Un moment de révolte émeutière

1) Tout d’abord, un point essentiel dans le glissement sémantique qui s’est produit entre 2005 et 2023, y compris dans Temps critiques. Ainsi, alors que dans notre article du n°14 (« La part du feu ») nous faisions état d’une révolte des banlieues que nous étions à l’époque peu nombreux à saluer sans la mythifier, aujourd’hui, y compris donc au sein de la revue, si on en croit quelques courriers ou discussions orales, il semblerait que la question de la révolte soit passée au second plan ou même soit occultée par l’insistance nouvelle portée sur le phénomène « émeute », comme s’il surdéterminait ou concentrait tout ce qu’il y a à dire sur le sujet. Or, l’émeute n’est qu’une expression concrète, sous une forme particulière, de cette révolte première basée sur une colère et des émotions qui ne trouvent plus de transcription politique. Si on laisse de côté la situation américaine, la pratique émeutière s’origine en France dans de nouvelles formes de violences urbaines en provenance des « quartiers » ou banlieues dès la fin des années 1970((Le pillage du quartier latin le 5 juin 1971 constitue ici une grande première émeutière, mais liée au contexte particulier des luttes de l’époque, fruit d’un « alliage » entre anciens protagonistes de mai-juin 1968 et jeunes prolétaires dont l’origine géographique n’est pas majoritairement banlieusarde, contre ce qui fut le lieu symbolique de la révolte devenu une vitrine de la marchandise capitaliste. Le pillage y est alors une pratique clairement politique (cf. les revues ICO et Négation, le Voyou à l’époque), même s’il est dénoncé par les groupes gauchistes comme une provocation.)). Mais leur caractère limité géographiquement, puis le développement de pratiques alternatives plus « politiques » comme la « marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983, qui a produit une reconnaissance politique de ce mouvement, au moins à gauche, n’ont pas constitué un terreau fertile au développement de nouvelles pratiques émeutières, malgré l’émergence de nouveaux courants « radicaux » faisant l’apologie de l’émeute((Par exemple de petits groupes comme Les fossoyeurs du vieux monde (http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/autonomies/fossoyeursvieuxmonde/lesfossoyeursduvieuxmonde-n04.pdf ; puis plus tard et de façon plus médiatique, le journal Mordicus.)). La surprise n’en a été que plus grande en 2005 quand la révolte a tout à coup signifié l’échec des différentes politiques de la ville et le décrochage progressif de certains territoires. Déjà à l’époque l’incompréhension a été grande du fait que les « émeutiers », en attaquant des bâtiments publics où des biens privés de leurs propres quartiers, creuseraient leur propre misère. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont restés isolés dans ce qui est devenu pour la postérité une « révolte des banlieues » (de certaines en fait) puisqu’elle ne s’est pas étendue aux villes et a fortiori aux centres-villes((L’existence ultérieure du Comité Adama n’a jamais rappelé une influence telle celle de la « Marche », et la création des « Indigènes de la république » puis du PIR n’a pas atteint celle de SOS racisme. Quant aux candidatures sur les listes politiques des partis en vue des élections, elles ont été certes plus nombreuses, mais le plus souvent freinées par une inscription sur ces listes à des places difficilement éligibles.)). Or, la révolte de l’été 2023 n’est pas qu’une révolte des banlieues, puisque contrairement à 2005, elle concerne aussi les centres-villes. Elle n’est donc pas exclusivement le fait des jeunes des banlieues, mais de jeunes en général qui pratiquent des formes d’action directe déjà présentes dans la seconde phase de la lutte sur le dernier projet de retraite, à savoir après le passage en force de l’article 49.3. Une nouvelle donne pendant laquelle les débordements commis par des manifestants ou la « casse », au sein même de la manifestation et non pas seulement à sa tête, de cibles économiques et financières étaient déjà nombreux. Pourtant, personne n’y trouvait vraiment à redire ; cela fut encore moins jugé inadmissible par les autres manifestants. Après les grèves « par procuration » qui devinrent une habitude à partir de 1995 et semblaient ne poser de problème à personne, on eut droit à des affrontements avec la police (Black Bloc, autonomes ; membres du cortège de tête) et à de la « casse », par procuration là aussi ; a minima sous forme d’applaudissements, mais parfois aussi en faisant bloc pour ne pas isoler les manifestants les plus actifs et offensifs. Cela fut à vrai dire facilité d’une part par un service d’ordre syndical assez faible en nombre et peu déterminé, et d’autre part par une police recevant des ordres à géométrie variable et sans grande lisibilité ou cohérence, selon certains responsables du service d’ordre. Darmanin seul y vit alors la main de « black bourges » et « d’enfants de bonne famille » (24 mars 2023) avant de traiter les émeutiers de banlieues de « délinquants » (4 juillet 2023).

La carte des émeutes ne correspond pas à celle de 2005. À l’époque, elles avaient clairement lieu dans les quartiers les plus pauvres de France où régnait un sentiment d’abandon de la part de l’État et des pouvoirs publics. La carte des incidents actuels ne confirme pas cette caractéristique. On peut d’ailleurs noter que Nanterre n’avait pas connu de troubles en 2005. Paris intramuros y avait aussi été épargné alors que là on observe aujourd’hui un grand nombre de manifestations, d’affrontements et de casses dans le centre de Paris, de Lyon, Marseille, Rennes, Toulouse, Montpellier, etc. En effet, depuis 2017, il ne s’agit plus de l’équivalent d’un « Dix ans ça suffit » adressé par les manifestants de mai 1968 à de Gaulle, mais d’un sentiment de haine vis-à-vis de Macron ; un sentiment qui pousse à une sorte de solidarité basique contre des mesures gouvernementales et policières qui n’apparaissent plus comme des dysfonctionnements ou des bavures, mais, à tort ou à raison, comme un « système » ou plus justement qui semblent faire système((Cf. l’engrenage que représentent politique du chiffre, contrôles d’identité sans délit, amendes.)). Un contexte et une prise de conscience qui n’est pas toujours politique au sens strict de l’ancienne conscience politique de gauche ou de la conscience de classe, mais qui ne se réduit pourtant pas à un « ressenti », car cette tendance du pouvoir à privilégier la répression par rapport à la prévention s’est objectivée à partir des années 2000. En effet, cette « conscience » ne faisait que poindre dans les années 2005-2006 et surtout elle n’était pas autant partagée. La coupure entre révolte dans les banlieues d’une part et mouvement contre le CPE étudiant d’autre part était apparue comme totale, alors que moins d’un an séparait les deux phénomènes. Il est vrai que des tensions entre jeunes pendant des manifestations anti-CPE, avec pratiques de dépouille et affrontements physiques parfois, avaient de quoi désespérer.

Nous ne sommes plus dans cette situation. Un « alliage » et non pas la tarte à la crème du discours syndicalo-gauchiste sur la « convergence », s’est construit entre fractions diverses de la jeunesse et certaines couches ou catégories sociales engagées préalablement dans une lutte contre le pouvoir en place. Cet alliage qui semblait improbable s’est forgé progressivement dans une certaine exemplarité des luttes depuis 2017 et non pas sur la base d’intérêts à défendre. La présence d’une diversité sociologique, politique et générationnelle de manifestants plus importante qu’auparavant, le développement des cortèges de tête, les initiatives des Gilets jaunes et certaines actions directes contre les grands projets capitalistes (Notre-Dame des Landes, le TGV Lyon-Turin, Sivens et les grandes bassines) ou d’autres sur le climat témoignent de cet alliage où il n’est pas question non plus de chercher et trouver une quelconque « intersection » possible. Il s’est exprimé concrètement par une similitude des pratiques entre certaines des actions directes dans les centres-villes et les déambulations sauvages qui se sont produites pendant les nuits de la fin de la lutte contre le projet de retraite. Il y a eu une même volonté de prendre le contrôle de la rue et des axes de circulation. Pour les uns, c’est parce que, depuis les Gilets jaunes, ce contrôle est devenu un enjeu dépassant largement la question du lieu exact (cf. les ronds-points) puisque les trajets et même le droit à manifester sont de plus en plus remis en cause ; pour les autres, les sans-pouvoirs et sansreprésentants, il s’agit de prouver son existence et éventuellement sa puissance potentielle ou latente, là où la puissance publique n’apparaît plus clairement que policière, et éventuellement de dépasser, comme les Gilets jaunes avant eux, cette territorialisation, parfois plus subie que choisie, en s’aventurant jusque dans le cœur des villes, lieux de pouvoir et de consommation.

L’embrasement est certes beaucoup plus général qu’en 2005 du point de vue géographique et du nombre de participants((Bien sûr, aucune comptabilité des manifestants n’a été réalisée. Des estimations circulent cependant. Certaines sont à considérer. Elles sont fondées sur les nombres de bâtiments incendiés ou dégradés (2500), de véhicules incendiés (6 000), d’interpellations (3 500 dont plus de 1 000 mineurs), de policiers déployés (45 000), ce qui, en comptant 1 policier pour 2 émeutiers (plus la mobilisation de 60 000 pompiers) et en tenant compte des autres données, donne un résultat autour de 100 000 personnes. Il est fort probable que cette estimation soit bien en-deçà de la réalité. Quoi qu’il en soit, nous l’avons dit plus haut, il ne s’agit en rien d’un phénomène « de masse ». Si masse il y a eu, c’est du côté de la mobilisation policière, qui fut totale.)). Mais la dimension émeutière reste minoritaire : beaucoup de protestataires subissant les mêmes conditions difficiles ou discriminations en restent à des pratiques plus défensives ou respectueuses de l’ordre comme les « marches blanches ». Ce sont pratiquement toutes les banlieues et aussi les derniers quartiers populaires des villes, qui sont concernés((Par exemple à Lyon, les 7e, 8e et 3e arrondissements et à Villeurbanne, qui ne peut être considéré comme une banlieue.)), et dans toute la France des centaines de communes de taille diverse. Par ailleurs, comme pendant le mouvement des Gilets jaunes, les petites villes sont aussi touchées, mais comme nous le repérions déjà dans notre article du n°14 et aussi dans l’analyse du mouvement des Gilets jaunes, si la révolte essaime ou se propage de partout, la révolte n’est toujours pas une révolte de masse ; même et sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles elle reste émeutière ou infra-politique. Cette dernière caractérisation n’est pas pour nous infâmante, d’autant qu’elle servit déjà, pour certains, à délégitimer la révolte des Gilets jaunes.

De cette focalisation sur les émeutes, il en ressort forcément une interprétation en termes soit insurrectionnistes (l’apologie pure de l’émeute même si elle n’a rien d’insurrectionnelle), soit spectaculaires et médiatiques avec l’idée d’une émeute pour l’émeute ou encore le discours sur une virtualité de l’émeute comme chez Macron, qui y voit une extension perverse des jeux vidéo pour se prémunir de toute accusation de responsabilité politique, personnelle ou gouvernementale.

2) De ce point, il s’ensuit un autre presque aussi important, consistant à ne pas considérer ce qui se passe comme une nouvelle émeute, une simple émeute supplémentaire. Il n’y a pas de raison pour que notre caractérisation de la révolte de 2005 ne soit plus valable en 2023. Il ne s’agit pas aujourd’hui d’un rituel tel celui du 31 décembre à divers endroits où se produit une sorte de concours annuel au plus grand nombre de voitures brulées, mais d’un niveau de réaction qu’on n’a pas connu depuis vingt ans, de la même façon qu’il s’était écoulé aussi une vingtaine d’années entre les « rodéos » de Vaulx-en-Velin et Vénissieux des années 1980 et la révolte de 2005. Il est vrai que ce moment de révolte émeutière fait lui-même partie d’un continuum de luttes, dont la fréquence depuis presque sept ans donne l’impression qu’elles arrivent ensemble. Chacune resterait en mémoire (projet de loi-travail, Gilets jaunes, retraites, Sainte-Soline, banlieues), avec une idée qui s’ancre, celle qu’on se trouve face à un État qui parle sans arrêt de réforme, mais dissout ses principales institutions en s’éloignant d’un « modèle républicain » qui devient imprésentable aussi bien au niveau intérieur, pour des fractions importantes de la population, qu’à l’étranger comme on a pu le voir récemment dans la presse anglaise((Dans The Guardian du 29 juin, on peut trouver ceci à propos de la situation en France : « C’était la guerre, je pense vraiment que les jeunes ici se considèrent en guerre. Ils y voient une guerre contre le système. Ce n’est pas que contre la police, ça va plus loin que ça, sinon on ne verrait pas ça partout en France. Ce n’est pas seulement la police qui est attaquée, mais les mairies et les bâtiments publics qui sont visés. La mort de cet adolescent a déclenché quelque chose. Il y a beaucoup de colère mais ça va plus loin, il y a une dimension politique, un sentiment que le système ne marche pas. Les jeunes se sentent discriminés et ignorés. »)) ou la presse allemande (cf. infra).

Une fois ces institutions résorbées dans la société capitalisée, il ne reste que le squelette du modèle et pas grand-chose d’autre qui peut faire perdurer une « exception française » qui résiste mal à l’épreuve du temps. Ce sont finalement les forces de l’ordre qui représentent aujourd’hui le socle de cet État affaibli. Une situation qui explique aussi pourquoi la justice, une institution essentielle de l’ancien État dans sa forme nation, ne trouve rien de mieux aujourd’hui, alors qu’elle est en crise et le fait parfois savoir (par exemple à Sarkozy), que de ratifier la décision du pouvoir exécutif, de frapper fort sur des prévenus présumés émeutiers. Or ces derniers, pour la plupart, au récit des audiences, n’en ont aucunement l’envergure (révolutionnaire, insurrectionnelle, islamiste radicale ou même mafieuse). Progressivement, l’État français est ainsi passé de la croyance en un miracle d’une école méritocratique chargée de compenser la rigidité de son processus d’ascension sociale à l’idée d’une politique sécuritaire qui supplante en partie un discours et des politiques d’aide sociale. S’il y a déjà un certain temps que nous avons signalé le passage de la forme nation de l’État à sa forme réseau avec le phénomène subséquent d’une « résorption » des principales institutions de l’État, la tendance s’étend et s’accélère, mais sous une forme qui peut surprendre dans la mesure où cette résorption ne conduit pas forcément et unilatéralement à un affaiblissement de l’institution, comme dans l’Éducation nationale, mais à une réaction d’autonomisation plus ou moins offensive et effective. Il en avait été ainsi en Italie à la sortie des années 1970 dans les procédures d’exception menées contre les groupes de lutte armée et la mafia, puis avec l’opération Mani pulite des juges, qui sauva peut-être l’État mais pas les partis ; il en est peut-être ainsi aujourd’hui en France, avec la tendance à une autonomisation des forces de police via la montée en puissance de leur syndicalisme et sa radicalisation droitière très différente de la période des années 1960 à 1980, pendant laquelle Gérard Monatte, et son syndicat autonome de la police, joua la carte du rapprochement des policiers avec le syndicalisme ouvrier, par exemple en mai 1968.

De cette résorption des institutions républicaines, les Gilets jaunes ont bien été conscients, eux qui ont voulu réveiller positivement les souvenirs et slogans de la révolution française ; les jeunes des « quartiers » en sont aussi conscients, à leur manière, pour certains plus nihilistes, quand ils se réfugient dans une sorte « d’anti-France » parce qu’ils semblent dépossédés des idéaux de la république. Ainsi, sur les bâtiments publics attaqués et incendiés, des drapeaux ont été brûlés avec ostentation. C’est ce caractère nihiliste et finalement l’absence de revendication qui disqualifieraient d’entrée de jeu ces révoltés et ferait qu’ils ne peuvent bénéficier de la reconnaissance relative que l’État accordera finalement aux Gilets jaunes à partir de janvier 2019, après avoir cherché à les humilier verbalement et brutalement dans les premiers moments du mouvement.

Les médias se sont chargés de mettre en regard comme deux équivalents, deux types de violences qui seraient toutes les deux insupportables. D’un côté celle d’une police qui compte à son tableau de chasse récent trente mutilés du mouvement Gilets jaunes, six de celui contre la réforme des retraites plus ceux de Sainte-Soline, auxquels on doit ajouter la multiplication par six des tirs mortels sur les véhicules depuis la loi de 2017((Cf. Sébastian Roché, auteur de La Nation inachevée. La jeunesse face à l’école et la police (Grasset, 2022) in Le Monde, le 5 juillet 2023.)). Le tout couvert par une justice qui leur permet de fait, en leur accordant la plupart du temps l’impunité, la violation de droits élémentaires jusqu’au droit à la vie ; de l’autre celle de jeunes qui seraient « ensauvagés » ou « décivilisés » selon les mots d’un gouvernement aux abois, reprenant des termes et thèmes chers à l’extrême droite classique((Ce même gouvernement qui n’a pas tenu compte des positions syndicales contre la dernière des réformes sur les retraites ne semble prendre en compte qu’un seul type de syndicalisme, celui des policiers, comme le montrent toutes les reculades gouvernementales dès avant Macron et l’absence de réaction au dernier communiqué d’Alliance et de l’UNSA, que beaucoup d’observateurs et une partie de la presse considèrent comme séditieux.)). Le moins qu’on puisse dire, si on admet qu’on a affaire à deux formes de violence, c’est qu’elles sont asymétriques.

En 2005, nous signalions l’erreur consistant à passer la révolte des banlieues au crible d’une analyse de classe ne pouvant que conduire à faire resurgir l’image menaçante d’un « lumpenprolétariat », alors que déjà l’image même de son contrepoint mythifié, le prolétariat, s’estompait. Aujourd’hui et ici il n’en est même plus question, ni dans la presse officielle ni même dans les officines gauchistes qui tardent à se prononcer hormis Mélenchon et quelques proches de LFI, qui pour le moment « enfourchent le tigre », mais en dehors d’une ligne de classe (le discours sur « les pauvres » ou les ségrégués).

3) C’est l’enchaînement des événements depuis 2017 qui crée comme une sédimentation des révoltes, même si elles n’ont pas les mêmes raisons de départ ni les mêmes objectifs. À ce niveau, s’il y a bien immédiateté de la révolte et un pathos qui va avec, il n’y a pas que de l’immédiat parce pour beaucoup la haine qui se personnalise dans l’anti-Macron est aussi une haine de l’État, qui se reporte sur ses forces de l’ordre traitées de keufs, bâtards, pigs ou autre milice d’État ou du capital par les plus politisés, qui s’attaquent plus globalement au capitalisme, bien souvent réduit aux banques et à la finance.

Ce que l’on peut dire, c’est que lorsqu’il se produit une succession de phases de révolte, cette succession produit une impression de dissolution de la singularité de chaque épisode, qui devient comme ordinaire ou à la limite comme attendu. 

4) Comme nous le disions à l’époque, ce qui caractérise les révoltes du capitalisme tardif (et ses « émeutes »), ce n’est pas essentiellement leur caractère collectif, mais un mélange de réactions individuelles, subjectives et affinitaires, de bandes ou de quartiers qu’on retrouve aussi bien parmi les jeunes prolétaires de banlieue que parmi les Black Bloc, voire les milieux « antifa ». C’est aussi pour cela qu’elles ne peuvent être assimilées à des mouvements sociaux ni même à de nouveaux mouvements sociaux comme certains sociologues (Touraine, Dubet) caractérisèrent les mouvements des années 1980.

Elles n’existent que par l’expression d’une sorte de mainmise sur l’avant de la manifestation et sur des pratiques de « débordements » qui ne viennent pas se rajouter sur le mouvement comme pendant les Gilets jaunes, mais les constitue comme objectivité((Ce n’est pas pour cela qu’on peut adhérer à ou reprendre une expression et une distinction faite par Adrian Wohlleben dans son article dans le n° 313 de Lundi matin, le 21 novembre 2021, dans lequel il parle d’un « mouvement réel » distinct du mouvement social. L’article porte essentiellement sur la situation américaine avec ses dimensions raciales et morales (ce qu’il nomme l’éthique du geste émeutier). La dimension mouvementiste étant présente dans les protestations contre les violences policières aux USA, l’auteur construit son article sur un présupposé mouvementiste. Pour lui, le « mouvement réel » des révoltés émeutiers, c’est le surplus de conscience d’être soi qu’ils obtiennent dans l’action émeutière.

Or, pour nous, dans la mesure où la forme émeutière est dominante, on ne peut plus l’analyser comme la dynamique socio-historique d’un mouvement, fût-il appelé « social ». Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous avons questionné l’assimilation de la moindre (ou la plus importante) action ou réaction collective à un mouvement. Depuis longtemps, nous avons critiqué cette tendance « mouvementisme » des positions de gauche et gauchiste d’hier, post-modernes et particularistes d’aujourd’hui. Le mouvementisme n’est pas un extérieur de la capitalisation des activités humaines. Après 1968, tout est devenu « mouvement » ; y compris le patronat qui s’est converti en Mouvement des entreprises de France (MEDEF).)). À notre façon, nous avons abordé cette question dans la brochure « Les chemins de traverse de la question sociale » (Interventions n°20, octobre 2022), qui parlait de l’exclusion dans l’inclusion à travers l’inessentialisation de la force de travail, la fin de la nécessité d’une armée industrielle de réserve et la production accrue d’une population de surnuméraires plus que d’« actifs » au sein d’un État social en grande partie maintenu, même si ce n’est plus sur les bases d’un rapport entre capital et travail.

Tout cela n’est pas « attendu », au sens où, par exemple, l’était une probable opposition syndicale et par suite une lutte sur le projet de retraite. Cela est bien plutôt craint par un pouvoir central qui a eu tendance à abandonner une politique nationale (cf. l’abandon du plan Borloo) pour laisser la gestion à court terme de pans entiers du territoire à des maires qui ne sont guère tenus d’appliquer, par exemple, les réglementations sur le logement social, mais qui, par contre, prônent pour la plupart l’armement de leur police municipale.

Craint, disions-nous, car s’il n’y a pas de perspective insurrectionniste dans ces révoltes, il n’y a pas non plus de perspective à terme pour le pouvoir central en place. Du point de vue de ce dernier, il ne s’agit plus de croire à des solutions de type économique et sociale par l’emploi, le logement et l’extension du salariat comme source d’intégration ; ni de proposer une solution dans le cadre républicain et laïque « à la française », vu sa crise actuelle. En effet, pour l’État, il devient difficile d’insister sur les anciennes valeurs censées le définir — Liberté, égalité, fraternité —, alors qu’on assiste justement à un affaiblissement de la transcription effective de ces valeurs dans les rapports sociaux. Pour les jeunes révoltés, le manque se traduit en négation et produit en retour un effet boomerang.

Sans doute cette crainte existe, de la part d’un gouvernement qui aura concentré les difficultés et subit des oppositions et luttes à un point rarement égalé depuis 2016. C’est peut-être cette succession de phases délicates à gérer qui explique la prudence de départ du pouvoir, la condamnation formelle du policier mise en cause et une relative sous-médiatisation des réactions émeutières. C’est en tout cas ce qu’ont relevé certains « experts » en information et communication pendant la phase ascendante des deux ou trois premiers jours. Et ce… jusqu’à ce que les pillages et aussi leur mise en scène prennent une importance telle qu’elle puisse servir de contre-feu à l’État et plus précisément au gouvernement, en direction d’une opinion publique retrouvée ou reconstituée. Cette crainte de la part du pouvoir s’exprime aussi dans les décisions préfectorales autoritaires comme l’arrêt des transports publics le soir ; la suppression de la plupart des fêtes locales, concerts (Mylène Farmer à Lyon) et autres, y compris dans de petites villes comme Hyères où la fête des terrasses ouvrant la saison a été annulée ; jusqu’à l’interdiction de tout rassemblement ou manifestation aujourd’hui. Sans oublier des premières peines « à chaud » démesurées prononcées par des tribunaux qui expédiaient les procédures sans se soucier du principe d’individualisation des jugements (cf. Libération, le 3 juillet), tout le monde étant présumé « émeutier », avant semble-t-il de se reprendre et d’en revenir à des normes de peines habituelles (cf. Enquête Le Monde, le 8 juillet). Il n’en demeure pas moins que la proportion des procédures de comparution immédiate est plus élevée que pendant la répression contre les Gilets jaunes((Cette crainte existe aussi pour d’autres pays européens et des journaux allemands ont alors eu beau jeu, comme le Tagespiegel de Berlin, de titrer qu’il fallait mieux prendre en compte « ses musulmans », sans qu’on sache vraiment s’ils s’adressaient à leur propre gouvernement ou à celui de la France. L’Allemagne ne s’est certes pas embarrassée de grands principes éthiques ; une population vieillissante, et l’absence de réservoir colonial et post-colonial ont favorisé une immigration de travail qui a trouvé une offre de travail dans le maintien d’une activité manufacturière beaucoup plus importante que dans le reste de l’Europe. Bien qu’elle soit fragilisée aujourd’hui (cf. Le Monde, le 8 juillet 2023), cette situation perdure et offre des débouchés en termes de professions manuelles aux populations issues de l’immigration récente et particulièrement aux jeunes hommes. La France, qui a pris un tournant de société de services à partir des années 1980, n’a pas cette capacité et les offres de travail sont plus nombreuses pour les femmes que pour les hommes dans ces secteurs. Or, nous l’avions signalé pour le mouvement des Gilets jaunes : le nombre de femmes à y participer activement était très important, alors que les révoltes de 2005 et de 2023, de par la violence intrinsèque qui s’en dégage, reste le fait de jeunes hommes, même s’ils peuvent être soutenus plus largement. La violence urbaine en est une caractéristique consubstantielle, alors que dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes ce n’est venu qu’après coup et encore.)). Ce rappel de la notion de négativité avec donc une part de nihilisme ne signifie pas, bien sûr, qu’il faille rejeter les manifestations ou actions comportant de la négativité ni ne doit préalablement nous empêcher de les décrire et de les interpréter. Dire qu’il y a de l’attendu, de la répétition dans ces révoltes émeutières, ne signifie pas qu’elles soient sans intérêt politique. En effet, elles contiennent aussi du « nouveau », d’ailleurs davantage dans la forme que dans le contenu (mais quel contenu ?). On pourrait alors parler d’innovations formelles…

Temps critiques, le 14 juillet 2023

Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances

Nous vous signalons la publication du Hors-série à notre revue intitulé Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances. Ce texte s’inscrit dans la continuité de celui sur le Brexit il y a quelques années. Il est disponible immédiatement sur notre site (http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article512) et se trouve aussi imprimable en brochure A5 sur ce lien.

Retour sur l’Italie des années 1960-1970

: les thèses opéraïstes, le mouvement d’insubordination et de refus du travail, les interprétations, le tout passé « au crible du temps ».

Nous avons souvent écrit sur le mouvement italien des années 1960-1970 et sur les thèses qui en constituaient à la fois les prémisses et le substrat1.

Le livre sur l’opéraïsme de Jacques Wajnsztejn qui sort en ce mois d’octobre 2021 en constitue une sorte de bilan et de synthèse avec maintenant le recul nécessaire. Nous vous en livrons ici l’introduction : « Pourquoi l’opéraïsme ? »

Au crible du temps disons-nous aussi à travers l’intervention d’un des protagonistes de l’époque, Oreste Scalzone, car il ne s’agit pas pour nous de devenir des entomologistes de ce mouvement, mais d’éclairer le devenu de l’opéraïsme et de l’autonomie en général, ainsi que l’usage qui en est fait aujourd’hui, plus particulièrement en Italie. Pour cette raison, nous vous livrons aussi en lecture libre les notes en marge que constituent « Opéraïsme et communisme ».

Pour compléter cet ensemble qui suit quand même une ligne directrice même si elle ne constitue pas une ligne politique sur la question, nous exhumons ce texte qui nous ai extérieur, mais que nous jugeons intéressant :

– un texte des années 1980, issu de la revue Les mauvais jours finiront. Il critique la notion d’ouvrier-masse, notamment quand il montre qu’il s’agit d’une simple traduction du terme américain. Le fétichisme de certains opéraïstes comme Negri pour la classe ouvrière américaine sans qualification est très bien dégonflé. Mais sa pertinence ponctuelle est quelque peu biaisée par le fait qu’il a tendance à réduire le mouvement de l’autonomie ouvrière à ses avant-gardes qu’ont pu constituer Potere Operaio et Lotta Continua.


Le crépuscule – L’opéraïsme italien et ses environs

Les mauvais jours finiront… Bulletin N°2 – Juillet 1986

Ceux qui désirent et n’agissent pas engendrent la pestilence. »

(W. Blake, 1790)

L’avilissement et l’impuissance semblent être les traits dominants de l’Italie après 1977. Après que le déchaînement des meilleures énergies et des plus inattendues ait grippé pour un moment divers aspects du fonctionnement de l’ordre établi, un sentiment d’apathie collective et d’anéantissement domine, parce que le monstre est plus fort que ce que le triomphalisme avait laissé croire.

Une période de contre-révolution a commencé qui fait qu’on se souvient avec nostalgie des années 1970-1973, pourtant combien difficiles. Il ne s’agit pas seulement de la chasse forcenée à l’autonomie ; même parmi ceux qui ont réussi à se soustraire à l’étreinte du Big Brother, on sent dominer le relâchement et l’indécision. Comme si une époque était close, celle du possible, et qu’une autre avait commencé dont on ne déchiffre encore les traits qu’avec peine. On a même peur de les distinguer, tout simplement.

On est passé du délire de l’action à la paranoïa de la répression ou, pire, de la délation. Entre les deux pôles qui caractérisent chaque phase, il y a le comportement enragé des carabiniers et l’absence de théorie. Les mille voix par lesquelles le mouvement s’était exprimé dans les années passées se taisent presque toutes. Les points de référence sortent des têtes et disparaissent.

Cela constitue le couronnement de la victoire politico-militaire : ôter à l’ennemi les armes de la critique et de la conscience qui fondent son être subversif. Mais aucun mouvement ne procède de façon continue, ascendante, inaltérée. Le problème qui se pose, c’est de comprendre quelles sont les causes du coup d’arrêt, des erreurs pratiques, et des limites de la théorie. Pour ce faire, il est nécessaire de se libérer du passé, non par le refoulement collectif qui est tellement à la mode ces temps-ci, mais par une critique radicale et directe. C’est pourquoi il faut se débarrasser des fétiches consolants que constituent certaines formes de la pratique et de la théorie que le spectacle a collées, post festum, au mouvement.

Une part importante de ce travail consistera à comprendre à fond le rôle néfaste joué par les moyens de communication. Les journaux et la télévision, bien avant les juges et les policiers, ont pris l’initiative d’amplifier, pour mieux les attaquer ensuite, les positions les plus irresponsables et immédiatistes. Là où existait une situation sociale non réductible aux catégories pourries de la politique, on a aplati, uniformisé, manipulé. On a inventé des leaders qui ont donné des interviews et on a créé l’image ridicule et inquiétante de l’ennemi à supprimer. Le message de cette guerre intérieure n’a pas tardé à porter ses fruits : les positions qui soutenaient l’impossible militarisation gagnèrent en popularité et en influence avec les conséquences que chacun peut voir aujourd’hui. En outre, les médias ont imposé au mouvement un rythme accéléré qui n’était pas le sien. Cela aussi a fait à la longue le jeu de la conversation sociale. Nous n’avons toutefois pas l’intention d’entrer dans les détails de cette question. Au contraire, nous nous proposons s’affronter un autre problème, tenter de critiquer les fondements conceptuels de la théorie – un opéraïsme révisé, mais non dépassé – que le mouvement s’est trouvé. Nous sommes conscients qu’une telle intention peut sembler intempestive et même de mauvais goût. Une bonne partie des théoriciens de ce courant se trouvent, comme on le sait, en taule ou, en petit nombre, en fuite, victimes de l’une des opérations judiciaires les plus infâmes du siècle. Mais, exactement comme après la Piazza Fontana, l’un des effets délétères de la campagne de terreur qui a suivi le 7 avril est la paralysie des idées et l’absence de débats. Il est fondamental, également par rapport aux emprisonnés, de ne pas céder à la tentation de renoncer à penser.

Est-il besoin de le répéter ? Avec la permission du « grand » président Pertini – les luttes sociales de ces années ne sont le produit d’aucune direction stratégique. Il n’a jamais existé de centrale appelée « Autonomie Organisée » à laquelle on pourrait attribuer – que son honneur le juge Calogero nous excuse – la responsabilité ou le mérite de ce qui s’est passé en 1977, avant ou après. Il a bien existé une constellation de groupes, de collectifs, de noyaux, agissant dans les lieux les plus divers de la société, avec des instruments théoriques et organisationnels des plus variés. Et les habituelles tentatives de centralisation n’ont bien sûr pas manqué – le P.A.O., Parti de l’Autonomie Ouvrière -, mais elles ont toujours échoué parce qu’en retrait sur la réalité du mouvement. Les personnes actuellement détenues, elles-mêmes séparées par divers désaccords, constituaient simplement une tendance, ni la plus importante du point de vue du nombre, ni la plus radicale du point de vue de la théorie.

Pourquoi donc tant de haine à leur encontre ? En partie parce qu’isoler un ennemi et le diaboliser est un moyen commode pour calmer momentanément la situation. L’Italie n’a pas eu, au contraire des Etats-Unis, la chance de voir tomber du ciel un ayatollah sur lequel on puisse faire converger la rage et le ressentiment des masses populaires. Il a donc dû se limitera un produit « national ». Ici les monstres ne sont ni lointains ni étrangers. Ils parlent notre langue et vivent parmi nous. A la différence de ces étudiants islamiques, qui sont un ennemi facilement repérable, on est ici face à un ennemi fuyant, qui se cache derrière des chaires universitaires respectables ou d’anonymes institutions de recherche sociale. Une des choses qui provoquent le plus d’interrogation est le fait que quelques uns des rédacteurs de Metropoli tiraient le diable par la queue en faisant des études sociologiques indirectement financées par la Montedison. On évoque Cefis et les fonds secrets et on laisse entrevoir des contacts troubles entre les diverses centrales de subversion. Comme si c’était la première fois que l’État se trouvait escroqué de cette manière. Depuis 1968, et pas seulement en Italie, combien de recherches d’un contenu qui n’était pas précisément conformiste ont été payées par des institutions étatiques ou para-étatiques ? Selon la même logique Noam Chomsky, professeur à l’université de Harvard à l’époque de son activité dans le mouvement contre la guerre, pourrait être accusé d’être coresponsable de la défaite au Vietnam.

Un 7 avril était donc nécessaire, comme des années auparavant il avait fallu un 12 décembre. Désormais il s’agit de comprendre pourquoi cette opération qui était prévisible a pris tout le monde par surprise, y compris ceux qui ont été arrêtés, lesquels, vivant une vie absolument normale et publique, se firent prendre – à part quelques exceptions – avec la plus grande facilité. Ainsi nait l’impression que les raisons de cette lacune fatale sont à chercher dans l’appareil conceptuel que ces individus utilisaient pour analyser la réalité. Jetons-y un coup d’oeil.

1 – Les aventures de l’ouvrier-masse

Malgré la caractère impénétrable de leurs textes et par-delà certains désaccords qui ne sont pas secondaire, le schéma – parce que finalement il ne s’agit que d’un schéma – des opéraïstes est simple et relativement grossier. Dans la dialectique ouvriers/capital, c’est toujours ce dernier qui court derrière la combativité des premiers. A tout moment les rapports de force se définissent à partir du lien entre la figure matérielle de la classe ouvrière et la forme capitaliste de commandement correspondante. Les termes un rien fantasques, bien que non dépourvus de suggestivité, tels que ouvrier professionnel, ouvrier-masse, ouvrier social, servent à indiquer divers moments de la composition de classe. Ainsi l’ouvrier-masse correspond à la nécessité d’en finir avec le mythe de la combativité de l’ouvrier professionnel dont les luttes ont connu leur apogée aux États-Unis à la fin du siècle dernier et en Europe avec la révolution russe et allemande. Durant l’Ere Progressiste (les 15 premières années de ce siècle), les ouvriers affiliés aux syndicats de métier de l’A.F.L. (American Federation of Labour) avaient conquis, surtout par comparaison avec les travailleurs récemment arrivés, une certaine capacité de négociation sociale. La réponse du capital – la recomposition – ne tarda pas : restratification radicale et fragmentation de la classe au moyen de l’Organisation Scientifique du Travail (taylorisme) avec la chaîne de montage et la massification de la production. C’est à ce point que naît une nouvelle figure de classe, justement l’ouvrier-masse, en anglais « unskilled worker » ou « mass production worker ». Ce type d’ouvrier représente « la masse des ouvriers déqualifiés ou non qualifiés et la plus grande partie des femmes et des hommes provenant du monde entier qui constituaient les deux tiers des producteurs dans les branches de production importantes ». Par sa position dans le processus productif, l’ouvrier-masse se trouve, à la différence de l’ouvrier professionnel qui vit une dimension plus humaine du travail, dans une situation de séparation totale et d’antagonisme radical face au mode de production capitaliste. Sur la chaîne de montage se consolide le « refus du travail », qui a cependant caractérisé les luttes ouvrières tout au long du XIXe siècle. Voilà pour les opéraïstes.

Une telle lecture de l’histoire, avec les demi-mensonges que nous verrons, se fonde sur une utilisation peu scrupuleuse et socioligeante de concepts pourtant intéressants comme : composition et recomposition de classe. Chaque phase de la lutte de classe se trouve, selon cette analyse, en rapport direct avec un niveau déterminé de la classe ouvrière. Celle-ci a une dimension technique, qui fait référence aux conditions matérielles de la production (coopération, chaîne de montage, automation, etc.) et une dimension politique, relative aux différents degrés de combativité. La recomposition constitue, comme nous l’avons vu, l’arme que le capital utilise pour vaincre la résistance ouvrière. Les opéraïstes, et c’est là leur première légèreté, considèrent toujours les restructurations successives du mode de production capitaliste comme une pure et simple réaction au niveau de combativité ouvrière.

Mais ce n’est pas tout. Occupés qu’ils sont – nous sommes dans les années 60 – à construire le nouveau léninisme, défini par eux-mêmes comme un néo-léninisme, et tout en donnant une nouvelle version de la vieille phobie bolchévique pour les conseils ouvriers, ils nous offrent l’interprétation suivante sur le mouvement des conseils allemands des années 1918-1923. Les ouvriers conseillistes auraient été les ouvriers qualifiés des industries de l’optique et de l’acier, où la restructuration taylorienne n’avait pas encore un lieu et où le travail gardait une dimension semi-artisanale. Luttes d’arrière-garde, donc, et toutes inscrites dans une perspective de gestion plutôt que d’antagonisme radical. Les Wobblies américains (I.W.W.), précisément parce qu’ils étaient l’expression de la nouvelle composition de classe, sont présentés comme le modèle des luttes de l’ouvrier-masse. Maintenant, à part l’admiration pour les Wobblies – lesquels, soit dit en passant, en bons libertaires n’avaient aucune sympathie pour le centralisme des bolchéviques avec lequel ils rompirent en 1921 – admiration que nous partageons, nous sommes face à une falsification grossière. En premier lieu, il est faux que les communistes révolutionnaires organisés dans les conseils ouvriers et politiquement regroupés dans le K.A.P.D. (parti communiste distinct du K.P.D. promoscovite) aient été des ouvriers qualifiés. Il est bien vrai qu’une grande partie des ouvriers social-démocrates du S.P.D. (le parti des bourreaux Noske et Scheidemann) étaient des ouvriers professionnels, et il est tout aussi vrai que ce parti se fit le promoteur d’une constitution de type cogestionnaire – à laquelle collabora, on le sait, le récupérateur Max Weber -, constitution qui comptait effectivement sur l’intégration et sur l’appui de l’ouvrier professionnel pour surmonter la crise. Cependant, le mouvement des conseils ouvriers présentait des caractéristiques tout autres. A l’intérieur des conseils, qui entre 1918 et 1923 réussirent à plusieurs reprises à contrôler de vastes parties du territoire allemand, il y avait en réalité diverses couches d’un prolétariat épuisé par la longue guerre. La plupart étaient au chômage et sans qualification.

Mais de toute façon, ce n’est pas là qu’est la question. Il ne s’agit pas de déterminer sociologiquement la composition de la classe et puis d’en tirer des jugements politiques. La radicalité des conseils tient en ce qu’ils ont posé avec clarté le problème de l’autonomie du prolétariat face non seulement au capital, mais aussi face à toutes les institutions, partis ou syndicats, qui prétendent le représenter. Les hommes des conseils combattaient à la fois contre le gouvernement social-démocrate et contre le parti communiste inféodé aux intérêts de « l’Etat Ouvrier ». La même chose se produisit à Kronstadt, où les conseils furent l’instrument de défense de l’autonomie ouvrière contre la dictature bureaucratique du parti. Et ceux-là de Kronstadt, étaient-ils des ouvriers professionnels ?

Que ce soit clair : il ne s’agit pas de reproposer mécaniquement des formes organisationnelles passées. Nous comprenons la nécessité d’une périodisation de la lutte de classe. Toutefois, si nous voulons approfondir la notion centrale d’autonomie, il est nécessaire, d’un point de vue théorique, d’aller voir où et comment celle-ci s’est historiquement manifestée. Sans manœuvres académiques.

Les opéraïstes ne sont pas d’accord entre eux. Pour Negri, « le discours de Lénine traduit en termes organisationnels une composition de classe spécifiquement déterminée » et plus loin : « notre accord avec Lenine peut se retrouver à partir de la totalité du point de vue de classe ». Lénine et son parti auraient représenté l’expression théorico-organisationnelle de la classe ouvrière à cette époque. Mis à part le fait qu’il ne prend jamais en compte les différences entre le prolétariat européen, pour lequel la stratégie léniniste fut toujours catastrophique, et le prolétariat russe enraciné dans un pays semi-féodal, la critique de Negri se limite à constater l’impossibilité, évidente aujourd’hui, des recettes léninistes sur le parti et sur la stratégie révolutionnaire. Donnons-lui en acte : c’est déjà un pas en avant en regard de la stupidité marxiste-léniniste. Son propos est cependant, et là s’explique le terme de néo-léninisme, de retrouver l’esprit de Lénine en rompant avec la tradition stalino-gramcienne de la gauche italienne. Mais il joue sur une équivoque. Tout d’abord, comme beaucoup le savent, il y a un Lénine pour tous les goûts. Il y a un Lénine stalinien avant la lettre, théoricien de granit dans Que Faire ? ; il y a le Lénine philosophe de Matérialisme et Empiriocriticisme, future bible de la stupidité jdanovienne ; il y a le Lénine hégélien et humaniste des Cahiers philosophiques, passion des staliniens dissidents. Il y a un Lénine conseilliste et libertaire (mais pour peu de temps) dans L’Etat et la Révolution. Il y a encore le Lénine du Gauchisme, maladie infantile… (seul livre « marxiste » qui ne fut pas interdit dans l’Allemagne de Hitler…), idéologue de la N.E.P. et admirateur du taylorisme. Il n’existe pas un discours de Lénine. Sa pensée et sa pratique se sont toujours constituées en fonction de problèmes posés non pas tant à la Révolution russe qu’au parti bolchévique et à sa stratégie pour conquérir et garder le pouvoir. Une telle stratégie fut rarement en harmonie avec les besoins du prolétariat européen. Quand cela s’est produit, par exemple dans la période de guerre jusqu’à Thèses d’Avril (1917), Lénine s’est retrouvé sur les positions des groupes de la gauche révolutionnaire européenne, sans qu’il exprime une originalité particulière, tant pour la pensée que pour la politique. Là où se constitue la spécificité du dessein léniniste, c’est par contre dans la constitution, la consolidation et la défense de l’odieux Etat ouvrier, précipité d’une terrible contre-révolution sur le « mensonge déconcertant » (Anton Ciliga).

A partir de leur étrange lecture de l’histoire, les opéraïstes en sont venus à systématiser une interprétation de la réalité du capital, interprétation sur laquelle ils fondent leur politique. Le moteur du développement serait toujours la subjectivité abstraite d’une classe ouvrière identifiée selon des procédés sociologiques. « La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur ampleur, non seulement la dynamique mais aussi les tendances ».

Les rapports entre organisation et mouvement sont conçus d’une manière nouvelle face à l’idéologie issue de la 3ème Internationale, mais la rupture n’est pas radicale. Dans les années 20, la gauche communiste, libertaire et antibolchevique, avait compris que c’est au mouvement de créer l’organisation et non l’inverse. Les opéraïstes font un pas en arrière. Ils renoncent au léninisme vulgaire de la conscience apportée de l’extérieur. Mais pour eux le parti – dont ils reproposent régulièrement la fondation -, s’il doit se limiter à « filtrer », à « recomposer » les mouvements de masse, continue cependant à être organisé de façon centralisée, et il est considéré malgré les phrases sur la subjectivité ouvrière, comme l’unique dépositaire de la subjectivité agissante. Tout ce qui a été chassé par la porte est rentré par la fenêtre.

Poursuivons l’observation des aventures de l’ouvrier-masse. L’étude de ce dernier amène les opéraïstes à commencer à la fin des années 60 une histoire d’amour avec les Etats-Unis. Pas les Etats-Unis de l’Oncle Sam, mais ceux moins connus de la réalité ouvrière. Dans la note marginale à son fameux livre Ouvriers et Capital, Mario Tronti célèbre les luttes ouvrières du New Deal comme le summum de la radicalité. Celles-ci seraient la vraie cause de la révolution keynésienne. Le capital aurait dû céder face à la marée montante. Les ouvriers auraient extorqué un revenu hors du rapport immédiat d’exploitation. C’est alors qu’apparaît le welfare, la sécurité sociale, l’allocation chômage, les congés payés, etc. : c’est le salaire social. Les ouvriers, dont le poids politique serait enfin reconnu, auraient conquis la possibilité de déterminer la direction du développement. Il n’y aurait plus de vieilles frontières entre luttes politique et lutte économique : la lutte pour le salaire serait devenue lutte immédiatement politique parce que lutte pour le pouvoir.

Voilà encore une interprétation biaisée, mêlée à des fragments d’analyse lucides et stimulants. En fait, ce cycle de luttes, bien que parcouru d’épisodes où la combativité fut remarquable, n’échappa jamais au contrôle global de l’Etat. Roosevelt, politicien intelligent qui, outre son admiration pour Keynes, avait aussi étudié la législation du travail de l’Italie fasciste, lança en 1933 un programme de réformes – ce fut le New Deal, le nouveau contrat – qui libérèrent, mais seulement pour les diriger, les canaliser les forces réprimées d’une classe ouvrière vaincue et démoralisée. Le mouvement des grèves se déchaîna surtout après 1933 ; ce fut le prix calculé que le capital paya pour réaliser sa propre réorganisation. Ça n’a rien à voir avec un pouvoir ouvrier ! Cela n’empêche pas que la nouvelle situation offrit de nouveaux espaces à la lutte de classe. Mais pourquoi faire l’apologie de la restructuration capitaliste ?

En Italie, la révolution keynésienne se produisit dans les années 60, sous la pression du cycle de luttes dont le point de départ fut les heurts de la Piazza Statuto (Turin, 1962). De nouveau l’ouvrier-masse se serait déchaîné. Ces luttes qui produisirent l’Automne Chaud et le Statut des travailleurs auraient modifié l’Etat à l’américaine. L’ouvrier-masse aurait été tellement fort qu’il ne manquait plus que le coup d’épaule tactique de Potere Operaio pour assurer la victoire finale !

Du fait que le salaire est la mesure du pouvoir de la classe, il faut le distribuer à tous : ménagères, étudiants, délinquants (comme le dit Marx, eux aussi sont des travailleurs productifs), drogués, marginaux, etc. A quelle logique appartient ce type de revendications ? Il y en a de deux sortes. Certains tiennent les ouvriers pour incapables de comprendre qu’il est l’heure d’en finir avec le travail salarié ; on a donc recours à des revendications immédiatement compréhensibles et réalisables, donc de grande valeur pour l’agitation : c’est la vieille merde gradualiste. D’autres croient souhaitable d’introduire toujours plus d’humanité dans les plaisirs de l’esclavage salarié. Nous penchons pour cette dernière interprétation.

« Dans cette phase le discours de Potere Operaio est un discours sur la centralité de l’organisation du mouvement ». Ce qui réapparaît là, ce sont des retours de léninisme orthodoxes, et cela se reproduira par la suite.

Dans cette période, quelques opéraïstes enclins à la tractation maffieuse, même s’ils ne sont pas dépourvus de quelque capacité théorique, se tiennent pour satisfaits des puissantes conquêtes de l’ouvrier-masse. C’est ainsi que Tronti, Cacciari, Asor Rosa, après avoir vomi pendant des années le réformisme du P.C., prennent leur carte. Parmi tant de miracles provoqués par l’ouvrier-masse, il y a encore celui qui fait retrouver à la techno-bureaucratie stalinienne son caractère de classe perdu. Pour donner une allure théorique à une décision aussi éhontée, Tronti invente l’histoire de l’autonomie du politique et parle d’utilisation ouvrière du parti. « C’est dans les conflits du système politique, pas en lui, qu’il y a aujourd’hui une crise du social ». « Développement et pouvoir : deux fonctions pour deux classes. Le développement est le propre du capital, le pouvoir celui de la classe ouvrière. » « Il s’agit de faire de l’État la forme moderne d’une classe ouvrière organisée en classe dominante. » Nous nous excusons de citer ainsi, mais nous n’avons pas pu résister à la tentation. Traduite en langage plus compréhensible, voici l’essence du discours : dans la dialectique sociale, le moment dominant est désormais le moment politique, émancipé, autonomisé vis-à-vis des conditionnements dégradants de l’économie. Ici tout fonctionne à merveille, la crise n’existe pas, c’est seulement une crise de la classe politique qui provient de ce que nos gouvernants sont mauvais. La proposition est donc:laissons aux patrons le développement, les ouvriers doivent s’occuper du pouvoir, c’est-à-dire de l’État. Résultat : la classe ouvrière se fait État et règne grâce aux conditions institutionnelles offertes à son parti. A partir de l’entrée du P.C. au gouvernement, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Amen.

2 – L’ouvrier social déviant pervers et son autovalorisation

Potere Operaio se dissout en 1973 par suite de désaccords organisationnels. Mais les études théoriques se poursuivent. Le problème pour le capital est clair. L’ouvrier-masse a mis en crise l’Etat-plan. Une nouvelle recomposition est nécessaire. Le centre des luttes est donc l’usine : tertiarisation de la production, automatisation du travail et révolution cybernétique. En outre, multinationalisation de la production, c’est-à-dire son décentrement vers des zones intérieures ou extérieures où il y a une classe ouvrière plus domestiquée. La crise de l’État protecteur, de la sécurité sociale et de la caisse d’allocations chômage débouche sur une nouvelle restructuration qui modifie profondément la composition de classe et crée un nouveau sujet. L’ouvrier social est né.

« La crise est le signe et l’effet de l’extension de l’ouvrier-masse à toute la société, de l’absorption de toute la capacité de rébellion du travail social contre l’exploitation socialement organisée. La crise est la manifestation de la force de frappe de l’ouvrier-masse qui se transforme en ouvrier social. » Le vieux schéma triomphaliste est toujours valide mais les protagonistes changent. La restructuration n’allège le poids spécifique de l’ouvrier-masse qu’au prix d’une socialisation élargie de la composition politique. Pour le capital, les choses se compliquent d’autant plus. L’insubordination ouvrière, d’abord confinée dans l’usine, s’étend désormais à tous les autres sujets. Si dans la nouvelle situation le commandement du capital devient capillaire, les comportements de refus ouvriers se généralisent à tout le territoire – l’usine diffuse. Ceux-ci tendent à transformer la valorisation capitaliste en autovalorisation ouvrière.

Autour de ce concept d’autovalorisation tournent une grande partie des théorisations des opéraïstes. Une précision : malgré les doutes qui peuvent surgir, ce terme ne se trouve pas chez Marx et, ce qui est plus important, il est complètement étranger à sa façon de penser. Voyons de quoi il s’agit.

Selon Negri, « les catégories marxiennes (…) contiennent une dualité permanente et incontournable (…), dualité en forme de contradiction et contradiction comme renversement. Utiliser les catégories marxiennes, c’est donc les pousser vers la nécessité du renversement ». La contradiction est non seulement le moteur du développement du système, mais c’est aussi une catégorie centrale de la connaissance de celui-ci. Reconnaître l’antagonisme et le mener jusqu’au point de renversement, voilà le chemin proposé. Contre la valorisation capitaliste, il existerait donc une autovalorisation ouvrière. Tandis que la première est centrée sur le mouvement de la valeur d’échange, la seconde se fonde sur la libération des besoins ouvriers, donc sur la valeur d’usage. A ce point le communisme est considéré comme le parcours de l’auto-valorisation ouvrière et prolétarienne, c’est-à-dire comme le renversement pratique des catégories capitalistes.

Malgré l’apparente cohérence de ce raisonnement, le point faible de cette interprétation est une lecture réductrice et ambigüe du concept de valeur, central dans la critique de l’économie politique. Negri croit que la valeur d’usage n’est « rien d’autre que la radicalité de l’opposition ouvrière, la potentialité subjective et abstraite de toute la richesse, la source de toute sensibilité humaine ». Il croit donc que valeur d’usage et valeur d’échange se combattent en tant que pôles antagonistes pour chacune des classes en lutte. Mais selon Marx et aussi selon nous, ce dualisme est privé de sens. La valeur d’usage constitue seulement la base matérielle de la valeur d’échange, la condition de sa circulation et de son accumulation. Entre valeur d’usage et valeur d’échange, il n’y a pas antagonisme, même s’il y a contradiction. Cela veut dire que la tendance du capital à la valorisation sauvage entre en contradiction avec les possibilités réelles de celle-ci. Les valeurs qui ne se convertissent pas en valeurs d’usage pour quelqu’un en un lieu quelconque de la circulation cessent d’être des valeurs tout court. La valeur d’usage se présente comme une barrière, elle est une limite de la valeur d’échange, rien d’autre.

Quant aux besoins ouvriers, la seule chose qu’on puisse dire c’est que le capital les suscite sans pouvoir jamais les satisfaire. Il est évident que là s’ouvre une possibilité de lutte. Mais c’est une autre histoire que de construire sur les besoins et la valeur d’usage une éthique de la libération. La valeur d’usage est transformée en catégorie humaniste qui légitimerait le projet subversif de l’ouvrier social, justement son autovalorisation.

Modéré sur le fond, Negri propose un absurde renversement en lieu et place de la définition marxienne du communisme comme destruction de la valeur et des lois.

A quels comportements identifie-t-il cette autovalorisation ? Fondamentalement, à tous ceux qui permettent d’extorquer du revenu hors du rapport classique d’exploitation, c’est-à-dire du travail salarié. Ainsi tout est autovalorisation : depuis les comportements illégaux du jeune prolétariat jusqu’à la dépense publique ou l’économie invisible.

3 – Deux ou trois conclusions

Quelle est donc l’erreur originelle de l’opéraïsme ? Celle d’analyser la réalité capitaliste en assujettissant toujours son moment objectif, celui de la valeur, à son moment « subjectif », celui de la détermination de classe. « La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur qualité, non seulement leur dynamique, mais encore leurs tendances ». Le développement du capital devient une variable de la combativité ouvrière.

D’où vient l’absurdité de telles affirmations qui peuvent sembler radicales et marxistes ? Marx a écrit : la lutte de classe est le moteur de l’histoire. Toutefois l’analyse de Marx se meut entre deux pôles complémentaires, en continuel rapport dialectique : d’un côté le capital comme puissance sociale, objectivité pure – « esprit du monde » – de l’autre la classe ouvrière, partie de ce rapport, mais aussi moment autonome, subjectivité antagoniste. La difficulté théorique tient dans le maintien en tension de ce rapport dialectique, sans jamais soumettre l’un des pôles à l’autre.

Le marxisme de la IIe Internationale, tant dans sa version révolutionnaire (Rosa Luxembourg) que dans sa version réformiste (Kautsky, Bauer), tendait à noyer la subjectivité ouvrière dans un fatalisme lié à une foi dans l’écroulement automatique du capitalisme. De son côté, Lénine privilégiait le moment de la subjectivité, mais quand celle-ci finissait par se traduire dans la subjectivité bureaucratique du parti.

Dans les années 20, l’urgence d’arracher la possibilité du changement social à l’étreinte mortelle de l’Etat-parti a mené une rechute dans des positions déterministes. Pour justifier théoriquement une autre solution que le bolchévisme, il semble possible à beaucoup de fonder la théorie de la révolution sur la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit formulée dans le tome III du Capital. Une lecture réductrice de ces pages peut faire penser que le capitalisme mourra de mort naturelle, brisé par ses contradictions. C’est tout ce qu’on dit Bordiga et Mattick, bien que de points de vue différents et en en tirant des conclusions organisationnelles opposées. Les 50 dernières années ont définitivement montré qu’entre crise et révolution il n’y a pas de rapport immédiat. Tout ce que la théorie de la crise peut nous dire est que le capital ne peut se reproduire de façon harmonieuse et qu’il « ne résoud ses contradictions qu’en les généralisant ». Les courants du mouvement ouvrier qui ont basé leurs positions sur la nécessité déterministe de l’écroulement se sont trouvés confrontés à un vide théorique immense au moment de la faillite des prévisions.

Ou alors ils ont fait comme Camatte (ex-bordiguiste) qui, n’ayant pas vu se réaliser la prophétie du maître qui prévoyait la révolution pour 1975, théorise maintenant une improbable situation hors de « ce monde qu’il faut quitter ». Ceux-là ; dominés par la puissance du monstre, voient le capital partout et pensent que la seule chose à faire est de s’adonner à la macrobiotique, d’attendre et de voir.

Revenons à l’opéraïsme italien. Celui-ci se trouve sur l’autre rive de l’idéologie. « La classe ouvrière doit tout diriger » était le vieux slogan des années 60. Elle ne doit pas seulement, elle décide déjà, sinon de tout, du moins de presque tout, car vu sa force elle autorise ou interdit le développement capitaliste, à son gré. Mais si elle a tant de pouvoir, pourquoi la révolution serait-elle nécessaire ?

Il est indéniable que la vision ultra-triomphaliste et ultra-subjectiviste des opéraïstes a, dans un premier temps, donné une vigoureuse secousse à notre gauche insipide et conformiste. Le livre de Tronti « Ouvriers et Capital », actuellement plutôt gênant pour son auteur, lançait en plein boom économique la consigne révolutionnaire du « refus du travail ». Même la rupture avec le léninisme formel allait à contre-courant. Il fallait mettre « Lénine en Angleterre », « Marx à Detroit ». C’est-à-dire reconstruire la théorie révolutionnaire en partant de la réalité matérielle des nouveaux comportements subversifs du prolétariat occidental. Le tiers-mondisme opportuniste était tourné en dérision. Ces prises de position placèrent l’opéraïsme sur le terrain de la théorie révolutionnaire. Mais seulement pour un moment. On ne crût (bientôt) plus à la nécessités de faire des injections de conscience, la foi dans la puissance maffieuse de l’organisation devrait suffire. C’est peut-être une expression de la classe qui lutte, mais cela se transforme en quelque chose qui fait que la lutte se traduit par une réalité de pouvoir. Pour structurer le mouvement, les opéraïstes, même dans les années de l’Autonomie, ont toujours proposé une centralisation rigide et des tactiques manoeuvrières. Lors de l’enlèvement de Moro encore, le journal Rosso (mai 1978), exprimant son désaccord à propos de cette action, soutenait que son unique aspect positif était d’imposer au mouvement la constitution du parti.

Oubliant qu’un monde aliéné se combat selon des méthodes non-aliénées, ils ont ingénument cru possible d’aplanir le chemin de la révolution en « utilisant » le pouvoir. Enivrés par leur triomphalisme habituel, ils ont pensé pouvoir manipuler les mass-media et les B.R., le P.S.I. et la magistrature. De cette façon, ils ont facilité le travail de la contre-révolution et ils ont fourni le prétexte à l’État italien pour lancer une campagne répressive.

Dans les dernières années, le mérite des opéraïstes a consisté en ce qu’ils ont reformulé la question centrale de l’autonomie – un héritage malgré tout du vieux mouvement ouvrier. Mais comme toujours, ils ont ensuite montré qu’ils en avaient une conception réductrice et intellectualiste. Réductrice parce que dans leurs théorisations, il manque toujours le moment du dépassement. L’autonomie ne s’exprime certainement pas dans la situation immédiate de la classe ou son auto-valorisation. A l’époque de la domination réelle du capital, l’autonomie ne peut être que projet, tendance, ou mieux : tension. Ce n’est que dans les moments de rupture, dans les espaces décolonisés, que l’autonomie se constitue en réalité pratique. Et quand cette réalité se socialise, il se produit des moments de crise de l’administration, comme cela s’est produit en 1977. Le reste n’est que la vieille merde revisitée par la récupération. Les opéraïstes échangent pour l’autonomie les instruments les plus révoltants de la contre-révolution, et puis, pour des raisonnements intellectuels de facture typiquement sociologique, ils fixent de temps en temps le « sujet » dont il faut faire l’apologie. La modernisation du léninisme a dû porter sa préférence sur une fraction sociologique du salariat, en passant de l’adoration de l’ouvrier-masse à la célébration de l’ouvrier social. Mais les opéraïstes n’ont jamais dépassé la sphère de l’économie et du productivisme. Ils n’en sont jamais arrivés à affirmer l’autonomie subjective comme partie intégrante et fondamentale de l’autonomie prolétarienne. L’unique subjectivité qu’ils connaissent est celle abstraite de la couche du prolétariat qu’il faut encenser ou celle bureaucratique de l’organisation.

L’Autonomie, réalité partielle et exigence totale, est la condition minimale qui rend possible l’activité révolutionnaire des rebelles du mode de vie – pas seulement au mode de production – imposé. Bien au-delà de ce que pense l’opéraïsme, autonomie veut dire possibilité d’autosuppression du prolétariat, négation de toutes les structures organisationnelles qui enferment l’être subversif dans la cage du métier et de l’économie. Là où la valeur modèle et connecte chaque instant du vécu, là où l’économie a surmonté la barrière du moment productif et a envahi tout individu, l’autonomie est la transformation collective de la vie quotidienne et la transformation de la subjectivité du corps.

Retournons à notre point de départ. Le mouvement marque le pas. Il recule même sur tous les fronts. La faute n’en revient évidemment pas aux opéraïstes, pas plus que le mérite d’avoir suscité le mouvement. Il est cependant indéniable que le triomphalisme, répandu avec tant d’irresponsabilité, a ouvert la voie à la désespérance quand il n’a plus eu la possibilité d’exister.

  1. Dans l’ordre :

    – Mai 1968 et le Mai rampant italien (L’Harmattan, 2008 puis réédition augmentée de 2018) intégralement disponible aujourd’hui sur le site de la revue à : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?livre16#sommaire

    – « Les Théories du complot. Debord, Sanguinetti et le terrorisme, Franceschini et les BR, Sofri et Calabresi » (2008) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article195 texte repris et augmenté dans la deuxième édition de Mai 1968 et le Mai rampant italien sous le titre « Méthode rétrologique et théories du complot » (2018) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article376

    – Interventions no 1 : « Passé, présent, devenir. Des luttes italiennes des années 70 aux extraditions d’aujourd’hui : un État d’exception permanent », (octobre 2002) à propos de l’enlèvement de Paolo Persichetti : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article198

    – Recension de textes dans la brochure : Au plus près de 77. Aujourd’hui, un seul de ses textes est inédit dans nos publications : « Autonomie – Autonomies » de Berardi, Giorgini et Negri, trois protagonistes qui tracent le passage de la première forme de l’autonomie (ouvrière) vers ses formes suivantes (l’autonomie organisée puis l’autonomie des nouveaux sujets : c’est-à-dire les autonomies « plurielles »). Brochure disponible sur demande à lcontrib at no-log.org

    –  « Une lecture insurrectionnaliste de l’autonomie italienne » Commentaire critique du livre de Marcello Tari Autonomie ! L’Italie, les années 70, (La Fabrique, 2011) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article295

    – « Pour et autour de Sante Notarnicola (1938-2021) » (mars 2021) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article471

    – Interventions no 17 : « Réfugiés politiques italiens : quelques réflexions sur amnistie et violence politique », (mai 2021) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article472

    – L’Autonomie hypostasiée. Notes sur L’hypothèse autonome de Julien Allavena (Amsterdam, 2020) » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article475

    – un texte autocritique de Mario Moretti ex-dirigeant des BR et responsable, entre autres de l’enlèvement de Moro dans Brigate Rosse – Une histoire italienne, p.83-p.102, M. Moretti, C.Mosca, R.Rossanda, Amsterdam 2010 []