail. Finalement, l’amélioration de la productivité par le télétravail reste circonscrite à certaines populations, à certaines tâches, à certains pays, à certaines cultures. En fin de compte, le télétravail est davantage un projet de société qu’une affaire de productivité. Certains pourront librement y adhérer ou pas selon certains critères, mais ce n’est assurément pas un modèle d’activité que l’on pourrait généraliser à des ensembles culturels éloignés de l’idéologie de l’élite du business occidental (Le Monde, le 4-5 juillet).

– Ioana Marinescu, enseignante à l’université de Pennsylvanie dans « Faut-il imposer un salaire maximum » relève que les gains de productivité importants depuis 1980 ont été inégalement répartis du fait que le salaire médian a baissé alors qu’augmentaient les hauts salaires.. Néanmoins, pour elle, la taxation de ces hauts salaires ne serait pas une solution ; elle n’empêcherait pas la baisse de ce même salaire médian car la cause n’en est pas la même (ce n’est pas parce que l’un baisse que les autres montent). En effet, la baisse du salaire médian serait essentiellement due à la division internationale du travail qui met les salariés des pays riches en concurrence avec ceux des pays pauvres ou émergents ce qui rogne les avantages acquis par les premiers ; alors que la hausse des hauts salaires serait liée à l’innovation et à la créativité d’une fraction capitaliste même si ce n’est pas celle qui domine. Sans qu’elle l’exprime directement, c’est un nouveau signe de l’évanescence de la valeur.   

– Dans le cadre du tout est équivalent dans et pour le monde de l’information, une page entière du journal Le Monde (3 juin) est consacrée aux nouveaux « forçats du boulot ». D’un côté, le haut du panier avec des « juniors » de Wall-Street : « Épuisés, treize jeunes travaillant pour Goldman Sachs ont sonné l’alarme en début d’année » (salaire moyen en début de carrière transformé eu euros : 100 000 et 500 000 au bout de 5 ans… s’ils tiennent le coup). C’est apparemment la même situation qui domine à la City puisque d’après Daniel Beunza Ibanez, professeur de l’École de commerce de la City University of London, en pleine crise, les banques n’ont pas embauché et en demandent toujours plus aux débutants censés préparer les dossiers de fusions/acquisitions ou d’introduction en Bourse… de leurs supérieurs. De l’autre un chroniqueur se penche sur le sort des start-upers de base : « Sur le sujet, les start-ups se laissent facilement entraîner par la dynamique de croissance exponentielle qui leur fait confondre management toxique et engagement total. Et l’absence d’intelligence émotionnelle peut rendre aveugle aux risques encourus par les salariés. À tel point que les dirigeants de start-ups sont nombreux à être surpris, ou à feindre de l’être, par les propos des victimes. Et, malgré l’avalanche de témoignages de maltraitance ou de burn-out, ils restent longtemps dans le déni et peinent à en sortir ». Pour Caroline Pailloux, directrice générale d’Ignition Program, une entreprise de recrutement et de formation au management de hauts potentiels spécialisée dans les start-ups : « Les dirigeants sont persuadés que les gens qui les rejoignent souhaitent d’abord assouvir leur ambition, répondre à un challenge. On doit leur expliquer que le sentiment d’appartenance ne passe pas obligatoirement par la violence opérationnelle. Et ce n’est pas parce que des collaborateurs acceptent de se faire mal qu’on doit tolérer tous les comportements. » Sans commentaire.

Interlude

  • d’Olivier Véran, le ministre de la Santé (Le Parisien, le 12 juin) : « Je suis passé de journées composées à 200 % par du covid à des journées composées à 100 % par du covid résultat, cela me laisse 100 % pour faire autre chose… ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas la bosse des maths !
  • Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, assène (Les Échos, 9 juin) : « Il faut faire attention à ne pas passer du “quoi qu’il en coûte” au “quoi-qu’il-en-coûtisme”. »
  • Promesse de Jean-François Delfraissy, le président du Conseil scientifique (Europe 1, 11 juin) : « Cet été, nous allons nous mettre un peu en veilleuse. »
  • Le collectif Coiffure en lutte prône une tarification « non genrée », reprenant ce constat fait par des associations de consommateurs : les prix des produits étiquetés « pour femmes » sont plus élevés que ceux destinés aux hommes (Ouest France, 10 juin). « Aujourd’hui, un homme aux cheveux longs va payer moins cher sa coupe qu’une femme aux cheveux longs, explique le collectif. Et, inversement, une femme aux cheveux courts va payer plus cher qu’un homme. » Ce collectif semble vraiment révolutionnaire car il prend les choses à la racine [NDA]. Le Canard enchaîné le 16 juin titre :« Bien engagé derrière les oreilles ». C’est dire si le privé est devenu politique !

Taux d’intérêt, inflation, bulle

– P. Artus, dans son article : « Les politiques monétaires ultra-expansionnistes ont fait disparaître le concept de valeur fondamentale des actifs, et par conséquent le concept de bulle » (Le Monde,30-31 mai) explique d’une part comment une augmentation des prix des actifs ne conduit pas forcément à une bulle tant que les banques centrales sont tenues de maintenir des taux relatifs très bas par rapport aux taux de croissance pour garantir la solvabilité de la dette des États ; et d’autre part qu’il est difficile de parler de bulle (écart entre valeur fondamentale de l’actif et prix) quand la valeur fondamentale devient difficilement évaluable. Il en découle qu’il n’y a plus de prix « normal ». Tout prix est possible dans le cas d’une telle indétermination. « Cette dynamique explique la très forte hausse de certains prix d’actifs observée aujourd’hui. Mais pour lui ce n’est pas une bulle, c’est la conséquence de la rapidité de la création monétaire due aux politiques expansionnistes des banques centrales, dans une situation où la disparition de la valeur fondamentale des actifs permet une forte hausse des prix sans emmener ceux-ci très au-dessus de la valeur fondamentale. Cette valeur étant arbitrairement élevée, les prix des actifs peuvent eux-mêmes monter sans limites. » (Artus, ibid.). Certains économistes, dont Larry Summers, l’ancien secrétaire américain au Trésor, estiment au contraire que les pays occidentaux entrent dans une longue période d’inflation. D’une part, les tensions sur l’organisation de l’industrie mondiale risquent de durer, car construire une nouvelle usine de puces électroniques pour répondre à la demande prend des années. Par ailleurs, les États ont mis en place d’énormes plans de relance comme celui de la BCE ou celui de Biden ce dernier étant clairement perçu comme inflationniste. Cette évolution de Summers est significative puisque le 27 mars 2021 il déclarait au New York Times : « À mon avis, il existe une probabilité d’un tiers pour que des perspectives inflationnistes significativement au-dessus de la cible de la Fed de 2 % s’installent durablement, d’un tiers pour que la Fed induise une importante instabilité financière ou une récession et d’un tiers pour que l’issue soit conforme aux espoirs des responsables politiques ».

Joseph Stiglitz, quant à lui, penche pour une inflation conjoncturelle liée à la complexité des flux globalisés. Pour lui, l’actuelle pression inflationniste résulte pour l’essentiel de goulots d’étranglement du côté de l’offre à court terme, qui sont inévitables lorsque redémarre une économie stoppée temporairement. Seulement voilà, lorsque toutes les nouvelles voitures recourent à des semi-conducteurs et que la demande automobile se trouve plongée dans l’incertitude (comme elle l’a été durant la pandémie), alors la production de semi-conducteurs est nécessairement limitée.

À propos des semi-conducteurs un article de Libération, le 25 juin sur Taïwan alerte sur les conditions de leur production. En effet, plusieurs grandes entreprises comme ASE et Canon empêcheraient, en toute illégalité, leurs ouvriers étrangers non taïwanais de sortir de l’usine et même des dortoirs y compris pendant leurs périodes de congé sous prétexte d’urgence sanitaire. Une mesure qui ne concerne pas les salariés autochtones et ceux-ci sont même appelés à dénoncer les contrevenants. Un député du parti nationaliste chinois déclare : « pas de droits de l’homme quand il s’agit de vie ou de mort ». C’est que maintenir la production maximum est vitale pour Taîwan qui s’est organisé en écosystème autour de cette production en intégrant toute la chaîne de l’amont à l’aval, c’est-à-dire de la fonderie jusqu’aux emballages et aux tests. Il s’agit de répondre en flux tendus à une industrie de pointe sous tension et à une situation de pénurie relative dans un contexte de rivalité entre les États-Unis et la Chine.   

Plus largement, la coordination de tous les intrants de production au sein d’une économie mondiale intégrée et complexe constitue une tâche difficile qu’on a trop souvent tendance à considérer comme acquise dans la mesure où les choses semblent fonctionner si bien en bout de course que la plupart des ajustements s’effectuent « à la marge » et de façon plus ou moins invisible.  

Dans le même entretien, Stiglitz fait remarquer l’incohérence de ceux qui criaient hier à la stagnation séculaire et alertent aujourd’hui sur la surchauffe et l’inflation. Il pointe plutôt à terme (quand les effets des plans conjoncturels seront épuisés) le risque d’une insuffisance de la demande, car les ménages pauvres et moyens resteront endettés et l’épargne des riches sera consommée en lissant la dépense sur le moyen ou long terme. En conclusion il livre : « Nous devons considérer l’actuel “débat sur l’inflation” comme ce qu’il est : un leurre agité par ceux qui entendent faire obstacle aux efforts de l’administration Biden dans l’appréhension de quelques-unes des problématiques les plus fondamentales de l’Amérique. La réussite exigera davantage de dépenses publiques. Les États-Unis ont heureusement la chance de pouvoir enfin compter sur un leadership économique qui ne cèdera pas à la tentation alarmiste » (Project syndicate, le 7 juin, traduction : M. Morel, repris in Les Échos le 17 juin).

La hausse des taux peut-elle faire exploser cette bulle financière questionne Le Monde abonné, le 30 mai. « C’est une vraie question : le règne actuel de l’hyper-financiarisation supportera-t-il des taux élevés ? », répond Mme Riches-Flores, économiste indépendante et administratrice de la BNP-Paribas [mais pour nous une fausse question puisque c’est la désinflation des années 1990 qui a produit mécaniquement la financiarisation (en dehors des autres raisons qui préside à celle-ci), NDA].

 C’est pour éviter cette contagion des hausses que les banquiers centraux promettent pour l’instant de ne pas retirer leur soutien. Mais, pour Mme Riches-Flores, la Fed ne va plus pouvoir le faire longtemps, alors que l’inflation dépasse déjà 4 % aux États-Unis, soit le double de son objectif officiel. Elle estime cependant que, si une forte correction des marchés est possible, une vraie crise financière, comme en 2008, n’est pas le scénario le plus probable. « Tant que les taux remontent progressivement, la bulle n’a pas de raison d’éclater », relativise également M. Ecalle, le président de l’association d’analyse des finances publiques Fipeco. « Les banques centrales peuvent gérer cela. » Même en Allemagne où les sirènes anti-inflationnistes reprennent avec un niveau à 2,5 %, la théorie du « zéro noir » ne semble plus une priorité outre-Rhin, car elle serait surtout l’obsession d’une génération en passe de quitter la scène politique. La plupart des partis en lice, y compris les conservateurs, se sont prononcés en faveur d’une augmentation des investissements en Allemagne, quitte à réformer le frein constitutionnel à l’endettement. Le consensus est désormais établi sur le fait que la course à l’équilibre budgétaire des années 2010 a aggravé le vieillissement des infrastructures, dangereux pour la compétitivité (Le Monde, le 9 juin).

– Dans Le Monde, le 17 juin deux économistes se penchant à leur tour sur l’inflation en en faisant un élément essentiel de la dynamique du capital, même s’ils ne s’expriment pas en ces termes. Pour Philippe Martin « il est préférable d’avoir un peu d’inflation. Une économie de marché fonctionne mieux quand les prix augmentent un peu parce que les ajustements de salaires entre secteurs sont facilités ». Il est en effet quasi impossible de baisser les salaires dans un secteur en déclin. Avec une inflation moyenne de 2 % dans l’économie, les salaires peuvent stagner dans certains secteurs et augmenter dans d’autres, plus dynamiques. « La monnaie hélicoptère est un moyen de création monétaire efficace pour relancer un peu d’inflation et éviter les effets collatéraux des rachats d’actifs par la BCE [hausse du prix des actifs financiers et immobiliers détenus par les plus riches et donc hausse des inégalités de patrimoine, NDA], estime pour sa part Éric Monnet. « Paradoxalement, cet instrument permettrait de maintenir l’indépendance de la banque centrale, en tout cas, plus que si celle-ci augmentait encore sa détention de dette publique. » Mais contrairement à la Fed, BDF et BCE sont contre car cela ferait baisser la confiance en l’euro. Pourtant les prix sont de 8 % inférieurs à ce qu’ils devraient être avec un objectif d’inflation à 2 % fixé en 2012, ce qui serait le signe de la sous-activité de l’Europe.

– L’Union européenne vient d’imposer aux multinationales un effort de transparence unique au monde. Les Amazon et autres Google devront déclarer les revenus et bénéfices qu’ils réalisent dans chaque pays de l’Union, et les impôts qu’ils y paient. Ils devront afficher le nombre de personnes qu’ils y emploient pour éviter que ne prospèrent les sociétés « boîtes aux lettres », à Dublin et ailleurs. Cela ne supprime pas les paradis fiscaux exotiques, mais 80 % des transferts de bénéfices (optimisation fiscale) se font en fait entre les 27 de l’UE et prive cette dernière de 50 mds d’euros qui ne seront pas négligeables au moment du remboursement des dettes Covid (Lucie Robequain, Les Échos, le 3 juin).

– Biden cherche à imposer un « taux effectif d’imposition » (une notion qui n’existe pas encore au niveau comptable) d’au moins 15 %. Sa volonté était à l’origine d’imposer 21 % sur les bénéfices des entreprises, puisque 15 % est le taux de pourboire aux États-Unis, mais le Congrès rechigne et les Européens aussi. Plus globalement, il s’agit d’unifier ce qui relevait jusque-là de la souveraineté fiscale avec des taux très différents3 (28 % pour la France, 12,5 pour l’Irlande forme l’éventail dans l’UE) et avec de grosses différences suivant la taille et les secteurs (en France, le taux moyen d’imposition des entreprises du CAC 40 est de 18 %). À noter que Google et Apple déclarent leurs bénéfices en Irlande. Dans le cas de pays comme l’Irlande qui resteraient en dessous du taux minimum, les entreprises verseraient la différence au pays du siège de l’entreprise (ici, 2,5 % aux États-Unis pour Google et Apple). Le paradoxe est quand même que tous les pays n’ont eu de cesse de baisser ce taux depuis de nombreuses années afin de ne pas trop subir la concurrence des paradis fiscaux. On assiste ici à une inversion de la cohérence : puisqu’il se fait un certain consensus contre ces paradis sociaux, il devient logique d’augmenter l’imposition minimale même si on ne revient pas aux taux antérieurs (par exemple 35 % aux États-Unis en 2017)

Les États-Unis ont intérêt à ce que cette taxe touche toutes les FMN qui sont de nationalité variée parce que les Européens ont plutôt les Gafam dans le viseur qui elles sont toutes américaines4. Bref, en tant que puissance, les Américains n’ont pas grand intérêt à être le moteur de la lutte contre l’évasion fiscale. Pourtant, constat troublant : seuls les États-Unis semblent en situation d’empêcher l’optimisation fiscale, tandis que l’Europe n’a pas été capable de stopper le phénomène offshore en son sein. L’Union européenne a façonné le continent selon la logique de la mondialisation elle-même, laissant la Roumanie, par exemple, se développer à la manière d’une zone franche, la République maltaise comme un port franc, l’Irlande et les Pays-Bas comme des paradis réglementaires et le Luxembourg comme un supermarché de législations permissives (Cf. A. Deneault, Le Monde diplomatique, juin 2021).

Les gagnants de l’opération seraient de toute façon les pays du G7 puisque la majorité des sièges sociaux y sont domiciliés qui récupéreraient donc la différence entre taux minimum et taux officiel souvent inférieur dans les pays les moins avancés qui cherchent à attirer les IDE pour financer leur infrastructure insuffisante. Il y a là le risque d’un accord entre grandes puissances aux dépens des pays émergents (Libération, le 4 juin), ce que les spécialistes appellent « l’effet Mathieu » (cf l’article de Céline Azémar, Le Monde, le 13-14 juin qui propose, pour remédier à cet « effet » qui fait que, quelles que soient les réformes, les riches deviennent plus riches, de réserver le taux d’impôt minimal actuellement envisagé par les pays du G7 (15 %) aux firmes s’implantant dans les pays disposant de peu de ressources, mais de placer la barre plus haut pour les firmes qui se localisent sur de grands marchés, avec un impôt sur les profits situé autour de 20 %. Une telle discrimination positive transitoire, serait possible en s’appuyant sur les traités fiscaux bilatéraux existants. Elle permettrait de s’assurer que réforme globale rime avec intérêt global.

Mais le projet de nouvelle réglementation n’est pas lui-même exempt de contradiction puisque Biden n’a fait que suspendre les mesures d’augmentation des droits de douane prises par Trump contre les pays (UE) qui ont le projet de taxer les Gafam en oubliant l’importance des autres5. Par ailleurs, l’Amérique a exempté de fait Amazon de tout impôt fédéral en 2020 (grâce à des « ficelles » fiscales) malgré les quelque 23 milliards de dollars de bénéfices en 2020 et cette entreprise continuerait d’échapper à une partie du volet d’imposition qui vise les entreprises réalisant plus de 10 % de marge puisque du fait de sa politique agressive de conquête de marchés elle ne déclare que 6 %. Gabriel Zucman de l’Observatoire international de la fiscalité fait en outre remarquer que le chiffre de 15 % pour les FMN est dérisoire quand on pense que les classes moyennes et populaires – pour la plupart salariées – sont imposées à hauteur de 30 à 40 %. Le taux d’imposition mondial en moyenne est d’ailleurs passé de 49 % à 24 % entre 1985 et 2020.

[C’est encore un signe de l’évanescence de la valeur. La richesse est créée massivement hors travail vivant, ce qui fait que ceux qui la créent sans embaucher sont moins imposés que ceux qui embauchent mais ne la produisent qu’à la marge, NDA].

– En pleine mise en en place d’un taux d’imposition minimum sur les bénéfices des entreprises une fuite de documents fiscaux a fait l’effet d’un pavé dans la mare à propos de la non-imposition des grosses fortunes américaines alors que plusieurs d’entre elles se sont récemment déclarées favorables aux projets de Joe Biden visant à taxer davantage les plus riches. En effet, Pro Publica, une organisation basée à New York, a mis la main sur des milliers de déclarations d’impôts à l’administration fiscale, sur plus de quinze ans. Il y apparaît que Jeff Bezos, le patron d’Amazon n’a ainsi payé aucun impôt fédéral entre 2007 et 2011 et a même obtenu un crédit d’impôt de 4.000 dollars pour ses enfants, en 2011, une année où il a déclaré des pertes en investissements supérieures à ses revenus annuels. Elon Musk, le patron de Tesla, a aussi échappé à tout impôt fédéral en 2008. D’autres milliardaires sont concernés, comme l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, l’investisseur Carl Icahn ou le philanthrope George Soros. « Ces documents démolissent le mythe fiscal américain, selon lequel tout le monde paye sa part juste et que les plus riches payent la plus grande partie », affirment les auteurs du rapport. Ceux-ci ont aussi mis au point ce qu’ils appellent un « taux d’imposition véritable », c’est-à-dire le taux d’imposition payé par chacune de ces personnalités comparé à l’évolution de leur richesse. Ainsi, alors que Warren Buffett voyait sa fortune exploser entre 2014 et 2018, grâce à l’évolution des cours de Bourse, ce taux n’était pour lui que de 0,10 % (Libération le 9 juin et Les Échos, le 10 juin).

Ces milliardaires, qui peuvent s’enorgueillir d’avoir bâti des entreprises florissantes, sont passés maîtres dans l’art de l’évitement fiscal en toute légalité. L’essentiel de leur fortune étant constitué par les actions de leurs entreprises, qui ne sont pas considérées comme un revenu imposable, ils échappent en grande partie à l’impôt tant que ces actifs ne sont pas vendus et qu’une plus-value n’est pas encaissée. Pour le moment la seule riposte du parti républicain à ces révélations est de dire que la publication de ce document est illégale (Le Monde, le 11 juin), mais elle n’en risque pas moins de mettre mal à l’aise bien des membres du parti démocrate.

Reprise ?

– D’après certains économistes (cf. Peyrelevade, Les Échos, le 9 juin), la pandémie aurait grosso modo fait perdre 100 milliards de fonds propres aux entreprises, mais l’épargne des ménages aurait crû de 200 milliards, or le gouvernement n’aurait rien prévu concrètement pour rediriger celle-ci, sachant qu’une part non négligeable n’est pas de précaution ou ne sera pas détruite dans la consommation. Il n’a proposé que la méthode des prêts participatifs qui ne sont pas assimilables à des fonds propres mais à une nouvelle dette… au profit des banques plus que des entreprises. Et de l’avis même du patron du Medef (entretien du même jour, même journal), ce mécanisme démarre lentement.

– Le caractère massif des prêts garantis par l’État − près de 680 000 entreprises en ont bénéficié, soit une entreprise sur trois, dix fois plus que pendant la crise de 2008-2009 −, le montant des sommes engagées et le contexte de crise peuvent donner des sueurs froides aux banques qui assument 10 % du risque, comme à Bercy qui en assume 90 %. « Ces prêts ont pris une telle ampleur qu’on a pu craindre que pour une grande partie des entreprises, la charge de la dette devienne rapidement insoutenable », admet la note de l’Institut des politiques publiques. De fait, l’octroi des PGE a conduit à une augmentation significative du taux d’endettement des entreprises, mais, grâce aux autres dispositifs de soutien et notamment le financement du chômage partiel, ces dernières continuent pour la plupart de disposer d’une trésorerie suffisante pour fonctionner et rembourser leurs échéances. Selon les données issues du baromètre réalisé par Rexecode et Bpifrance − qui porte sur les PME-TPE −, à la mi-mai, seul 1 % des dirigeants jugeait « insurmontables » ces difficultés de trésorerie. Deux tiers des entreprises n’auraient utilisé qu’une faible partie de leur PGE, conservant l’essentiel du prêt à titre de précaution. Et seuls 5 % redoutaient à cette date de ne pas être en mesure de le rembourser. Les données issues de la Banque de France sur la situation financière des entreprises publiées le 2 juin confirment cette tendance ; la trésorerie a augmenté de 11 milliards d’euros, tandis que la dette brute progressait de 5 milliards d’euros. De plus, la dette nette des entreprises n’a presque pas augmenté entre début 2020 et début 2021 : la hausse n’est « que » de 9 milliards d’euros, un montant très faible compte tenu de l’encours de près de 1 000 milliards Le Monde, le 11 juin).

– Pour Ph. Aghion (ibid.), le mécanisme du crédit-impôt-recherche est beaucoup trop ciblé sur les grandes entreprises. Près de 40 % du CIR est alloué aux entreprises du CAC 40. Et pour la plupart, ces grandes entreprises auraient de toute façon engagé ces dépenses de R & D. Il n’y aurait donc eu qu’un effet d’aubaine. Aghion recommande, sans changer l’enveloppe totale du CIR, de s’inspirer du système anglais ou le taux de subvention dépend pour chaque entreprise du ratio entre son investissement en R & D et sa valeur ajoutée. Ce système privilégie davantage les PME les plus innovantes. Les règles de Maastricht devraient elles aussi changer. On devrait regarder la composition de la dépense publique, plutôt que la quantité de dépense publique. On ne peut pas traiter les dépenses visant à augmenter la croissance potentielle (infrastructure, formation et éducation, aide à la recherche) et donc à réduire la dette publique a long terme, comme on traite les autres dépenses. Enfin, il se prononce pour la mise en place d’un revenu universel d’insertion jeune sur le modèle danois comprenant un volet étudiant et un volet apprentissage.

– Après la crise financière de 2008 la Chine avait joué le rôle de locomotive de la reprise mondiale grâce un plan de relance considérable (proche de 600 milliards de dollars). Mais, au sortir de la pandémie, Pékin a cette fois opté pour un plan de soutien limité et ciblé sur son outil de production. « La croissance de la Chine ne stimule pas l’économie mondiale », confirme une étude de l’Institut Montaigne. Le pays se comporte, au contraire, « en passager clandestin, réalisant son rebond économique sur la base d’un soutien de la demande mondiale par les autres banques centrales ». Dit autrement, « l’usine du monde » surfe sur la vague des plans de relance massifs mis en place en Europe et aux États-Unis. Les exportations continuant à tirer une croissance déséquilibrée, les excédents commerciaux recommencent à croître et posent problème : « Dans les relations bilatérales avec la Chine et dans les enceintes comme le G7 et le G20, les partenaires gagneraient à interroger la Chine sur sa volonté de soutenir l’économie mondiale comme il sied à son statut de leader mondial », conclut l’Institut Montaigne. Néanmoins, 42 % des entreprises européennes présentes en Chine déclarent avoir finalement enregistré une hausse de leur chiffre d’affaires l’an dernier et y ont réalisé des marges supérieures, selon un sondage mené par la Chambre de commerce de l’Union européenne en Chine (Les Échos, le 10 juin). Les marques de luxe y ont pris une grande part car les Chinois ont moins voyagé que d’habitude et ils ont recentré leur consommation sur les produits étrangers disponibles sur place.

Loin des appels à la relocalisation, les entreprises européennes prévoient d’investir encore davantage en Chine, la plupart du temps cependant avec l’idée de produire là-bas pour le marché local. « L’ambition est non seulement de rester mais d’étendre leur présence en Chine », observe la Chambre. À peine 9 % des entreprises européennes envisagent de déplacer tout investissement actuel ou prévu hors de Chine, le plus bas niveau enregistré (ibid.).

Ce n’est pas la position américaine ; en effet, dans la lignée de Trump, Biden a déclaré : « Nous sommes engagés dans une compétition pour gagner le XXIe siècle. Alors que d’autres pays continuent d’investir dans leur propre recherche et développement, nous ne pouvons pas risquer de prendre du retard. L’Amérique doit maintenir sa position de nation la plus innovante et la plus productive au monde. » Face à cette position quasi trumpienne, certains pensent que l’Europe n’a pas à payer le prix de cette nouvelle version de la guerre froide entre Washington et Pékin. Sa dépendance commerciale et énergétique, à l’égard de la Chine comme de Moscou, est trop importante pour céder aveuglément aux intérêts américains6. Elle peut d’autant moins se le permettre que Pékin est devenu son premier partenaire commercial l’an dernier, devant Washington et que ce partenariat est indispensable dans la lutte contre le changement climatique. Par l’importance de son marché – 450 millions d’habitants –, l’Union européenne a le pouvoir d’imposer un rapport de force plus équilibré à la Chine. La mission est suffisamment difficile pour refuser ce nouveau mur que Washington veut bâtir entre l’Europe et Pékin (Les Échos, le 15 juin).

– Toutes les organisations syndicales des 3 usines qui vont constituer Renault-ElectriCity ont accepté le plan patronal de croissance qui prévoit une production de 500 000 véhicules à l’horizon 2025 contre 135 000 aujourd’hui et l’embauche de 700 salariés en plus des 4800 actuels. Mais le modèle poursuivi est celui de la Yaris de Onnaing (près Douai) et la méthode Toyota (cercles de qualité, mais aussi des séances de travail obligatoire le samedi). Ce plan mettrait un frein au mouvement continu de délocalisation, ce que les syndicats, y compris la CGT, semblent avoir privilégié. La confirmation de l’implantation du chinois Envision à Douai est aussi l’occasion pour Renault de clarifier sa stratégie en matière de batteries. Le constructeur français a annoncé sa prise de participation d’environ 20 % dans le capital de Verkor, une start-up grenobloise de production de batteries à haute capacité. Un peu à la manière de Volkswagen avec le suédois Northvolt, Renault veut accompagner le développement de Verkor, afin d’en faire un fournisseur majeur. Cette start-up, qui pour le moment n’a aucun site de production, a l’intention d’édifier un centre d’innovation en Auvergne-Rhône-Alpes en 2023, puis une gigafactory opérationnelle en 2026 d’une capacité de 16 GWh, dont 10 réservés à Renault (Le Monde, le 29 juin).

– Les opérations de fusions/acquisitions et les OPA risquent de bondir à l’occasion de cette reprise, d’abord parce que le monde regorge de liquidités et ensuite parce que les taux d’intérêt sont au plus bas. S’endetter ne coûte rien. Mais tous les agents économiques ne seront pas égaux. Le tri va se faire entre d’une part des fonds de private equity7 très mobiles, des géants du numérique gonflés de cash, des capitaines d’industrie qui savent s’adapter pour tirer parti des circonstances et d’autre part ceux qui n’auront pas la confiance suffisante ou le soutien de leur conseil d’administration ou de leurs actionnaires pour se mettre en mouvement. Et comme souvent, cette période de turbulences pourrait avant tout profiter aux groupes familiaux ou aux entreprises cotées mais pouvant s’appuyer sur un noyau actionnarial stable. Des entreprises qui peuvent se permettre de prendre plus de risques, en faisant plus de paris à long terme. De Bouygues à LVMH en passant par Lactalis, Iliad ou Vivendi notamment (Les Échos, le 11 juin).

Modèles ?

– Depuis des mois, les partenaires sociaux danois et suédois font campagne contre ce qu’ils considèrent comme une menace à l’égard du modèle économique et social scandinave. Dans les deux pays, il n’y a pas de revenu minimum inscrit dans la loi comme dans la plupart des autres pays de l’UE. Le niveau des salaires est régulé dans le cadre des accords collectifs, négociés par les partenaires sociaux, sans intervention politique. En Suède et au Danemark, respectivement 90 % et 80 % des emplois sont couverts par ces accords. Un salaire minimum, imposé par la loi, aurait de graves conséquences, selon Therese Guovelin : « Cela affaiblira forcément notre modèle de négociation paritaire. On risque de voir une intervention croissante de l’État qui, selon la directive, doit surveiller son application et faire des rapports à Bruxelles. Le syndicat danois Fagbevægelsens Hovedorganisation (FH) rappelle que le Danemark est « un des pays où on vit le mieux, même avec les salaires les plus bas ». L’intervention de l’État dans la fixation des revenus pourrait conduire « à un affaiblissement de la syndicalisation [à plus de 70 % dans les deux pays] et à accroître le risque de baisse des salaires et d’émergence de travailleurs pauvres » (Le Monde, le 8 juin).

C’est pourtant autour du schéma dominant à l’intérieur de l’UE (gestion réglementaire par le haut) qu’est tentée une harmonisation sociale.

– La crise sanitaire a ravivé les comparaisons entre « modèle » français et « modèle allemand ». Au premier trimestre, le produit intérieur brut (PIB) outre-Rhin a reculé de 1,8 % en raison des restrictions sanitaires prolongées (France : – 0,1 %). En 2021, il devrait enregistrer une croissance plus faible, de 3,3 % contre 5,8 % pour la France, selon l’OCDE. Mais il ne faut pas oublier qu’en 2020, la récession a été plus violente en France (– 8,2 %, contre – 5,3 % outre-Rhin). Et que la France fait beaucoup moins bien que l’Allemagne en matière de chômage (7,3 % contre 4,4 % en avril) et de taux d’emplois (65,3 % contre 76,1), alors pourtant que les coûts de production dans l’industrie sont devenus de 15 % inférieurs. Même écart défavorable pour ce qui est du déficit (9,2 % du PIB contre 4,2 %) et de la dette publique (115,7 % contre 69,8 %). En outre, si le PIB par habitant était similaire en 2000 pour les deux pays, autour de 28 900 euros, en 2020 il était de 34 110 euros en Allemagne contre 30 690 en France. Le modèle allemand n’est peut-être pas parfait puisqu’il fabrique aussi de la précarité et des travailleurs pauvres depuis les lois Härtz, mais il a généré plus de revenus par tête si on raisonne dans les termes actuels, c’est-à-dire sans tenir compte de l’économie plus carbonée de l’Allemagne et des nouvelles contraintes que son industrie traditionnelle et particulièrement l’automobile va devoir affronter pour s’aligner sur les directives européennes en matière de climat et de lutte contre la pollution (Le Monde, le 30 juin).

– Le programme américain d’investissement massif est fondé sur une doctrine économique dans laquelle l’innovation et l’investissement sont antérieurs à la réglementation. C’est justement cette approche qui a permis aux États-Unis de s’imposer comme l’épicentre de la révolution numérique, et aujourd’hui comme juge de paix de sa régulation. Le parallèle s’impose : après vingt ans de champ libre, voire de protectionnisme en faveur des GAFA, l’administration Biden semble en effet bien décidée à imposer un nouveau cadre réglementaire à ses champions. Maintenant que les géants américains du numérique ont gagné la bataille technologique et commerciale, il devient tout simplement réaliste pour les États-Unis d’introduire de nouvelles normes de protection de la concurrence. Pour Lina Khan, la nouvelle présidente du gendarme américain de la concurrence la pratique de « prix prédateurs8 », voire la gratuité des services en échange des données des utilisateurs, nourrit une croissance exponentielle qui elle-même permet à ces entreprises de prendre position dans toujours plus d’activités. Cette intégration verticale finit par tuer la concurrence et l’innovation au détriment d’un consommateur qui, enfermé dans des écosystèmes, n’a plus vraiment de choix. Ce changement de cap est porté par un alignement des planètes inespéré. Les pouvoirs exécutif, réglementaire et législatif semblent prêts à travailler dans le même sens. Au Congrès, le sujet a les faveurs de la majorité démocrate et d’une partie de l’opposition républicaine, qui n’a toujours pas digéré l’exclusion de Donald Trump des réseaux sociaux et qui tient rigueur à la Silicon Valley d’avoir été un généreux bailleur de fonds du Parti démocrate. Le contexte politique est désormais en rupture totale avec ce qu’il était sous la présidence de Barack Obama. A l’époque, les GAFA avaient leurs entrées à la Maison-Blanche, tandis que les conseillers du président n’hésitaient pas à donner un nouvel élan à leur carrière en se faisant embaucher par les géants du Net. Selon le Center for Responsive Politics, 80 % des 334 lobbyistes de la high-tech enregistrés en 2020 à Washington ont travaillé soit au Capitole, soit à la Maison-Blanche. De quoi expliquer le réveil tardif pour réguler les GAFA. Néanmoins la partie n’est pas gagnée d’avance pour l’administration américaine puisque Facebook vient d’obtenir gain de cause contre deux agences gouvernementales pour insuffisance de preuve de monopole effectif après les rachats d’Instagram et WhatsApp. Il faut dire que la notion de « marché pertinent » est difficile à cerner quand il s’agit des réseaux. Un certain consensus transpartis se fait sur la nécessité de reformuler et adapter la loi antitrust en fonction des caractéristiques propres aux entreprises technologiques (Le Monde, le 30 juin).

Pour le moment l’Europe a un raisonnement différent et pour tout dire, inverse pour qui la norme guiderait efficacement l’innovation. C’est l’attitude choisie vis-à-vis de la révolution numérique. Celle d’une Europe pionnière dans la régulation du numérique avec la directive e-commerce de 2000, mais qui n’a depuis lors jamais eu de GAFA ou de BATX à réguler. La France et l’Europe sont peut-être sur le point de commettre pour la transition écologique la même erreur que pour la révolution numérique (ibid.)..

Agriculture biologique et capitalisme

La nouvelle PAC est éclairante sur les évolutions en cours. Les conversions au biologique continueront à être encouragées… mais les mesures d’accompagnement qui suivaient la conversion pour la stabiliser financièrement sont supprimées. En fait, le ministre aligne sur un même régime les productions biologiques et celles dites à haute valeur environnementale (HVE) dont le cahier des charges est beaucoup moins contraignant, sous la même catégorie administrative « d’éco-régime ». Le bio est mis sous pression de deux côtés : par l’État qui veut avant tout rester dans le cadre d’une agriculture rentable par elle-même ; et par les grandes surfaces qui veulent une agriculture bio productiviste pour alimenter leurs rayons à des prix plus bas. Il n’est plus alors question de « circuits courts » et de proximité, mais de concentration des fermes, du matériel, des hommes et des moyens de transport. Le Monde, le 4 juin, donne l’exemple de cette ferme-usine biologique du Loir-et-Cher productrice de pommes de terre, oignons, ail et échalotes aux 300 salariés sans compter ses saisonniers bulgares. Elle sous-traite aussi des commandes aux petits agriculteurs biologiques des alentours sur la base de contrats fixes de 3 ans garantissant volume et prix (66 ont déjà signé).

Science à vau-l’eau

Alors que l’hypothèse d’un accident de laboratoire comme origine de la pandémie de Covid-19 avait largement déserté l’espace public ces derniers mois, la voici qui revient en force, lestée d’une légitimité qu’elle n’a, jusqu’à présent, jamais eue. Présentée comme une quasi-certitude et un consensus scientifique depuis plus d’un an, l’hypothèse du « débordement zoonotique naturel » est aujourd’hui ramenée à une simple hypothèse qui, bien que dominante, demande à être étayée. L’élément déclencheur du revirement ne tient qu’à un texte de deux feuillets, cosigné par dix-huit chercheurs et publié le 13 mai dans la revue Science. Les auteurs y disent essentiellement ceci : « Nous devons prendre au sérieux toutes les hypothèses relatives, à la fois au débordement zoonotique naturel et à la fuite de laboratoire, jusqu’à ce que nous ayons suffisamment de données. » L’affaire illustre l’extraordinaire pouvoir des grandes revues savantes, Nature, Science, The Lancet et quelques autres. Celui de cadrer les débats scientifiques qui vont ensuite irriguer la société, celui d’animer la disputatio sur certaines questions, mais aussi de fermer la porte à la discussion sur d’autres. L’ancien rédacteur en chef adjoint de The Independent note que les grandes revues savantes ont promu un narratif faisant toujours la part belle aux tenants du débordement zoonotique. Et ce, sans preuve solide qu’un tel événement se fut en effet produit. L’asymétrie est parfois flagrante. Le 19 février 2020, The Lancet publiait une brève lettre de vingt-sept scientifiques affirmant que l’origine naturelle du nouveau coronavirus était avérée et que toute évocation d’un possible accident de laboratoire ne pouvait être que le fruit d’une théorie du complot. Les grands éditeurs scientifiques n’ont bien évidemment pas conspiré pour étouffer le débat. Ils ont simplement été sujets à un biais, fréquent dans le monde savant, que les historiennes des sciences Keynyn Brysse (université de l’Alberta, Canada) et Naomi Oreskes (université Harvard, États-Unis) et leurs collègues ont bien décrit s’agissant de la question climatique, dans une étude de 2013 : « Les valeurs fondamentales et essentielles de la rationalité scientifique contribuent à un parti pris involontaire [des scientifiques] contre les résultats dramatiques » – au sens de tout ce qui peut bouleverser des équilibres sociaux, politiques ou économiques. En l’occurrence, un accident de laboratoire est évidemment plus « dramatique » qu’un événement zoonotique naturel. Et d’autant plus dramatique pour les savants que ce serait alors la communauté scientifique elle-même qui serait interrogée dans ses pratiques et sa responsabilité sociale. Mais le problème ne s’arrête pas à de tels partis pris involontaires. La divulgation de documents grâce aux lois américaines de transparence a montré que la brève tribune publiée par The Lancet en février 2020 avait été rédigée non par le chercheur désigné comme premier auteur du texte, mais par un cosignataire, Peter Daszak, président de l’ONG Eco Health Alliance, financeur de travaux menés sur des coronavirus de chauve-souris à l’Institut de virologie de Wuhan (WIV). En ne posant pas ces questions sur les travaux sur le Covid-19 qui sortent des laboratoires chinois, les éditeurs scientifiques participent en outre à la normalisation du régime chinois (cf. S. Foucart, Le Monde, le 20-21 juin).

Temps critiques, le 6 juillet 2021

  1.  – Une partie de cette épargne (épargne de précaution) est sensible à la reprise économique et particulièrement au niveau de l’emploi. []
  2.  – https://www.washingtonpost.com/business/2021/06/21/retail-workers-quitting []
  3.  – L’approche de M. Biden confirme la nature hautement politique et diplomatique du dossier fiscal international, à rebours des tentatives de le ramener à sa seule dimension comptable comme l’entendait le responsable de l’OCDE sur cette question : « Harmoniser l’impôt sur les sociétés au niveau mondial (…) irait à l’encontre du principe de souveraineté des États » (cf. A. Deneault, Le Monde diplomatique, juin 2021). []
  4.  – Néanmoins, selon l’édition du 7 juin du quotidien britannique The Guardian, l’un des leaders mondiaux de la vente en ligne, Amazon, pourrait échapper aux mailles du filet. En effet, Amazon « gère son activité de vente au détail en ligne avec des marges bénéficiaires très faibles, en partie parce qu’elle réinvestit massivement et en partie pour gagner des parts de marché ». Interrogé, Richard Murphy, professeur à l’école de gestion de l’Université de Sheffield, a déclaré que le seuil de 10 % de bénéfices était « inapproprié » en raison de modèles commerciaux différents pour différentes entreprises (Les Échos, le 8 juin). []
  5.  – Ainsi, que va-t-il arriver aux entreprises du Big Pharma tant vouées aux gémonies hier avant le Covid et aujourd’hui louées pour leur réactivité et efficacité sur les vaccins ? []
  6.  – Un exemple récent de l’intrication qui rend difficile une nouvelle guerre froide que les médias laissent parfois entrevoir : dans un article du site Politico, on apprend que le moteur de recherche français Qwant, surnommé le « Google européen » et soutenu à bout de bras par la France, l’Allemagne et la Commission européenne, venait de décrocher un financement de 8 millions d’euros de la part de Huawei, la bête noire de Washington. Le champion chinois des équipements télécoms, qui dépense des fortunes en lobbying pour restaurer son image en Europe, vole au secours d’un espoir déçu de plus. Bien sûr, ces 8 millions ne représentent même pas deux heures de bénéfice net de Google, mais Qwant, fondé en 2013 sur les promesses du respect de la vie privée et d’une certaine indépendance par rapport aux mastodontes californiens, est en fait dans la main d’un autre titan, Microsoft. Ce dernier assure en effet près de 60 % des résultats de recherche de Qwant avec son propre moteur, Bing. De plus, c’est également Microsoft qui assure la régie publicitaire ainsi qu’une bonne part de l’infrastructure informatique du français. []
  7.  – L’investisseur peut être une personne physique ou une société d’investissement. L’avantage du private equity pour les sociétés d’investissement est qu’il permet d’acheter une entreprise puis de la revendre à plus ou moins long terme tout en ayant remboursé une partie de l’emprunt contracté pour financer l’acquisition grâce aux bénéfices réalisés par la société. Le private equity s’oppose au public equity, qui désigne l’investissement dans des sociétés cotées en Bourse. []
  8.  – Cette politique vise à mettre fin à la ligne développée par le juge fédéral conservateur Robert Bork. Universitaire influent au sein de l’école de Chicago et proche de Ronald Reagan, Bork contribua à faire évoluer la notion de position dominante en mettant au centre de la réflexion le « bien-être du consommateur ». Tant que celui-ci est gagnant en profitant de prix bas, la taille des entreprises importe peu. Cette conception minimale de la concurrence va aboutir à une concentration sans précédent dans l’aérien, les médias ou la santé, avec des effets pervers. Mais c’est avec l’émergence des géants de l’Internet que cette logique démontre de façon évidente ses limites… même dans une perspective néo-libérale, d’où le changement de position de certains représentants républicains aux États-Unis ou conservateurs en GB. []

Plus que l’émancipation, écart et sécession en questions

Dans la correspondance que nous vous présentons ci-dessous s’est d’abord affirmé une interrogation des différentes initiatives, récemment développées, sur l’émancipation. A la suite de différents développements s’est ouvert la question de l’écart ou de la sécession, leurs définitions comme leurs différences, et plus encore…

Bonne lecture

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Aux origines de la revue (postface de La valeur sans le travail)

Fondée en 1990, la revue Temps critiques est à la fois le fruit de nécessités objectives : les immenses transformations du système capitaliste et la caducité de la théorie du prolétariat, impliquaient un travail en profondeur sur la nouvelle période, et un bilan par rapport aux vingt années qui ont suivi Mai 68. L’éclatement des luttes de classes et l’épuisement du mouvement révolutionnaire, les replis identitaires et les dérives politiques ont entraîné une véritable pulvérisation de la théorie et un isolement des individus restés en dehors des chapelles constituées, mais qui considéraient qu’il n’était pas temps d’aller cultiver son jardin. Nécessités objectives donc, mais aussi singularités de rencontres fortuites entre des individus provenant d’horizon différents. Il est en effet notable, et cela influera sur le caractère futur de la revue, que l’origine de Temps critiques n’est pas dans la décision d’un groupe constitué de se donner un organe théorique, ni le résultat d’une association d’individus née d’une lutte particulière et qui se seraient trouvés des bases communes pour élaborer un autre projet. Lire la suite →

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (V)

– Le 5 mai, la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe s’est opposée, à la politique de rachat des dettes des pays de l’UE par la BCE en alignant sa position sur celle, traditionnelle, de la Bundesbank, pourtant ébranlée par le soutien de son président à la BCE. Le souci ici n’est pas celui d’une lutte contre l’inflation qui n’a pas lieu d’être actuellement, mais une critique indirecte des bas taux d’intérêt occasionnée par les pratiques d’argent facile (quantitative easing) de la BCE qui nui-raient particulièrement au plus gros pays épargnant d’Europe qu’est l’Allemagne. Une prise de position étonnante quand on sait que cette Cour garante de l’État de Droit (Rechtstaat) en Allemagne est censée trancher sur la base de grands principes politiques ou philosophiques et moraux allant de l’interdiction du Parti communiste allemand en 1956 jusqu’à celle du suicide assisté en 20171.

L’Allemagne, de par sa puissance, peut à la suite être la nation qui a le plus poussé pour l’indépendance de la banque centrale européenne, et être celle maintenant qui limite son pouvoir. La Hongrie et la Pologne sont évidemment à l’affut de l’évolution de la situation puisque la position de Karlsruhe renforce la position souverainiste de leurs gouvernements respectifs. Mais dès le lendemain la Cour de Justice de l’UE (CJUE) a fait savoir qu’elle ferait respecter les règles de subsidiarité et la présidente de la Commission européenne envisagerait une procédure de sanction.

La BCE va se retrouver devant un choix : maintenir le caractère d’exceptionnalité de la situation actuelle avec mise sous perfusion de la dette italienne par exemple, sans modifier la réglementation complexe de Maastricht ou pousser plus avant son pouvoir propre avec la mutualisation de la dette2. La BCE de gauche ? La bonne finance chassant la mauvaise ? L’économie à nouveau politique ? À condition dit Cohn-Bendit (Libération du 23 mai) que la BCE change son orientation et que le but ne soit pas la stabilité des prix, mais la croissance, ce qui est par exemple le choix de la FED. La divergence entre la FED américaine (malgré la position contraire de Trump) et la BCE se situe aussi au niveau des taux directeurs3 négatifs de la banque centrale que les européens ont adoptés et que refusent les américains. Pour Kenneth Rogoff, ex-économiste en chef du FMI, c’est pourtant ce retour à une poli-tique monétaire active complétant une politique budgétaire elle-même active (position « non conventionnelle » par rapport à la traditionnelle policy mix qui fait fonctionner ces deux politiques en sens inverse l’une de l’autre) qui pourrait permettre une reprise à un niveau mondial4 et qui présenterait aussi l’avantage de ne pas être trop défavorable aux pays les plus pauvres (tribune Les Echos du 14 mai).

– D’une manière générale les banques rassemblent d’énormes provisions pour parer à toute éventualité et principalement les banques américaines qui sont finale-ment sorties beaucoup plus solides de la crise de 2008 qu’elles n’y étaient entrées (Les Echos, 14 mai/20). Leur grosse assise est un atout. Mais les banques européennes provisionnent aussi (1,5 milliard de plus, Les Echos du 12 mai) et font bonne figure exceptée la Société Générale touchée par ses activités-actions et en difficulté potentielle au niveau de ses investissements sur le gaz de schiste américain qui contreviennent aux accords de Paris sur le climat (2015).

– Une cinquantaine de banques et assurances ont répondu à l’appel, mi-avril d’un plan de relance verte à l’initiative de l’écologiste Pascal Canfin appuyé par le prix Nobel d’économie américain Joseph Stiglitz. Néanmoins, une transition écologique n’est pas évidente quand elle nécessite l’utilisation de « terres rares » qui ne se si-tuent pas en Europe et ont déjà été largement explorées et exploitées/captées par la Chine.

– On assiste à une nette baisse du prix des fusions-acquisitions, ce qui risque de favoriser en retour une plus forte concentration du capital dont nous avons parlé dans nos précédents bulletins qui, a priori, ne va pas dans le sens d’une relance, verte ou pas. Effet induit : une nouvelle baisse de la part des salaires dans la pro-duction de la richesse nationale, puisque dans ces enterprises au fort profit, les salaires ne représentent qu’une part marginale de la valeur ajoutée.

– Pendant ce temps le personnel hospitalier attend toujours le décret permettant le versement de la prime promise et pour les heures supplémentaires, pour l’instant ne seront payées que celles qui se situent en supplément des jours de récupération à prendre automatiquement, car les notes de service précisent bien que le personnel a besoin de repos (Les Echos, 14 mai) ; pendant ce temps Véran dénonce la rigidité dommageable (« le mauvais deal ») des 35 h dans les hôpitaux publics ! (Libération, 16 mai). Le plan sur 4 ans d’investissement massif en matière de santé an-noncé des derniers jours par Macron et par le gouvernement s’élèverait à plusieurs centaines de milliards comprenant revalorisation substantielle des salaires des soignants, équipements de haute technologie, promotion des médecins de ville et de campagnes dans le service public de santé, etc. Promesses électorales ou stratégie économique souverainiste ?

INTERLUDE

– D’après le journal Le Monde du 5 mai, il est aujourd’hui possible, pour les Italiens, dans le cadre d’une politique de déconfinement à petits pas, de visiter ses parents (et uniquement ses parents)… jusqu’au 6e degré de parenté.

– Elon Musk, le PDG de Tesla vient de traiter les mesures prises par les pouvoirs publics de Californie de fascistes parce que son entreprise n’avait pas été considérée comme suffisamment essentielle pour pouvoir échapper au confinement et à l’arrêt de la production. À sa menace de délocaliser et quitter la Californie pour le Nevada ou le Texas, une élue démocrate de Californie lui a répondu qu’il pouvait « aller se faire foutre ». Une réponse qui montre que le politiquement correct n’a pas complètement envahi les États-Unis et surtout que le pouvoir politique, y compris aux États-Unis peut ne pas exactement être aux ordres des patrons.

– De nombreuses manifestations ont eu lieu en Allemagne ces derniers jours au moins dans les grandes villes : Stuttgart la première il y a quinze jours, Munich il y a une semaine et sur des bases politiques différentes des manifestations qu’ont connu les États-Unis. Des groupes de gauche5 comme Querdenken 711 (« Pensez autrement ») et Widerstand 2020 (« Résistance 2020 ») en sont à l’initiative même si des groupes d’extrême droite peuvent s’y mêler). « Bas les masques » ; « Résistez » ; « Tracking vaccins » ; « Ne laissez pas passer Bill Gates » figurent parmi leurs slogans.

– Le Royaume-Uni pourrait faire appel à Apple et Google pour une application de tracking après avoir, comme la France, longtemps refusé. « C’est le reflet d’une profonde évolution : les États entrent dans des logiques de réseaux privés et les plate-formes numériques, dans des logiques souveraines. Cette interaction a pour conséquences de faire voler en éclats la ligne de démarcation public-privé, en particulier en ce qui concerne la protection de la vie privée ». (11 mai 2020, Les Echos propos du Directeur de l’Institut français des relations internationales, recueillis par Virginie Robert). La crise sanitaire accroît en effet les rapports entre les États et les grandes plateformes numériques privées qui font partie du complexe militaro-industriel et maintenant numérique américain. Elles payent certes peu d’impôt, mais investissent beaucoup et participent donc de la politique de puissance… américaine surtout, chinoise aussi comme le montrent à propos de la 5G les rapports entre l’Allemagne et la Chine où on n’en est plus à échanger des données individuelles, mais des données industrielles. Toutefois tout ne leur est encore pas permis puisque Trump vient d’attaquer Amazon qui profiterait gratuitement de l’infrastructure postale américaine. Des élus démocrates et même républicains brandissent la menace d’un démantèlement des Gafam avec l’application de la loi antitrust. Leur rapport à l’État n’est donc pas encore clairement établi. Qui profite le plus de qui ? Le secteur est de toute façon marqué par une instabilité définitoire. En effet, si le coronavirus a profité à la Big Tech, les « licornes » que sont Uber et Airbnb sont en difficulté (5000 emplois supprimés à eux deux d’après Le Monde du 14 mai) et d’une manière générale les sociétés de capital-risque qui soutiennent l’ensemble de la « netéconomie » y regardent à deux fois avant de nouveaux financements du fait même de cette instabilité.

– Dans un entretien au journal Le Monde du 14 mai, le président de Medef s’oppose aux déclarations du gouvernement sur la fin du chômage partiel6 généralisé pour les salariés dont les entreprises sont à l’arrêt ou fonctionnent au ralenti, prévue pour le 1er juin. Il oublie au passage de nous dire que cette mesure ne coute pour l’instant rien au patronat même si le gouvernement en cas de prolongation envi-sage de faire payer les entreprises au niveau de 10 % de la prise en charge totale. Pour le patron du Medef la demande ne remontera que lentement, alors même que la croissance française dépend structurellement plus de la consommation interne que la croissance allemande ; il faudrait éviter une situation à l’américaine laissant faire le marché producteur mécanique de licenciements secs. Pour cela, il est nécessaire de conserver des mesures transitoires comme un chômage partiel7 reconduit pendant l’été accompagné d’un moratoire des mesures de transition énergétique en les compensant par une taxe carbone8 aux frontières de l’Europe : et éventuellement, dans certains secteurs, compenser la perte de productivité due aux mesures de précaution sanitaire par un allongement provisoire de la durée du travail en accord avec le personnel dans le cas d’accords d’entreprise9. Mais contrairement à certains cercles de la pensée libérale comme l’Institut Montaigne qui parlent de la nécessité de revenir sur les 35 h (cf. Romaric Godin, Médiapart du 14 mai) le patron du Medef ne s’illusionne pas sur le niveau de production à venir et la force de travail nécessaire pour l’atteindre10. Le problème est plus actuellement celui d’une surcapacité potentielle qu’une situation de sous capacité. Alors pourquoi ces sirènes libérales ? Pour favoriser un effet d’aubaine !

Le paradoxe est quand même que les patrons semblent peu empressés de redémarrer à plein régime, alors que les économistes commencent à faire courir le bruit que le choc économique particulièrement fort en France s’expliquerait peut être par un chômage partiel trop avantageux pour les salariés et surtout pour les cadres. Après la trop fameuse « préférence française » des salariés pour le chômage y au-rait-il donc une préférence patronale pour le chômage partiel comme l’a longtemps connu l’Italie avec la Cassa integrazione ? Plus sérieusement on peut penser que les deux pôles, salariés et patronat, ont subi les effets pervers en temps de déconfinement de la politique de la peur menée par le gouvernement pour imposer le con-finement11.

– Le gouvernement planche sur une revalorisation statutaire des professions ayant montré leur utilité sociale sur le terrain pendant la crise sanitaire, alors qu’ils sont les oubliés des périodes plus calmes où tout semble marcher tout seul. Dans Les Echos du 15 mai, Muriel Pénicaud, ministre du travail parle de la nécessité de revaloriser certaines professions du secteur privé en apportant à leur statut et conditions de travail une sorte de correctif de « philosophie morale » (« Cela récompensera les métiers les plus méritants ») aux anciennes grilles de qualifications hiérarchiques Parodi (du nom du ministre gaulliste du travail en 1945 et dont le travail sera poursuivi par son successeur le « communiste » Ambroise Croizat courant 1946 et 1947). Celles-ci ont été déterminées en fonction de la théorie de la valeur-travail et du caractère plus ou moins productif stricto sensu de la profession. Mais problème : si le correctif reste dans le cadre de la grille de branche cela revient à pousser tout le monde vers le haut, mais sans correctif dans l’échelle sociale12 ; s’il en sort cela revient à une revalorisation anti-hiérarchique qui n’est dans l’air du temps ni du côté des gouvernements actuels ni du côté des syndicats (la CGT s’en tient à une augmentation généralisée du SMIC… mais s’accompagnant d’une revalorisation branche par branche des autres salaires. Martinez, Libération du 15 mai). En clair maintien de la grille hiérarchique et aucune reconnaissance de l’implication particulière des « invisibles » toujours aussi invisibles donc, surtout pour des professions qui, par exemple pour les caissières des hypermarchés sont menacées en interne par l’automatisation croissante et en ex-terne par le développement de l’e-commerce. Pour le pouvoir, la façon la plus hypocrite pour s’en sortir ce sont les primes globales égales pour tout le personnel ; c’est d’ailleurs le choix qui a été fait pour le personnel hospitalier et ce qui est recommandé au niveau des PME. Autrement, Par ailleurs, du côté des grandes entre-prises on peut lire des choses ahurissantes sur un intéressement des salariés du privé sous forme d’une sorte d’échelle mobile liée au niveau de distribution des dividendes (Patrick Mignola, président du Modem à l’assemblée nationale, Libération du 15 mai) qui non seulement lie le simple salarié de l’entreprise aux résultats, mais nous fait croire que la plupart des salariés du privé travaillent dans des entre-prises cotées en Bourse, alors qu’on sait que l’emploi est ailleurs (TPE et PME)

– Les crédits accordés aux grandes entreprises fleurons de l’industrie nationale comme Renault et Air-France ne semblent pas s’accompagner de garanties quant à l’emploi, or des départs naturels en retraite dans la seconde entreprise ne seront pas compensés et dans la première des fermetures en France et à l’étranger sont envisagées dont éventuellement Flins ! (Le Figaro du 13 mai). C’est le paradoxe de cette aide accordée aux grandes entreprises qui n’embauchent plus, alors que les PME sont abandonnées même si elles condensent le maximum des emplois présents et à venir.

– Dans le même ordre d’idée ; la présidence de la République découvre que la Santé est un « bien commun » (non pas un « commun » quand même, mais un « “bien” commun », son ouverture à des limites) à travers les déclarations du directeur de la branche française de Sanofi à qui l’État a accordé de larges crédits d’impôt. Ce dernier a répondu en disant qu’on ne peut fabriquer en fréquence accélérée un vaccin (18 mois au lieu de 5 ans en moyenne) en s’en tenant à la méthode du téléthon à la française et de citer en exemple le partenariat public/privé établi aux États-Unis à travers le BARDA13 dont les européens ont refusé de mettre en place une version propre pour-tant proposée par Sanofi à la Commission européenne (Le Monde du 16 mai).
– La méfiance vis-à-vis d’une trop grande dépendance envers la Chine gagne le Japon, la Corée du Sud et Taïwan. Les difficultés politico-économiques d’une rupture sèche empêchent de fait toute politique générale de relocalisation ; par contre, pour les nouveaux investissements, le Vietnam et la Thaïlande sont plébiscités. Désormais le Japon a établi une liste de productions stratégiques qui feront l’objet de mesures protectionnistes (Les Echos du 13 mai). Toujours le retour de l’État-nation sous la forme particulière de l’État commercial.

– On a beaucoup parlé du télétravail pendant le confinement, beaucoup moins de l’automatisation de la production ; or, il s’avère que les patrons américains et japonais pensent de plus en plus à hâter un processus qui, après une embellie, s’était quelque peu ralenti (Les Echos du 15 mai). Vu la structure d’âge de la population active, les effets sur l’emploi seront sans doute plus redoutables aux États-Unis, beaucoup moins au Japon, de par leur effet d’éviction de l’emploi (accentuation du processus de substitution capital/travail.

– Malgré l’aspect économique de la réouverture des écoles primaires que nous avions sous-estimé parce que Blanquer avait été désavoué par son propre gouvernement, le transfert ne se passe pas tout seul. Les entreprises se retrouvent face à un nombre considérable de salariés qui ne peuvent reprendre du fait que c’est une reprise au ralenti. D’après Les Echos du 13 mai, les patrons des PME reprochent au gouvernement d’avoir suscité une peur contreproductive vis-à-vis des parents. Quant aux profs ils sont évidemment accusés de ne pas vouloir reprendre.

– Si Blanquer a été beaucoup attaqué pour le côté intempestif de ses prises de position, quelle réponse lui ont donnée les enseignants ? Les plus actifs d’entre eux dans les grèves et contre la Réforme donnaient déjà l’impression de naviguer à vue entre l’acceptation que l’école française accroît les inégalités (les statistiques libéra-les de Pisa détournées par les gauchistes) tout en s’opposant à une Réforme qui aurait eu si ce n’est pour but, mais comme conséquence de les accroître encore. Ils ont pourtant accueilli sans broncher le télétravail qui, paraît-il, accroît aussi le décrochage scolaire et donc les inégalités sociales… Mais leurs syndicats sont réticents devant une réouverture des écoles parce que les conditions de reprise ne sont pas conformes aux règles de distanciation, que l’école ne pourra être qu’une garde-rie parce que la présence physique des élèves n’est pas obligatoire et que cela accroîtra les inégalités. C’est l’exemple même d’un double discours politiquement mortel ; si la tutelle les enjoint à faire des révisions plutôt qu’à « avancer le Pro-gramme », ils répondent, c’est de la garderie ; si elle leur dit d’avancer le Programme, ils répondent cela accroît les inégalités puisque tout le monde ne sera pas présent. Les syndicats se défaussent en posant des préavis de grève courant sur une longue période. C’est devenu une habitude de la part de certains syndicats comme SUD-éducation qui joue les « solidaires », mais en fait se lavent les mains de ce qui se passe n’étant pas en mesure de mobiliser de toute façon et ne sortant jamais de la sauvegarde de l’Institution. Comme pour les syndicats ouvrir les murs de l’école équivaut pour certains, à détruire ses fondations et pour d’autres à l’ouvrir à l’entreprise, l’essentiel c’est que rien ne change. On passe d’un confinement à un autre. Partout dans le monde l’État n’est plus éducateur14 et se pose la question « Que faire des enfants ? » Une interrogation qui semble faire l’unanimité des parents-enseignants et des gouvernants si ce n’est leur unité. Le « pompon » semble pouvoir être décerné à l’Espagne qui a réussi à les empêcher les enfants de mettre le pied dehors pendant deux mois et maintenant les renvoie en vacances jusqu’en septembre ! L’école est un exemple du fait que le virus ne pré-pare en lui-même à rien d’autre et que contrairement à ce que dit Bruno Latour (Libération du 14 mai), le virus ne produit pas un « crash test » ou alors un test négatif.

Quant à l’enseignement supérieur, si on en croit Frédérique Vidal qui en a la charge et bien les efforts vont être portés sur une « hybridation » des enseignements qui va encore accorder la part belle aux technologies numériques, mais non sur ce qui fait que les universités sont désertées ou fonctionnent mal.

– Quelles que soient les procédures d’information pour le traçage/dépistage15 qui seront finalement choisies, on peut s’accorder sur le fait que le Covid-19 aura déjà eu un potentiel normalisateur important. Cette normalisation a été vue, du côté du pouvoir et des médias comme le signe d’une unité retrouvée plutôt que d’une adhésion. À cet égard, les applaudissements aux fenêtres et bal-cons pour soutenir les « soignants » réunissaient les macroniens n’ayant jamais mis les pieds à une manifestation d’hospitaliers et une grande partie de ceux ayant lutté contre la réforme des retraites. Un comble ! Unité donc, mais autour des « soignants » qui en appelaient, comme le gouvernement, au principe responsabilité… avec comme conséquence la peur instillée, mais aussi intériorisée.

Temps critiques, le 19 mai 2020.

  1. – Contrairement au Conseil constitutionnel français dont les 12 membres sont nommés par le Président de la République et les présidents des deux Chambres, ses 16 membres sont élus à moitié par le Bundestag et le Bundesrat, à la majorité des 2/3. Il n’empêche que c’est bien cette démocratique Cour qui a cautionné la mise en place de l’état d’urgence en RFA dans l’après 68 avec, par exemple, les interdictions professionnelles prononcées par les länders à l’encontre des personnes travaillant dans la fonction publique et susceptibles d’appartenir à la « mouvance » d’extrême gauche.
    De par son histoire l’Allemagne a privilégié le droit comme principe d’unité et ce, dès le Saint-Empire germanique ; l’a ensuite théorisé avec Carl Schmitt sous la forme de « l’État constitutionnel de droit » qui a légitimé l’État nazi et orienté finalement la nouvelle Constitution de la RFA vers une conception restrictive de la démocratie dans le cadre de la lutte contre le bloc soviétique. L’ennemi intérieur théorisé par Carl Schmitt dans la phase historique antérieure était réintroduit… dans la nouvelle démocratie (source : Peter Brückner, Alfred Krovoza, Ennemis de l’État, La pensée sauvage, 1972. Brückner, professeur à l’université de Hanovre fut lui-même deux fois suspendu de ses fonctions.
    Terminons par une déclaration de cette Cour constitutionnelle en 1972 : « On attend des citoyens qu’ils défendent cet ordre [les droits fondamentaux de la Constitution, NDLR] ; les ennemis de cet ordre, même s’ils se situent de manière formelle dans le cadre de la légalité, ne seront pas tolérés » (source : Sebastian Cobler, « R.F.A. : l’“État normal” » in Les Temps Modernes, no 396-397, juillet-août 1979, p. 59). []
  2. – La dette italienne pourrait monter à 150 % du PIB, la française à 118 soit des bonds d’une trentaine de points chacune. Quant à la dette japonaise, elle caracole en tête et atteint 238 % du PIB, mais sa soutenabilité ne pose en principe pas de problème, car premièrement son taux d’actualisation est nul (c’est le rapport entre le taux d’intérêt payé sur la dette et le taux de croissance) deuxièmement la dette est détenue à moitié par la Banque centrale du pays et le reste est détenue par des investisseurs institutionnels japonais : le troisièmement en découle qui est que la dette est en monnaie nationale. Pour Michel Aglietta (Le Monde du 17 mai) il n’existe pas de niveau optimal de la dette, cela dépend de la politique macro-économique que l’on veut mener et à l’heure actuelle la BCE n’a aucun intérêt à imposer à l’Italie — dont la dette est la moins soutenable, parce qu’entre autres son infrastructure publique (qui représente potentiellement une contrevaleur) est insuffisante (cf. l’écroulement du pont de Gênes) —, des conditions à la grecque. []
  3. – C’est-à-dire le taux de refinancement des banques auprès de la banque centrale qui guide leur politique de crédit et ses limites en fonction du niveau du taux. []
  4. – Tout en n’obérant pas la possibilité d’une « transition verte » nécessitant des investissements de long terme que le maintien des bas taux d’intérêt rend théoriquement possible.
    []
  5. – En Allemagne ce terme n’a pas le même sens qu’en France. Le terme ici employé ne renvoie pas à la bonne gogauche à la française, mais aux prétendus « ennemis de l’État » dont nous parlons dans la note 1. []
  6. – Son montant est en France de 84 % du salaire net jusqu’à 4,5 fois le SMIC pour 12,2 millions de personnes jusqu’à fin mai (6 salariés sur 10 du secteur privé) ; contre 60 % en Allemagne et 10 millions de salariés (un tiers des salariés du privé) et seulement jusqu’au niveau du salaire minimum (1200 euros) pour l’Italie qui a par ailleurs mis en place tout un système de prîmes compensatoires (Les Echos, 13mai ). Il est vrai qu’il y a danger vu l’activisme mafieux qui sévit dans la Péninsule, non seule-ment dans le Sud, mais jusqu’à Turin. En Angleterre, 80 % du salaire pour 7,5 millions de salariés, mais à hauteur de 2500 livres sterling maximum par mois.
    Toutefois, cette procédure, du moins dans sa version française, ne concerne par les salariés en fin de mission intérim ou en fin de contrat CDD. []
  7. – Si on veut se baser sur des exemples historiques pour voir l’effet de ces mesures, du point de vue économique, l’Allemagne avait utilisé le chômage partiel pendant la crise de 2008-9 de façon à ne pas rompre la continuité du travail, mais il s’agissait surtout d’emplois industriels qualifiés à l’époque alors qu’aujourd’hui ce sont essentiellement des emplois de services qui sont concernés et qui sont soit peu qualifiés, soit précaires et à l’avenir incertain donc à fonds perdus du point de vue capitaliste. []
  8. – C’est un peu une illusion si on raisonne non pas au niveau de la France, mais de l’UE qui est exportatrice nette de produits industriels (Les Echos, 13 mai). []
  9. – Ainsi, Air France essaie de faire signer un « accord de performance » que jusqu’ici seule FO a accepter de signer. []
  10. – Pour prendre un exemple, au niveau du groupe Nissan-Renault-Mitsubishi, l’usine Nissan de Sunderland en Angleterre ne produisait avant le confinement que 50 000 véhicules sur une capacité de 200 000. Le problème est donc celui d’une réorganisation du groupe et particulièrement de sa localisation et non pas un problème de « reprise ». Cet exemple est loin d’être un cas isolé. []
  11. – Cf. l’exemple du BTP arrêté à 80 % en France contre 20 % en Allemagne. []
  12. – C’est pour cela que chaque fois qu’il y avait une augmentation du SMIC en principe supérieure à l’augmentation du reste des salaires de base, la CGT s’empressait de demander une augmentation des salaires situés juste au-dessus de façon à bien maintenir la hiérarchie des salaires sous le prétexte qu’il fallait refuser un nivelle-ment par le bas. []
  13. - La Biomedical Advanced Research and Development Authority est l’office du ministère de la santé américain chargé des contre mesure sanitaire en cas de crise liée à des agents chimiques, biologique ou encore nu-cléaire. []
  14. – Cf. la brochure « L’État-nation n’est plus éducateur. L’État-réseau particularise l’école. Un traite-ment au cas par cas » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article277 []
  15. – « Brigades des anges » de Véran ou brigades d’intervention contre des « porteurs de peste » (Untorelli) ? La première formule nous dit implicitement que les enjeux sont ouverts. []

Des rapports entre théorie et pratique

Dans sa dernière lettre du 3 mars 2015, Dietrich Hoss répond à une critique de J.Wajnsztejn parue dans ce qui est la partie IV de la discussion autour de la rationalité. Cette critique concernait la tendance de D.Hoss, dans sa dernière conférence, à évacuer toute dialectique négative au sein de la pensée critique sous prétexte qu’elle conduirait automatiquement à la coupure théorie/pratique que l’École de Francfort avait provoquée puis subie avec les mouvements contestataires des années 60.
Dans sa réponse, nous pensons qu’il ne répond pas sur le fond (c’est-à-dire « qu’est-ce que la critique aujourd’hui », que ce soit sous sa forme théorique ou pratique) mais simplement en faisant remarquer que Temps critiques se tiendrait en dehors de toute pratique. Assertion que nous trouvons injustifiée.
Cette nouvelle réponse de JW est une tentative d’éclaircissement sur ces deux points qu’elle replace aussi dans leur évolution historique. Lire la suite →

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVIII)

Une évolution différenciée de l’ancienne composition de classes

Paupérisation et nouvelles formes de contractualisation du travail

– La menace d’être rattrapé par le salariat pèse désormais sur le modèle Uber des deux côtés de la Manche. Quasiment un an après la décision inédite de la chambre sociale de la Cour de cassation, qui avait décidé de requalifier un chauffeur en salarié, la Cour suprême britannique a, à son tour, tranché en faveur des travailleurs de la gig economy. Mais Uber ne veut pas lâcher et son directeur général a dévoilé une liste de propositions destinées à améliorer les conditions de travail de ses chauffeurs en Europe (accès à des aides, à des indemnisations pendant les congés, à la protection sociale et à une rémunération transparente). Avec une condition : que ceux-ci restent indépendants (Les Échos, le 22 février). La situation est mouvante car la Cour suprême de Londres a requalifié, le 19 février 2021, un chauffeur Uber inscrit comme travailleur indépendant en worker, un statut à mi-chemin entre « salarié » et « indépendant », pour les travailleurs dits « parasubordonnés » car n’ayant aucune marge de négociation et dont le co-contractant n’est pas le client. Avec une protection spécifique : salaire minimal, durée du travail, congés payés, mais ni congés maladie ou maternité, ni indemnités de licenciement ou de chômage, ni retraite financée ce qui aboutit à créer un troisième statut, certes plus proche de la situation concrète, mais plus flou juridiquement et par exemple plus défavorable aux workers en regard du droit du travail français si ce régime venait à s’étendre (Le Monde, le 4 mars). La CGT a d’ailleurs pointé les limites de ce statut qui certes améliorerait la situation d’origine, mais risquerait d’entériner la nouvelle. Pourtant, la démonstration est faite qu’un statut de salarié est viable, à l’instar du modèle choisi par Just Eat Takeaway (livraison de repas), qui a décidé, fin 2020, de recruter 4 500 livreurs salariés en France d’ici à la fin 2021 (Le Monde, le 4 mars).

En Californie, où une loi devait forcer Uber à salarier ses chauffeurs, l’entreprise est sortie gagnante d’un référendum qu’elle a organisé le 3 novembre 2020, aux termes duquel ses conducteurs sont des indépendants, mais reçoivent des compensations (Le Monde, les 22-23 février). De son côté, Just Eat a annoncé, fin janvier, le recrutement en contrat de travail à durée indéterminée (CDI) de 4500 livreurs d’ici à fin 2021. Quand la quasi-totalité des autres plateformes ne fait appel qu’à des auto-entrepreneurs aux conditions très précaires, la société britannique, rachetée en 2019 par le néerlandais Takeaway.com, entend proposer « une solution autre de livraison, plus responsable […] Tous les livreurs sont payés à l’heure et non à la course, qu’ils soient sur le terrain ou non, ce qui leur assure une garantie de revenus, quelle que soit leur activité journalière », souligne l’entreprise. « Just Eat se positionne en chevalier blanc », observe Jérôme Pimot, cofondateur du Collectif des livreurs autonomes de Paris. Mais, à moyen ou long terme, on risque de se retrouver avec une minorité à temps plein et des tas de petits contrats, voire de l’intérim, parce qu’il faudra quand même de la flexibilité pour s’adapter à la demande (Le Monde, les 22-23 février).

En Italie, Amazon avait déjà dû affronter des mouvements sociaux, mais c’est la première fois que les syndicats ont appelé le 22 mars, à une grève nationale de ses plus de 40.000 employés dans la péninsule. « C’est une question de respect du travail, de dignité des travailleurs et de sécurité », affirment-ils, en dénonçant en particulier les conditions dans lesquelles les plus de 15.000 livreurs sont employés (Les Échos, le 23 mars).

– Selon le National Institute of Economic and Social Research (NIESR), un groupe de réflexion, l’extrême pauvreté (définie à 70 livres sterling, soit 80 euros, par semaine pour un adulte seul, après le coût du logement) a doublé au Royaume-Uni pendant la pandémie, et est passée de 0,7 % à1,5 % de l’ensemble des foyers. « Cette crise est venue illustrer qu’il existe en permanence une large population qui se trouve juste au-dessus du seuil de l’extrême pauvreté », souligne Arnab Bhattacharjee, économiste au NIESR (Le Monde, le 3 mars). Pendant ce temps : une étude du Conseil d’analyse économique en France a montré que 70 % de l’épargne supplémentaire produite par les restrictions de la crise sanitaire provenait des 20 % des ménages ayant les revenus les plus hauts. En début de semaine, l’économiste Philippe Aghion, qui a participé à l’élaboration du programme économique du candidat Emmanuel Macron en2017, s’est dit favorable à « une contribution exceptionnelle sur les revenus élevés d’une année ». Le professeur au Collège de France insiste premièrement sur le fait que cette taxe ne devrait être mise en œuvre qu’une seule fois ; deuxièmement que « la fiscalité doit rester inchangée » et enfin, troisièmement, qu’il doit s’agir « d’une initiative de plusieurs pays européens » et ne pas être un cavalier seul de la France (Les Échos, le 26 février).

– Si l’on en croit Walter Scheidel qui vient d’écrire Une histoire des inégalités, de l’âge de pierre au XXIe siècle,Actes sud, 2021), sur le long terme, plus la stabilité des États, régimes politiques et conditions sociales est assurée et moins les inégalités sont susceptibles de régresser ; elles peuvent même s’accentuer. Guerres et révolutions seraient toujours les moteurs des plus grands bouleversements propices à une réduction des inégalités. Or, aujourd’hui, le rapport à la violence a tellement évolué que les mouvements qu’on désigne maintenant comme violents (cf. celui des Gilets jaunes) le sont beaucoup moins qu’avant… et de ce fait ne produisent pas de bouleversement majeur (Libération, le 23 mars) [si la première partie de cette analyse paraît pertinente pour la période dite des Trente glorieuses qui s’enchaîne à la Seconde Guerre mondiale, puis pourrait expliquer le retournement actuel, elle ne cadre pas avec ce qui s’est produit dans l’entre-deux-guerres]

– On les dit « prioritaires »… pour quitter l’entreprise La tendance n’est pas nouvelle, mais, depuis le début de la crise sanitaire, les plus de cinquante ans sont massivement incités à libérer leur poste de travail — parfois ils en sont même instamment priés. Les exemples abondent, d’Airbus — où 60 % des départs volontaires seraient des retraites ou des préretraites — à Michelin, qui prévoit un vaste plan de départs par rupture conventionnelle collective, mais s’appuie aussi sur des mesures de pré-retraite. À un degré moindre la SNCF réduira ses effectifs de 2 % en 2021 « en jouant sur les départs à la retraite et chez Renault Trucks, en décembre 2020, sur les 290 départs prévus, 189 souhaitaient partir à la retraite ou en pré-retraite. Depuis le 1er mars 2020, ce sont quelque 50 000 seniors de plus, ne dépassant pas toujours de beaucoup les cinquante ans, qui pointent au chômage. Les nouveaux inscrits à Pôle emploi de cette classe d’âge représentent d’ailleurs à eux seuls les deux tiers du volume des ruptures de contrat des plans de sauvegarde de l’emploi de l’année 2020. Par le passé, le coût des vagues de préretraites a été considérable : il a fallu les indemniser plus de cinq ans. « De 1979 à 1983, le nombre de départs à partir de 55 ans est passé de 160 000 à 700 000 par an et n’est redescendu en dessous des 500 000 qu’en 1992. Pour l’économiste Annie Jolivet, « à court terme, ces départs anticipés pourraient ne pas coûter grand-chose à la société. Les plans ne sont pas ouverts à tous. Les entreprises jouent sur les départs volontaires et se calent sur l’âge de la retraite à taux plein. Elles ciblent les seniors à maximum trente mois de la retraite » soit en moyenne à l’âge de soixante ans contre cinquante-huit à l’époque. La BNP et les banques en général ont de fait profité de la crise sanitaire pour tester leurs besoins en situation expérimentale de télétravail. « Faire partir les seniors au motif que la transformation numérique va faire la jonction expose les entreprises à des risques importants, notamment sur la qualité des services clients, estime Annie Jolivet, car ce sont ceux qui sont au plus près du travail qui évitent de faire de cette transformation une usine à gaz. En outre, ces suppressions d’effectifs ont lieu avant le basculement vers cette transformation »  (Le Monde, le 22 janvier). Pour la sociologue Anne-Marie Guillemard, la population des seniors « ni retraités ni actifs » augmente (il est vrai que leur taux d’emploi reste très nettement inférieur à la moyenne européenne) même si, paradoxalement, le taux d’emploi des seniors est supérieur au taux d’emploi des jeunes (ibid.).

[le patronat du privé renoue ainsi avec sa politique des années 1970-80… mais alors que le contexte de l’époque était celui de la tendance séculaire à la baisse du temps de travail et à la retraite à soixante ans que les politiques allaient acter en 1981, celui d’aujourd’hui est, en toute incohérence, de nous faire croire qu’il faudrait travailler plus et plus longtemps].

Par-delà les théories du déclassement, la « moyennisation » continue

La France compte désormais plus de cadres que d’ouvriers. C’est ce que révèle l’enquête sur le marché du travail que vient de publier l’Insee. Le pays comptait l’an dernier 29 millions d’actifs, 92 % d’entre eux ayant un emploi. Un bon quart d’employés (près de sept millions) et autant d’actifs dans les professions intermédiaires (techniciens, instituteurs, beaucoup de professionnels de la santé). Un cinquième de cadres et presque autant d’ouvriers (un peu plus de cinq millions pour chaque catégorie). Pour la première fois donc, les cadres sont devenus plus nombreux que les ouvriers. Les professions intermédiaires ont aussi dépassé les employés. Or, il y a quarante ans, les ouvriers formaient le groupe social le plus fourni du pays, devant les employés. Occupant près du tiers des emplois, ils étaient alors quatre fois plus nombreux que les cadres. Certes, la notion de « cadre » est très évasive et les « partenaires sociaux » ont essayé de la définir autour de trois notions : l’expertise, la responsabilité et l’autonomie. Si le concept de cadre reste imprécis, la progression du poids des cadres dans l’emploi n’en traduit pas moins deux mutations profondes du travail. La dématérialisation de la production et le poids croissant des services dans le procès de valorisation. C’est l’importance de ce double processus dans les rapports sociaux de production qui permet aussi de comprendre que, malgré la crise sanitaire, la reproduction de ces rapports sociaux ait pu être pérennisée sans que l’économie (production et distribution) ne s’arrête Les Échos, le 23 mars).

Innovations d’organisation et innovations technologiques

– La gestion de l’incertitude et des risques a été rendue beaucoup plus difficile, à partir des années 1980 et la « révolution du capital », par le développement des techniques de « juste à temps » ou de « production à flux tendus » (lean management). À ce niveau, Toyota a développé une politique quelque peu paradoxale puisque champion théorique du « juste à temps », elle s’est avérée beaucoup plus pragmatique : « Le principe du “juste à temps” est souvent mal compris », nuance un porte-parole du constructeur nippon. « En réalité, il n’est pas appliqué de façon dogmatique, il reste flexible et évolutif en fonction de la réalité du terrain. Les composants ne sont d’ailleurs pas forcément stockés chez nous, ils peuvent l’être chez nos fournisseurs […] Nous avons alors réalisé que, même si nous avions diversifié nos fournisseurs de rang 1, c’est-à-dire les plus proches, eux-mêmes n’avaient pas forcément adopté la même stratégie… », poursuit le porte-parole. Depuis Toyota a revu sa supply chain en cherchant à avoir une vue d’ensemble de sa filière de sous-traitants et pas simplement une visibilité sur le niveau I de celle-ci qui concerne les grands équipementiers du type Fauricia, Valéo, Bosch en France parce que l’absence de transparence a oblitéré la dépendance de ces équipementiers au taïwanais TSMC, d’où les ruptures de la chaîne d’approvisionnement. Il faut dire que onze des quinze premiers fabricants mondiaux de semi-conducteurs sous-traitent la fonderie pour la production des plaques de silicium. La spécificité du temps assez long de production des semi-conducteurs n’a pas non plus facilité la fluidité nécessaire rompue en temps de crise sanitaire. Mais bonne nouvelle pour l’Europe, Apple a annoncé mercredi qu’il allait investir plus de 1 milliard d’euros sur trois ans en Allemagne et faire de Munich son centre européen de conception de puces électroniques (Les Échos, le 11 mars).

– Les constructeurs automobiles chinois débarquent en Europe avec une toute nouvelle technologie, la propulsion électrique. Forts de leur expérience sur leur immense marché intérieur, les prix de vente défient toute concurrence et vont favoriser leurs exportations accroissant les excédents par rapport à leurs partenaires commerciaux. Toutefois, la dégradation de la balance commerciale entre l’Europe et la Chine est plutôt imputable aux constructeurs occidentaux qui ont installé leurs usines dans l’Empire du Milieu1. D’autant plus que la fabrication des véhicules électriques coûte moins cher en Chine : un moyen de préserver des marges sous haute pression. À défaut de protéger l’industrie automobile locale, on risque de voir arriver une vague de biens manufacturés en provenance de la Chine », prévient France Stratégie. Et pendant ce temps les Européens souffrent, particulièrement les Anglais. En effet, ces derniers, face à la déconfiture de leur industrie automobile dans les années 1980-90, ont choisi de devenir le porte-avion de la production automobile japonaise à destination de l’Europe. Toyota, Honda et Nissan se sont implantées en masse. L’usine Nissan de Sunderland est la plus grande d’Europe. Cette industrie est tournée à près de 80 % vers l’exportation, surtout en Europe. Le Brexit menace de détruire cette architecture. Ford a quitté l’île, Honda le fera cette année. Toyota s’interroge. Pour rester, en dépit du divorce européen et de l’ultimatum accéléré à la conversion électrique, les constructeurs s’adressent à l’État afin qu’il finance la reconversion. Ainsi, Boris Johnson a décidé de transformer son pays en centre mondial de fabrication de batteries. En 2020 près de 3,3 milliards de livres (3,8 milliards d’euros) d’investissement ont été annoncés dans ce domaine. Cela pourrait encourager les industriels à rester près de la fabrication d’organes essentiels et très lourds à transporter (Le Monde, le 4 mars). Et partout on retrouve cette idée de la nécessité de la reconversion et du rôle que doit y jouer l’État (Cf. Bosch à Rodez, équipementier de l’injection pour les moteurs diesel) qui est en grosse difficulté.

Une relance au risque de l’inflation ?

– Le plan de relance de Joe Biden, d’un montant souhaité de 1 900 milliards de dollars (environ 1 565 milliards d’euros), soit près de 15 % du PIB américain, risque de faire resurgir l’inflation s’inquiètent à la fois Summers le keynésien ancien conseiller d’Obama et Blanchard ex-directeur du FMI à la position plus orthodoxe ; et provoquer en réaction une hausse des taux d’intérêt, précipitant l’Amérique en récession. Mais l’idée de Biden est de ne pas reproduire la frilosité de 2009 et d’éviter ce que les spécialistes appellent « une reprise en K » où ceux qui bénéficient d’un emploi stable à temps plein, de prestations sociales et d’un certain matelas financier s’en sortent bien à l’heure où les marchés boursiers atteignent de nouveaux sommets. Ceux qui, en revanche, sont au chômage ou employés à temps partiel dans des secteurs à faible valeur ajoutée dans les services et dans des emplois ouvriers — le nouveau « précariat » — se retrouvent confrontés aux dettes, au manque de moyens financiers, ainsi qu’à des perspectives économiques qui s’amoindrissent. Nouriel Roubini, un des économistes qui avait annoncé la crise des subprimes et de l’immobilier de 2008 voit aujourd’hui se développer un même phénomène de « démocratisation de la finance » quand plusieurs millions d’Américains ont ouvert un compte sur Robinhood sur lequel ils espèrent faire fructifier leurs rares économies et l’équivalent de plusieurs fois leur salaire en spéculant sur des actions sans aucune valeur. Une opération finalement encensée par certains médias comme un populisme actionnarial qui aurait combattu les fonds spéculatifs de vente à découvert. Comme le relève Roubini, « beaucoup sont persuadés que la réussite financière ne passe plus par un métier de qualité, un travail acharné, une épargne et des investissements patients, mais désormais par des stratagèmes d’enrichissement rapide et autres paris sur des actifs intrinsèquement sans valeur, tels que les cryptomonnaies » (les « shit-coins », comme il les appelle) [il ne va pas jusqu’à en voir la source dans l’avènement d’une société capitalisée qui a largement réussi à diffuser « l’esprit du capitalisme », mais sous sa forme la plus brutale et limpide c’est-à-dire en réalisant l’immédiateté de la transformation A-A’ en gommant toutes les étapes intermédiaires de sa production, NDLR].

Pourtant, la situation n’est pas la même qu’en 2008 dans la mesure, où sous l’administration Trump un massif plan d’aide à l’économie a déjà été enclenché. A. Leparmentier, dans sa chronique du 24 février dans Le Monde, compare Biden à Lyndon Johnson. Tous les deux partiraient d’un bon sentiment qui serait de vouloir aider pauvres, chômeurs et minorités, mais de se noyer dans des guerres inutiles (contre un virus qui recule pour le premier, contre la guerre du Vietnam pour le second) avec les mêmes effets, le gouffre de l’inflation. [Le Parmentier a l’air d’oublier que ce plan d’aide a creusé massivement le déficit budgétaire bien avant la crise sanitaire du fait de la baisse des impôts et des divers avantages accordés aux très grandes firmes. Par ailleurs, les programmes axés sur les petites entreprises n’ont pas été aussi efficaces qu’ils auraient pu ou auraient dû l’être — notamment parce que trop d’argent a été versé à des entreprises pas réellement petites, et en partie à cause d’un ensemble de problèmes administratifs, ce qui pourrait éventuellement être rectifié par l’administration Biden (c’est en tout cas la position de J. Stiglitz exprimée le 1er février 2021 dans la revue Subject syndicate). Il n’empêche que la question de l’impôt semble être un tabou puisque même des représentants de la « Théorie monétaire moderne » (TMM, cf. note 118), comme Stephanie Kelton, la conseillère économique de Sanders ne proposent pas une augmentation des impôts et sa progressivité NDLR]. Toutefois, beaucoup s’interrogent sur l’ampleur du plan de relance. En effet, le Congressional Budget Office estime que l’économie américaine tourne 3 ou 4 % en dessous de son potentiel, soit un déficit d’activité d’environ 800 milliards. Suivant ce raisonnement on aurait pu s’attendre à un plan de relance d’environ 800 milliards en toute logique, alors qu’il se monte à plus du double (T. Philippon, in Les Échos, le 11 mars). Mais même les démocrates semblent vouloir freiner puisqu’ils ont, fin février, renoncé à adopter la hausse de 7,25 dollars (6 euros) à 15 dollars voulue par le président Joe Biden, faute de majorité suffisante au Sénat. Les experts du Congrès ont jugé qu’il fallait non pas une majorité simple, mais une majorité qualifiée de 60 sénateurs sur 100. De longues négociations vont s’engager en faveur d’une hausse moindre — peut être jusqu’à 11 dollars –, mais l’affaire n’aura pas l’ampleur prônée depuis des années par la gauche démocrate. Si moins de 2 % des salariés sont au salaire minimum fédéral, inchangé depuis 2009, son relèvement à 15 dollars aurait concerné finalement 15 % de la population active et surtout, aurait changé radicalement la donne dans les États ruraux les plus pauvres, de l’Alabama au Montana, en touchant plus du quart des travailleurs (Le Monde, le 3 mars). La situation est quand même contrastée au sud des États-Unis, puisqu’à Bessemer chez Amazon en Alabama, l’une des villes les plus pauvres de la région où existe quand même une certaine tradition ouvrière par rapport au Tennessy ou au Mississippi (la ville est proche de Birmingham), un salarié peut espérer commencer à 15,30 dollars de l’heure, soit le double du salaire minimum local. Et il bénéficie d’une couverture santé intéressante. Mais d’autres décrivent aussi la chaleur qui règne dans l’entrepôt, les horaires à rallonge, les changements d’emploi du temps à la dernière minute, la pression insoutenable à mesure que les cadences et les commandes en ligne augmentent, le flicage généralisé et la propagande contre l’organisation d’un vote pour une présence syndicale dans l’entreprise (Les Échos, le 4 mars). Depuis, la lutte pour une syndicalisation des salariés continue avec l’actuelle organisation d’un vote à ce sujet. Quel qu’en soit le résultat, avoir réussi à imposer le vote est déjà considéré comme un demi-succès prometteur et généralisable car si la lutte paye en Alabama, une terre a priori hostile aux luttes sociales, elle doit être généralisable partout (Le Monde, le 22 mars).

[Le plan semble surtout mal centré, car la dépense publique va s’étendre non seulement aux chômeurs et précaires, mais jusqu’aux classes moyennes qui ont pourtant gonflé leur épargne pendant la crise sanitaire. D’autre part, cette dépense concerne une demande constituée surtout de consommation et elle néglige les dépenses structurelles et d’investissement en matière d’infrastructure, de transition écologique. Peut-être est-ce ce défaut que visent les keynésiens historiques qui critiquent le plan de relance de Biden au-delà de sa disproportion (cf. Summers), NDLR]. Enfin, une partie de cette dépense risque en fait de ne permettre que le remboursement de la dette compte tenu des millions de dollars d’arriéré qui concernent d’ores et déjà le paiement des loyers et des factures, ou qui correspondent à une suspension de remboursement des crédits immobiliers et crédits à la consommation. Et Roubini de conclure : « Et dans la mesure où l’épargne supplémentaire finira par se transformer en achats d’obligations d’État, ce qui devait être un sauvetage pour les ménages en difficulté deviendra en réalité un sauvetage pour les banques et autres prêteurs (ibid.), mais verra le risque inflationniste amoindri. Son pronostic à moyen terme : la stagflation [une perspective compatible avec notre hypothèse de « reproduction rétrécie », NDLR].

– Le risque d’inflation ne semble pas concerner l’Europe pour l’instant, du fait de plusieurs éléments ; le premier est que la reprise sera plus tardive et sans doute moins appuyée qu’outre-Atlantique ; la seconde que le taux de chômage européen reste relativement élevé, un facteur plus déflationniste qu’inflationniste et poussant à la stabilité ou même à la baisse des salaires et enfin la sortie de crise n’entraînera pas des effets d’embauche importants. En effet, des plans de licenciement sont déjà prévus et la substitution capital/travail va continuer jouant ainsi sur une masse salariale qui devrait chuter mécaniquement s’il n’y a pas un mouvement de hausse de salaires qui ne se produira pas sans mouvement social fort ou improbable coup de pouce des autorités publiques. Mais si l’on considère ce risque au niveau mondial, des éléments structurels mais exogènes aux politiques des banques centrales (monétisation de la dette, bas taux d’intérêt, politique accommodante) semblent jouer de façon à ce que les objectifs fixés d’une inflation autour de 2 % soient difficilement atteignables du fait de phénomènes telles la mondialisation, la digitalisation, l’évolution de la démographie et de la productivité. En effet, si on en croit Isabel Schnabel du directoire de la BCE (Les Échos, 11 mars) : « Puisque la politique monétaire agit sur la demande, elle a moins d’impact pour contrer des chocs structurels persistants sur l’inflation. » [sous-entendu : qu’une politique qui serait centrée sur l’offre, NDLR]. Toutefois, l’exemple américain actuel semble invalider cette hypothèse puisqu’une relance forte couplée à un redémarrage de même nature produit bien une hausse de l’inflation, certes limitée. Ce serait donc le niveau d’intervention en Europe et non pas le type d’intervention qui serait responsable de la faible inflation et d’une reprise de la croissance quelque peu atone en Europe. C’est en tout cas une hypothèse défendue au sein même du directoire de la BCE par la ligne Daft punk (en référence au titre Harder, Better, Faster, Stronger  du duo électro) de Fabio Panetta : « En réalité, c’est le fait de ne pas utiliser pleinement la politique monétaire dans un contexte de chute de la demande et des anticipations d’inflation plutôt que sa supposée inefficacité qui nous emprisonne dans un environnement de faible inflation, de croissance modérée, et de chômage élevé ». Un argument déjà avancé par des économistes comme Piketty dès le début de la crise sanitaire à propos du premier plan européen (cf. page 34 de la pagination actuelle). Une récente étude de Goldman Sachs va dans ce sens. Pour elle, l’Italie pourrait supporter des taux à long terme (Goldman Sachs choisit une maturité moyenne de la dette de 7 ans pour faire tourner ses modèles de simulation) à 2,75 %, la France à 3 %, l’Espagne à 5,5 % et l’Allemagne à 5,75 % (cf. Sophie Rolland, ibid.). Pour Isabel Schnabel, avant même une hausse des taux il se produit actuellement une réduction de crédit par le biais de conditions plus strictes pour les accorder, de la part des banques (Les Échos, le 19 mars).

– Selon une note publiée, mardi 23 février, par la Banque de France, la dette nette des entreprises, hors sociétés financières, ne s’est accrue que de 17 milliards d’euros en 2020. Soit une hausse engendrée par la crise sanitaire finalement très contenue de 0,8 % (une fois décomptées les dépenses de fonctionnement voyages d’affaires, frais de représentation, salons et réceptions), alors que la dette brute, elle, s’est envolée à 217 milliards d’euros, soit 13 % de croissance. Pour Denis Ferrand, directeur général de Rexecode, « les entreprises ont coupé dans les dépenses, certes, et, grâce au PGE, elles ont une ressource financière qui n’a pas de coût — beaucoup d’entreprises ont d’ailleurs souscrit un PGE, quand bien même elles n’en avaient pas l’usage immédiat, au cas où elles seraient en difficulté ». Mais les chiffres de la Banque de France doivent être nuancés, car ils ne prennent pas en compte ce que les entreprises doivent aujourd’hui à l’Urssaf, du fait des reports de cotisations ou bien au Trésor public. Cette dette fiscale et sociale peut être bien plus lourde que l’endettement bancaire dans les bilans (Le Monde, le 25 février). Aux dernières nouvelles (Les échos le 24 mars), le ministre de l’Économie veut isoler la dette Covid, mais exclut de la rembourser par une taxe comme la CRDS consacrée à la dette sociale. Il se montre plus favorable à « affecter une part des recettes liées au retour de la croissance à l’amortissement de cette dette Covid » (ibid.). À titre d’exemple, il mentionne qu’un regain d’activité gonflerait automatiquement les recettes de l’Impôt sur les sociétés.

– L’inflation dans la zone euro a rebondi en janvier avec la fin de la baisse de la TVA en début d’année en Allemagne. Ce qui a fait immédiatement sortir du bois les responsables de la Bundesbank, prompts à demander une normalisation de la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE), mais celle-ci, comme la Réserve fédérale américaine, continue à racheter les obligations d’État sur les marchés et contrôle donc en partie au moins les taux d’intérêt (Les Échos, le 25 février). « La BCE a intérêt à maintenir le différentiel de taux d’intérêt significatif avec les États-Unis », considère Gilles Moëc, chef économiste d’Axa Investment Managers. « C’est la condition pour que l’euro se déprécie vis-à-vis du dollar et que les Européens profitent à plein de la relance américaine avec leurs exportations », explique-t-il (Les Échos, le 10 mars).

– Dans un article des Échos, le 2 mars, Georges Soros présente deux mesures macro-économiques de sortie de crise ; la première au niveau international est celle de l’émission de droits de tirage spéciaux (DTS). En effet, la majorité des parts sont détenues par les pays riches puisqu’elles sont proportionnelles à la puissance du pays. Or, ceux-ci n’en ont pas réellement besoin, puisqu’ils peuvent réaliser des emprunts en leur nom très favorables sur les marchés financiers. Ils pourraient toutefois prêter les fonds qui leur sont alloués aux pays pauvres de leur choix. La crise sanitaire ne pourra pas être contrôlée si elle n’est pas menée d’action à l’échelle mondiale. Un pays riche comme la France devrait toutefois utiliser un autre instrument, qui ressemble aux DTS, pour répondre à ses propres besoins. La seconde, au niveau national serait l’émission de nouvelles obligations perpétuelles qui ont été utilisées pendant plusieurs siècles. La Grande-Bretagne en a émis en 1752 — ces émissions s’appelaient alors « Consols » — et a ensuite utilisé des « obligations de guerre » pour financer les guerres napoléoniennes. Les États-Unis ont émis à leur tour des Consols dans les années 1870. Les États de l’Union européenne ne les connaissent pas très bien — même si les toutes premières obligations perpétuelles ont été émises en 1648 par les Hollandais pour entretenir leurs digues. Il y en a toujours en circulation, mais les intérêts sont si faibles que très peu d’épargnants potentiels sont au courant de leur existence. Pour Soros, la France aurait tout intérêt à émettre des obligations perpétuelles car elle a garanti un grand nombre de prêts, dont beaucoup ne seront pas remboursés. Comme leur nom l’indique, les obligations perpétuelles ne sont jamais remboursées, seul le versement annuel des intérêts est exigible. Or, les taux d’intérêt ne pourront guère être plus bas qu’actuellement.

 Santé et politiques de santé 

– Derrière le pouvoir gestionnaire des directions d’hôpital, s’affirme le pouvoir technologique des ingénieurs. Ainsi, pour le directeur du groupe d’ingénierie Artelia, Abderrahman Guiga, « l’adaptabilité était déjà une exigence. Mais aujourd’hui il faut pouvoir du jour au lendemain, isoler des secteurs, séparer les flux et les zones de prise en charge des personnes infectées, tout en préservant le fonctionnement des autres services médicaux […] L’hôpital ne pourra plus fonctionner sans un réseau informatique hypersophistiqué, pour échanger avec l’extérieur, les laboratoires, les cabinets médicaux » (Les Échos, le 25 février). [Ce n’est plus ici l’accélération de tendances déjà à l’œuvre, c’est l’accélération de l’accélération, Ndlr].

– Plutôt que des discours, la Cour des Comptes vient de publier des chiffres : de 2013 à 2019, a calculé la Cour, « le nombre de lits [en réanimation] n’a progressé que de 0,17 % par an, soit dix fois moins que les effectifs de personnes âgées qui représentent les deux tiers des malades hospitalisés dans ce secteur ». À la veille de la crise du Covid -19, il n’y avait plus que 37 lits pour 100.000 habitants de plus de 65 ans, contre 44 six ans plus tôt. « En conservant son ratio de 2013, la France aurait disposé de 5.949 lits de réanimation contre 5.080 au 1er janvier 2020 », pointe la Cour (Les Échos, le 19 mars). [Cela vaut tous les discours du jeudi soir !].

– On est passé des racines économiques et capitalistes du chômage dans les années 1970 aux racines psychologiques et à la responsabilité individuelle depuis les années 1980 et cette vision psychologisante gagne aussi le nouveau plan anti-cancer du gouvernement. Il faut savoir que la connaissance épidémiologique repose, en grande partie, sur l’accessibilité des données d’exposition à certains facteurs de risque. Or, par définition, les facteurs de risque les plus accessibles sont ceux liés aux comportements ou aux conditions propres à chaque individu. Chacun est capable de remplir un questionnaire pour estimer sa consommation de fruits et légumes, de viande, de tabac, d’alcool, chacun connaît son poids et son niveau d’activité physique, etc. À l’inverse, nul ne sait à quel perturbateur endocrinien ou autre polluant diffus il est ou a été exposé au cours de sa vie ni à quel niveau. Tout cela conduit mécaniquement à minorer le rôle des dégradations environnementales au sens large dans l’augmentation des maladies chroniques — et à faire de l’environnement le grand impensé du nouveau plan cancer. La focalisation sur les grands facteurs de risque comportementaux (tabac, alcool, habitudes alimentaires, sédentarité…) conforte une vision politique libérale/libertaire qui fait de l’individu l’unique responsable de son destin sanitaire comme il le serait de ses autres activités.

– 4 mars, les 280 000 infirmières et infirmiers du NHS, l’hôpital public en Angleterre, ont appris que le ministère de la Santé ne recommandait qu’une hausse symbolique de 1 % de leur salaire pour l’année 2021, environ 3,50 livres sterling (4 euros) de plus par semaine. À peine de quoi compenser l’inflation (attendue à 1,5 % cette année), ni même payer les places de parking dans les hôpitaux, qui ne sont la plupart du temps pas gratuites pour le personnel. Le Royal College of Nursing (RCN), l’un des syndicats historiques de la profession, a fait savoir qu’il était prêt à l’action pour la première fois depuis… cent cinquante ans, « Être infirmière, c’est une passion, les gens ne font pas ça pour l’argent », avait lancé deux jours plus tôt Nadine Dorries, secrétaire d’État à la santé sur la BBC (Le Monde, le 9 mars). Toujours les mêmes paroles en l’air.

Interlude

– Le gouvernement et les médias traditionnels attaquent les fake news des réseaux sociaux ; Macron riposte par la propagande directe sur Youtube en lançant un défi au duo McFLy et Carlito pour faire une vidéo sur les gestes barrière (les Échos, le 25 février). Ah, comme le « manger des pommes » de Chirac sur Canal + paraît désuet ! Mais « ″parler jeune suffira-t-il à parler aux jeunes ?″ » (Libération, le 25 février).

– Un proche du Président résume : « Un débat Le Pen-Darmanin réunit 1,9 million de spectateurs, la moindre conférence de Jean Castex sur le Covid plus de 11 millions, tout est dit. (Les Échos, le 25 février).

– Dans la Reppublica, le 3 mars, on apprend que Mario Draghi reprend en main le dossier de la campagne de vaccination suite au limogeage du manager Domenico Arcuri, commissaire extraordinaire chargé de l’urgence Covid -19. C’est un militaire que Mario Draghi a choisi à sa place, le général Francesco Paolo Figliuolo. [L’Italie a essayé les « experts », elle recycle maintenant les militaires. Guerre au virus, NDLR].

Un premier bilan

– Les inégalités de revenu n’ont pas augmenté en France après les politiques redistributives — l’indice de Gini, qui les mesure, est le même avant la crise du Covid qu’en 1976 (cf. note 104), alors que la crise sanitaire alimente l’idée d’un creusement des inégalités. Comme les bas salaires sont concentrés dans un certain type de secteurs qui sont d’ailleurs parmi les plus touchés par la crise sanitaire, P. Artus propose (Les Échos, le 4 mars), entre autres, au moins dans le secteur privé, une hausse des salaires. En effet, lorsqu’il s’agit d’emplois dans le secteur privé, on s’inquiète souvent de ce qu’une hausse des salaires des personnes peu qualifiées ne détruise de l’emploi, compte tenu de la forte corrélation entre l’embauche à ce type de postes et leur coût. Mais si l’entreprise peut répercuter les hausses des salaires dans ses prix, il ne doit pas y avoir de perte d’emplois ; d’où la suggestion d’accroître les salaires minimums de branche dans les secteurs d’activité concernés, peu sujets à la concurrence étrangère. Toutes les entreprises étant confrontées à des salaires plus élevés, elles pourront toutes monter leur prix sans perdre de parts de marché (ces secteurs d’activité ont très peu de concurrence étrangère). Pour lui, il faudra accepter cette sorte de taxe sur les acheteurs pour financer la hausse des plus bas salaires. [Une solution plus libérale que la hausse des impôts sur les hauts revenus, NDLR]. Mais la crise sanitaire accroît mécaniquement les inégalités de patrimoine puisque 20 % des Français détiennent 70 % de la hausse des liquidités venant de l’épargne forcée du fait de la crise sanitaire et son traitement monétaire. En effet, le bas de laine des Français — en très grande partie sur des comptes à vue — continue de grossir. La Banque de France anticipe même qu’il atteindra la somme colossale de 200 milliards d’euros à la fin 2021. Deux fois le montant du plan de relance ! 70 % de l’épargne accumulée proviendrait des 20 % des ménages ayant les revenus les plus hauts, selon une étude du Conseil d’analyse économique (CAE). D’où l’idée d’une taxation de l’épargne qui ne plaît pourtant pas à Le Maire. Piketty estime lui, que le rachat des dettes publiques par la Banque centrale européenne (BCE) ne suffira pas à régler l’addition. « C’est en ayant recours à des prélèvements exceptionnels sur les plus aisés que l’on a éteint les grandes dettes publiques de l’après-guerre, et que l’on a rebâti le pacte social et productif des décennies suivantes », soulignait-il à l’automne dernier. Mais Pisani-Ferry, économiste conseiller de Macron n’est pas d’accord et déclare : « le débat sur qui va payer la facture de la crise est légitime, celle-ci ayant été extraordinairement inégalitaire. Mais il est aussi prématuré, voire même contre-productif en plein milieu de la crise. Ce n’est pas le moment d’inciter les consommateurs à l’attentisme. L’essentiel actuellement, c’est de continuer à soutenir les entreprises et les revenus des ménages » (Le Monde, le 6 février).

– En revanche, aux États-Unis, l’association de défense des actionnaires As You Sow pointe du doigt des patrons qui gagnent plus de 1.000 fois le salaire médian de leurs salariés. Ces écarts de rémunération cachent surtout des salaires médians annuels très bas, s’inquiète l’ONG américaine. Dans l’entreprise d’habillement VF Corporation, le salaire médian annuel se situe à 10.099 dollars, ce qui signifie que la moitié des employés est payée moins. La pandémie du Covid -19 a accentué les inégalités économiques. La part des salaires dans le PIB américain est tombée à son plus bas niveau depuis les années 1940 (Les Échos, le 4 mars). Quant aux dividendes au niveau mondial, ils ont baissé de 12,2 % en 2020. Une chute toutefois moins forte qu’attendu, grâce à un quatrième trimestre salvateur, selon une étude publiée, lundi 22 février, par le gestionnaire d’actifs Janus Henderson. Deux tiers des entreprises ont augmenté ou maintenu leurs dividendes. Une société sur huit les a annulés et une sur cinq les a réduits. « L’impact de la pandémie sur les dividendes a suivi la tendance d’une récession classique, et son incidence a été, à l’échelle internationale, moins sévère qu’après la crise financière mondiale » de 2008, souligne l’étude. En Amérique du Nord, les dividendes ont augmenté de 2,6 %, pour atteindre un nouveau record. La France est, avec l’Espagne, le pays qui a le plus annulé leur versement.

– Le renouvellement s’accélère à la tête des grands groupes français. Le CAC 40 serait-il en train de devenir l’indice du luxe ? La crise a donné un coup d’accélérateur à la transformation de l’indice parisien. En un an, les poids lourds historiques de la cotation ont vu leur capitalisation fondre, de Total aux grandes banques, tandis que le secteur du luxe, déjà majeur, est devenu encore plus dominant. Fait nouveau, les valeurs financières ont été dépassées par les valeurs technologiques à la faveur de la crise. Ce secteur, autrefois marginal dans le CAC 40, est désormais l’une de ses composantes les plus importantes, avec un poids de près de 9 %. La pandémie a, par ailleurs, mis en lumière certaines pépites du CAC 40. Les groupes industriels Air Liquide, Schneider Electric et Legrand ont tous terminé l’année dans le vert. Schneider a même réussi l’exploit de grimper plus vite que le secteur du luxe, avec une envolée de près de 30 %. Il a tiré profit de son pari de long terme sur les logiciels industriels. Même s’il reste un groupe industriel, de nombreux gérants le considèrent comme une valeur de croissance, aux caractéristiques plus proches des valeurs technologiques.

– en Angleterre, selon le thinktank Resolution Foundation, un groupe de réflexion spécialisé, 80 % du fardeau fiscal supplémentaire devraient être supportés par les 20 % de ménages les plus riches, là où il ne devrait coûter aux 40 % de foyers les plus pauvres que moins de 100 livres sterling par an d’ici à 2024. Voyons les chiffres : Rishi Sunak, le ministre des Finances, a dans son viseur l’impôt, sur les sociétés. Son taux devrait être revu à la hausse, de 19 % actuellement à 22 %, voire jusqu’à 25 %. Rishi Sunak devrait suivre l’exemple des États-Unis, où la secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen, a annoncé un relèvement des taux de la corporation tax de 21 % à 28 %. Il devrait aussi insister sur le caractère relativement indolore du gel des seuils de l’impôt sur le revenu pour les familles aux revenus les plus modestes. Le ministre des Finances a aussi dans son viseur l’impôt sur les sociétés. Son taux devrait être revu à la hausse, de 19 % actuellement à 22 %, voire jusqu’à 25 % (Les Échos, le 1er mars).

– Le pouvoir d’achat par unité de consommation, c’est-à-dire rapporté au nombre de personnes dans un ménage, n’a pas baissé en France l’an passé mais a stagné en moyenne, selon l’Insee. Pourtant, en 2008 et entre 2011 et 2013, il avait reculé. C’est dire si le soutien public aux revenus des ménages a été important, mais cela doit être relativisé par rapport à l’évolution parallèle dans d’autres pays puisque, par exemple, le revenu des Américains a progressé de 6 % l’an passé malgré la pandémie. Mais la politique sanitaire outre-Atlantique n’a pas consisté à fermer l’économie, contrairement à l’Europe. Toutefois, le chiffre de 2020 cache des disparités importantes en fonction des situations des Français. Le niveau de vie des personnes qui vivent uniquement de revenus de transferts, comme les retraités, a été préservé, ainsi que celui des 20 % des salariés les plus aisés, qui ont pu télétravailler2, le problème se situant au niveau des salariés précaires. Côté entreprises, le taux de marge (le rapport entre chiffre d’affaires et consommations intermédiaires) des entreprises a chuté de 4 points et s’établit à 29,3 % en 2020 après 33,2 % en 2019, soit le niveau le plus bas depuis 1985. Mécaniquement, la capacité d’autofinancement est en chute libre. Bizarrerie statistique, le taux d’investissement des entreprises, rapporté à leur valeur ajoutée, a légèrement progressé l’an passé. Car, contrairement au schéma classique lors d’une crise, l’investissement des entreprises ne s’est pas effondré. Les entreprises françaises ont certes coupé leurs investissements en machines et en construction, mais elles ont continué à investir dans les services informatiques et la digitalisation. Cette dynamique des investissements démontre que « nos réformes ont su convaincre », assure le ministre Franck Riester, qui cite en particulier « la baisse inédite des impôts de production, de 20 milliards d’euros sur la période 2020-2022 ». Plus largement, résume M. Lecourtier, « la France a montré depuis quelques années qu’elle était capable d’améliorer ses points noirs : nous avons assoupli le Code du travail, allégé la fiscalité sur les entreprises et faisons des efforts pour fluidifier le millefeuille administratif pour les investisseurs » (Le Monde, le 3 mars). Un résumé de la politique macronienne condensé en une phrase.

– L’État et les banques ont toujours travaillé en osmose, dans un mélange d’intérêts bien compris, mais parfois avec de sérieux conflits. La crise financière de 2008, par exemple, a dressé le pouvoir contre son allié naturel et les accords de Bâle III ont montré une opposition entre la dérégulation voulue par les banques et la re-régularisation désirée par les États. Or, la crise sanitaire est l’occasion pour les banques, dont la réputation s’est durablement abîmée dans l’opinion [y compris à travers le mouvement des Gilets jaunes qui les a particulièrement visées pendant les manifestations, NDLR] de redorer leur image. « Les banques françaises ont bien traversé la crise, elles ont continué à financer l’économie et ont été des partenaires loyaux dans la mise en œuvre des prêts garantis par l’État », salue Emmanuel Moulin, le directeur général du Trésor (Le Monde, le 3 mars). Parmi les signaux d’alerte, qui ébranlent le monde de la banque on peut d’abord signaler le déclassement des grandes banques françaises dans les activités de banque de marché en Europe, au profit des firmes de Wall Street. Ainsi, « la part de marché des banques américaines atteint 47 % sur les marchés de capitaux européens, contre 38 % pour les banques européennes. L’écart s’est creusé durant les trois dernières années » constate M. Moulin, directeur du Trésor. La première banque européenne, BNP-Paribas, n’est plus que la troisième banque de financement et d’investissement sur la zone Europe, Moyen-Orient, Afrique, derrière deux américaines. Les banques françaises, comme leurs concurrentes européennes, ont vu leur rentabilité chuter depuis la crise financière de 2008 et s’effondrer dans la crise actuelle, sous le coup des énormes provisions passées pour les prêts souscrits par des clients qui risquent de ne pas pouvoir les rembourser. L’avenir n’est pas forcément plus engageant. L’irruption des Big Tech sur le marché des paiements n’annonce rien de bon pour les banques traditionnelles. En Asie, Alipay, la solution de paiement mobile créée par Alibaba, a conquis la Chine, et Google Pay s’impose en Inde. « Dans la décennie à venir, ces plateformes pourraient devenir des opérateurs de paiement en Europe, éventuellement en partenariat avec des banques, qui assureraient alors le back-office (le traitement des à-côtés). Le risque pour elles serait de perdre la relation client au profit des Big Tech », prévient le gouverneur de la Banque de France (ibid.).

La sollicitude du gouvernement à l’égard de la finance agace par ailleurs Jézabel CouppeySoubeyran, économiste à l’université Paris I qui pointe « la consanguinité et les convergences d’intérêts entre les banques et l’État », nourries par les allers-retours de hauts fonctionnaires entre le public et le privé. Un des grands corps de l’Etat incarne cette osmose : l’Inspection générale des Finances, dont sont issus le patron de Société Générale, Frédéric Oudéa, le président de BNP Paribas, Jean Lemierre, et celui du Crédit Mutuel, Nicolas Théry, le numéro deux du Crédit Agricole, Xavier Musca. Ou encore les patrons des réseaux en France de BNP Paribas et de Société Générale, Marguerite Bérard et Sébastien Proto, tous sortis de la même promotion, qui est aussi celle du chef de l’État, Emmanuel Macron, passé par la banque d’affaires Rothschild. « Pouvoir et finance ont toujours été liés, en France, au cours de l’histoire, résume Jean-Pierre Jouyet, lui-même inspecteur des Finances, ancien directeur général du Trésor, de la Caisse des Dépôts et secrétaire général de la présidence de la République sous François Hollande. C’est lorsqu’il y a crise financière ou faillite bancaire que les pouvoirs politiques sont le plus en difficulté. Rappelons que la crise financière a fait tomber la monarchie au XVIIIe siècle. » (ibidem).

Résumons. Depuis plusieurs années l’État était considéré comme le problème (cf. la citation de Lecouturier, supra) ; c’est redevenu une partie de la solution. Les banques centrales devaient être indépendantes et limiter leur offre de monnaie : elles sont de fait sous l’autorité politique des États et créent de la monnaie comme jamais. Les chaînes de production devaient se mondialiser toujours plus, elles se régionalisent. La corporate governance avait enfermé l’entreprise dans l’obsession du rendement de court-terme, gouvernements, salariés et clients lui enjoignent désormais d’intégrer l’intérêt général dans son activité. Il n’est pas donc pas excessif de penser que la crise sanitaire a précipité le déclin de ce que d’aucuns appelaient le néo-libéralisme (Les Échos, le 5 mars).

– Quand, en juin 2020, Emmanuel Faber est parvenu à faire de Danone le premier groupe coté de taille mondiale à se doter du statut juridique d’entreprise à mission (il y en avait 18 en 2018, 88 fin 2020), le volontarisme du PDG avait ouvert de nouvelles perspectives aux réformistes sur une évolution possible du capitalisme puisque leur fixation sur la critique du néo-libéralisme les empêche, de fait, de critiquer le capitalisme. Dans cette optique, l’entreprise n’aurait plus pour unique horizon le retour sur investissement des actionnaires ; elle devrait parallèlement se fixer des objectifs sociaux et environnementaux ambitieux. Un objectif d’ailleurs approuvé par 99 % des actionnaires à l’époque (Les Échos, le 16 mars). Huit mois plus tard, la crise directionnelle que traverse le géant des produits laitiers et de l’eau en bouteille résonne comme un dur rappel du pouvoir des actionnaires sur les autres parties prenantes : consommateurs, fournisseurs et salariés. Le 1er mars, sous la pression de deux fonds actifs3 d’investissement, le conseil d’administration de Danone a réduit les responsabilités d’Emmanuel Faber, P.D-G du groupe. Des fonds qui certes semblent de plus en plus tenir compte d’enjeux éthiques ou environnementaux… s’ils continuent à rapporter 15 % un chiffre digne des années 1990 avec ses taux d’intérêts nettement plus élevés (Le Monde, le 4 mars). [La situation est quand même plus complexe puisqu’en une douzaine de jours la petite musique médiatique sur les vilains actionnaires a laissé place à un discours plus nuancé, NDLR]. En effet, il apparaît aujourd’hui (Le Monde, le 16 mars et Les Échos) que si les fonds activistes sont intervenus pour faire tomber le P.D-G, ce n’est pas à cause des retours sur investissement puisqu’une de ses dernières mesures a été d’augmenter les dividendes, mais parce que ce dirigeant aurait sacrifié la politique commerciale et la bataille des marques (par rapport à Nestlé par exemple) au profit d’une politique à la fois trop ambitieuse (des investissements aléatoires dans le « bio » aux EU qui n’ont pas donné les résultats escomptés) et trop financière (cf. l’annonce d’un plan de licenciements de 2000 salariés). Sans parler d’un virage post-Covid pour une stratégie local first (sic) dont la dénomination résume toutes les contradictions de ces grandes firmes mondialisées, mais dont le signifiant originel reste attaché au local et à la tradition (les eaux d’Evian, la verrerie française). En revanche, Libération, le 16 mars toujours, reste droit dans ses bottes : il n’y a pas de doute le P.D-G est victime des « fonds vautours » et de la mauvaise finance.

– Alors que le gouvernement a décidé de donner un sursis aux entreprises jusqu’en 2022 pour régler leurs arriérés et que d’après Bruno Le Maire, il ne sera pas question de taxer les revenus élevés ou le patrimoine pour financer la crise, il semblerait que les chômeurs n’aient pas droit à ce sursis puisque la première offensive post-Covid est déjà centrée sur la réforme des allocations chômage. Une initiative qui, comme bien d’autres au sein de ce gouvernement, sera court-circuitée par Macron lui-même, plus prudent sur la chose dans la perspective des prochaines échéances électorales. Les Anglais ne semblent pas vouloir suivre le même chemin puisqu’afin de préparer l’après-pandémie, le ministre britannique des Finances, Rishi Sunak, a annoncé mercredi deux hausses d’impôts. Il prévoit de geler de 2022 à 2026 les seuils à partir desquels l’impôt sur le revenu est dû, de quoi rapporter 6 milliards de livres sterling par an. Il compte aussi relever de manière spectaculaire le taux de l’impôt sur les sociétés. Il grimpera de 19 % à 25 %, mais pas avant 2023 pour laisser aux entreprises le temps de sortir des turbulences actuelles. Ceux qui voulaient l’abaisser pour envoyer au monde un message d’attractivité post-Brexit en sont pour leurs frais. Néanmoins, ce taux reste le plus faible parmi les pays membres du G7 affirme le ministre qui ne veut pas passer pour celui qu’il n’est pas (Les Échos, le 4 mars).

Temps critiques, le 23 mars 2021

  1.  – Nous avons signalé dans la note 3 du Relevé X en quoi des agrégats comme le PIB et surtout la balance commerciale avaient perdu de leur pertinence comme instrument de comptabilité nationale. En revanche, si l’on s’intéresse à l’emploi et tout particulièrement à l’emploi industriel, donc à la qualité de l’emploi ainsi qu’à son volume, l’Allemagne préserve son emploi industriel, qualifié et les filières qui vont avec (techniciens, ingénieurs et leur savoir-faire) dans la mesure où son Mittelstand reste exportateur. C’est vrai. L’Italie compte 220.000 entreprises exportatrices, l’Allemagne 300 000 et la France seulement 130.000. Pour être plus précis encore l’Allemagne exporte en valeur cinq fois plus de biens en Chine que la France. Ce déséquilibre entraîne forcément des conséquences sur une possible attitude commune des Européens vis-à-vis de la Chine ; et conduit à une perte relative de savoir-faire en France… aujourd’hui en partie importé. []
  2.  – Les entreprises semblent toujours aussi rétives au télétravail puisque 34 % d’entre elles n’ont pas mis en place le télétravail, selon une étude du ministère du Travail portant sur 1300 sociétés, et ce malgré un an d’appel du gouvernement pour adopter ce mode de travail en temps de crise sanitaire (Le JDD, le 21 mars). Il n’y a pas eu de dynamique de changement […] Des entreprises redoutent une baisse de productivité […] le télétravail suppose la confiance. », regrette Marie Buard, secrétaire nationale de la CFDT F3C (communication, conseil, culture). []
  3.  – Les fonds actifs ou activistes sont des fonds d’investissement qui visent à faire pression sur les dirigeants via les actionnaires de la société visée. « La plupart du temps, les activistes restent des actionnaires minoritaires (avec moins de 5 % des parts), ils ne sont donc pas représentés au Conseil d’administration, mais ils profitent des assemblées générales annuelles pour essayer de rassembler les voix d’autres actionnaires et contester certaines résolutions […] En France, les actionnaires sont souvent vus comme les bad guys (analyse Michel Albouy), alors si en plus vous ajoutez de l’activisme c’est carrément le diable ! Pourtant, comme l’indique une récente étude d’un professeur de Harvard (http//www.columbia.edu/wj2006/HFLTEffects.pdf), l’impact des actionnaires activistes sur la valeur de l’entreprise est loin d’être négatif sur le long terme. « Parfois, les actionnaires activistes peuvent même défendre des revendications sociales, comme ce fut le cas contre Nike et le travail des enfants », ajoute Michel Albouy (Les Échos, le 10 février 2016). À l’inverse, les fonds passifs (les plus nombreux, comme ceux de Soros, par exemple) ne cherchent pas à influencer la performance de l’entreprise ; ils suivent les indices boursiers, se portant ça et là en fonction de l’évolution du marché. []

Le retour de la question juive ?

Suite à notre brochure Dans l’angle mort du 13 novembre (décembre 2015), nous vous faisons part de cet échange qui aborde la question du rapport à « la question juive » et à l’État d’Israël. Le rapport aux attentats du 13 novembre et à nos propres développements pourrait apparaître ténu, mais il n’en est rien. Notre analyse de la révolution du capital est en effet amené à se confronter aux courants qui continuent à faire de l’anti-impérialisme américain et du sionisme israélien, mais aussi de la critique de la finance les principaux axes de leur critique du capitalisme, au risque d’un antisémitisme d’extrême gauche plus ou moins sous-jacent. Que la « question juive » se repose aujourd’hui n’est pas indépendante de la façon dont elle a pu être traitée par Marx à son époque. Le dernier échange aborde ce point qui sera développé plus tard dans un texte ou un ouvrage spécifique sur la question plus générale de la pérennité des formes religieuses. Lire la suite →

Les frontières de plus en plus floues entre politique, poésie et publicité

Comment interpréter l’élection de Joe Biden et surtout sa mise en scène ? Dans l’ensemble, l’opinion de gauche aux États-Unis a jubilé devant une réaffirmation de la démocratie selon les uns, ou une victoire dans la lutte éternelle (et surtout rituelle) contre la « peste brune » selon les autres. Or, le texte, reçu d’un camarade, que nous publions ici nous propose un tout autre éclairage des événements en cours.

Amanda Gorman, poétesse noire de vingt-deux ans, semble avoir ravi la vedette lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden par la lecture d’un de ses poèmes. Écrit pour l’occasion, « The hill we climb » (« La colline que nous gravissons ») est bien moins remarquable du point de vue littéraire que pour sa qualité de propagande incantatoire et pour l’importance de son auteure comme symbole, à l’instar d’Obama, de la valeur des citoyens noirs et des avancées que les Américains pensent avoir accomplies en matière de dépassement de l’héritage de l’esclavage et du racisme1.

L’aspect politique-spectacle est si évident que ce n’est pas la peine de s’y attarder ici, d’autant que ce n’est pas une nouveauté. De même, les allusions religieuses – « les Saintes Ecritures nous dit d’imaginer que chacun habitera sous sa vigne et son figuier », « nous avons bravé le ventre de la bête », « Un pays meurtri mais encore intact », rappelant la Deuxième Épître aux Corinthiens (« Nous sommes aux prises, mais non pas écrasés ; ne sachant qu’espérer, mais non désespérés ; harcelés, mais non abandonnés ; terrassés, mas non vaincus. »), relèvent d’une longue tradition dans la littérature et la vie culturelle des États-Unis.

En revanche, le nombre de clins d’œil aux discours politiques ayant fait date dans l’histoire du pays doit retenir notre attention. Ainsi, quand Gorman déclame : « But that doesn’t mean we are striving to create a union that is perfect » (« Mais cela ne veut pas dire que nous aspirons à former une union parfaite »), elle convoque non seulement le préambule à la Constitution (« … en vue de former une union plus parfaite »), mais aussi le discours prononcé par Franklin Roosevelt lors de la cérémonie d’investiture pour son quatrième mandat présidentiel (« Notre constitution de 1787 n’est certes pas un instrument parfait. Mais il nous a fourni un socle ferme sur lequel des hommes de toutes sortes, de toutes les races, de toutes les couleurs et de toutes les croyances ont pu ériger la structure solide de notre démocratie. »). Cette même citation est sans doute également la source d’inspiration des mots « To compose a country committed to all cultures, colors, characters and conditions of man » (« Pour constituer un pays qui s’engage à respecter toutes les cultures, toutes les couleurs, tous les caractères et toutes les conditions de l’être humain »).

Surtout, c’est Abraham Lincoln, orateur d’exception il est vrai, que Gorman met à contribution dans ces passages : « We seek harm to none and harmony for all » (« Nous ne cherchons le mal pour personne et l’harmonie pour tous »), « But while democracy can be periodically delayed it can never be permanently defeated » (« Mais si la démocratie peut à l’occasion être retardée, elle ne peut être définitivement supprimée ») ou « Because we know our inaction and inertia will be the inheritance of the next generation » (« Car nous savons que notre inaction et notre inertie seront l’héritage de la prochaine génération »)2. À ceci près que la jeune poétesse se montre plutôt triomphaliste (fidèle en cela au volontarisme optimiste si prisé aux États-Unis) là où le président d’autrefois était pénétré du côté tragique et cruel des événements.

On a donc affaire à un discours politique assez efficace, fût-il truffé de rimes et d’allitérations obsessionnelles à la manière du rap. Mais c’est l’intervention d’un autre artiste à la cérémonie qui permet de mieux comprendre le sens de ce qui se passe. Bruce Springsteen, chantre des victimes de la désindustrialisation, a pu chanter son « Land of hope and dreams » (« Pays d’espoir et de rêves »), chanson qu’il a été jusqu’à présenter comme une « prière ».

Pourquoi y attacher tant d’importance ? Parce que l’une et l’autre ont à nouveau eu la parole lors du Super-Bowl du 7 février, événement sportif de loin le plus suivi aux États-Unis et donc le plus convoité par les annonceurs, dont certains profitent pour dévoiler leur pub la plus coûteuse de l’année. Gorman a pu lire un autre de ses poèmes, hommage à trois travailleurs de première ligne en période de pandémie, qui fonctionne à peu près de la même façon que le précédent : il s’agit de galvaniser et de rassembler le peuple. Et Springsteen ? Pour la première fois apparemment en quarante-huit ans de carrière, il a accepté de se prêter à un clip, en l’occurrence pour la marque Jeep (filiale du groupe Fiat-Chrysler).

Cette « compromission » scandalise certains ; moi, elle me laisse indifférent. Ce qui me frappe en revanche, ce sont les similitudes entre les poèmes de Gorman et le message véhiculé par Springsteen dans « The Middle » (en gros, le juste milieu). Comme la jeune poétesse, ce fils du New Jersey ouvrier nous parle, après avoir montré une accueillante chapelle œcuménique située pile poil au centre géographique des États-Unis, de la nécessité de trouver un terrain d’entente, vaincre nos divisions, sortir des ténèbres pour retrouver la lumière et considérer la liberté comme ce qui fonde le lien social indispensable au pays. Comme elle, il s’appuie sûrement sur Roosevelt (« La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même ») lorsqu’il souligne l’effet néfaste de la peur. Comme Gorman encore, il utilise l’image d’une colline ou d’une montagne que nous devons – et que nous pourrons – gravir. Comme elle enfin, il nous assure qu’il y a de l’espoir au bout du chemin devant nous, ce qui conduit pour finir au slogan publicitaire du constructeur qui s’affiche à l’écran : « Jeep.com/The Road Ahead ». Juste après l’inscription « To the ReUnited States of America » (« hommage aux États-RéUnis d’Amérique »)3.

Les images, la musique et le texte concourent à créer un clip bien au-dessus de la moyenne. Cela reste certes une pub, mais dans la mesure où elle vise à frapper les esprits, elle est peut-être aussi « efficace » que le poème récité devant le Capitole. En outre, un constructeur automobile, on s’en doute, a intérêt à « vaincre nos divisions » s’il veut vendre le plus de véhicules possible. Et une auteure ? Là aussi, les impératifs de carrière incitent à ratisser large, mais comme indiqué plus haut, Gorman s’exprime presque tout autant comme propagandiste que comme poétesse. Et de toute façon, elle avoue rêver d’être un jour présidente des États-Unis.

Les poèmes de Gorman comme la pub de Jeep puisent des références partagées dans le passé religieux, mais surtout dans la vénération quasi religieuse des Américains pour leurs institutions, leur document fondateur et les figures marquantes de leur histoire. Or, après l’élection américaine la plus « clivante » depuis les années 1860 et l’assaut du Capitole par une foule composée d’une part de militants déterminés d’extrême droite et d’autre part de naïfs qui se croyaient en plein jeu vidéo, cela paraît un peu court.

L’écart de plus en plus aigu entre métropoles et zones rurales est comme enseveli sous les images nostalgiques des grandes plaines. Quant à la fracture entre bas revenus, concentrés pour beaucoup dans les campagnes, et couches urbaines aisées, elle n’aura eu droit qu’à une brève évocation assez générique par Springsteen (« la liberté… n’est pas l’apanage des plus fortunés parmi nous »). Plus largement, on assiste à une érosion des repères traditionnels – concernant le rapport entre l’individu et la communauté, le rôle des institutions, la composition de la population américaine, les rapports hommes-femmes ou le statut des États-Unis dans le monde – qui a affolé les boussoles, au point d’engendrer un authentique mouvement de masse à droite. Mais de cela, il n’est nulle part question. À l’heure de l’indistinction croissante entre politique, poésie et publicité, l’incantation rassurante tient lieu de réflexion et d’action en vue de changer la société. D’un autre côté, le vainqueur de la présidentielle n’a-t-il pas mieux réussi que son adversaire à s’attirer les contributions des couches favorisées et des grosses entreprises ? Il y aura donc bien des changements, mais pas ceux que nous avions en tête…

Larry Cohen

  1. https://www.youtube.com/watch?v=Wz4YuEvJ3y4 Beaucoup de commentateurs américains donnent l’impression de s’émerveiller à l’idée même qu’une jeune Noire puisse faire de la poésie. Et d’y voir une nouvelle preuve du caractère exemplaire de leur pays. []
  2. Dans le discours de Lincoln lors de sa deuxième investiture, il dit : « Sans malveillance envers quiconque, et avec charité envers tous ». Dans son allocution après la victoire des nordistes à Gettysburg, bataille la plus sanglante de la Guerre de sécession, il dit : « … à nous de vouloir qu’avec l’aide de Dieu cette nation renaisse dans la liberté ; à nous de décider que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaîtra jamais de la surface de la terre. » Enfin, dans son discours du 1er décembre 1862 devant le Congrès, il lance cet avertissement : « Mes chers concitoyens, nous ne pouvons échapper au jugement de l’Histoire. »

    []

  3. https://www.youtube.com/watch?v=D2XYH-IEvhI []