Correspondance avec J.-P. Lefebvre, suite (n°2)

Voici la suite de la correspondance en cours entre Jean-Pierre Lefebvre et Jacques Wajnsztejn.

A Jacques Wajnsztejn : Commentaire à votre réponse  d’octobre 2012

Valeur et prix. Si je suis votre démonstration, il n’est aucun moyen de déterminer précisément ni les prix ni les valeurs, ce qui nous laisse dans une bien cruelle incertitude, quelques soient nos postulats respectifs : refermons donc le dossier. Ou bien gardons à l’esprit  que la principale erreur de Marx est d’avoir considéré sa théorie comme scientifique au même titre qu’une science dure. Je demeure convaincu que ce qui nous en reste, le bon sens, l’analogie avec la rigueur mathématique malgré l’inévitable approche littéraire, permettent de distinguer quelques silhouettes utiles dans le brouillard sociétal. Par exemple qu’il y a deux niveaux de prix des marchandises, un niveau fluide régi par l’immédiateté de l’offre et de la demande, et un niveau statistique moyen déductible des précédents, lequel peut s’intituler valeur, si on admet, chose possible mais non certaine, que leur essence commune est d’être une quantité de travail cristallisée, ce qui conditionne leur traduction en monnaie et donc tout échange. Il se dégage également une valeur d’usage : la tendance asymptotique moyenne finit par correspondre à son utilité sociale,  et, à partir de cette même marchandise, une valeur d’échange, ce prix-valeur, mais déformé par le jeu de l’offre et de la demande et sa manipulation éventuelle, les deux ne sont pas obligatoirement superposables…

La vertu de la valeur de la force de travail et de la plus value est plus exotérique qu’ésotérique. Loin du rôle d’un sujet automate, elle charge l’élan révolutionnaire d’éthique, son carburant indispensable, en fortifiant la colère (comme Proudhon déjà l’avait fait en droit dans la propriété c’est le vol) par l’algèbre de l’exploitation. Cependant 2008 semble montrer qu’il y aurait un attracteur étrange (théorie du chaos) qui provoquerait bien des crises cycliques  de surproduction de biens, finances ou marchandises. Hypothèse.

Au fond, ce débat repose peut-être sur la vindicte de Castoriadis qui pourfendait dans une rage antistalinienne bien compréhensible dans les années 70, tout l’édifice économique de Marx, déblayant peut-être ainsi un peu vite le terrain pour les nouveaux philosophes qui  tenteront ensuite d’aider à la liquidation de toute résistance à l’oligarchie en vendant contre l’autogestion florissante des années 68 la thèse du marché libre et sans contrainte, censée la dépasser. On sait mieux après 2008 ce qu’il en devait advenir. Le vieux Karl, si exotique  (ectoplasmique selon Derrida), en est sorti tout regonflé. Les démonstrations un peu creuses – manière de doxa inversée –  de Castoriadis, plutôt démenties. Certes la valeur de la force de travail n’a rien de commun avec la stupéfiante précision prévisionnelle du tableau de Mendeléïev, en bout de chaîne il s’agit toujours d’êtres humains, donnée sensible hyper sensible s’il en est, comme le disait Marx de la marchandise.

Le fond de l’affaire tourne autour de la thèse de la baisse tendancielle du taux de profit. Ne la  reconnaissez vous-même pas quelque part en l’appelant, pour respecter l’ire castoriadienne, l’évanescence de la valeur quand il s’agit sans doute de l’écho d’un même phénomène ? Contre Krisis, plus conforme au vieux schéma, vous ironisez en 2004 sur l’imminence de la crise financière prédite par les Allemands suite à la déconnexion du fictif d’avec le productif, je cite : dans 10 ans, dans 30 ans, dans 100 ans ? 4 ans plus tard, Krisis là-dessus semble avoir eu raison.

Castoriadis quelles que soient ses précoces et extraordinaires dimensions critiques, n’est guère plus crédible hélas quand il veut fonder son excellente analyse de la nécessité de l’autogestion (contre la classe bureaucratique détournant la révolution prolétarienne en URSS en totalitarisme), sur un recours délirant aux élucubrations lacaniennes. Contre les partis et syndicats organisés, le saut révolutionnaire ne pourrait venir que du tétin de la mère  un jour perdu par le nourrisson prolétarien, la privation créant un irrémédiable désir de changement (à rapprocher des délires de Badiou sur les « évènements » surgis du néant paulinien créant des apparitions de « vérités » révolutionnaires, amoureuses, artistiques, etc. …). Fariboles que les neurosciences ruinent et qui ne peuvent aider à la prise au sérieux du thème autogestionnaire, indispensable pourtant à toute piste d’une succession intéressante au capitalisme, autres que le Goulag ou le réformisme…

Ce qui est intéressant chez vous c’est la tentative experte et documentée d’analyser les nouvelles données du MPC en repoussant les réponses simplistes ou anachroniques. Il est par exemple évident que dans les comptes bancaires il n’y a pas une colonne pour les profits fictifs, une autre pour les profits productifs (chargés en valeur de F de T) mais un joyeux melting pot dérivant exponentiellement vers l’explosion des bulles. La revendication juste de séparer banques de dépôts et banques d’affaires rappellent que l’argent des déposants salariés, lui, n’est pas fictif, ne serait-il pas de la valeur F d T ?

Ce qui me manque toutefois pour adhérer à votre révision, c’est une démonstration  substitutive à celle du marxisme (quelles que soient les faiblesses de ladite), du mécanisme de génération spontanée du profit par la seule activité d’un capital s’auto-reproduisant. On ne voit pas, en dehors des jeux d’écritures comptables du budget grec ou autres, conseillés par Lehmann Brothers, ou des escroqueries typiques, Kerviel, Madoff, produits dérivés, CDO, comptes en Suisse, agences de notation juges et parties, argent sale et paradis fiscaux, etc., ce qui dans l’excellente fonctionnalité du ramassage par les flux tendus et autres algébrisations des échanges (forcément limitée) qui aspirent la dernière goutte de plus value, alimenterait de phlogistique financier cette corne soudaine d’abondance de caractère un peu mythique, faute d’autre élément issu du travail humain. Opposer la reproduction des rapports sociaux à la production de plus value ne fonctionne pas bien non plus car que reproduit-on sinon la possibilité pour les bourgeois de continuer à amasser du profit, de la force de travail cristallisée (du flouze du picaillon)? Autre chose est le rôle croissant de l’Etat dans ce mécanisme savant d’extorsion et le bétonnage politique du vieux système, notamment par le recours à la social-démocratie et à son esprit bureaucratisé gestion loyale et service public. Mais opposer domination à exploitation ne mène pas loin, l’un et l’autre étant étroitement imbriqués, quand bien même le rôle de l’Etat est croissant, surtout ces derniers temps pour pomper la plus value salariale indispensable à combler les gouffres creusés par l’argent fictif.

Là où je vous suivrais davantage, c’est que l’effort de discrimination entre les deux mamelles du profit dit fictif contemporain est utile pour un éventuel après capitalisme : lesquelles de ces méthodes sophistiquées, éliminant les parasitismes, arrimant de plus près l’invention pertinente à sa production de série ou le plaisir immédiat, etc., devraient être gardées par les autogestionnaires de l’avenir qui auraient éliminé les tendances escroques? Autrement dit comment asseoir l’hypothèse d’un marché socialiste  autogéré ?

Il me semble sauf erreur que si la production de plus value, exprimée en valeur de la force de travail, diminue proportionnellement à l’augmentation du capital fixe (malgré l’apport contradictoire des BRIC), elle demeure toujours indispensable à la fiabilité du système tout entier. La reproduction du tissu de base des rapports capitalistes, qui a son siège dans les PME, reste entièrement fondée sur elle. Les PME  maintiennent, outre le renouvellement incessant du tissu capitaliste productif, un niveau des prix majoré, utilisé ensuite comme référence à sa rente par le grand capital qui peut ainsi majorer ses propres prix, en constante réduction  de leur valeur fdt, au delà de cette valeur. Comme le support du PIB mondial  recueilli désormais pour une part considérable dans les usines de l’accumulation primitive (type XIXe siècle pour les rapports de classe) des BRIC, alimente aussi une rente de mondialisation appuyée sur les coûts salariaux de Peugeot France, grâce à laquelle par exemple Renault peut survivre momentanément.

A l’autre pôle de la production consommation, les hyper profits de provenance douteuse ou non, inédite ou non, virtuelle ou non, dans la poche de Mamie Zinzin, Pijot, Bouygues ou du Prince Quatari, j’en passe, demeurent à tout moment traduisibles en espèces trébuchantes et sonnantes, rolex, yachts, îles paradisiaques, PSG, fondations Pinault d’arts contemporains bidons, etc., tous résultat d’heures de travail tangibles accumulées par des  F de T de salariés.  En l’absence de ces entrées sorties, par le bas par le haut, garantissant médiocrement, en plus des Etats ébranlés, une certaine confiance dans le système financier,  tous les déposants ne se rueraient-ils instantanément sur leur banque pour couler le système en retirant leurs fifrelins ?

Peut-on parler d’une disparition de la surproduction ? Difficile quand Peugeot, Arcélor, Sanofi, etc., licencient à tours de bras : les capitalistes préfèrent jeter les salariés au chômage, pesant ainsi sur les salaires du Nord, plutôt qu’accumuler les invendus sur des parkings. Ils se piègent toujours autant : l’absence d’acheteurs ruine le commerce ! Vieux tourniquet. La tactique a changé, le fond est sans doute le même. On peut bien remplacer un mot par un autre il reste bien semblable : exploitation de la force de travail.

Reste l’introduction massive de la force de travail intellectuelle dans la production, fait caractéristique moderne. Bien plus sensible et hypersensible que l’autre marchandise force de travail, la matérielle, elle ne simplifie pas la tâche des épigones mais son exploitation explique assez bien l’évolution : 99 % de salariat, 1% d’oligarchie.  Si on omet les appareils d’Etat tendant à mon avis à constituer une troisième classe sociale proliférant sur le blocage historique, la prédiction marxienne est formidablement réalisée : la classe du salariat en soi n’a jamais existé à ce point, quand bien même la classe pour soi manque cruellement à l’appel, sans doute du fait de la défaite historique de la première tentative de socialisme par l’étatisation, fin XXe, et de ses ultimes convulsions  idéologiques qui paralysent la gauche de la gauche. En outre, de mieux en mieux cultivée, elle est objectivement plus capable qu’aux siècles précédents de s’emparer de l’Etat et de le faire dépérir. Tout ça est très optimiste, j’en conviens.

La qualité des propositions politiques n’achève pas la critique de l’efficace d’une théorisation, cependant elles l’éclairent : Prôner la fin du travail sous une forme ou une autre ne me semble guère judicieux au moment où elle signifierait au Nord une régression historique inouïe, quel que soit le mode de production, devant la légitime montée en puissance productive et inventive des BRIC, avec la promesse de la catastrophe écologique pour tout le monde comme cerise sur le gâteau compétitif ! On s’apercevrait vite ici que la valeur de la force de travail a encore pour longtemps une signification réelle. Sans exportation de machine outil, sans robotisation, la France court après l’Allemagne en traînant son déficit comme une casserole.

Idem : Pas de sortie du MPC sans une stratégie d’introduction combative et obstinée de l’autogestion et du dépérissement de l’Etat, conditions semble-t-il sine qua none d’une quelconque propriété collective – cette fois authentique – des moyens de production. Rafistolés, les vieux concepts marxiens semblent fonctionner tant bien que mal. Le corollaire de cette stratégie serait le maintien de la rigueur productive (fût-elle capitaliste d’origine) sans laquelle l’accusation de laxisme, vérifiée par les incuries soviétiques et maoïstes, ruine pour des siècles tout effort de conviction des multitudes salariées exploitées d’oser le changement !

Une solution au Nord est certainement de prôner la RTT comme axe principal au dynamisme productif : fâcheux, en France c’est un social démocrate (il est vrai trotskiste d’origine) qui l’a mise en œuvre, certes tant bien que mal (fallait-il y inclure tout de suite les fonctionnaires ?). La théorie de la succession du capitalisme sans œillères est bien compliquée…

L’actualité nous fournit une leçon de modestie sur l’invention historique nécessaire : les 98  plus grands patrons (jadis 200 familles), qui se taisaient depuis dix ans de droite, lancent un ultimatum au gouvernement Hollande, baissez les charges sociales, c’est-à-dire, traduit en marxien, diminuer la valeur payée dans leurs entreprises pour la force de travail socialement nécessaire ! ! Ceux-là même qui se montrent, contrairement à leur voisins germaniques, depuis des décennies incapables d’une gouvernance efficace notamment à l’exportation (en dehors des ronds points, des supermarchés, des vins, des parfums, des shampoings, toutes denrées hautement technologiques !), veulent cyniquement engranger davantage encore de la  plus value produite par leurs salariés comme seule solution à leur incapacité congénitale à faire du profit non fictif: imbécillité, avec ces prélèvements supplémentaires, ils n’auraient plus d’acheteurs. On se croirait en 1936, la Pause, cette fois avant même l’avancée sociale. Le retour des fondamentaux marxiens est crédible. Le malheur – connu – est que la gauche dirigeante est hypermolle et que son aile radicale est engluée dans les facilités corporatistes des appareils d’Etat parasitaires (le service public, vous dis-je !). Les théoriciens devraient tenter de s’occuper de cela, d’une nouvelle stratégie révolutionnaire pour la France qui, tirant toutes les leçons du XXe siècle, soit crédible pour ses 92 % d’actifs qui sont des salariés ! Autogestion, dépérissement de la PPMP et de l’Etat.

Ce n’est pas parce que la faucille est ébréchée et la marteau démanché qu’il faut forcément jeter la boîte à outil !

Cordialement , J-P Lefebvre, urbaniste, octobre 2012


Bonjour,
je ne vais pas répondre sur tous les points d’autant qu’à partir d’un certain moment les correspondances tendent à suivre des chemins parallèles plutôt qu’elles ne servent à établir des passerelles.

1) sur la crise financière et éventuellement Krisis. Si nous avons écrit un livre entier sur la question (Crise financière et capital fictif), c’est bien parce que notre analyse de l’époque d’Evanescence de la valeur était confirmée et non infirmée. Mais il s’agit de s’entendre sur le terme de crise, quand Krisis parle de crise c’est toujours au sens de crise finale ; quand nous parlons de crise depuis 1973-74, c’est comme mode de fonctionnement et de gestion de la dynamique du capital. Or la crise de 2008 est sans commune mesure avec la crise de 1929, c’est tout au plus une « crisette » et qui a plus été de l’ordre de la bulle dans certains secteurs (l’immobilier, les produits dérivés) que de la finance en général. D’ailleurs, certes avec l’appui des banques centrales et des États, des erreurs de 1929 ont été évitées, même si d’autres comme les tentations déflationistes et l’incapacité de vraiment séparer les activités bancaires persistent en Europe. En tout cas non seulement les institutions financières continuent aujourd’hui à jouer leur rôle de pourvoyeuse de l’investissement, mais les mesures prises restent limitées par rapport à ce qu’il aurait pu ou dû être si on avait voulu mettre fin à la fictivisation. Vous me direz : c’est parce que les banques gouvernent qu’on ne peut pas mettre fin à la fictivisation. Je vous répondrais que c’est le lien étroit entre fictivisation et capitalisation qui fait que les États ne peuvent faire que de l’encadrement et réguler les dérives abusives. C’est cette incompréhension du lien entre ficitivisation et capitalisation qui fait régresser Krisis, vers les positions traditionnelles autour de la théorie de la valeur-travail que pourtant elle dénonce comme exotérique. Et cette régression n’est pas pour eux pédagogique comme elle semble l’être pour vous qui y voyez une vertu heuristique, mais de l’ordre du désarroi face à la perpétuation de cette capitalisation, certes « différentielle » comme le signalent Nitzan et Bichler dans leur Le capital comme pouvoir, mais bien réelle à preuve les trésors de guerre constitués aujourd’hui par les groupes du CAC 40 (pour ne parler que de la France). Des trésors de guerre qui leur permettent d’émettre de nouvelles obligations pour leurs investissements au taux de 1% alors qu’il leur en coûtait jusqu’à 7% à la suite de la faillite de Lehman Brothers. Quel rétablissement !

2) Cette vertu de la théorie de la valeur-travail a pu effectivement existé, quelle que soit sa fiabilité, quand elle correspondait à la phase de domination formelle du capital et à l’affirmation d’une l’identité ouvrière. Les ouvriers y trouvaient donc une correspondance théorique à leur expérience pratique. D’où l’aspect à la fois vertueux et politique de cette co-existence. Nous avons déjà développé plusieurs fois en quoi cette affirmation n’était plus possible en l’état actuel de la domination réelle du capital. Pour ne prendre que quelques exemples dans l’actualité, même les syndicalistes les plus combatifs de Arcelor-Mittal sont circonspects devant la proposition Montebourg de la nationalisation tant ils savent l’état d’évanescence de la valeur de l’entreprise qui réduit le site de Florange à n’être qu’un tout petit maillon de cette chaîne de valeur. Quant à ceux de l’aciérie de Tarente la plus grande d’Europe, ils s’entredéchirent entre ceux, une majorité qui préfèrent continuer à crever dans l’environnement le plus meurtrier qui soit et ceux, une minorité qui militent pour la fermeture provisoire de l’usine et sa mise aux normes environnementales avec maintien du salaire intégral pendant toute la durée des travaux. Mais des deux côtés personne ne défend la valeur de sa force de travail, ni le travail en général. Les premiers défendent leur emploi à n’importe quel prix, les seconds, veulent maintenir un prix politique en dehors de tout travail et ils retrouvent par là les accents des luttes des années 1968-73, quand les salariés italiens « revendiquaient » un salaire politique, mais dans un tout autre contexte économique et social et avec un tout autre rapport de forces.

3) Castoriadis n’a jamais parlé en terme « d’évanescence de la valeur » ; d’ailleurs sa critique de la valeur est restée en chemin car il n’a pratiquement rien apporté de nouveau sur ce point après les années 1960 et il n’a jamais abordé la question du capital fictif. Nous sommes d’ailleurs loin de respecter tout ce qu’il a dit puisque nous faisons des critiques de ses thèses sur la démocratie ou l’oligarchie dans plusieurs de nos articles (en général rédigés par J.Guigou). Il n’a d’ailleurs eu une influence que sur un membre de Temps critiques, en l’occurence, moi-même, mais uniquement sur ses écrits antérieurs à la scission avec Pouvoir ouvrier (1965). A fortiori nous n’avons aucun rapport avec les thèses du Castoriadis psychanalyste comme d’ailleurs avec la psychanalyse en général. Votre critique de notre supposée allégeance à Castoriadis manque donc complètement son objet.

Il faut nous lire attentivement ; nous n’avons jamais prononcé le mot de fin du travail (Méda, Rifkin), mais celui d’inessentialisation de la force de travail. Nous critiquons certes le travail comme une activité séparée et aux ordres, mais ce n’est malheureusement pas la critique théorique et en acte du travail des mouvements des années 1960-1970 qui triomphe aujourd’hui, mais le nihilisme ou l’utopie d’une révolution du capital pris dans sa contradiction de supprimer d’un côté du travail parce qu’il est devenu inutile économiquement pour maintenir à tout prix de l’emploi de l’autre (cf. La position finale du gouvernement actuel sur le « sauvetage » de Florange. Peu importe le tissu industriel et la « reconquête » de Montebourg pourvu qu’on est de l’activité occupationnelle) à cause de son utilité idéologique, sociale et politique.

L’évanescence ne correspond pas, dans ce qui serait notre langage, à la tendance à la baisse du taux de profit parce que celle-ci est intemporelle et est rabâchée depuis deux siècles sans légitimité comptable alors que l’évanescence de la valeur (sans légitimité comptable non plus, mais au moins nous ne la revendiquons pas) est une tendance actuelle et bien spécifique à un état du développement du capital, même si la notion de capital fictif était déjà utilisée par Marx qui comme d’habitude anticipait (c’était le sens de la théorie communiste aujourd’hui défunte car il n’y a plus de classe capable d’en porter la perspective et c’est aussi pour ça que nous nous en tenons modestement à une activité critique).

4) Nous n’avons jamais prétendu que le capital ne produisait plus de survaleur, c-à-d, de profit, mais premièrement que les grandes entreprises qui le composent se préoccupent d’abord de question de puissance et non de profit et que cela les amène à l’optimiser plutôt qu’à le maximiser ; que deuxièmement ce profit était dégagé aussi bien par le cycle A-M-A’ (celui des révolutions industrielles) que par le cycle A-A’ qui pour être une utopie du capital s’il devenait l’unique procès de valeur, n’en représente pas moins la tendance idéale parce que la plus « liquide » et qu’elle se trouve facilitée par le développement des NTIC. Les deux types de cycle peuvent donc co-exister avec des dominantes périodiques comme nous avons essayé de le montrer dans les deux derniers numéros de la revue en faisant le lien entre fictivisation du capital et développement des nouvelles technologies. Encore une fois il n’y a pas pour nous d’opposition entre une sphère productive saine et une sphère financière malsaine ce que vos remarques sous-entendent*. D’ailleurs si on veut parler en terme moral (ce que Marx a toujours évité de faire ne serait-ce que dans sa définition du travail productif), il faudrait alors convenir du fait que la plus grande partie de notre capital productif est malsain (nucléaire, armement, chimie agricole et industrie du plastic, veaux aux hormones, vaches siphonnées dans tous les sens du terme etc) ; troisièmement, que la force de travail participait encore au procès de production, mais que comme l’annonçait déjà Marx dans « le fragment des machines » des Grundrisse ou dans le sixième chapitre inédit du Capital, le temps de travail ne peut plus être la mesure du temps de travail (même dans le cadre de sa théorie de la valeur) quand le capital ne repose plus sur un procès de travail, mais sur un procès de production** dans lequel « le mort saisi le vif »; et enfin quatrièmement, mais cela ne fait qu’une dizaine d’années que nous le développons, nous récusons les concepts de plus-value et de taux de profit non seulement par impossibilité comptable (je m’en suis expliqué dans le texte « Le capital comme pouvoir »), mais aussi premièrement parce que la force de travail ne peut être considérée comme une vraie marchandise et deuxièmement parce qu’elle n’est pas la seule source de richesse***, ce qui fausse toute la problématique des catégories économiques marxistes. Nous n’opposons donc pas domination et exploitation, nous disons aujourd’hui que la notion d’exploitation au sens marxiste strict est fausse, même si elle peut constituer encore un élément propagandiste, ce dont on peut douter quand même car c’est un « sentiment » qui nécessite, à mon avis, une situation objective commune immédiatement concrète qui vient à manquer (déclin des anciennes « forteresses ouvrières », grilles de qualification collectives remplacées par des compétences individuelles, évaluations de résultats et individualisation des salaires) avec les transformations des procès de production et de travail ; et une conscience collective qui s’efface devant la débrouille individuelle (voir par exemple toutes les enquêtes sur la jeunesse et le travail).

5) Les rapports de classes dans les BRIC ne sont pas identiques à ceux du XIXème siècle en Europe car, surtout si on prend l’exemple de la Chine, le salariat moderne n’y est pas si développé que ça, la révolution agricole ne s’est faite nulle part ce qui fait que le problème essentiel qui se posera est celui de la paysannerie et non pas d’une classe ouvrière qui n’est pas amené à grandir de façon continue car sans cesse les pays dits émergents délocalisent à leur tour pour développer des activités à plus haute valeur ajoutée. La »classe » n’a donc jamais assez de temps pour pouvoir se constituer en classe « en soi » et à fortiori pour pouvoir se consolider et passer à l’offensive en tant que classe consolider en classe « pour soi », sauf dans les lieux d’industrie traditionnelle ancienne comme dans le textile en Inde ou au Bangladesh.

Quant à ce que vous dites sur les PME cela me paraît bien alambiqué pour indiquer simplement que les PME, contrairement aux grandes entreprises sont assujettis au prix de marché ou aux prix déterminés par les grandes firmes si elles font partie de réseaux de sous-traitance. Pour ces grandes firmes il ne s’agit pas ici de réaliser des surprofits par rapport à un taux de profit moyen, mais d’anticiper des taux de profit et de fixer ensuite des prix correspondants tout au long de la « chaîne de valeur ». Et il faut les réaliser au moindre coût salarial qui sert de variable d’ajustement dans le calcul des coûts parce que cela reste un coût variable), mais les licenciements s’expliquent bien plus par les gains de productivité que par les risques de surproduction. La surproduction n’existe aujourd’hui que pour les entreprises les moins puissantes et donc les moins rentables car la rentabilité future exige une capacité à répondre à tout moment à une augmentation de la demande tout en supportant financièrement des surcapacités (le problème est justement que beaucoup de personnes confondent surcapacité conjoncturelle et surproduction structurelle). C’est pour cela que, pour reprendre votre exemple de l’automobile, il y a à la fois nécessité de pouvoir produire plus…quand il le faut, tout en étant capable d’abaisser son « point mort », c-à-d le niveau de production minimum à partir duquel on gagne de l’argent, de façon à résister à une saturation momentanée du marché.

6) Le slogan « ils sont les 1%, nous sommes les 99% » est le plus bête qui soit. Il ne s’explique, si l’on peut dire, que par la crise de la centralité du travail qui fait qu’on peut énoncer n’importe quoi à partir du moment où il y a de plus en plus de personnes en marge du travail et du salariat (étudiants, retraités, intermittents du spectacle, travailleurs indépendants, chômeurs etc). A l’heure du harcèlement au travail, des évaluations incessantes, de l’individualisation des situations de travail et des nouvelles formes de contraintes dans le tertiaire du type « open space », la « domination » est comme qui dirait la chose la mieux partagée. S’il n’y avait que 1% de personnes qui s’identifie au capital et n’en reproduisait ni les objectifs ni les hiérarchies, il n’y aurait aucun problème. Que dis-je ? Il n’y a même pas besoin d’aller bosser pour le comprendre : il suffit d’aller aujourd’hui dans une Poste et de voir comment le guichetier lambda essaie de vous refiler ses enveloppes timbrées ou sa tarification la plus chère, d’aller voir dans un collège comment un Principal essaie de refiler ces leçons de managment  gobées dans sa formation à Poitiers pour expliquer à des parents « qu’il ne peut pas avec les moyens qu’il a… » pour saisir le fonctionnement de cette reproduction du rapport social dont nous parlons. Une reproduction qui ne se situe pas que dans les rapports de travail quand les 99 % qui hurlent soi-disant contre les banques utilisent des cartes bancaires, des autorisations de découvert, des plans d’épargne dans une dépendance réciproque que dénonçait déjà Marx dans sa critique du crédit aux ménages.

Jacques Wajnsztejn

* Sur ce point, cf. mon article critique de Jappe : « Une énième critique de la chrématistique », disponible sur notre site.
** Pour plus de développement, vous pouvez vous référez à notre dernier texte « Quarante après : retour sur la revue Invariance » disponible sur notre site.
*** L’introduction de la techno-science dans le procès de production ainsi que le développement du general intellect (là encore Marx anticipe) font que le capital fixe ne fait pas que « transmettre sa valeur ».
La où nous rejoignons Krisis, c’est dans l’explication du pourquoi ces anticipations de Marx sont-elles restées non officielles ou inédites pendant près d’un siècle. Ces anticipations « communistes » de long terme contredisaient une théorie qui devait se centrer immédiatement sur les caractéristiques de la classe ouvrière productive…et du capital productif « progressiste ». Engels, puis les théoriciens de la Seconde Internationale allaient se charger d’enfouir ça sous terre et les léninistes et encore plus les staliniens d’en faire même disparaître le souvenir. L’auto-critique de Lucaks est à cet égard éclairante.

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