Particularisme juif et antisionisme

Nous vous proposons à la lecture le texte Particularisme juif et antisionisme en guise de développement de la note 20 insérée dans l’écrit précédent : Un particularisme juif. La note 20 s’est voulue synthétique, mais en définitive s’est avérée l’être trop, selon des « commentateurs » ou lecteurs, d’où les précisions du présent texte disponible sur notre site : https://www.tempscritiques.net/spip.php?article571.

Sur le 10 septembre

Cet appel à « Tout bloquer » le 10 septembre 2025 est très différent de l’appel des Gilets jaunes à occuper les ronds-points en octobre-novembre 2018. Sa source n’est pas clairement identifiable, même si « Les essentiels », un petit groupe freixiste, semble à son origine. Mais surtout, il ne contient aucune référence qui puisse signifier un ou des collectifs autour d’un emblème repérable comme ont pu l’être le gilet jaune ou les parapluies de Hong-Kong. C’est un peu comme si l’air du temps était à la révolte ou du moins à la colère ou encore à l’indignation (ça veut brasser très large) et que cela suffirait à relayer l’appel en embrayant sur toutes les revendications et modes d’action possibles, des plus limités comme débrancher sa box aux plus extrêmes comme encercler Paris. Dans ce flou ou cet aspect gazeux, on en oublierait un peu qu’il n’y a pas qu’un ennemi en face (peu importe celui qui est principalement désigné : l’État et sa police, le gouvernement, Macron), mais toute une organisation des rapports sociaux à laquelle bon gré ou mal gré nous participons, avec leur agencement de dépendance réciproque hiérarchisée et leur sédimentation, qui structure la domination de façon bien plus complexe que celle qui opposerait les « eux » et les « nous », comme s’il n’y avait que deux forces face à face et qu’il suffisait que « nous » prenions l’initiative, à tout moment donc et pourquoi pas le 10 septembre.

Rétrospectivement, le mouvement des Gilets jaunes montrait une capacité étonnante à désigner des objectifs en tenant compte de ses positions géographico-sociales. Ils avaient une certaine conscience de leur incapacité à bloquer quoi que ce soit du fait qu’ils se rendaient compte de leur extériorité relative au rapport d’exploitation et à la production. Le lieu choisi pour l’occupation constituait ainsi non un nœud de production, mais un lieu de circulation que tout un chacun peut s’approprier, ne serait-ce que temporairement ou en transformer la destination (d’échanges de flux en échange de paroles, sans que celle-ci ne se formalise dans la parole pour la parole comme ce fut la cas parfois pour Nuit debout, ni dans la palabre chère aux « radicaux ») ; bref, faire de sa faiblesse une force et non pas exposer cette faiblesse comme l’ont fait les tenants de la fausse convergence des luttes à l’époque. La force des Gilets jaunes a été, entre autres, de tenir un équilibre entre l’action directe, la parole libérée, mais contrôlée (les questions qui pouvaient diviser ont le plus souvent été mises de côté ou secondarisées) et la réflexivité du mouvement sur lui-même, au jour le jour. Il ne s’est jamais perdu dans le discours et n’en a d’ailleurs proposé aucun au pouvoir comme aux médias, d’où sa relative irréductibilité et le fait qu’il n’y a jamais rien eu à négocier.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les raisons de la colère sont bien toujours là et même amplifiées. On a peu d’informations fiables sur les auteurs de l’initiative de l’appel au 10 septembre, mais ce qui est à peu près sûr, c’est qu’ils n’ont aucun moyen de « tout bloquer », sauf si les routiers entraient en action. À l’inverse, on a pu constater, pendant la crise sanitaire, que les fractions de salariés ou autres travailleurs désignés tout à coup comme essentiels ne l’étaient justement que du fait de la continuation de leur activité dans la crise et de la cessation, par comparaison, de celle, provisoire, des autres.

D’après les quelques enquêtes comme celle reproduite par Le Monde, ce 2 septembre, l’initiative s’ancrerait particulièrement dans les petites et moyennes communes, moins dans les métropoles, ce qui est à la fois commun aux Gilets jaunes, mouvement peu urbain et différent, puisque cela ne touche pas essentiellement les périphéries. Les ouvriers/employés et les retraités, deux groupes centraux parmi les Gilets jaunes, sont sous-représentés. À l’inverse, les cadres, les étudiants et les lycéens ou encore les inactifs y sont surreprésentés. C’est moins l’expérience vécue de la précarité économique qu’une forte politisation à gauche, même si elle se veut autonome des partis et n’intervient pas sur le même type d’action que les syndicats. À cela s’ajoute une volonté d’engagement « pour les autres » qui semble motiver, pour eux, leur mobilisation. Or, s’il existe bien des « autres », ils ne forment pas a priori la « cible » privilégiée de la frange politisée, qui ne raisonne qu’en termes de « causes » et non de situations concrètes (la question du pouvoir d’achat n’apparaît qu’indirectement avec la volonté de lutter contre les inégalités sociales, et la critique du stato-consumérisme apparaît risquée si, quittant son origine décroissante, elle rejoint une critique plus générale de l’intervention sociale de l’État, comme on peut le voir avec le projet de nouveau budget, la priorité gouvernementale accordée à la dette, la restriction de l’aide médicale aux étrangers, etc. Bref, cet intérêt volontariste risque d’être peu récompensé : un état-major sans troupes.

Cette extériorité ne se manifeste pas ici par un appel à bloquer l’espace public comme pour les ronds-points ou les manifestations de rue, mais à s’organiser pour tout pouvoir faire de chez soi et à partir de soi, flattant l’idée que nous dominons les machines plus qu’elles ne nous dominent. Il s’agirait de bloquer individuellement le « système » économique comme si celui-ci nous était extérieur. C’est en premier lieu une conception d’un peuple sans tache qui ne peut que rappeler de mauvais souvenirs1 ; c’est en outre faire comme si ce « peuple » s’était déjà mis en mouvement du fait de sa capacité à « hacker » les micro-technologies. Certains se gargarisent de la supposée « intelligence collective » des mouvements (Paolo Virno2) qui se serait déjà incorporé l’intellectualité générale et, pourquoi pas, l’IA pendant qu’on y est3, mais alors on ne peut qu’avoir des doutes sur son « autonomie » et on est ici bien loin des thèses opéraistes d’origine dont est pourtant censé se réclamer Virno.

L’appel à la grève de la consommation redouble cette extériorité et rappelle l’origine sociologique des lanceurs de l’initiative, quand une part relativement importante de la population a déjà fait la « grève » des vacances et de tout ce qui ne relève pas de l’achat des produits de première nécessité.

De la même façon que l’action gouvernementale par l’article 49.3 interposé et imposé avait noyé le mouvement sur les retraites de juin 2023, sous un déluge d’arguments démocratiques avancés par des forces ayant peu à voir avec le mouvement lui-même, celui du 10 septembre réalise l’exploit involontaire d’être déjà noyé, avant même son éventuelle éclosion, sous les tentatives de noyautage de forces politiques (les partis de l’ex-« nouveau front populaire » et les divers groupuscules de la « gauche de la gauche ») ou syndicales (SUD), qui ont juré de ne pas se faire avoir une seconde fois, après leur cécité vis-à-vis du mouvement des Gilets jaunes.

L’indétermination dont parlent certains4 est donc beaucoup moins grande que pour les Gilets jaunes ; quant à la question de sa puissance, elle ne peut être évaluée en l’absence de réelle mise en mouvement de ce qui n’est pour le moment qu’un appel et non un mouvement. Il y a aujourd’hui une certaine confusion entre ce qu’on pouvait appeler « mouvement social », y compris même dans ses variantes de « nouveau mouvement social » à partir de 1986, par exemple en France avec le mouvement des conducteurs de train et des infirmières, pendant lequel le fil rouge des luttes de classes n’est pas encore coupé (les coordinations supplantent provisoirement les syndicats), et des mouvements comme ceux qui naissent à partir de la seconde moitié des années 2010. À la suite de Stéphane Hessel, l’initiative « Nuit debout » promeut l’indignation et la prise de parole publique au travers des tendances citoyennes ; les Gilets jaunes quant à eux expriment l’immédiat d’un ras-le-bol et l’action directe, avec toutefois et progressivement une référence à la révolution française qui vient historiciser et politiser le mouvement de l’intérieur, plus que par une intervention de forces extérieures. La mise en avant du RIC, malgré les critiques qu’on a pu lui apporter5, s’inscrivait finalement dans cette tendance du mouvement à créer de l’instituant plus qu’à ne s’institutionnaliser, en recherchant des pratiques de démocratie directe en dehors des formes consacrées par les luttes prolétariennes historiques. Cette tendance contrebalançait une tendance au dégagisme également présente qu’on retrouve aujourd’hui dans l’appel, qui semble allier citoyennisme et populisme de gauche (cf. le soutien affirmé de LFI).  

Aussi hasardeuse se présente l’idée que cette indétermination renforcerait la puissance, alors que la puissance suppose une forte détermination comme on peut le voir dans la façon dont l’État a réagi à ce qui le remettait en cause (Gilets jaunes en France, criminalisation des luttes ailleurs). Cette force, les Gilets jaunes ne l’ont pas acquise de l’indétermination de leur composition de classe et de l’hétérogénéité de leurs revendications, mais de l’action, d’une confrontation avec l’État dans les divers collectifs de lutte intervenant dans l’espace public.

Pour Michaël Foessel dans Libération, le 4 septembre 2025, à la mobilisation virtuelle d’un « On ne veut plus » d’en bas correspondrait un « On ne peut plus » d’en haut, situation définie historiquement au début du XXe siècle comme constituant la prémisse d’une phase pré-insurrectionnelle, à la différence près que les mots n’ont de sens que dans un contexte historique précis. On peut effectivement avoir des doutes sur un « on ne veut plus » de la base quand il ressemble souvent à un « on ne peut plus » (se constituer en collectif, faire grève, etc.). Quant au « on ne peut plus » du sommet, il concerne un gouvernement particulier avec sa constitution et son mode de scrutin, qui présuppose deux blocs et non pas trois. Cela n’est qu’un cas particulier de blocage politique dans le cadre plus général d’une crise des régimes démocratiques, mais nous ne sommes pas en 1917 en Russie quand Lénine énonça ce qui allait devenir une citation célèbre.

Il n’empêche que les initiateurs, tout en critiquant les médias mainstream, n’hésitent pas à utiliser leurs méthodes, ainsi que celle des politiciens : l’effet d’annonce n’est pas réel, mais a un effet de réel comme aurait dit Foucault. Ainsi, des hôpitaux ou cliniques ont déprogrammé des opérations chirurgicales initialement prévues le 10 septembre.

Quant à ceux qui, à la rigueur, pourraient bloquer, ils appellent à la grève le 18 septembre, ne voulant pas se mélanger et perdre la potentielle direction de ce qui n’existe qu’à l’état de projet. A priori, l’espoir, pour les syndicats, de signer une sorte de nouveau 13 mai (1968) où le mouvement (essentiellement étudiant jusque-là) s’était résolu à quémander un soutien en échange d’une grève générale, apparaît ici bien faible ; ils se contenteraient sans doute d’un recul sur les jours fériés. En effet, leur tactique n’implique aucun retournement de type syndicaliste révolutionnaire, malgré l’appel incident de Mélenchon à la grève générale, laissant supposer qu’ils ont tiré en ce sens les leçons de l’échec de la lutte sur les retraites en 2023. À la sortie de l’été 2023 et jusqu’à aujourd’hui, ce qui domine, c’est bien une peur diffuse de la part des pouvoirs en place, mais aussi un sentiment de défaite et de désespoir chez ceux qui se sont battus. En ce sens, le feu ne couve pas sous la surface ordinaire des renoncements quotidiens.

Les derniers mouvements, dans leur devenu du moins, n’ont pas montré une autonomie du mouvement social qu’ils ne recherchaient d’ailleurs pas, à l’opposé souvent des tenants encore actuels de l’hypothèse autonome, mais une autonomisation du social lui-même dans la mesure où l’ancienne question sociale a été invisibilisée pour reprendre un mot à la mode, ce qui a produit l’isolement de mouvements que pourtant, nous disent les médias, tout le monde ou presque soutient… de loin. Les concerts de klaxon ici, les concerts de casseroles là-bas n’ont pas plus d’influence que les concerts de supporters partout dans les stades… sauf à croire que tout est spectacle.

Temps critiques

  1. Alors que les Gilets jaunes faisaient mouvement dans tous les sens du terme, l’initiative en cours en appelle à un peuple préconstitué : « Le 10 septembre, on descend ensemble. Une seule voix, un seul peuple. Unis contre un système qui nous écrase », peut-on lire sur le mot d’ordre final d’une affiche dont le début trahit l’idéologie intersectionnelle popularisée et appliquée au social : « Tous unis. Peu importe ta religion, ta couleur, ton quartier, ton parcours. Noirs, blancs, arabes, croyants ou pas, travailleurs, chômeurs, retraités, SDF, jeunes de cité… Agriculteurs, routiers… Toute personne de notre population la main dans la main ». []
  2. Cf. in Lundi matin du 1er septembre 2025, un extrait du texte de P. Virno, intitulé Virtuosité et Révolution, tiré lui-même de Miracle, virtuosité et « déjà vu ». Trois essais sur l’idée de « monde », L’éclat, 1996. []
  3. Les initiateurs utilisent Telegram, mais également Instagram, Facebook, X, Bluesky, Discord… Autant de réseaux qui permettent de diffuser à grande échelle des milliers de visuels, générés pour la plupart par de l’intelligence artificielle. []
  4. Cf. Serge Quadruppani, « Vers le 10 septembre ou la puissance de l’indéterminé » publié dans Lundimatin du 1er septembre 2025, et notre critique (J. Guigou) dans : « Hasardeuse prédiction : Remarques sur l’article de Serge Quadruppani… []
  5. Cf. Temps critiques : « Dans les rets du RIC », mars 2019. []

Manifestations américaines contre le gouvernement Trump : appel à une révolution ou pression en vue d’une prochaine échéance électorale ?

Cet échange interne à la revue fait suite à nos récentes interventions sur la situation aux États-Unis.


Le 17.07.2025

Dans mon texte et en général, j’ai mis en garde contre la tendance des Américains à ressasser les valeurs éternelles des pères fondateurs, etc., mais après avoir vu les rassemblements du 14 juin, je me demande s’il n’y a pas malgré tout une sorte de parenté avec ce qu’on a pu constater en France, avec la mémoire de la Révolution française. En effet, partout ou presque, c’est le refus de la tyrannie et de l’arbitraire qui a été mis en avant le 14. Une pancarte qui m’a particulièrement plu : « Eux veulent l’Allemagne de 1939, donnons-leur plutôt la France de 1789 ! »

Larry


Le 20.07.2025

Bonjour,

L’analogie sur la référence à la Révolution française entre les manifestations du No Kings Day aux USA et l’évènement Gilets jaunes n’a pas vraiment de réalité politique.

Pour les  GJ, nous l’avons mis en évidence dans notre texte « L’envie de Révolution française des Gilets jaunes », même dans les moments les plus anti-autoritaires du mouvement, ceux où dans les manifestations de décembre 2018, le mot d’ordre de destitution de Macron s’est exprimé le plus fortement, il n’est pas équivalent au No Kings de certains manifestants du 14 juin aux USA contre le pouvoir fédéral. 

En France, c’était le refus d’un ordre jugé injuste, méprisant (« les gueux ») et insensible aux aspirations du peuple. On se souvient des appels des groupes Constituants à fonder une nouvelle république ou encore à l’instauration du RIC = Référendum d’incitative populaire, pour trancher les grandes questions politiques. C’est un régime politique et économique qui doit être abattu, pas une alternance politique.

Aux USA, c’est davantage des mesures politiques jugées autoritaires et discriminantes qui sont visées. Ainsi, l’expression plusieurs fois entendue, « aujourd’hui on s’est compté, ça fait du bien », c’est-à dire on s’est rassuré sur notre force politique ; sous-entendu à la prochaine élection (les miterm dans un an et demi, puis la présidentielle de 28) nous aurons la majorité démocrate pour supprimer ces mesures politiques et économiques.

Le slogan « Eux veulent l’Allemagne de 1939, donnons-leur la France de 1789 » exprime davantage des imageries historiques qui n’ont pas de prise sur les réalités politiques d’aujourd’hui aux USA.

Elles relèvent d’un antifascisme simpliste et creux pour la référence à l’Allemagne de 39 appliquée à la politique de la nouvelle administration américaine et d’une certaine méconnaissance de la révolution française. Le régime de la Terreur a été despotique et Robespierre a été attaqué puis renversé à l’Assemblée aux cris de « mort au tyran », lui qui s’inspirait tant des héros tyrannicides de l’antiquité.

Car cette opposition de deux périodes historiques qui n’ont quasiment rien en commun, ne peut qu’entraîner des confusions et des méprises pour le devenir même des luttes et les aspirations qui se sont manifestées le 14 juin. Le mouvement MAGA, n’est ni un fascisme et encore moins un nazisme.

L’antiautoritarisme qui semblait représenter un dénominateur commun des manifestants du 14 juin est resté soit dans une opposition simple, sans contenu politique autre que l’action contre, soit dans une sorte d’élan pré-électoral.

Il est ici à remarquer que les dimensions de lutte pour l’indépendance des États américains contre le royaume anglais, des luttes qui sont au centre de la révolution américaine, ne sont pas évoquées.

Il est vrai que la « glorieuse révolution anglaise », plus d’un siècle avant la française, avait décapitée un roi (1649). Mais peut-être aussi est-ce là un des effets de ce que Larry appelle « la tendance des Américains à ressasser les valeurs des père fondateurs »…

Ce sont bien sûr, des hypothèses d’interprétation de phénomènes très fluctuants et intermittents, loin d’être fixés.

JG


Le 24.07.2025

Bonjour,

Je souscris en partie à ton analyse, Jacques, d’autant qu’elle correspond à certaines remarques que j’ai faites dans mon texte sur la situation aux États-Unis. Il n’empêche que, par-delà la pratique rituelle des commémorations, on note un certain regain d’intérêt pour la tradition de soulèvement contre le pouvoir anglais et, plus intéressant encore de mon point de vue, pour la résistance à l’esclavage qui a conduit à la guerre de Sécession. En effet, les États esclavagistes, longtemps dominants au Congrès, ont pu faire voter en 1850 une loi faisant obligation aux États du Nord de concourir à la capture des esclaves fugitifs. Cette loi et la chasse aux fugitifs ont poussé un État du Nord après l’autre à adopter des lois contraires à cette loi fédérale et ont déclenché des affrontements violents. En Pennsylvanie, un esclavagiste venu reprendre ses esclaves a été tué sur place et les 41 inculpés ont été rapidement prononcés non coupables par un jury populaire. 

Surtout dans le Massachusetts, cœur du mouvement abolitionniste, il a fallu envoyer la troupe fédérale en 1854 pour récupérer un seul esclave à Boston. Puis, à Worcester, grand centre industriel, un chasseur d’esclaves a échappé de peu au lynchage par la foule. Or dans cette même ville, l’inspectrice des écoles publiques a envoyé cette année une circulaire rappelant que les écoles ne demandent pas le statut légal des immigrés et qu’elles ne comptent pas se concerter avec l’ICE (police de l’immigration et des douanes). 

Pourquoi citer cet exemple ? Parce qu’une certaine conscience du passé semble se raviver et qu’un aspect essentiel du militantisme au quotidien tourne en ce moment autour de la protection des étrangers, et pas seulement à Los Angeles, ville sur laquelle tous les projecteurs étaient braqués en juin. Cette question a été largement présente dans les rassemblements du 14 juin dans le reste du pays. Certes, nous en sommes encore loin de l’idée du renversement d’un régime, mais si je souligne cet aspect-là, c’est parce que le précédent historique — mouvement abolitionniste-guerre de Sécession-émancipation-Reconstruction — était en fait le temps fort de la révolution bourgeoise aux États-Unis : la guerre d’Indépendance a représenté une rupture importante du point de vue des représentations mentales, mais a laissé intacts les rapports de propriété, alors que la séquence des années 1860 a entraîné une vaste expropriation et la brève constitution de régimes où d’anciens esclaves devenus des citoyens ont pu se faire élire et défendre leurs intérêts en tant que petits agriculteurs, métayers ou ouvriers agricoles. Quant aux grands noms des familles de planteurs, une quarantaine d’années plus tard, plus un seul ne faisait partie du gotha américain. Une classe sociale entière avait disparu…

Pour revenir à la réalité actuelle, si on peut constater la tendance à vouloir se compter en vue des prochaines élections et d’un retour à la normale (= pouvoir des Démocrates), les contestataires ne restent pas pour autant passifs. Des collectes ont été faites au cours de manifestations pour les salariés licenciés par le DOGE, des rassemblements se font devant des centres de détention des immigrés, les agents de l’ICE ont du mal à trouver un hôtel où ils peuvent dormir tranquilles (comme dans la ville de Pasadena, où la direction de l’hôtel a fini par les engager à repartir face aux manifestants dehors). Bref, le refus d’un pouvoir arbitraire prend en tout cas une forme active, même s’il semble pour le moment rester dans le carcan de l’alternance électorale à l’américaine. À suivre donc.

Larry

L’École entre État-nation et État-réseau

Écrit en 2010, ce texte a pour origine le commentaire d’un écrivain et critique littéraire Pierre Jourde sur ce qui, depuis les années 80 est nommé « la crise de l’école ». Cet auteur trouve chez H.Arendt, une autorité philosophique et politique pour exprimer sa nostalgie d’une école qui favorisait la promotion sociale et restaurerait l’autorité des maîtres. Or, les auteurs montrent que cette fonction sociale et économique de l’école de classe n’a été une réalité que pour une infime minorité des scolarisés par l’école républicaine et qu’il s’agissait toujours d’une promotion individuelle, jamais collective.

Les profondes transformations opérées par la dynamique révolutionnaire du capital (« la révolution du capital » analysée par Temps critiques) ont désintitutionnalisé l’école ; de sorte qu’aujourd’hui, les « dispositifs de formation » et la puissance globale du cognitif via l’IA, ont englobé ce qui subsistaient encore des « valeurs » de l’éducation républicaine.


Commentaire du texte de P.Jourde : « On attendra après Plus belle la vie » à lire dans le livre On assassine la culture, Ed Balland, 2011.


1) Finkielkraut reprend effectivement les arguments d’Arendt, mais cela n’est pas étonnant puisque c’est l’une de ses références principales depuis qu’il a abandonné le gauchisme. Mais ces remarques d’Arendt s’inspirent des pédagogies antiautoritaires et libertaires de l’Allemagne des années 20 (École de Hambourg1, pédagogie du « maître-camarade », etc.) dont elle critique l’influence néfaste sur l’éducation dans les États-Unis d’après la Seconde Guerre mondiale. En effet, ces pédagogies ne prenaient sens qu’en lien aux courants communistes et anarchistes qui n’avaient pas été liquidé par la contre-révolution social-démocrate puis le régime national-socialiste. Ces pédagogues combattaient le capitalisme, la société bourgeoise et le populisme interclassite du nazisme naissant ; ils cherchaient à former chez l’enfant des individualités en devenir qui ne séparent pas l’individu et la communauté humaine. Mais transposées dans les réalités de la société nord-américaine et de la Guerre froide ces méthodes pédagogiques ont principalement contribué à dissoudre chez leurs enfants les résistances politiques des classes dominées. Il y a eu inversion des objectifs et des finalités. Arendt ne peut pas faire cette mise en perspective historique car elle reste « anticommuniste » et surtout dépendante de la métaphysique de son maître le recteur pro-nazi Heidegger pour qui c’est la religion qui est la grande éducatrice de l’humanité puisqu’elle s’occupe de l’être.

2) L’éducation n’est pas « par essence » conservatrice comme l’affirme Arendt. Depuis son origine dans les États despotiques elle se veut institutrice ; elle place certains enfants2 dans une institution, l’école. Que cette institution de l’école soit une composante de l’Etat-nation (du moins, dans la modernité, pour ce qu’il en était de l’école de l’Etat-nation en France car cela est différent dans les pays anglo-saxons), n’implique pas qu’elle opère une éducation « conservatrice ». Les forces sociales et idéologiques de la société traversent l’école ; il en est des « progressistes », il en est des traditionalistes comme il en est des centristes…

Ce n’est pas l’éducation qui protège l’enfant des dangers de son environnement, ce sont les modes d’élevage, divers selon les sociétés. C’est le groupe d’adulte dans lequel naît et grandit l’enfant qui assure sa protection. La gestation du petit d’homme n’étant pas achevée à sa naissance, elle se poursuit dans le groupe familial proche ; ce que certains anthropologues nomment l’haptogestation. Arendt ne peut pas saisir cela puisqu’elle est hyper culturaliste et qu’elle ne peut donc pas percevoir que, pendant 100.000 ans d’innombrables communautés humaines ont vécu sans éducation ; avec des pratiques initiatiques, certes, mais qui n’étaient pas de l’éducation.

3) L’enfant n’est pas « un révolutionnaire » ; il est un être vivant qui d’abord manifeste sa naturalité ; c’est la socialisation parentale et sociale qui le font entrer dans la société. Arendt justifie l’autorité du savoir disciplinaire et du maître en procédant à une fausse dialectique du « jeune » et du « vieux », du passé et du présent ; qui soit relève de la tautologie, soit verse dans une perspective vitaliste : le capital a besoin de « sang neuf » pour englober ses contradictions. Faire de l’enfant un « révolutionnaire » permet à Arendt, comme à beaucoup d’autres, de justifier toutes les libertés pour… conditionner un « homme nouveau3»…

P.Jourde va chercher chez Arendt une « autorité » philosophique et politique pour légitimer sa nostalgie d’une école qui favorisait la « promotion sociale ». Or, cette école est une fiction. Certes, l’école de classe, l’école de la bourgeoisie (entre 1880 et 1958) a permis à quelques individus de changer de classe sociale (cf. CNAM4), mais ces hommes (jamais de femmes) réalisaient cette « promotion » seuls, séparés définitivement de leurs familles et de leurs milieux d’origine. Historiquement et théoriquement, la promotion sociale doit être définie comme un changement de classe sociale. Or, dans la société de classe il était plus difficile de changer de sexe que de classe ! Aujourd’hui parler de promotion sociale n’a plus le même sens car il ne s’agit que d’un changement de place dans une distribution d’individus indifférenciés de plus en plus coupés de leur origine sociale. Ceux pour qui cette origine reste encore prégnante sont justement ceux qui ne participent plus à la distribution : les discriminés, et les désaffiliés, tous ceux pour qui la tendance au repli communautariste leur paraît être une récupération de leur existence, mais de même qu’il n’existait pas d’ilot socialiste sur lequel bâtir des communautés utopistes, il n’y a pas de communauté de repli dans la société capitalisée. Se payer (ou voler) une Rolex est un simple acte particulariste, un gage donné aux imageries. Il n’y a pas de différence de fond entre les deux types d’action.

2. La comparaison entre les États-Unis et la France nous parait impropre car les deux systèmes sont profondément différents. L’un fait exister l’école en dehors de toute véritable institution, l’autre ne la fait se développer qu’à travers l’institution. Le premier n’a donc aucun projet au sens fort et participe d’une démarche empirique et pragmatique typique du monde anglo-saxon. Le « système » (mais ce n’en est pas vraiment un) ne peut donc que s’adapter aux usagers comme l’entreprise s’adapte aux clients et inversement si on admet qu’il y a interaction.

Il n’y a donc pas non plus de véritable « Réforme ». C’est l’adaptation permanente au coup par coup en fonction d’objectifs à court terme et de l’utilisation des dernières découvertes en psychologie de l’enfant. Le second repose sur un projet fort qui ne se résume pas à un enseignement restreint à la transmission des connaissances, mais conçoit l’instruction dans un sens général qui recouvre la question politique. D’où l’importance de l’institution « Éducation nationale », arme de guerre contre la royauté et l’église. L’enseignement sera donc public, républicain, citoyen, laïc. Les « hussards de la République » en sont les soldats.

3. C’est cette ambition politique qui est complètement négligée dans l’exemple donné du professeur de collège et de la classe de 3e. Pourtant à l’ambition politique républicaine de la Troisième République, une école certes pour tous mais dans laquelle chacun reste à sa place en fonction de son origine sociale a succédé, à partir de la seconde moitié des années 60, une politique d’allongement de la durée des études, de massification de l’enseignement secondaire. Cette perspective de démocratisation de l’enseignement correspondait certes en partie aux nécessités de pourvoir le marché du travail en une main d’œuvre mieux formée pour une économie réclamant plus de cadres, plus de techniciens et de « professions intermédiaires », mais pas seulement. Ces efforts constituaient aussi une façon de détourner l’immobilité sociale propre à la France par ce qui fut appelé plus tard « l’ascenseur social » par l’école. La réforme Edgar Faure de 68 légitima ce mouvement au niveau général, la réforme Haby l’appliqua au niveau du collège.

4. 1968, voilà une date qui n’est pas citée par notre pourfendeur des réformes et pourtant derrière tout son lamento ce qui apparaît en filigrane, c’est bien cette haine de 68 et de tout ce qui fit qu’après, de toute façon, ce ne fut plus pareil (ce ne pouvait plus être pareil). Bien sûr, si on lui dit ça comme cela, il va sûrement se récrier et dire que lui aussi était sur les barricades, mais cela ne changera pas le fait qu’il reprend la critique de Finkielkraut…et de Sarkozy (énoncée en 2008) sur « la faute à 68 » dans le délabrement de l’enseignement. Mais comme il a été prof et que ce sont des choses concrètes qui se sont présentées à lui dans sa pratique, il laisse de côté les questions théoriques et les implications mécaniques de la massification/démocratisation de l’enseignement pour n’en pointer qu’une conséquence technique : le développement des sciences de l’éducation et l’idéologie pédagogique. Pour lui, non décidément, « la didactique ne peut pas casser des briques » si nous pouvons nous permettre ce détournement d’un détournement ! Bien sûr, mais est-ce une raison pour se retrouver avec ceux qui aujourd’hui veulent casser les IUFM ? Autre exemple que tu connais (Jacques Guigou) bien et Isabelle (Campanella-Wajnsztejn) pourrait t’en parler mieux que moi, la littérature de jeunesse est-ce de la merde ? Ne peut-elle pas être étudiée et le polar en général ? Les profs traditionnels, les profs attachés bec et ongle à la culture de classe répondent non et assimilent cela à laisser faire des exposés sur la moto, à utiliser les chansons de Grand corps malade comme texte fondamental de la langue française, à laisser exprimer des opinions qui ne seraient que celles des médias ou des parents. Bien sûr qu’il y a adaptation aux élèves mais il y a toujours eu adaptation aux élèves par exemple quand on enseignait à une petite élite le latin et surtout le Grec, il n’y avait pas adaptation à un certain public peut être ! Troisième et dernier exemple, la « pédagogie de l’autonomie » issue directement de 68 se réduit-elle à vouloir casser l’enseignement disciplinaire et la parole du maître sous prétexte que nous avons été battus ? Le travail en groupe et la prise d’initiative ne sont pas a priori contradictoires avec la définition d’une démarche construite autour d’un thème pluridisciplinaire comme ont pu l’expérimenter les profs de lycées avec les travaux personnels encadrés (TPE) ou les parcours de découverte en collège. Mais faut-il encore que les profs soient aussi rigoureux sur ce type de travail qu’ils disent l’être durant leurs cours magistraux ! C’est cela qui ne va pas de soi car pour beaucoup d’enseignants qui étaient à l’origine opposés aux TPE  « parce que ça prend sur des heures de discipline », les TPE sont devenus la bonne aubaine d’avoir deux heures dédoublées tranquilles.

Même chose pour l’éducation civique juridique et sociale (ECJS) censées être du bourrage de crâne en direction des « sauvageons » avérés ou potentiels. Rien n’empêchait les profs de les transformer en cours d’initiation aux sciences politiques et c’est d’ailleurs ce que j’ai fait. Mais la plupart des profs d’Histoire et Géographie à qui étaient majoritairement dévolu ces heures, en profitaient pour « avancer le programme » comme on dit « avancer sur l’arrière » dans un autobus ! Ce qui ne va pas dans ce texte, c’est que tout le monde est fautif…sauf les profs.

5. La fin du texte essaie de mettre en avant ce qui est nouveau depuis les années 80. En effet, les sociologues de l’éducation, dans ces mêmes années ont démontré exactement le contraire ; « le niveau monte », « nos enfants lisent », « les filles progressent », « les enfants d’immigrés ont de bien meilleurs résultats que leurs parents »). Mais ces constats sociologiques sont à relativiser aujourd’hui. Il y a des écarts individuels importants dans les ZEP et « les établissements sensibles ». C’est le « groupe-classe » qui n’est plus la référence alors qu’il le reste pour Jourde. Les phénomènes de bande opèrent aussi dans les collèges. Mais cette mise à jour se fait surtout à partir d’un ressenti. Or, si tous les ressentis ont bien un fond de vérité (on en sait quelque chose avec le sentiment réel d’insécurité), ils ne fournissent aucune explication de la situation car ils ne s’occupent pas du processus, ils vont au plus facile, c’est-à-dire à la dénonciation du fautif ou parfois du bouc-émissaire : c’est la faute des jeunes, la faute des immigrés, la faute du gouvernement, la faute des médias, la faute de la société de consommation, la faute du pédagogisme et des réformes, la faute à la démocratisation (absence de sélection qui fait que presque tout le monde a un diplôme mais que ce dernier a aujourd’hui moins de valeur) etc. Ainsi, tout apparaît unilatéral. Il n’y a plus de contradiction mais un simple constat. La dynamique du capital pour parler comme Temps critiques, est réduite à une sorte de rouleau compresseur capitaliste. Il n’y a plus qu’à pleurer les temps anciens. Par exemple, l’élève n’est plus rien, il n’est qu’une sorte de zombi lobotomisé, mais le prof lui est resté le même, il est toujours le savoir incarné car par on ne sait quel miracle il aurait été le seul à échapper au rouleau compresseur et c’est d’ailleurs pour cela que le pouvoir voudrait lui réduire son temps et la qualité se sa formation devenue par trop supérieure à celle des élèves. C’est d’ailleurs ça le sens réel du fameux « il faut adapter l’école aux élèves » ou du « remettre l’élève au centre de l’école ».

De par l’isolement qu’il subit à l’intérieur d’une école coupée du monde du salariat5, l’enseignant n’est pas le mieux placé pour saisir le double mouvement (dialectique et non unilatéral par définition) de déqualification/surqualification à l’œuvre. Il n’est pas le mieux placé pour au moins deux raisons. Tout d’abord, il n’est pas le mieux placé parce qu’il lui est plus difficile qu’au salarié en prise directe avec le développement du General intellect sous forme de capital fixe ou de logiciels, de saisir et d’admettre que le savoir est aujourd’hui de partout, la transmission aussi et que le maître n’est plus ni l’unique dépositaire de ce savoir ni le contrôleur de sa transmission. Tout juste peut-il attirer l’attention des élèves sur les dangers d’une transmission sans contrôle (je pense concrètement aux dangers des recherches de sources sur l’internet) ; ensuite, il n’est pas le mieux placé car dans la polarisation déqualification/surqualification, il se retrouve du côté de la déqualification sociale (le déclassement statutaire des enseignants) tout en étant la plupart du temps surqualifié individuellement (chez notre pourfendeur cela donnera l’image du prof agrégé face à l’élève illettré, chez un ministre l’image des enseignants de maternelle à bac + 3 cantonné à torcher des morveux).

Tout cela se traduit par une attaque contre ce que l’enseignant conçoit encore comme un métier et non pas comme une activité salariée interchangeable. Pourquoi cela ? Parce qu’il exerce dans un secteur particulier qui reste très en retard par rapport au processus d’ensemble de capitalisation des activités humaines6. Un secteur à la limite, non intégrable au processus d’ensemble, tant que l’histoire des luttes sociales propres à la France (révolutions violentes et sanglantes de 1789/93, 1848, la Commune et même mai 68) imprègne encore suffisamment la mémoire collective affectant ainsi encore une priorité de l’approche politique et une résistance du modèle universaliste de l’État-nation par rapport à sa transformation en État-réseau mondialisé7.

C’est cette résistance qui explique que chaque nouveau gouvernement cherche à faire « sa » réforme dans la mesure où il cherche à combler une partie du « retard » tout en maintenant l’enjeu politique de la reproduction des rapports sociaux dans le cadre de « l’exception française ». La quadrature du cercle en quelque sorte !

6. Même s’il évoque le capitalisme et donc un système dont l’école ne serait qu’un rouage, le texte maintient paradoxalement une perspective pédagogiste ou au moins institutionnelle, en faisant du retour aux vraies valeurs (le respect des niveaux hiérarchiques du savoir entre apprenant et enseignant, entre culture savante et culture populaire, entre culture scolaire et culture extra-scolaire) l’impossible solution à la crise de l’école. Ainsi, la question de l’institution n’est pas posée puisque la perspective reste celle qui demandait à l’école de transformer la société. Ce qui tenait déjà de la gageure pour tout lecteur de Marx, à l’époque des institutions fortes de l’Etat-nation gaulliste, ressort aujourd’hui de l’incompréhension de ce qui est à l’œuvre quand la tendance est à une résorption des institutions soit à l’intérieur même du pouvoir exécutif comme on peut le voir avec la réforme de la justice en France, soit dans la transformation du rapport citoyen à l’institution en un rapport clientéliste (la transformation actuelle des missions de service public).

Dans ce processus de désinstitutionnalisation de l’école dans un système plus large de « formation tout au long de la vie », le pôle républicain et étatique de l’école perdure mais il a tendance à être englobé dans le monde cognitif global. La « réformite » (ou l’art de faire se succéder ministres et réformes) peut d’ailleurs être analysée comme la résultante d’une crise de l’institution sans remise en cause de l’institution. C’est exactement le mouvement inverse de mai 68 qui est pourtant aussi le produit de la crise des institutions (du gaullisme comme régime politique mais aussi de la famille patriarcale et de l’école de classe), mais avait placé leur critique au centre de la révolte. Ce qui se jouait alors était le refus de toutes les hiérarchies et des institutions qui semblaient en être les garantes. Même si le contexte historique n’est plus le même, le combat actuel des enseignants désobéisseurs est exemplaire non seulement par son autonomie vis-à-vis de l’institution syndicale, mais surtout parce qu’il ranime la lutte anti-hiérarchique à un moment où justement les hiérarchies pèsent à nouveau de tout leur poids sur les relations de travail. Comme nous l’avons dit dans un texte précédent, il ne faudrait pas que les enseignants en lutte contre leur propre hiérarchie (la tendance à la transformation des chefs d’établissement en petits patrons de PME) ne la réintroduisent dans leurs rapports aux élèves en demandant plus d’autorité, la fin de l’agitation lycéenne8 ou des blocages étudiants.

J.Wajnsztejn et J.Guigou, avril 2010.

  1. Célestin Freinet les a visitées en 1923 et il s’en inspirera très largement dans sa pratique pédagogique coopératiste. []
  2. L’éducation est une institution récente dans le devenu d’Homo sapiens. C’est d’abord et pendant des milliers d’années l’initiation qui a opéré le passage des enfants dans la société-communauté des adultes. L’institution de l’éducation est récente. Elle contemporaine de la formation des Empire-Etats et des Cités-Etats, des classes sociales, et l’esclavagisme comme système (10000 – 6000 BP). Seuls quelques enfants (les garçons de l’aristocratie) étaient éduqués, tous les autres étaient élevés, vivant avec les adultes et participants à leurs activités. L’école (le gymnase grec) est l’institution de la séparation. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité un espace-temps séparé est consacré à la préparation des successeurs ceux qui vont perpétuer l’ordre dominant. Un corps de professionnels, les précepteurs, assurent cette mission-dressage. Pour de plus amples développements sur ces questions cf. J.Guigou « Ni éducation, ni formation. Quelques remarques socio-historiques sur l’institution de l’éducation ». Temps critiques n°9, automne 1996, p.63-74. []
  3. Sur ce point précis d’ailleurs, Finkielkraut, dans une période historique complètement désenchantée, ne peut être en accord avec son modèle. []
  4. Le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) a été fondé par la Constituante en 1794 sur proposition de l’illuministe abbé Grégoire pour former l’encadrement technique de l’industrie. Dans la première moitié du XXe siècle, en suivant les cours du soir du CNAM pendant près de la moitié de leur vie, quelques individu sont parvenus, en fin de carrière, à changer de classe sociale. C’est l’exemple emblématique que la bourgeoisie donnait à la classe ouvrière… pour justifier sa domination. []
  5. Ce qui n’est pas exactement la même chose que de dire qu’elle est coupée du monde du travail car cela est de moins en moins vrai (les stages en entreprises deviennent obligatoires dès le collège et bien évidemment au niveau des BTS…mais ils ne sont pas rémunérés. (Ils le sont devenus pour des stages au-delà de 200 heures à partir du tournant des années 2000). []
  6. On peut se reporter à notre « Quelques précisions sur capitalisme, capital et société capitalisée », Temps critiques n°15, hiver 2010. []
  7. On peut se reporter à « L’institution résorbée » de J. Guigou, Temps critiques n°12 et au supplément de mars 2000, intitulé, « L’État-nation n’est plus éducateur. L’Etat-réseau particularise l’école. un traitement au cas par cas », texte disponible sur le site de Temps critiques : http://tempscritiques.net/spip.php?article106  []
  8. Comme le montre les tristes exemples du lycée Brossolette de Villeurbanne et d’un collège de Villefranche-sur- saône. []

Notes autour de l’article « Nourrir l’État guerrier »

Notre bref article envisage une réponse à la question suivante d’une de nos correspondantes : « Encore un texte sur les dépenses militaires US (https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/07/03/nourrir-letat-guerrier-nous-perdons-les-fabricants-darmes-gagnent/). J’aimerais bien comprendre dans quelle mesure elles participent (ou pas) de la « bonne santé » de l’économie américaine, de vos points de vue respectifs ».


Nicole,

Le but de cet article n’est pas tant de montrer un niveau de dépense militaire américain sur lequel d’ailleurs l’auteur ne s’attarde pas, que ce soit du point de vue statistique ou de celui de l’argumentation, mais d’opposer l’État guerrier américain d’aujourd’hui (l’État trumpiste) à l’État-providence vertueux (de Biden ?). C’est une affirmation bien aventureuse puisque l’exemple historique de Roosevelt montre qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les deux ou plutôt que l’opposition n’est pas probante. Comme souvent sur ce type de site ou dans le Monde diplomatique, il ne s’agit que de critiquer le néolibéralisme, c’est-à-dire le mauvais capitalisme. On ne s’attardera donc pas sur le texte, mais essayons rapidement de te répondre.

Si on regarde les statistiques mondiales vite fait, les dépenses américaines sont énormes en valeur absolue, ce qui est logique vu la taille du PIB américain, mais pas si élevées que cela en valeur relative, par exemple par rapport à la Russie ; et de plus, ces dernières années, elles augmentent bien plus, toujours en valeur relative, dans des pays de l’OTAN proches de la frontière russe (un grand bond polonais) et au Mexique, en Arabie saoudite, Israël et bien sûr en Ukraine1. Par ailleurs, on peut estimer que Trump procède à un rattrapage des années antérieures où l’étiage2 était tombé assez bas.

Peut-être faut-il distinguer les dépenses de sécurité immédiate et le complexe militaro-industriel, avec aux EU un lien très étroit entre recherche militaire et civile et recyclage des moyens (cf. l’ordinateur). Autre point : pour ce qui est de la « bonne santé », tant que les investissements et la R&D dans le domaine militaire rapportent à moyen terme ou long terme plus que ce qu’ils coutent à court terme (les dépenses militaires), c’est bon pour l’« économie » et, d’une manière plus globale, la Seconde Guerre mondiale a été très profitable aux EU aussi bien du point de vue de la puissance du capital américain que de la hausse du niveau de vie. Il n’en est évidemment pas de même pour l’Allemagne, le Japon et l’Italie, qui vont désormais tirer leur puissance économique du désarmement forcé qui leur est imposé, sous parapluie américain, ce que Trump veut maintenant leur faire payer ou rembourser en les forçant à augmenter leurs dépenses de défense en proportion de leur PIB, comme d’autres présidents américains avaient essayé de le faire dès la fin des années 1970, en faisant pression sur le DM et le Yen. De cela il ressort qu’il n’y a plus de lien mécanique et unilatéral entre dépenses militaires et puissance globale d’un État. Non sans raison, mais avec beaucoup de mauvaise foi (Obama le disait de façon plus hypocrite), ce que dit Trump, c’est que la stabilité mondiale de l’ordre capital (le niveau I de l’hyper-capitalisme, disons-nous) coûte cher et que chacun doit y contribuer. Depuis la fin de l’URSS et jusqu’aux présidences Bush, les EU assuraient encore les opérations de police internationale pour maintenir la fluidité des robinets de pétrole et marchandises ; mais pour Trump, ce temps est fini et désormais chaque puissance doit le montrer dans la prise en charge de sa zone d’influence ; une version plus multipolaire et moins stratégique de l’ancienne politique des blocs de la guerre froide, en théorie plus souple et complémentaire avec la globalisation, mais non sans tension (EU-Chine3).

Contrairement à ce que pensaient les marxistes pur jus, le capitalisme n’a plus absolument besoin de la guerre pour sortir de la contradiction valorisation/dévalorisation, la seconde par la guerre relançant la première, parce qu’il a englobé cette contradiction à travers une tout autre dynamique. Dit trivialement, l’information domine la sidérurgie du point de vue économique comme stratégique. Le Japon a battu les EU par l’électronique et non par l’armée de l’empereur ; l’Allemagne a battu les EU par la Volkswagen et non par Thyssen-Krupp.

Par ailleurs, pourquoi s’étonner ? On comprend une certaine préférence pour les dépenses militaires comme moyen de maintenir ou de renforcer la puissance industrielle et l’avance technologique du pays (le point de vue de Stephen Miran), d’autant qu’elle a largement fait ses preuves par le passé. Et comme en outre les entreprises et les circuits existent déjà, c’est moins compliqué de procéder ainsi que de créer ou de recréer des secteurs négligés depuis longtemps en vue de restaurer la grandeur industrielle de l’Amérique, comme dit l’autre, sans compter que cela présente l’avantage de pouvoir être piloter par l’État. Pour finir, on se doutait bien que Trump n’allait pas privilégier l’écologie, les services sociaux ou les festivals culturels.

Jacques W. et Larry C., le 6 juillet 2025.

  1. Les dépenses militaires mondiales ont atteint 2 718 milliards de dollars en 2024, soit une augmentation de 9,4 % en termes réels par rapport à 2023. C’est la plus forte hausse annuelle jamais enregistrée depuis au moins la fin de la guerre froide. Les dépenses militaires ont augmenté dans toutes les régions du monde, avec une hausse particulièrement rapide en Europe et au Moyen-Orient. Les cinq plus grands dépensiers – États-Unis, Chine, Russie, Allemagne et Inde – concentrent 60 % du total mondial (Institut international pour la paix, Stockholm, 28 avril 2025). []
  2. Évolution générale : 1940 : 1,7 % du PIB ; 1945 : 3,5 ; guerre de Corée : 13,8 ; 1965 et course aux armements : 7 ; Vietnam : 8,7 ; 1979 : 4,5 ; Reagan : 6 ; fin de l’Union soviétique : 2,9 ; après-11-Septembre : 4,5 ; Obama : 3,1 ; Trump 1 : 3,3.

    Russie : 4,7, mais doublement du budget entre 2007 et 2023 et + 41 % entre 2023 et 2024. []

  3. Les dépenses militaires des États-Unis ont augmenté de 5,7 % pour atteindre 997 milliards de dollars, soit 66 % des dépenses totales de l’OTAN et 37 % des dépenses militaires mondiales en 2024. Une part importante du budget américain est consacrée à la modernisation des capacités militaires et de l’arsenal nucléaire afin de maintenir un avantage technologique sur la Russie et la Chine (ibid.). []