Travail, activité générique et nouvelles technologies

Ces échanges sur le travail poursuivent les précédents sur le thème général de la numérisation et de la tertiarisation d’activités qu’il faut bien continuer à appeler industrielles vus le capital fixe et les énergie qu’elles mobilisent. Il s’agit aussi d’analyser leurs implications aussi bien du point de vue du procès de production que du procès de valorisation et aussi, évidemment, du procès de travail. Après des questionnements et commentaires autour de capitalisme et automatisation (Le capital est-il sa propre limite ?) et du « capitalisme de plate-forme« , nous allons suivre maintenant deux axes principaux :

– un retour sur la catégorie « travail » afin, premièrement, d’en dégager la véritable « nature » et deuxièmement de clarifier les mots concrets (et les sens) qui se cachent sous l’abstraction de la catégorie ;

– une caractérisation plus précise du rôle des NTIC dans ce processus de numérisation à partir de l’exemple des « logiciels libres ». En effet, les échanges précédents abordaient ce point uniquement à partir de leur utilisation capitaliste alors qu’ici Raoul envisage ce qui pourrait être leur rôle émancipateur dans la mesure où ils représenteraient un moyen de dépassement de la contradiction entre d’une part des forces productives de plus en plus collectives et socialisées et d’autre part des rapports de production rendus trop étroits par les limites qu’impose leur propriété privée ; une position fort critiquée comme le montrent les réactions qui suivent…

Le texte structurant cet échange est le premier, celui de Raoul qui date de 2015 et il était adressé, de façon restreinte, à d’anciens participants au « groupe de Paris » qui avait quitté le Courant communiste international (CCI), au début des années 1980, d’où la référence à Max, un de ses participants. Ce groupe plus ou moins informel a rejoint alors un site de discussion auquel participaient d’autres mini-groupes ou individus issus de la mouvance ultra-gauche (germano-hollandaise ou bordiguiste), le « réseau de discussion » auquel JW a ensuite aussi contribué à titre personnel. D’où des liens qui se sont tissés et maintenus, là aussi de façon informelle, qui expliquent cet échange.

Lire la suite →

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVIII)

Une évolution différenciée de l’ancienne composition de classes

Paupérisation et nouvelles formes de contractualisation du travail

– La menace d’être rattrapé par le salariat pèse désormais sur le modèle Uber des deux côtés de la Manche. Quasiment un an après la décision inédite de la chambre sociale de la Cour de cassation, qui avait décidé de requalifier un chauffeur en salarié, la Cour suprême britannique a, à son tour, tranché en faveur des travailleurs de la gig economy. Mais Uber ne veut pas lâcher et son directeur général a dévoilé une liste de propositions destinées à améliorer les conditions de travail de ses chauffeurs en Europe (accès à des aides, à des indemnisations pendant les congés, à la protection sociale et à une rémunération transparente). Avec une condition : que ceux-ci restent indépendants (Les Échos, le 22 février). La situation est mouvante car la Cour suprême de Londres a requalifié, le 19 février 2021, un chauffeur Uber inscrit comme travailleur indépendant en worker, un statut à mi-chemin entre « salarié » et « indépendant », pour les travailleurs dits « parasubordonnés » car n’ayant aucune marge de négociation et dont le co-contractant n’est pas le client. Avec une protection spécifique : salaire minimal, durée du travail, congés payés, mais ni congés maladie ou maternité, ni indemnités de licenciement ou de chômage, ni retraite financée ce qui aboutit à créer un troisième statut, certes plus proche de la situation concrète, mais plus flou juridiquement et par exemple plus défavorable aux workers en regard du droit du travail français si ce régime venait à s’étendre (Le Monde, le 4 mars). La CGT a d’ailleurs pointé les limites de ce statut qui certes améliorerait la situation d’origine, mais risquerait d’entériner la nouvelle. Pourtant, la démonstration est faite qu’un statut de salarié est viable, à l’instar du modèle choisi par Just Eat Takeaway (livraison de repas), qui a décidé, fin 2020, de recruter 4 500 livreurs salariés en France d’ici à la fin 2021 (Le Monde, le 4 mars).

En Californie, où une loi devait forcer Uber à salarier ses chauffeurs, l’entreprise est sortie gagnante d’un référendum qu’elle a organisé le 3 novembre 2020, aux termes duquel ses conducteurs sont des indépendants, mais reçoivent des compensations (Le Monde, les 22-23 février). De son côté, Just Eat a annoncé, fin janvier, le recrutement en contrat de travail à durée indéterminée (CDI) de 4500 livreurs d’ici à fin 2021. Quand la quasi-totalité des autres plateformes ne fait appel qu’à des auto-entrepreneurs aux conditions très précaires, la société britannique, rachetée en 2019 par le néerlandais Takeaway.com, entend proposer « une solution autre de livraison, plus responsable […] Tous les livreurs sont payés à l’heure et non à la course, qu’ils soient sur le terrain ou non, ce qui leur assure une garantie de revenus, quelle que soit leur activité journalière », souligne l’entreprise. « Just Eat se positionne en chevalier blanc », observe Jérôme Pimot, cofondateur du Collectif des livreurs autonomes de Paris. Mais, à moyen ou long terme, on risque de se retrouver avec une minorité à temps plein et des tas de petits contrats, voire de l’intérim, parce qu’il faudra quand même de la flexibilité pour s’adapter à la demande (Le Monde, les 22-23 février).

En Italie, Amazon avait déjà dû affronter des mouvements sociaux, mais c’est la première fois que les syndicats ont appelé le 22 mars, à une grève nationale de ses plus de 40.000 employés dans la péninsule. « C’est une question de respect du travail, de dignité des travailleurs et de sécurité », affirment-ils, en dénonçant en particulier les conditions dans lesquelles les plus de 15.000 livreurs sont employés (Les Échos, le 23 mars).

– Selon le National Institute of Economic and Social Research (NIESR), un groupe de réflexion, l’extrême pauvreté (définie à 70 livres sterling, soit 80 euros, par semaine pour un adulte seul, après le coût du logement) a doublé au Royaume-Uni pendant la pandémie, et est passée de 0,7 % à1,5 % de l’ensemble des foyers. « Cette crise est venue illustrer qu’il existe en permanence une large population qui se trouve juste au-dessus du seuil de l’extrême pauvreté », souligne Arnab Bhattacharjee, économiste au NIESR (Le Monde, le 3 mars). Pendant ce temps : une étude du Conseil d’analyse économique en France a montré que 70 % de l’épargne supplémentaire produite par les restrictions de la crise sanitaire provenait des 20 % des ménages ayant les revenus les plus hauts. En début de semaine, l’économiste Philippe Aghion, qui a participé à l’élaboration du programme économique du candidat Emmanuel Macron en2017, s’est dit favorable à « une contribution exceptionnelle sur les revenus élevés d’une année ». Le professeur au Collège de France insiste premièrement sur le fait que cette taxe ne devrait être mise en œuvre qu’une seule fois ; deuxièmement que « la fiscalité doit rester inchangée » et enfin, troisièmement, qu’il doit s’agir « d’une initiative de plusieurs pays européens » et ne pas être un cavalier seul de la France (Les Échos, le 26 février).

– Si l’on en croit Walter Scheidel qui vient d’écrire Une histoire des inégalités, de l’âge de pierre au XXIe siècle,Actes sud, 2021), sur le long terme, plus la stabilité des États, régimes politiques et conditions sociales est assurée et moins les inégalités sont susceptibles de régresser ; elles peuvent même s’accentuer. Guerres et révolutions seraient toujours les moteurs des plus grands bouleversements propices à une réduction des inégalités. Or, aujourd’hui, le rapport à la violence a tellement évolué que les mouvements qu’on désigne maintenant comme violents (cf. celui des Gilets jaunes) le sont beaucoup moins qu’avant… et de ce fait ne produisent pas de bouleversement majeur (Libération, le 23 mars) [si la première partie de cette analyse paraît pertinente pour la période dite des Trente glorieuses qui s’enchaîne à la Seconde Guerre mondiale, puis pourrait expliquer le retournement actuel, elle ne cadre pas avec ce qui s’est produit dans l’entre-deux-guerres]

– On les dit « prioritaires »… pour quitter l’entreprise La tendance n’est pas nouvelle, mais, depuis le début de la crise sanitaire, les plus de cinquante ans sont massivement incités à libérer leur poste de travail — parfois ils en sont même instamment priés. Les exemples abondent, d’Airbus — où 60 % des départs volontaires seraient des retraites ou des préretraites — à Michelin, qui prévoit un vaste plan de départs par rupture conventionnelle collective, mais s’appuie aussi sur des mesures de pré-retraite. À un degré moindre la SNCF réduira ses effectifs de 2 % en 2021 « en jouant sur les départs à la retraite et chez Renault Trucks, en décembre 2020, sur les 290 départs prévus, 189 souhaitaient partir à la retraite ou en pré-retraite. Depuis le 1er mars 2020, ce sont quelque 50 000 seniors de plus, ne dépassant pas toujours de beaucoup les cinquante ans, qui pointent au chômage. Les nouveaux inscrits à Pôle emploi de cette classe d’âge représentent d’ailleurs à eux seuls les deux tiers du volume des ruptures de contrat des plans de sauvegarde de l’emploi de l’année 2020. Par le passé, le coût des vagues de préretraites a été considérable : il a fallu les indemniser plus de cinq ans. « De 1979 à 1983, le nombre de départs à partir de 55 ans est passé de 160 000 à 700 000 par an et n’est redescendu en dessous des 500 000 qu’en 1992. Pour l’économiste Annie Jolivet, « à court terme, ces départs anticipés pourraient ne pas coûter grand-chose à la société. Les plans ne sont pas ouverts à tous. Les entreprises jouent sur les départs volontaires et se calent sur l’âge de la retraite à taux plein. Elles ciblent les seniors à maximum trente mois de la retraite » soit en moyenne à l’âge de soixante ans contre cinquante-huit à l’époque. La BNP et les banques en général ont de fait profité de la crise sanitaire pour tester leurs besoins en situation expérimentale de télétravail. « Faire partir les seniors au motif que la transformation numérique va faire la jonction expose les entreprises à des risques importants, notamment sur la qualité des services clients, estime Annie Jolivet, car ce sont ceux qui sont au plus près du travail qui évitent de faire de cette transformation une usine à gaz. En outre, ces suppressions d’effectifs ont lieu avant le basculement vers cette transformation »  (Le Monde, le 22 janvier). Pour la sociologue Anne-Marie Guillemard, la population des seniors « ni retraités ni actifs » augmente (il est vrai que leur taux d’emploi reste très nettement inférieur à la moyenne européenne) même si, paradoxalement, le taux d’emploi des seniors est supérieur au taux d’emploi des jeunes (ibid.).

[le patronat du privé renoue ainsi avec sa politique des années 1970-80… mais alors que le contexte de l’époque était celui de la tendance séculaire à la baisse du temps de travail et à la retraite à soixante ans que les politiques allaient acter en 1981, celui d’aujourd’hui est, en toute incohérence, de nous faire croire qu’il faudrait travailler plus et plus longtemps].

Par-delà les théories du déclassement, la « moyennisation » continue

La France compte désormais plus de cadres que d’ouvriers. C’est ce que révèle l’enquête sur le marché du travail que vient de publier l’Insee. Le pays comptait l’an dernier 29 millions d’actifs, 92 % d’entre eux ayant un emploi. Un bon quart d’employés (près de sept millions) et autant d’actifs dans les professions intermédiaires (techniciens, instituteurs, beaucoup de professionnels de la santé). Un cinquième de cadres et presque autant d’ouvriers (un peu plus de cinq millions pour chaque catégorie). Pour la première fois donc, les cadres sont devenus plus nombreux que les ouvriers. Les professions intermédiaires ont aussi dépassé les employés. Or, il y a quarante ans, les ouvriers formaient le groupe social le plus fourni du pays, devant les employés. Occupant près du tiers des emplois, ils étaient alors quatre fois plus nombreux que les cadres. Certes, la notion de « cadre » est très évasive et les « partenaires sociaux » ont essayé de la définir autour de trois notions : l’expertise, la responsabilité et l’autonomie. Si le concept de cadre reste imprécis, la progression du poids des cadres dans l’emploi n’en traduit pas moins deux mutations profondes du travail. La dématérialisation de la production et le poids croissant des services dans le procès de valorisation. C’est l’importance de ce double processus dans les rapports sociaux de production qui permet aussi de comprendre que, malgré la crise sanitaire, la reproduction de ces rapports sociaux ait pu être pérennisée sans que l’économie (production et distribution) ne s’arrête Les Échos, le 23 mars).

Innovations d’organisation et innovations technologiques

– La gestion de l’incertitude et des risques a été rendue beaucoup plus difficile, à partir des années 1980 et la « révolution du capital », par le développement des techniques de « juste à temps » ou de « production à flux tendus » (lean management). À ce niveau, Toyota a développé une politique quelque peu paradoxale puisque champion théorique du « juste à temps », elle s’est avérée beaucoup plus pragmatique : « Le principe du “juste à temps” est souvent mal compris », nuance un porte-parole du constructeur nippon. « En réalité, il n’est pas appliqué de façon dogmatique, il reste flexible et évolutif en fonction de la réalité du terrain. Les composants ne sont d’ailleurs pas forcément stockés chez nous, ils peuvent l’être chez nos fournisseurs […] Nous avons alors réalisé que, même si nous avions diversifié nos fournisseurs de rang 1, c’est-à-dire les plus proches, eux-mêmes n’avaient pas forcément adopté la même stratégie… », poursuit le porte-parole. Depuis Toyota a revu sa supply chain en cherchant à avoir une vue d’ensemble de sa filière de sous-traitants et pas simplement une visibilité sur le niveau I de celle-ci qui concerne les grands équipementiers du type Fauricia, Valéo, Bosch en France parce que l’absence de transparence a oblitéré la dépendance de ces équipementiers au taïwanais TSMC, d’où les ruptures de la chaîne d’approvisionnement. Il faut dire que onze des quinze premiers fabricants mondiaux de semi-conducteurs sous-traitent la fonderie pour la production des plaques de silicium. La spécificité du temps assez long de production des semi-conducteurs n’a pas non plus facilité la fluidité nécessaire rompue en temps de crise sanitaire. Mais bonne nouvelle pour l’Europe, Apple a annoncé mercredi qu’il allait investir plus de 1 milliard d’euros sur trois ans en Allemagne et faire de Munich son centre européen de conception de puces électroniques (Les Échos, le 11 mars).

– Les constructeurs automobiles chinois débarquent en Europe avec une toute nouvelle technologie, la propulsion électrique. Forts de leur expérience sur leur immense marché intérieur, les prix de vente défient toute concurrence et vont favoriser leurs exportations accroissant les excédents par rapport à leurs partenaires commerciaux. Toutefois, la dégradation de la balance commerciale entre l’Europe et la Chine est plutôt imputable aux constructeurs occidentaux qui ont installé leurs usines dans l’Empire du Milieu1. D’autant plus que la fabrication des véhicules électriques coûte moins cher en Chine : un moyen de préserver des marges sous haute pression. À défaut de protéger l’industrie automobile locale, on risque de voir arriver une vague de biens manufacturés en provenance de la Chine », prévient France Stratégie. Et pendant ce temps les Européens souffrent, particulièrement les Anglais. En effet, ces derniers, face à la déconfiture de leur industrie automobile dans les années 1980-90, ont choisi de devenir le porte-avion de la production automobile japonaise à destination de l’Europe. Toyota, Honda et Nissan se sont implantées en masse. L’usine Nissan de Sunderland est la plus grande d’Europe. Cette industrie est tournée à près de 80 % vers l’exportation, surtout en Europe. Le Brexit menace de détruire cette architecture. Ford a quitté l’île, Honda le fera cette année. Toyota s’interroge. Pour rester, en dépit du divorce européen et de l’ultimatum accéléré à la conversion électrique, les constructeurs s’adressent à l’État afin qu’il finance la reconversion. Ainsi, Boris Johnson a décidé de transformer son pays en centre mondial de fabrication de batteries. En 2020 près de 3,3 milliards de livres (3,8 milliards d’euros) d’investissement ont été annoncés dans ce domaine. Cela pourrait encourager les industriels à rester près de la fabrication d’organes essentiels et très lourds à transporter (Le Monde, le 4 mars). Et partout on retrouve cette idée de la nécessité de la reconversion et du rôle que doit y jouer l’État (Cf. Bosch à Rodez, équipementier de l’injection pour les moteurs diesel) qui est en grosse difficulté.

Une relance au risque de l’inflation ?

– Le plan de relance de Joe Biden, d’un montant souhaité de 1 900 milliards de dollars (environ 1 565 milliards d’euros), soit près de 15 % du PIB américain, risque de faire resurgir l’inflation s’inquiètent à la fois Summers le keynésien ancien conseiller d’Obama et Blanchard ex-directeur du FMI à la position plus orthodoxe ; et provoquer en réaction une hausse des taux d’intérêt, précipitant l’Amérique en récession. Mais l’idée de Biden est de ne pas reproduire la frilosité de 2009 et d’éviter ce que les spécialistes appellent « une reprise en K » où ceux qui bénéficient d’un emploi stable à temps plein, de prestations sociales et d’un certain matelas financier s’en sortent bien à l’heure où les marchés boursiers atteignent de nouveaux sommets. Ceux qui, en revanche, sont au chômage ou employés à temps partiel dans des secteurs à faible valeur ajoutée dans les services et dans des emplois ouvriers — le nouveau « précariat » — se retrouvent confrontés aux dettes, au manque de moyens financiers, ainsi qu’à des perspectives économiques qui s’amoindrissent. Nouriel Roubini, un des économistes qui avait annoncé la crise des subprimes et de l’immobilier de 2008 voit aujourd’hui se développer un même phénomène de « démocratisation de la finance » quand plusieurs millions d’Américains ont ouvert un compte sur Robinhood sur lequel ils espèrent faire fructifier leurs rares économies et l’équivalent de plusieurs fois leur salaire en spéculant sur des actions sans aucune valeur. Une opération finalement encensée par certains médias comme un populisme actionnarial qui aurait combattu les fonds spéculatifs de vente à découvert. Comme le relève Roubini, « beaucoup sont persuadés que la réussite financière ne passe plus par un métier de qualité, un travail acharné, une épargne et des investissements patients, mais désormais par des stratagèmes d’enrichissement rapide et autres paris sur des actifs intrinsèquement sans valeur, tels que les cryptomonnaies » (les « shit-coins », comme il les appelle) [il ne va pas jusqu’à en voir la source dans l’avènement d’une société capitalisée qui a largement réussi à diffuser « l’esprit du capitalisme », mais sous sa forme la plus brutale et limpide c’est-à-dire en réalisant l’immédiateté de la transformation A-A’ en gommant toutes les étapes intermédiaires de sa production, NDLR].

Pourtant, la situation n’est pas la même qu’en 2008 dans la mesure, où sous l’administration Trump un massif plan d’aide à l’économie a déjà été enclenché. A. Leparmentier, dans sa chronique du 24 février dans Le Monde, compare Biden à Lyndon Johnson. Tous les deux partiraient d’un bon sentiment qui serait de vouloir aider pauvres, chômeurs et minorités, mais de se noyer dans des guerres inutiles (contre un virus qui recule pour le premier, contre la guerre du Vietnam pour le second) avec les mêmes effets, le gouffre de l’inflation. [Le Parmentier a l’air d’oublier que ce plan d’aide a creusé massivement le déficit budgétaire bien avant la crise sanitaire du fait de la baisse des impôts et des divers avantages accordés aux très grandes firmes. Par ailleurs, les programmes axés sur les petites entreprises n’ont pas été aussi efficaces qu’ils auraient pu ou auraient dû l’être — notamment parce que trop d’argent a été versé à des entreprises pas réellement petites, et en partie à cause d’un ensemble de problèmes administratifs, ce qui pourrait éventuellement être rectifié par l’administration Biden (c’est en tout cas la position de J. Stiglitz exprimée le 1er février 2021 dans la revue Subject syndicate). Il n’empêche que la question de l’impôt semble être un tabou puisque même des représentants de la « Théorie monétaire moderne » (TMM, cf. note 118), comme Stephanie Kelton, la conseillère économique de Sanders ne proposent pas une augmentation des impôts et sa progressivité NDLR]. Toutefois, beaucoup s’interrogent sur l’ampleur du plan de relance. En effet, le Congressional Budget Office estime que l’économie américaine tourne 3 ou 4 % en dessous de son potentiel, soit un déficit d’activité d’environ 800 milliards. Suivant ce raisonnement on aurait pu s’attendre à un plan de relance d’environ 800 milliards en toute logique, alors qu’il se monte à plus du double (T. Philippon, in Les Échos, le 11 mars). Mais même les démocrates semblent vouloir freiner puisqu’ils ont, fin février, renoncé à adopter la hausse de 7,25 dollars (6 euros) à 15 dollars voulue par le président Joe Biden, faute de majorité suffisante au Sénat. Les experts du Congrès ont jugé qu’il fallait non pas une majorité simple, mais une majorité qualifiée de 60 sénateurs sur 100. De longues négociations vont s’engager en faveur d’une hausse moindre — peut être jusqu’à 11 dollars –, mais l’affaire n’aura pas l’ampleur prônée depuis des années par la gauche démocrate. Si moins de 2 % des salariés sont au salaire minimum fédéral, inchangé depuis 2009, son relèvement à 15 dollars aurait concerné finalement 15 % de la population active et surtout, aurait changé radicalement la donne dans les États ruraux les plus pauvres, de l’Alabama au Montana, en touchant plus du quart des travailleurs (Le Monde, le 3 mars). La situation est quand même contrastée au sud des États-Unis, puisqu’à Bessemer chez Amazon en Alabama, l’une des villes les plus pauvres de la région où existe quand même une certaine tradition ouvrière par rapport au Tennessy ou au Mississippi (la ville est proche de Birmingham), un salarié peut espérer commencer à 15,30 dollars de l’heure, soit le double du salaire minimum local. Et il bénéficie d’une couverture santé intéressante. Mais d’autres décrivent aussi la chaleur qui règne dans l’entrepôt, les horaires à rallonge, les changements d’emploi du temps à la dernière minute, la pression insoutenable à mesure que les cadences et les commandes en ligne augmentent, le flicage généralisé et la propagande contre l’organisation d’un vote pour une présence syndicale dans l’entreprise (Les Échos, le 4 mars). Depuis, la lutte pour une syndicalisation des salariés continue avec l’actuelle organisation d’un vote à ce sujet. Quel qu’en soit le résultat, avoir réussi à imposer le vote est déjà considéré comme un demi-succès prometteur et généralisable car si la lutte paye en Alabama, une terre a priori hostile aux luttes sociales, elle doit être généralisable partout (Le Monde, le 22 mars).

[Le plan semble surtout mal centré, car la dépense publique va s’étendre non seulement aux chômeurs et précaires, mais jusqu’aux classes moyennes qui ont pourtant gonflé leur épargne pendant la crise sanitaire. D’autre part, cette dépense concerne une demande constituée surtout de consommation et elle néglige les dépenses structurelles et d’investissement en matière d’infrastructure, de transition écologique. Peut-être est-ce ce défaut que visent les keynésiens historiques qui critiquent le plan de relance de Biden au-delà de sa disproportion (cf. Summers), NDLR]. Enfin, une partie de cette dépense risque en fait de ne permettre que le remboursement de la dette compte tenu des millions de dollars d’arriéré qui concernent d’ores et déjà le paiement des loyers et des factures, ou qui correspondent à une suspension de remboursement des crédits immobiliers et crédits à la consommation. Et Roubini de conclure : « Et dans la mesure où l’épargne supplémentaire finira par se transformer en achats d’obligations d’État, ce qui devait être un sauvetage pour les ménages en difficulté deviendra en réalité un sauvetage pour les banques et autres prêteurs (ibid.), mais verra le risque inflationniste amoindri. Son pronostic à moyen terme : la stagflation [une perspective compatible avec notre hypothèse de « reproduction rétrécie », NDLR].

– Le risque d’inflation ne semble pas concerner l’Europe pour l’instant, du fait de plusieurs éléments ; le premier est que la reprise sera plus tardive et sans doute moins appuyée qu’outre-Atlantique ; la seconde que le taux de chômage européen reste relativement élevé, un facteur plus déflationniste qu’inflationniste et poussant à la stabilité ou même à la baisse des salaires et enfin la sortie de crise n’entraînera pas des effets d’embauche importants. En effet, des plans de licenciement sont déjà prévus et la substitution capital/travail va continuer jouant ainsi sur une masse salariale qui devrait chuter mécaniquement s’il n’y a pas un mouvement de hausse de salaires qui ne se produira pas sans mouvement social fort ou improbable coup de pouce des autorités publiques. Mais si l’on considère ce risque au niveau mondial, des éléments structurels mais exogènes aux politiques des banques centrales (monétisation de la dette, bas taux d’intérêt, politique accommodante) semblent jouer de façon à ce que les objectifs fixés d’une inflation autour de 2 % soient difficilement atteignables du fait de phénomènes telles la mondialisation, la digitalisation, l’évolution de la démographie et de la productivité. En effet, si on en croit Isabel Schnabel du directoire de la BCE (Les Échos, 11 mars) : « Puisque la politique monétaire agit sur la demande, elle a moins d’impact pour contrer des chocs structurels persistants sur l’inflation. » [sous-entendu : qu’une politique qui serait centrée sur l’offre, NDLR]. Toutefois, l’exemple américain actuel semble invalider cette hypothèse puisqu’une relance forte couplée à un redémarrage de même nature produit bien une hausse de l’inflation, certes limitée. Ce serait donc le niveau d’intervention en Europe et non pas le type d’intervention qui serait responsable de la faible inflation et d’une reprise de la croissance quelque peu atone en Europe. C’est en tout cas une hypothèse défendue au sein même du directoire de la BCE par la ligne Daft punk (en référence au titre Harder, Better, Faster, Stronger  du duo électro) de Fabio Panetta : « En réalité, c’est le fait de ne pas utiliser pleinement la politique monétaire dans un contexte de chute de la demande et des anticipations d’inflation plutôt que sa supposée inefficacité qui nous emprisonne dans un environnement de faible inflation, de croissance modérée, et de chômage élevé ». Un argument déjà avancé par des économistes comme Piketty dès le début de la crise sanitaire à propos du premier plan européen (cf. page 34 de la pagination actuelle). Une récente étude de Goldman Sachs va dans ce sens. Pour elle, l’Italie pourrait supporter des taux à long terme (Goldman Sachs choisit une maturité moyenne de la dette de 7 ans pour faire tourner ses modèles de simulation) à 2,75 %, la France à 3 %, l’Espagne à 5,5 % et l’Allemagne à 5,75 % (cf. Sophie Rolland, ibid.). Pour Isabel Schnabel, avant même une hausse des taux il se produit actuellement une réduction de crédit par le biais de conditions plus strictes pour les accorder, de la part des banques (Les Échos, le 19 mars).

– Selon une note publiée, mardi 23 février, par la Banque de France, la dette nette des entreprises, hors sociétés financières, ne s’est accrue que de 17 milliards d’euros en 2020. Soit une hausse engendrée par la crise sanitaire finalement très contenue de 0,8 % (une fois décomptées les dépenses de fonctionnement voyages d’affaires, frais de représentation, salons et réceptions), alors que la dette brute, elle, s’est envolée à 217 milliards d’euros, soit 13 % de croissance. Pour Denis Ferrand, directeur général de Rexecode, « les entreprises ont coupé dans les dépenses, certes, et, grâce au PGE, elles ont une ressource financière qui n’a pas de coût — beaucoup d’entreprises ont d’ailleurs souscrit un PGE, quand bien même elles n’en avaient pas l’usage immédiat, au cas où elles seraient en difficulté ». Mais les chiffres de la Banque de France doivent être nuancés, car ils ne prennent pas en compte ce que les entreprises doivent aujourd’hui à l’Urssaf, du fait des reports de cotisations ou bien au Trésor public. Cette dette fiscale et sociale peut être bien plus lourde que l’endettement bancaire dans les bilans (Le Monde, le 25 février). Aux dernières nouvelles (Les échos le 24 mars), le ministre de l’Économie veut isoler la dette Covid, mais exclut de la rembourser par une taxe comme la CRDS consacrée à la dette sociale. Il se montre plus favorable à « affecter une part des recettes liées au retour de la croissance à l’amortissement de cette dette Covid » (ibid.). À titre d’exemple, il mentionne qu’un regain d’activité gonflerait automatiquement les recettes de l’Impôt sur les sociétés.

– L’inflation dans la zone euro a rebondi en janvier avec la fin de la baisse de la TVA en début d’année en Allemagne. Ce qui a fait immédiatement sortir du bois les responsables de la Bundesbank, prompts à demander une normalisation de la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE), mais celle-ci, comme la Réserve fédérale américaine, continue à racheter les obligations d’État sur les marchés et contrôle donc en partie au moins les taux d’intérêt (Les Échos, le 25 février). « La BCE a intérêt à maintenir le différentiel de taux d’intérêt significatif avec les États-Unis », considère Gilles Moëc, chef économiste d’Axa Investment Managers. « C’est la condition pour que l’euro se déprécie vis-à-vis du dollar et que les Européens profitent à plein de la relance américaine avec leurs exportations », explique-t-il (Les Échos, le 10 mars).

– Dans un article des Échos, le 2 mars, Georges Soros présente deux mesures macro-économiques de sortie de crise ; la première au niveau international est celle de l’émission de droits de tirage spéciaux (DTS). En effet, la majorité des parts sont détenues par les pays riches puisqu’elles sont proportionnelles à la puissance du pays. Or, ceux-ci n’en ont pas réellement besoin, puisqu’ils peuvent réaliser des emprunts en leur nom très favorables sur les marchés financiers. Ils pourraient toutefois prêter les fonds qui leur sont alloués aux pays pauvres de leur choix. La crise sanitaire ne pourra pas être contrôlée si elle n’est pas menée d’action à l’échelle mondiale. Un pays riche comme la France devrait toutefois utiliser un autre instrument, qui ressemble aux DTS, pour répondre à ses propres besoins. La seconde, au niveau national serait l’émission de nouvelles obligations perpétuelles qui ont été utilisées pendant plusieurs siècles. La Grande-Bretagne en a émis en 1752 — ces émissions s’appelaient alors « Consols » — et a ensuite utilisé des « obligations de guerre » pour financer les guerres napoléoniennes. Les États-Unis ont émis à leur tour des Consols dans les années 1870. Les États de l’Union européenne ne les connaissent pas très bien — même si les toutes premières obligations perpétuelles ont été émises en 1648 par les Hollandais pour entretenir leurs digues. Il y en a toujours en circulation, mais les intérêts sont si faibles que très peu d’épargnants potentiels sont au courant de leur existence. Pour Soros, la France aurait tout intérêt à émettre des obligations perpétuelles car elle a garanti un grand nombre de prêts, dont beaucoup ne seront pas remboursés. Comme leur nom l’indique, les obligations perpétuelles ne sont jamais remboursées, seul le versement annuel des intérêts est exigible. Or, les taux d’intérêt ne pourront guère être plus bas qu’actuellement.

 Santé et politiques de santé 

– Derrière le pouvoir gestionnaire des directions d’hôpital, s’affirme le pouvoir technologique des ingénieurs. Ainsi, pour le directeur du groupe d’ingénierie Artelia, Abderrahman Guiga, « l’adaptabilité était déjà une exigence. Mais aujourd’hui il faut pouvoir du jour au lendemain, isoler des secteurs, séparer les flux et les zones de prise en charge des personnes infectées, tout en préservant le fonctionnement des autres services médicaux […] L’hôpital ne pourra plus fonctionner sans un réseau informatique hypersophistiqué, pour échanger avec l’extérieur, les laboratoires, les cabinets médicaux » (Les Échos, le 25 février). [Ce n’est plus ici l’accélération de tendances déjà à l’œuvre, c’est l’accélération de l’accélération, Ndlr].

– Plutôt que des discours, la Cour des Comptes vient de publier des chiffres : de 2013 à 2019, a calculé la Cour, « le nombre de lits [en réanimation] n’a progressé que de 0,17 % par an, soit dix fois moins que les effectifs de personnes âgées qui représentent les deux tiers des malades hospitalisés dans ce secteur ». À la veille de la crise du Covid -19, il n’y avait plus que 37 lits pour 100.000 habitants de plus de 65 ans, contre 44 six ans plus tôt. « En conservant son ratio de 2013, la France aurait disposé de 5.949 lits de réanimation contre 5.080 au 1er janvier 2020 », pointe la Cour (Les Échos, le 19 mars). [Cela vaut tous les discours du jeudi soir !].

– On est passé des racines économiques et capitalistes du chômage dans les années 1970 aux racines psychologiques et à la responsabilité individuelle depuis les années 1980 et cette vision psychologisante gagne aussi le nouveau plan anti-cancer du gouvernement. Il faut savoir que la connaissance épidémiologique repose, en grande partie, sur l’accessibilité des données d’exposition à certains facteurs de risque. Or, par définition, les facteurs de risque les plus accessibles sont ceux liés aux comportements ou aux conditions propres à chaque individu. Chacun est capable de remplir un questionnaire pour estimer sa consommation de fruits et légumes, de viande, de tabac, d’alcool, chacun connaît son poids et son niveau d’activité physique, etc. À l’inverse, nul ne sait à quel perturbateur endocrinien ou autre polluant diffus il est ou a été exposé au cours de sa vie ni à quel niveau. Tout cela conduit mécaniquement à minorer le rôle des dégradations environnementales au sens large dans l’augmentation des maladies chroniques — et à faire de l’environnement le grand impensé du nouveau plan cancer. La focalisation sur les grands facteurs de risque comportementaux (tabac, alcool, habitudes alimentaires, sédentarité…) conforte une vision politique libérale/libertaire qui fait de l’individu l’unique responsable de son destin sanitaire comme il le serait de ses autres activités.

– 4 mars, les 280 000 infirmières et infirmiers du NHS, l’hôpital public en Angleterre, ont appris que le ministère de la Santé ne recommandait qu’une hausse symbolique de 1 % de leur salaire pour l’année 2021, environ 3,50 livres sterling (4 euros) de plus par semaine. À peine de quoi compenser l’inflation (attendue à 1,5 % cette année), ni même payer les places de parking dans les hôpitaux, qui ne sont la plupart du temps pas gratuites pour le personnel. Le Royal College of Nursing (RCN), l’un des syndicats historiques de la profession, a fait savoir qu’il était prêt à l’action pour la première fois depuis… cent cinquante ans, « Être infirmière, c’est une passion, les gens ne font pas ça pour l’argent », avait lancé deux jours plus tôt Nadine Dorries, secrétaire d’État à la santé sur la BBC (Le Monde, le 9 mars). Toujours les mêmes paroles en l’air.

Interlude

– Le gouvernement et les médias traditionnels attaquent les fake news des réseaux sociaux ; Macron riposte par la propagande directe sur Youtube en lançant un défi au duo McFLy et Carlito pour faire une vidéo sur les gestes barrière (les Échos, le 25 février). Ah, comme le « manger des pommes » de Chirac sur Canal + paraît désuet ! Mais « ″parler jeune suffira-t-il à parler aux jeunes ?″ » (Libération, le 25 février).

– Un proche du Président résume : « Un débat Le Pen-Darmanin réunit 1,9 million de spectateurs, la moindre conférence de Jean Castex sur le Covid plus de 11 millions, tout est dit. (Les Échos, le 25 février).

– Dans la Reppublica, le 3 mars, on apprend que Mario Draghi reprend en main le dossier de la campagne de vaccination suite au limogeage du manager Domenico Arcuri, commissaire extraordinaire chargé de l’urgence Covid -19. C’est un militaire que Mario Draghi a choisi à sa place, le général Francesco Paolo Figliuolo. [L’Italie a essayé les « experts », elle recycle maintenant les militaires. Guerre au virus, NDLR].

Un premier bilan

– Les inégalités de revenu n’ont pas augmenté en France après les politiques redistributives — l’indice de Gini, qui les mesure, est le même avant la crise du Covid qu’en 1976 (cf. note 104), alors que la crise sanitaire alimente l’idée d’un creusement des inégalités. Comme les bas salaires sont concentrés dans un certain type de secteurs qui sont d’ailleurs parmi les plus touchés par la crise sanitaire, P. Artus propose (Les Échos, le 4 mars), entre autres, au moins dans le secteur privé, une hausse des salaires. En effet, lorsqu’il s’agit d’emplois dans le secteur privé, on s’inquiète souvent de ce qu’une hausse des salaires des personnes peu qualifiées ne détruise de l’emploi, compte tenu de la forte corrélation entre l’embauche à ce type de postes et leur coût. Mais si l’entreprise peut répercuter les hausses des salaires dans ses prix, il ne doit pas y avoir de perte d’emplois ; d’où la suggestion d’accroître les salaires minimums de branche dans les secteurs d’activité concernés, peu sujets à la concurrence étrangère. Toutes les entreprises étant confrontées à des salaires plus élevés, elles pourront toutes monter leur prix sans perdre de parts de marché (ces secteurs d’activité ont très peu de concurrence étrangère). Pour lui, il faudra accepter cette sorte de taxe sur les acheteurs pour financer la hausse des plus bas salaires. [Une solution plus libérale que la hausse des impôts sur les hauts revenus, NDLR]. Mais la crise sanitaire accroît mécaniquement les inégalités de patrimoine puisque 20 % des Français détiennent 70 % de la hausse des liquidités venant de l’épargne forcée du fait de la crise sanitaire et son traitement monétaire. En effet, le bas de laine des Français — en très grande partie sur des comptes à vue — continue de grossir. La Banque de France anticipe même qu’il atteindra la somme colossale de 200 milliards d’euros à la fin 2021. Deux fois le montant du plan de relance ! 70 % de l’épargne accumulée proviendrait des 20 % des ménages ayant les revenus les plus hauts, selon une étude du Conseil d’analyse économique (CAE). D’où l’idée d’une taxation de l’épargne qui ne plaît pourtant pas à Le Maire. Piketty estime lui, que le rachat des dettes publiques par la Banque centrale européenne (BCE) ne suffira pas à régler l’addition. « C’est en ayant recours à des prélèvements exceptionnels sur les plus aisés que l’on a éteint les grandes dettes publiques de l’après-guerre, et que l’on a rebâti le pacte social et productif des décennies suivantes », soulignait-il à l’automne dernier. Mais Pisani-Ferry, économiste conseiller de Macron n’est pas d’accord et déclare : « le débat sur qui va payer la facture de la crise est légitime, celle-ci ayant été extraordinairement inégalitaire. Mais il est aussi prématuré, voire même contre-productif en plein milieu de la crise. Ce n’est pas le moment d’inciter les consommateurs à l’attentisme. L’essentiel actuellement, c’est de continuer à soutenir les entreprises et les revenus des ménages » (Le Monde, le 6 février).

– En revanche, aux États-Unis, l’association de défense des actionnaires As You Sow pointe du doigt des patrons qui gagnent plus de 1.000 fois le salaire médian de leurs salariés. Ces écarts de rémunération cachent surtout des salaires médians annuels très bas, s’inquiète l’ONG américaine. Dans l’entreprise d’habillement VF Corporation, le salaire médian annuel se situe à 10.099 dollars, ce qui signifie que la moitié des employés est payée moins. La pandémie du Covid -19 a accentué les inégalités économiques. La part des salaires dans le PIB américain est tombée à son plus bas niveau depuis les années 1940 (Les Échos, le 4 mars). Quant aux dividendes au niveau mondial, ils ont baissé de 12,2 % en 2020. Une chute toutefois moins forte qu’attendu, grâce à un quatrième trimestre salvateur, selon une étude publiée, lundi 22 février, par le gestionnaire d’actifs Janus Henderson. Deux tiers des entreprises ont augmenté ou maintenu leurs dividendes. Une société sur huit les a annulés et une sur cinq les a réduits. « L’impact de la pandémie sur les dividendes a suivi la tendance d’une récession classique, et son incidence a été, à l’échelle internationale, moins sévère qu’après la crise financière mondiale » de 2008, souligne l’étude. En Amérique du Nord, les dividendes ont augmenté de 2,6 %, pour atteindre un nouveau record. La France est, avec l’Espagne, le pays qui a le plus annulé leur versement.

– Le renouvellement s’accélère à la tête des grands groupes français. Le CAC 40 serait-il en train de devenir l’indice du luxe ? La crise a donné un coup d’accélérateur à la transformation de l’indice parisien. En un an, les poids lourds historiques de la cotation ont vu leur capitalisation fondre, de Total aux grandes banques, tandis que le secteur du luxe, déjà majeur, est devenu encore plus dominant. Fait nouveau, les valeurs financières ont été dépassées par les valeurs technologiques à la faveur de la crise. Ce secteur, autrefois marginal dans le CAC 40, est désormais l’une de ses composantes les plus importantes, avec un poids de près de 9 %. La pandémie a, par ailleurs, mis en lumière certaines pépites du CAC 40. Les groupes industriels Air Liquide, Schneider Electric et Legrand ont tous terminé l’année dans le vert. Schneider a même réussi l’exploit de grimper plus vite que le secteur du luxe, avec une envolée de près de 30 %. Il a tiré profit de son pari de long terme sur les logiciels industriels. Même s’il reste un groupe industriel, de nombreux gérants le considèrent comme une valeur de croissance, aux caractéristiques plus proches des valeurs technologiques.

– en Angleterre, selon le thinktank Resolution Foundation, un groupe de réflexion spécialisé, 80 % du fardeau fiscal supplémentaire devraient être supportés par les 20 % de ménages les plus riches, là où il ne devrait coûter aux 40 % de foyers les plus pauvres que moins de 100 livres sterling par an d’ici à 2024. Voyons les chiffres : Rishi Sunak, le ministre des Finances, a dans son viseur l’impôt, sur les sociétés. Son taux devrait être revu à la hausse, de 19 % actuellement à 22 %, voire jusqu’à 25 %. Rishi Sunak devrait suivre l’exemple des États-Unis, où la secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen, a annoncé un relèvement des taux de la corporation tax de 21 % à 28 %. Il devrait aussi insister sur le caractère relativement indolore du gel des seuils de l’impôt sur le revenu pour les familles aux revenus les plus modestes. Le ministre des Finances a aussi dans son viseur l’impôt sur les sociétés. Son taux devrait être revu à la hausse, de 19 % actuellement à 22 %, voire jusqu’à 25 % (Les Échos, le 1er mars).

– Le pouvoir d’achat par unité de consommation, c’est-à-dire rapporté au nombre de personnes dans un ménage, n’a pas baissé en France l’an passé mais a stagné en moyenne, selon l’Insee. Pourtant, en 2008 et entre 2011 et 2013, il avait reculé. C’est dire si le soutien public aux revenus des ménages a été important, mais cela doit être relativisé par rapport à l’évolution parallèle dans d’autres pays puisque, par exemple, le revenu des Américains a progressé de 6 % l’an passé malgré la pandémie. Mais la politique sanitaire outre-Atlantique n’a pas consisté à fermer l’économie, contrairement à l’Europe. Toutefois, le chiffre de 2020 cache des disparités importantes en fonction des situations des Français. Le niveau de vie des personnes qui vivent uniquement de revenus de transferts, comme les retraités, a été préservé, ainsi que celui des 20 % des salariés les plus aisés, qui ont pu télétravailler2, le problème se situant au niveau des salariés précaires. Côté entreprises, le taux de marge (le rapport entre chiffre d’affaires et consommations intermédiaires) des entreprises a chuté de 4 points et s’établit à 29,3 % en 2020 après 33,2 % en 2019, soit le niveau le plus bas depuis 1985. Mécaniquement, la capacité d’autofinancement est en chute libre. Bizarrerie statistique, le taux d’investissement des entreprises, rapporté à leur valeur ajoutée, a légèrement progressé l’an passé. Car, contrairement au schéma classique lors d’une crise, l’investissement des entreprises ne s’est pas effondré. Les entreprises françaises ont certes coupé leurs investissements en machines et en construction, mais elles ont continué à investir dans les services informatiques et la digitalisation. Cette dynamique des investissements démontre que « nos réformes ont su convaincre », assure le ministre Franck Riester, qui cite en particulier « la baisse inédite des impôts de production, de 20 milliards d’euros sur la période 2020-2022 ». Plus largement, résume M. Lecourtier, « la France a montré depuis quelques années qu’elle était capable d’améliorer ses points noirs : nous avons assoupli le Code du travail, allégé la fiscalité sur les entreprises et faisons des efforts pour fluidifier le millefeuille administratif pour les investisseurs » (Le Monde, le 3 mars). Un résumé de la politique macronienne condensé en une phrase.

– L’État et les banques ont toujours travaillé en osmose, dans un mélange d’intérêts bien compris, mais parfois avec de sérieux conflits. La crise financière de 2008, par exemple, a dressé le pouvoir contre son allié naturel et les accords de Bâle III ont montré une opposition entre la dérégulation voulue par les banques et la re-régularisation désirée par les États. Or, la crise sanitaire est l’occasion pour les banques, dont la réputation s’est durablement abîmée dans l’opinion [y compris à travers le mouvement des Gilets jaunes qui les a particulièrement visées pendant les manifestations, NDLR] de redorer leur image. « Les banques françaises ont bien traversé la crise, elles ont continué à financer l’économie et ont été des partenaires loyaux dans la mise en œuvre des prêts garantis par l’État », salue Emmanuel Moulin, le directeur général du Trésor (Le Monde, le 3 mars). Parmi les signaux d’alerte, qui ébranlent le monde de la banque on peut d’abord signaler le déclassement des grandes banques françaises dans les activités de banque de marché en Europe, au profit des firmes de Wall Street. Ainsi, « la part de marché des banques américaines atteint 47 % sur les marchés de capitaux européens, contre 38 % pour les banques européennes. L’écart s’est creusé durant les trois dernières années » constate M. Moulin, directeur du Trésor. La première banque européenne, BNP-Paribas, n’est plus que la troisième banque de financement et d’investissement sur la zone Europe, Moyen-Orient, Afrique, derrière deux américaines. Les banques françaises, comme leurs concurrentes européennes, ont vu leur rentabilité chuter depuis la crise financière de 2008 et s’effondrer dans la crise actuelle, sous le coup des énormes provisions passées pour les prêts souscrits par des clients qui risquent de ne pas pouvoir les rembourser. L’avenir n’est pas forcément plus engageant. L’irruption des Big Tech sur le marché des paiements n’annonce rien de bon pour les banques traditionnelles. En Asie, Alipay, la solution de paiement mobile créée par Alibaba, a conquis la Chine, et Google Pay s’impose en Inde. « Dans la décennie à venir, ces plateformes pourraient devenir des opérateurs de paiement en Europe, éventuellement en partenariat avec des banques, qui assureraient alors le back-office (le traitement des à-côtés). Le risque pour elles serait de perdre la relation client au profit des Big Tech », prévient le gouverneur de la Banque de France (ibid.).

La sollicitude du gouvernement à l’égard de la finance agace par ailleurs Jézabel CouppeySoubeyran, économiste à l’université Paris I qui pointe « la consanguinité et les convergences d’intérêts entre les banques et l’État », nourries par les allers-retours de hauts fonctionnaires entre le public et le privé. Un des grands corps de l’Etat incarne cette osmose : l’Inspection générale des Finances, dont sont issus le patron de Société Générale, Frédéric Oudéa, le président de BNP Paribas, Jean Lemierre, et celui du Crédit Mutuel, Nicolas Théry, le numéro deux du Crédit Agricole, Xavier Musca. Ou encore les patrons des réseaux en France de BNP Paribas et de Société Générale, Marguerite Bérard et Sébastien Proto, tous sortis de la même promotion, qui est aussi celle du chef de l’État, Emmanuel Macron, passé par la banque d’affaires Rothschild. « Pouvoir et finance ont toujours été liés, en France, au cours de l’histoire, résume Jean-Pierre Jouyet, lui-même inspecteur des Finances, ancien directeur général du Trésor, de la Caisse des Dépôts et secrétaire général de la présidence de la République sous François Hollande. C’est lorsqu’il y a crise financière ou faillite bancaire que les pouvoirs politiques sont le plus en difficulté. Rappelons que la crise financière a fait tomber la monarchie au XVIIIe siècle. » (ibidem).

Résumons. Depuis plusieurs années l’État était considéré comme le problème (cf. la citation de Lecouturier, supra) ; c’est redevenu une partie de la solution. Les banques centrales devaient être indépendantes et limiter leur offre de monnaie : elles sont de fait sous l’autorité politique des États et créent de la monnaie comme jamais. Les chaînes de production devaient se mondialiser toujours plus, elles se régionalisent. La corporate governance avait enfermé l’entreprise dans l’obsession du rendement de court-terme, gouvernements, salariés et clients lui enjoignent désormais d’intégrer l’intérêt général dans son activité. Il n’est pas donc pas excessif de penser que la crise sanitaire a précipité le déclin de ce que d’aucuns appelaient le néo-libéralisme (Les Échos, le 5 mars).

– Quand, en juin 2020, Emmanuel Faber est parvenu à faire de Danone le premier groupe coté de taille mondiale à se doter du statut juridique d’entreprise à mission (il y en avait 18 en 2018, 88 fin 2020), le volontarisme du PDG avait ouvert de nouvelles perspectives aux réformistes sur une évolution possible du capitalisme puisque leur fixation sur la critique du néo-libéralisme les empêche, de fait, de critiquer le capitalisme. Dans cette optique, l’entreprise n’aurait plus pour unique horizon le retour sur investissement des actionnaires ; elle devrait parallèlement se fixer des objectifs sociaux et environnementaux ambitieux. Un objectif d’ailleurs approuvé par 99 % des actionnaires à l’époque (Les Échos, le 16 mars). Huit mois plus tard, la crise directionnelle que traverse le géant des produits laitiers et de l’eau en bouteille résonne comme un dur rappel du pouvoir des actionnaires sur les autres parties prenantes : consommateurs, fournisseurs et salariés. Le 1er mars, sous la pression de deux fonds actifs3 d’investissement, le conseil d’administration de Danone a réduit les responsabilités d’Emmanuel Faber, P.D-G du groupe. Des fonds qui certes semblent de plus en plus tenir compte d’enjeux éthiques ou environnementaux… s’ils continuent à rapporter 15 % un chiffre digne des années 1990 avec ses taux d’intérêts nettement plus élevés (Le Monde, le 4 mars). [La situation est quand même plus complexe puisqu’en une douzaine de jours la petite musique médiatique sur les vilains actionnaires a laissé place à un discours plus nuancé, NDLR]. En effet, il apparaît aujourd’hui (Le Monde, le 16 mars et Les Échos) que si les fonds activistes sont intervenus pour faire tomber le P.D-G, ce n’est pas à cause des retours sur investissement puisqu’une de ses dernières mesures a été d’augmenter les dividendes, mais parce que ce dirigeant aurait sacrifié la politique commerciale et la bataille des marques (par rapport à Nestlé par exemple) au profit d’une politique à la fois trop ambitieuse (des investissements aléatoires dans le « bio » aux EU qui n’ont pas donné les résultats escomptés) et trop financière (cf. l’annonce d’un plan de licenciements de 2000 salariés). Sans parler d’un virage post-Covid pour une stratégie local first (sic) dont la dénomination résume toutes les contradictions de ces grandes firmes mondialisées, mais dont le signifiant originel reste attaché au local et à la tradition (les eaux d’Evian, la verrerie française). En revanche, Libération, le 16 mars toujours, reste droit dans ses bottes : il n’y a pas de doute le P.D-G est victime des « fonds vautours » et de la mauvaise finance.

– Alors que le gouvernement a décidé de donner un sursis aux entreprises jusqu’en 2022 pour régler leurs arriérés et que d’après Bruno Le Maire, il ne sera pas question de taxer les revenus élevés ou le patrimoine pour financer la crise, il semblerait que les chômeurs n’aient pas droit à ce sursis puisque la première offensive post-Covid est déjà centrée sur la réforme des allocations chômage. Une initiative qui, comme bien d’autres au sein de ce gouvernement, sera court-circuitée par Macron lui-même, plus prudent sur la chose dans la perspective des prochaines échéances électorales. Les Anglais ne semblent pas vouloir suivre le même chemin puisqu’afin de préparer l’après-pandémie, le ministre britannique des Finances, Rishi Sunak, a annoncé mercredi deux hausses d’impôts. Il prévoit de geler de 2022 à 2026 les seuils à partir desquels l’impôt sur le revenu est dû, de quoi rapporter 6 milliards de livres sterling par an. Il compte aussi relever de manière spectaculaire le taux de l’impôt sur les sociétés. Il grimpera de 19 % à 25 %, mais pas avant 2023 pour laisser aux entreprises le temps de sortir des turbulences actuelles. Ceux qui voulaient l’abaisser pour envoyer au monde un message d’attractivité post-Brexit en sont pour leurs frais. Néanmoins, ce taux reste le plus faible parmi les pays membres du G7 affirme le ministre qui ne veut pas passer pour celui qu’il n’est pas (Les Échos, le 4 mars).

Temps critiques, le 23 mars 2021

  1.  – Nous avons signalé dans la note 3 du Relevé X en quoi des agrégats comme le PIB et surtout la balance commerciale avaient perdu de leur pertinence comme instrument de comptabilité nationale. En revanche, si l’on s’intéresse à l’emploi et tout particulièrement à l’emploi industriel, donc à la qualité de l’emploi ainsi qu’à son volume, l’Allemagne préserve son emploi industriel, qualifié et les filières qui vont avec (techniciens, ingénieurs et leur savoir-faire) dans la mesure où son Mittelstand reste exportateur. C’est vrai. L’Italie compte 220.000 entreprises exportatrices, l’Allemagne 300 000 et la France seulement 130.000. Pour être plus précis encore l’Allemagne exporte en valeur cinq fois plus de biens en Chine que la France. Ce déséquilibre entraîne forcément des conséquences sur une possible attitude commune des Européens vis-à-vis de la Chine ; et conduit à une perte relative de savoir-faire en France… aujourd’hui en partie importé. []
  2.  – Les entreprises semblent toujours aussi rétives au télétravail puisque 34 % d’entre elles n’ont pas mis en place le télétravail, selon une étude du ministère du Travail portant sur 1300 sociétés, et ce malgré un an d’appel du gouvernement pour adopter ce mode de travail en temps de crise sanitaire (Le JDD, le 21 mars). Il n’y a pas eu de dynamique de changement […] Des entreprises redoutent une baisse de productivité […] le télétravail suppose la confiance. », regrette Marie Buard, secrétaire nationale de la CFDT F3C (communication, conseil, culture). []
  3.  – Les fonds actifs ou activistes sont des fonds d’investissement qui visent à faire pression sur les dirigeants via les actionnaires de la société visée. « La plupart du temps, les activistes restent des actionnaires minoritaires (avec moins de 5 % des parts), ils ne sont donc pas représentés au Conseil d’administration, mais ils profitent des assemblées générales annuelles pour essayer de rassembler les voix d’autres actionnaires et contester certaines résolutions […] En France, les actionnaires sont souvent vus comme les bad guys (analyse Michel Albouy), alors si en plus vous ajoutez de l’activisme c’est carrément le diable ! Pourtant, comme l’indique une récente étude d’un professeur de Harvard (http//www.columbia.edu/wj2006/HFLTEffects.pdf), l’impact des actionnaires activistes sur la valeur de l’entreprise est loin d’être négatif sur le long terme. « Parfois, les actionnaires activistes peuvent même défendre des revendications sociales, comme ce fut le cas contre Nike et le travail des enfants », ajoute Michel Albouy (Les Échos, le 10 février 2016). À l’inverse, les fonds passifs (les plus nombreux, comme ceux de Soros, par exemple) ne cherchent pas à influencer la performance de l’entreprise ; ils suivent les indices boursiers, se portant ça et là en fonction de l’évolution du marché. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XX

Quand la forme réseau de l’État résorbe progressivement les institutions…

– Trois grands corps de l’inspection générale des services de l’administration (affaires sociales, finance et administration) vont être concernés par la réforme d’Amélie de Montchalin, ministre de la Transformation et de la Fonction publiques (sic) (Le Monde le 7 mai). La semaine suivante, c’est la réforme de la haute fonction publique qui a conduit le Syndicat de la juridiction administrative (SJA) et l’Union syndicale des magistrats administratifs (USMA) à appeler à la grève. Les magistrats administratifs sont « les victimes collatérales d’une réforme qui n’a pas été pensée pour eux », dénoncent les deux organisations qui s’opposent, entre autres, à l’obligation de mobilité en début de carrière. « Être sur le terrain » traduit la ministre (Les Échos, le 21 mai). Dans le même souci de supprimer effectivement la conjonction de coordination de son ministère, une réforme des fonctions de préfet et de sous-préfet est aussi à l’ordre du jour

– En provenance de « l’opposition » cette fois : le patron du PS, Olivier Faure, s’est excusé jeudi de « l’expression malheureuse » employée la veille lors du rassemblement des policiers, lorsqu’il a parlé d’un « droit de regard » de la police sur les peines prononcées. Il s’était attiré les foudres de LFI et des écologistes pour avoir déclaré qu’il fallait ne pas « déposséder la police des peines administrées » et « qu’elle puisse avoir un avis sur la question, jusqu’aux aménagements de peine ». La chef de file des députés PS, Valérie Rabault, s’était désolidarisée de cette position (Les Échos, le 21 mai).

– Dans les régions rurales les services publics tendent à être regroupés pour des raisons d’économie budgétaire de l’État et ils sont remplacés par des « Maisons France Services » aux activités multifonctions dont seule une partie est prise en charge par l’État, le reste devant être assuré par les collectivités locales (cf. l’enquête dans les Ardennes, Libération, le 14 juin).

– Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1772, à Arrans (généralité de Dijon), dix-huit villageois brisent la clôture d’une prairie appartenant à un notable et s’emparent du foin qui y a été coupé : ils revendiquent « la possession où ils sont depuis plus de trente ans et même un temps immémorial et sans interruption de vendre et publier annuellement en délivrance la seconde herbe de la prairie ». C’est l’une des 9 903 révoltes populaires survenues entre 1620 et 1820 en France et regroupées par deux post-doctorants, Cédric Chambru (économiste) et Paul Maneuvrier-Hervieu (historien), sur une carte interactive accessible aux chercheurs et au public sur le site de l’université de Caen (Historical Social Conflict Database). On y trouve la description de l’événement, qu’il s’agisse d’une simple bagarre entre gendarmes et jeunes gens éméchés après une fête de village ou d’une révolte urbaine impliquant des milliers de personnes. En France, le nombre d’événements recensés s’attaquant, physiquement ou oralement, à une personne, des biens ou des symboles représentant un pouvoir politique, religieux ou économique augmente fortement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : il passe de moins de 500 entre 1730 et 1740 à 700, puis à 750, 900 et 1 300 au fil des décennies suivantes, pour culminer à 1 600 entre 1780 et 1790 lorsqu’éclate la Révolution française. Le motif le plus courant de ces conflits concerne la résistance à la fiscalité (environ 3 500 sur 10 000), qu’il s’agisse de s’attaquer aux percepteurs ou aux douaniers, de brûler les registres fiscaux ou de manifester contre une hausse de taxe… La deuxième cause de conflictualité concerne la question des subsistances (2 300 événements), qu’il s’agisse de piller des magasins – surtout les boulangeries –, d’attaquer des convois de grain ou de farine traversant la région, de manifester son mécontentement contre la hausse des prix sur les marchés ou les places publiques, de violenter les commerçants accusés d’être des « accapareurs », etc. En troisième position arrive la résistance à l’appareil d’État – affrontements avec l’armée, la police ou la « maréchaussée » (1 250) – par exemple pour libérer des personnes arrêtées précédemment. Loin derrière viennent les conflits liés au travail (440), puis les actes hostiles contre les seigneurs, les ecclésiastiques, les aristocrates, les notables, les municipalités… Plus que la lutte des classes, ce panorama de la révolte sociale met donc en lumière la mise en cause de l’autorité de l’État et de sa manifestation la plus marquante pour la vie quotidienne des « sujets » de l’Ancien Régime, comme plus tard des citoyens de la République : le prélèvement de l’impôt. Le « gilet jaune » se porte depuis bien longtemps nous dit Antoine Reverchon dans Le Monde, le 21 mai.

Ce petit historique tendrait à montrer une permanence de la révolte fiscale qui engloberait toute spécificité et finalement historicité du mouvement des Gilets jaunes. Ainsi, pour Reverchon, on aurait eu affaire à « deux siècles de Gilets jaunes ». On peut en douter. Ces révoltes fiscales sont certes récurrentes, mais ce sont des révoltes d’Ancien Régime et d’ailleurs son exemple le plus récent remonte à 1790. Elles sont en fait beaucoup plus rares en temps de république parce que le consensus démocratique se construit aussi autour de la légitimité de l’impôt et des taxes principales que les « citoyens » acceptent de payer pour financer ce qui apparaît (à tort ou à raison) comme des dépenses collectives ou pour le bien commun. Ce qui fait que les rares révoltes fiscales contemporaines ne concernent que des catégories socio-professionnelles bien précises comme les artisans et commerçants (UDCA et Poujade dans les années 1950, Cid-Unati et Nicoud dans les années 70) qui, pour différentes raisons, se sentent pressurés ou broyés par la machine d’État sans en profiter autant que les autres (par exemple les artisans et commerçants étaient encore exclus de la couverture sociale au début des années 1970, alors que les paysans au même statut d’indépendants y avaient été progressivement inclus). Avec la révolte des Gilets jaunes on a un mouvement de révolte d’une tout autre ampleur parce que touchant des catégories beaucoup plus variées qui, comme à l’époque pré-révolutionnaire des années qui précèdent 1789, partent d’un refus concret mais le dépassent par une remise en cause de la légitimité du pouvoir en place. Mais avec le mouvement des Gilets jaune, c’est la légitimité républicaine qui est remise en cause au nom des principes de la république parce que l’égalité des conditions s’effacerait devant le retour des privilèges (cf. les références positives à la Révolution française et en contrepoint la haine contre la « Macronie » comme nouvelle royauté).

– Parmi l’évolution linguistique, la notion de « sûreté » qui avait sa part d’objectivité a laissé place à la notion de « sécurité » qui repose sur la subjectivité et le ressenti. C’est à partir de cette dernière notion que se discute aujourd’hui la question de la plus ou moins grande « insécurité » par rapport aux périodes historiques précédentes. D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur ne se cache pas de préférer le bon sens du boucher charcutier de Tourcoing aux études de l’Insee (Libération, le 21 mai). Il est vrai que les chiffres sont parfois trompeurs puisque l’affinement de la comptabilisation des violences et la déclaration de celles-ci augmentent mécaniquement les chiffres sans que forcément les faits soient croissants. Il en est de même quand la définition des faits de violence change au point que l’extension de son domaine (par exemple il y a eu récemment un durcissement et un élargissement du délit de « coups et blessures volontaires ») augmente là aussi mécaniquement les chiffres. Et pour ce qui est du projet de loi « sécurité globale, on peut dire que la tentative d’étendre le champ est maximale. Les économistes néo-libéraux diraient à ce propos qu’on a un exemple stylisé d’une prophétie auto-réalisatrice.

– Dans les discussions en cours entre les syndicats de soignants et les pouvoirs publics sur les salaires, on entend de supposés experts parler d’une nécessaire « débureaucratisation » des hôpitaux comme si ces établissements en étaient restés à « l’administration générale » de Flayol… Un bon exemple de ce changement de structure nous est fourni par la grève des « techniciens » de l’hôpital, c’est-à-dire en fait du personnel non-soignant, dont nous avions dit dans un de nos relevés de notes que sa part représentait en France plus de 35 % de l’ensemble du personnel. À mots couverts des journaux comme Le Figaro et Les Échos avaient présenté cela comme une anomalie, mais en cohérence avec la prétendue enflure spécifique du personnel administratif en France. La récente grève vient rappeler qu’aujourd’hui les chaînes de travail (et de « valeur »), y compris dans l’administration, sont bien plus complexes qu’une lecture superficielle des chiffres peut le laisser entendre.

… ses formes régaliennes issues de l’ancienne forme nation se durcissent

– La crise du Covid a révélé qu’en dépit de plus de soixante ans de construction européenne visant à décloisonner, le réflexe des États face à une menace extérieure, comme déjà en 2015, reste de contrôler ou de fermer leurs frontières nationales. Le code Schengen, qui régit les possibilités des États en la matière, a montré toutes ses limites. Comme le constate une étude de la Fondation Schuman, les États membres, jouant sur ses zones d’ombre et sa souplesse, l’ont amplement « contourné ». « Certaines situations ont mené à des violations du droit fondamental des Européens à circuler librement, en particulier pour retourner dans leur pays », pointe même la fondation. Cette crise a de fait créé un dangereux précédent. Personne n’est sûr que les gouvernements renonceront à ces contrôles qui plaisent tant à une partie de leurs électeurs. Comme Clément Beaune, le secrétaire d’État aux Affaires européennes l’a affirmé, il y a « un risque que l’idée que la frontière n’est pas un leurre s’installe » (Les Échos, le 14 juin).

– Le progrès technologique qui a été si profitable à l’expansion des multinationales géantes ne s’essouffle pas, mais il se divise, ce qui produit le même effet. On assiste un peu partout à une montée du nationalisme technologique. Les puissances, Chine et États-Unis en premier lieu, mais aussi l’UE, cherchent à être plus indépendantes. Il sera donc de plus en plus difficile pour les entreprises multinationales d’être puissantes à la fois aux États-Unis et en Chine, de rester implantées et de se développer dans les deux territoires. C’est déjà le cas de Huawei mis hors jeu par l’administration américaine. C’est celui de Microsoft en train d’être chassé des ordinateurs de la bureaucratie chinoise. Tesla, soupçonné de tracer les militaires chinois, ou Nike, boycotté pour avoir interrompu ses approvisionnements pour les Ouïgours au Xinjiang, ont également du souci à se faire. Quant aux entreprises géantes chinoises qui ont commencé plus tardivement à s’internationaliser, la conquête hors Asie se heurte à des barrières commerciales et réglementaires croissantes. Même l’Union européenne, pourtant ouverte, prend des mesures pour contrôler leurs acquisitions sur son territoire (Les Échos, le 21 mai).

– Le code d’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) mis en place par Sarkozy en 2004 vient encore d’être remanié sans éviter le fait qu’il continue à être une machine à produire des personnes sans-papiers puisque la loi oblige ces derniers à se déclarer demandeurs d’asile pour ensuite être régularisés… alors qu’ils ne sont pas demandeurs d’asile. Comme beaucoup d’entre eux cherchent en fait un travail qu’ils trouvent, un adjuvant de 2012 a été rajouté pour permettre l’embauche d’un salarié déclaré en préfecture et payé au moins au SMIC, mais à condition qu’il soit en France depuis déjà de 3 à 7 ans avec la preuve de feuilles de paie, alors justement que la plupart du temps ils n’en ont pas. Ces travailleurs sont à la merci d’un contrôle et d’un arrêté d’obligation de quitter le territoire, à la merci aussi de tout le système de sous-traitance qui anime la division capitaliste du « marché du travail » aujourd’hui dans des secteurs non délocalisables. C’est l’institution qui produit à la fois l’illégalité de ces statuts et conditions de travail et transforme ceux qui en sont victimes en travailleurs illégaux (cf. Judith Balso, « Sans-papiers, travailleurs de force et de poussière »,Libération, le 18 mai).

Inégalités

– Selon l’Insee, avant toute forme de redistribution, les inégalités sont très fortes en France. Les revenus des 10 % les plus riches sont alors treize fois plus élevés que ceux des 10 % les plus pauvres. Selon les calculs usuels de transferts, ce ratio chute à sept fois. Mais en intégrant les transferts en nature et les services publics, les revenus des 10 % les plus riches ne sont que trois fois plus élevés que ceux des 10 % les plus pauvres. L’étude souligne combien « les services publics de santé et d’éducation jouent un rôle déterminant dans la réduction des inégalités ». Pour les 10 % les plus pauvres, ces transferts « en nature » représentent 1,7 fois la valeur des transferts monétaires et contribuent à 44 % de leur niveau de vie après transferts. Pour les 10 % les plus riches, ce dernier chiffre n’est que de 7 %. En euros, ces transferts représentent 12 600 euros par unité de consommation pour les 10 % les plus pauvres et 6300 euros pour les 10 % les plus aisés. Ces transferts permettent ainsi de compenser l’aspect largement non redistributif des retraites, qui sont proportionnelles aux salaires de départ. La santé et l’éducation sont donc les deux piliers de ces transferts. Les personnes les plus modestes sont aussi celles qui connaissent le plus de problèmes récurrents de santé, notamment en raison de leurs conditions de travail, et qui ont par conséquent recours plus souvent au système de santé. Face à un scénario où chacun devrait individuellement payer le prix de ses propres dépenses de santé, les plus pauvres bénéficient là d’un soutien majeur grâce à l’aspect redistributif et solidaire du système de Sécurité sociale. Il en va de même de l’éducation. Contrairement à une idée reçue selon laquelle l’éducation publique profiterait davantage aux plus riches parce que leurs enfants ont des scolarités plus longues, l’étude montre que la réalité est beaucoup plus complexe. Certes, les 10 % les plus aisés perçoivent 11,9 % des dépenses d’éducation du supérieur, contre 7,4 % des dépenses du primaire et secondaire. Mais les 10 % les plus pauvres perçoivent 16,1 % des dépenses du supérieur et 14,6 % des dépenses du primaire et secondaire.

Globalement, les dépenses de ces deux premiers niveaux représentent 80 % de l’ensemble et sont fortement redistributives (ce qui n’est pas le cas des dépenses du supérieur qui profitent effectivement plus aux 20 % les plus riches qu’aux classes moyennes et populaires a fortiori). Enfin, les allocations-logement sont également fortement redistributives : 44 % de ces dépenses sont destinées aux 10 % les plus pauvres. Quant aux services publics non individualisables, ils profitent tant aux plus pauvres qu’aux plus aisés, dans la mesure où ces derniers se concentrent dans des zones urbaines où ces services sont les plus présents. Cela induit cependant aussi une fonction globalement redistributive. Cette situation est d’autant plus importante que l’impact de la fiscalité est globalement négatif sur les inégalités si on intègre la TVA et les impôts sur la production. Ce sont ainsi bien les 10 % les plus pauvres qui contribuent le plus au regard de leurs revenus avant transferts. L’ensemble des prélèvements pour ce décile est de 68 % des revenus, principalement en raison de la fiscalité indirecte. À l’inverse, ce sont bien les 10 % les plus aisés qui, au total, contribuent le moins (53 % de leurs revenus avant transferts), quand bien même ils paient la part la plus élevée de l’impôt sur le revenu. La fiscalité a donc un effet — qui contribue à creuser de 5 % les inégalités (Romaric Godin, Mediapart, le 28 mai).

– Étonnement : au premier trimestre 2021 le revenu disponible brut des Français n’aurait baissé que de 0,2 % soit une baisse du pouvoir d’achat de 1 %… mais ce dernier resterait supérieur de 1,2 % à celui de 2019 au quatrième trimestre ; mais c’est le ressenti qui n’est pas le même et à ce sujet, 90 milliards d’euros d’épargne supplémentaire sont en suspens1 (Le Monde, le 29 mai). Or, on assiste aujourd’hui à une sorte de désaccumulation de la consommation en parallèle de la désaccumulation de capital. La croissance du « seconde main » dans le vêtement et du marché de l’occasion dans l’automobile en sont les signes les plus marquants. Cela est congruent avec une plus grande mobilité des personnes et des goûts même si les dépenses de cocooning ont aussi augmenté pendant le confinement. Rien de révolutionnaire là-dedans puisque l’alternative que représente l’économie circulaire est parfaitement intégrée à l’économie de plateforme qui la sous-tend. Élodie Juge de l’université de Lille précise même que les Vinted et Le Bon coin participent pleinement de la conception néo-libérale des échanges en tant qu’école pratique de commerce entre vendeurs et acheteurs à la recherche de petits « profits » plus que de marchandises satisfaisant des besoins précis. Le néo-libéralisme est bien de l’ordre du désir (Libération, le 29 mai). Mais surtout, les perspectives pour 2021 marquées par une vive reprise s’annoncent encourageantes. Selon l’Insee, en dépit d’une inflation qui devrait remonter à 1,5 % en moyenne cette année, la hausse du pouvoir d’achat des ménages devrait nettement s’accélérer, pour atteindre 1,8 % (+1,4 % par unité de consommation, en tenant compte de l’évolution démographique). « La reprise de l’activité va permettre aux ménages de retrouver les revenus tirés de leur emploi », explique Olivier Simon, chef de la division synthèse conjoncturelle de l’Institut (Les Échos, le 2 juillet). Cette croissance sera due à la hausse des revenus d’activité malgré la baisse des aides exceptionnelles, dont les mesures de chômage technique.

– Piketty et Zucman ont montré que la part de l’héritage dans les revenus avait baissé jusqu’aux années 70 avant d’augmenter sans cesse depuis. Ce retour de l’héritage est à la fois prôné par le gouvernement comme une vertu des « solidarités familiales » et revendiqué par les familles les moins aisées qui sont celles qui sont le plus attachées au principe. Elle l’intègre paradoxalement comme une conséquence de la méritocratie (de l’épargne travailleuse par exemple par rapport à la consommation des riches). À partir de là une taxation sur l’héritage des riches dans le but de réduire les effets dynastie serait impopulaire (Télérama, 14 avril 2021).

– « La pandémie a ralenti le processus en cours de forte croissance des salaires minimums et de convergence des salaires minimums entre les pays de l’Union », concluent deux chercheurs de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et la qualité du travail (Les Échos, le 10 juin 2021) et là où il s’est accéléré par volontarisme politique comme en Espagne avec l’arrivée de Sanchez au pouvoir si l’impact a été bon sur le niveau et les conditions de vie, le bilan est moins bon pour les créations d’emploi. Les économistes de la banque d’Espagne (et proches du patronat) constatent que les plus affectés, selon eux, ont été les jeunes qui peinent à décrocher un premier emploi, les travailleurs précaires,  les ouvriers agricoles et les plus de 45 ans au chômage qui ont des difficultés à retrouver un emploi (ibid.).

– « Les employés du commerce de détail démissionnent à un rythme record pour un travail mieux rémunéré… Les Américains abandonnent leurs emplois par millions, et le commerce de détail ouvre la voie avec la plus forte augmentation de démissions de tous les secteurs. Quelque 649 000 travailleurs du commerce de détail ont déposé leur préavis en avril, le plus grand exode d’un mois de l’industrie depuis que le département du Travail a commencé à suivre ces données il y a plus de 20 ans… »2.

– La métropole de Lyon va mettre en place un revenu de solidarité jeune (RSJ) au niveau de 400 euros pour tous les moins de 25 ans, français ou étrangers en situation régulière domiciliés depuis au moins 6 mois. Cela concernerait 2000 personnes par an. Le président de la métropole se défend à l’avance de toute mesure d’assistanat, car il estime que le chiffre de 400 euros est trop bas pour décourager la recherche de travail. Libération, le 11 juin qui mène une enquête sur ce point signale que la notion de revenu universel pour tous « ne passe pas » dans le grand public, car personne ne comprend pourquoi les hauts revenus la toucheraient ; par contre l’idée pénètre parmi les couches défavorisées (rappelons que B. Hamon avait fait seulement 6 % à l’élection présidentielle de 2017 sur ce cheval de bataille. Pourtant, pour la sociologue du travail Danielle Linhart qui signe dans le même journal un hymne au travail qu’il suffirait simplement de libérer du lien de subordination à l’employeur pour lui redonner son caractère créatif et citoyen, cette mesure entraînerait une difficulté encore plus grande à mener des luttes ayant pour enjeu la critique du travail tel qu’il est puisque, finalement, la contrainte au travail s’allégerait. À l’opposé d’une Dominique Méda qui prône la déconnexion entre revenu et travail, elle reste dans le paradigme du travail.

– En France, seulement 29 % des dirigeants d’entreprise disent vouloir pérenniser l’utilisation du télétravail (étude Viavoice pour Sopra Steria, 23 avril). Mais ce chiffre atteint 80 % parmi les dirigeants d’entreprises de plus de 1 000 salariés, et seulement 23 % parmi les patrons de PME de moins de 100 salariés. Si le Covid-19 a accéléré à marche forcée l’usage du télétravail dans le monde, des disparités importantes existent selon les pays. Certes, selon les statistiques du Forum économique mondial (« The Future of Jobs Report », octobre 2020), 44 % des employés de la planète déclarent avoir été en mesure de travailler à distance pendant la pandémie, tandis que 24 % déclarent ne pas avoir pu le faire. Mais, parmi ces télétravailleurs, la plus grande part (38 %) exerce leur métier dans les pays à hauts revenus, 25 % dans les pays à revenus moyens supérieurs, 17 % dans les pays à revenus moyens inférieurs, 13 %  dans les pays à faibles revenus. Les entreprises offrant le plus d’occasions de télétravail sont dans le secteur de l’assurance et des technologies de l’information : 74 % de leurs salariés affirment avoir télétravaillé. Alors que les services à la personne, l’alimentaire, l’agriculture, le commerce de détail, la construction ou le transport offrent peu d’occasions de pratiquer le télétravail. Finalement, l’amélioration de la productivité par le télétravail reste circonscrite à certaines populations, à certaines tâches, à certains pays, à certaines cultures. En fin de compte, le télétravail est davantage un projet de société qu’une affaire de productivité. Certains pourront librement y adhérer ou pas selon certains critères, mais ce n’est assurément pas un modèle d’activité que l’on pourrait généraliser à des ensembles culturels éloignés de l’idéologie de l’élite du business occidental (Le Monde, le 4-5 juillet).

– Ioana Marinescu, enseignante à l’université de Pennsylvanie dans « Faut-il imposer un salaire maximum » relève que les gains de productivité importants depuis 1980 ont été inégalement répartis du fait que le salaire médian a baissé alors qu’augmentaient les hauts salaires.. Néanmoins, pour elle, la taxation de ces hauts salaires ne serait pas une solution ; elle n’empêcherait pas la baisse de ce même salaire médian car la cause n’en est pas la même (ce n’est pas parce que l’un baisse que les autres montent). En effet, la baisse du salaire médian serait essentiellement due à la division internationale du travail qui met les salariés des pays riches en concurrence avec ceux des pays pauvres ou émergents ce qui rogne les avantages acquis par les premiers ; alors que la hausse des hauts salaires serait liée à l’innovation et à la créativité d’une fraction capitaliste même si ce n’est pas celle qui domine. Sans qu’elle l’exprime directement, c’est un nouveau signe de l’évanescence de la valeur.   

– Dans le cadre du tout est équivalent dans et pour le monde de l’information, une page entière du journal Le Monde (3 juin) est consacrée aux nouveaux « forçats du boulot ». D’un côté, le haut du panier avec des « juniors » de Wall-Street : « Épuisés, treize jeunes travaillant pour Goldman Sachs ont sonné l’alarme en début d’année » (salaire moyen en début de carrière transformé eu euros : 100 000 et 500 000 au bout de 5 ans… s’ils tiennent le coup). C’est apparemment la même situation qui domine à la City puisque d’après Daniel Beunza Ibanez, professeur de l’École de commerce de la City University of London, en pleine crise, les banques n’ont pas embauché et en demandent toujours plus aux débutants censés préparer les dossiers de fusions/acquisitions ou d’introduction en Bourse… de leurs supérieurs. De l’autre un chroniqueur se penche sur le sort des start-upers de base : « Sur le sujet, les start-ups se laissent facilement entraîner par la dynamique de croissance exponentielle qui leur fait confondre management toxique et engagement total. Et l’absence d’intelligence émotionnelle peut rendre aveugle aux risques encourus par les salariés. À tel point que les dirigeants de start-ups sont nombreux à être surpris, ou à feindre de l’être, par les propos des victimes. Et, malgré l’avalanche de témoignages de maltraitance ou de burn-out, ils restent longtemps dans le déni et peinent à en sortir ». Pour Caroline Pailloux, directrice générale d’Ignition Program, une entreprise de recrutement et de formation au management de hauts potentiels spécialisée dans les start-ups : « Les dirigeants sont persuadés que les gens qui les rejoignent souhaitent d’abord assouvir leur ambition, répondre à un challenge. On doit leur expliquer que le sentiment d’appartenance ne passe pas obligatoirement par la violence opérationnelle. Et ce n’est pas parce que des collaborateurs acceptent de se faire mal qu’on doit tolérer tous les comportements. » Sans commentaire.

Interlude

  • d’Olivier Véran, le ministre de la Santé (Le Parisien, le 12 juin) : « Je suis passé de journées composées à 200 % par du covid à des journées composées à 100 % par du covid résultat, cela me laisse 100 % pour faire autre chose… ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas la bosse des maths !
  • Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, assène (Les Échos, 9 juin) : « Il faut faire attention à ne pas passer du “quoi qu’il en coûte” au “quoi-qu’il-en-coûtisme”. »
  • Promesse de Jean-François Delfraissy, le président du Conseil scientifique (Europe 1, 11 juin) : « Cet été, nous allons nous mettre un peu en veilleuse. »
  • Le collectif Coiffure en lutte prône une tarification « non genrée », reprenant ce constat fait par des associations de consommateurs : les prix des produits étiquetés « pour femmes » sont plus élevés que ceux destinés aux hommes (Ouest France, 10 juin). « Aujourd’hui, un homme aux cheveux longs va payer moins cher sa coupe qu’une femme aux cheveux longs, explique le collectif. Et, inversement, une femme aux cheveux courts va payer plus cher qu’un homme. » Ce collectif semble vraiment révolutionnaire car il prend les choses à la racine [NDA]. Le Canard enchaîné le 16 juin titre :« Bien engagé derrière les oreilles ». C’est dire si le privé est devenu politique !

Taux d’intérêt, inflation, bulle

– P. Artus, dans son article : « Les politiques monétaires ultra-expansionnistes ont fait disparaître le concept de valeur fondamentale des actifs, et par conséquent le concept de bulle » (Le Monde,30-31 mai) explique d’une part comment une augmentation des prix des actifs ne conduit pas forcément à une bulle tant que les banques centrales sont tenues de maintenir des taux relatifs très bas par rapport aux taux de croissance pour garantir la solvabilité de la dette des États ; et d’autre part qu’il est difficile de parler de bulle (écart entre valeur fondamentale de l’actif et prix) quand la valeur fondamentale devient difficilement évaluable. Il en découle qu’il n’y a plus de prix « normal ». Tout prix est possible dans le cas d’une telle indétermination. « Cette dynamique explique la très forte hausse de certains prix d’actifs observée aujourd’hui. Mais pour lui ce n’est pas une bulle, c’est la conséquence de la rapidité de la création monétaire due aux politiques expansionnistes des banques centrales, dans une situation où la disparition de la valeur fondamentale des actifs permet une forte hausse des prix sans emmener ceux-ci très au-dessus de la valeur fondamentale. Cette valeur étant arbitrairement élevée, les prix des actifs peuvent eux-mêmes monter sans limites. » (Artus, ibid.). Certains économistes, dont Larry Summers, l’ancien secrétaire américain au Trésor, estiment au contraire que les pays occidentaux entrent dans une longue période d’inflation. D’une part, les tensions sur l’organisation de l’industrie mondiale risquent de durer, car construire une nouvelle usine de puces électroniques pour répondre à la demande prend des années. Par ailleurs, les États ont mis en place d’énormes plans de relance comme celui de la BCE ou celui de Biden ce dernier étant clairement perçu comme inflationniste. Cette évolution de Summers est significative puisque le 27 mars 2021 il déclarait au New York Times : « À mon avis, il existe une probabilité d’un tiers pour que des perspectives inflationnistes significativement au-dessus de la cible de la Fed de 2 % s’installent durablement, d’un tiers pour que la Fed induise une importante instabilité financière ou une récession et d’un tiers pour que l’issue soit conforme aux espoirs des responsables politiques ».

Joseph Stiglitz, quant à lui, penche pour une inflation conjoncturelle liée à la complexité des flux globalisés. Pour lui, l’actuelle pression inflationniste résulte pour l’essentiel de goulots d’étranglement du côté de l’offre à court terme, qui sont inévitables lorsque redémarre une économie stoppée temporairement. Seulement voilà, lorsque toutes les nouvelles voitures recourent à des semi-conducteurs et que la demande automobile se trouve plongée dans l’incertitude (comme elle l’a été durant la pandémie), alors la production de semi-conducteurs est nécessairement limitée.

À propos des semi-conducteurs un article de Libération, le 25 juin sur Taïwan alerte sur les conditions de leur production. En effet, plusieurs grandes entreprises comme ASE et Canon empêcheraient, en toute illégalité, leurs ouvriers étrangers non taïwanais de sortir de l’usine et même des dortoirs y compris pendant leurs périodes de congé sous prétexte d’urgence sanitaire. Une mesure qui ne concerne pas les salariés autochtones et ceux-ci sont même appelés à dénoncer les contrevenants. Un député du parti nationaliste chinois déclare : « pas de droits de l’homme quand il s’agit de vie ou de mort ». C’est que maintenir la production maximum est vitale pour Taîwan qui s’est organisé en écosystème autour de cette production en intégrant toute la chaîne de l’amont à l’aval, c’est-à-dire de la fonderie jusqu’aux emballages et aux tests. Il s’agit de répondre en flux tendus à une industrie de pointe sous tension et à une situation de pénurie relative dans un contexte de rivalité entre les États-Unis et la Chine.   

Plus largement, la coordination de tous les intrants de production au sein d’une économie mondiale intégrée et complexe constitue une tâche difficile qu’on a trop souvent tendance à considérer comme acquise dans la mesure où les choses semblent fonctionner si bien en bout de course que la plupart des ajustements s’effectuent « à la marge » et de façon plus ou moins invisible.  

Dans le même entretien, Stiglitz fait remarquer l’incohérence de ceux qui criaient hier à la stagnation séculaire et alertent aujourd’hui sur la surchauffe et l’inflation. Il pointe plutôt à terme (quand les effets des plans conjoncturels seront épuisés) le risque d’une insuffisance de la demande, car les ménages pauvres et moyens resteront endettés et l’épargne des riches sera consommée en lissant la dépense sur le moyen ou long terme. En conclusion il livre : « Nous devons considérer l’actuel “débat sur l’inflation” comme ce qu’il est : un leurre agité par ceux qui entendent faire obstacle aux efforts de l’administration Biden dans l’appréhension de quelques-unes des problématiques les plus fondamentales de l’Amérique. La réussite exigera davantage de dépenses publiques. Les États-Unis ont heureusement la chance de pouvoir enfin compter sur un leadership économique qui ne cèdera pas à la tentation alarmiste » (Project syndicate, le 7 juin, traduction : M. Morel, repris in Les Échos le 17 juin).

La hausse des taux peut-elle faire exploser cette bulle financière questionne Le Monde abonné, le 30 mai. « C’est une vraie question : le règne actuel de l’hyper-financiarisation supportera-t-il des taux élevés ? », répond Mme Riches-Flores, économiste indépendante et administratrice de la BNP-Paribas [mais pour nous une fausse question puisque c’est la désinflation des années 1990 qui a produit mécaniquement la financiarisation (en dehors des autres raisons qui préside à celle-ci), NDA].

 C’est pour éviter cette contagion des hausses que les banquiers centraux promettent pour l’instant de ne pas retirer leur soutien. Mais, pour Mme Riches-Flores, la Fed ne va plus pouvoir le faire longtemps, alors que l’inflation dépasse déjà 4 % aux États-Unis, soit le double de son objectif officiel. Elle estime cependant que, si une forte correction des marchés est possible, une vraie crise financière, comme en 2008, n’est pas le scénario le plus probable. « Tant que les taux remontent progressivement, la bulle n’a pas de raison d’éclater », relativise également M. Ecalle, le président de l’association d’analyse des finances publiques Fipeco. « Les banques centrales peuvent gérer cela. » Même en Allemagne où les sirènes anti-inflationnistes reprennent avec un niveau à 2,5 %, la théorie du « zéro noir » ne semble plus une priorité outre-Rhin, car elle serait surtout l’obsession d’une génération en passe de quitter la scène politique. La plupart des partis en lice, y compris les conservateurs, se sont prononcés en faveur d’une augmentation des investissements en Allemagne, quitte à réformer le frein constitutionnel à l’endettement. Le consensus est désormais établi sur le fait que la course à l’équilibre budgétaire des années 2010 a aggravé le vieillissement des infrastructures, dangereux pour la compétitivité (Le Monde, le 9 juin).

– Dans Le Monde, le 17 juin deux économistes se penchant à leur tour sur l’inflation en en faisant un élément essentiel de la dynamique du capital, même s’ils ne s’expriment pas en ces termes. Pour Philippe Martin « il est préférable d’avoir un peu d’inflation. Une économie de marché fonctionne mieux quand les prix augmentent un peu parce que les ajustements de salaires entre secteurs sont facilités ». Il est en effet quasi impossible de baisser les salaires dans un secteur en déclin. Avec une inflation moyenne de 2 % dans l’économie, les salaires peuvent stagner dans certains secteurs et augmenter dans d’autres, plus dynamiques. « La monnaie hélicoptère est un moyen de création monétaire efficace pour relancer un peu d’inflation et éviter les effets collatéraux des rachats d’actifs par la BCE [hausse du prix des actifs financiers et immobiliers détenus par les plus riches et donc hausse des inégalités de patrimoine, NDA], estime pour sa part Éric Monnet. « Paradoxalement, cet instrument permettrait de maintenir l’indépendance de la banque centrale, en tout cas, plus que si celle-ci augmentait encore sa détention de dette publique. » Mais contrairement à la Fed, BDF et BCE sont contre car cela ferait baisser la confiance en l’euro. Pourtant les prix sont de 8 % inférieurs à ce qu’ils devraient être avec un objectif d’inflation à 2 % fixé en 2012, ce qui serait le signe de la sous-activité de l’Europe.

– L’Union européenne vient d’imposer aux multinationales un effort de transparence unique au monde. Les Amazon et autres Google devront déclarer les revenus et bénéfices qu’ils réalisent dans chaque pays de l’Union, et les impôts qu’ils y paient. Ils devront afficher le nombre de personnes qu’ils y emploient pour éviter que ne prospèrent les sociétés « boîtes aux lettres », à Dublin et ailleurs. Cela ne supprime pas les paradis fiscaux exotiques, mais 80 % des transferts de bénéfices (optimisation fiscale) se font en fait entre les 27 de l’UE et prive cette dernière de 50 mds d’euros qui ne seront pas négligeables au moment du remboursement des dettes Covid (Lucie Robequain, Les Échos, le 3 juin).

– Biden cherche à imposer un « taux effectif d’imposition » (une notion qui n’existe pas encore au niveau comptable) d’au moins 15 %. Sa volonté était à l’origine d’imposer 21 % sur les bénéfices des entreprises, puisque 15 % est le taux de pourboire aux États-Unis, mais le Congrès rechigne et les Européens aussi. Plus globalement, il s’agit d’unifier ce qui relevait jusque-là de la souveraineté fiscale avec des taux très différents3 (28 % pour la France, 12,5 pour l’Irlande forme l’éventail dans l’UE) et avec de grosses différences suivant la taille et les secteurs (en France, le taux moyen d’imposition des entreprises du CAC 40 est de 18 %). À noter que Google et Apple déclarent leurs bénéfices en Irlande. Dans le cas de pays comme l’Irlande qui resteraient en dessous du taux minimum, les entreprises verseraient la différence au pays du siège de l’entreprise (ici, 2,5 % aux États-Unis pour Google et Apple). Le paradoxe est quand même que tous les pays n’ont eu de cesse de baisser ce taux depuis de nombreuses années afin de ne pas trop subir la concurrence des paradis fiscaux. On assiste ici à une inversion de la cohérence : puisqu’il se fait un certain consensus contre ces paradis sociaux, il devient logique d’augmenter l’imposition minimale même si on ne revient pas aux taux antérieurs (par exemple 35 % aux États-Unis en 2017)

Les États-Unis ont intérêt à ce que cette taxe touche toutes les FMN qui sont de nationalité variée parce que les Européens ont plutôt les Gafam dans le viseur qui elles sont toutes américaines4. Bref, en tant que puissance, les Américains n’ont pas grand intérêt à être le moteur de la lutte contre l’évasion fiscale. Pourtant, constat troublant : seuls les États-Unis semblent en situation d’empêcher l’optimisation fiscale, tandis que l’Europe n’a pas été capable de stopper le phénomène offshore en son sein. L’Union européenne a façonné le continent selon la logique de la mondialisation elle-même, laissant la Roumanie, par exemple, se développer à la manière d’une zone franche, la République maltaise comme un port franc, l’Irlande et les Pays-Bas comme des paradis réglementaires et le Luxembourg comme un supermarché de législations permissives (Cf. A. Deneault, Le Monde diplomatique, juin 2021).

Les gagnants de l’opération seraient de toute façon les pays du G7 puisque la majorité des sièges sociaux y sont domiciliés qui récupéreraient donc la différence entre taux minimum et taux officiel souvent inférieur dans les pays les moins avancés qui cherchent à attirer les IDE pour financer leur infrastructure insuffisante. Il y a là le risque d’un accord entre grandes puissances aux dépens des pays émergents (Libération, le 4 juin), ce que les spécialistes appellent « l’effet Mathieu » (cf l’article de Céline Azémar, Le Monde, le 13-14 juin qui propose, pour remédier à cet « effet » qui fait que, quelles que soient les réformes, les riches deviennent plus riches, de réserver le taux d’impôt minimal actuellement envisagé par les pays du G7 (15 %) aux firmes s’implantant dans les pays disposant de peu de ressources, mais de placer la barre plus haut pour les firmes qui se localisent sur de grands marchés, avec un impôt sur les profits situé autour de 20 %. Une telle discrimination positive transitoire, serait possible en s’appuyant sur les traités fiscaux bilatéraux existants. Elle permettrait de s’assurer que réforme globale rime avec intérêt global.

Mais le projet de nouvelle réglementation n’est pas lui-même exempt de contradiction puisque Biden n’a fait que suspendre les mesures d’augmentation des droits de douane prises par Trump contre les pays (UE) qui ont le projet de taxer les Gafam en oubliant l’importance des autres5. Par ailleurs, l’Amérique a exempté de fait Amazon de tout impôt fédéral en 2020 (grâce à des « ficelles » fiscales) malgré les quelque 23 milliards de dollars de bénéfices en 2020 et cette entreprise continuerait d’échapper à une partie du volet d’imposition qui vise les entreprises réalisant plus de 10 % de marge puisque du fait de sa politique agressive de conquête de marchés elle ne déclare que 6 %. Gabriel Zucman de l’Observatoire international de la fiscalité fait en outre remarquer que le chiffre de 15 % pour les FMN est dérisoire quand on pense que les classes moyennes et populaires – pour la plupart salariées – sont imposées à hauteur de 30 à 40 %. Le taux d’imposition mondial en moyenne est d’ailleurs passé de 49 % à 24 % entre 1985 et 2020.

[C’est encore un signe de l’évanescence de la valeur. La richesse est créée massivement hors travail vivant, ce qui fait que ceux qui la créent sans embaucher sont moins imposés que ceux qui embauchent mais ne la produisent qu’à la marge, NDA].

– En pleine mise en en place d’un taux d’imposition minimum sur les bénéfices des entreprises une fuite de documents fiscaux a fait l’effet d’un pavé dans la mare à propos de la non-imposition des grosses fortunes américaines alors que plusieurs d’entre elles se sont récemment déclarées favorables aux projets de Joe Biden visant à taxer davantage les plus riches. En effet, Pro Publica, une organisation basée à New York, a mis la main sur des milliers de déclarations d’impôts à l’administration fiscale, sur plus de quinze ans. Il y apparaît que Jeff Bezos, le patron d’Amazon n’a ainsi payé aucun impôt fédéral entre 2007 et 2011 et a même obtenu un crédit d’impôt de 4.000 dollars pour ses enfants, en 2011, une année où il a déclaré des pertes en investissements supérieures à ses revenus annuels. Elon Musk, le patron de Tesla, a aussi échappé à tout impôt fédéral en 2008. D’autres milliardaires sont concernés, comme l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, l’investisseur Carl Icahn ou le philanthrope George Soros. « Ces documents démolissent le mythe fiscal américain, selon lequel tout le monde paye sa part juste et que les plus riches payent la plus grande partie », affirment les auteurs du rapport. Ceux-ci ont aussi mis au point ce qu’ils appellent un « taux d’imposition véritable », c’est-à-dire le taux d’imposition payé par chacune de ces personnalités comparé à l’évolution de leur richesse. Ainsi, alors que Warren Buffett voyait sa fortune exploser entre 2014 et 2018, grâce à l’évolution des cours de Bourse, ce taux n’était pour lui que de 0,10 % (Libération le 9 juin et Les Échos, le 10 juin).

Ces milliardaires, qui peuvent s’enorgueillir d’avoir bâti des entreprises florissantes, sont passés maîtres dans l’art de l’évitement fiscal en toute légalité. L’essentiel de leur fortune étant constitué par les actions de leurs entreprises, qui ne sont pas considérées comme un revenu imposable, ils échappent en grande partie à l’impôt tant que ces actifs ne sont pas vendus et qu’une plus-value n’est pas encaissée. Pour le moment la seule riposte du parti républicain à ces révélations est de dire que la publication de ce document est illégale (Le Monde, le 11 juin), mais elle n’en risque pas moins de mettre mal à l’aise bien des membres du parti démocrate.

Reprise ?

– D’après certains économistes (cf. Peyrelevade, Les Échos, le 9 juin), la pandémie aurait grosso modo fait perdre 100 milliards de fonds propres aux entreprises, mais l’épargne des ménages aurait crû de 200 milliards, or le gouvernement n’aurait rien prévu concrètement pour rediriger celle-ci, sachant qu’une part non négligeable n’est pas de précaution ou ne sera pas détruite dans la consommation. Il n’a proposé que la méthode des prêts participatifs qui ne sont pas assimilables à des fonds propres mais à une nouvelle dette… au profit des banques plus que des entreprises. Et de l’avis même du patron du Medef (entretien du même jour, même journal), ce mécanisme démarre lentement.

– Le caractère massif des prêts garantis par l’État − près de 680 000 entreprises en ont bénéficié, soit une entreprise sur trois, dix fois plus que pendant la crise de 2008-2009 −, le montant des sommes engagées et le contexte de crise peuvent donner des sueurs froides aux banques qui assument 10 % du risque, comme à Bercy qui en assume 90 %. « Ces prêts ont pris une telle ampleur qu’on a pu craindre que pour une grande partie des entreprises, la charge de la dette devienne rapidement insoutenable », admet la note de l’Institut des politiques publiques. De fait, l’octroi des PGE a conduit à une augmentation significative du taux d’endettement des entreprises, mais, grâce aux autres dispositifs de soutien et notamment le financement du chômage partiel, ces dernières continuent pour la plupart de disposer d’une trésorerie suffisante pour fonctionner et rembourser leurs échéances. Selon les données issues du baromètre réalisé par Rexecode et Bpifrance − qui porte sur les PME-TPE −, à la mi-mai, seul 1 % des dirigeants jugeait « insurmontables » ces difficultés de trésorerie. Deux tiers des entreprises n’auraient utilisé qu’une faible partie de leur PGE, conservant l’essentiel du prêt à titre de précaution. Et seuls 5 % redoutaient à cette date de ne pas être en mesure de le rembourser. Les données issues de la Banque de France sur la situation financière des entreprises publiées le 2 juin confirment cette tendance ; la trésorerie a augmenté de 11 milliards d’euros, tandis que la dette brute progressait de 5 milliards d’euros. De plus, la dette nette des entreprises n’a presque pas augmenté entre début 2020 et début 2021 : la hausse n’est « que » de 9 milliards d’euros, un montant très faible compte tenu de l’encours de près de 1 000 milliards Le Monde, le 11 juin).

– Pour Ph. Aghion (ibid.), le mécanisme du crédit-impôt-recherche est beaucoup trop ciblé sur les grandes entreprises. Près de 40 % du CIR est alloué aux entreprises du CAC 40. Et pour la plupart, ces grandes entreprises auraient de toute façon engagé ces dépenses de R & D. Il n’y aurait donc eu qu’un effet d’aubaine. Aghion recommande, sans changer l’enveloppe totale du CIR, de s’inspirer du système anglais ou le taux de subvention dépend pour chaque entreprise du ratio entre son investissement en R & D et sa valeur ajoutée. Ce système privilégie davantage les PME les plus innovantes. Les règles de Maastricht devraient elles aussi changer. On devrait regarder la composition de la dépense publique, plutôt que la quantité de dépense publique. On ne peut pas traiter les dépenses visant à augmenter la croissance potentielle (infrastructure, formation et éducation, aide à la recherche) et donc à réduire la dette publique a long terme, comme on traite les autres dépenses. Enfin, il se prononce pour la mise en place d’un revenu universel d’insertion jeune sur le modèle danois comprenant un volet étudiant et un volet apprentissage.

– Après la crise financière de 2008 la Chine avait joué le rôle de locomotive de la reprise mondiale grâce un plan de relance considérable (proche de 600 milliards de dollars). Mais, au sortir de la pandémie, Pékin a cette fois opté pour un plan de soutien limité et ciblé sur son outil de production. « La croissance de la Chine ne stimule pas l’économie mondiale », confirme une étude de l’Institut Montaigne. Le pays se comporte, au contraire, « en passager clandestin, réalisant son rebond économique sur la base d’un soutien de la demande mondiale par les autres banques centrales ». Dit autrement, « l’usine du monde » surfe sur la vague des plans de relance massifs mis en place en Europe et aux États-Unis. Les exportations continuant à tirer une croissance déséquilibrée, les excédents commerciaux recommencent à croître et posent problème : « Dans les relations bilatérales avec la Chine et dans les enceintes comme le G7 et le G20, les partenaires gagneraient à interroger la Chine sur sa volonté de soutenir l’économie mondiale comme il sied à son statut de leader mondial », conclut l’Institut Montaigne. Néanmoins, 42 % des entreprises européennes présentes en Chine déclarent avoir finalement enregistré une hausse de leur chiffre d’affaires l’an dernier et y ont réalisé des marges supérieures, selon un sondage mené par la Chambre de commerce de l’Union européenne en Chine (Les Échos, le 10 juin). Les marques de luxe y ont pris une grande part car les Chinois ont moins voyagé que d’habitude et ils ont recentré leur consommation sur les produits étrangers disponibles sur place.

Loin des appels à la relocalisation, les entreprises européennes prévoient d’investir encore davantage en Chine, la plupart du temps cependant avec l’idée de produire là-bas pour le marché local. « L’ambition est non seulement de rester mais d’étendre leur présence en Chine », observe la Chambre. À peine 9 % des entreprises européennes envisagent de déplacer tout investissement actuel ou prévu hors de Chine, le plus bas niveau enregistré (ibid.).

Ce n’est pas la position américaine ; en effet, dans la lignée de Trump, Biden a déclaré : « Nous sommes engagés dans une compétition pour gagner le XXIe siècle. Alors que d’autres pays continuent d’investir dans leur propre recherche et développement, nous ne pouvons pas risquer de prendre du retard. L’Amérique doit maintenir sa position de nation la plus innovante et la plus productive au monde. » Face à cette position quasi trumpienne, certains pensent que l’Europe n’a pas à payer le prix de cette nouvelle version de la guerre froide entre Washington et Pékin. Sa dépendance commerciale et énergétique, à l’égard de la Chine comme de Moscou, est trop importante pour céder aveuglément aux intérêts américains6. Elle peut d’autant moins se le permettre que Pékin est devenu son premier partenaire commercial l’an dernier, devant Washington et que ce partenariat est indispensable dans la lutte contre le changement climatique. Par l’importance de son marché – 450 millions d’habitants –, l’Union européenne a le pouvoir d’imposer un rapport de force plus équilibré à la Chine. La mission est suffisamment difficile pour refuser ce nouveau mur que Washington veut bâtir entre l’Europe et Pékin (Les Échos, le 15 juin).

– Toutes les organisations syndicales des 3 usines qui vont constituer Renault-ElectriCity ont accepté le plan patronal de croissance qui prévoit une production de 500 000 véhicules à l’horizon 2025 contre 135 000 aujourd’hui et l’embauche de 700 salariés en plus des 4800 actuels. Mais le modèle poursuivi est celui de la Yaris de Onnaing (près Douai) et la méthode Toyota (cercles de qualité, mais aussi des séances de travail obligatoire le samedi). Ce plan mettrait un frein au mouvement continu de délocalisation, ce que les syndicats, y compris la CGT, semblent avoir privilégié. La confirmation de l’implantation du chinois Envision à Douai est aussi l’occasion pour Renault de clarifier sa stratégie en matière de batteries. Le constructeur français a annoncé sa prise de participation d’environ 20 % dans le capital de Verkor, une start-up grenobloise de production de batteries à haute capacité. Un peu à la manière de Volkswagen avec le suédois Northvolt, Renault veut accompagner le développement de Verkor, afin d’en faire un fournisseur majeur. Cette start-up, qui pour le moment n’a aucun site de production, a l’intention d’édifier un centre d’innovation en Auvergne-Rhône-Alpes en 2023, puis une gigafactory opérationnelle en 2026 d’une capacité de 16 GWh, dont 10 réservés à Renault (Le Monde, le 29 juin).

– Les opérations de fusions/acquisitions et les OPA risquent de bondir à l’occasion de cette reprise, d’abord parce que le monde regorge de liquidités et ensuite parce que les taux d’intérêt sont au plus bas. S’endetter ne coûte rien. Mais tous les agents économiques ne seront pas égaux. Le tri va se faire entre d’une part des fonds de private equity7 très mobiles, des géants du numérique gonflés de cash, des capitaines d’industrie qui savent s’adapter pour tirer parti des circonstances et d’autre part ceux qui n’auront pas la confiance suffisante ou le soutien de leur conseil d’administration ou de leurs actionnaires pour se mettre en mouvement. Et comme souvent, cette période de turbulences pourrait avant tout profiter aux groupes familiaux ou aux entreprises cotées mais pouvant s’appuyer sur un noyau actionnarial stable. Des entreprises qui peuvent se permettre de prendre plus de risques, en faisant plus de paris à long terme. De Bouygues à LVMH en passant par Lactalis, Iliad ou Vivendi notamment (Les Échos, le 11 juin).

Modèles ?

– Depuis des mois, les partenaires sociaux danois et suédois font campagne contre ce qu’ils considèrent comme une menace à l’égard du modèle économique et social scandinave. Dans les deux pays, il n’y a pas de revenu minimum inscrit dans la loi comme dans la plupart des autres pays de l’UE. Le niveau des salaires est régulé dans le cadre des accords collectifs, négociés par les partenaires sociaux, sans intervention politique. En Suède et au Danemark, respectivement 90 % et 80 % des emplois sont couverts par ces accords. Un salaire minimum, imposé par la loi, aurait de graves conséquences, selon Therese Guovelin : « Cela affaiblira forcément notre modèle de négociation paritaire. On risque de voir une intervention croissante de l’État qui, selon la directive, doit surveiller son application et faire des rapports à Bruxelles. Le syndicat danois Fagbevægelsens Hovedorganisation (FH) rappelle que le Danemark est « un des pays où on vit le mieux, même avec les salaires les plus bas ». L’intervention de l’État dans la fixation des revenus pourrait conduire « à un affaiblissement de la syndicalisation [à plus de 70 % dans les deux pays] et à accroître le risque de baisse des salaires et d’émergence de travailleurs pauvres » (Le Monde, le 8 juin).

C’est pourtant autour du schéma dominant à l’intérieur de l’UE (gestion réglementaire par le haut) qu’est tentée une harmonisation sociale.

– La crise sanitaire a ravivé les comparaisons entre « modèle » français et « modèle allemand ». Au premier trimestre, le produit intérieur brut (PIB) outre-Rhin a reculé de 1,8 % en raison des restrictions sanitaires prolongées (France : – 0,1 %). En 2021, il devrait enregistrer une croissance plus faible, de 3,3 % contre 5,8 % pour la France, selon l’OCDE. Mais il ne faut pas oublier qu’en 2020, la récession a été plus violente en France (– 8,2 %, contre – 5,3 % outre-Rhin). Et que la France fait beaucoup moins bien que l’Allemagne en matière de chômage (7,3 % contre 4,4 % en avril) et de taux d’emplois (65,3 % contre 76,1), alors pourtant que les coûts de production dans l’industrie sont devenus de 15 % inférieurs. Même écart défavorable pour ce qui est du déficit (9,2 % du PIB contre 4,2 %) et de la dette publique (115,7 % contre 69,8 %). En outre, si le PIB par habitant était similaire en 2000 pour les deux pays, autour de 28 900 euros, en 2020 il était de 34 110 euros en Allemagne contre 30 690 en France. Le modèle allemand n’est peut-être pas parfait puisqu’il fabrique aussi de la précarité et des travailleurs pauvres depuis les lois Härtz, mais il a généré plus de revenus par tête si on raisonne dans les termes actuels, c’est-à-dire sans tenir compte de l’économie plus carbonée de l’Allemagne et des nouvelles contraintes que son industrie traditionnelle et particulièrement l’automobile va devoir affronter pour s’aligner sur les directives européennes en matière de climat et de lutte contre la pollution (Le Monde, le 30 juin).

– Le programme américain d’investissement massif est fondé sur une doctrine économique dans laquelle l’innovation et l’investissement sont antérieurs à la réglementation. C’est justement cette approche qui a permis aux États-Unis de s’imposer comme l’épicentre de la révolution numérique, et aujourd’hui comme juge de paix de sa régulation. Le parallèle s’impose : après vingt ans de champ libre, voire de protectionnisme en faveur des GAFA, l’administration Biden semble en effet bien décidée à imposer un nouveau cadre réglementaire à ses champions. Maintenant que les géants américains du numérique ont gagné la bataille technologique et commerciale, il devient tout simplement réaliste pour les États-Unis d’introduire de nouvelles normes de protection de la concurrence. Pour Lina Khan, la nouvelle présidente du gendarme américain de la concurrence la pratique de « prix prédateurs8 », voire la gratuité des services en échange des données des utilisateurs, nourrit une croissance exponentielle qui elle-même permet à ces entreprises de prendre position dans toujours plus d’activités. Cette intégration verticale finit par tuer la concurrence et l’innovation au détriment d’un consommateur qui, enfermé dans des écosystèmes, n’a plus vraiment de choix. Ce changement de cap est porté par un alignement des planètes inespéré. Les pouvoirs exécutif, réglementaire et législatif semblent prêts à travailler dans le même sens. Au Congrès, le sujet a les faveurs de la majorité démocrate et d’une partie de l’opposition républicaine, qui n’a toujours pas digéré l’exclusion de Donald Trump des réseaux sociaux et qui tient rigueur à la Silicon Valley d’avoir été un généreux bailleur de fonds du Parti démocrate. Le contexte politique est désormais en rupture totale avec ce qu’il était sous la présidence de Barack Obama. A l’époque, les GAFA avaient leurs entrées à la Maison-Blanche, tandis que les conseillers du président n’hésitaient pas à donner un nouvel élan à leur carrière en se faisant embaucher par les géants du Net. Selon le Center for Responsive Politics, 80 % des 334 lobbyistes de la high-tech enregistrés en 2020 à Washington ont travaillé soit au Capitole, soit à la Maison-Blanche. De quoi expliquer le réveil tardif pour réguler les GAFA. Néanmoins la partie n’est pas gagnée d’avance pour l’administration américaine puisque Facebook vient d’obtenir gain de cause contre deux agences gouvernementales pour insuffisance de preuve de monopole effectif après les rachats d’Instagram et WhatsApp. Il faut dire que la notion de « marché pertinent » est difficile à cerner quand il s’agit des réseaux. Un certain consensus transpartis se fait sur la nécessité de reformuler et adapter la loi antitrust en fonction des caractéristiques propres aux entreprises technologiques (Le Monde, le 30 juin).

Pour le moment l’Europe a un raisonnement différent et pour tout dire, inverse pour qui la norme guiderait efficacement l’innovation. C’est l’attitude choisie vis-à-vis de la révolution numérique. Celle d’une Europe pionnière dans la régulation du numérique avec la directive e-commerce de 2000, mais qui n’a depuis lors jamais eu de GAFA ou de BATX à réguler. La France et l’Europe sont peut-être sur le point de commettre pour la transition écologique la même erreur que pour la révolution numérique (ibid.)..

Agriculture biologique et capitalisme

La nouvelle PAC est éclairante sur les évolutions en cours. Les conversions au biologique continueront à être encouragées… mais les mesures d’accompagnement qui suivaient la conversion pour la stabiliser financièrement sont supprimées. En fait, le ministre aligne sur un même régime les productions biologiques et celles dites à haute valeur environnementale (HVE) dont le cahier des charges est beaucoup moins contraignant, sous la même catégorie administrative « d’éco-régime ». Le bio est mis sous pression de deux côtés : par l’État qui veut avant tout rester dans le cadre d’une agriculture rentable par elle-même ; et par les grandes surfaces qui veulent une agriculture bio productiviste pour alimenter leurs rayons à des prix plus bas. Il n’est plus alors question de « circuits courts » et de proximité, mais de concentration des fermes, du matériel, des hommes et des moyens de transport. Le Monde, le 4 juin, donne l’exemple de cette ferme-usine biologique du Loir-et-Cher productrice de pommes de terre, oignons, ail et échalotes aux 300 salariés sans compter ses saisonniers bulgares. Elle sous-traite aussi des commandes aux petits agriculteurs biologiques des alentours sur la base de contrats fixes de 3 ans garantissant volume et prix (66 ont déjà signé).

Science à vau-l’eau

Alors que l’hypothèse d’un accident de laboratoire comme origine de la pandémie de Covid-19 avait largement déserté l’espace public ces derniers mois, la voici qui revient en force, lestée d’une légitimité qu’elle n’a, jusqu’à présent, jamais eue. Présentée comme une quasi-certitude et un consensus scientifique depuis plus d’un an, l’hypothèse du « débordement zoonotique naturel » est aujourd’hui ramenée à une simple hypothèse qui, bien que dominante, demande à être étayée. L’élément déclencheur du revirement ne tient qu’à un texte de deux feuillets, cosigné par dix-huit chercheurs et publié le 13 mai dans la revue Science. Les auteurs y disent essentiellement ceci : « Nous devons prendre au sérieux toutes les hypothèses relatives, à la fois au débordement zoonotique naturel et à la fuite de laboratoire, jusqu’à ce que nous ayons suffisamment de données. » L’affaire illustre l’extraordinaire pouvoir des grandes revues savantes, Nature, Science, The Lancet et quelques autres. Celui de cadrer les débats scientifiques qui vont ensuite irriguer la société, celui d’animer la disputatio sur certaines questions, mais aussi de fermer la porte à la discussion sur d’autres. L’ancien rédacteur en chef adjoint de The Independent note que les grandes revues savantes ont promu un narratif faisant toujours la part belle aux tenants du débordement zoonotique. Et ce, sans preuve solide qu’un tel événement se fut en effet produit. L’asymétrie est parfois flagrante. Le 19 février 2020, The Lancet publiait une brève lettre de vingt-sept scientifiques affirmant que l’origine naturelle du nouveau coronavirus était avérée et que toute évocation d’un possible accident de laboratoire ne pouvait être que le fruit d’une théorie du complot. Les grands éditeurs scientifiques n’ont bien évidemment pas conspiré pour étouffer le débat. Ils ont simplement été sujets à un biais, fréquent dans le monde savant, que les historiennes des sciences Keynyn Brysse (université de l’Alberta, Canada) et Naomi Oreskes (université Harvard, États-Unis) et leurs collègues ont bien décrit s’agissant de la question climatique, dans une étude de 2013 : « Les valeurs fondamentales et essentielles de la rationalité scientifique contribuent à un parti pris involontaire [des scientifiques] contre les résultats dramatiques » – au sens de tout ce qui peut bouleverser des équilibres sociaux, politiques ou économiques. En l’occurrence, un accident de laboratoire est évidemment plus « dramatique » qu’un événement zoonotique naturel. Et d’autant plus dramatique pour les savants que ce serait alors la communauté scientifique elle-même qui serait interrogée dans ses pratiques et sa responsabilité sociale. Mais le problème ne s’arrête pas à de tels partis pris involontaires. La divulgation de documents grâce aux lois américaines de transparence a montré que la brève tribune publiée par The Lancet en février 2020 avait été rédigée non par le chercheur désigné comme premier auteur du texte, mais par un cosignataire, Peter Daszak, président de l’ONG Eco Health Alliance, financeur de travaux menés sur des coronavirus de chauve-souris à l’Institut de virologie de Wuhan (WIV). En ne posant pas ces questions sur les travaux sur le Covid-19 qui sortent des laboratoires chinois, les éditeurs scientifiques participent en outre à la normalisation du régime chinois (cf. S. Foucart, Le Monde, le 20-21 juin).

Temps critiques, le 6 juillet 2021

  1.  – Une partie de cette épargne (épargne de précaution) est sensible à la reprise économique et particulièrement au niveau de l’emploi. []
  2.  – https://www.washingtonpost.com/business/2021/06/21/retail-workers-quitting []
  3.  – L’approche de M. Biden confirme la nature hautement politique et diplomatique du dossier fiscal international, à rebours des tentatives de le ramener à sa seule dimension comptable comme l’entendait le responsable de l’OCDE sur cette question : « Harmoniser l’impôt sur les sociétés au niveau mondial (…) irait à l’encontre du principe de souveraineté des États » (cf. A. Deneault, Le Monde diplomatique, juin 2021). []
  4.  – Néanmoins, selon l’édition du 7 juin du quotidien britannique The Guardian, l’un des leaders mondiaux de la vente en ligne, Amazon, pourrait échapper aux mailles du filet. En effet, Amazon « gère son activité de vente au détail en ligne avec des marges bénéficiaires très faibles, en partie parce qu’elle réinvestit massivement et en partie pour gagner des parts de marché ». Interrogé, Richard Murphy, professeur à l’école de gestion de l’Université de Sheffield, a déclaré que le seuil de 10 % de bénéfices était « inapproprié » en raison de modèles commerciaux différents pour différentes entreprises (Les Échos, le 8 juin). []
  5.  – Ainsi, que va-t-il arriver aux entreprises du Big Pharma tant vouées aux gémonies hier avant le Covid et aujourd’hui louées pour leur réactivité et efficacité sur les vaccins ? []
  6.  – Un exemple récent de l’intrication qui rend difficile une nouvelle guerre froide que les médias laissent parfois entrevoir : dans un article du site Politico, on apprend que le moteur de recherche français Qwant, surnommé le « Google européen » et soutenu à bout de bras par la France, l’Allemagne et la Commission européenne, venait de décrocher un financement de 8 millions d’euros de la part de Huawei, la bête noire de Washington. Le champion chinois des équipements télécoms, qui dépense des fortunes en lobbying pour restaurer son image en Europe, vole au secours d’un espoir déçu de plus. Bien sûr, ces 8 millions ne représentent même pas deux heures de bénéfice net de Google, mais Qwant, fondé en 2013 sur les promesses du respect de la vie privée et d’une certaine indépendance par rapport aux mastodontes californiens, est en fait dans la main d’un autre titan, Microsoft. Ce dernier assure en effet près de 60 % des résultats de recherche de Qwant avec son propre moteur, Bing. De plus, c’est également Microsoft qui assure la régie publicitaire ainsi qu’une bonne part de l’infrastructure informatique du français. []
  7.  – L’investisseur peut être une personne physique ou une société d’investissement. L’avantage du private equity pour les sociétés d’investissement est qu’il permet d’acheter une entreprise puis de la revendre à plus ou moins long terme tout en ayant remboursé une partie de l’emprunt contracté pour financer l’acquisition grâce aux bénéfices réalisés par la société. Le private equity s’oppose au public equity, qui désigne l’investissement dans des sociétés cotées en Bourse. []
  8.  – Cette politique vise à mettre fin à la ligne développée par le juge fédéral conservateur Robert Bork. Universitaire influent au sein de l’école de Chicago et proche de Ronald Reagan, Bork contribua à faire évoluer la notion de position dominante en mettant au centre de la réflexion le « bien-être du consommateur ». Tant que celui-ci est gagnant en profitant de prix bas, la taille des entreprises importe peu. Cette conception minimale de la concurrence va aboutir à une concentration sans précédent dans l’aérien, les médias ou la santé, avec des effets pervers. Mais c’est avec l’émergence des géants de l’Internet que cette logique démontre de façon évidente ses limites… même dans une perspective néo-libérale, d’où le changement de position de certains représentants républicains aux États-Unis ou conservateurs en GB. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XXI

Au cas ou vous les auriez manqués le récapitulatif des relevés de notes.

Le pouvoir et la maîtrise de la statistique

– Selon le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, dans un entretien au Parisien (Le Monde, le 20 juillet), l’épidémie de Covid-19 ne cessait de croître avec un taux d’incidence repassé au-dessus du seuil fatidique [en quoi on ne saura pas] des cinquante cas positifs pour 100 000 habitants — « en augmentation de 80 % sur une semaine, du jamais vu depuis le début de la crise ». Il est certain qu’annoncer cela a des personnes peu au fait des statistiques fait de l’effet puisque plus la courbe des personnes contaminées chute (c’est bien la moindre des choses vues les mesures prises(( – Le taux national était redescendu de 365/100 000 la semaine du 25 mars-2 avril 2021 à 20 fin juin pour remonter à 206 la semaine du 20-26 juillet… soit 0,2 % (Le Monde, le 31 juillet-1er août).)) ), plus le taux d’incidence sera haut, s’il y a une reprise de l’épidémie. D’autant plus que l’on ne nous spécifie même plus le type de contamination dont il s’agit à part le fait qu’elle toucherait surtout les jeunes peu vaccinés puisqu’on les a d’emblée écartées de la vaccination, mais finalement peu hospitalisés et en contact avec des « vieux » vaccinés en plus grand nombre. Le même Gabriel Attal oppose dans son entretien au Parisien une « frange capricieuse et défaitiste, très minoritaire, qui se satisferait bien de rester dans le chaos et l’inactivité » à une France « laborieuse et volontariste, qui veut mettre le virus derrière elle et travailler » (ibid.). Quand on pense que les patrons ont du mal à faire revenir leurs troupes du télétravail cette soudaine morale du travail fait sourire.

– De toutes les divisions mises en évidence par le sondage de l’European Council on Foreign Relations, la plus flagrante — à la fois entre les pays européens et à l’intérieur des sociétés — est d’ordre générationnel. Ce sont en effet les jeunes Européens qui se sentent avant tout victimes de ce virus censé menacer les personnes âgées. Près des deux tiers des personnes interrogées de plus de 60 ans disent ne pas avoir été personnellement affectées par la crise du coronavirus, alors que la majorité des moins de 30 ans se sent gravement affectée. Et, alors que, dans la plupart des cas, les jeunes gens ne voient pas le virus comme une menace pour leur vie, ils vivent collectivement la pandémie comme une menace existentielle pour leur mode de vie. Dans de nombreuses sociétés, beaucoup de jeunes ont le sentiment que leur avenir a été sacrifié pour protéger leurs parents et leurs grands-parents (Le Monde, le 2 septembre 2021). Dans le même ordre d’idées, L’Independent Evaluation Office (IEO), le département du FMI chargé d’évaluer ses propres activités, a voulu comprendre, dans un rapport diffusé le 9 septembre et passé inaperçu, pourquoi ses prévisions de croissance étaient si optimistes pour les pays en crise. Les erreurs d’appréciation ne sont pas que techniques. « Le personnel du Fonds peut être incité à valider des projections de croissance irréalistes, qui permettent de combler des écarts budgétaires et entraîner un avis favorable sur la viabilité de la dette, tout en espérant convaincre les autorités d’avancer sur des réformes difficiles », est-il écrit. Les auteurs du rapport citent la Lettonie, qui a reçu en 2008 — lorsque Dominique Strauss-Kahn dirigeait le fonds — une aide contre la mise en place d’un plan d’austérité sévère. « Les services du FMI prévoyaient une contraction du PIB comprise entre 6 % et 8 % en 2009, à cause de statistiques indiquant une récession sévère, mais ils ont donné leur accord à un programme prévoyant un recul de 5 %, car les autorités considéraient leurs estimations trop pessimistes », relèvent-ils. Cette année-là, la contraction a atteint… 14 %. Autre pays, autre crise : la Jamaïque. Les économistes du FMI chargés de négocier un plan d’aide reconnaissent que « les prévisions de croissance à moyen terme étaient probablement trop optimistes ». Ils notent cependant qu’« il aurait été compliqué d’obtenir un soutien national pour un programme dont les projections de croissance à moyen terme étaient encore plus faibles » (Le Monde, le 10-11 octobre).

– Un repli stratégique. Sanofi estime que son vaccin à ARN messager arriverait trop tard sur le marché, alors que ses rivaux dans le domaine sont déjà bien installés. En effet, l’américain Pfizer, avec son partenaire allemand BioNTech, et la biotech Moderna devraient livrer, à eux trois, plus de 4 milliards de doses pour la seule année 2021, et bien davantage en 2022. (Le Monde, le 30 septembre). Devant une telle production de doses, on comprend mieux pourquoi on nous promet déjà la troisième dose « quoiqu’il en coûte ».

– Abdennour Bidar philosophe, spécialiste des religions et de la laïcité s’interroge sur le rapport entre proportionnalité des mesures sanitaires et l’atteinte éventuelle aux libertés qui interviendrait dès qu’il y a disproportion. Il estime que l’État informe en communiquant en permanence sur les chiffres, comme celui du taux d’incidence. Mais suffit-il de dire que celui-ci atteint tel ou tel niveau « alarmant » ? Ou bien, là encore, la notion de proportion devrait-elle intervenir ? Il s’agirait, par exemple, de préciser quelle proportion de la population est touchée lorsqu’on a, comme actuellement, un taux d’incidence moyen de 189 au niveau national, et supérieur à 500 dans certains départements, selon les chiffres publiés le 24 juillet par Santé publique France. Ce taux étant établi pour 100 000 personnes, cela signifie que la proportion de personnes contaminées est comprise entre 0,189 % et 0,5 % de la population. Pourquoi ce pourcentage n’est-il jamais mobilisé ?

– Plusieurs anciens dirigeants de la Banque mondiale, dont l’actuelle patronne du Fonds monétaire international (FMI) Kristalina Georgieva, ont fait pression sur leurs équipes pour manipuler les données d’un classement annuel des économies mondiales et céder ainsi à la pression de la Chine, selon un audit commandé par l’institution installée à Washington et publié jeudi 15 septembre. En écho à l’audit qui évoque une « ambiance de terreur et d’intimidation » au sein de l’équipe chargée du rapport « Doing Business », Paul Romer pointe du doigt une « culture faite de menaces et de malhonnêteté où les managers jouissent d’une impunité totale ». Au même moment, c’est-à-dire entre mi-2017 et juin 2018, l’institution se trouvait dans une situation délicate. Elle devait mener des « négociations sensibles sur l’augmentation de son capital », peut-on lire dans le rapport d’audit, alors qu’un « acteur-clé », que l’on devine être les États-Unis de Trump, voulait se désengager de l’institution, obligeant les autres membres à augmenter leurs contributions. La Chine est le troisième actionnaire de la Banque mondiale après les États-Unis et le Japon et elle a donc fait jouer son lobbying pour améliorer ses performances en incluant, par exemple, les résultats de Hong-Kong (ibid.).

– En France, le gouvernement vient de présenter son « bilan redistributif » selon lequel le pouvoir d’achat n’aurait fait qu’augmenter depuis 2017. Pour le journal Libération, le 11 octobre, il s’agit bien plutôt d’un tour de passe-passe gouvernemental, ce dernier basant son argumentation sur des chiffres en pourcentages (valeurs relatives) et non en valeurs absolues. Selon les propres calculs de Libération, seulement 6,5 % des gains liés aux mesures budgétaires auraient profité aux plus démunis contre 22 % pour les plus aisés. Une partie de la différence de résultats tient dans le fait que le gouvernement insiste beaucoup sur les baisses d’impôts (comme, par exemple, une taxe d’habitation que les pauvres ne payaient pas la plupart du temps) et peu sur l’augmentation du coût de la vie sur les produits de première nécessité et l’énergie. Il faut noter aussi qu’une partie de la « redistribution » Macron n’a pas été le fruit d’une ligne politique plus sociale, mais a constitué une réponse partielle au mouvement des Gilets jaunes (annulation de l’augmentation de la CSG pour bas salaires et retraités ; défiscalisation des HS, augmentation de la prime d’activité).

Conclusion de l’enquête de Libération : le gouvernement a plus distribué que redistribué.

– Allemagne : le passage de 30 à 40 membres, sur le modèle du CAC français, transforme le visage de l’indice boursier de référence. Ces dernières années, les critiques intérieures s’étaient multipliées sur le fait que le DAX ne représentait que la « vieille économie » de l’ouest et du sud du pays — l’automobile, la chimie, l’énergie et la banque —, ignorant les succès des jeunes pousses numériques que la conception allemande, traditionnellement industrialiste, a du mal à considérer comme une source d’enrichissement. Dès lundi 20 septembre, trois anciennes start-ups issues de l’écosystème berlinois seront représentées. Outre les start-ups berlinoises, trois nouveaux entrants sont des entreprises spécialisées sur les secteurs en croissance des biotechnologies (Qiagen) et technologies médicales, comme Sartorius et Siemens Healthineers, indépendant de Siemens depuis 2018. L’équipementier sportif Puma et le fabricant d’arômes Symrise comptent aussi parmi les nouveaux membres. (ibidem)

– Après « Lux Leaks » en 2014, les « Panama Papers » en 2016, les « Paradise Papers » en 2017, les révélations des « Pandora Papers », issues d’une nouvelle fuite de 12 millions de documents provenant de la finance offshore, montrent à quel point les plus fortunés continuent d’échapper à l’impôt. Contrairement à ce qui est parfois avancé, aucun indicateur fiable ne permet de dire que la situation se soit améliorée au cours des dix dernières années. Avant l’été, le site Pro-Publica avait révélé que les milliardaires américains ne payaient quasiment aucun impôt par comparaison à leur enrichissement et à ce que paie le reste de la population. D’après Challenges, les 500 premières fortunes françaises ont bondi de 210 milliards d’euros, à plus de 730 milliards, entre 2010 et 2020, et tout laisse à penser que les impôts acquittés par ces grandes fortunes (information somme toute assez simple, mais que les pouvoirs publics se refusent toujours à publier) ont été extrêmement faibles. Le problème de fond est que l’on continue, en ce début du XXIe siècle, à enregistrer et à imposer les patrimoines sur la seule base des propriétés immobilières, en utilisant les méthodes et les cadastres mis en place au début du XIXe siècle.

En mettant en place un cadastre centralisé pour tous les biens immobiliers, aussi bien pour les logements que pour les biens professionnels (terres agricoles, boutiques, fabriques, etc.), la Révolution française a ainsi institué dans le même geste un système d’imposition reposant sur les transactions (les droits de mutation toujours en vigueur aujourd’hui) et surtout sur la détention (avec la taxe foncière). Or, ce système d’enregistrement et d’imposition des patrimoines n’a quasiment pas bougé depuis deux siècles, alors même que les actifs financiers ont pris une importance prépondérante. Les pouvoirs en place partent du principe qu’il serait impossible d’enregistrer les patrimoines financiers. Il ne s’agit pas ici d’une impossibilité technique, mais d’un choix politique : on a choisi de privatiser l’enregistrement des titres financiers (auprès de dépositaires centraux de droit privé, comme Clearstream ou Eurostream) puis de mettre en place la libre circulation des capitaux garantie par les États, sans aucune coordination fiscale préalable. Les « Pandora Papers » rappellent aussi que les plus fortunés parviennent à éviter les impôts sur leurs biens immobiliers en les transformant en titres financiers domiciliés offshore, comme le montre le cas des époux Blair et de leur maison à 7 millions d’euros à Londres (400 000 euros de droits de mutation évités) ou celui des villas détenues sur la Côte d’Azur via des sociétés-écrans par le premier ministre tchèque Andrej Babis.

Dans la série qui pourrait s’intituler « sans commentaire », mais on en fera quand même

– Fin avril 2021, Macron avait déclaré : « Le passe sanitaire ne sera jamais un droit d’accès qui différencie les Français. Il ne saurait être obligatoire pour accéder aux lieux de la vie de tous les jours comme les restaurants, théâtres et cinémas, ou pour aller chez des amis. »

– « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peuvent être pratiqués sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. » (Loi Kouchner du 4 mars 2002.) Le vaccin sera-t-il bientôt obligatoire ? Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé, a déclaré le 11 juillet 2021 : « Croyez-moi, ça sera fait. » Il s’est montré très ferme envers les derniers réticents à la vaccination : « Ceux qui, face à ce virus, choisissent de “se battre” individuellement sont, sinon des déserteurs, du moins des alliés du virus. La vaccination n’est pas un sujet personnel. La refuser, c’est une trahison. Il faudra une loi ! »

– D’après le quotidien régional Le Progrès, le 15 août, le vaccin anti-covid sera obligatoire pour les salariés de Google et Facebook qui se voient ordonner un « présentiel » d’au moins trois jours par semaine (le virtuel, c’est pour les autres). Une mesure qui s’accorderait avec les préconisations de « l’Agence fédérale américaine en charge du respect des lois contre les discriminations au travail » permettant aux employeurs d’obliger leurs salariés à présenter une preuve de vaccination contre le Covid-19 (drôle de conception de la non-discrimination), avec des exceptions possibles pour raisons médicales ou religieuses !

– Dans Le Progrès de Lyon, le 2 septembre, deux pages sur les enfants, le virus et le vaccin décrivant les atermoiements gouvernementaux, alors qu’une obscure « communauté pédiatrique est favorable à la vaccination des 12-18 ans » (Le Monde, le 28 juillet). Mais un filet en bas de page annonçant : « Ailleurs dans le monde on vaccine dès l’âge de 3 ans » ; suit l’exemple de seulement trois pays : la Chine, Cuba et le Venezuela, trois modèles bien connus et reconnus ! Dans le même registre digne des perles du Canard enchaîné, « Les pays membres de l’Union européenne (UE) se sont mis d’accord lundi 30 août pour retirer les États-Unis, Israël, le Kosovo, le Monténégro, le Liban et la Macédoine du Nord, de la liste des pays jugés « sûrs » sur le plan sanitaire, ce qui implique des contrôles accrus pour les voyageurs non vaccinés contre le Covid-19 (Le Monde, le 1er septembre). Vous avez bien lu ; des pays qui peinent à vacciner tout le monde viennent de déclarer peu sûr le pays où pratiquement tout le monde a reçu les 2 doses (Israël). Mais lui-même, en marche vers la troisième dose ne vient-il pas de fermer ses frontières, même aux personnes vaccinées ?

– Dans Libération, le 21 juillet est faite une présentation du nudge, c’est-à-dire d’une nouvelle façon d’influencer les « larges masses » comme on aurait dit dans les années 60/70 ; non pas à partir de l’idéologie, mais plutôt par un pragmatisme via le softpower, où il s’agit de réduire l’écart entre les bonnes intentions des personnes et les mauvais comportements qui les contredisent (cf. Eric Singler et le groupe BVA). Ce qui est étonnant là-dedans n’est pas tant l’extension d’un domaine qui avait fait scandale il y a trente ans avec les propos de Le Lay, directeur de TF1 sur la nécessaire captation du « temps de cerveau disponible » et qui a l’air de passer comme une lettre à la poste aujourd’hui, que le fait que ce paternalisme libertarien vienne contredire la vison encore récemment dominante de l’homo economicus rationnel des néo-classiques et autres néo-libéraux d’aujourd’hui. Cette remise en cause renvoie à une reconnaissance d’un autre pouvoir de l’État, non pas en tant qu’État d’exception comme le dit Agamben, mais d’État redéployé dans une forme réseau dans laquelle, comme nous l’avons affirmé dans le numéro 20 de la revue, la société civile n’existe plus. Ce que reconnaît à sa façon l’éditorial du journal Le Monde ce 21 juillet à propos de la crise sanitaire : « L’État était le seul à exercer la pression sanitaire ; cette fois il enrôle les citoyens ». La mise en cogestion du contrôle du passe sanitaire nous en fournit l’exemple le plus éclatant. Aujourd’hui, n’importe quels barmans ou chauffeurs de bus ou employés de bibliothèque se voient contraints d’officier.

– Dans Le Monde du 24-25 septembre, une enquête du géographe de la santé E. Vigneron constate une fracture vaccinale (indépendante du facteur âge) entre d’un côté ouest et nord de la France, territoires les moins touchés par la pandémie, mais les plus vaccinés et de l’autre, sud-est, et est, plus touchés, mais pourtant les moins vaccinés (constat paradoxal, mais sujet à de multiples interprétations) ; mais surtout fracture vaccinale suivant grosso modo la « fracture sociale » : c’est dans les communes les plus aisées et les centres-villes qu’on trouve le plus de vaccinés et dans les communes les moins aisées des périphéries et banlieues qu’on en trouve le moins. Si on rentre dans les détails, les 5e et 7e arrondissements de Paris ; l’hypercentre et le 3e à Lyon sont les plus vaccinés ; Seine-St-Denis, quartiers Nord-Marseille, Vénissieux, Vaulx-en-Velin et Givors les moins vaccinés. Pour les jeunes de 20-39 ans, on a la même corrélation : 56 % ont au moins une dose, 31 % le vaccin complet pour les premiers ; 33 et 16,5 pour les seconds. Cela recoupe la réflexion de Dubet précédemment citée.

– 20 000 restaurateurs ont souscrit des contrats auprès des assurances, avant la pandémie, contre les risques d’exploitation assez mal couverts. Bien leur en avait pris car les précédents ne couvraient pas les risques de fermetures administratives. Toutefois, la pandémie advenue les compagnies d’assurance, à l’exception du Crédit Mutuel et de la MAIF, ont refusé tout remboursement. Or les gros du secteur privé détiennent la plus grosse part des contrats restants (AXA 15000, Allianz et Generali. C’est pourtant un secteur qui a peu souffert de la crise sanitaire, bien au contraire puisque les remboursements ont été en baisse (moins d’accidents d’automobiles et de cambriolages) alors que les rentrées sont restées les mêmes. Alors que la MAIF a ainsi perdu 150 millions du fait de ses remboursements, les trois gros du secteur ont augmenté leurs bénéfices et leurs versements aux actionnaires. Il est vrai que la tenue en Bourse était pour eux prioritaire alors que les mutuelles n’ont pas cette « contrainte ». Devant les plaintes déposées en justice les juges commenceraient à sévir contre les compagnies qui soit arguent de clause d’exclusion de ce risque, ce qui est illégal ; soit du fait que ce ne soit pas mentionné explicitement sur le contrat ce qui là aussi n’est pas reconnu comme un argument probant. Macron et le Maire ont essayé de menacer les compagnies de taxes pour manquement à l’effort de reprise économique, mais celles-ci ont réagi en soulignant qu’elles soutenaient « l’entreprise France » par l’achat mensuel de bons du Trésor.

– Automne 2020, la deuxième vague de Covid-19 déferle sur l’Allemagne : 10 000 contaminations par jour début octobre, 20 000 mi-novembre, 25 000 à Noël… Au pic de la première vague, début avril, le nombre de cas quotidiens n’avait jamais dépassé les 7 000. La courbe des morts, elle aussi, monte en flèche : 16 000 décès en décembre, soit autant que de mars à novembre inclus. Dans le pays, le choc est d’autant plus violent qu’il est inattendu. Au printemps, l’Allemagne avait fait figure d’exception en Europe. Six mois plus tard, elle se découvrait aussi fragile que ses voisins. Juillet 2021, des pluies diluviennes s’abattent sur la Rhénanie. En l’espace de quelques heures, de petites rivières tranquilles se transforment en torrents impétueux. Des ponts sont arrachés, des maisons décapitées, des routes éventrées. Du jamais vu depuis les inondations de 1962 dans la région de Hambourg. Deux cent mille foyers sont privés d’électricité, 600 kilomètres de voies ferrées détruits. Le bilan humain est terrible : près de 200 morts. La stupeur est totale devant ces scènes vues et revues dans des pays pauvres, mais que personne n’aurait cru possibles dans la région de Bonn. « La langue allemande n’a pas de mot pour décrire une telle dévastation », s’émeut alors la chancelière, Angela Merkel. La pandémie, les inondations… À quelques mois d’intervalle, ces catastrophes ont rappelé à l’Allemagne qu’elle était plus vulnérable qu’elle ne l’imaginait. Coïncidant avec le départ prochain de Mme Merkel, après seize années passées au pouvoir et au terme d’une décennie de croissance exceptionnelle, elles marquent surtout la fin brutale d’une certaine complaisance des Allemands vis-à-vis de leur modèle et de leurs institutions. Comme s’ils découvraient que leur État, qu’ils considéraient comme moderne, efficace et exemplaire par sa gestion rigoureuse des deniers publics, n’avait pas été à la hauteur des enjeux. Comme si les indicateurs de réussite — quatrième puissance économique mondiale avec un PIB de 3 666 milliards d’euros, troisième pays exportateur de la planète, cinquième taux de chômage le plus bas de l’Union européenne (UE) — avaient occultés les faiblesses.

« De l’extérieur, l’Allemagne donne l’impression d’une force impressionnante. C’est vrai si l’on regarde le secteur marchand, la production industrielle, les revenus, les avoirs : dans tous ces domaines, les années Merkel ont été exceptionnelles. Mais si on regarde l’État, le secteur public, certaines grandes infrastructures, le tableau est beaucoup moins reluisant », note l’économiste Moritz Schularick, professeur à l’université de Bonn et à Sciences Po Paris. Lors de la deuxième vague de la pandémie, les Allemands ont ainsi découvert avec étonnement que dans les administrations locales de santé (Gesundheitsämter), les données sur les infections étaient encore collectées à la main, à partir de tableaux imprimés sur papier, puis transmises… par fax, avant d’être de nouveau entrées manuellement dans le système informatique central. Dans Die Welt, Wolfgang Reitzle, président du conseil de surveillance du groupe chimique Linde, déclarait qu’après les seize années au pouvoir de Mme Merkel, l’Allemagne a « un besoin urgent de redressement ». « Une bureaucratie restée coincée à l’âge du fax, un retard dans le numérique, un Internet lent, des déficiences massives dans les infrastructures, des écoles délabrées, ce ne sont que quelques-uns des déficits honteux pour un pays industrialisé de premier plan », déplorait-il (Le Monde, le 19-20 septembre). Le dossier du financement des retraites soigneusement évité pendant la campagne des élections législatives du 26 septembre pourrait constituer aussi une véritable bombe à retardement pour le prochain gouvernement.

Comment en est-on arrivé là ? L’une des réformes symboliques des années Merkel, le « frein à l’endettement » (Schuldenbremse), est souvent mise en cause. Ce mécanisme, ancré dans la Loi fondamentale depuis 2009, limite le déficit structurel à 0,35 % du PIB pour l’État fédéral et interdit purement et simplement aux régions tout déficit structurel et donc tout recourt à l’emprunt — excepté en cas de crise aiguë, comme dans la crise sanitaire actuelle.

Interlude

– Les talibans, dès leur arrivée à Kaboul, ont promis d’installer un « gouvernement islamique inclusif et ouvert » (Le Monde, le 17 août), une information confirmée par Libération le 21 août qui fait état d’une déclaration en ce sens de Sirajuddin Haqqani dans une tribune du New York Times de février 2020. En vingt ans ils auront au moins appris le nouveau sésame de tous les pouvoirs. Le même journal de tous les pouvoirs leur accorde d’ailleurs un quasi-blanc-seing de « gouvernance » puisque « Il (le mouvement) montre aujourd’hui que, depuis sa défaite éclair, en 2001, il a aussi acquis une redoutable culture politique ». 

– Selon l’Oxford Dictionary de 2018, le mot internet le plus significatif est celui de « toxicité » qui se développe aussi bien dans le domaine alimentaire que cosmétique ou encore dans la mode. Il correspond à une injonction simultanée et contradictoire du capital entre liberté et culpabilité, consommation et critique de la consommation source de culpabilisation. Une injonction qui a du mal à être prescriptive quand on voit ce que cela donne dans la publicité. Ainsi, chez H et M et sa collection « conscious » il est fait été de 10 % de produits biologiques ! Il en est de même du nouveau privatif « sans OGM ».

– Le maire LR de St-Etienne, G. Perdriau donne la leçon à Macron en critiquant le discours anti-universaliste de ce dernier qui ne voudrait rapatrier d’Afghanistan que « les afghans méritants ». À quant des acquis sociaux et de santé réservés aux seuls « français méritants » fait-il aussi remarquer (Le Monde, le 28 août). L’universalisme seulement défendu par la droite, on commence à en prendre l’habitude.

– Macron dépoussière le vieux monde en prônant la défiscalisation des pourboires… par carte internet (AFP).

– En 1563, pour s’offrir 1,20 m de drap, un ouvrier modeste devait travailler vingt jours, soit cent fois plus qu’aujourd’hui. L’essence coûte deux fois moins cher qu’en 1970, en dépit des crises pétrolières répétées et d’une explosion de la consommation. Plus spectaculaire encore, le loisir aussi est abondant. En 1841, le Français travaillait en moyenne 70 % de sa vie éveillée. Dans les pays riches, nous n’en sommes plus qu’à 15 %. Le reste n’est pas forcément de l’oisiveté mais des tâches domestiques, éducatives, bénévoles, culturelles… (Le Monde, le 31 août).

Inversion de tendance ?

– Au deuxième trimestre 2021, on n’a jamais autant embauché en CDI ou en CDD de plus d’un mois. À, l’inverse, le nombre de CDD courts n’était que 70 % de ce qu’il était fin 2019. Économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Eric Heyer y voit, là encore, un effet de l’activité partielle : quand 2 millions de salariés y sont encore placés, forcément le « turnover » de la main-d’œuvre est réduit. Les employeurs sont obligés d’améliorer leurs recrutements. Tant mieux pour les « recrutés », mais il faudra encore attendre que le « stock » de l’activité partielle se soit vidé pour avoir une vue précise des flux d’embauches, et donc du niveau de l’emploi (Les Échos, le 1er septembre). Si on prend l’exemple de la restauration, la fuite de la force de travail peu qualifiée (par exemple vers la grande distribution ou l’auto-entrepreneuriat) et aux conditions de travail souvent difficiles pourrait expliquer (ou exiger) un changement de « management » dans ce secteur. La question de la reprise et de ses caractéristiques concerne aussi les cadres. En effet, « La courte reprise économique de 2010-2011 a eu pour effet de limiter l’augmentation du nombre de cadres demandeurs d’emploi et non de l’enrayer », explique une note de l’Insee. La priorité des entreprises était allée à la restauration de leur productivité, notamment en limitant leurs coûts salariaux, avec pour conséquence une progression du chômage de longue durée pour les cadres. La contrer est donc un enjeu fort du plan de formation des chômeurs de longue durée afin que la même situation ne se reproduise pas en 2021-2022 (Les Échos, le 29 septembre).

– Le pouvoir salarial des branches ne se limite pas à la seule fixation du salaire de base. Les conventions collectives peuvent aussi intégrer dans leurs minima conventionnels des compléments salariaux, a jugé le Conseil d’État dans un arrêt rendu jeudi. Un désaveu pour l’exécutif. En effet, la plus haute juridiction administrative a mis un coup d’arrêt à l’interprétation très
restrictive de sa réforme du Code du travail de 2017 qu’a tenté d’imposer l’exécutif sur le sujet très sensible du pouvoir salarial des branches. En l’occurrence le gouvernement et sa ministre Muriel Pénicaud s’étaient montrés plus royalistes que le roi-patronat. En effet, les ordonnances du début du quinquennat ont maintenu les salaires au sein du domaine réservé où les branches peuvent imposer des règles aux entreprises. Mais dans une version limitée aux seuls « salaires hiérarchiques ». Par là, le gouvernement entendait le seul salaire de base, pas les compléments de salaire. Une position dénoncée par les syndicats, mais aussi par une partie du patronat craignant le dumping social lors de l’élaboration de la réforme. Pour tenter de contrer ces restrictions, nombre de branches ont décidé d’intégrer des compléments de salaire dans les minima salariaux. (Les Échos, le 8 octobre).

– En réformant son cadre d’analyse pour comprendre l’état de l’économie et poser son diagnostic sur l’inflation, la croissance et les tensions économiques, la BCE abandonne son monétarisme archaïque, où elle réservait toujours une place à part à l’évolution de la masse monétaire sans véritablement prendre en compte les risques que faisait peser la finance sur l’économie. Ses analyses seront désormais articulées autour d’un premier axe économique à part entière, et d’un autre qui associe des aspects financiers et monétaires. Il s’agit d’une modernisation considérable car, ce faisant, elle laisse derrière elle une lecture étroite du monétarisme. Elle adopte aussi une vision plus complexe de la finance, où les banques ne sont plus l’alpha et l’oméga du financement des entreprises, et les préoccupations de stabilité financière — comme les bulles éventuelles sur certains actifs, ou la vulnérabilité de certains intermédiaires financiers — seront explicitement prises en compte. Les liens dits « macrofinanciers » font ainsi leur entrée formelle dans l’analyse. Voilà de quoi infléchir sérieusement les logiques décisionnelles du conseil des gouverneurs ayant jusqu’alors, parfois à son corps défendant, fait preuve d’une apparente contradiction entre des décisions de politique monétaire et des risques de stabilité financière parfois criants, par exemple en remontant les taux prématurément en 2011 alors que la crise de 2008 n’avait pas encore produit tous ses effets (Natacha Valla, Sc. Po Paris, in Le Monde, le 19 juillet).

– La crise sanitaire a produit à retardement, dans la période de sortie de crise, une rupture des stratégies industrielles de flux tendus, ce qui constitue une grande première. La mondialisation de la fin du XXe siècle peut être résumée à l’invention du « container » et à sa standardisation1 qui ont simplifié les opérations de déchargement en dévalorisant les métiers afférents de dockers et de conducteurs de poids lourds. Ce qui circulait suivant ces nouvelles modalités est alors apparu comme quasiment gratuit pour les industriels s’appuyant sur la nouvelle division internationale du travail et les délocalisations. Un secteur qui a ensuite souffert d’un sous-investissement chronique conduisant à la crise actuelle de l’offre (G. Lachenal, Libération, le 7 octobre).

– Bruxelles met en sommeil sa taxe numérique. Sous la pression des États-Unis, l’exécutif européen gèle le projet censé financer en partie le plan de relance de Bruxelles. Les Européens renoncent, du moins provisoirement, à instaurer une taxe numérique que les Américains jugent discriminatoire. Pour justifier sa décision, l’exécutif communautaire invoque l’accord sur la taxation des multinationales, conclu sous l’égide de l’OCDE, grâce à l’impulsion américaine, et approuvé ce week-end par le G20 à Venise. Mais cela les oblige à abandonner les mesures nationales envisagées contre les Gafa et réduit en outre le champ de l’action internationale aux firmes multinationales (Le Monde, le 14 juillet). Par ailleurs, une amende de 746 millions d’euros a été infligée à Amazon suite à des plaintes collectives déposées devant l’autorité luxembourgeoise de protection des données personnelles (Médiapart, le 31 juillet).

– « On a su passer en télétravail du jour au lendemain sans trop de difficultés. Sortir de dix-huit mois de travail à distance s’avère bien plus complexe », résume Jean-François Ode, directeur des ressources humaines (DRH) chez Aviva France (Le Monde, le 30 août). « Le sujet que l’on voit poindre en cette rentrée dans les entreprises, c’est celui de la mise en place des nouvelles règles de télétravail, qui était en quelque sorte « en open bar » jusqu’à présent, confirme Benoît Serre, vice-président national délégué de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (Le Monde, le 28 août). « La crise sanitaire qui n’en finit pas, chaque semaine qui apporte son lot de nouveautés, une organisation du travail qui met du temps à se stabiliser… Tout cela entraîne des risques de désengagement, de démotivation, de fragilisation des collectifs de travail », remarque Marie Bouny, codirectrice de l’équipe stratégie et performance sociale au sein du cabinet LHH, expert du reclassement. « L’absentéisme a déjà fortement augmenté en 2020 et les risques psychosociaux sont devenus la deuxième cause d’arrêts maladie, souligne sa collègue Natalène Levieil, spécialiste des problématiques de climat social. Nous pensons qu’il existe un vrai risque que cela continue à progresser. » (ibid.). Certes, pour environ un tiers des salariés, exercer son activité de chez soi s’est traduit par une dégradation des conditions de travail, qu’il s’agisse d’un manque de place, d’un environnement bruyant ou de l’obligation de concilier tâches ménagères et missions professionnelles. Mais pour les deux tiers restants, l’opération semble avoir été plutôt gagnante. Dans tous les cas c’est un coup de canif supplémentaire donné à l’ancien modèle fordiste du travail centré sur l’usine puis l’entreprise et à son accompagnement par un État providence qui cadrait et éventuellement contrôlait l’ensemble. C’est justement ce contrôle qui pose problème aujourd’hui, car s’il ne disparaît pas dans les nouvelles formes de travail, il change de nature en intégrant plus largement l’auto-contrôle que le contrôle disciplinaire. D’autant qu’il est possible qu’apparaissent des tensions entre salariés vaccinés et non vaccinés, les premiers redoutant de partager leur open space avec les seconds (ibidem). Plus que jamais, les entreprises devront « rassurer »les salariés, souligne Marie Bouny et par exemple, leur garantir le « droit à la déconnexion ».

La voie vers le télétravail n’est donc pas un long fleuve tranquille contrairement à ce que certains augures nous promettaient courant au-devant d’une nouvelle virtualisation du travail à travers les impératifs pandémiques. Pour J-F-Ode (op.cit), la limite au télétravail semble fixée a priori : « On fera sans doute plus de télétravail après la pandémie qu’avant, mais jusqu’où ira-t-on ? J’écarte le 100 % télétravail sauf certificat médical, pour éviter de verser dans l’“ubérisation”. Comment différencier un télétravailleur d’un prestataire, si je n’ai plus de salariés mais des gens qui exécutent des tâches à domicile ? Pourquoi garder des salariés si je peux réaliser des prestations à l’étranger pour moins cher ? »

Un journal proche du patronat comme les Échos en est bien conscient quand le 30 août D. Barroux écrit : « Pour les managers en cols blancs longtemps hostiles à la généralisation du travail loin du bureau, il va falloir trouver très vite un nouvel équilibre et prouver que cette liberté accordée aux salariés débouchera plus sur un gain de productivité que sur un nouveau choc de perte de compétitivité aux allures de 35 heures ». C’est que la virtualisation du travail par sa dématérialisation remet en selle, par compensation, ce qui apparaît tout à coup pour certains, comme la « vraie vie » et accessoirement un moyen d’échapper à la pression et à la concurrence.

– Concernant la France, le cercle pernicieux de la boucle « prix/salaires » n’est pas engagé. « Si les salaires venaient à augmenter en réponse à la hausse des prix, cela pourrait nourrir une inflation durable, et c’est cela qui inquiète », confirme Eric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Mais aucun des ressorts de ce cercle redouté ne semble aujourd’hui se mettre en place. Les salaires ont été désindexés de l’inflation après les crises pétrolières et, malgré les pénuries de main-d’œuvre qui existaient déjà avant la crise, les salaires sont restés atones entre 2017 et 2019 pendant que les pensions de retraite reculaient sensiblement pour les mêmes raisons. La mécanique est-elle enrayée ? Peut-être. En effet, du côté du marché du travail « Aujourd’hui, on crée soit des emplois très qualifiés, soit des emplois très peu qualifiés, et les emplois intermédiaires tendent à disparaître, de sorte que le salaire moyen ne bouge pas », avance M. Heyer. La spirale se formerait plutôt métier par métier. La disparition du risque d’une forte inflation se paierait au fond par un profond bouleversement du marché du travail. (Le Monde, le 19 septembre). Pour d’autres observateurs de la vie économique et sociale, hormis le cas particulier de la Grande-Bretagne victime d’une fuite de force de travail à cause du Brexit, les pénuries d’emploi pousseront plutôt les entreprises à rechercher des hausses de productivité en l’état, plutôt qu’à proposer des salaires plus attractifs, mais là encore les différents secteurs n’évolueront pas de la même façon (voir le problème de recrutement actuel dans le secteur hôtellerie/restauration). Et du côté de la production, les tensions semblent conjoncturelles et liées à la distorsion de consommation au profit des biens durables par rapport aux services. Cette production de biens durables, surtout aux États-Unis en raison du soutien de Biden au pouvoir d’achat, s’est vue la première stimulée pendant la pandémie alors que c’est celle qui est la plus soumise aux contraintes de transport et aux ruptures de stock d’où la tension sur les prix. Cela s’étend aussi à des biens semi-durables comme les chaussures de sport. Mais dans l’ensemble, il n’est pas question d’une remontée des taux à laquelle seule s’est risquée la banque centrale de Nouvelle-Zélande. La Fed et la BCE se préparent plutôt à réduire les aides à partir de l’idée que la surchauffe n’est que temporaire (Libération, le 7 octobre), dans un contexte globalement déflationniste, même si « la reprise » le masque provisoirement pourrions-nous rajouter. Par ailleurs, les prix alimentaires mondiaux ont augmenté de 33 % en août par rapport à l’année précédente. Corrigés de l’inflation, les prix des denrées alimentaires sont à leur plus haut niveau depuis 60 ans… Que ce soit pour le pain, le riz ou les tortillas, les gouvernements du monde entier savent que la hausse des prix des aliments peut avoir un prix politique. Le dilemme est de savoir s’ils peuvent en faire assez pour éviter d’avoir à payer2

Réforme de la fonction publique en France

– L’existence de corps fait que le parcours des fonctionnaires est connu à l’avance. Là, on fait sauter le verrou corporatif, et une nouvelle architecture de la fonction publique se met en place, avec une relation plus individualisée entre l’agent et l’employeur. Cela permet une plus grande mobilité pour les fonctionnaires. Mais cela remet aussi en cause tout le système de rémunération et de progression. Il faut donc d’autres règles générales pour encadrer cette nouvelle situation, situation dans laquelle le jeu stratégique entre les syndicats et le gouvernement est brouillé. Car on sort également de l’habitude du grand rendez-vous salarial annuel tournant autour de la question de l’augmentation générale du point d’indice, avec une application corps par corps. On entre dans une logique de contractualisation et de liberté. Le poids de l’avancement pèse sur le fonctionnaire à titre individuel beaucoup plus qu’avant : ce sera à lui de se préparer, de chercher des formations, de rédiger un bon CV, de solliciter un autre ministère ou un autre établissement public, d’accepter d’être mis en concurrence avec d’autres agents ou des candidats venant du privé. Le projet de réforme se rapproche de la logique du privé en soulevant les barrières qui bloquent l’avancement des carrières sous prétexte d’une sécurité de statut. Il est souvent impossible d’accéder à l’indice salarial le plus élevé, et cela nourrit de la frustration et du mécontentement ; le système est donc à bout de souffle nous dit Amélie de Montchalin. Il est bloqué et s’autoproduit tout au long de la hiérarchie. Les tentatives de réforme précédentes auraient échoué parce qu’elles mêlaient tradition corporatiste (des augmentations générales hiérarchisées pour tous) et incitations au mérite (un système de primes à la motivation). Pour elle, il s’agissait d’une fausse individualisation gardant les inconvénients sans fournir de véritables avantages. De son côté, la crise sanitaire n’a pas forcément renforcé les hiérarchies redoutables de la fonction publique puisqu’elle a plutôt mis en lumière le caractère essentiel des emplois d’exécution. On commence donc à s’interroger sur la hiérarchie sociale et l’utilité relative des uns et des autres dans la fonction publique, mais il y a peu de chance que la future réforme gouvernementale soit pensée dans ces termes-là (Le Monde, le 22 septembre 2021).

– L’équité à la sauce Montchalin. Alors que le gouvernement prône flexibilité à la place de rigidité, décentralisation à la place de centralisation dans le public et négociation d’entreprises plutôt que de branches dans le secteur privé voilà qu’il veut « égaliser » les territoriaux marseillais et parisiens avec les territoriaux de n’importe quelle petite municipalité sur le modèle de la fonction publique à propos des 35 h ; un modèle qui d’ailleurs ne lui sert plus de modèle (Le Monde, le 29 septembre).

Pandémie et blocage

– Les usines de Stellantis, Renault et Toyota en France sont désormais toutes concernées par les arrêts de production. Une désorganisation qui touche la vie quotidienne des ouvriers mais aussi leur fiche de paie. L’aggravation-surprise des pénuries de puces électroniques, survenue à la rentrée, continue de soumettre les usines automobiles tricolores à un « stop & go » difficile à vivre au quotidien. Mais l’impact est aussi sonnant et trébuchant. Renault, en vertu d’un contrat de solidarité signé au début de la crise sanitaire (et renouvelé cette année), indemnise à 100 % ses ouvriers en chômage partiel. Mais les accords d’activité partielle longue durée (APLD) signés chez Stellantis et Toyota prévoient que les ouvriers ne perçoivent alors que 84 % de leur salaire net. « L’inquiétude commence à monter sérieusement », témoigne Thomas Mercier de la CGT. Et ce sans même parler des intérimaires, employés par milliers dans les usines automobiles. « Ils se retrouvent avec des fiches de paie de 350 ou 400 euros, quand leurs contrats ne sont pas tout simplement arrêtés », souffle un syndicaliste (Les Échos, le 23 septembre).

– Quand les autorités vietnamiennes ont contraint le groupe sud-coréen SangShin à fermer ses usines d’Ho Chi Minh-Ville en raison de la recrudescence de l’épidémie de Covid-19, l’information n’a pas fait la « une » des journaux, pas plus que l’arrêt dans le même pays des établissements du taïwanais Pou Chen. Embouteillages indescriptibles. Ils sont pourtant parmi les principaux fabricants des baskets Nike. La marque américaine a annoncé, le 24 septembre, que les difficultés de ses fournisseurs asiatiques allaient compromettre ses ventes. Il n’y aura pas assez de baskets pour tout le monde à Noël. Le groupe, qui s’attendait à une hausse de ses ventes de 15 % pour la fin de l’année, a révisé ses espérances à la baisse (pas plus de 5 %). D’autant que ses difficultés ne s’arrêtent pas à la porte des usines mais qu’elles s’étendent aussi aux ports et aux bateaux. Quarante jours suffisent d’ordinaire pour acheminer vers l’Europe et l’Amérique ses conteneurs remplis de Converse, Nike et autres Jordan. Il en faut quatre-vingts actuellement du fait des embouteillages indescriptibles qui ralentissent les opérations d’embarquement et de débarquement des marchandises. Pénuries de composants, de personnel, usines bloquées, ports asphyxiés. Nike illustre la complexité et les limites de cette mondialisation au bord de la thrombose. Avec près de 45 milliards de dollars (38,5 milliards d’euros) de chiffre d’affaires, la firme est le premier équipementier sportif mondial. Pour fabriquer ses chaussures, il fait travailler 1,2 million de personnes dans 458 usines dans le monde. Mais seules 5000 personnes travaillent dans des ateliers situés aux États-Unis. L’écrasante majorité des emplois est située chez des sous-traitants en Chine, en Indonésie et au Vietnam. Dans ce seul dernier pays, le plus important pour lui, près de 500 000 personnes fabriquent des produits Nike (dont 80 % de femmes), cent fois plus qu’aux États-Unis, son plus gros client (Le Monde, le 28 septembre). Il en est de même pour le marché annuel du jouet. « Un conteneur de 40 pieds [environ 12 mètres] pour rapporter la marchandise de Chine, qui nous coûtait avant le Covid 3 000 dollars [2 555 euros], vaut désormais aux alentours de 19 000 dollars », explique Julien Vahanian, le directeur de l’entreprise Wilson-Jeux, qui fait fabriquer 80 % de ses produits en Europe et 20 % en Chine (ibid.).

– En prévision des fêtes de fin d’année, le premier distributeur américain, Walmart, a annoncé l’embauche de 150 000 personnes aux États-Unis avant la fin 2021. Certains emplois seront temporaires, mais beaucoup permanents. Les employés viendront en grande partie travailler dans les entrepôts et pour les livraisons en ligne. Un chiffre vertigineux qui traduit la réussite du déploiement de Walmart dans le commerce électronique. Son homologue français Carrefour n’en est pas encore là. S’il investit régulièrement sur Internet, son obsession depuis quelque temps est de grossir. Ou, plus exactement, de faire le ménage sur un marché français trop concurrentiel à son goût et à celui des analystes, qui massacrent ce secteur en Bourse. Émietté entre cinq ou six acteurs nationaux et nombre de joueurs régionaux, il est régulièrement ravagé par des guerres des prix qui dévorent les marges et mangent les capacités d’investissement. Celles-ci seraient pourtant bienvenues pour faire face aux deux évolutions majeures de la distribution : l’explosion de l’épicerie en ligne et la préoccupation écologique qui privilégie le bio et la proximité. Le rapprochement prévu entre Auchan et Carrefour allait dans ce sens, mais les discussions viennent d’être rompues par la direction de Carrefour.

Mais toutes ces considérations évitent soigneusement de considérer une spécificité française qui explique davantage la détresse des hyper-épiciers que le spectre d’Amazon. À côté de ces géants en difficulté prospèrent des acteurs qui n’ont pas besoin d’échafauder d’ambitieux plans de conquête pour exister. Les Leclerc, Intermarché ou Système U, qui peuplent les campagnes françaises, vendent plus et gagnent plus. Selon une enquête menée par le lobby des industries de la grande consommation, l’ILEC, la marge opérationnelle (rapportée à l’actif d’exploitation) de ces distributeurs dits « indépendants » s’établit chaque année autour de 12 %, contre moins de 3 % pour Carrefour, Auchan et Casino. La marge des premiers procure un bon carburant pour mettre le feu aux prix. Outre le format de leurs magasins, plus petits et rentables que les hypers, la maîtrise de leurs coûts est déterminante. Elle provient de l’organisation décentralisée de ces structures, qui rassemblent des entrepreneurs locaux autour d’une marque et d’une centrale d’achat commune, combinant la flexibilité de la PME à la puissance de négociation d’un grand groupe. Pour l’instant le système des indépendants a largement profité du déclin des centres commerciaux et hypermarchés fermés pour cause de confinement, puis de distanciation, dont la centralisation constituait la force et l’identité des groupes intégrés. Le pari de Carrefour est que cette position de force n’est pas éternelle et que le virage numérique pourrait à nouveau rebattre les cartes en nécessitant de très lourds investissements. Après tout, Walmart a bien réussi son adaptation. Mais sur le champ de ruines de ses concurrents traditionnels. De là à s’en inspirer. (Ph. Escande, Le Monde, le 1er novembre).

– À marche forcée vers la voiture électrique. L’Union européenne a beau décréter la fin du moteur thermique en 2035, les constructeurs ont beau annoncer des ventes massives de véhicules à batterie dans les dix ans, la greffe électrique n’a pas encore complètement pris. On est aujourd’hui à 10 % des ventes de voitures électriques neuves en France mais à écouter nombre d’automobilistes, des freins puissants demeurent pour aller très au-delà. Et on pourrait les résumer ainsi : « Tant que la voiture électrique est 10 000 euros plus chère à l’achat qu’une thermique équivalente, tant que son usage n’est pas aussi simple et fluide qu’avec ma voiture actuelle, pas question de changer. Principalement à cause de la faible densité du réseau de bornes de recharge. Les constructeurs n’ont pas toutes les cartes en main et c’est aussi ce qui les inquiète. » (Le Monde, le 28 juillet).

 Risque inflationniste ?

– La dette nette des entreprises françaises n’aurait pas réellement bougé selon le directeur du Crédit Mutuel. En effet, si l’endettement brut des entreprises a augmenté depuis dix-huit mois, la trésorerie aussi. Par ailleurs, les inquiétudes sur la situation des entreprises françaises, sur leur profil de risque, ne se sont pas matérialisées. Les banques ont fait d’importantes provisions pour prévenir d’éventuels défauts. Mais pour l’instant, rien de tout cela ne s’est produit (Les Échos, le 28 septembre). À un niveau macro-économique, par exemple celui de la dette publique, la plupart des politiques, depuis les années 1980 s’en tiennent à une théorie de la croissance exogène qui ne dépendrait que des entreprises alors pourtant que les économistes ont avancé depuis longtemps d’idée d’une croissance endogène affectée par la politique et les institutions économiques. En particulier, investir dans l’éducation, la formation, la recherche, l’innovation, la politique industrielle a vocation à doper la croissance, tandis que d’autres types de dépenses — notamment administratives — n’ont pas d’effets avérés sur elle. Cette vision indifférenciée de la dépense publique, qui prévaut parmi les décideurs économiques, a également dicté la politique européenne et les fameux critères de Maastricht : pour décider si un pays est « dans les clous », on se borne à vérifier que la dépense publique totale dans ce pays ne dépasse pas 3 % de son PIB, sans se préoccuper de la nature de la dépense publique. Or, les investissements publics, qui augmentent la croissance du même coup, permettent de réduire notre dette à long terme, à la différence des autres types de dépenses. Plutôt que de se focaliser sur le montant total de la dépense publique, il faut donc plutôt prendre en compte sa composition, c’est-à-dire la part de la dépense publique consacrée aux investissements de croissance. C’est exactement la philosophie qui a inspiré le président du Conseil italien, Mario Draghi. Celui-ci a décidé d’utiliser les fonds du plan de relance européen pour emprunter davantage et, ainsi, financer un investissement de 10 % du PIB sur cinq ans dans l’éducation, la recherche, la santé, le numérique… (Ph. Aghion, Le Monde, le 8 octobre).

– Mais les politiques monétaires expansionnistes ont renforcé les pratiques de spéculation devenues opportunes plus que structurelles du fait d’un recul excessif du rendement des actifs financiers normaux. Que faire pour assurer la continuité d’une stabilité financière ? Le plus évident serait de renoncer aux politiques monétaires expansionnistes. Mais c’est difficile, sinon impossible dans des économies très endettées où le passage à une politique monétaire restrictive, et donc à des taux d’intérêt élevés, déclencherait une crise des dettes. Il faut donc plutôt décourager l’investissement dans les actifs spéculatifs, ce qui nécessite de mobiliser plusieurs instruments : d’une part l’interdiction des cryptomonnaies privées (comme l’a fait la Chine) et la taxation des plus-values en capital réalisées à court terme ; d’autre part parce que cela agit dans l’autre sens, augmentater les avantages fiscaux liés aux investissements dans le capital productif. Si cela n’est pas fait, une situation paradoxale se prolongera : la concomitance d’une politique monétaire expansionniste et de taux d’intérêt bas qui nourrissent la spéculation et réduisent les gains de productivité de l’économie réelle. (Le Monde, le 3-4 octobre). Sans surprise, ce quotidien reprend l’antienne de la séparation entre activité spéculative (irréelle !) et économie « réelle » sans rien comprendre du processus de totalisation du capital que représente la « globalisation ». Des taux qui ont d’autant tendance à rester tendanciellement à la baisse que le monde continue à « souffrir » d’une surabondance d’épargne et une surabondance plus structurelle que conjoncturelle contrairement à ce qui a parfois été exprimé pendant la crise sanitaire (épargne forcée due aux confinements3 ). En effet, la théorie du cycle de vie comme quoi on épargne de façon différente au fur et à mesure du vieillissement a été largement démentie par l’exemple du pays le plus âgé qu’est le Japon et aujourd’hui beaucoup reprennent la loi fondamentale de Keynes sur la propension marginale à consommer et épargner (Les Échos, le 7 octobre). Or, si cette théorie devait servir à sortir de la crise par la réduction des inégalités (la croissance des bas revenus et la baisse du chômage augmentent la propension à consommer et diminuent celle à épargner), c’est aujourd’hui l’inverse qui se passe avec une augmentation des inégalités (de revenus et surtout de patrimoine) qui entraîne un niveau élevé d’épargne, y compris parmi les actifs. En effet, ces derniers ne consomment pas à tout va, parce qu’ils capitalisent tout ou partie de leur future retraite, du fait de bas rendements actuels qui les entraîne à maintenir une épargne supplémentaire de précaution pour combler le manque à gagner. Et contrairement à tous les discours de droite, mais parfois aussi de gauche sur le fait que les inégalités sont aujourd’hui entre vieux et jeunes, elles le sont bien plus entre pauvres et riches. 

Il est à noter que cette surabondance d’épargne se retrouve aussi au sein des pays émergents. Ainsi, le surendettement gigantesque d’Evergrande (300 mds de $ ne fait pas courir à la Chine et au monde un crash du type Lehman Brothers de 2008 car la Chine a une surabondance d’épargne intérieure d’un tout autre niveau (7500 mds de $) sans parler de ses réserves (3000 mds de $). La crise d’Evergrande n’est pas vraiment une crise de ce mastodonte (cygne noir) de l’immobilier, mais le signe d’un changement de politique du PCC pour garder le contrôle sur l’économie en général et réduire l’aventurisme de certains de ses postes capitalistiques les plus avancés (cf. l’interdiction des cryptomonnaies). Cette stratégie freinera l’activité entrepreneuriale qui a joué un rôle si important dans le dynamisme du secteur privé chinois, avec des conséquences durables pour la prochaine phase de développement économique de la Chine qui reposera sur l’innovation (Stephen. S. Roash, in Les Échos, le 7 octobre.

– Avec la reprise, le décrochage des retraités par rapport aux actifs va à nouveau s’accentuer ces prochaines années, car les pensions sont (au mieux) indexées sur l’inflation, qui progresse moins vite que les salaires. La réforme du système universel de retraite prévoyait d’indexer les pensions sur les salaires, mais elle a été abandonnée (Les Échos, le 8 octobre).

– L’hypothétique réindustrialisation de la France par Macron est conçue sur le modèle de la start-up nation. Non pas une relocalisation de ce qui peut l’être, mais le ciblage sur les industries d’avenir. Un choix qui n’est pas celui de l’Allemagne, mais qui à la limite se défendrait, s’il n’était pas soutenu par l’idée de renforcer « l’attractivité de la France ». Il ne s’agit donc pas d’une politique de reconquête d’une certaine souveraineté comme le propose Montebourg, mais de faire plaisir au patronat et aux investisseurs étrangers (baisse des impôts de production et augmentation de la flexibilité du marché de l’emploi et du travail). Et la French Tech semble très dépendante des Gafam et des États-Unis comme le montre Sylvain Rolland dans son article : « La French Tech profite-t-elle vraiment à la France », La Tribune, le 23 septembre.

De la même façon les investissements de la banque publique qui en a la charge (BPI) ne semblent pas particulièrement concerner la recherche médicale, les vaccins ou les produits décarbonés, mais par exemple au profit de Sorare, une plateforme pour acheter ou vendre des cartes de joueurs de foot cryptées par un blockchain. Pas de vision stratégique d’un État planifiant une nouvelle politique industrielle, mais une activité de placement à courte vue d’un État courtier d’affaires (cf. Bruno Amable, Libération, le 28 septembre).

– Google renonce à devenir banquier. L’entreprise a annoncé, vendredi 1er octobre, l’abandon de son projet Google Plex. L’idée, en chantier depuis plus de deux ans, était de proposer aux utilisateurs du système de paiement Google Pay d’ouvrir un compte donnant accès à une carte de crédit et à des services financiers. Pour ne pas froisser les banques, Google brandissait le drapeau blanc de la coopération. Des établissements comme Citi, la Banque de Montréal ou Stanford Federal Credit Union, disposant de peu d’agences, ont signé avec la star de Mountain View (Californie). Google se contentera de développer des outils numériques au service des banques… La complexité de ce métier hautement régulé et si différent du leur a eu raison de leurs ambitions. Au-delà, cette histoire bat en brèche l’idée des GAFA conquérant le monde de proche en proche, apportant la rupture à toutes les activités industrielles qu’ils touchent de leur grâce. Apple et Google devaient fabriquer des voitures, vendre des shampoings et des voyages, bouleverser le marché de l’assurance, de l’habitat, de l’urbanisme, des télécoms ou de l’énergie. Leurs chercheurs et leurs milliards allaient changer le monde à leur profit. Ils sont restés finalement près de leur base de départ, et la seule diversification réussie est celle des centres informatiques de données pour le cloud, l’informatique dématérialisée. La rupture numérique a bien lieu ailleurs, mais elle passe par des acteurs spécialisés : Tesla pour l’automobile, Spotify pour la musique, N26 pour la banque, Netflix pour le cinéma. (Ph. Escande, Le Monde le 5 octobre).

– Isabelle de Silva n’a pas été reconduite comme responsable de l’Autorité de la concurrence après son premier mandat de 5 ans au cours duquel elle avait infligé amendes et sanctions à Apple et Google pour leurs positions dominantes monopolistiques. Elle était par ailleurs fort réservée par rapport aux nouveaux projets de fusions-acquisitions en cours aussi bien celui initié par Veolia que la future naissance d’un super M6 fusionnant avec TF1, un projet apparemment cher à Macron. Dans les milieux bien informés (comme on dit), il semblerait que le pouvoir en place lui préfère un successeur plus proche des milieux d’affaires (Libération, le 6 octobre).

– Une crise tous les dix ans ? Cette idée trop empirique fait bondir certains économistes. « Ce n’est pas en tirant une droite entre deux points d’observation qu’on a un raisonnement », s’indigne l’un d’eux. De fait, la crise liée au Covid-19 en 2020 intervient un peu plus de dix ans après celle des subprimes en 2008, qui venait environ dix ans après le crash de la bulle Internet au tournant des années 2000, ou la crise asiatique de 1997. En remontant, on trouve la crise des « junks bonds » (« obligations pourries ») de 1987, qui fit disparaître quelques caisses d’épargne américaines, et, encore avant, les chocs pétroliers des années 1970. Étonnamment, la recherche académique tend à valider ce que les faits donnent à observer. Dans une série de travaux menés sur des dizaines de pays pendant plus d’un siècle, l’économiste américain Barry Eichengreen a constaté que les crises surviennent bien tous les dix ans en moyenne, à quelques années près. « Ce qui ne veut pas dire que la prochaine crise arrivera dans dix ans », prévient toutefois l’un de ses coauteurs, l’économiste Michael Bardo. Ce dernier observe également que les crises sont de plus en plus onéreuses pour les États, depuis que ces derniers ont appris qu’intervenir coûtait paradoxalement moins cher à la collectivité que s’abstenir de le faire (Le Monde le 9 octobre). Pour Daniel Cohen, la crise liée au Covid-19 « n’est pas résolue d’en haut, uniquement par un bon dosage de la politique économique, mais exige une coproduction de l’État et de la société tout entière ». Dans un monde où survient une crise tous les dix ans, « prévoir, planifier, anticiper, c’est la seule solution possible, souligne l’historien Jean Garrigues, spécialiste de la période contemporaine, pour qui le Covid-19 a conduit à une relégitimation de l’État-providence aussi profonde qu’après la crise de 1929. Gérer prudemment les deniers publics, c’est plutôt un frein à la réforme et à l’anticipation, à l’idée même d’un plan d’investissement, même si la planification peut prendre en compte ce paramètre. » La France, comme nombre de grands États occidentaux, a choisi de faire les deux — protéger dans l’urgence et investir pour l’avenir, puisque le plan « France 2030 » doit être présenté le 12 octobre. Une voie confortable, rendue possible par la politique extraordinairement accommodante de la BCE et des grandes banques centrales (ibid.).

Temps critiques, le 12 octobre 2021

  1. – Cf. Sergio Bologna : « De l’usine au conteneur », revue Période. []
  2. – https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-09-15/priciest-food-since-1970s-is-a-big-challenge-for-governments []
  3. – Celle-ci augmente néanmoins aussi puisque selon le rapport annuel d’Allianz consacré au patrimoine des ménages dans le monde, les actifs financiers bruts mondiaux ont augmenté de 9,7 % en 2020, atteignant pour la première fois la barre symbolique des 200 000 milliards d’euros. Un effet des mesures de confinement, qui ont forcé les gens à épargner un peu partout dans le monde, et des aides exceptionnelles déployées par les États et les banques centrales durant la crise (Les Échos, le 8 octobre). []

Échanges sur capitalisation, accélérationnisme et technologies

Suite aux deux articles du numéro 21 de la revue Temps critiques sur l’économie de plateforme la discussion se prolonge ici sous forme d’échanges

Corentin, Jacques W, J-F, Larry

Jacques,

Concernant ce que tu me disais dans le dernier mail sur les grandes puissances (« dans nos deux dernières brochures dont une quinze jours avant le début de la guerre en Ukraine, je reviens sur la question des grandes puissances et de la souveraineté parce que depuis le Brexit je pense que nous avions sous-estimé cet aspect dans le cadre des développements sur le déclin de la forme nation des états des États et leur redéploiement en réseaux », JW)., je ne suis pas sûr qu’on puisse dire que vous vous étiez vraiment plantés. Vous aviez proposé une lecture du capitalisme en trois niveaux. C’est sûr que vous insistiez plus sur la mise en réseaux et le niveau 1 que sur les niveaux 2 et 3 mais on ne peut pas tout faire.

Est-ce que tu suis un peu les débats sur le (techno)féodalisme ?

J’ai l’impression que de plus en plus de monde questionne la légitimité de la dichotomie économie/politique et s’interroge sur la valeur.

Corentin, le 05/07/2022


Corentin,

Je ne suis pas ces débats donc je ne vois pas à quoi tu peux faire allusion. Je sais qu’il y a des choses autour de « l’accélérationnisme » et là je me tiens au courant, mais le terme de technoféodalisme ne me dit rien. Tu pourras peut-être m’aiguiller vers des références.

A priori je ne vois pas non plus de rapport direct entre remise en cause du rapport économie/politique et la question de la valeur, sauf effectivement dans l’abandon des théories de la valeur pour revenir aux prix ou aux théories de la rente ; ms cela ne semble pas effrayer ou disloquer tous les suivistes de Jappe et de « l’école critique de la valeur » et a fortiori des “communisateurs” qui nient, par hypothèse, tout facteur de puissance où de lutte politique entre fractions du capital (cf. mon article dans le numéro 21 sur ce sujet).

JW, le 16/07/22


Jacques,

Voici comment je résumerais la chose :

Peut-être je me plante, mais j’ai l’impression que cette histoire d’accélérationnisme, c’est juste une façon de remettre à la mode la veille idée marxiste du développement des forces productives qui mènerait inévitablement au communisme. De plus, le courant semble être un gloubi-boulga de réactionnaires et de néo-léninistes. Est-ce que toi, tu y vois quelque chose d’un tant soit peu intéressant ?

Concernant les débats sur le technoféodalisme, le point de départ est un peu le même que dans le bouquin de Nitzan & Bichler (2012) : eux prenaient l’exemple de General Motors vs. Microsoft et disaient : bon chez Microsoft, il y a très peu d’employés, très peu de production, très peu de capital fixe, comment expliquer que Microsoft fasse autant d’argent ? Sur base de la théorie de la valeur travail, c’est pas évident.

Si on regarde les plus grosses firmes aujourd’hui, ça n’a fait que s’accentuer : les Uber, Amazon, Google : quel est le business model ?

  • Il y a l’hypothèse du capitalisme de surveillance (Zuboff 2020) qui vaudrait surtout pour Google et Facebook : ils observent tout ce qu’on fait, collectent des informations, établissent des profils puis revendent au prix fort aux annonceurs publicitaires.
  • Il y a l’hypothèse du capitalisme de plateforme (Srnicek 2018, co-auteur du manifeste accélérationniste justement) : la firme ne possède rien en propre, elle ne fait que fournir une plateforme où d’autres peuvent venir acheter ou vendre. La plateforme a alors un contrôle important sur le marché en étant la médiation principale, à condition d’arriver à forger un monopole et de bénéficier d’effets de réseau.
  • Et enfin, le technoféodalisme (Durand 2020, notamment), qui suggère que « l’essor du numérique bouleverse les rapports concurrentiels au profit de relations de dépendance, ce qui dérègle la mécanique d’ensemble et tend à faire prévaloir la prédation sur la production ». Les firmes essaient de s’approprier un espace, un marché, un groupe d’utilisateur et de les coincer dans un genre de fief, où ils sont captifs et n’ont d’autre choix que de payer une forme de rente. Personnellement, quand je l’ai lu, j’ai surtout eu l’impression que Durand essayait de sauver les meubles marxistes au milieu de la tempête (Il explique tout en termes de rentes). Mais il faut bien lui reconnaître un certain talent dans l’exercice. Yanis Varoufakis s’est aussi converti à cette façon de qualifier la phase actuelle.1

Puis, tu as Evgeny Morozov, qui est un critique des technologies et de leur impact sur la société depuis longtemps. Il a popularisé le concept de techno-solutionnisme avec son livre Pour tout résoudre, cliquez ici (Morozov 2014).

Il s’est rendu compte que s’il voulait faire son job correctement, il allait devoir se pencher sérieusement sur des questions d’économie politique. Selon lui, on a besoin d’un nouveau cadre d’analyse, ceux proposés jusqu’ici ne sont pas assez solides. Voire ils obscurcissent plus qu’ils n’éclairent. Il a donc écrit une longue critique de Zuboff (Morozov 2019) et vient de publier une critique de l’approche « technoféodale » (Morozov 2022). La réponse qui a suivi est digne d’intérêt également (Ström 2022).

Morozov écrit en anglais, mais polyglotte, il est intervenu récemment en français2.

Moins connu, il y a aussi Kean Birch, proche de Nitzan & Bichler et inspiré par les études des sciences et techniques. Lui pense que les Big Tech s’appuient sur des formes de rentes émergentes, liées au pouvoir ou au contrôle que ces sociétés sont capables d’exercer sur les conditions de leur business ; sur leur capacité à faire croire aux investisseurs qu’elles seront en mesure de forger un monopole ; sur l’implication ou l’engagement des utilisateurs dans leur plate-forme ; ou sur l’influence qu’elles peuvent avoir sur les règles et normes qui entourent leur business (Birch, Cochrane 2022). Je ne sais pas comment Kean Birch conçoit les choses exactement, mais pour son coauteur au moins (DT Cochrane), la rente renvoie à toute forme de revenu issu de la propriété privée et n’est pas à considérer comme parasitique par rapport à un vrai revenu issu d’un vrai travail productif.

Je pense que tout ça est intéressant au sens où ces réflexions tendent de faire sens du monde dans lequel on vit, d’intégrer des questions de pouvoir dans des questions économiques et de sortir des cadres établis du marxisme, en partant de l’observation des situations ou dynamiques réelles plus que d’une ixième relecture des Grundrisse ou du Capital…

Corentin, le 18/07/2022

Bibliographie :

  • BIRCH, Kean et COCHRANE, D. T., 2022. Big Tech: Four Emerging Forms of Digital Rentiership. Science as Culture. 2 janvier 2022. Vol. 31, n° 1, pp. 44‑58. DOI 10.1080/09505431.2021.1932794.
  • MOROZOV, Evgeny, 2014. Pour tout résoudre, cliquez ici: l’aberration du solutionnisme technologique. Fyp éditions. ISBN 978-2-36405-115-7.
  • MOROZOV, Evgeny, 2022. Critique of Techno-Feudal Reason. New Left Review. 13 avril 2022. N° 133/134, pp. 89‑126.
  • NITZAN, Jonathan et BICHLER, Shimshon, 2012. Le capital comme pouvoir : Une étude de l’ordre et du créordre. Paris : Max Milo Éditions. ISBN 978-2-315-00350-1.
  • SRNICEK, Nick, 2018. Capitalisme de plateforme: l’hégémonie de l’économie numérique. Montréal : Lux. ISBN 978-2-89596-280-9.
  • STRÖM, Timothy Erik, 2022. Capital and Cybernetics. New Left Review. 23 juin 2022. N° 135, pp. 23‑41.
  • ZUBOFF, Shoshana, 2020. L’âge du capitalisme de surveillance: le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir. Paris : Zulma. ISBN 978-2-84304-926-2.

Bonjour Jacques,

Je viens de traduire un article paru ce matin dans le Financial Times (« Résolution du paradoxe de la productivité ») qui apporte un éclairage intéressant sur le paradoxe de la productivité. Cela rappelle étrangement le point de vue de Paul Mattick père… En tout cas, il me semble que cela nous donne des éléments pour réfléchir au rôle de l’État aujourd’hui, thème qui m’intéresse en ce moment.

Amitiés,
Larry, le 18/07/2022


Larry bonjour et merci

Je suis assez gêné pour discuter de l’article de Rushir Sharmar du Financial Times dans la mesure où premièrement il n’y a aucune référence à une quelconque notion de valorisation si bien qu’on ne voit pas pourquoi il faudrait augmenter la productivité si ce n’est parce qu’elle signifierait une augmentation de la richesse et du progrès « en général ». Or, par exemple une référence à l’augmentation de la composition organique du capital (La composition organique du capital est le rapport entre le capital constant et le capital variable investi dans le circuit du capital ou selon les notations de Marx : composition organique du capital = C / V avec : C le capital constant V Le capital variable) est à référer au taux de profit dépendant du procès de valorisation. Une hypothèse du marxisme… peu tenable ici à mon avis et malgré Mattick parce que si, premièrement, on reste en ces termes, la révolution du capital et les NTIC font plutôt baisser la composition organique du capital ; et que deuxièmement, la productivité n’étant référée à rien de précis, on ne sait pas s’il s’agit là d’une productivité du travail ou alors d’une productivité en général ou du capital ; troisièmement son argument sur le calcul de la productivité me paraît moins probant que mes propres remarques sur ce point.

À part cela son analyse sur le capitalisme de sauvetage et le rôle de l’État est compatible avec mon analyse d’une « reproduction rétrécie » dans laquelle le capitalisme du sommet essaie de tenir les deux bouts qui lui permettent d’éviter une éventuelle crise finale. C’est quand même la grosse différence avec les années 1930 et même 2008. C’est effectivement la restructuration de la forme État et son intégration en réseau dans la sphère de l’hypercapitalisme qui renforce la structuration en niveaux plus ou moins articulés de manière cohérente.

JW, le 18/07/2022


Jacques,

Merci pour ta réponse. Il faut dire que le mot valorisation ne fait certainement pas partie du vocabulaire de l’auteur. Mais il semble avoir en tête quelque chose comme la dévalorisation quand il parle de la destruction créatrice et l’effet bénéfique des crises – évitées, selon lui, grâce à l’intervention des États, qui maintiennent les canards boiteux à flot.

Pour ma part, je n’ai pas voulu réhabiliter le marxisme de Mattick ou de quiconque, n’ayant jamais été sur ces positions. L’intérêt de cet article de mon point de vue est qu’il cherche à nous sortir de cette réflexion sur le rapport entre nouvelles technologies et… productivité, telle que la définissent les économistes, soit le plus souvent en termes de productivité du travail.

Sinon, concernant les remarques de Corentin sur le technoféodalisme et l’accélérationnisme, cela recouvre beaucoup des questions abordées dans mon article sur les plateformes, et il a raison sur les accélérationnistes. Il ne faut pas oublier que le néo-marxisme des pays anglophones est en grande partie un phénomène hors sol, universitaire, dans une société où les contestataires en sont souvent réduits à rêver d’une solution miracle (en l’occurrence, technologique). Quand tu auras un moment, pourrais-tu m’expliquer ton intuition que les NTIC contribuent plutôt à une baisse de la composition organique du capital ? Srnicek a souligné pour sa part la facture salariale énorme que doivent payer certaines des boîtes à la pointe.

Larry


Larry,

Par rapport aux NTIC, les immobilisations sont beaucoup moins importantes ; Les GAFAM, par exemple sont les entreprises les plus capitalisées au sens que je donne au processus de capitalisation (à la suite de Bichler et Nitzan), c’est-à-à-dire la capacité du capitalisme à tout transformer en flux financiers si possible en accélérant le passage de A à A’ (ce qu’on appelait la “réalisation”) en semblant sauter les étapes de la production et de la circulation (A-M-A’), mais ce sont les moins capitalistiques. En effet, par nature, elles sont plus légères en capital comme le montre le modèle des start-ups, car elles contiennent une plus faible teneur en capital fixe ; et leur objectif est plus de l’ordre du contrôle des flux que de l’ordre de la puissance d’accumulation. C’est cette différence qui permet aussi d’opposer la capitalisation de Microsoft à celle de General Motors, l’industrie automobile restant aujourd’hui parmi les plus capitalistiques, hormis Tesla qui s’inscrit justement dans le nouveau modèle concurrent. Or, c’est ce niveau de capitalisation qui permet justement aux GAFAM de se projeter sur le long terme, dans la perspective dynamique de l’automobile sans conducteur par exemple ou du cyborg/transhumanisme ou encore d’une nouvelle conquête de l’espace. C’est ce que ne semble pas comprendre Mitchell dans son exemple sur Uber (cf. le troisième fichier joint). En effet, pour lui, les plateformes ne produisent rien et n’investissent pas ; il ne voit l’investissement que sous sa forme matérielle et il ne perçoit pas le rôle intégré du capital fictif ce qui fait qu’il différencie économie réelle et capitalisation, alors que le mouvement réel c’est celui de la capitalisation ! Sur cette base il n’interprète plus l’action des plateformes et par extension des GAFAM que comme captation, alors que cette dernière n’est qu’un aspect du procès d’ensemble dans lequel ces nouvelles entreprises organisées en réseau mêlent captation, innovations, rente, puissance et contrôle.

Sans entrer dans les détails, si on se fie aux statistiques officielles, avec toutes les réserves que j’ai développées ailleurs quant à leur inadéquation à l’évolution du capitalisme, on assisterait d’une manière générale, toute production confondue, à une baisse de l’intensité capitalistique ce qui, par rapport à la théorie marxiste standard, ferait logiquement décroître la composition organique du capital constituant ainsi une contre tendance à la baisse du taux de profit global comme facteur de crise du capital. Ce que dit Srnicek sur la facture salariale dans les secteurs de pointe mériterait d’être précisée, mais ne me paraît pas contradictoire avec la tendance plus générale à une baisse du coût du travail dans le prix total des produits due à la fois aux délocalisations de la mondialisation et au fait que la plupart des coûts sont aujourd’hui en amont et en aval de la production proprement dite.

Enfin, par rapport à Mattick, je ne dénigre pas son travail, mais son “retour” à Marx ; pour ma part je trouve plus intéressant d’essayer d’y voir plus clair en partant de Marx éventuellement… mais sans retour comme si le voyage n’avait servi à rien. C’est ce qu’ont tenté de faire, par exemple Baran et Sweezy (cf. ma note 38 page 150 de l’article : « La théorie de la communisation n’est pas un long fleuve tranquille », Temps critiques n° 17, printemps 2014), avec les limites de l’époque (les années 1970).

JW


Larry,

Bravo pour ton article (« L’économie de plateforme, une tendance irrésistible ? », in Temps critiques n°21, printemps 2022) ; il est super clair !

Es-tu familier avec les travaux de Nitzan & Bichler sur la capitalisation ?
Concernant l’apparent paradoxe des rentiers qui investissent, je crois que les deux hypothèses que tu avances méritent d’être creusées mais qu’il y a aussi cette troisième voie : si on se dégage de la loi de la valeur-travail, il n’y a plus vraiment de paradoxe. Les capitalistes tentent de dominer un marché « par tous les moyens nécessaires ». Selon N&B, le capital représente le pouvoir des capitalistes de façonner le monde de manière à s’assurer des revenus futurs. Les investissements peuvent alors être perçus comme des coûts dont les sociétés doivent s’acquitter pour mettre en place leurs stratégies de pouvoir. Ce point de vue est développé par Timothy Mitchell concernant Uber dans l’article en pièce jointe intitulé : « Uber Eats. Comment le capitalisme dévore l’avenir. »

Corentin, le 20/07/2022


Bonjour Corentin,

Merci pour ta réaction positive à mon article, ainsi que pour l’article de Mitchell.

En vérité, cela fait un moment que je me dis qu’il faut lire Nitzan et Bichler, d’autant que Jacques a fait plus d’une fois référence à leurs thèses. Je suis d’accord pour dire que ce n’est pas la loi de la valeur-travail qui puisse nous éclairer sur le cours des choses actuellement, et pour dire qu’il s’agit avant tout, pour les capitalistes, de l’emporter sur d’autres capitalistes, et cela par tous les moyens. Justement, l’avantage d’auteurs comme Morozov et Ström est de rappeler que cette tendance a toujours existé. D’ailleurs, il me semble (de mémoire) que pour Marx aussi, ce n’est pas la quantité de travail vivant que telle ou telle entreprise arrive à exploiter qui expliquerait son rang dans la hiérarchie des entreprises, mais je ne m’avancerais pas là-dessus.

Je n’ai reçu qu’avant-hier par la poste le dernier numéro de New Left Review, ce qui fait que je viens de lire le texte de Ström. Je le trouve original, pertinent et plus rigoureux que Morozov, auteur brillant certes, mais un peu bordélique (je compatis, puisqu’on pourrait me reprocher la même chose).

Sur le fond, je soupçonne que chez les marxistes comme chez les libéraux, il y a tendance à dénoncer des pratiques somme toute éprouvées (même si cela se passe aujourd’hui dans un contexte nouveau, comme le rappelle utilement Ström), soit parce qu’elles fausseraient la loi de la valeur ou la « bonne » accumulation, soit parce qu’elles empêcheraient la loi du marché de se déployer comme il faut. Bref, tu as eu raison en décrivant à Jacques que ces écrits récents ont le mérite d’essayer d’analyser la réalité. C’est ce que j’avais en tête quand j’ai écrit mon texte pour Temps critiques, en choisissant plutôt les auteurs qui avaient à mon sens le plus à nous apporter.

Larry, le 21/07/2022


Encore une fois, merci Larry

Gros travail. Chapeau !

Ce que j’avais pressenti depuis quelque temps sur ce vaste sujet, c’était :

– effectivement une tendance à la rentiérisation du capitalisme, ou du moins de ses segments les plus puissamment installés, découlant ou de la rareté (réelle ou organisée) ou de positions monopolistiques déjà acquises… mais qui est directement liée à la propriété (de brevets, de sources d’extraction de produits miniers ou énergétiques, d’infrastructures logistiques, etc.) de biens indispensables au bon fonctionnement de la chaîne productive de valeur. Comme la rente ne produit pas de valeur, elle agit effectivement comme capture d’une part variable mais grandissante de la valeur et de la plus-value globalement réalisées. Là où ça se complique, c’est que la source (matérielle ou immatérielle) d’une rente finit généralement par se déprécier voire s’épuiser (brevets, immobilier, puits de pétrole…), bref, il faut constamment réinvestir dans l’entretien de l’ancien et/ou l’acquisition de nouvelles sources, et donc procéder à des immobilisations, souvent gigantesques. J’y reviendrai.

Qui dans le capitalisme actuel est capable d’investir massivement dans l’innovation, les technologies, l’IA, les infrastructures énergétiques, etc. ? Les entreprises industrielles capitalistes classiques, mais le plus souvent grâce au soutien d’aides publiques d’État massives, au recours à l’endettement (financiarisation) et parfois suite à des opérations de fusions-acquisitions. Et aussi donc, distinctement, les grosses boîtes numériques du néo-capitalisme techno-rentier… Il faudrait creuser tout ça pour finalement mesurer le rapport (de dissemblance, de complémentarité, de forces) entre ces deux pôles du capitalisme et se demander jusqu’où la position rentiériste ne risque-t-elle pas d’accroître son emprise et de faire prévaloir ses entreprises de cannibalisation au point de tout déséquilibrer. Même si au final, le cycle d’accumulation/valorisation du capital global, très certainement altéré et redéfini par rapport à la phase d’expansion antérieure, n’est aucunement interrompu. Déjà, des tas de grandes entreprises ne possèdent plus rien, ni locaux, ni machines… Elles louent tout, les équipements, le hardware, les véhicules, les espaces de stockage de data dans le cloud… Elles n’achètent plus que des droits d’usage (licences d’exploitation), en plus de la matière première ou des biens semi-finis et bien sûr de la force de travail (ou de la prestation).

On peut constater qu’il y a encore de la coexistence entre le capitalisme industriel classique et le néo-capitalisme techno-numérique à tendance rentiériste. Il est possible que ce dernier soit en passe de l’emporter du fait de sa capacité à occuper les nœuds et espaces stratégiques dans la chaîne de fabrication de la valeur : contrôles des circuits mondiaux de l’information économique et des transactions financières, concentration et monopolisation des connaissances numériques et technologiques, place grandissante parmi les espaces commerciaux dédiés à la vente des marchandises (réalisation de la valeur), capacité (et volonté) de prendre en compte le temps long, de se projeter, d’élaborer des stratégies et d’investir dans les innovations (IA, robots, biotechnologies…).

– la spécificité de certaines plateformes numériques a été de se placer dans des lieux d’intermédiation et de transaction situées à des carrefours des circuits de l’information, quitte à les créer de toutes pièces, caractérisés par l’immédiateté (ou réduction à l’extrême) des temps de réponse entre offre et demande, achat et vente… Position située essentiellement dans l’espace « marchand », commercial, de l’économie, celui où la valeur, à l’état encore virtuel, doit se « réaliser », que ce soit le marché des particuliers (consommation courante de marchandises) ou celui des services aux entreprises (ou même des composants où, à un instant T, le « moins disant » des sous-traitants emporte la commande).

Je laisse de côté ici les plateformes publicitaires, qui me semblent appartenir à une sorte de sous-marché, très spécialisé, qui mériterait, comme le marketing en général, d’être analysé spécifiquement, avec des données qualitatives sur les comportements et conduites individuelles et les manières de les influer.

Le succès de services comme le cloud répond à une autre caractéristique du capitalisme actuel : l’incertitude, le manque de confiance dans l’avenir, le court-termisme. Les profits se portent plutôt bien mais les investissements dans le capital fixe restent faibles. Faire appel à des services de location permet de pallier cette crise de confiance : disposer de moyens pour produire sans immobiliser du capital ni emprunter.

Effectivement, la dynamique d’expansion de type monopoliste de cette économie de plateforme à moins à voir directement avec la financiarisation (même si le modèle de la start-up en est un dérivé) qu’avec la mondialisation et l’accélération toujours plus grande des échanges à cette échelle (si l’on pense à l’explosion du shipping et de la logistique par voie terrestre ces 2-3 dernières décennies), là encore essentiellement dans la sphère marchande, de l’achat compulsif sur Amazon (et le e-commerce en général) à la location d’un gîte sur Airbnb pour le soir même en passant par toutes sortes de livraisons à domicile de repas, de boissons ou autres de jour comme de nuit… Cette expansion a profité directement d’un environnement favorable (et l’a alimenté en retour), celui de la numérisation généralisée des activités et interactions humaines qui s’est mise en place à la fin du XXème siècle. Là aussi il faudrait relativiser et préciser : la révolution technologique et l’expansion considérable du numérique de la fin des années 1990 / début des années 2000 a largement tiré profit de la bulle financière de cette époque, où les détenteurs de liquidités gigantesques ont pu investir assez massivement dans cette « nouvelle économie », notamment dans le hardware des télécoms et de l’Internet, les câbles sous-marins, la fibre optique, les serveurs et leurs supports de stockage de données, les équipements vidéo et de climatisation, etc. Les politiques monétaires qui ont suivi la crise financière de 2008 (quantitative easing) ont fait exploser les recours à l’endettement pour effectuer ces investissements, sans que leurs acteurs touchent à leurs masses de liquidités planquées dans les paradis fiscaux.

Pour y voir plus clair, il est vraiment nécessaire de distinguer les « plateformes » rentables (et qui accumulent les profits en se consolidant) et celles qui sont encore dans les brumes de la valorisation boursière, sans fonds propres, aux chiffres d’affaires mirobolants mais criblées de dettes…

Pour y voir encore plus clair, il faudrait vérifier au moins deux choses :

– si se creusent les distances et différenciations entre ces deux pôles du capitalisme : un secteur industriel classique condamné plus ou moins à une faible productivité (même si quelques grosses boîtes comme General Electric ou Siemens tirent leur épingle du jeu) et à une relative stagnation des profits, placé dans une position relativement subalterne et avec peu de perspectives de sortir de cette ornière et ce pôle d’entreprises techno-rentières en position dominante prédatrices de valeur.

– évaluer le rapport entre la dynamique de la rente et le cycle production de valeur/reproduction élargie du capital. Non seulement la rente n’est pas déconnectée du cycle (puisqu’elle puise abondamment dedans), mais les entreprises rentières doivent elles-mêmes continuellement investir pour conserver leurs ressources en état de fonctionner et de rapporter, pour maintenir au minimum leur position et parts de marché et s’assurer que les investissements dans les innovations auxquels elles sont contraintes comportent le minimum de risques… Même si elles n’investissent pas toujours directement, elles le font néanmoins en finançant et rachetant des start-ups et des entreprises déjà profitables jugées à fort potentiel de croissance. Par ailleurs, certaines plateformes lorgnent de plus en plus vers la production d’objets, notamment liés à l’IA, et là dans tous les domaines profitables de l’économie. En ce cas, elles emprunteront certainement le modèle d’externalisation radical et systématique d’Apple (lui-même copié de celui de Nike et de tant d’autres).

Autrement dit, ces grandes plateformes numériques pourront-elles continuer à faire payer le « coût » des investissements les plus lourds au secteur industriel (qui peut compter sur la financiarisation et les aides publiques), récupérer une grande part de la valeur produite globalement et ainsi consolider et pérenniser en quelque sorte ce « modèle » vertueux pour elles ?

En gros, je ne pense pas à une incompatibilité entre rente et accumulation, mais à la fois une complémentarité dans une division stratégique des positions occupées, avec une forte dépendance mutuelle entre les pôles « productifs » et « prédateurs » de valeur. Cela n’exclut pas des formes d’antagonisme, mais d’une nature guère différente que la concurrence entre capitalistes ou encore que les oppositions récurrentes entre sous-traitants et donneurs d’ordre… Rien dans tout ceci qui menace en quoi que ce soit l’ordre capitaliste, ni qui autorise à proclamer l’arrivée d’une nouvelle ère post-capitaliste. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se passe rien. Au contraire. De grands bouleversements sont à l’œuvre, c’est très clair. Mais qui sont à l’échelle de la puissance inégalée d’un capitalisme mondialisé où ses logiques inhérentes de concentration du capital et ses tendances à la monopolisation prennent dans ce contexte des dimensions planétaires extraordinaires, peu imaginables il y a encore une ou deux décennies. Un capitalisme qui a en outre connu des mutations « qualitatives » tout aussi extraordinaires (dans les process de production, dans la sophistication de l’ingénierie financière, dans les types d’objets produits, et même dans la matérialité des marchandises…).

Les effets de ces bouleversements sont imprévisibles, comme ils l’ont toujours été au cours de l’histoire de ce capitalisme qui a démontré depuis longtemps son extraordinaire flexibilité, sa capacité à capter les innovations et se renouveler sans cesse, à révolutionner ces modes de production et d’extraction de la plus-value, à se réinventer en permanence en réponse aux attentes, conflits qu’il suscite, à se relégitimer continuellement malgré les oppositions et rejets qu’il génère, à façonner des besoins et des modes, canaliser des désirs, modeler des conduites et fabriquer de nouvelles dépendances. 

Sinon, d’accord avec la critique : passer du temps sur Internet, écouter de la musique sur YouTube, échanger des mails avec des amis, ne sont pas un travail gratuit. Que des données personnelles soient prélevées, revendues et utilisées par des algorithmes n’y changent rien. Par contre, que des activités ludiques ou gratuites (langage open-source, Wikipédia…) aient été appropriées et mises à profit par l’économie capitaliste, quoi de plus logique puisqu’il n’y avait pas de propriété… A cette échelle et hors de tout contexte conflictuel, la gratuité ou les formes de coopération/partage n’ont jamais rien eu de subversif.

Après, les limites de cette économie sont celles du capitalisme en général (et de l’humanité du même coup) : limites « externes », matérielles, sur la garantie d’une pérennisation de la production de composants électroniques : raréfaction des métaux ou « terres » déjà rares, besoins grandissants en eau (pour la fabrication des semi-conducteurs mais aussi le fonctionnement courant des hubs de data centers) alors que les ressources hydriques diminuent… sans parler des questions énergétiques, logistiques, environnementales et bien d’autres. Mais c’est là une autre discussion.

Quant aux limites « internes » de ces pôles du capitalisme, qu’il soit plutôt techno-rentier ou plutôt industriel-productif, ce serait celles qu’il faudrait espérer du côté de la force de travail. Compte tenu des niveaux atteints par l’affrontement de classes au niveau mondial à ce jour, je ne suis pas sûr, même en le regrettant, qu’il soit très utile ou pertinent d’attendre véritablement quelque chose sur ce point.

Bon, j’arrête là.

Ton texte m’a fait plaisir, m’a stimulé et m’a obligé à reprendre le fil d’une réflexion que je n’aurais pas eu l’occasion de mener sans ça. Le sujet abordé et ta manière de procéder ont ouvert une porte, une perspective d’observation, d’enquête et d’analyse de ce secteur du point de vue du développement du capital, de ses caractéristiques et évolutions, de ses dynamiques et de leurs freins ou limites. Et pas en fonction des affects qu’il suscite (fascination ou répulsion) et des analyses surtout descriptives et superficielles qui en découlent comme c’est trop souvent le cas. C’est rare et donc précieux.

J’ai conscience que mes remarques restent très générales et j’ai un peu peur de partir dans des généralités, des abstractions, des vues de l’esprit, en outre pas forcément bien étayées par des données empiriques qu’il faudrait examiner de plus près.

J.F, le 27/08/2022


J-F,

Par rapport à l’analyse classique de Joseph Schumpeter sur le lien négatif entre concentration des entreprises et innovations puisque la tendance monopoliste conduirait à des rentes de situation des trusts, les technologies de l’information ont généralisé ce qui ne se pratiquait jusque-là que dans des secteurs particuliers marginaux comme le cinéma ou la musique. En effet, les start-ups de la nouvelle économie y jouent le rôle de ce qu’on appelait autrefois les « indépendants », un rôle d’avant-garde dans l’expérimentation réduit après coup à une division du travail au profit des « majors ». Mais à la différence près que si les start-ups sont parties d’un secteur limité, certaines d’entre elles sont aujourd’hui devenues des « majors » (les GAFAM pour ne citer que l’exemple le plus spectaculaire, mais aussi Tesla) qui diversifient leur activité en ne se reposant justement pas sur la rente effective qu’elles peuvent créer, mais en rachetant de nouvelles start-ups, en prospectant les « licornes », etc. En ce sens, la dynamique du capital est bien toujours là, même si dans les secteurs plus traditionnels, le processus de concentration par acquisitions/fusions relève plutôt pour moi d’une tendance à la « reproduction rétrécie » comme je l’ai mentionné dans ma lettre du 18/07.

Quant à la tendance à la rente, elle me semble beaucoup plus présente dans les anciennes industries de l’énergie que dans la l’économie du « net » et c’est elle qui est réellement un obstacle à la dynamique du capital comme on peut le voir avec le blocage russe de la circulation du gaz ou comme on avait pu le connaître, peut être pour la première fois avec la crise pétrolière de 1973-1974 et le problème du recyclage de cette manne pétrolière.

Peut-être que si, comme tu l’énonces, il n’y aurait pas forcément de contradiction entre rente et accumulation, c’est parce que, comme nous le disons depuis notre travail sur Bichler et Nitzan, ces deux termes sont subsumés sous celui de la capitalisation.

D’une manière plus générale, la critique que je fais au texte de Mitchell me semble aussi applicable à certains passages de ta lettre autour des notions de capital productif et de valeur, mais une discussion là-dessus nous emmènerait trop loin du cadre d’un simple échange de lettres.

Bien à toi,

JW, le 1er octobre 2022.

Correspondances autour des événements de janvier 2015

Cet ensemble de courriers correspond aux échanges qui ont eu lieu entre nous suite aux événements tragiques des 7 et 8 janvier 2015. Leur point de départ est une réaction à un tract que la librairie La Rétive d’Alès a mis en circulation. Son contenu et sa forme nous sont apparus très emblématiques de nombreux autres tracts ou textes en provenance des milieux dits radicaux. En effet, la plupart et quelles que soient leurs différences, partent d’une sorte de négation de l’événement ou au moins d’un déni pour n’en analyser que les causes supposées ou n’envisager que leurs conséquences en fonction de leurs présupposés théoriques.

Nous préférons faire l’inverse (ou en tout cas essayer) : partir des faits et de l’événement pour en apprécier la nature et y confronter nos perspectives théoriques.

Nous reproduisons intégralement ici ce tract puis les échanges qui ont suivi et que nous avons ordonnés en trois parties pour en facilité la lecture. Lire la suite →

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVI)

L’État et ses réseaux

– La direction générale de la santé (DGS) a indiqué au Monde, mercredi 6 janvier, que L’État a fait appel à plusieurs sociétés privées (les cabinets de conseil Accenture et McKinsey, et les sociétés Citwell et JLL), pour l’épauler dans la mise en œuvre logistique de sa stratégie vaccinale. Pour Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS, « cela prouve qu’au sommet de l’État, plus personne n’est capable de mettre en place un plan opérationnel ». Il fait appel désormais à des fournisseurs privés de stratégies clé en main alors même qu’il ne manque pas en interne d’experts, d’inspections, de cabinets et d’autorités en tout genre (Le Monde, le 8 janvier 2021). Rouban y voit une privatisation des politiques publiques alors que nous replaçons cela dans le cadre des formes réseau de l’État1. À cela s’ajoute, dans le domaine de la santé, un éclatement des entités. Dans les années 2010, on a importé les agences, une formule très à la mode dans les pays anglo-saxons, en créant des établissements publics (ARS, Santé publique France…) qui ont chacun leur direction et leur état-major protégeant leur pré-carré. Cela a engendré un éclatement des donneurs d’ordre, un enchevêtrement des compétences et une concurrence entre ces entités. Sans oublier une mauvaise coordination. Le chercheur du CNRS en déduit qu’il n’y a plus aucune ligne directrice ou doctrine de l’État. Pour le chercheur, c’est la constitution d’une économie de l’expertise gestionnaire associant le secteur public et le secteur privé et donc d’un marché professionnel nourrissant le pantouflage ou des espoirs de pantouflage ; il ne voit pas que dans le développement de ces formes réseau c’est la distinction même entre privé et public qui s’estompe.

– Dans le même ordre d’idées, selon D. Béhar de Terra nova (Libération, le 22 janvier 2021), l’État est devenu incapable de premièrement cadrer et deuxièmement coordonner l’action territoriale. La « reterritorialisation » idéologiquement plaquée comme conséquence d’une décentralisation conçue comme moins bureaucratique a conduit en fait à une spécialisation techniciste des compétences, une surenchère des collectivités locales par la multiplication des programmes catégoriels (l’exemple de « l’action cœur de ville »), alors que la crise sanitaire a au contraire démontré le lien entre les secteurs (santé, continuité du service public, transports et approvisionnement alimentaire). Cette « reterritorialisation » à qui l’État veut faire jouer le rôle de valeur refuge relève en fait d’une conception centralisatrice qui considère les espaces non métropolitains encore comme des campagnes d’il y a un siècle [alors que cela fait 50 ans qu’un sociologue des rapports ville/campagne comme H. Lefebvre a théorisé le concept de « rurbain ». NDLR]. Quoi d’étonnant alors à ce que le gouvernement s’étonne qu’un département « rural » comme la Haute-Loire soit l’un des plus touchés par la seconde vague de la pandémie, dans la mesure où il néglige son ancrage au sein de l’intense tissu d’échanges stéphano-lyonnais. 


Taux d’intérêt, dette, banques  

Il est faux de prétendre que les actuels taux d’intérêt quasi nuls et même négatifs sont sans aucun précédent dans l’histoire financière. Dans les années 1930 aux États-Unis, les obligations du Trésor étaient tombées après la crise de 1929 à un « taux plancher zéro ». Dans la Confédération helvétique, en 1979, la Banque Nationale avait enrayé ainsi l’appréciation du franc suisse. On peut, plus près de nous, citer l’État français qui en 2012 a placé près de 6 milliards d’obligations à trois mois à – 0,0005 % et à six mois à – 0,006 % (J.-M. Servet : « Taux d’intérêt bas et négatifs, nouveau paradigme de la finance ? », in The conversation, le 17 novembre 2020). Par ailleurs, pendant les Trente glorieuses les taux d’intérêts réels étaient eux aussi proches de zéro une fois soustrait du taux d’intérêt nominal le taux d’inflation. Mais, à  l’inverse la dette publique américaine en 1946 (108 % du PIB) est descendue à 57 % en 1957 grâce à une inflation dont la possibilité est aujourd’hui exclue par la « Théorie monétaire moderne2 » (Les Échos, le 7 janvier 2021). 

Ce qui change aujourd’hui c’est à la fois l’aspect massif, général et continu depuis 2008 de ce phénomène initié par les grandes banques centrales « indépendantes ». De ce fait, elles ont enclenché, non pas un « retour à une inflation modérée » comme elles l’espéraient, mais une spirale baissière des taux d’intérêt à effets déflationnistes3. Néanmoins, du point de vue strictement financier, même les États paraissant les plus sûrs en profitent parce qu’ils ont eux-mêmes emprunté à taux négatifs pour refinancer leur dette ; et les banques centrales aussi comme par exemple, la Banque centrale européenne qui prélève l’équivalent de 10 % des profits des banques commerciales par les taux négatifs qu’elle leur impose sur leurs réserves obligatoires et additionnelles (cf. les accords de Bâle III qui visaient à rendre les banques plus sûres suite à la crise financière de 2008 afin d’éviter les situations de Too big to fall). Toutefois, cela paraît a priori impossible de façon permanente, sauf à imaginer que cette activité soit devenue une sorte de produit d’appel, les profits étant réalisés grâce à d’autres services. Toutefois, les banques ont des revenus procurés par des services diversifiés et par leurs facturations. Ainsi, selon le cabinet Sémaphore Conseil, les frais de tenue de compte ont augmenté de 1 000 % en dix ans en France. Il existe aussi des frais de dossiers pour les prêts4. Contrairement à une croyance commune, de tels taux ne rendent pas les banques automatiquement déficitaires (même s’ils diminuent leur rentabilité) car un prêt bancaire, pour l’essentiel, ne se fait plus par transformation en prêt d’une épargne préalable, mais par création nette de monnaie dont elles ont le monopole via le crédit.

– Néanmoins, ces taux bas ne sont globalement pas favorables à l’investissement et depuis plusieurs années déjà l’investissement productif recule dans le secteur industriel. Au premier regard c’est étonnant, car pourquoi ne pas emprunter puisque l’on peut emprunter de l’argent pour rien ? D’abord, parce que les responsables de projets d’investissement sont découragés d’investir dans un environnement de taux zéro synonyme de faible anticipation de croissance ; ils ont alors tendance à se porter sur des actifs rémunérateurs et spéculatifs. De plus, en raison des taux zéro, l’épargne des ménages en Europe s’est déplacée vers des actifs liquides et non risqués, essentiellement les comptes en banque. C’est logique dès lors que les placements ne rapportent plus la moindre rémunération, pour cause de taux nuls. C’est ce que Keynes appelait la « trappe à liquidités ». Le risque de l’investisseur n’est plus rémunéré. Dès lors, les investisseurs se détournent des projets risqués à long terme (Les Échos, le 22 janvier 2021). Mais ces éléments théoriques sont à relativiser comme le montre l’article du journal Les Échos, le 4 janvier 2021. Confronté à l’arrêt soudain et violent de l’activité, ce poste de dépenses a reculé en 2020. Il n’a toutefois fait qu’accompagner la contraction du PIB sans l’amplifier, à l’inverse de ce qui s’est produit lors des précédentes récessions. L’Insee attend désormais un recul de 9 % de l’investissement productif en 2020, un rythme identique à celui du PIB. Lors des récessions de 2009, 1993 et 1975, sa contraction avait alors été en moyenne de 8,8 % déjà, mais pour des épisodes de recul du PIB « limité » à 1,5 %. Sur le champ de l’industrie manufacturière, la comparaison avec 2009 est plus frappante encore. Les industriels évoquaient en octobre dernier une baisse de 14 % de leurs dépenses d’investissement en valeur pour 2020, alors qu’ils attendaient en recul de la demande et à une incertitude pesante. Mais c’est bien la « faiblesse » de cet ajustement au regard de la chute du PIB qui interpelle. Plusieurs explications peuvent être avancées : les entreprises sont globalement entrées en relative bonne santé financière dans cette crise. Le canal du crédit leur a été maintenu ouvert et même élargi en 2020, contrairement à 2008-2009. La récession est moins industrielle qu’elle ne frappe plus violemment encore les activités de services ; elle touche ainsi moins les secteurs les plus intensifs en capital.

– – Dans une interview Laurence Boone5, cheffe économiste de l’OCDE au Financial Times (4 janvier 2021), défend une nouvelle approche des dettes publiques et des politiques des banques centrales. Cela marque apparemment une petite rupture avec la position pro-austérité de l’OCDE à l’époque de la crise de 2008. Boone met l’accent sur le risque d’explosion sociale en cas de réédition de ces mêmes politiques et souligne le caractère non démocratique des banques centrales, d’où sa proposition d’une politique budgétaire (puisqu’elle est appliquée par un gouvernement élu) qui aurait l’assentiment de la population et qui devrait prendre le relais de la politique monétaire qui relève des banques centrales. Elle rappelle que la politique monétaire a maintenant un effet redistributif, ce qui ne fait théoriquement pas partie de son rôle, alors que cela fait bien partie du rôle de la politique budgétaire.  Sinon, Boone cherche à orienter les politiques économiques vers la notion de soutenabilité à long terme de la dette, qui d’après elle doit tenir compte non seulement de la pérennisation vraisemblable des taux bas, mais aussi de la volonté assurée des investisseurs d’acheter les emprunts d’État [traduction et synthèse par nos soins, Larry C].


Investissement et concentrations

– Malgré le choc du Covid, les fusions-acquisitions mondiales ont bouclé une année solide. Plus de 3.600 milliards de dollars de transactions ont été annoncés en 2020, selon Refinitiv. C’est plus que les sept années qui ont suivi la dernière crise financière, le recul se limitant à 5 % sur un an. Pour pallier une croissance organique affaiblie [ce que nous définissons comme une « reproduction rétrécie », NDLR], les entreprises devront en effet trouver des relais de développement par acquisition. Si on prend l’exemple de la fusion en cours entre PSA et FCA, il est à remarque que c’est une fusion/acquisition entre deux groupes automobiles qui ont fait le moins d’effort en recherche et développement (Fiat offrant l’exemple d’un sous-investissement chronique) ces dernières années, PSA étant surtout redevenu « performant » en baissant ses coûts.  « La fusion permet de créer un effet de taille qui diluera de manière très conséquente nos efforts en matière d’investissement, de recherche et de développement [R&D] » (Le Monde, le 6 janvier 2021), a résumé M. Tavares, le PDG du futur groupe Stellantis qui a le mérite d’être clair. Par delà l’angoisse des salariés français et italiens sur le rééquilibrage possible des productions entre des usines Fiat tournant à 60 % de leur capacité et des usines PSA à bloc, le centre de gravité du groupe va se déplacer vers l’Italie et vers les États-­Unis, le siège se trouvant à Amsterdam (Pays-­Bas). Un exemple d’internationalisation où il y aura sans doute quelques difficultés à composer une image de marque sur une marque aux 14 marques ! On peut rester sceptique devant ce type traditionnel d’alliance alors que de nouvelles semblent plus dynamiques comme le projet qui associerait Apple et Hyundai motor sur la voiture autonome, la première ayant semble-t-il renoncé à son projet initial d’un développement propre qui l’aurait entraîné dans d’énormes investissements en capital fixe dont elle peut profiter directement auprès du constructeur coréen (Les Échos, le 11 janvier 2021). Un exemple indiscutable de synergie.   

– Dans un actionnariat de plus en plus intermédié à travers les gestionnaires de fortune, les fonds d’investissement, les investisseurs institutionnels, les fonds de pension, les normes de rentabilité minimales imposées aux entreprises sont beaucoup trop élevées : 10 à 15 % de rendement du capital sont le plus souvent exigés qui sont en moyenne effectivement atteints. Une norme aussi ambitieuse est contraire au bon sens macroéconomique qui détermine un niveau correct autour de 5 %. Comment expliquer ce maintien d’un taux de rendement élevé avec des taux d’intérêt voisins de zéro et un excédent d’épargne privée ? La doctrine voudrait que le marché s’équilibre par une augmentation de l’investissement et une diminution du taux de rendement du capital, qui devrait revenir, dans les conditions actuelles, aux alentours de 7 %. Comme les chiffres imposés sont impossibles à atteindre de manière étendue par les seuls progrès de productivité et d’innovation des entreprises, qui demeurent globalement faibles (autre contradiction), celles-ci tentent d’y parvenir par des moyens détournés : les entreprises américaines rachètent massivement leurs actions, les opérations de fusions-acquisitions, qui ne sont qu’une forme plus sophistiquée du même rachat d’actions, se multiplient et la main-d’œuvre devient une variable d’ajustement. On licencie non pas parce que l’entreprise est en difficulté, mais pour lui permettre d’atteindre une norme de rentabilité imposée par la Bourse. Les P-DG de Danone et Véolia-Engie justifient leurs politiques de licenciements pour le premier et de fusion/acquisitions (sur Suez) pour les seconds par le fait qu’il faut se prévenir de la concurrence éventuellement hostile (Nestlé pour le premier) de façon à éviter les OPA hostiles et pour cela avoir une bonne rentabilité. Pour J. Peyrelevade dans Les Échos, le 13 janvier 2021, il serait plus efficace d’adopter la même réglementation que les pays du Nord de l’Europe, à savoir l’interdiction des OPA hostiles et ce, d’autant plus que la relative faible capitalisation des grandes entreprises françaises les rend particulièrement vulnérables comme le montre encore le projet du québécois « Couche-tard » de se « rapprocher de Carrefour, deux fois moins valorisé, mais à la surface de vente nettement supérieure. L’offre (20 euros l’action soit 30 % au-dessus de sa cotation) a de quoi séduire les actionnaires de Carrefour. Mais, dans la soirée, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, invité sur France 5 et qui s’était entretenu avec tous les responsables du dossier, a déclaré qu’il n’était « a priori pas favorable à l’opération » car « la sécurité alimentaire des Français est en jeu ». L’État qui dispose d’un droit de veto sur les investissements étrangers dans des secteurs dits stratégiques envisage plus que sérieusement d’user de ce droit pour empêcher en pleine crise économique le rachat du premier employeur privé (105 000 collaborateurs) par un groupe étranger6. La crise sanitaire n’a pas vraiment affaibli le secteur, mais la concurrence d’un côté des spécialistes de l’e-commerce tels Amazon et autres Alibaba, et de l’autre des discounters comme E. Leclerc est de plus en plus menaçante7. « La crise est venue conforter nos choix stratégiques sur la transition alimentaire, l’achat local, le lien entre alimentation, santé et environnement, les prix bas, l’e-commerce. Toutes ces grandes tendances sur lesquelles on a bâti notre plan stratégique en janvier 2018 ont été accélérées », déclarait Alexandre Bompard, le PDG-Carrefour, fin décembre aux Échos Week-End. Il n’en demeure pas moins que l’enseigne est passée du deuxième rang mondial en 1999 derrière Waltmart au septième aujourd’hui avec une cotation diminuée de moitié. L’expansion internationale des années 2000 a en fait siphonné les résultats du groupe et les capitaux ont manqué pour rénover les hypermarchés dont la forme est devenue inadéquate aux nouvelles formes de consommation (Les Échos, le 14 janvier 2021). À l’inverse, cette opération avortée a réveillé le cours de Bourse du français, mis en lumière son redressement et peut déboucher sur des partenariats avec le canadien, plus faciles à mettre en œuvre, et c’est d’ailleurs ce qui est en train de se réaliser. Par ailleurs, cela envoie aussi un message direct à Amazon, après des années de rumeurs : la distribution française n’est plus à vendre. Ce qui ne veut pas dire que la concurrence interne ne va pas s’exacerber. En effet, le flot des consommateurs français se divise en deux fleuves : le premier, celui des citadins aisés, coule vers le bio et la qualité ; le second, celui des plus modestes, penche vers le discount. En tant que distributeur généraliste, Carrefour, comme Auchan, peinent à servir les deux populations. Ses coûts d’exploitation sont 3 % supérieurs à ceux des Leclerc (Les Échos le 22 janvier 2021). Pour certains, la surface financière apportée par le canadien aurait hâté cette concentration jugée nécessaire pour faire face aux échéances de demain qui sont celles de la concurrence ou de l’autonomie par rapport à l’e-commerce alimentaire en développement.

Cette situation n’est pas valable que pour Carrefour, en témoigne Renault dont l’internationalisation tous azimuts, chère à Carlos Ghosn, n’a pas vraiment porté ses fruits. « Le groupe n’a pas réussi à diversifier ses profits hors d’Europe », a ainsi constaté le nouveau directeur général. Le Vieux Continent, qui concentre 50 % des volumes, génère 75 % des bénéfices. De nombreuses implantations à l’internationale ont entraîné une véritable hémorragie financière (Les Échos, le 15 janvier 2021).

– Les recherches de synergie n’étant souvent pas évidentes dans le processus de fusion/acquisition les risques de doublons sont très présents, pour les « cols bleus » cela risque de conduire à un tri entre établissements du nouveau groupe pour la fabrication : mais les « cols blancs » sont aussi touchés par la concentration des centres de recherche (nous en avons parlé dans d’autres relevés) et aussi du fait de l’amaigrissement des sièges sociaux, un processus qui risque de s’accélérer avec l’expérience du télétravail expérimenté et développé pendant la crise sanitaire. La banalisation des réunions Zoom ou Teams a également ouvert les yeux du management sur deux réalités. La première est que, pour être efficace, une réunion ne doit pas réunir trop de monde. Et que si les réunions peuvent être productives alors qu’on n’y convie plus jamais certains… c’est peut-être que l’on peut se passer d’eux… « C’est la fin des bullshit jobs, déclare sans ambages un patron [reprenant la formule de l’anthropologue libertaire David Graeber à son compte, NDLR]. La seconde est que les compétences dont on a besoin ne sont pas forcément au siège. Un expert sur une question précise peut être un cadre de terrain dont la compétence sera juste ponctuellement utile en central. Conclusion ? Les sièges vont se réduire inéluctablement, par la taille et le nombre de cadres qu’ils accueillent (Les Échos, le 14 janvier 2021).

– La perspective d’une ample relance budgétaire aux États-Unis a été accueillie avec enthousiasme en Bourse, soutenant les valeurs de la « vieille économie » avec l’espoir d’un nouveau grand plan de relance. La menace d’un surcroît de régulation et d’une mise en place de taxation par les démocrates a en revanche pesé sur le secteur technologique (Les Échos, le 7 janvier 2021).


Question de méthode

– Pour qualifier les effets de la crise sanitaire, l’image d’un « grand bond en arrière » est parfois utilisée. Une chute de 9 %, cela met effectivement le PIB de 2020 au niveau de celui de 2011. Voilà qui vise à rendre les choses concrètes. Pour autant, il s’agit là d’un raccourci. Passons sur le fait que la France compte aujourd’hui davantage d’habitants (environ +3 %) qu’en 2011 : en rapportant le PIB au nombre d’habitants, le tableau se noircit encore plus. Mais, surtout, en sens inverse, il est difficile de prétendre qu’une décennie de croissance aurait été effacée. Car ce que mesure le PIB, c’est l’activité économique sur une période donnée, le trimestre ou l’année. C’est donc un flux plutôt qu’un stock. En 2020, globalement sur l’année, cette activité aura effectivement été au niveau de celle de 2011, mais ce qui a été réalisé entretemps n’a pas été effacé par la pandémie : les maisons construites en 2019 par exemple ne se sont pas soudainement écroulées ! C’est d’ailleurs ce qui différencie les pandémies des guerres ou des catastrophes naturelles (du type cyclones, séismes…), qui provoquent, quant à elles, directement des dommages matériels importants à côté des pertes humaines. D’ailleurs, loin d’être effacés, ce sont sur les progrès scientifiques et techniques des dernières années que nous comptons pour sortir de la crise sanitaire et en atténuer l’impact économique. Ce sont les développements récents de la recherche médicale qui ont permis la mise au point relativement rapide de vaccins, lesquels permettront, nous l’espérons, de sauver des vies. Et c’est le développement des technologies numériques qui aide nombre de secteurs à surmonter l’épreuve (J. Poujet, direction de la conjoncture à l’INSEE, in Les Échos, le 5 janvier 2021).


En marge de la crise sanitaire : le Brexit.

Le Monde diplomatique de janvier 2021 avec l’article : « L’ère de la finance autoritaire » (Benquet et Bourgeron) indique que le rôle de la finance dans la campagne pour ou contre n’a pas été uniforme d’où les difficultés d’interprétation. La plus courante étant que la City aurait été contre. En fait l’article distingue d’un côté, les représentants de la « première financiarisation » — banques, assurances, sociétés de conseil, de communication et d’information financière, de courtage, de change, d’investissement institutionnel (fonds de pension compris) —, dont le mode d’accumulation se caractérise par un appel public à l’épargne, laquelle est investie pour une courte durée dans des actions acquises sur des marchés boursiers. Ce mode d’enrichissement n’implique pas une prise de contrôle des entreprises par les financiers propriétaires de titres : ces derniers ont principalement un mode de gestion passif et délèguent aux manageurs le contrôle des sociétés. De l’autre, les membres de la « seconde financiarisation » : secteurs de la gestion alternative d’actifs, du capital-investissement et des hedge funds. Ceux-ci font appel à des placements privés qu’ils investissent pour une durée moyenne dans des actifs hors marchés dont ils prennent le contrôle. Leur mode de gestion est alternatif et actif au sens où il est relativement décorrélé des marchés financiers, soit que leurs investissements soient non cotés, soit qu’ils ne correspondent qu’à des secteurs très risqués des marchés boursiers. Les données de financement des deux campagnes montrent que celle en faveur du Remain a été largement alimentée par les acteurs de la première financiarisation, et celle en faveur du Leave par ceux de la seconde. En soutenant le Brexit ces derniers ont signalé que l’UE pourtant fort accommodante, était encore trop régulatrice et contraignante. Pour eux, il s’agit de transformer la City en une sorte de plate-forme offshore (la presse anglaise parle de « Singapour sur Tamise » à propos de ce projet)8. Ces contraintes ne touchent pas que le secteur de la finance comme on peut le voir avec l’automobile : Payer 10 % de droits de douane sur les véhicules ou les composants échangés entre l’Union européenne et le Royaume-Uni aurait lourdement pénalisé le secteur. « Il n’y a pas d’industrie aussi étroitement intégrée que l’automobile européenne, avec des chaînes logistiques complexes à travers toute la zone », a rappelé le directeur général de l’Acea (Association des constructeurs européens d’automobiles), Eric Mark Huitema, au lendemain de l’accord. Plusieurs constructeurs asiatiques, comme Nissan ou Toyota, ont ainsi choisi le Royaume-Uni comme base de production. De même, BMW (pour Mini) ou encore PSA (via Vauxhall) ont de grosses usines dans le pays. Des composants traversent plusieurs fois la Manche avant d’être assemblés au sein de véhicules dont 80 % sont ensuite exportés (chiffre 2019). À l’inverse, 88 % des voitures neuves achetées au Royaume-Uni en 2019 ont été importées, dont 78 % en provenance de l’Union européenne. Au total, 3 millions de véhicules franchissent ainsi chaque année la frontière. La question la plus critique sera en fait celle des « règles d’origine » : pour être effectivement exemptés de droits de douane, les véhicules traversant la Manche devront comprendre une part minimum de valeur ajoutée provenant de la zone Royaume-Uni-UE. Des seuils (aux alentours de 55 %) qui ne posaient pas problème pour les véhicules thermiques en posent pour les électriques, car les batteries sont presque toutes en provenance d’Asie. Les seuils ont donc été abaissés à 40 % et devront être alignés progressivement, mais la peur a été grande que le Royaume-Uni jour le cheval de Troie au sein de l’UE dans ce secteur (Les Échos, le 13 janvier 2021).

Alors que le Brexit était censé redonner de la souveraineté nationale au Royaume-Uni (Tack back control), la position géographique du Royaume-Uni est telle que ses relations internationales en termes de commerce de biens et de services seront toujours très étroitement dépendantes des normes et régulations en vigueur dans l’UE. Ce qui fait la force de l’UE face à la Chine et aux États-Unis, c’est la taille de son marché. C’est en conditionnant l’accès de son marché à certaines normes et valeurs que l’UE peut faire pression sur des pays tiers ou sur des entreprises multinationales ; par conséquent, plus la taille de son marché est importante, plus son pouvoir de négociation est grand.


Interlude

– Fort de son expérience sur la gestion des masques en mars 2020, l’ex-ministre Agnès Buzyn rejoint l’Organisation mondiale de la santé où elle sera chargée du suivi des questions multilatérales (Les Échos, le 6 janvier 2021).  [À défaut de recyclage de vieux masques périmés le recyclage des décrédibilisés au sein d’organismes ayant eux-mêmes perdus de leur crédibilité pendant la crise est à la mode, NDLR].

– La notion de résistance, qui suppose combat et communauté, tend à disparaître sous le mot de résilience qui implique individualité et passivité. Macron ne s’y est pas trompé en appelant « Résilience » son premier plan d’action contre le Covid-19. Un monde résilient ne veut pas remettre en cause un fonctionnement mais impose une sorte de devoir psychologique à bien aller quoi qu’il arrive (Olivier Steiner Libération ; le 6 janvier 2021).

– Martinez, secrétaire général de la CGT, critique les mesures d’aide nées de la pandémie (le JDD, 3 janvier 2021) : « On distribue beaucoup d’argent aux entreprises, mais rien aux salariés. ». L’État a pourtant consacré 31 milliards au financement du chômage partiel en 2020. Question : est-ce que la CGT ne considère pas les chômeurs comme des salariés ?

– « L’ultra gauche a infiltré les teufeurs ! Voilà l’argument avancé par l’Intérieur pour expliquer l’incapacité des forces de l’ordre à empêcher la rave-party du Nouvel An organisée près de Lieuron (Ille-et-Vilaine). Ils étaient plusieurs centaines de Black Blocs et de zadistes venus de Notre-Dame-des-Landes assure encore une huile de Beauvau. On aura mis 24 heures pour restaurer l’ordre public râle, pas convaincu, Florian Bachelier, député local et premier questeur de l’Assemblée. On avait six escadrons de gendarmerie et des compagnies de CRS prêts à intervenir à Rennes, tente de faire valoir un galonné. On a préféré les laisser en zone urbaine. D’autant que nous avons été prévenus trop tardivement du lieu précis de la rave. La faute, selon l’aveu de l’un de ses membres, au service de renseignement territorial : « On était à l’ouest ». Le procureur de la République Philippe Astruc a annoncé le 4 janvier, la mise en examen et le placement en détention provisoire d’un supposé organisateur de la rave. Né en 1999, sans antécédent judiciaire, le jeune homme vit dans un camion du côté de Rennes et se dit SDF. Un profil de Black Bloc ? (Le Canard enchaîné, le 6 janvier 2021).

– Fallait s’y attendre. Après un an de Covid et de télétravail, il y a du relâchement. Le maire d’Anvers, le 2 janvier, Bart De Wever, chef du parti nationaliste N-VA, a répondu à une interview télé en chemise… et en slip ! En « visio » à la maison, avec son téléphone ; il a juste oublié qu’un miroir, placé derrière sa chaise, laissait voir ses jambes peu vêtues. (ibid.)

– La faute au Congrès ! Presque partout aux États-Unis, les hôpitaux doivent faire le tri entre les patients infectés par le Covid-19, faute de médecins en nombre suffisant, surtout d’anesthésistes et d’urgentistes. Le Wall Street Journal accuse les parlementaires d’être responsables de cette pénurie. Selon le quotidien, ils avaient décidé il y a une vingtaine d’années de réduire le nombre de médecins hospitaliers. Aujourd’hui, le Congrès peine à corriger ses erreurs en prévoyant, sur les 900 milliards de dollars du nouveau plan d’urgence, le financement par le système fédéral d’assurances publiques (Medicare) de 1.000 nouvelles places de formation de médecins sur cinq ans. Depuis sa création en 1965, rappelle le quotidien, Medicare (assurance-santé pour les personnes de plus de soixante-cinq ans) a financé la grande majorité des formations pour les internes des hôpitaux. Mais, dans les années 1990, la crainte de certains économistes et médecins était de voir une inflation de soins inutiles prodigués par des praticiens en trop grand nombre. Une erreur du Congrès, selon le journal. Car les rémunérations des médecins financés par Medicare et Medicaid (pour les personnes à faible revenu) ont été plafonnées. Ce qui a entraîné une inflation des honoraires dans le secteur privé. Même phénomène observé dans les hôpitaux (Wall Street Journal, le 5 janvier 2021).

– Le pape post-moderne François a annoncé qu’il se ferait vacciner contre le Covid (AFP, 9 janvier 2021). À 84 ans, on peut être représentant du Bon Dieu et personne à risque (Le Canard enchaîné, le 13  janvier 2021).

Enfin une stratégie politique ! Le secrétaire général du parti macroniste, Stanislas Guerini, justifie (cf. BFMTV, 13/1) : « Lʼintérêt du couvre-feu à 18 heures, c’est de contrer l’“effet apéro”. Dans le même ordre d’idée, mais à gauche : Jean-Luc Mélenchon explique d’où vient son expertise en matière de vaccins (cf. LCI, 14 janvier) : « J’ai vécu suffisamment longtemps dans le Jura, dont est originaire Louis Pasteur » (Le Canard enchaîné, le 20 janvier 2021).


Automatisation, productivité et Covid-19

Nous avons déjà mentionné cette difficulté théorique des économistes à comprendre l’évolution inverse de ces deux données puisque l’augmentation de l’automation devrait conduire logiquement à une augmentation de la productivité qui n’est guère repérable statistiquement. Pour P. Artus (25 septembre et 1er octobre 2020, notes de Natixis) le taux d’investissement net (qui prend en compte l’amortissement du capital) a beaucoup reculé. Autrement dit, « les entreprises n’ont pas investi suffisamment pour compenser l’accélération de l’obsolescence de capital, d’où le recul des gains de productivité ». Malgré la baisse du prix relatif des biens d’investissement dans les nouvelles technologies9, le volume de capital nécessaire est élevé, d’autant plus qu’il est soumis à un cycle de vie relativement court. Autrement dit, il faut investir beaucoup et souvent, et le même volume d’investissement semble porteur de gains de productivité décroissants. Mais il faut coupler cette explication avec une autre, à savoir la discordance entre la demande sociale qui se déplace vers des secteurs à moindre productivité et les critères de rentabilité capitalistes. C’est peut-être la réponse de fond au paradoxe de Solow sur la productivité : le flux des innovations technologiques ne semble pas se tarir, mais c’est la capacité du capitalisme à les incorporer à sa logique qui est en train de s’épuiser (cf. les logiciels libres et plus globalement l’extension de la gratuité produite par les nouvelles technologies).

Pour Michel Husson (cf. site À l’encontre, le 3 janvier 2021) le problème du maintien d’emplois que l’automatisation menace se trouve aggravé par les effets de la crise sanitaire qui a crée un double choc d’offre et de demande, à savoir son hétérogénéité selon les secteurs (et les pays). Dès lors, même un redémarrage progressif de l’économie ne résorberait pas les désajustements entre offre et demande, comme le souligne l’étude de McKinsey sur l’emploi en Europe. À côté des 22 % d’emplois menacés par l’automatisation, elle identifie 26 % d’emplois menacés par la crise sanitaire. Ces deux catégories se recouvrent en partie : 10 % des emplois européens seraient ainsi menacés à la fois par l’automatisation et la Covid-19. Or ces emplois « doublement exposés » sont très inégalement répartis selon les secteurs. Ainsi 5,4 millions d’emplois du commerce (soit 2 sur 3) seraient exposés à ce double risque. Une argumentation toutefois peu convaincante si on regarde ce qui est en train de se passez chez Michelin qui va supprimer 2300 emplois en France pour des raisons de compétitivité et de recentrage sur des activités fortement productrices de valeur ajoutée (même argument que Bridgestone dans le même secteur). Les raisons invoquées ne sont donc pas liées à la crise sanitaire (la direction soutient que le plan de dégraissage a même été retardé par celle-ci) ni non plus à l’automatisation bien que la baisse des effectifs des activités tertiaires (1100 des 2300 chez Michelin puisse en être une conséquence), mais plutôt à des raisons stratégiques dans le cadre de la division internationale du travail (1200 des 2300 de suppression dans l’activité industrielle).  

– Afin de mieux saisir les répercussions économiques de l’épidémie de Covid-19, Nicholas Bloom, Philip Bunn, Paul Mizen, Pawel Smietanka et Gregory Thwaites ont analysé son impact sur la productivité au Royaume-Uni en utilisant les données tirées du Decision Maker Panel, une vaste enquête menée auprès de milliers d’entreprises. Leurs estimations suggèrent que l’épidémie de Covid-19 devrait réduire la productivité globale des facteurs dans le secteur privé d’environ 3 % en moyenne entre le deuxième trimestre 2020 et le deuxième trimestre 2021, relativement à ce qu’elle aurait été sinon, et d’environ 1 % en 2022. L’épidémie de Covid-19 alimente-t-elle un processus schumpetérien de destruction créatrice ? En l’occurrence, les firmes présentant la plus faible productivité disparaissent-elles en étant remplacées par des entreprises plus productives ? C’est en partie le cas, mais seulement en partie. En effet, l’économie connaît pour l’essentiel une simple destruction des secteurs présentant une faible productivité. Des secteurs comme ceux de l’hébergement, de la restauration, du voyage et des loisirs se sont fortement contractés, mais les autres secteurs n’ont connu qu’une expansion limitée, ce qui empêche une réallocation des facteurs, notamment des travailleurs, vers les secteurs en expansion. Finalement, la productivité moyenne a augmenté, mais la production totale a décliné. Bloom et ses coauteurs estiment que l’épidémie freinera la croissance de la productivité à plus long terme dans la mesure où les entreprises ont fortement réduit leurs dépenses en recherche-développement autrement dit, les effets de l’épidémie risquent de se conjuguer à ceux de tendances de plus long terme pour freiner le progrès technique (cf. blog D’un champ l’autre, 28/12/20).


Science, industrie pharmaceutique et virus

– Sur 93 milliards d’euros de fonds publics mobilisés pour éradiquer le virus, 63 milliards sont allés aux petites et moyennes entreprises et aux sociétés à capitalisation moyenne (MidCaps), le reste aux multinationales, a calculé la fondation maltaise KENUP. Ce n’est pas une surprise. L’industrie n’a jamais misé sur les vaccins. Sur un chiffre d’affaires de 670 milliards d’euros, ils ne pèsent que 3 %. Traiter des pathologies graves ou chroniques est plus rentable que faire de la prophylaxie. La pandémie a changé la donne : faute de thérapie contre le Covid­-19, le vaccin est redevenu intéressant. Aiguillonnées par des gouvernements de plus en plus inquiets, les firmes occidentales ne pouvaient abandonner ce marché colossal. Ni laisser le champ libre à des entreprises russes et chinoises poussées par Moscou et Pékin, prêts à tout pour gagner la course aux vaccins et prouver la supériorité de leur modèle politico-économique sur les démocraties occidentales. Risque financier supprimé les poids lourds ont fait cause commune avec les poids légers et signé des partenariats de recherche et de financement avec des biotechs très innovantes… qu’ils ont l’habitude de racheter à prix d’or grâce à leurs énormes cash flows. Astra-Zeneca s’est associé à l’université d’Oxford, Pfizer à Bio-NTech, Bayer à CureVac. Ils leur ont apporté leurs capacités de développement, leurs outils de production, leur puissance logistique. Et cinq Big Pharma (Johnson & Johnson, Pfizer, Merck, GSK et Sanofi) se partageaient déjà 80 % du marché avant la crise (Le Monde, le 19 janvier 2021). À noter que Ruffin de LFI réussit la performance, dans un entretien à Libération du 18 janvier 2021, de critiquer à la fois les Big pharma et le fait que Sanofi n’ait pas été capable de produire le vaccin français qui garantirait notre « souveraineté sanitaire » !

– À lire leurs déclarations, les dirigeants politiques réduisent la science à deux de ses dimensions, à savoir la considérer comme un corpus de connaissances et une marque d’autorité. Or, la science est avant tout une démarche, la fameuse méthode scientifique qui justement permet d’acquérir de la connaissance avec des règles, dont la rigueur contribue à établir la confiance et assure in fine l’autorité. En des temps d’incertitude comme aujourd’hui, cette dimension « dynamique » doit être privilégiée par rapport à celle, figée, d’une autorité qui détiendrait une vérité. Aucun comité scientifique, fût-­il de qualité, n’est à même de produire de nouvelles connaissances. Pour cela, il faut expérimenter, faire des hypothèses, les tester, débattre… et organiser un minimum cette stratégie ; une vision absente, à de rares exceptions près, dans le pays depuis le début de la pandémie (Le Monde, le 22 janvier 2021).


Un nouveau type d’entrepreneur capitaliste Elon Musk et Jack Ma

Jack Ma n’est plus apparu en public. La trajectoire de M. Ma ne se réduit pourtant pas à la lutte d’un entrepreneur génial contre un Goliath bureaucratique. Un parallèle avec Elon Musk, autre entrepreneur star, américain, peut s’avérer plus éclairant sur son destin. L’un et l’autre ont fondé leur réussite privée à l’abri de solides protections publiques. Alibaba a profité de l’interdiction faite aux concurrents étrangers d’opérer en Chine. De son côté, Elon Musk a sauvé sa société spatiale Space X fondée en 2002, en signant dès 2008 des contrats avec la NASA pour ravitailler la station spatiale internationale. Il a bénéficié, depuis, du programme civil et militaire visant à reconquérir la suprématie américaine dans la conquête de l’espace. Loin d’être des entrepreneurs solitaires luttant contre des administrations obtuses, leur force a consisté, au contraire, à exploiter des secteurs abrités incapables de se réformer. L’un comme l’autre sont d’ailleurs proches des pouvoirs politiques : Jack Ma est membre du Parti communiste chinois, Elon Musk fut, en 2016, un conseiller, puis en 2020, un soutien public de Donald Trump. La position de ces deux entrepreneurs leur a permis d’être créatifs aux limites des règles (P.-Y. Gomez, Le Monde, le 21 janvier 2021)


L’université au révélateur de la crise sanitaire

Alors que les universités sont fermées, mais pas les classes post-bac des lycées, qui profitent de la protection accordée à l’enseignement secondaire, à l’instar des établissements culturels, l’université se voit de fait rangée dans la catégorie du « non ­essentiel ». Pour résoudre ces problèmes, le gouvernement imagine des solutions spécifiques pour la population jeune qui ne serait ni en formation ni en emploi. C’est ne rien comprendre à la sociologie de la jeunesse, car ce sont les mêmes qui partagent leur vie entre temps de formation, petits boulots, engagements associatifs, etc. Il faut arrêter de penser qu’un jeune de 18 à 25 ans, parce qu’il a une carte d’étudiant, rentrerait dans une catégorie spécifique dont la gestion sociale incomberait aux universités. Elles sont là pour former intellectuellement ceux qui en ont le désir, pas pour assurer la protection sociale de tous les bacheliers. On se préoccupe actuellement de l’accès des plus « fragiles » aux campus, autrement dit de ceux dont on sait que les chances d’obtenir leur diplôme sont extrêmement faibles, épidémie ou pas. La nation ne doit pas négliger la prise en charge sociale de sa jeunesse, de toute sa jeunesse. Pour ce faire, elle doit arrêter de masquer le problème en confiant celle­-ci aux universités dès lors qu’elle est détentrice du baccalauréat (F. Vatin, professeur de sociologie, université de Nanterre, Le Monde, le 22 janvier 2021).

La pauvreté des jeunes n’est pas un phénomène nouveau ; avant la pandémie en France, 22 % des moins de 30 ans qui ne vivaient pas chez leurs parents étaient pauvres (moins de 885 euros par mois) et ils constituaient plus de la moitié des 5,3 millions de pauvres du pays ; parmi ceux de ces jeunes qui étudiaient, près de 20 % vivaient sous le seuil de pauvreté. C’est bien pire depuis la crise sanitaire. Pourtant et depuis longtemps, les pays capitalistes que sont la Finlande, Suède, Norvège, Danemark, Écosse, Autriche, Grèce, ne font payer aucun frais universitaire aux étudiants dans le premier cycle (parfois aussi dans le deuxième cycle) ; quatre d’entre eux (Danemark, Suède, Norvège et Finlande) vont beaucoup plus loin et attribuent des revenus décents à tous leurs étudiants sans condition de fortune. Ainsi, le Danemark délivre-t-il une allocation de 750 euros net par mois à chaque étudiant de plus de 20 ans ne justifiant d’un autre revenu supérieur à 1500 euros (soit 90 % des étudiants) ; il y ajoute des prêts très généreux et des aides complémentaires pour financer des frais de scolarité parfois très élevés pour faire des études à l’étranger ; il octroie cette aide aussi aux étudiants européens étudiant au Danemark, à condition qu’ils travaillent de 10 à 12 heures par semaine à côté de leurs études. (Les Échos, le 22 janvier 2021). On retrouve des mécanismes équivalents en Norvège et en Suède. Il faut donc aller bien au-delà d’un RSA étudiant que le gouvernement actuel n’est d’ailleurs pas près d’accorder. En France que fait-on pour eux ? À part les bourses, très limitées, rien. On applique la théorie du capital humain, qui irrigue depuis des décennies la théorie économique américaine et française, selon laquelle les études universitaires ne bénéficient qu’à celui qui étudie, et que, en conséquence, la collectivité n’a pas à les financer. Alors, on leur dit : les études, c’est votre affaire. C’est à vous de trouver comment financer vos frais universitaires, votre logement, votre nourriture. En travaillant s’il le faut. On ne vous apportera une aide supplémentaire que si vous renoncez à étudier pour entrer sur le marché du travail ; là, vous pourrez bénéficier d’un emploi subventionné dans le secteur privé (CIE jeunes), ou dans le secteur public et associatif (PEC jeunes), ou d’un accompagnement vers l’emploi ; et on versera même une prime aux entreprises qui voudront bien vous embaucher. Et avec, dans quelques cas très limités, une aide, plafonnée à 497 euros par mois.

Temps critiques, le 26 janvier 2021

  1. Cf. J. Guigou, « l’État sous ses deux formes : nation et réseau », in Temps critiques no 20, automne 2020.

    « Différents cabinets de conseil servent d’appui et de passerelles entre ces réseaux : « Ils sont partout, plus aucun secteur ne leur échappe. Ce sont eux qui ont rédigé le plan de relance de Bruno Le Maire », se plaint un inspecteur des Finances de Bercy, crème de la crème de la haute administration, fâchée de se voir ainsi dépossédée de l’essentiel. Dans le cadre du plan de relance, le ministère de l’Agriculture, par exemple, a sollicité le cabinet McKinsey afin, comme le dit la lettre de mission, de « bénéficier d’un accompagnement de courte durée pour structurer le pilotage stratégique du volet agricole et en assurer la qualité et la rapidité de l’exécution ». Les fonctionnaires du ministère ne connaissent-ils rien aux aides agricoles ? Dès lors qu’il s’agit de sortir de la gestion de routine, les cabinets sont appelés à la rescousse – c’est devenu un réflexe : le cabinet Roland Berger a encadré le grand débat de Macron post-gilets jaunes. Pour préparer la loi sur les mobilités d’Élisabeth Borne, des cadres d’Ernst and Young et de Boston Consulting Group ont souvent tenu la plume. Le rapport de la Cour des comptes pointe l’absurdité du processus, quand un ministère sollicite une boîte de conseil pour répondre à un autre qui l’interroge sur ses dépenses… » (Le Canard enchaîné, le 13 janvier 2021). []

  2. Selon la Théorie Monétaire Moderne, l’État ramène l’économie au plein emploi en mettant en place le déficit public qui est nécessaire, quelle que soit sa taille, et la Banque Centrale monétise les dettes publiques correspondantes pour éviter la hausse des taux d’intérêt à long terme qui réduirait l’investissement des entreprises et la dépense des ménages. Dans la crise du coronavirus, les pays de l’OCDE ont adopté la Théorie Monétaire Moderne : déficit public massif, achat par la Banque Centrale des obligations émises par les États (ce qu’on définit comme monétisation de la dette). []
  3. À cela s’ajoute le fait qu’auparavant, la création de la monnaie engendrait le plein emploi, donc la hausse des salaires qui se diffusait à toute l’économie et débouchait sur l’inflation. Aujourd’hui, les hausses de salaire se poursuivent parfois dans l’industrie traditionnelle, par exemple en Allemagne, mais elles ne se diffusent pas à l’ensemble de l’économie, et en particulier à l’économie de services et à l’économie ubérisée. Parce que la courroie de transmission syndicale ne fonctionne plus. Avant, les syndicats répercutaient dans tous les domaines de la vie sociale cette demande d’augmentation de salaire. Ce n’est plus le cas, même s’il existe un puissant syndicat du tertiaire en Allemagne (Verdi). Le salaire minimum est maintenant le seul critère d’homogénéisation (plancher) des différents secteurs d’activité. []
  4. Au niveau des techniques financières, on sait également que les banques prélèvent des pénalités importantes en cas de défaillances dans le remboursement des prêts. Remarquons que pour un établissement financier offrir un prêt à – 1 % est profitable si la ressource à nouveau prêtée a été obtenue à – 5 % (par exemple auprès de la Banque centrale). []
  5. https://www.ft.com/content/7c721361-37a4-4a44-9117-6043afee0f6b []
  6. Pourtant le risque sur l’emploi n’est pas flagrant. D’une part, la distribution alimentaire n’est pas délocalisable et, d’autre part, les deux entreprises ne sont présentes ni dans les mêmes pays, ni sur les mêmes activités : Couche-­tard réalise 70 % de son chiffre d’affaires dans la vente de carburant en Amérique du Nord, le reste dans l’épicerie. En revanche, la protection des filières agricoles françaises est une préoccupation plus légitime. Mais, plutôt que de rejeter en bloc l’opération, le gouvernement ferait mieux d’exiger des garde-fous pour les producteurs en faveur de la production locale (Le Monde, le 16 janvier 2021).

    L’État français n’en est pas à son coup d’essai puisqu’on peut rappeler que l’État a compromis — à tort ou à raison — plusieurs mariages entre fleurons français et investisseurs étrangers Danone-Pepsico en 2005 ; Daily motion-Yahoo en 2013 ; Renault-Fiat-Chrysler après beaucoup d’atermoiements en 2019 ; Photonis-Teledyne dans l’optronique de défense. []

  7. Auchan vient de se retirer de Chine et est par ailleurs trop dépendant de ses seuls hypermarchés ; Casino s’est fortement endetté pour répondre à la concurrence du e-commerce. En effet, la préparation des commandes, pour que celles-ci soient rentables, doit se faire dans des entrepôts spécifiques et automatisés. À titre d’exemple, Casino a construit en région parisienne un entrepôt automatique qui utilise la technologie de l’anglais Ocado. Il peut préparer 100.000 commandes par semaine en six minutes. []
  8. À noter dans le journal de la City, que le Financial Times, le 4 janvier 2021 tente un aggiornamento théorique ou plutôt pragmatique : « Au cours des quarante dernières années, le travail en est venu à ne plus assurer un revenu suffisant et stable pour un nombre croissant de personnes […] Franklin Roosevelt, John Maynard Keynes et plusieurs autres pères fondateurs de l’ordre mondial d’après-guerre avaient compris dès les années 1930 que le capitalisme, s’il voulait être recevable sur le plan politique, devait exiger de ses partisans qu’ils en gomment eux-mêmes les aspérités » et de citer des exemples « d’incroyables situations » [une litote, mais quand même, NDLR] liées à la peur des salariés de perdre leur travail pendant la crise sanitaire. []
  9. Soit en vocable marxiste une baisse de la croissance de la composition organique du capital dont la croissance représentait une donnée fondamentale de la tendance à la baisse du taux de profit. []

Les assauts prolétariens contre le capital : mythe ou réalité ?

Nous publions ci-dessous un échange récent entre Henri D. et Jacques Wajnsztejn. Autant par les thèmes abordés que par les exemples historiques cités, leurs propos sont emblématiques de la manière dont l’ancienne « question sociale » est aujourd’hui réactivée par les luttes actuelles et notamment par celle des Gilets jaunes.
Lire la suite →

Pourquoi l’esprit critique est-il si peu répandu à gauche et dans les milieux libertaires ?

Soumis pour avis à plusieurs camarades, un texte initial s’est ensuite transformé en un débat suite aux nombreuses réflexions et critiques reçues par mail. Chacun a relu sa contribution et celle des autres et un peu réécrit ses courriels. Nous avons donc tous un peu débordé par rapport au thème originel dont l’objectif était de mieux cerner les particularités et difficultés de la situation actuelle, notamment par rapport aux années 60, pour ce qui concerne à la fois l’esprit critique « à gauche » et dans les milieux « radicaux » et les capacités de débattre entre militants….

Lire la suite →