Repenser les luttes dans une situation sans précédent

Notre texte « Sur le 10 septembre » a donné lieu à quelques échanges dont vous avez, ci-dessous, l’un des exemples.


Merci pour ce texte qui allait à contre courant de l’appel à tout bloquer, et qui ne s’est finalement pas trompé sur le peu d’effet qu’il aurait : le 10 septembre était tant attendu, que le silence qui le suit est bien surprenant !

Vu l’importance que cet appel avait pris pour la gauche radicale, il serait intéressant de discuter des idées sur lesquelles il reposait : soutien à la colère d’où qu’elle vienne, appel à leur fusion du moment qu’elles sont dirigées contre « les dirigeants » et qu’elles partent « d’en bas » ; indétermination du mouvement considérée comme sa plus grande force ; abandon systématique de toutes réflexions théoriques nouvelles, celles-ci étant jugées inutiles.

Fonder l’espoir d’une transformation radicale de la société sur des bases aussi pauvres témoigne surtout de la faiblesse des mouvements actuels, de ce qu’ils ont de désespéré.

Le principal argument en faveur de ces idées, tel qu’on le trouve dans l’article de Serge Quadruppani mais aussi dans des échanges avec des amis, est historique : selon eux, lorsque la colère est suffisamment générale, que le mouvement est suffisamment puissant pour déstabiliser le pouvoir, le renverser, il se dépasse, ses objets initiaux font place à des « pensées qui se construisent pendant le mouvement », car « la conscience naît de la pratique ». L ‘histoire des révolutions en serait l’illustration.

Mais pour qu’au cours des révolutions il en fusse ainsi, encore fallait-il que, dans chaque cas particulier, l’époque leur permette de se déployer dans les formes qu’elles adoptèrent. Encore fallait-il que la société porte en son sein la possibilité de ce basculement, soit grosse de ce basculement.

Loin qu’une colère générale suffise pour subvertir l’ordre existant, c’est bien souvent à l’échec de ces soulèvements qu’on a assisté : « dans la réalité observable de l’histoire, de même que le mode de production asiatique a conservé son immobilité en dépit de tous les affrontements de classes, de même les jacqueries de serfs n’ont jamais vaincu les barons, ni les révoltes d’esclaves de l’Antiquité les hommes libres ».

Pour « la seule classe révolutionnaire qui ait jamais vaincu », la bourgeoisie, c’est sa situation dans l’économie qui a été cause et conséquence de sa mainmise sur la société : quel qu’ait été le cheminement des révolutions bourgeoises, elles réalisaient, après une longue maturation économique, politique et culturelle, la libération de la société civile de ce qui pesait sur elle.

Quelques soient les évènements déclencheurs des révolutions sociales des 19e et 20e siècle, elles s’inscrivaient dans des époques de riches réflexions sur l’organisation de la société, liant luttes pour la satisfaction de revendications immédiates et idéal de transformation radicale de la société. Elles poursuivaient toutes la réalisation d’une idée largement partagée : le remplacement de la propriété privé des moyens de production par leur propriété collective.

La Commune inventa « la forme politique sous laquelle l’émancipation économique du travail pouvait être réalisée », mais cela n’a été possible que parce qu’elle était nourrie de cette déjà longue histoire sociale, de ces débats d’idées, de cette croyance en un futur émancipateur.

De même, les conseils ouvriers n’ont pas été inventés par quelques dirigeants, imaginés préalablement à la révolution, mais ils ont été « le produit spontané du mouvement en effervescence », en l’occurence par les ouvriers pétersbourgeois pour diriger leur grève contre l’autocratie en 1905. Mais ces luttes renvoyaient à un idéal social qui imprégnait déjà une partie de la société.

Lors de la révolution anarchiste espagnole, dans un premier temps, les travailleurs ne firent qu’appliquer par eux-mêmes les résolutions votées lors du dernier congrès de la CNT en mai 1936 (abolition de la propriété privée, socialisation de la richesse, administration directe de la production et de la consommation par les organisations de producteurs, …).

Aujourd’hui, dans un monde profondément transformé, quand bien même les forces en faveur d’une « émancipation économique du travail » seraient importantes, les bases immédiates sur lesquelles on pensait construire la société future, le tissu social et productif qu’il s’agissait d’investir, ont disparue. Et dans ce vide, on ne voit pas de quoi « ceux d’en bas » pourraient-ils se saisir pour bâtir une nouvelle société. Il en résulte une grande confusion dans les aspirations politiques et sociales des mouvements actuels.

Ce n’est pas le projet d’abolition du capitalisme qui me semble irréalisable, mais les stratégies de lutte de classes pour y mettre fin. D’autres voies sont à chercher, qui permettraient d’enraciner ce projet dans ce qui existe déjà dans la société civile, d’assurer sa continuité avec ce qu’on y trouve déjà et qui y est adéquat, contre ce qui s’y oppose radicalement. (Je le reconnais, ces idées sont bien vagues ; il est difficile de trouver une brèche dans les puissants bouleversements qui bouchent notre horizon).

Sur les colères, il me semble que là encore il y a un grand malentendu, la gauche radicale en restant aux thèses de Chantal Mouffe sur le populisme de gauche, sur la construction d’un rapport de forces, d’un « nous » opposé à un « eux », alors même que le changement d’époque a rendu plus complexe la réalité que recouvrent ces diverses colères. Il ne suffit pas de dire qu’elles ont leurs sources évidentes dans la dégradation des conditions de vie, dans les régressions sociales, les dégâts écologiques, les conflits internationaux, l’assombrissement général du monde.

Il faut chercher les causes de ces régressions, et ne pas évacuer cette question en en faisant porter la responsabilité sur telles ou telles « élites » (les patrons et leurs valets politiques pour les uns, la bureaucratie, les universitaires, les médias, le monde culturel pour les autres).

L’article que nous avions discuté de Romaric Godin met l’accent sur leurs causes structurelles (la faible croissance économique, sa stagnation), sur l’incapacité des dirigeants politiques et économiques à résoudre ce problème du fait même de son caractère structurel, et sur ses conséquences politiques et géopolitiques. Son analyse me semble particulièrement éclairante, rendre bien compte des bouleversements en cours.

En ignorant ou refusant de nommer les sources profondes des problèmes actuels, ceux qui expriment leurs colères exonèrent le système capitaliste lui-même de leurs malheurs, s’accrochent à ce qu’il a pu ou pourrait leur offrir « si les élites n’étaient pas corrompues ».

Et l’on voit le « nous » et le « eux » se fracturer dangereusement : si l’intérêt bien compris de l’humanité est la fin du capitalisme, l’intérêt prochain des uns et des autres peut se confondre avec les politiques de domination de leur propre pays : la colère prend alors les formes xénophobes et guerrières que l’on voit aujourd’hui. La convergence de toutes les colères, nationalistes et universalistes, paraît alors bien compromise.

Soutenir ces colères sans s’interroger sur le caractère illusoire des cibles désignées s’apparente aux stratégies léninistes de prise du pouvoir, illustrées par le « programme de transition » élaboré en 1938 par Trotsky pour la 4e Internationale : « Si le capitalisme est incapable de satisfaire les revendications qui surgissent infailliblement des maux qu’il a lui-même engendrés, qu’il périsse ! La « possibilité » ou l’ « impossibilité » de réaliser les revendications est, dans le cas présent, une question de rapport des forces, qui ne peut être résolue que par la lutte. Sur la base de cette lutte, quels que soient ses succès pratiques immédiats, les ouvriers comprendront mieux que tout la nécessité de liquider l’esclavage capitaliste ». Reste que même « impossibles » ces revendications s’inscrivent dans un cadre capitaliste, et qu’en mettant leur satisfaction à l‘ordre du jour, l‘ordre social visé ne peut être qu‘une forme de capitalisme d‘Etat. Or, affirmer encore aujourd’hui que celui-ci est la solution pour retrouver la prospérité, ce serait faire peu de cas de l’histoire, comme des contraintes économiques capitalistes qui pèsent tout autant sur le capitalisme d’Etat que sur le capitalisme privé. Et ce serait aboutir à l’inverse de ce qui était souhaité par nombre de ceux qui ont appelé à tout bloquer.

L’actualité ramène à d’autres points importants à propos de ces colères, celui de la vérité (rappelons que « le sujet idéal du règne totalitaire, selon Hannah Arendt, n’est pas le nazi convaincu, […] mais l’homme pour qui la distinction entre faits et fiction, et la distinction entre vrai et faux (c’est à dire les normes de la pensée) n’existe plus »), celui de la dénonciation par Simone Weil des passions collectives, ainsi que sa défense du « bien ».

Quant au besoin de réflexion théorique, loin d’être inutile on voit à chaque pas de cette discussion qu’il se rappelle constamment à nous (quelles sont les causes profondes de ces colères ? quelles forces sociales peuvent se mobiliser pour une reprise du projet révolutionnaire ? Une certaine idée de la liberté ne risque-t-elle pas de sombrer avec l’effacement en cours de l’Europe ? …).

A. Danet

Sur le 10 septembre

Cet appel à « Tout bloquer » le 10 septembre 2025 est très différent de l’appel des Gilets jaunes à occuper les ronds-points en octobre-novembre 2018. Sa source n’est pas clairement identifiable, même si « Les essentiels », un petit groupe freixiste, semble à son origine. Mais surtout, il ne contient aucune référence qui puisse signifier un ou des collectifs autour d’un emblème repérable comme ont pu l’être le gilet jaune ou les parapluies de Hong-Kong. C’est un peu comme si l’air du temps était à la révolte ou du moins à la colère ou encore à l’indignation (ça veut brasser très large) et que cela suffirait à relayer l’appel en embrayant sur toutes les revendications et modes d’action possibles, des plus limités comme débrancher sa box aux plus extrêmes comme encercler Paris. Dans ce flou ou cet aspect gazeux, on en oublierait un peu qu’il n’y a pas qu’un ennemi en face (peu importe celui qui est principalement désigné : l’État et sa police, le gouvernement, Macron), mais toute une organisation des rapports sociaux à laquelle bon gré ou mal gré nous participons, avec leur agencement de dépendance réciproque hiérarchisée et leur sédimentation, qui structure la domination de façon bien plus complexe que celle qui opposerait les « eux » et les « nous », comme s’il n’y avait que deux forces face à face et qu’il suffisait que « nous » prenions l’initiative, à tout moment donc et pourquoi pas le 10 septembre.

Rétrospectivement, le mouvement des Gilets jaunes montrait une capacité étonnante à désigner des objectifs en tenant compte de ses positions géographico-sociales. Ils avaient une certaine conscience de leur incapacité à bloquer quoi que ce soit du fait qu’ils se rendaient compte de leur extériorité relative au rapport d’exploitation et à la production. Le lieu choisi pour l’occupation constituait ainsi non un nœud de production, mais un lieu de circulation que tout un chacun peut s’approprier, ne serait-ce que temporairement ou en transformer la destination (d’échanges de flux en échange de paroles, sans que celle-ci ne se formalise dans la parole pour la parole comme ce fut la cas parfois pour Nuit debout, ni dans la palabre chère aux « radicaux ») ; bref, faire de sa faiblesse une force et non pas exposer cette faiblesse comme l’ont fait les tenants de la fausse convergence des luttes à l’époque. La force des Gilets jaunes a été, entre autres, de tenir un équilibre entre l’action directe, la parole libérée, mais contrôlée (les questions qui pouvaient diviser ont le plus souvent été mises de côté ou secondarisées) et la réflexivité du mouvement sur lui-même, au jour le jour. Il ne s’est jamais perdu dans le discours et n’en a d’ailleurs proposé aucun au pouvoir comme aux médias, d’où sa relative irréductibilité et le fait qu’il n’y a jamais rien eu à négocier.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Les raisons de la colère sont bien toujours là et même amplifiées. On a peu d’informations fiables sur les auteurs de l’initiative de l’appel au 10 septembre, mais ce qui est à peu près sûr, c’est qu’ils n’ont aucun moyen de « tout bloquer », sauf si les routiers entraient en action. À l’inverse, on a pu constater, pendant la crise sanitaire, que les fractions de salariés ou autres travailleurs désignés tout à coup comme essentiels ne l’étaient justement que du fait de la continuation de leur activité dans la crise et de la cessation, par comparaison, de celle, provisoire, des autres.

D’après les quelques enquêtes comme celle reproduite par Le Monde, ce 2 septembre, l’initiative s’ancrerait particulièrement dans les petites et moyennes communes, moins dans les métropoles, ce qui est à la fois commun aux Gilets jaunes, mouvement peu urbain et différent, puisque cela ne touche pas essentiellement les périphéries. Les ouvriers/employés et les retraités, deux groupes centraux parmi les Gilets jaunes, sont sous-représentés. À l’inverse, les cadres, les étudiants et les lycéens ou encore les inactifs y sont surreprésentés. C’est moins l’expérience vécue de la précarité économique qu’une forte politisation à gauche, même si elle se veut autonome des partis et n’intervient pas sur le même type d’action que les syndicats. À cela s’ajoute une volonté d’engagement « pour les autres » qui semble motiver, pour eux, leur mobilisation. Or, s’il existe bien des « autres », ils ne forment pas a priori la « cible » privilégiée de la frange politisée, qui ne raisonne qu’en termes de « causes » et non de situations concrètes (la question du pouvoir d’achat n’apparaît qu’indirectement avec la volonté de lutter contre les inégalités sociales, et la critique du stato-consumérisme apparaît risquée si, quittant son origine décroissante, elle rejoint une critique plus générale de l’intervention sociale de l’État, comme on peut le voir avec le projet de nouveau budget, la priorité gouvernementale accordée à la dette, la restriction de l’aide médicale aux étrangers, etc. Bref, cet intérêt volontariste risque d’être peu récompensé : un état-major sans troupes.

Cette extériorité ne se manifeste pas ici par un appel à bloquer l’espace public comme pour les ronds-points ou les manifestations de rue, mais à s’organiser pour tout pouvoir faire de chez soi et à partir de soi, flattant l’idée que nous dominons les machines plus qu’elles ne nous dominent. Il s’agirait de bloquer individuellement le « système » économique comme si celui-ci nous était extérieur. C’est en premier lieu une conception d’un peuple sans tache qui ne peut que rappeler de mauvais souvenirs1 ; c’est en outre faire comme si ce « peuple » s’était déjà mis en mouvement du fait de sa capacité à « hacker » les micro-technologies. Certains se gargarisent de la supposée « intelligence collective » des mouvements (Paolo Virno2) qui se serait déjà incorporé l’intellectualité générale et, pourquoi pas, l’IA pendant qu’on y est3, mais alors on ne peut qu’avoir des doutes sur son « autonomie » et on est ici bien loin des thèses opéraistes d’origine dont est pourtant censé se réclamer Virno.

L’appel à la grève de la consommation redouble cette extériorité et rappelle l’origine sociologique des lanceurs de l’initiative, quand une part relativement importante de la population a déjà fait la « grève » des vacances et de tout ce qui ne relève pas de l’achat des produits de première nécessité.

De la même façon que l’action gouvernementale par l’article 49.3 interposé et imposé avait noyé le mouvement sur les retraites de juin 2023, sous un déluge d’arguments démocratiques avancés par des forces ayant peu à voir avec le mouvement lui-même, celui du 10 septembre réalise l’exploit involontaire d’être déjà noyé, avant même son éventuelle éclosion, sous les tentatives de noyautage de forces politiques (les partis de l’ex-« nouveau front populaire » et les divers groupuscules de la « gauche de la gauche ») ou syndicales (SUD), qui ont juré de ne pas se faire avoir une seconde fois, après leur cécité vis-à-vis du mouvement des Gilets jaunes.

L’indétermination dont parlent certains4 est donc beaucoup moins grande que pour les Gilets jaunes ; quant à la question de sa puissance, elle ne peut être évaluée en l’absence de réelle mise en mouvement de ce qui n’est pour le moment qu’un appel et non un mouvement. Il y a aujourd’hui une certaine confusion entre ce qu’on pouvait appeler « mouvement social », y compris même dans ses variantes de « nouveau mouvement social » à partir de 1986, par exemple en France avec le mouvement des conducteurs de train et des infirmières, pendant lequel le fil rouge des luttes de classes n’est pas encore coupé (les coordinations supplantent provisoirement les syndicats), et des mouvements comme ceux qui naissent à partir de la seconde moitié des années 2010. À la suite de Stéphane Hessel, l’initiative « Nuit debout » promeut l’indignation et la prise de parole publique au travers des tendances citoyennes ; les Gilets jaunes quant à eux expriment l’immédiat d’un ras-le-bol et l’action directe, avec toutefois et progressivement une référence à la révolution française qui vient historiciser et politiser le mouvement de l’intérieur, plus que par une intervention de forces extérieures. La mise en avant du RIC, malgré les critiques qu’on a pu lui apporter5, s’inscrivait finalement dans cette tendance du mouvement à créer de l’instituant plus qu’à ne s’institutionnaliser, en recherchant des pratiques de démocratie directe en dehors des formes consacrées par les luttes prolétariennes historiques. Cette tendance contrebalançait une tendance au dégagisme également présente qu’on retrouve aujourd’hui dans l’appel, qui semble allier citoyennisme et populisme de gauche (cf. le soutien affirmé de LFI).  

Aussi hasardeuse se présente l’idée que cette indétermination renforcerait la puissance, alors que la puissance suppose une forte détermination comme on peut le voir dans la façon dont l’État a réagi à ce qui le remettait en cause (Gilets jaunes en France, criminalisation des luttes ailleurs). Cette force, les Gilets jaunes ne l’ont pas acquise de l’indétermination de leur composition de classe et de l’hétérogénéité de leurs revendications, mais de l’action, d’une confrontation avec l’État dans les divers collectifs de lutte intervenant dans l’espace public.

Pour Michaël Foessel dans Libération, le 4 septembre 2025, à la mobilisation virtuelle d’un « On ne veut plus » d’en bas correspondrait un « On ne peut plus » d’en haut, situation définie historiquement au début du XXe siècle comme constituant la prémisse d’une phase pré-insurrectionnelle, à la différence près que les mots n’ont de sens que dans un contexte historique précis. On peut effectivement avoir des doutes sur un « on ne veut plus » de la base quand il ressemble souvent à un « on ne peut plus » (se constituer en collectif, faire grève, etc.). Quant au « on ne peut plus » du sommet, il concerne un gouvernement particulier avec sa constitution et son mode de scrutin, qui présuppose deux blocs et non pas trois. Cela n’est qu’un cas particulier de blocage politique dans le cadre plus général d’une crise des régimes démocratiques, mais nous ne sommes pas en 1917 en Russie quand Lénine énonça ce qui allait devenir une citation célèbre.

Il n’empêche que les initiateurs, tout en critiquant les médias mainstream, n’hésitent pas à utiliser leurs méthodes, ainsi que celle des politiciens : l’effet d’annonce n’est pas réel, mais a un effet de réel comme aurait dit Foucault. Ainsi, des hôpitaux ou cliniques ont déprogrammé des opérations chirurgicales initialement prévues le 10 septembre.

Quant à ceux qui, à la rigueur, pourraient bloquer, ils appellent à la grève le 18 septembre, ne voulant pas se mélanger et perdre la potentielle direction de ce qui n’existe qu’à l’état de projet. A priori, l’espoir, pour les syndicats, de signer une sorte de nouveau 13 mai (1968) où le mouvement (essentiellement étudiant jusque-là) s’était résolu à quémander un soutien en échange d’une grève générale, apparaît ici bien faible ; ils se contenteraient sans doute d’un recul sur les jours fériés. En effet, leur tactique n’implique aucun retournement de type syndicaliste révolutionnaire, malgré l’appel incident de Mélenchon à la grève générale, laissant supposer qu’ils ont tiré en ce sens les leçons de l’échec de la lutte sur les retraites en 2023. À la sortie de l’été 2023 et jusqu’à aujourd’hui, ce qui domine, c’est bien une peur diffuse de la part des pouvoirs en place, mais aussi un sentiment de défaite et de désespoir chez ceux qui se sont battus. En ce sens, le feu ne couve pas sous la surface ordinaire des renoncements quotidiens.

Les derniers mouvements, dans leur devenu du moins, n’ont pas montré une autonomie du mouvement social qu’ils ne recherchaient d’ailleurs pas, à l’opposé souvent des tenants encore actuels de l’hypothèse autonome, mais une autonomisation du social lui-même dans la mesure où l’ancienne question sociale a été invisibilisée pour reprendre un mot à la mode, ce qui a produit l’isolement de mouvements que pourtant, nous disent les médias, tout le monde ou presque soutient… de loin. Les concerts de klaxon ici, les concerts de casseroles là-bas n’ont pas plus d’influence que les concerts de supporters partout dans les stades… sauf à croire que tout est spectacle.

Temps critiques

  1. Alors que les Gilets jaunes faisaient mouvement dans tous les sens du terme, l’initiative en cours en appelle à un peuple préconstitué : « Le 10 septembre, on descend ensemble. Une seule voix, un seul peuple. Unis contre un système qui nous écrase », peut-on lire sur le mot d’ordre final d’une affiche dont le début trahit l’idéologie intersectionnelle popularisée et appliquée au social : « Tous unis. Peu importe ta religion, ta couleur, ton quartier, ton parcours. Noirs, blancs, arabes, croyants ou pas, travailleurs, chômeurs, retraités, SDF, jeunes de cité… Agriculteurs, routiers… Toute personne de notre population la main dans la main ». []
  2. Cf. in Lundi matin du 1er septembre 2025, un extrait du texte de P. Virno, intitulé Virtuosité et Révolution, tiré lui-même de Miracle, virtuosité et « déjà vu ». Trois essais sur l’idée de « monde », L’éclat, 1996. []
  3. Les initiateurs utilisent Telegram, mais également Instagram, Facebook, X, Bluesky, Discord… Autant de réseaux qui permettent de diffuser à grande échelle des milliers de visuels, générés pour la plupart par de l’intelligence artificielle. []
  4. Cf. Serge Quadruppani, « Vers le 10 septembre ou la puissance de l’indéterminé » publié dans Lundimatin du 1er septembre 2025, et notre critique (J. Guigou) dans : « Hasardeuse prédiction : Remarques sur l’article de Serge Quadruppani… []
  5. Cf. Temps critiques : « Dans les rets du RIC », mars 2019. []