L’achèvement du temps historique

Parution et rencontre

À l’occasion de la sortie du livre L’achèvement du temps historique de J.Wajnsztejn nous vous proposons une version remaniée de l’article introductif présent dans le numéro 23 de Temps critiques : https://www.tempscritiques.net/spip.php?article564

En outre, nous signalons une rencontre avec l’auteur le 26 juin à partir de 18 h au CDMP (8 impasse Crozatier, 75012 Paris, M° Reuilly-Diderot). Il y aura la possibilité d’acheter le livre à -30 % soit 15 euros.

Compte rendu de la discussion avec J. Wajnsztejn sur son article : Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne

Les deux textes « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme » et « Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne » présents dans le numéro 23 de la revue Temps critiques autour des Etats-Unis tiennent évidemment compte du phénomène Trump, mais ils essaient de ne pas céder à l’actualisme en abordant un contexte plus large. Ils ont tous deux fait l’objet d’une discussion à Paris avec le groupe « soubis » et ont fait l’objet de comptes-rendus collectifs de la part de ce même groupe que nous publions.

Dans « Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne »  il s’agissait de sortir de cette mode post-moderne qui réintroduit du binaire pourtant dénoncée par ailleurs. Rapporté aux E-U il s’agissait de tenir les 2 bouts en réaffirmant le maintien de leur statut de puissance au sein d’un monde occidental globalement en déclin parce que son progressisme originel s’est épuisé. Dans cette mesure le trumpisme n’est pas un nouvel extrémisme mais une tentative d’improbable synthèse entre accélération capitaliste et conservatisme.


JW : Larry et moi avons travaillé de façon indépendante, donc nos articles ne se chevauchent pas. Je traite du contexte plus global, Larry de la situation plus particulière aux USA.

J’ai en effet voulu remettre en perspective théorique et historique la question du déclin ou celle de décadence puisqu’elles réapparaissaient aujourd’hui en filigrane autour de la politique de Trump et de son équipe. C’est pourquoi, sans cuistrerie aucune, j’ai cité Derrida et Lyotard, qui sont des auteurs assumés de la décadence.

A propos des USA, on parle de déclin de puissance par rapport à la Chine et de déclin de la démocratie. Or une puissance peut être hégémonique et en déclin du fait de contre-tendances fortes à sa domination. Trump a bien conscience du déclin : les mesures protectionnistes sont toujours une forme de défense des puissances dominantes par rapport au dynamisme produit par le libre-échange. Aspect malthusien de sa politique économique : le pays  participait largement à la « globalisation heureuse » et au donnant-donnant que présupposait le développement de l’OMC ; or la crise sanitaire a montré que la division internationale du travail ainsi créée avait amené les pays à trop se spécialiser : une harmonie illusoire donc, qui indique que la complémentarité économique peut se transformer en concurrence en période de crise. La question nationale et politique n’est donc pas réglée, car  les accords entre les puissances au sommet n’empêchent pas les conflits. Cette division internationale du travail fonctionne encore, mais une vision critique souverainiste déjà repérable avec le Brexit s’est développée. Et par exemple, dans la vision trumpienne, il n’y a pas que des gagnants si le « gâteau » n’augmente plus de taille.

La question de l’Ukraine a aussi montré que les questions géopolitiques pouvaient intervenir dans le cadre de cette nouvelle tendance souverainiste à l’oeuvre.

A : Je pense qu’il y a un déclin économique. Reste à voir si c’est inéluctable ou non. Ce sont les ruptures qui se créent dans le monde qui sont intéressantes. Dans certains textes, on veut voir une continuité entre Démocrates et Républicains sans voir les ruptures en cours.

JW : Larry voit beaucoup plus la continuité, je vois un peu plus de discontinuité, mais on est d’accord tous les deux pour dire que la puissance économique des USA demeure : voir les chiffres avancés dans ma brochure sur les investissements directs à l’étranger (IDE), la puissance des firmes multinationales (FMN) américaines et leur énorme pouvoir de capitalisation qui mesure bien plus la puissance qu’un niveau de PIB.

G : Je suis impressionné par la quantité des éléments  que tu fournis, mais ne comprends pas où tu veux en venir. Dans ta conclusion tu parles des « lumières noires » qui nous ramèneraient à une spécificité occidentale mais non universaliste, comme avant la Première Guerre mondiale. Que vois-tu comme perspective à partir de là ?

JW : On a dû boucler les textes très vite pour garantir la sortie de la revue d’où le fait que certains points sont posés plus qu’explicités. Les attaques contre les Lumières traditionnelles et l’universalisme qui sont portées aux Etats-unis proviennent aussi bien des tendances de la nouvelle droite américaine que de la gauche démocrate, et de fait elles se rejoignent, fragilisant un possible retour à la question sociale par la polarisation sur le débat woke/antiwoke. De ce point de vue il n’y a guère de perspective pour nous, puisque le combat pour l’hégémonie culturelle se joue en fait dans la perspective américaine, d’où par exemple l’extension des courants racialistes dans le monde, alors que jusque-là la question de la race était considérée comme une spécificité américaine et le concept négligé ailleurs. Donc, si perspective il y a, c’est en dehors ou au-delà de cette polémique idéologique. Sur le terrain comme l’ont fait les GJ. Mais pour le moment on ne voit rien venir comme pôle significatif de résistance, malgré le côté inquiétant de ce qui se passe aux Etats-Unis comme en Allemagne.

G : La Californie, c’est l’extrême Occident.

A : C’est un camp à l’intérieur de ces pays qui remet en question les valeurs des Lumières.

JW : Cela rentre dans le cadre de la bataille pour l’hégémonie culturelle. Mais celle-ci est aussi définie par l’évolution des rapports de classe. Ca n’entre pas dans la tradition du mouvement révolutionnaire ni ouvrier : c’est pour cela que ça nous secoue. On observe un retour en grâce de l’idéalisme – voir l’usage de Gramsci par des gens de tout bord. L’insistance sur l’aspect performatif (imposer la révolution par le langage) se retrouve dans tous les termes employés par les essayistes, qui cherchent à nommer les choses pour les faire exister.

G : Allusion finale du texte. Allusif aussi dans « le premier des déclins est celui de la gauche qui n’a plus rien à dire que la défense de l’Etat de droit protecteur ».

JW : C’était exceptionnel de voir la presse quotidienne défendre l’existence d’institutions américaines vilipendées encore hier, mais qui trouvent un retour en grâce (de l’OMC jusqu’à l’OTAN, en passant par CNN et les grandes universités de classe) du simple fait qu’elles sont attaquées aujourd’hui par Musk,  et aussi la prolifération d’articles sur l’Etat de droit et sa pure défense du pouvoir judiciaire sans analyse théorique de l’Etat. Simple désir de retour à une légalité de société capitalisée enserrée dans des règles normatives acceptables. Le trumpisme serait illégal. Il s’agissait alors, pour la bonne gauche démocrate d’essayer de faire la différence entre un Etat de droit et un état d’exception. Tous les états d’exception ont fait attention à la dimension de l’Etat de droit. C’est ce qui les différencie des Etats issus de pronunciamentos (ex. Argentine ou Afrique), où il n’y a pas de Constitution ni d’élections, où l’armée intervient en tant que corps de la nation. La défense de l’Etat de droit par la gauche se fait maintenant au nom de la défense des acquis. Le risque est qu’aux échappements des démocraties dites illibérales et à leur durcissement répressif ne soit opposé qu’un retour à la démocratie libérale. Une exigence de légalité bien plus que de légitimité, qui ne peut guère être mobilisatrice.

G : Dans un passage tu montres une fracture au sein du capital. Paradoxalement ces gens dénoncés autrefois par la gauche sont perçus comme un rempart face au trumpisme. Ce que cela montre, c’est l’effondrement de la capacité de la gauche à penser autre chose. Ce que le trumpisme vient mettre en lumière.

JW : Il passe tout au révélateur parce qu’il contredit l’idée qu’il s’agit d’un système où rien ne serait repérable et où tout irait dans le même sens parce que suivant un « plan du capital ». Rien de plus faux pour nous. La victoire de Trump et la recomposition du pouvoir qui s’effectue autour de lui sont plutôt le signe de la dureté des luttes entre fractions du capital, comme je le développais dans un précédent numéro. J’y attirais aussi l’attention sur « la démocratisation du capital » (fonds de pension et capital fictif) et ma critique de toute théorie en termes de pouvoir oligarchique. En effet, l’apparition et le développement des plateformes a été favorisé par la financiarisation du capital, et cette même « démocratisation » a aussi affaibli les  positions hiérarchiques héritées. Je parlais alors, dans ce numéro 21 de la revue, des fractions financières ; cette fois, autour de Trump, il s’agit des fractions technologiques. Il y a un renouvellement des élites. Il ne faut pas oublier que dans la modernité le brassage s’est toujours fait par le biais des classes moyennes, et cela dès le développement des villes et de la première bourgeoisie, avant même la Révolution française par exemple, parce que ce sont les lieux de brassage entre nouvelles et anciennes couches (par exemple, plus personne ne parle en termes de petite bourgeoisie parce que cette ancienne fraction propriétaire a été remplacée par les nouvelles couches moyennes salariées). A présent on observe un peu le même phénomène dans les cercles dirigeants : ce sont les marginaux de la classe capitaliste qui ont formé des fractions très dynamiques et les plus innovantes, parce qu’elles n’avaient rien à perdre (elles n’avaient rien accumulé) et tout à gagner, le risque étant pris par d’autres (capital-risque) en échange du contrôle de la capitalisation finale.  C’est encore plus net aux USA où la mobilité est bien plus forte, mais en France il y a eu une mise au rancart progressive des capitalistes traditionnels (voir l’évolution du CNPF devenu Medef et maintenant dirigé par les secteurs de pointe et non plus par les mines et la sidérurgie).

A : Les idées nouvelles viennent des classes moyennes ?

JW : Oui, car ce sont les classes du brassage des idées et des pratiques ; elles ne viennent jamais de l’aristocratie ni du prolétariat (l’idée de révolution, contrairement à celle de révolte ou d’émeute, est bourgeoise et sera seulement reprise plus tard par le prolétariat). Mais il faut qu’il y ait des possibilités. La « révolution du capital » l’a permis.

A : La grande rupture d’aujourd’hui est portée par des puissants.

JW : Ce gens-là ont remplacé les dynasties. Il faut voir aussi combien de gens de la finance ont chuté. Ce sont des fractions du capital sans assise stable, ni héréditaire, ni fonctionnelle, ni juridique. La source de leur puissance, c’est la prise de risque, l’innovation, la circulation, pas l’accumulation.

A : Ceux qui financent sont souvent des héritiers. Les ruptures actuelles ne sont pas seulement sociétales. La gauche a des raisons d’être inquiète de l’illibéralisme montant. L’Etat de droit, c’est un rempart par rapport à cette autre chose qu’est le trumpisme. Bernard Aspe dans Lundi matin (https://lundi.am/La-division-du-politique) dit vouloir reconstituer un mouvement révolutionnaire, il reprend des concepts comme « matérialisme historique », ramène la question du travail.

JW : Je n’ai jamais attaqué le libéralisme. Ceux qui l’ont fait ne s’attaquaient pas au capitalisme, ils voulaient réinstaurer le programme du Centre national de la Résistance. Le libéralisme est une des formes du capitalisme. Démission théorique de la gauche avec rattachement à l’Etat. Dans les luttes c’est souvent l’Etat qu’on a en face de nous et non pas le « patronat », car le capital est plus que jamais puissance et pouvoir (et non pas taux de profit, ce que ne peuvent comprendre les tenants du décrochage entre « économie réelle » et finance – économie irréelle !).

N : On se trompe en parlant de crise du capitalisme ?

JW : Il n’y a pas de crise finale, pas de parachèvement, le capitalisme a gagné (au moins pour l’instant) par sa dynamique de fuite en avant autant que par la résolution qu’il apporte à ses contradictions ; il essaie de les englober. Dans sa dynamique, le capitalisme se nourrit des luttes (de classe), comme on a pu le voir après les mouvements d’insubordination des années 1960-1970, mais, même en leur absence significative, il ne supprime pas tous les conflits. Il n’a ainsi résolu ni la question de la religion ni la question de la nation. Le dépassement de la nation s’est avéré en partie illusoire. Elle revient sous la forme des souverainismes et de l’isolationnisme, ou à l’inverse par le retour de certaines tendances impériales comme en Russie. 

Avec Trump le souverainisme n’est pas équivalent à la forme Brexit : il n’est pas pur isolationnisme, mais coexiste avec une théorie des zones d’influence (Amérique centrale et du Sud pour lui, éventuellement Canada ; Europe de l’Est pour la Russie, Taiwan pour la Chine, etc. Ce retour à l’expression d’une puissance nationale vient bloquer le fonctionnement du capitalisme du sommet tel qu’il s’était organisé à partir de l’OMC au niveau de la division internationale du travail et des G7 à G+++ qui lui ont succédé.

N : Pourtant, Internet et le rôle des plateformes, ça tend plutôt à effacer les frontières nationales.

JW : Toutes les mesures de Trump sont anti-plateformes. C’est aussi instable que le sont  les différentes luttes de fraction pour le partage ou la prédominance du pouvoir…

G : Ce n’est pas un retour du nationalisme, c’est autre chose. Autrefois, le nationalisme correspondait à l’émergence de nouveaux Etats cassant les empires (Autriche-Hongrie et Russie) et ensuite à l’affrontement entre Etats repus (Grande-Bretagne et France) et Etats faméliques (Allemagne, Italie, Japon). C’étaient des sociétés jeunes, en recherche d’expansion. Les Etats-Unis ont profité de ces affrontements pour affirmer et consolider leur suprématie. Les souverainismes d’aujourd’hui sont des formes de repli sur soi : des sociétés vieillissantes qui ont peur des nouveaux arrivants, qui fuient les guerres qu’elles ont elles-mêmes alimentées. Exemple du Brexit. Pour ce qui est du retour des zones d’influence, il faut se rappeler qu’on les a connues à l’époque de la guerre froide.

JW : Fluidité et non pas fixité de l’époque de la guerre froide.

La Chine est la grande gagnante de la période OMC.

N: Tout ça donne l’impression que la classe dirigeante ne sait pas où elle va.

JW : Parce qu’il n’y a plus de classe dirigeante au sens de l’ancienne bourgeoisie et cela au moins depuis les années 1930 et 1940. D’où le fait qu’ait fleuri, à l’ultragauche, la théorie d’un « capital automate » déjà quelque peu esquissée par Marx dans les Grundrisse. D’où aussi, mais en contrepoint, mes notes sur les fractions du capital.

On vit une accélération qui se met hors du temps historique. Fuite en avant. Cela correspond aussi à la transformation des éléments de base du capitalisme. Dans un système fondé sur la circulation de l’information, il n’y a plus de processus de longue durée comme celui qui a permis la formation de la classe bourgeoise. Le temps de l’accumulation est très lent. Même la révolution industrielle s’est faite lentement. Aujourd’hui le rythme est plus rapide pour tout le monde, la diffusion des innovations, la circulation des marchandises se sont accélérées. Les théories classiques de l’échange étaient fondées sur l’idée que le capital fixe (les immobilisations patrimoniales) ne circulait pas, seules le faisaient les matières premières (rapports coloniaux) et la force de travail (immigration), c’est-à-dire ce qu’on appelle techniquement le « capital circulant ». Par exemple, Staline et Mao, mais aussi l’Inde, pour d’autres raisons, avaient décidé de faire avec leurs propres forces. Mais aujourd’hui il est impossible d’empêcher la circulation du capital non seulement à travers la puissance loin d’être nouvelle des FMN, qui se rattachait plus à l’ancienne forme de domination impérialiste, que par le poids des investissements directs à l’étranger. Le développement du capitalisme n’est plus essentiellement par enclaves, comme avant la révolution du capital, car, avec la globalisation, la diffusion des innovations est formidable et bouleverse l’ensemble des conditions de vie — avec, par exemple, l’urbanisation sauvage, la production agricole intensive sous OGM, les élevages en batterie.

A : Autrefois les productions étaient proches de leurs marchés. L’énorme concentration du capital conjuguée à plusieurs révolutions techniques (porte-conteneurs, télécoms…) ont permis la mondialisation.

JW : On a connu les start-up sous d’autres formes (cf. les majors, qui faisaient travailler des « indépendants » dans le secteur artistique). Aujourd’hui c’est caricatural car tu fructifies à partir de rien.

N : Une démondialisation est-elle concevable, à ton avis ?

JW : Relocaliser artificiellement est impossible. Tout le monde est pris. C’était possible quand les Etats avaient une autonomie (une production et un marché national et colonial autosuffisant permettant la fermeture des frontières), autonomie qui a mené à la guerre comme dans les années 1930. Or, quelque chose qui pousse en avant empêche de revenir en arrière. Revenir à un temps historique ne peut venir que de luttes qui perturberaient la « fuite effrénée du monde », comme nous le disons en sous-titre de couverture de notre dernier numéro de la revue. La relocalisation ne pourrait se faire que sous une forme nouvelle d’artisanat, et encore, car l’exemple allemand de la petite et moyenne entreprise et de l’apprentissage bat de l’aile.

La fraction technologique du capital, au-delà de la dimension géopolitique de la lutte entre grandes puissances, vise à imposer une nouvelle vision du monde qui remplace l’ancienne Weltanschauung bourgeoise (d’où à nouveau l’idée de conquête de l’espace, le développement de l’IA, le transhumanisme). Encore plus que l’adhésion à la notion de progrès, il s’agit, pour les décideurs ou autres influenceurs, d’obtenir une adhésion immédiate de la population au « tout est possible ». Ce qui est grosso modo le cas et renvoie, pour le moment du moins, les actions de résistance à l’éclatement ou/et à l’infinitésimal.

Pour faire face, peu d’alternative et de marge de manoeuvre et au niveau théorique, cf. La synthèse de R. Garcia dans Le Désert de la critique. Avant, deux visions du monde s’opposaient et surtout une perspective (ex : « socialisme ou barbarie »). Puis période sans visions autre que le vague des « alternatives ». Aujourd’hui, une vision qui pousse à l’accélération, très en prise avec le quotidien, avec adhésion objective et subjective parce que, sensiblement et aussi insensiblement, il y a une transformation des rapports sociaux. La dépendance réciproque capital/travail, sans cesser d’exister, est aujourd’hui incluse dans une dépendance réciproque qui dépasse la seule exploitation pour toucher à une aliénation plus générale, mais contradictoire : dit autrement, à une coexistence entre aliénation et libération/émancipation. Exemple : avant, si j’étais obligé d’aller travailler, je n’étais pas obligé d’avoir une voiture, un téléphone ; aujourd’hui, je suis bien plus contraint. Les robots accèlèrent les choses. On est contraint et pris dans cette vision du monde. En vingt ans il s’est dégagé une vision, on n’est plus dans une simple nouveauté techno avec laquelle on peut jouer.

Mais dans ce processus, tout ne se joue pas à la même vitesse. Le marasme de l’industrie automobile européenne et particulièrement allemande est lié à son impossibilité à accélérer à la même vitesse que les entreprises plus jeunes du même secteur, mais agissant à l’autre bout du monde et dans un pays qui n’est pas limité par les mêmes barrières capitalistes. Ce qui faisait sa force était son avancée à un rythme maîtrisé basé sur des savoir-faire, les avantages sociaux de la classe ouvrière allemande en tant que catégorie sociale et non pas en tant que classe antagonique (cogestion, 32 à 35 heures dans la grande industrie, etc.) et des innovations de confort. La seule défense qu’elle peut avoir, c’est de retarder le moment de l’application des mesures et préparer des plans sociaux.

Le poids des entreprises dans les décisions est aujourd’hui fonction d’une structuration plus globale (au niveau de l’hypercapitalisme, comme on le voit par rapport aux questions de climat). Les lieux de décision ont changé : ils sont non seulement encore répartis et hiérarchisés verticalement, mais aussi organisés horizontalement en réseaux.

A : Zuckerberg est le seul à prendre des décisions dans sa boîte. Les entrepreneurs font tout pour s’émanciper des mesures gouvernementales.

JW : Ce sont les libertariens. Mais il y a aussi des entrepreneurs en marge qui ne sont pas dans l’establishment ou la politique.

On est dans un temps du capital qui n’est plus celui de la bourgeoisie qui intégrait le temps historique dans la mesure où il intégrait aussi les luttes de classe et la notion de conflit — la « grande politique », comme disait Mario Tronti. Mais là j’anticipe sur mon livre à venir…

Discussion autour du texte : « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme »

Les deux textes présents dans le numéro 23 de la revue autour des Etats-Unis tiennent évidemment compte du phénomène Trump, mais ils essaient de ne pas céder à l’actualisme en abordant un contexte plus large. Ils ont tous deux fait l’objet d’une discussion à Paris avec le groupe « soubis ».

Ils ont fait l’objet de comptes-rendus collectifs de la part de ce même groupe.
Voici le premier autour du texte de Larry « États-Unis : révolution politique et réorganisation chaotique » au sommet du capitalisme, dans lequel Larry maintient l’hypothèse d’une puissance américaine qui perdure, malgré tout.


Autour du texte : « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme » (Temps critiques n° 23)

Durant la présentation, Larry compte mettre en évidence les questions les plus importantes.
On assiste à des bouleversements importants. Le deuxième mandat de Trump est un vrai événement. Son refus de reconnaître sa défaite face à Biden en 2020 et l’amnistie des meneurs de l’assaut contre le Capitole en janvier 2021 étaient sans précédent. Qu’une partie de la droite US trouve cela acceptable en dit long par ailleurs sur le climat politique. En outre, Trump procède systématiquement par décrets (executive orders) plutôt qu’en s’en remettant au vote de lois par le Congrès. Cela témoigne de la volonté de concentrer le pouvoir, Trump faisant comme si la légitimité politique émanait de lui seul. Ne pas oublier que Trump est avant tout un homme d’affaires : il gouverne comme on dirige une entreprise. Or, une partie de la population adhère à cette politique spectaculaire en y voyant de l’efficacité.


Le retour de la politique

Le fonctionnement habituel de la politique, la séparation des pouvoirs notamment, est vu comme laborieux et inefficace. Trump dit : « Je ne m’embarrasse pas de tout ça, je gouverne par des décrets ».

Par rapport à son premier mandat quand il paraissait peu expérimenté et donc obligé de s’appuyer sur des professionnels de la fonction publique, il s’est entouré de gens montrant une fidélité sans faille, y compris de conseillers incompétents. Le nombre de collaborateurs issus de la chaîne Fox News est un exemple qui illustre bien cette situation. A ce propos, on a en mémoire l’affaire du « Signalgate ». Mike Waltz, le conseiller national à la sécurité de l’administration Trump, a invité par mégarde dans une conversation concernant le bombardement de positions houthis une personne non autorisée (un journaliste).

Pour la gauche, c’est la crise du capitalisme US face à la Chine qui permet d’expliquer la politique de rupture et l’autoritarisme ouvert de Trump. Il y a du vrai et cela explique le choix d’un entourage de gens fidèles.

Parmi les inspirateurs de Trump, il y a Roy Cohn. C’est un juriste qui a condamné les époux Rosenberg. Il doit sa notoriété aux enquêtes lancées par le sénateur Joseph McCarthy à l’époque des campagnes anticommunistes. Il a en son temps (il est mort en 1986) défendu des mafieux, avant de devenir le mentor du jeune Trump. Son mot d’ordre « Attaquer, contre-attaquer et ne jamais s’excuser » semble être la devise de l’administration actuelle du reste.

Les droits de douane sont une obsession de Trump depuis les années 1980, et il n’est pas sorti de cette mentalité : nous nous sommes fait avoir hier par les Japonais et aujourd’hui par les Chinois. Pourtant, les flux financiers sont largement au profit des USA, même si la balance commerciale des USA est déficitaire. Même s’il rencontre des échecs, il ne démord pas des droits de douane.

S’il doit négocier à la baisse par rapport à ses premières exigences, il y a pourtant bien un accord, avec la Grande-Bretagne (pratiquement le seul pays important avec lequel les USA ont un excédent commercial). Avec la Chine, les USA ont dû céder car elle a refusé de jouer le jeu. Mais Trump essaie de maintenir ses partenaires dans l’insécurité, cela fait partie de sa politique.

Autre élément : Trump essaie de remettre la politique au centre. Il croit en effet au populisme, même si l’idée que le peuple américain se fait avoir est une vision simpliste. Cela plaît à son électorat de base en tout cas.

Sur le régime « oligarchique » de Trump

La plupart des milliardaires se sont ralliés sur le tard à Trump. Steve Bannon ne s’est d’ailleurs pas gêné pour le dire. Trump a pourtant fait du tort aux multinationales US (la « Tech » notamment). Parler de l’accession des oligarques au pouvoir dans ces conditions n’a pas grand sens. Au mieux, c’est une banalité puisque les capitalistes n’ont jamais cessé d’influencer Washington. Mais ce n’est pas eux qui déterminent la politique de Trump de toute façon.

Pour Larry, Trump a en tête un régime inspiré par les militaires au pouvoir en Amérique latine (ou ailleurs dans le tiers monde) dans les années 1960-1970 : des régimes autoritaires sur fond de capitalisme mafieux. Un exemple : le cadeau offert dernièrement à Trump par le Qatar. La ministre de la Justice est une ancienne lobbyiste du Qatar…

Dans ces conditions, on peut parler de politisation à outrance du gouvernement…
Pourtant, il n’y a pas que de l’incompétence. Les liens avec les nouvelles technologies sont en effet forts : au centre se trouve le patron de Paypal (Peter Thiel). Ces chefs d’entreprise s’allient avec Trump parce qu’ils veulent maintenir l’hégémonie des Américains. Parmi les rallié-es à Trump, il y a des gens qui ont une vision pour l’Amérique. Ce serait par conséquent une erreur de ne voir dans la situation actuelle que de l’irrationalité.

On ne peut donc pas parler d’un pays qui sombre. Il y a des investisseurs et des ingénieurs, souvent d’origine étrangère, attachés au pays, qui entendent maintenir le rang des USA. Or, ils ont des compétences techniques non négligeables. Ils se sont mis au service de Trump (et des USA). Il y a aussi la volonté de renouer avec la politique des grands projets. L’exemple le plus évident est le « Dôme d’or », sans doute le projet d’investissement militaire le plus ambitieux depuis la « Guerre des étoiles » du début des années 1980. Il s’agit d’une protection des USA à base de satellites sur le modèle du « Dôme de fer » d’Israël. Tesla et Palantir Technologies pourraient décrocher le marché.

Attaque contre les progressistes et réaction politique

Les « trumpistes » ont surfé sur la vague anti-wokes largement partagée au sein des classes populaires. Les Démocrates n’ont pas du tout compris cela.

La gauche démocrate présente les « trumpistes » comme racistes, réactionnaires, homophobes… Or, il y a des homosexuels y compris chez les « trumpistes » (dont Scott Bessent, secrétaire au Trésor, marié à un homme avec qui il élève deux enfants), sans que l’on entende les conservateurs chrétiens s’en plaindre. Les électeurs de Trump non plus d’ailleurs. Le vice-président est marié par ailleurs avec une Indienne. Les Démocrates n’ont donc plus le monopole de la diversité. A l’heure actuelle, la seule minorité qui semble faire figure de paria chez les « trumpistes », ce sont les Noirs. La gauche n’a pas vu que les conservateurs ont réussi à s’approprier d’une certaine manière la diversité pour la retourner contre leurs adversaires.

Sur la réforme de l’État fédéral et la commission pour « l’efficacité gouvernementale » (DOGE), certain-es ont dénoncé des opérations de corruption mais elles et ils ont échoué à le prouver. Reste que la réforme risque de coûter plus cher que de tout laisser en l’état…

Quant à la fin de l’aide au développement US : ce serait 20 000 morts à court terme.
Lutte contre l’immigration : le gouvernement Trump a tenté de faire de véritables razzias dès les premiers jours de l’investiture. Mais les autorités ont rencontré des problèmes logistiques : places dans les prisons et les centres de rétention insuffisantes, et tarissement du flux des arrivées à la frontière. C’est la raison pour laquelle les expulsions ont été très faibles. La Cour suprême s’est en outre opposée à cette politique d’expulsions sans procédures justes. Comme Trump refuse les verdicts de la Cour suprême dans certains cas, on peut parler de véritable crise constitutionnelle.

L’opinion publique est pourtant du côté de Trump et soutient sa politique anti-immigrés. Certains électeurs républicains, respectueux de la Constitution, ont d’ailleurs interpellé les élus à ce sujet.

Un dernier point sur les formes de résistance politique et sociale

Cette résistance est faible. Il y a les tribunaux qui réagissent de plus en plus. Il en va de la raison d’être des juges : que deviennent-ils si le droit n’est plus respecté ? Or la Cour suprême ne peut pas les désavouer. La population fait confiance aux juges. Mais une juge a été arrêtée par le FBI car elle refusait l’intervention de la police des frontières sur une affaire concernant un étranger et doit passer en procès. Elle a déclaré qu’elle devait assurer la sécurité des justiciables dans l’enceinte de son tribunal.
Il y a eu des petits rassemblements contre Trump et sa politique, mais la majorité des contestataires fait confiance aux Démocrates.

Les Démocrates vont sûrement gagner les prochaines élections. Une partie du capitalisme US — la grande distribution par exemple — ne peut pas supporter des droits de douane élevés. Par ailleurs, les Républicains sont divisés sur la politique à mener. Les MAGA veulent maintenir une protection sociale, les autres Républicains non.

Discussion

  • Les décrets (executive orders) : ils ont une validité limitée. Si les Démocrates acquièrent la majorité aux élections de mi-mandat de novembre 2026, ils peuvent essayer d’invalider les décrets, qui ont pourtant force de loi. Au bout de quelques années, les décrets de Trump risquent de modifier profondément le cadre politique américain. Il faut voir qu’il y a un précédent ici : si d’autres présidents en ont fait, Trump est le premier à en abuser.
  • Sur la logique derrière tout cela : c’est la perte d’hégémonie des USA face à la Chine qui peut expliquer les revirements actuels aux Etats-Unis. D’où la remise en cause du capitalisme libéral pour aller vers des politiques autoritaires qui garantissent cette hégémonie.
  • Larry : Il y a sans doute un peu de ça. D’ailleurs, Biden avait commencé à mener une politique plus nationaliste. La montée de la Chine y est sans doute pour quelque chose. J’ai toutefois voulu mettre l’accent dans mon texte sur la perte d’identité politique et de repères aux USA. Les explications purement économiques sont insuffisantes pour comprendre ce qui se joue. Il y a encore des Américains qui ont énormément de richesses sans que cela ait une quelconque utilité économique. Il pourrait y avoir une redistribution sans que cela impacte gravement le capitalisme US. Il y a aussi des rapports de force dans la société qu’il faut interroger. Par exemple, le prix exorbitant des médicaments. A côté de ce qu’ont vécu les régions dévastées aux USA, la désindustrialisation de certaines régions en Europe, ce n’est rien. Si on a pu nourrir les gens pour pas grand-chose aux USA, c’est grâce aux importations bon marché en provenance de Chine. C’est l’une des contradictions de la politique actuelle.
  • Comment expliquer les transformations sociales et les conséquences politiques ? Problème de rapacité ou de valorisation du capital ? Comment expliquer le ralliement d’une partie des capitalistes à Trump ?
  • Larry : L’impuissance de la gauche face à Trump doit nous faire réfléchir (diversité, wokisme…). Dans deux ans, on ne parlera plus des droits de douane mais du wokisme qui mobilise une partie de l’électorat de Trump. Or, les sportifs transgenres, ça ne représente que dix athlètes…
    Pour les Américains, tant que l’inflation est contenue, tout va bien. Walmart a déclaré qu’il n’y aurait plus d’articles en rayon à Noël si la politique tarifaire était maintenue. Et effectivement, les conteneurs chinois n’arrivaient plus en Californie suite aux annonces d’augmentation des droits de douane. C’est à ce moment que Trump a annoncé un moratoire de quelques mois sur les droits de douane …
    Mais ce sont peut-être les marchés financiers et le principe de réalité qui auront raison de Trump. Car derrière les capitaux, il y a des usines.
  • Il ne faut pas sous-estimer Trump. Et d’ailleurs, comme Larry le dit dans son texte, il n’est pas seul. Il y a des erreurs mais elles sont rectifiées. Le but reste. C’est là où la rupture est profonde. Sous Biden, les déficits étaient plus importants que sous Roosevelt. Sur l’inflation, Trump corrige les choses…
  • Larry : Trump a de plus des capacités de rebond. Après l’assaut du Capitol, tout le monde pensait qu’il était fini. Il a remonté la pente en partie grâce à ses réseaux dans les pays du Golfe…
    Le soutien à Israël est en train de s’effriter avec Trump. C’est ainsi qu’il a fait libérer un prisonnier palestinien. Il essaie de reconstituer des réseaux et d’obtenir d’autres points d’appui. D’où ses bonnes relations avec les monarchies du Golfe avec lesquelles il compte développer des partenariats économiques.
    On supposait au départ que, Trump est tellement âpre aux gains qu’il a réclamé aux Ukrainiens leurs terres rares. En réalité, c’est Zelenski qui, en cherchant à faire comprendre à Trump que Poutine le menait en bateau, lui a proposé l’accès aux terres rares… Mais l’accord est favorable aux Ukrainiens, car ils conservent juridiquement la propriété du sous-sol. Trump pourrait bien utiliser Zelenski pour négocier avec les Russes.

Au-delà des luttes juridiques, y a-t-il une partie de la gauche de la gauche qui réfléchit à une renaissance critique ? Un mouvement de contestation anticapitaliste ?

  • Larry : Très peu pour l’instant. En l’absence de proposition de révolution sociale, le discours sur une révolution politique comme le défend Bernie Sanders n’a pas de sens…
  • Si la contestation est surtout juridique, c’est parce que la base sociale des Démocrates est réduite. Est-ce que les oppositions à Trump sur le plan de l’analyse se dirigent vers autre chose que le soutien aux démocrates ?
  • Nancy Fraser, constatant l’impuissance de la gauche américaine, soulève la question et en appelle à un front anticapitaliste. Le capitalisme n’est pas un bloc. Trump essaie des choses et recule quand ça ne marche pas, navigue à vue. Nous sommes dans une nouvelle phase où on ne peut plus appliquer les vieilles recettes. C’est une période un peu nouvelle, où il faut essayer d’autres méthodes. Si les classes dirigeantes américaines s’éloignent du « libre-échange » et du libéralisme politique pour des politiques plus brutales, c’est pour mieux défendre leurs intérêts, pensent-elles.
  • Il y a quand même des tensions dans le « camp trumpiste », entre Musk qui voudrait pouvoir embaucher des Indiens et Bannon qui lui oppose un « America first ». Trump doit conserver sa base sociale tout en favorisant le business. Ce bloc aux intérêts contradictoires peut-il tenir à long terme ?
  • Larry : Si en face ils se trouvent un ennemi commun, ils continueront. Sinon ils s’entretueront.
    Les Américains ne se reconnaissaient pas dans Biden, ils se retrouvent davantage dans Trump ; c’est une rupture culturelle et politique majeure qui ne s’explique pas par une analyse en termes économiques seulement. Par exemple, sous Biden il s’est construit beaucoup d’usines. Or, cela n’a pas résolu les Américains, y compris les classes populaires, à voter en nombre pour les Démocrates.
    Enfin, un point lourd de conséquence doit nous interpeller. Si le pays qui a servi de modèle au (néo)libéralisme abandonne une grande partie de l’Etat de droit, ça ne peut qu’avoir des répercussions dans le reste du monde.

Parution du n°23 de la revue Temps critiques

Nous avons le plaisir de vous informer de la parution du numéro 23 de la revue Temps critiques

Couverture du #23

Sommaire :
Le capital : une brève mise à jour
Temps critiques
Des immigrés aux migrants
Temps critiques
Etats-Unis : révolution politique et réorganisation chaotique au sommet du capitalisme
Larry Cohen
Puissance et déclin : la fragile synthèse trumpienne
Jacques Wajnsztejn
Introuvable kathêkon, réflexion à partir du dernier Tronti
Jacques Guigou
L’achèvement du temps historique
Jacques Wajnsztejn
Approche provisoire d’un dualisme problématique
Venant
Le chemin étroit de la critique du travail
Gzavier et Julien
La critique du travail englobée
Gzavier et Julien

Présentation

La tendance du capital à privilégier la capitalisation (ses formes liquides et financières) plutôt que l’accumulation (de nouvelles forces productives et immobilisations), s’appuie sur une organisation dans laquelle les flux de production et d’information, de finance et de personnes, dépendent des jeux de puissance au sein de réseaux interconnectés, mais malgré tout hiérarchisés. L’État a perdu l’autonomie relative qui était la sienne dans la société de classes à l’époque des États-nations. Il ne peut plus être perçu comme la superstructure politique d’une infrastructure capitaliste comme le concevait le marxisme. Son passage progressif à une forme réseau à travers laquelle il est présent, actif et englobant, tend à agréger État et capital. L’État n’est plus en surplomb de la société, puisqu’il a recours à différentes formes d’intermédiation qui tendent à transformer ses propres institutions en de multiples dispositifs spécifiques de remédiation. La forme de domination qu’il exerce est basée sur l’internisation/subjectivisation des normes et des modèles dominants. Parmi ces modèles, celui de la technique joue un rôle central dans la transformation des forces productives et des rapports sociaux. Ce modèle technique, induit par le développement capitaliste, s’impose aujourd’hui comme une nécessité absolue et non pas comme un progrès, alors pourtant qu’il est indissociable de choix politiques. Il finit par s’imposer comme une seconde nature. Nous critiquons toutefois l’hypothèse d’un « système » technique autonome ou « macro- système ».

Il en est de même de la notion de « système » capitaliste : le capital ne tend vers l’unité qu’à travers des processus de division et de fragmentation qui restent porteurs de contradictions et réservent des possibilités de crises et de luttes futures. C’est bien pour cela qu’il y a encore « société » mais il s’agit en l’occurrence, d’une « société capitalisée».

L’hypothèse d’une « crise finale » du capitalisme qui possèderait une forte dynamique le poussant à « creuser sa propre tombe » a été démentie par les faits, même si sa dynamique actuelle repose sur le risque et donc suppose la possibilité et l’existence de crises. En effet, le capital n’a pas de forme consacrée, comme le laisseraient supposer ses différentes formes historiques, commerciale et financière d’abord, industrielle ensuite. Cette dernière phase a pu constituer un temps un facteur de stabilisation, remis en cause désormais par la tendance forte à l’unité de ces formes, ce que nous avons nommé la révolution du capital. Aujourd’hui, tout n’est pas que question de profit. Les jeux de puissance des dirigeants, des actionnaires et des créatifs, concourent à une innovation permanente et nécessaire à la dynamique d’ensemble. Mais si ce processus fait encore société c’est parce que le capital n’a pas engendré une domestication totale. Il se fait milieu, valeurs, culture, provoquant une adhésion contradictoire d’individus qui participent ainsi à des modes de vie de la société capitalisée, par exemple à travers une consommation des objets techniques qui tend à virtualiser les rapports sociaux d’où, en retour, l’activation de références à la fois communautaires et particularistes. Nous assistons à ce mouvement au cours duquel la société capitalisée semble s’émanciper de ses contradictions internes parce que nous-mêmes avons pour le moment échoué à révolutionner ce monde.

Prix de l’exemplaire : 10 € port compris
Chèque à l’ordre de : Jacques Wajnsztejn 11, rue Chavanne 69001 Lyon
Abonnement : 15 € port compris pour 2 numéros (dont abonnement à la liste de diffusion du blog)
Soutien : à partir de 35 €

Courriel : tempscritiques@free.fr

Discussion autour du commentaire critique à « L’impossible démocratie » de N. Fraser

Nous vous proposons ici un compte rendu d’un discussion avec J.Wajnsztejn sur son commentaire critique (ici sur le blog) de l’article de Nancy Fraser « L’impossible démocratie de marché » lors d’une réunion organisée le 27 janvier 2025 par le groupe de discussion « soubis ».


Jacques : L’article m’a été signalé par NT au moment d’un échange avec AD sur Braudel, et de l’envoi sur la liste de citations de Braudel par HD. Il m’apparaissait intéressant sur deux points « théoriques » qui aujourd’hui ne sont pas discutés en milieu militant : le premier sur le lien entre capitalisme et économie de marché, le second entre État, démocratie et capitalisme – la notion de néolibéralisme noie le poisson. Or l’article avait le mérite de poser ces questions. Braudel a regardé comment s’articule développement du capitalisme, du marché, de l’État depuis le XVe siècle. Mais il s’est fait rattraper par ses positions politiques communisantes, ce qui l’a fait adhérer à l’idée de capitalisme monopoliste d’État – qui revient à redorer le blason de l’économie libérale.

La notion de démocratie de marché est liée à des idées de fin XVIIIe. Pour Adam Smith, le marché est une sorte de procédure permettant de développer des valeurs, de calculer le dynamisme sur la base de l’individu rationnel. Il rejoint en cela Hegel. Tocqueville développe l’égalité des conditions, base de la démocratie américaine puis de la révolution française, qui viennent réunir économie et politique (on parle alors « d’économie politique »). Cette réunion va exploser avec le développement de l’économie capitaliste et la tendance à la concentration des capitaux. C’est là que naît la science économique avec les théories « néolibérales » mais aussi la théorie marxiste, qui privilégie de fait l’économie. Polanyi parle de désencastrement de l’économie d’un ensemble qui est fait aussi de morale. Smith juge par exemple anormal que sa fabrique d’épingles produise des ouvriers aliénés incapables d’être des citoyens : la production capitaliste ne fait pas société.

André : Fraser parle aussi la financiarisation de l’économie. Cette idée pèse dans les analyses à gauche. Si c’est inexact, quelles conséquences ? Dans son texte L’âge de la régression, écrit en 2017 juste avant l’élection de Trump, on retrouve ces mêmes analyses. L’élément nouveau dans cet article, c’est l’accent mis sur la démocratie. Son analyse de l’État, qu’elle voit divisé entre économie et politique. Dans cette conception, l’État défend à la fois les intérêts de la société et ceux du capital. Quand le consensus ne fonctionne plus, c’est ça crise, l’interrègne. S’agit-il d’un retour aux idées des années 1970 sur l’autogestion ?

Jérôme : Fraser vient de sortir un livre, Le capitalisme est un cannibalisme. Il s’agit de textes d’intervention. Il faut remettre ça dans les débats politiques qui animent les milieux militants. Elle revient au post-marxisme, en essayant de sortir des débats postmodernistes. Dans Jacobin elle dit qu’elle essaie de sortir du marxisme pour prendre en compte d’autres revendications ; et se demande comment créer une hégémonie culturelle

André : Dans le texte de 2017, elle voit quelque chose de positif à gauche : Syriza et Podemos.

Pierre-Do : En fin d’article, dit que le populisme de droite est gagnant, et que derrière le rideau les gagnants prospèrent. Bien d’accord, mais à la suite elle dit que « ces crises représentent des moments décisifs où la possibilité d’agir est à portée de main ». Et là on ne voit pas…

Jacques : Si j’ai écrit cet article, c’est pour répondre à ce qui est intéressant ou original dedans. Sur l’enjeu question sociale/ questions sociétales, il y a un débat qui se fait et se prolongera, mais ce n’est pas central dans l’article de Fraser et je ne m’y suis donc pas attaché. Le plus important c’est au niveau des notions. « Le capital est hostile à la démocratie », écrit-elle ! Or le développement des échanges se fait par la circulation du capital et avec des États créant des marchés nationaux, à l’intérieur d’un rapport à la démocratie. Quand on fait référence à la démocratie, c’est celle du capital. Pour elle, il existerait une démocratie adossée à l’économie de marché et garantie par l’État.

Mohamed : Ne ferait-elle pas référence à Hayek et l’idée de démocratie limitée ?

Monique : Dans ces textes et dans notre débat, il y a beaucoup de flou sur la notion de démocratie, et plus largement sur le « politique » comme dimension face à l’économique, au capitalismes (et aux diverses formes dans lesquelles il se manifeste).

En effet, parfois il est question du pouvoir politique de façon vague, ou de l’État, ou des institutions juridiques, ou de la démocratie. Or tout cela est différent.

De même, les relations entre le politique et l’économique (entendues souvent comme deux « instances » dans le texte de Fraser) sont formulées dans le débat ici en termes de séparation ou de fusion. Or il est clair que ce qu’il faut réussir à penser, théoriquement et historiquement, c’est l’articulation de ces deux dimensions des sociétés.

Si on prend A. Smith, un des fondateurs du libéralisme économique, il envisage la société civile comme « autonome » par rapport au politique, car elle assure son ordre interne par le marché (il est passé, pour dire très vite, de l’idée de la sympathie à celle de l’intérêt comme base du lien social). Mais pour autant il n’envisage pas la disparition de l’État ; au contraire, l’État doit fournir un cadre juridique qui permette le développement du capitalisme, et même ce que nous pourrions appeler certaines infrastructures.

Les libertariens eux-mêmes conservent les fonctions régaliennes (répressives essentiellement) de l’État.

Bref, pour revenir à la démocratie, on ne peut dire tout simplement que le capitalisme fonctionne de façon évidente avec la démocratie, sauf à réduire considérablement la grande polysémie du terme.

Historiquement, le capitalisme a eu besoin du cadre juridico-politique fourni par le libéralisme politique après le Révolution en France (garantir une société d’individus, le droit de propriété, les théories du contrat et bien d’autres choses encore). Mais pas de la démocratie !! Les libéraux (Siéyès, etc.) étaient antidémocrates, et c’est pour ça qu’ils ont installé un régime (et non une démocratie ) représentatif. Régime qui a été « mal » démocratisé (et partiellement, suffrage masculin uniquement) en 1848, par la révolution.

Tout ça pour préciser que le régime dans lequel nous vivons et qui s’appelle démocratie est une oligarchie représentative, où le vote est biaisé de multiples façons.

Mais la démocratie, au sens authentique, radical du terme, « pouvoir du peuple », participation réelle aux décisions, garde un pouvoir mobilisateur, est un horizon d’attente, contient une dimension utopique, et on ne peut limiter son sens à celui des régimes actuels qui nous gouvernent.

De même, on ne peut limiter le terme « démocratie » à son acception sociologique, tocquevillienne , d’« état de société », et donc régie par le marché (comme on le trouve dans le texte de Temps critiques). Parler de « démocratie de marché » est, d’une certaine façon, un oxymore (on voit bien l’intérêt de ce pseudo-concept forgé par des sociologues dans les années 60), et ce terme n’a pas grand-chose à voir avec la démocratie politique.

Mais si on revient à l’actualité du rapport entre démocratie politique et capitalisme néolibéral, on a matière à réflexion…

En effet on observe aujourd’hui que les secteurs de la Silicon Valley aux USA, et ici des financiers comme Pierre Edouard Sterin (qui apparemment est dans la finance de ce qui est à la pointe de l’informatisation et du virtuel), soutiennent Trump pour les premiers et le RN pour l’autre, en finançant aussi des officines conservatrices (Périclès par exemple), dont le but est d’infuser une idéologie réactionnaire, et de favoriser une certaine « fascisation » des esprits. Et ces secteurs économiques « de pointe » semblent avoir besoin de régimes politiques autoritaires, qui n’ont rien à voir avec une démocratie même affadie.

On aurait de quoi s’occuper en essayant de démêler ces questions…

Ci joint un lien vers un article qui traite de cet aspect…

https://lundi.am/Dark-Gothic-MAGA-Elon-Musk-la-neoreaction-et-l-esthetique-du-cyberfascisme

Gianni : Fraser n’a pas besoin de définir la démocratie dont elle parle, elle se fonde sur ce qu’on a sous les yeux. Parle d’un processus en cours de montée de l’autoritarisme ; elle note une tendance, voyant que la démocratie représentative devient de plus en plus autoritaire : le constat est banal.

Jacques : Alors elle reconnait un lien entre économie et politique. Le développement des GAFAM, ce n’est pas de l’autoritarisme mais un processus de fusion entre économie politique, technologie et « social ».

André : La fusion existait aussi sous le régime nazi. Elle conçoit la démocratie comme une agora où on discute des questions de société, qui pourrait imposer ses choix à l’Etat. Qu’entend-elle par pouvoir politique ? La Chine, qui a sauvé le capitalisme en 2009, est un pouvoir autoritaire.

Jacques : Le capitalisme n’a pas de nature. La supériorité de son mode de production est sa liabilité, sa fluidité, sa capacité de dépassement dans la conservation, il réactive des formes anciennes (post ou présalariales). Financiarisation : la finance est au premier rang dans toutes les transformations du capitalisme. Aujourd’hui, elle finance tout le secteur capitaliste d’avant-garde.

Larry : Fraser est liée depuis assez longtemps à la New Left Review (revue dominante à gauche, de qualité, avec beaucoup d’ex-trotskistes, jamais d’articles sur l’utopie – au mieux une défense des mouvements de années 60, une nostalgie d’une époque de forts mouvements sociaux). Le soubassement de convictions et perspectives a presque disparu. Pour elle le féminisme est essentiel. Elle considère qu’il existe un monde non capitaliste indispensable au capitalisme (care), que le système a tendance à détruire tout en en ayant toujours besoin. Les luttes pour elle sont dans ce domaine ; celles qui engagent les producteurs sont secondaires (ils sont au bas de la liste, après femmes, noirs, handicapés, etc.). Elle promeut l’idée d’une alliance entre toutes ces forces. Or si en 2017 il y a eu des manifs importantes contre l’investiture de Trump, aujourd’hui, rien. Ellen Meiksins Wood est à l’origine de l’idée de séparation entre politique et économique, qui concorde selon elle avec la sortie du féodalisme.

Jérôme : Il y a plusieurs conceptions de démocratie. La question est le lien entre capitalisme et démocratie. Le capitalisme est devenu démocratique en réponse à des luttes, il a dû accepter une forme limitée de démocratie, compatible avec ses intérêts. Le problème : quelle démocratie radicale pourrait remettre en cause le capitalisme ? Le capitalisme néolibéral est différent du capitalisme libéral : il a utilisé l’État pour des formes lui permettant de se reproduire.

Jacques : Dans l’article, il est question de « crise de la démocratie ». Oui, il y a crise de la démocratie bourgeoise, mais ça ne va pas forcément vers l’autoritarisme. Les institutions sont en train de se défaire de leurs formes autoritaires (école, armée, justice…), on va vers plus de laxisme, de fluidité, d’arrangement, de nouvelles procédures… La loi n’existe plus, il n’y a plus que de multiples petites lois et règlements : est-ce que c’est de l’autoritarisme ? Il y a fusion dans une société capitalisée : tout est inséré dans un fonctionnement assurant une emprise. Et ce n’est pas extérieur à nous, bien d’accord avec Fraser là-dessus. Fraser pense qu’il y a des résistances, mais le logiciel libre est bien le produit de ce monde, qui offre des alternatives à nos défaites.

Jérôme : Le capitalisme reconfigure plutôt d’anciens modes autoritaires. L’autorité n’a pas disparu de l’école, loin de là.

Nicole : Le problème dans cette idée que le capitalisme se renouvelle en absorbant les contestations et dépassant ses contradictions, c’est qu’on ne comprend plus très bien ce que recouvre l’idée de « crise ». Or le « capitalisme », qui n’est qu’un ensemble de forces parfois contradictoires, a pour les moins des points de faiblesse. Crise écologique, une crise de légitimité du système…

Jérôme : Oui, il y a une crise de légitimation du capitalisme, et il s’agit de comprendre pourquoi. La crise écologique, elle pèse, car le capitalisme ne peut s’abstraire des limites de la planète.

Marcel : La crise désigne un moment précis. En ce sens, le terme de « crise écologique » est réducteur.

Jacques : Inapproprié plutôt, car il induit une projection de ce qui va arriver. Or c’est dans le moment de la crise que la crise se repère. Nous ne sommes pas dans un moment de grande crise, comme en 29, où la réaction est immédiate.

Nicole : Et il n’y a pas une crise de rentabilité du capital ?

Larry : Avec l’IA on ne sait pas comment ça va évoluer. La rentabilité ? On est à la veille d’un grand bouleversement, qui peut se traduire par la stagnation ou le décollage. La réorganisation technologique en cours aux USA se fait autour du pouvoir avec des gens de 40-45 ans, des non-héritiers (pas oligarchiques). Il y a eu récemment une sorte de conclave à Washington sur les voitures électriques : Tesla, le seul constructeur, était absent. C’était le capital oligarchique qui était réuni là, des dynasties, qui avaient touché un fric monstre pour être sauvées. On a, il va y avoir une concurrence âpre avec la Chine, et ceux qui arrivent au pouvoir aujourd’hui ne se racontent pas d’histoires, ne sous-estiment pas leur adversaire.

Anne : Sur France Culture, une émission récente sur la mondialisation et la Chine.

Mohamed : Pourquoi cette extrémisation du débat politique, cette impression de guerre civile à venir aux USA ? Comment vont agir des sociétés (mines, pétrole) qui ont poussé Trump et le Parti républicain au pouvoir ? On a fait un peu vite la comparaison avec la période précédant le nazisme, mais…

Jacques : C’est essentiellement du pragmatisme. De la part d’anciens libertariens (leur action a été saluée y compris par des gens de gauche). Pas forcément les mêmes fractions. Le Parti démocrate n’a rien à leur proposer d’autre, ils peuvent donc se rattacher à un pouvoir assez musclé. Actuellement, une plus grande liberté est offerte au secteur censé porter la concurrence au niveau mondial. Après ça va faire naître une contradiction au sein de ce groupe-là, qui est déjà près d’éclater sur la question du protectionnisme. Une alliance s’est formée qui n’est pas stable. Idem sur l’immigration. En plus, Wall Street s’est prononcé contre Musk : les grandes banques sont contre Trump. Les financiers n’ont pas les mêmes attentes que le bloc au pouvoir. L’administration américaine a elle aussi un poids, qui défend aussi des intérêts.

Mohamed : Amazon a décidé de fermer ses entrepôts dans la province du Québec, parce qu’un syndicat s’y est monté.

Jacques : Mais Amazon a monté le salaire minimum à 15 dollars dans plusieurs Etats du Sud des EU (contre anciennement 7,50 dans le Texas). Le prix de la force de travail pour les forces productives dominantes du capital n’est pas un problème.

Pierre-Do : Les indicateurs d’Emmanuel Todd sont intéressants, même si on les entend moins. Le groupe coalisé autour des technologies de pointe. Todd dit qu’au niveau de la formation, il y a un nombre croissant d’Américains qui se destinent au droit, à…, et que ça va se casser la gueule. Concurrence de la recherche chinoise.

Jacques : Mais les USA captent les savoirs produits ailleurs, ils continuent à attirer les cerveaux. Ce qui leur donne une puissance que la Chine n’a et n’aura probablement pas. Voir aussi l’immense puissance du dollar. Les USA sont le seul pays qui a une marge de manœuvre importante (élever les taux d’intérêt ou pas). Il est aussi celui qui a le plus d’autosuffisance, même s’il est dépendant des flux financiers. La Chine ne crée pas de marché intérieur.

Larry : Le plat dominant dans toutes les régions de France, c’est désormais le burger…

Anne : Un certain nombre de pays sont en train d’échapper à l’emprise du dollar. C’est encore minoritaire, mais…

Mohamed : Il y a au moins dix ans de cela, certains tenaient déjà ce même discours.

Larry : Ça fait un quart de siècle que Todd prédit le déclin imminent des USA…

Jérôme ; Une grande partie des classes populaires qui ont voté pour Trump ont un autre discours sur l’immigration. Elles ont été dévastées par l’économie libérale. Admettons que Trump réussisse… les tensions vont sortir. A qui va profiter la politique de Trump ?

Marcel : Les ouvriers qui ont voté Le Pen ont eu l’impression qu’une certaine gauche mettait l’accent sur les différenciations sociales en oubliant les problèmes économiques et les souffrances induites.

Jacques : La situation la plus grave, c’est l’Allemagne. Le pays le plus industrialisé d’Europe va dans le mur. Des zones entières ont des infrastructures dans un état déplorable. Rien ne fonctionne parfaitement, les trains sont en retard et en cas de problème on laisse les voyageurs se débrouiller tout seuls. Dans certaines concentrations ouvrières, une sorte d’anticapitalisme basique se développe qui porte les gens à voter Afd. Et cela ne touche plus seulement l’ancienne partie Est du pays comme depuis 20 ans mais la partie Ouest et particulièrement celle de la Ruhr dans laquelle l’industrie allemande repose sur l’aristocratie ouvrière, qui est touchée de plein fouet par le déclin. Une enquête faite à Bochum auprès des ouvriers de l’automobile (la plus grande usine Opel d’Allemagne) en atteste (cf. Libération du O5/ 12/2024 et Le Monde du 5/01 2025). Tous les investissements allemands sont allés sur ce qui s’avère être des points faibles dans le nouveau développement.

Catherine : La question des taxes qui vont être imposées à leurs produits va accentuer la crise.

Mohamed : L’ordolibéralisme, cette forme de gestion du capitalisme, s’avère un échec.

Jacques : L’Allemagne et le Japon n’ont pas reconnu le marché financier. Leurs industries étaient liées aux banques, dans un climat de confiance réciproque. Mais avec la mondialisation les marchés bancaires se sont montrés insuffisants et prudents sur l’offre de crédits. Comme le marché financier comporte une perte en termes de sécurité, l’Allemagne a choisi de continuer sur l’ancien mode de financement et a résisté à la domination du marché financier. Capitalisme de papa. Conséquences : ils ont été obligés de changer car les banques allemandes ne sont pas assez fortes pour se passer de ce marché financier. C’est Merkel qui a montré la voie. S’il n’y avait pas eu Merkel au moment de la crise sanitaire, il y aurait eu un risque important de révolte en France dans la foulée des mouvements sociaux récents en France. Avec Macron ils ont fait une alliance et la banque centrale européenne a inondé l’Europe de liquidités. En Allemagne, ils ont traditionnellement les mains liées par la Cour de Karlsruhe pour les questions budgétaires et monétaires, mais Merkel a réussi à imposer son choix.

Mohamed : Ils ont ouvert les cordons de la bourse avec les GJ et le Covid, mais ils sont en train de nous le faire payer. Au total c’est toujours à la société de payer.

Jacques : C’est ce discours de gauche qui a délégitimé toute la gauche. Dire que finalement le capital récupère tout en dernier ressort est profondément démobilisateur. Ce n’est pas ça qui compte. Beaucoup de ceux qui ont voté pour Trump l’ont fait parce que les prix avaient augmenté.

André : Pour l’Allemagne, il faut prendre en compte le cadre géopolitique.

Mohamed : La guerre en Ukraine a pesé sur le commerce allemand. En Tunisie on a crevé de faim pendant le Covid.

Jacques : Si tu n’as pas la rapidité des transports, toute la logistique nécessaire, fournir l’alimentation… Dans la chaîne d’approvisionnement mondiale, s’il y a à un endroit où ça coince, rien n’arrive. Cf. la pénurie de moutarde de Dijon, dont on a appris qu’elle venait du Canada.

Nicole : La France, qui a poussé très loin sa désindustrialisation, se porte-t-elle mieux que l’Allemagne ?

Jacques : Dans le cas de l’Allemagne, tout converge pour qu’il y ait un choc (et les chocs en Allemagne…!) : elle a peu d’amortisseurs sociaux, pas de politique du logement, de gros problèmes sur ses infrastructures. En France, il y a eu une préparation : la « start up nation » de Macron est une réaction, la BPI, qui est une sorte de banque d’Etat, est faite pour diriger l’investissement, cibler, prendre des risques. En France, le secteur le plus puissant est externalisé : les grandes entreprises françaises sont actives à l’extérieur. Aujourd’hui, plus une entreprise est forte à l’extérieur de son pays d’origine, plus le problème du rapatriement des profits et de leur orientation est important. Ça peut être un problème, et c’est pourquoi l’Etat envisage d’augmenter spécifiquement l’impôt sur les sociétés, pour ces grands groupes. Mais au niveau européen, c’est la Commission européenne qui a empêché la formation de monopoles européens (ils sont en train de s’en rendre compte) avec sa stratégie sur les salaires : ne pas les augmenter, mais accroître le pouvoir d’achat par la baisse des prix. Or baisser les prix en renforçant la concurrence comme si elle était principalement intra-européenne a empêché la formation de ces monopoles européens. Par ailleurs, il y a quand même en France une certaine capacité de lutte ou au moins de résistance, pas seulement historique, mais si on regarde la période 2017-2023 qui laisse des espoirs.

André : Pour quelle perspective ?

Jacques : Il y a des mouvements de réaction (ex. : GJ) et d’autres de refus porteurs d’une perspective d’autre société. De mon point de vue (et là je rejoins Henri Simon), la lutte de classe est une lutte de tous les jours, contre les chefs, les abus… Le fait de réfléchir, de ne pas se laisser submerger par les choses, de ne pas sombrer dans l’immédiatisme. Pour moi la question du programme, c’est fini. Si elle se poursuit, c’est dans une espèce de nébuleuse (LFI, Lordon, etc).

Jérome : Dans les textes de Temps critiques, on a l’impression que toute espèce d’antagonisme a disparu. Fraser, malgré les manques de son analyse, essaie d’entreprendre une analyse critique du capitalisme et de repenser un mouvement antisystémique. Dans cette phase où il y a de la colère, qui va leur montrer la direction ? De quel côté ça va tomber ?

Jacques : Avec les Gilets jaunes et contrairement à ce qui a été affirmé au début par les forces de gauche, le danger principal ce n’était pas que la droite reprenne le mouvement puisqu’elle est fondamentalement pour l’ordre. Le mouvement en reprenant la référence à la Révolution française a bien vite penché à gauche … au risque de sa récupération intéressée (l’idéologie syndicale actuelle de la convergence).
Il ne faut pas refuser de rejoindre un mouvement sous prétexte qu’il ne correspond pas à notre schéma préconçu. A Lyon, on a participé au mouvement, avec des AG de 700 à 500 personnes au début. Dans cette assemblée on a prôné le refus de la représentation. On a réussi à ce que les délégués à Commercy n’aient qu’une voix consultative. On a réussi à empêcher la dissolution des assemblées par substitution par un système de commissions prôné par d’anciens Nuit debout. Je suis peu intervenu dans l’assemblée, mais j’y ai quand même soutenu l’idée que « c’est le mouvement qui fait l’assemblée et pas le contraire », alors que dans la forme assembléiste, le risque est que l’assemblée pense diriger le mouvement. Or le mouvement débordait régulièrement de ce qui était décidé en assemblée. Cette forme d’intervention politique initiée par 4 « lyonnais » de Temps critiques autour de ce que nous avons appelé « le journal de bord » (un groupe fluctuant et hétérogène de 30 à 50 personnes de la région dont certains non urbains) n’a pas été considéré comme un groupe extérieur aux Gilets jaunes, mais a été, du fait de sa participation aux actions quotidiennes, intégré à la coordination Lyon et région des GJ qui prenait des décisions.


Quelques précisions par rapport au CR

1) Dans l’exemple de la politique européenne vis-à-vis du processus de concentration en général et plus particulièrement quant aux fusions/acquisitions, j’ai pu donner l’impression de critiquer la « main visible » des institutions de l’UE en négligeant de mentionner que c’est souvent par manque d’unification plutôt que par trop que pêche une politique européenne… du point de vue du capital. Ainsi, si les entreprises du CAC 40 sont plus tournées vers l’extérieur que l’intérieur, c’est que les droits de douane internes y sont très élevés (45% pour les produits industriels, 110% pour les services). Ce caractère national plus important que résiduel concerne aussi des banques trop orientées vers le financement interne (de leur propre État, de l’immobilier et des secteurs traditionnels) ; l’épargne et les investissements se tournent vers l’extérieur. C’est particulièrement dommageable (toujours du point de vue du capital) quand cela se produit dans un pays comme la France qui n’a pas activé de fonds de pension et dont l’épargne s’éparpille (caisse d’épargne, assurance-vie) plus qu’elle ne se concentre des projets industriels.

De ces faits, la concurrence interne plutôt que les accords d’acquisition ou de fusion pousse plutôt les salaires vers le bas et/ou la stagnation avec pour résultat une demande atone.

2) Je voudrais revenir aussi sur l’intervention de Monique qui, telle qu’elle figure dans le CR, a été considérablement allongée post-réunion. Elle y reprend notamment la notion d’oligarchie dont je n’ai pu parler dans le débat lui-même puisqu’elle n’y a pas été discutée.

En tout cas,dans Temps critiques, nous en avons entrepris la critique il y a près de 20 ans (cf. JW : « Reproduction, système, oligarchie » in n°14, 2006 ; B. Pasobrola : « Le retour en grâce du mot oligarchie » et in n°16, 2012) et le cours de l’histoire de ces deux décennies ne semble pas nous avoir démentis à ce sujet.

Aristote dans LaPolitique lui avait donné sa source historique, mais à contre-emploi du sens courant actuel et sans aspect critique : « Ainsi la voie du sort [tirage au sort] pour la désignation des magistrats est une institution démocratique. Le principe de l’élection, au contraire, est oligarchique (…) L’aristocratie et la république puiseront leur système, qui acceptera ces deux dispositions »… pourvu qu’elles s’appuient sur une grande classe moyenne stabilisatrice. Mais c’est Castoriadis qui l’a actualisé et lui a donné sa perspective critique à partir du moment où abandonnant l’analyse strictement classiste, il a développé l’idée d’une nouvelle séparation/domination entre dirigeants et dirigés dans l’entreprise comme dans la vie politique. Une perspective qui restait révolutionnaire malgré un changement de cap. Si Lefort s’est raccroché à la démocratie vraie et Abensour à la démocratie contre l’État, comme antidote aux tendances oligarchiques, Castoriadis semble avoir placé ses espoirs dans l’autogestion (cf. sa participation, comme Mothé, à la CFDT de l’après 1968).Mais la référence à l’oligarchie et sa critique restaient le fait de petits cercles, alors qu’aujourd’hui, elle fait consensus critique pour tous les courants politiques de gauche et de droite qui la dénonce de façon plus morale que politique.Le fait que le terme soit utilisé pour désigner aussi bien la situation aux États-Unis qu’en Russie ne semble gêner personne, en tout cas pas les médias (cf.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/02/12/l-oligarchie-une-elite-argentee-et-dominatrice-au-pouvoir-de-moscou-a-washington_6543101_3232.html).

Or, dans notre hypothèse théorique et critique, s’y référer est devenu inopérant et peu probant, d’une part par la restructuration de l’État sous sa forme réseau, qui tend à se substituer à sa forme nation (ce que méconnaissent les utilisateurs de la notion) et ses conséquences politiques (crise de la représentation et de la démocratie) ; et d’autre part par le processus de globalisation (financiarisation de l’économie et capitalisation de toutes les activités humaines), de sorte que, en tendance, c’est plutôt vers un « tous oligarques » que porte le mouvement du capital ! Une sorte d’oligarchisationmoyenniste des rapports sociaux… À noter que cette formulation de JG résonne comme en écho avec la condition émise par Aristote en son temps.

S’il y a un tel « bombardement » du mot, c’est qu’il contient, en creux, une conception classiste de la société (et que donc cela convient aux marxistes vulgaires, aux démocrates comme aux souverainistes/populistes de droite et de gauche1), une conception selon laquelle il y aurait un petit nombre de « possédants » (comme on disait au XIXe siècle) ou d’ultra-riches, dit-on aujourd’hui,et une masse d’exploités ou de dépossédés, etc.

On reconnaît là le slogan inconsistant (voire inepte) des Occupy Wall Street, décuplé aujourd’hui par l’arrivée au pouvoir de l’équipe Trump/Musk. 

[Note complémentaire de Larry C. : Une partie de la gauche américaine met depuis plusieurs années l’accent sur l’importance de ce que d’aucuns ont pu nommer la Professional Managerial Class, en gros, les cadres supérieurs/professions intermédiaires, pour qui le passage par l’enseignement supérieur va de pair avec des revenus tout aussi supérieurs. C’est, d’après l’historien Adam Tooze, l’hostilité du petit peuple envers ces couches-là, plutôt qu’envers les grands patrons, qui explique en grande partie la polarisation politique actuelle des États-Unis et le vote populaire pour Trump. Cette thèse n’est pas sans poser des problèmes, mais à tout prendre, je le préfère à la rengaine sur le 1 % et, a fortiori, sur les oligarques qui, soudain, se seraient accaparés d’un pouvoir auparavant entre les mains de… de qui au fond ?]

JW

  1. Joe Biden : « Aujourd’hui, une oligarchie prend forme en Amérique, avec une richesse, un pouvoir et une influence extrêmes, qui menacent littéralement notre démocratie. » 

    J-L. Mélenchon : « Le peuple détrônera la petite oligarchie des riches. (…) Du balai ! » (L’Ère du peuple, Pluriel, 2017 []

Crises, guerres, profit : les banalités de base du marxisme maintenu

1) L’entretien avec William Robinson1 , « Un keynésianisme de guerre est en cours pour soutenir les profits des entreprises. À propos de Gaza, les preuves de la répression de la dissidence sont flagrantes », est un exemple de ce que seuls encore aujourd’hui des marxistes américains peuvent asséner de version finalement orthodoxe du marxisme, tant ils ne semblent pas avoir été touchés par la critique de cette orthodoxie, critique essentiellement produite en Europe, il faut le dire. Le résultat en est une bouillie d’incohérences.


Quelques exemples :

– Comme on pouvait s’y attendre, l’auteur commence par le couplet de référence sur le taux de profit qui baisse. Marx parlant de cette tendance dès le milieu du XIXe siècle, on va bientôt atteindre deux siècles. À mon avis, cela doit pouvoir entrée au guide Guinness des records. La relecture du Cardan/Castoriadis des années 1960, pourtant l’une des références du cercle Soubis, aurait pu mettre en garde contre ce genre de rengaine. Comme d’habitude aussi, pas un mot sur le mode de calcul du profit aujourd’hui, alors qu’il y a de plus en plus de difficulté à trouver des indicateurs adéquats (les calculs de productivité sont par exemple de plus en plus soumis à caution, sans parler de taux de croissance eux-mêmes). Mais notre auteur ne se tient pas longtemps sur cette ligne de crête d’où il ne pourrait que tomber. Donc une fois mis ça en intro comme un clin d’œil de connivence entre marxologues, il en revient très vite à une multiple utilisation du terme de « profit », plus vague mais qui présente l’avantage, lui, de toujours augmenter.


– Le second couplet est sur l’accumulation, qui s’accroîtrait sans cesse et entraînerait l’existence d’un capital excédentaire qui pousserait à la guerre parce qu’il faudrait le détruire. C’est le même discours que celui des années 1930, sauf qu’aujourd’hui sa base matérielle n’est plus la même car l’industrie lourde ne représente plus « le capital » comme à l’époque. Quoiqu’en dise d’ailleurs Robinson, les budgets militaires des puissances occidentales n’ont fait que baisser depuis 50 ans (sur ce point aussi, voir Cardan/Castoriadis), avec le processus de globalisation des flux d’échange, à un point tel que la France, la GB et encore plus l’Allemagne sont démunies par rapport à l’attaque russe et que les Européens sont obligés de racler le fond de tiroir suédois ou autres pour venir en aide à l’Ukraine. Là aussi, notre auteur fait un effet d’annonce qui lui sert de preuve, le budget américain ; mais l’augmentation dont il parle ne concerne que dix années largement guidées par la lutte contre le terrorisme (mais peut-être pense-t-il comme bien d’autres que le 11-Septembre est une invention américaine ?). En outre, toujours fidèle à ses incohérences, il nous dit que la guerre qui serait due au capital excédentaire est aussi une formidable opportunité d’accumulation. Peut-être, mais pas dans le même temps, si on regarde des exemples historiques, qui n’ont guère l’air d’avoir de l’importance pour lui.


– Son centrage sur l’accumulation l’empêche de comprendre l’intégration de la financiarisation puisque pour tout bon marxiste celle-ci nuit à l’accumulation. C’est que son centrage sur l’accumulation le conduit logiquement à privilégier le capital productif et les entreprises transnationales traditionnelles comme à l’époque de l’impérialisme. Il ne mentionne même pas les GAFAM et la « révolution » que représente l’accent mis sur le procès d’ensemble du capital aujourd’hui, sur la capitalisation à travers les processus d’accélération et de virtualisation du capital. Cette perspective le ramène tout aussi logiquement vers le vieil anti-impérialisme anti-américain (la tasse de thé des marxistes est de haïr le propre capital national et État-nation comme preuve de leur internationalisme), alors même qu’il en signale la faiblesse actuelle. Poussant l’incohérence jusqu’au bout, il pense que les États-Unis provoquent la Chine et la Russie pour qu’ils se réarment et donc que leurs investissements soient mal orientés. Mais si l’argument est éventuellement recevable par rapport à la Chine, il ne l’est pas pour la Russie (on se demande bien en quoi et sur quoi elle concurrencerait les EU). Le texte apparaît d’autant plus à côté de la plaque que depuis Obama II au moins, on assiste à un isolationnisme américain qui succède aux « opérations de police » des années 1990 et 2000 et qui n’est pas assimilable à un simple protectionnisme douanier. L’America first, ce n’est pas la guerre militaire et ces « cons » d’électeurs ne s’y sont pas trompés. L’analyse que Robinson fait de la tendance à la fin de la domination américaine et de l’avènement d’un monde capitaliste bipolaire est sans doute juste et banale, mais contradictoire avec son affirmation d’une machination des EU contre la Chine et la Russie (ils auraient créé le « climat » qui a poussé la Russie a attaqué). Comme beaucoup de marxistes, il rejoint une position campiste (que Soubis semble critiquer dans l’ensemble) et de surcroît au prétexte de la vieille opposition entre capitalisme privé et capitalisme d’État, qui n’a plus trop de raison d’être. D’accord, il dit qu’il faut distinguer le fait et les opinions, mais comment fait-il pour faire tenir deux affirmations telles que 1) la Russie a attaqué l’Ukraine et 2) la Russie n’a pas intérêt à la guerre (puisque Robinson fait parfois appel au « climat » psychologique pour expliquer les faits sociaux et géopolitiques, peut-être que Poutine est-il homme à se laisser prendre au « climat » que les États-Unis auraient créé) ?


– Le quatrième couplet attendu (et HenriD., tu as pourtant l’habitude de le critiquer), c’est que le capital mènerait la guerre contre la classe ouvrière et les milieux populaires. Mais pour faire la guerre, il faut être au moins deux. W. Buffet l’a dit : sa classe l’a gagnée. On peut douter que cela n’ait été qu’une bataille d’une longue guerre au cours de laquelle il serait loisible de prendre sa revanche ;et même si cela était le cas, d’une défaite on ressort le plus souvent affaibli à court et moyen terme. En effet, on ne revient jamais à zéro. Pour ne prendre qu’un exemple, la défaite finale de combats de « forteresses ouvrières » dans les années 1970 n’a pas été remplacée par les luttes dans les plateformes. Pourtant, pour Robinson, « un soulèvement mondial est en cours à la suite de 2008 » (c’est vrai qu’on a tous envie de rigoler en ce moment et tout le monde pense aux lendemains qui chantent…, la preuve, les Américains votant Trump).


– Ensuite, c’est la grande dérive. Il mentionne, sans faire recours à la notion marxiste d’armée industrielle de réserve, la présence d’un fort réservoir de force de travail disponible pour le mode d’exploitation capitaliste avec l’immigration, tout en relevant« le surplus de main d’œuvre » que représentent ceux qui sont structurellement marginalisés. Et c’est là que ça dérape : le prolétariat palestinien est assimilé à ce surplus de population, un type de raisonnement identique à celui tenu par certains courants ultragauche sur les raisons de l’élimination des juifs par les nazis, la domination réelle du capital entraînant l’inutilité des classes moyennes et rentières (auxquelles les juifs, tous les juifs, étaient assimilés). Ce n’est donc pas par hasard qu’il reprend (« Soyons clairs ») sans précaution le terme de génocide sans dire un mot sur le 7-Octobre ! Mais notre auteur biaise : il n’attaque pas directement la banque juive mais cite quand même Goldman Sachs (à croire que c’est la seule banque influente aux États-Unis ; même procédé utilisé par d’autres pour le lien Macron-Rothschild, comme si cette dernière était une banque majeure en France). Il cite aussi le financement des universités américaines,en faisant passer pour un scoop les rapports étroits et pourtant très anciens entre ces universités et la recherche militaire (le pôle technologique de la Silicon Valley étant né en grande partie dans l’après-guerre des liens entre Stanford et le Pentagone). Là aussi, avec une seule référence précise, Alex Karp, PDG de Palantir (et de père juif). Mais encore pour se rattraper ou par extrême prudence, il annonce « sa » vérité invérifiable (et peu probable du reste), comme quoi « les juifs américains, jeunes et vieux, sont au premier rang de cette mobilisation pour la défense de la vie des Palestiniens ».


– Il faudrait se demander pourquoi, alors que les thèses « postmodernes » innovantes et d’ailleurs d’influence européenne (la French theory) nous proviennent des États-Unis une fois passée dans leur grande machine à laver idéologique, la vieille thèse « moderne » du marxisme nous arrive elle aussi de ce même pays. Pays où non seulement elle n’a eu aucune implantation véritable et surtout où finalement elle survit, la plupart du temps, sur les bases de l’orthodoxie marxiste (excepté Marcuse), orthodoxie mise à mal en Europe dès le début des années 1960 (Adorno, Sou B, opéraïsme italien, J.M. Vincent et théories critiques de la valeur, H. Lefebvre). Les apports réels de Baran et Sweezy hier et de R. Brenner, D. Harveyou encore Loren Goldner restent, eux, peu connus en Europe.


– Se demander aussi comment, pris entre les offensives woke et antiwoke de la bataille culturelle (Gramsci) en cours, nous pouvons arriver à autre chose qu’à la reprise de banalités de base du marxisme même dans sa variante gauchisante. Il ne s’agit pas ici principalement d’une question de positionnement politique puisque d’ailleurs, nous n’appartenons pas à des groupes politiques au sens strict, mais d’efforts à faire dans certains domaines théoriques et, pour mettre les pieds dans le plat, celui de l’économie et de sa critique bien évidemment. Tant qu’un effort, individuel ou collectif, ne sera pas fait en ce sens, l’économie, la finance, l’entreprise resteront des « boites noires » pour la plupart des militants et autres prétendus révolutionnaires. Et en conséquence, aucune véritable évaluation de textes en ces domaines qui circulent ne pourra être faite.


JW


Note complémentaire de Larry Cohen
J’ajouterais pour ma part que le trait que cet entretien avec Robinson a en commun avec la plupart des autres textes circulant sur la liste Soubis, voire au-delà (je pense notamment à acontretemps.org), est de souligner jusqu’à quel point le capitalisme est encore plus désastreux qu’on ne le croyait. D’où l’importance donnée aux questions d’environnement et de technologie. Il manque bien sûr, comme tu le dis, une analyse sérieuse de l’économie et de sa critique, mais, et c’est plus important, il manque ce qui avait fait toute l’originalité de S ou B à l’époque, à savoir le centrage sur les luttes autonomes, considérées comme préfiguration d’une transformation sociale. C’est une autre façon de dire la question du sujet révolutionnaire.
Cela s’explique en partie par le fait que les mouvements ont subi une défaite et ne s’en sont pas relevés, comme le rappelle ta référence aux forteresses ouvrières. Mais aussi et surtout par la réticence, bien compréhensible, à reconnaître que le système s’est transformé, non pas principalement en camp de concentration à ciel ouvert, mais plutôt en cauchemar climatisé, pour reprendre la formule d’Henry Miller, et que les individus, nous y compris dans une certaine mesure, trouvent finalement ce cauchemar assez supportable…


2) Échanges autour des réponses au texte de Robinson


Le 4 décembre 2024
Henri D pour André D, suite à la réaction de Jacques W à l’entretien de Robinson

Bonjour,

André, cette excellente analyse de Jacques W. est peut-être précise, complète et percutante, mais je n’y ai rien trouvé en fait de ce que, moi, j’ai trouvé intéressant dans les propos – très marxistes en effet ! – de l’apparemment très maladroit prof gauchiste américain William I. Robinson :

https://en.wikipedia.org/wiki/William_I._Robinson

http://revueperiode.net/author/william-i-robinson/

Comme je le disais ailleurs, c’est ce que j’ai lu de plus précis jusqu’à présent sur l’oligarchie mondialisée actuelle, sur le degré, la profondeur de son cynisme, de son irresponsabilité, sur les immenses moyens qu’elle a désormais pour exploiter et combattre tous les peuples de la planète tout en détruisant allègrement celle-ci, sur ce qu’elle est prête à faire pour continuer à faire d’astronomiques profits.

Henri


Le 4 décembre 2024, André pour Henri

Bonjour Henri,

Ayant eu connaissance de mes réactions à l’interview de Robinson, tu ne pouvais pas être surpris de mon jugement sur le texte de Jacques Wajnsztejn, nous en avons parlé : dans les échanges que nous avions eu à quelques-uns sur cette interview, j’avais ainsi noté, à propos de la Palestine, qu’appliquer le concept de surplus d’humanité aux palestiniens, comme s’il s’agissait d’un problème similaire à celui d’un surplus de population par rapport au capital ne vous surprend-il pas ? Faire des projets d’investissements dans la bande de Gaza un facteur déterminant du génocide en cours ne vous gêne-t-il pas ? »
Ce que dit JW sur ce sujet est nettement plus développé, argumenté, et me semble très juste.

Sur la critique qu’il fait des analyses économiques de Robinson, je suis également d’accord, et sans être aussi précis que lui, sans avoir de connaissances particulières concernant les marxistes américains, j’avais également fait part de ma défiance quant aux thèses défendues par Robinson.

Ainsi que je te l’ai dit, initialement je pensais ajouter quelques commentaires à cette réponse à JW. Mais j’avais, et j’ai encore, des difficultés à les formuler.

Dans le moment de transformations que nous vivons, les outils conceptuels des divers courants critiques du capitalisme sont en crise.

Dans le domaine économique, pour lequel l’analyse de Robinson te semble fondée, sans vouloir te froisser il me semble que ce qui domine c’est une certaine langue de bois qui ne laisse aucune place à la recherche de la vérité.

Je pense que plutôt que de s’opposer, il faudrait prendre le temps de réfléchir, de vérifier la véracité de telle ou telle information, de s’interroger sur les mots qu’on utilise, de revenir sur les critiques qui ont été faites de l’œuvre économique de Marx, de vérifier la pertinence ou non des analyses économiques des économistes de gauche ou non, …

Par exemple, le texte présentant les thèses de Braudel soulève plusieurs questions.
Est-il vrai qu’aujourd’hui la majeure partie de la population travaille dans des petites entreprises ? Quel poids pèsent les salariés des entreprises publiques dans l’ensemble du salariat ?
Quel poids pèsent les petites entreprises dans les recettes fiscales ? et les « capitalistes » ?
Quelle définition économique du capitalisme est ici utilisée, qui permette de dire que « le capitalisme n’est pas dans l’économie de marché » ?
Est-il vrai que les grandes entreprises sont préservées de la concurrence ?

Dans le domaine politique, c’est ce qui faisait la gauche qui a disparu, et on fait comme si de rien n’était : le peuple tel que le concevait la gauche correspondait à un état du monde qui n’est plus. Et aujourd’hui, il me semble qu’une bonne partie de ce peuple n’est plus du coté d’un idéal d’émancipation pour l’humanité. Être du peuple n’est plus un critère pour être « du bon côté ».
Si ce constat est vrai, il faudrait réfléchir à une recomposition des forces progressistes, et aux alliances prioritaires pour défendre ce qui peut l’être.

Dans le domaine géopolitique, la redistribution des cartes au moyen orient, la fragilisation des positions de tel ou tel bloc, rendent toujours plus crédible le déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale : autre sujet de préoccupation. A quoi s’ajoutent ceux listés par Larry, l’environnement et la technologie.

André


Le 6 décembre 2024, JW pour Daniel, Henri et Larry

Bonsoir,

Je reprends l’échange à partir des questions posées par André à propos de Braudel.

Je vous envoie ça qu’à vous trois pour l’instant car je ne sais pas trop comment fonctionne le groupe dans ces cas-là et si tout le monde est destinataire ou seulement les directement concernés. Vous déciderez après.
[Ce qui est en caractère gras tente de répondre plus précisément aux questions d’André.]

Après les citations de Castoriadis par Henri, ce dernier conclut par : « Et Fernand Braudel dans les années 70 tirait les mêmes conclusions de ses impressionnants travaux historiques sur le capitalisme ». Cela reste très vague et surtout cela me semble complètement décalé par rapport au texte d’origine de Robinson. J’utilise moi même Braudel depuis 2008-2010 pour analyser ce qu’on appelle la révolution du capital et la structuration en trois niveaux, sans pour cela épouser la conclusion de Braudel et sa distinction hiérarchisée entre capitalisme d’un côté et économie de marché de l’autre.
Comme André D. pose quelques questions par rapport à Braudel, je vais essayer de donner quelques pistes plus précises ou concrètes.

1) Braudel estime que le capitalisme existe avant l’économie de marché, mais qu’il ne domine pas tout, puisqu’il ne s’impose que dans des sortes d’enclave (les cités italiennes, Bruges, Amsterdam, Anvers, la ligue hanséatique, le commerce au long cours des grands empires tel la Chine). S’il parle de capitalisme il n’y a pas encore ici de société capitaliste. Il existe comme moteur de la dynamique d’ensemble, par son poids financier, qui lui donne à la fois le pouvoir de captage des richesses produites ailleurs (par exemple dans le rapport direct d’exploitation) et en même temps le pouvoir d’investissement et de son orientation à l’intérieur d’un monde encore rural (puissance et domination). Le capitalisme n’est donc pas défini par lui comme lié à la révolution industrielle, mais au fait de la domination d’un niveau supérieur, qu’on pourrait appeler celui de « l’hyper-capitalisme » ou capitalisme du sommet, dans lequel se concentrent les forces et fractions les plus puissantes du capital qui dominent le marché. En cela, de par leur définition même, elles échappent tout ou partie aux lois du marché (rente, monopole privé, oligopole, secteur administré et monopoles propres des États, etc). Sans développer davantage l’histoire du capitalisme qui n’est pas le sujet de l’échange, ce qu’on peut retenir de fondamental de cette analyse historique de longue durée, c’est que le capital n’a pas de forme privilégiée. C’est visible dès ses débuts (Braudel) et cela l’est encore plus à l’arrivée aujourd’hui. Cette analyse empêche de façon, à mon avis bienvenue, tout raisonnement en termes « d’économie réelle » d’un côté et de finance de l’autre (théorie de la déconnexion commune à la fois à l’extrême droite, à la gauche morale et à l’extrême gauche et qu’on retrouve aussi dans les deux types de populismes plus ou moins souverainistes).

2) Braudel appelle « méta-capitalisme » le moment (théorique) où toutes les formes historiques du capitalisme se trouvent englobées dans la dynamique de « la longue durée », y compris donc l’économie de marché. C’est-à-dire que celle-ci est inclue dans l’ensemble capitaliste et non l’inverse comme cela apparaît dans la formulation de la question par André. Ce que veut dire Braudel, c’est que sans être dominant dans la société féodale ou surtout pendant la Renaissance, le capital est le moteur d’un développement propre qui ne transforme pas encore fondamentalement le rapports de production (le monde reste globalement rural et artisanal) ni les rapports sociaux qui restent le plus souvent des rapports de dépendance individuelle dans ou à travers l’organisation des corporations. Mais, bizarrement Braudel n’en tire pas la conclusion qu’on pourrait attendre, car il me semble faire une utilisation abusive du terme de capitalisme en parlant de « capitalisme antique » pour déboucher sur une conception a-historique du capital, ce qui est le comble pour un historien même s’il se réclame de l’analyse de la longue durée : « Impérialisme, colonialisme, sont aussi vieux que le monde est monde et toute domination accentuée secrète le capitalisme » ( Braudel : Civilisation matérielle, économie et capitalisme,A. Colin, 1979, vol. III, p. 251). Or, le terme de capitalisme lui-même est récent, Louis Blanc l’emploie en 1850, Proudhon à peu près au même moment et Marx ne l’utilise qu’après 1867, alors qu’il utilise déjà les mots capitaliste et classe capitalistedepuis longtemps. Sans doute Marx peine-t-il à théoriser, dès cette époque, l’existence d’un “système” (capitaliste). En définitive, le modèle amène Braudel à la conclusion moralisante, si ce n’est politique (influence de la théorie stalinienne du capitalisme monopolistique), d’une dichotomie entre le capitalisme (le « mauvais » le mauvais côté de l’échange) et l’économie de marché (le « bon » côté) ; comme s’ils étaient des constructions absolument séparées, alors qu’il les a décrites comme des niveaux hiérarchisés et d’intensité différente d’un même ensemble puisqu’il le nomme capitaliste (à tort). Le passage du marché de gros village au marché urbain (où il y a domination du market sur le trade), le passage d’une petite bourgeoisie d’artisans, commerçants et paysans enrichis aux dynasties bourgeoises, le développement des premières « économies-monde » (Wallerstein) et le “désencastrement” de l’économie des autres types d’activité (Polanyi).

La description de Braudel montre les liens essentiels entre trois niveaux, et c’est ce qui nous intéresse pour aujourd’hui, car ces liens se sont justement resserrés comme les mailles d’un réseau, alors que sa conclusion s’avère politiquement irrecevable : seul le niveau 2, celui de l’économie de marché où règne la concurrence et donc une certaine liberté, correspondrait à un ordre naturel de l’économie que l’on retrouve dans toutes les sociétés et particulièrement dans celles qui s’organisent dans le cadre de l’État-nation. Le reste ne constituerait que des scories (le niveau 3) constitué des zones où domine encore l’économie de subsistance ou l’économie informelle, zones du pillage des matières premières et des guerres ethnicisées) ou des dérives (le niveau 1 constitué du monde qui réalise l’unité des différentes formes de capital à travers les holdings financiers, les firmes multinationales, les monopoles et cela sous les auspices des grands États qui ont impulsé et intégré les nouveaux réseaux de la puissance et du pouvoir). Voir aussi cette autre citation : « Là commence une zone d’ombre, de contre-jour, d’activités d’initiés que je crois à la racine de ce que l’on peut comprendre sous le mot de capitalisme, celui-ci étant une accumulation de puissance (qui fonde l’échange sur un rapport de force autant et plus que sur la réciprocité des besoins), un parasitisme social, inévitable ou non, comme tant d’autres » (Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, A. Colin, 1979, vol. II, Les jeux de l’échange, p. 8).

3) C’est en cela que Braudel paie sa note au marxisme le plus orthodoxe. Sans la développer (ce n’est pas un économiste), il reprend implicitement la théorie de la valeur-travail de Ricardo et a version marxienne qui voit dans la circulation et l’activité des marchands quelque chose qui fausse l’échange à « sa valeur ». Si on supprimait les intermédiaires, il n’y aurait plus de profit mais une juste répartition des efforts du capital et du travail. On aboutit ainsi, chez Braudel, à un modèle idéal d’économie de marché sans marchands ! Incidemment cela renvoie aussi à la conception des classiques et des marxistes d’un échange comme système de troc élargi, ce qui n’est pas acceptable aujourd’hui (cf. les travaux du Mouvement anti-utilitaire dans le sciences sociales ou MAUSS). En effet, le troc met en rapport des évaluations subjectives qui restent solidaires d’un contexte de structures sociales stables et incommensurables entre elles. Il n’y a pas de mise en rapport avec un tiers neutre qui va prendre la figure du marchand et celle de la monnaie. À l’opposé des visions libérales et marxistes, ce n’est pas le marchand comme tel qui va créer la monnaie comme institution, même s’il peut créer de la monnaie concrète, du crédit, de la mobilisation de créances. Instituer la monnaie dans son statut, ce sera le rôle du Pouvoir (la pouvoir de « battre monnaie ») et ce que des économistes « éclairés » d’hier (et non pas « atterrés » d’aujourd’hui) comme Aglietta et Orléan vont appeler « la violence de la monnaie » ou encore la monnaie-violence en utilisant l’argumentation anthropologique plus large de René Girard.

Karl Polanyi de son côté, développera la théorie de l’institution du marché dans laquelle il s’inscrit en faux contre l’idée d’un marché libre ou naturel qui se passerait de l’intervention de la loi et donc de l’État Ce dernier non seulement garantit les conditions de l’échange et le respect des contrats, mais il en développe le cadre, passant progressivement du local au national. Ce nouveau cadre va être aussi celui d’un capital industriel qui a besoin d’un ancrage géographique pour l’accumulation. Il se structure autour de rapports de production fondés sur la propriété, sur l’exaltation de la croissance des forces productives et la croyance au Progrès, la division claire en deux grandes classes et une forme politique privilégiée, la démocratie parlementaire de la société bourgeoise.

4) Ce que nous avons appelé la révolution du capital, c’est ce processus de totalisation du capital qui, d’une part tend à l’unification de ses différentes formes (la finance n’est pas plus “déconnectée” que l’agriculture, que les starts up ne le sont de la grande entreprise, que l’artisanat ne l’est de l’industrie (cf. le Mittelstand allemand, le tissu industrieux de l’Emilie-Romagne ou de Bergame, le réseautage en toile d’araignée du Japon). Elle conduit à une domination du capital qui ne porte justement plus uniquement sur la « vie matérielle » et « l’exploitation », mais tend à transformer toutes les activités en activité capitalisée. Cette tendance vient contredire la forme nation de l’État et donc les institutions de l’époque bourgeoise servant de pilier à la démocratie et aussi les forces politiques et sociales qui “représentaient” les classe sociales de la société bourgeoise. Castoriadis est bien conscient de tout cela et de la nécessité quand même, de nommer les forces en présence car, comme nous, et malgré le côté impersonnel d’une domination quasi systémique, il ne croît pas à la théorie du « capital automate ». C’est pour cela qu’il va reprendre la vieille notion de « l’oligarchie » , que nous critiquons, mais c’est un autre sujet à débat.

5) Je reviens à certaines questions plus précises d’André en essayant d’y répondre à partir de statistiques récentes. Je mets en gras ce qui répond plus particulièrement

– Sur les entreprises


• Définition et généralités
Source : Statistiques n°11
La France compte 3,8 millions d’entreprises qui produisent plus de la moitié des richesses du pays avec une valeur ajoutée estimée par l’INSEE à 1090 milliards d’euros. Ces entreprises sont évidemment très diverses. En fonction du nombre de personnes employées et de leur chiffre d’affaires annuel, on parlera de PME, d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) ou de grandes entreprises (GE).
Grandes entreprises (GE) : entreprises ayant au moins 5 000 salariés. Une entreprise qui a moins de 5 000 salariés mais plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires et plus de 2 milliards d’euros de total de bilan est aussi considérée comme une grande entreprise. 4,3 millions de microentreprises (MIC) emploient 2,6 millions de salariés (en ETP), soit 17 % du total et génèrent 19 % de la valeur. Les Grandes Entreprises (GE) représentent0,01% des entreprises et emploient 30% des salariés. Les Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI) représentent 0,1% des entreprises et emploient 25% des salariés. Les Petites et Moyennes Entreprises (PME) représentent 4% des entreprises et emploient 25% des salariés. Sur ces 3,82 millions d’entreprises, 287 grandes entreprises (GE) emploient 3,9 millions de salariés en équivalent temps plein (EQTP), soit 29 % du total. À l’opposé, 3,67 millions, soit 96 %, sont des microentreprises ; elles emploient 2,4 millions de salariés en EQTP (18 % du total).

• Structure
Le tissu économique français est concentré, c’est-à-dire que l’essentiel de l’activité économique des entreprises est le fait d’un nombre très restreint d’entre elles. En effet, 3 000 entreprises (<0,1%) portent à elles seules 52 % de la valeur ajoutée des 3,8 millions d’entreprises, soit 509 milliards d’euros (1/4 du PIB). Elles concentrent également 83 % des exportations, 70 % de l’investissement et 58 % de l’excédent brut d’exploitation du champ. Elles emploient 5,1 millions de salariés en équivalent temps plein (ETP), soit 43 % des salariés de ces secteurs et près de 20 % de l’emploi total en France.

Les autres entreprises, et notamment celles de taille plus réduite, ne sont pour autant pas indépendantes des grands groupes et de ces 3 000 entreprises. Au contraire, elles sont souvent des filiales et/ou dépendantes des commandes des plus grosses entreprises. En 2015, 96 % des salariés des ETI, c’est-à-dire les entreprises entre 250 et 4 999 salariés, étaient sous le contrôle de groupes (67 % sous contrôle de groupes français ou 29 % de groupes étrangers). Quand on sait que les ETI emploient aujourd’hui 3,6 millions de salariés en équivalent temps plein et réalisent 26 % de la valeur ajoutée de l’ensemble des entreprises, on imagine le poids économique des grandes entreprises en France. D’autant que les ETI se distinguent des autres catégories d’entreprises par leur orientation vers l’industrie manufacturière (31 % des salariés des ETI dans ce secteur d’activité) et par leur poids dans les exportations (34 % du chiffre d’affaires français à l’export). Enfin, 61 % des salariés travaillant dans des PME sont sous le contrôle direct d’un groupe, soit 2,6 millions de personnes, bien loin de l’image de la petite entreprise indépendante.


Au total, 71 % des 14,9 millions de salariés travaillent dans une entreprise qui dépend directement d’un groupe (57 % sous contrôle de groupes français ou 14 % de groupes étrangers). Les autres salariés travaillent dans des entreprises qui sont aussi potentiellement dépendantes des commandes d’autres entreprises, souvent plus grandes. La définition restrictive des groupes de l’INSEE tend également à sous-estimer ce phénomène de concentration. Le tissu économique français est donc structuré autour d’un nombre restreint d’entreprises dont dépendent très souvent les autres de manière directe (via des filiales) ou indirectes (sous-traitance et commandes). On voit donc que, dans un système capitaliste tendant en plus à la concentration du capital, les prétendues « liberté d’entreprendre » du petit entrepreneur et « indépendance » du petit patron relèvent largement plus de la fable que d’une réalité objective.


Et encore : Si on analyse l’investissement et les exportations, deux composantes essentielles de la croissance économique, la concentration est encore plus forte : selon l’INSEE, les 50 entreprises ayant réalisé les investissements les plus importants concentraient 27 % des investissements (51 % pour les 500 premières)

Avec près de 300 groupes (274 y compris activités financières et de l’assurance, 248 sans ces activités), la catégorie des grandes entreprises est leader sur chacun des principaux indicateurs : 31 % de l’emploi (soit 4,3 millions de salariés), un tiers de la valeur ajoutée, la moitié du chiffre d’affaires à l’export.
Cette situation de leadership des grandes entreprises entraine une rémunération nette moyenne supérieure de 19 % à la moyenne nationale (31 440 €/an vs 26 400 €). Ceci est vrai quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle étudiée.

Fortement internationalisées, les grandes entreprises tirent une part croissante de leurs résultats des activités exercées dans les différents lieux d’implantation. Loin d’être une menace, ceci est au contraire une condition nécessaire de réussite pour les entreprises et bénéficie pleinement à la France. Selon la Banque de France, sur le champ du CAC 40 « élargi », 44 groupes contribuaient de façon décisive au solde des revenus des transactions courantes de la France. Ainsi, à titre d’illustration, les 45 Md€ de recettes d’investissement direct provenant de l’étranger compensaient entièrement le déficit des échanges de biens en 2013. Ces revenus sont donc une ressource essentielle pour l’économie française. Pour les exportations, les 50 premières – pas nécessairement les mêmes que pour l’investissement – concentraient 34 % du total (60 % pour les 500 premières et 86 % pour les 5000 premières).

Sur les 3,14 millions d’entreprises, les 243 grandes entreprises emploient à elles seules 4,5 millions de salariés, soit 30 % des effectifs. À l’opposé, les 3 millions de microentreprises (95 % des entreprises) emploient 3 millions de salariés, soit 20 % des effectifs (sources : chiffres officiels du tableau de l’éco française : TEF).

Parmi les personnes en emploi, 13,3 % travaillent dans le secteur d’activité de l’industrie, 6,7 % dans la construction, 2,5 % dans l’agriculture et 76,1 % dans le secteur tertiaire. Près de la moitié, soit 13,6 millions, sont en emploi dans le secteur tertiaire marchand. Avec 8,6 millions d’emplois, le secteur tertiaire non marchand (qui comprend donc les fonctionnaires et assimilés) se situe devant l’industrie (3,3 millions), la construction (1,7 million) et l’agriculture (0,7 million).

En complément, il faut remarquer que par rapport aux autres pays d’Europe de l’Ouest et nord, la France est surdotée en grandes entreprises et petites, sous dotée en moyennes.
Quelques chiffres américains : En 2019, les États-Unis comptaient au total 132 989 428 employés. Alors que les grandes entreprises (500 employés et plus) représentent moins de 0,5 % des entités, elles emploient 23 % de la main-d’œuvre. 25 % travaillent dans des entreprises moyennes (100 à 499 employés). 52 % des employés travaillent dans des entreprises de moins de 100 employés.

• sur les recettes fiscales
La fiscalité directe assise sur les entreprises s’élève à 155,0 milliards d’euros en 2022. Elle représente 5,9 % du PIB, proportion en hausse de 0,5 point par rapport à 2021 du fait d’une augmentation du PIB de 5,5 % qui est moins forte que celle de la fiscalité directe assise sur les entreprises (+15,9 %).

Répartition de la fiscalité assise sur les entreprises en millions d’euros
Figure 1 – Répartition de la fiscalité assise sur les entreprises (en millions d’euros) – Lecture : En 2022, le capital des entreprises a été taxé à hauteur de 27,0 milliards d’euros, dont 6,3 milliards pour la CFE.

Fiscalité2018 2019202020212022
Taxation des résultats64 89270 41166 50072 50988 005
Impôt sur les sociétés (IS)54 36459 10955 71261 49375 031
Impôt sur le revenu (IR)9 40610 0629 6179 97411 384
Contribution sociale sur les bénéfices des sociétés (CSB)1 1181 2401 1711 0421 590
Taxe de 3 % sur les versements de dividendes40000
Taxation du capital27 28028 02528 48325 51226 953
Cotisation foncière des entreprises (CFE)6 8297 0817 1425 7486 293
Imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux (IFER) 1 3461 4081 4441 3951 528
Imposition forfaitaire sur les pylônes258272283290297
Taxe sur les surfaces commerciales9779921 0009911 054
Taxes perçues au profit des CCI720655642531501
Taxe perçue au profit des Chambres des métiers196200201190206
Taxe sur les véhicules de sociétés (TVS)751767801756693
Taxe sur les bureaux722813848934904
Taxation de la masse salariale15 82923 32222 99024 48926 732
Taxe sur les salaires (TS)13 89114 11114 53715 38016 217
Contribution unique à la formation professionnelle et à l’alternance (CUFPA)1 9389 2118 4539 10910 515
Taxation du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée18 03319 15019 13511 18313 276
Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE)14 26415 25115 0287 5199 002
Contribution Sociale de Solidarité des Sociétés (C3S)3 7693 8994 1073 6644 274
Ensemble126 034140 908137 108133 693154 966


Cette fiscalité est composée à 57 % par la taxation du résultat des entreprises, qui comprend essentiellement l’impôt sur les sociétés (IS) et l’impôt sur le revenu (IR) pour les entreprises individuelles ou les sociétés de personnes. Viennent ensuite la taxation du capital foncier (17 % du total), celle de la masse salariale (17 %) et celle du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée (9 %).

Les recettes d’impôt issues de la taxation des résultats ont augmenté de 21,4 % entre 2021 et 2022. Ce rebond est lié à la hausse des recettes de l’IS brut de 13,5 milliards d’euros (+22,0 %) sur la même période. La progression des recettes de l’IS brut résulte de la hausse des bénéfices des entreprises, sous l’effet de la reprise d’activité après une année 2021 encore marquée par des mesures de restriction de l’activité économique liées à la crise sanitaire. L’augmentation des recettes de l’impôt sur le revenu des professionnels entre 2021 et 2022 a été, quant à elle, moins importante (+14,1 %).

Les recettes liées à la taxation du capital augmentent de 5,6 % entre 2021 et 2022. Cette hausse de 1,4 milliard d’euros repose essentiellement sur la hausse des recettes de la taxe sur le foncier bâti et non bâti de 0,8 milliard d’euros et de celles de la cotisation foncière des entreprises (CFE) de 0,5 milliard d’euros sur la même période.

Les recettes fiscales sur la masse salariale s’établissent à 26,7 milliards d’euros en 2022, en hausse de 9,2 % par rapport à 2021. Ce montant comprend les recettes de la taxe sur les salaires (TS) pour 16,2 milliards d’euros, en progression de 5,4 % par rapport à 2021, et les recettes de la contribution unique à la formation professionnelle et à l’alternance (CUFPA) pour 10,5 milliards d’euros en hausse de 15,4 %.
Par ailleurs, les recettes de la taxation du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée progressent de 18,7 % entre 2021 et 2022 ce qui représente une hausse de 2,1 milliards d’euros. Cette hausse est due à une augmentation de 1,5 milliard d’euros des recettes de la cotisation sur la valeur ajoutée (CVAE) et de 0,6 milliard d’euros des recettes de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) sur la même période.

Remarques sur les grandes entreprises et en particulier les FMN [c’est JW qui écrit]
Elles ne subissent que partiellement les lois du marché et ce pour plusieurs raisons

  • d’abord parce qu’elles ne se font concurrence qu’entre elles sur des marché oligopolistiques où à tendance monopolistique par exemple dans ce qu’on appelle la rente d’innovation qui assure un avantage temporel. La concurrence est reportée sur les petites entreprises ou aujourd’hui start up qui ont l’initiative et la taille pour l’innovation mais pas pour la diffusion (elles travaillent en fait à terme pour les « majors »). Il en est de même pour le rapport à la sous-traitance. Par rapport à la théorie de la concurrence parfaite des économistes néo-classiques où l’entreprise était dite « preneuse de prix » comme toutes les autres, c-à-d qu’elle était censée les subir, la firme (la grande entreprise contemporaine) est « faiseuse de prix » ; c’est elle qui les détermine à l’avance par des processus de concentration horizontale (fusion/acquisition) et d’intégration verticale (filiale et réseaux de sous-traitance). Cela conduit à des échanges qui ne se font plus essentiellement avec des entreprises extérieures, mais au sein du même groupe avec pour résultat des prix arbitraires ou de transfert d’une entreprise à une autre au sein du même groupe en fonction des opportunités de marché.
  • Une autre façon de faire, mais complémentaire, sur les marchés oligopolistiques, sera de passer de accords de cartel aboutissant à des prix contrôlés dans une certaine fourchette et par gamme de produits (cf. le marché de l’automobile).
  • La plupart des prix sont aujourd’hui mondiaux ou/et administrés. Le petites et moyennes entreprises en subissent bien plus les effets comme on a pu le voir ce dernières années pour le gaz. Donc la concurrence se déplace sur la qualité/fiabilité et non plus sur la compétitivité-prix (exemple des produits allemands alors que le coût total du travail y est plutôt un peu supérieur à celui de la France). Le salaire dont la part baisse d’ailleurs beaucoup dans le coût du travail reste le seul prix qui n’est pas mondial, d’où le maintien d’une concurrence à ce niveau plus on descend dans la gamme. C’est la solution de facilité qui fait que les petits modèles auto à faible marge bénéficiaires ne sont plus produits dans les grands pays industriels qui se réservent les SUV et autres véhicules haut de gamme à forte valeur ajoutée où la question du coût du travail est négligeable.

– Sur la question politique
Là, j’irai vite parce que c’est vaste. Le fait qu’André parle de peuple et non pas de classe ouvrière ou de prolétariat est déjà un signe de “l’air du temps”, qui n’est plus celui du fil rouge des luttes de classes, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus de lutte (cf. les Gilets jaunes, les ZAD, etc). Le « peuple » ne serait plus du côté de « l’émancipation » dit encore André ; mais de quoi parle-t-on au juste ? La bataille pour l’émancipation (droits de l’homme et du citoyen, droit du travail) a pris de l’importance à l’ère des révolutions, mais maintenant que cette ère semble s’être refermée dans les pays qui en ont été à l’origine, c’est le capitalisme qui la reprend à son compte, “à titre humain” pourrait-on dire, mais pour sa propre reproduction dynamique. Il tend ainsi à lever tous les vieux tabous bourgeois à travers les thèses postmodernes de l’inclusion. Et il ratisse large puisque son type d’émancipation concerne aussi bien les femmes, les homosexuels, les handicapés, les enfants, même parfois les pauvres avec le salaire minimum, le RSA et la CMU, que l’orthographe, les animaux, les arbres. Bref, tout le monde ou presque (pas les sans papier quand même), à condition que personne défini ici par ces particularisations volontaires ou subies, ne se pose en travailleur demandant son “émancipation”, lui aussi. On en est même plus à lutter pour la seconde partie du vieux slogan : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », mais à se demander si le premier terme à encore un sens pour la plupart des individus.

Voilà pour le moment
JW


Le 24 décembre 2024

Bonjour Jacques,

Désolé pour le retard mis à te répondre.
Tout d’abord, merci pour ce travail sur les statistiques que tu nous as transmises et qui répondent à certaines des questions que je posais.
Quant au point le plus important, les thèses économiques de Braudel, je dois dire que n’ayant rien lu de lui, je ne peux m’en faire une idée qu’au travers de ce que vous en rapportez, Henri et toi.

  • A quoi sert une théorie ? Pour répondre à quels types de questions a-t-elle été élaborée ?

Le premier domaine, de lourde portée politique, pour lequel j’aimerais disposé d’une théorie fiable, permettant de porter des jugements sûrs, c’est celui de l’analyse des politiques économiques : il me semble que la plupart des économistes de gauche appliquent dans ces analyses une grille de lecture idéologique et politicienne, flattant des lecteurs qui rêvent de prospérité pour les classes dominés sans grand chambardement dans le fondement matériel de leurs vies.


La deuxième question est celle de la forme que pourrait prendre ce fondement matériel dans une société idéale : et en particulier de la pérennité ou non d’une économie de marché.
Braudel, historien, ne cherche pas à répondre à ces questions, et je pense qu’effectivement il fait un usage abusif du terme de capitalisme : avant le plein développement de l’économie de marché, avant que « la forme marchandise des produits ne devienne la forme sociale dominante », caractéristique de l’époque moderne, la richesse n’est pas dans la classe de l’économie, elle est dans celles qui surplombent le reste de la société, dans notre moyen age la noblesse et le clergé. Dans ces classes non « économiques » (dans ces états), il n’y avait par définition pas concurrence économique, il y avait luttes de pouvoir, par tous les moyens.
Le vaste mouvement qui va animer à partir du Moyen Âge l’économie de marché trouve en elle-même ses propres ressorts ; la richesse des classes dominantes y trouve matière à investissements et à consommation, mais ce ne sont pas ces classes qui en créent les occasions.
Et la naissance des grandes entreprises industrielles à la fin du 18e siècle début du 19e est un produit de ce mouvement de l’économie de marché.
La distinction opérée entre capitalisme et économie de marché, quand bien même elle pourrait s’appliquer dans des périodes passées si on retient les définitions de Braudel, nie la réalité de cette naissance des entreprises industrielles du sein même de cette économie de marché.
Je m’étonne de l’affirmation selon laquelle l’économie de marché se distingue du capitalisme par la libre concurrence : malgré l’hyper concentration du capital, même aujourd’hui il suffit d’ouvrir un journal d’économie pour voir que la concurrence est partout.


Je trouve baroque l’idée que le concept de profit ne s’applique qu’au profit marchand. Et je n’ai pas compris si tu partages ou non l’idée que la valeur travail au sens de Ricardo et Marx est faussée par l’échange marchand : leur thèse étant que la valeur prend sa forme dans le processus productif, que selon Marx le profit est une partie de cette valeur, et que ce profit se répartit entre les divers intervenants, industriels, marchands, financiers, en théorie selon Marx la valeur n’est pas faussée par l’échange marchand.

Je trouve bien idyllique l’idée braudélienne selon laquelle sur le marché l’échange se ferait selon la réciprocité des besoins : ainsi que le soulignait une employée de coopératrice de production, « pour avoir des profits à partager, il faut les produire ». Ce sont la concurrence et les profits qui dictent l’activité, pas la réciprocité des besoins (à la différence de « la main invisible du marché » chère à Adam Smith, ce terme de réciprocité renvoie à l’idée d’une production selon un plan concerté, ce qui est loin d’être le cas). Et contrairement à ce qui est dit ailleurs, toutes les entreprises visent à supprimer la concurrence, c’est à dire la mort des concurrents (ça crève les yeux dans la concurrence que se font les petites boutiques dans nos quartiers), c’est le propre de la concurrence.


Je pense moi aussi que la critique de la thèse d’une déconnexion entre économie réelle et finance est bienvenue. Mais je nuancerais en disant que les besoins qui fondent les relations entre la finance, la production, le commerce, les particuliers, sont fluctuants. Lorsque la production est en panne (baisse de rentabilité du capital), l’argent qui ne s’investit pas en elle peut s’investir en spéculation financière.
Curieusement, les thèses de Braudel sur le parasitisme social, sur les activités d’initiés, font écho aux populismes de droites et de gauche. Encore un grand intellectuel ne se résignant pas à ce que la classe dominante dans nos sociétés ne soit pas celle de « l’intelligence », mais celle des grands entrepreneurs ?

André


3) À propos de la guerre, nous retrouvons chez Raoul Victor2, les mêmes antiennes anti-impérialistes et surtout anti-américaines que les « gauches communistes » avaient pourtant tenté d’éviter dans les années 1950 à 1970. Elles semblent s’alimenter à la fois à une perspective complotiste déjà bien présente dans le soutien au mouvement antivax et un anticapitalisme sans principe qui débouche sur un soutien à peine déguisé à la politique de Poutine depuis Maidan, l’annexion de la Crimée et l’agression contre l’Ukraine.

Le 18 août 2024
Jacques Guigou à Raoul Victor

Bonjour,

J’ai peu de commentaires à faire sur le détail de ton argumentation. Tu t’appuies sur une documentation certes pour l’essentiel vérifiable, que tu analyses et interprètes selon ta vision de la guerre à Gaza. Toutefois, ton texte est actualiste, alors qu’une brève mise en perspective sur l’histoire de l’État d’Israël aurait pu rappeler que la situation actuelle à Gaza et aux frontières d’Israël était la continuité tragique de ce que depuis 1948, on nomme « le conflit israélo-palestinien » ; c’est-à-dire la guerre permanente, de plus ou moins haute intensité. Cela t’aurait aussi permis de ne pas oublier les tragiques méfaits de l’antisémitisme en France comme dans le monde et d’en parler autrement qu’en termes sarcastiques comme tu le fais dans tes notes 16, 17,18.

Dans ta tentative de rendre compte des stratégies et des tactiques militaires des deux camps, une omission pourtant lourde de conséquences apparaît : la guerre souterraine. En effet, tu ne dis pas un mot de la puissante force d’attaque et de défense établie par le Hamas et ses soutiens dans plus de 500 kilomètres de tunnels.

Or, à Gaza, il y a une tragique interaction entre la guerre en surface et la guerre souterraine. Si les pertes humaines sont si importantes au sol, c’est que les soldats du Hamas se protègent sous des édifices supposés épargnés : écoles, hôpitaux, mosquées, etc. Lorsqu’elle est énoncée, cette réalité serait-elle pour toi, un « mensonge » de plus à la liste que tu établis ?
C’est l’organisation centrale de ton texte autour de la notion de mensonge qui m’a principalement interrogé.
En quoi, les « trois mensonges » que tu dénonces sont-ils des mensonges ? S’ils le sont, quelle serait alors la vérité qu’ils cachent ? Et plus généralement où se trouve la vérité dans cette guerre ?
Gardant ces questions à l’esprit, j’en suis venu à la fin de ton texte, plus précisément au chapitre IV sur les mouvements d’opposition à cette guerre. Et là, tout se passe comme si ces mouvements étaient porteurs de la vérité et de ta vérité puisque tu t’associes à eux.


Je ne dis pas, bien sûr, que ces activistes ne répandent que des mensonges ni que leurs manifestations sont négligeables ; je dis qu’ayant placé ton texte sous la coupe de la vérité, tu te retrouves quelque peu piégé par sa dialectique.


À commencer par la citation d’Eschyle que tu places en exergue. Si les tragédies de l’ancien Grec dénoncent l’hybris des hommes et des dieux et leur malédiction dans les guerres, la vérité n’y apparaît pourtant pas comme « la principale perte ». Sur la scène antique, c’est le chœur qui peut être porteur d’une vérité suggérée par les dieux. Bref, il faut replacer cette citation dans son contexte. On pourrait alors reformuler la réflexion d’Eschyle dans un langage contemporain : à la guerre les premières pertes sont les pertes d’êtres humains.


Ici, ce que tu donnes comme des mensonges est l’expression de la guerre elle-même, sur le versant de la communication. Ce sont les armes de la communication mises au service des intérêts de l’un ou l’autre des belligérants.


Bien sûr que la possibilité proche d’un assaut du Hamas sur Israël était connue de tous les protagonistes du conflit et de nombre d’individus souhaitant s’informer. Tu l’écris d’ailleurs : parler de « surprise » à propos du massacre des Israéliens relève de la stratégie de la guerre menée par le pouvoir israélien (et une grande majorité de la population d’ailleurs, lesquels ne sont pas tous des « ultras orthodoxes », comme tu sembles parfois le penser). Exposer volontairement une faiblesse dans sa défense pour mieux attaquer fait tragiquement partie de « l’art de la guerre ».


En bref, ce n’est pas un « mensonge » de parler de « surprise » ; c’est une stratégie de la guerre de la communication. Les deux autres exemples que tu avances relèvent de la même politique.
Si ton titre rend compte, hélas, de l’horreur de cette guerre, il n’est pas du tout probant concernant le mensonge.


Non pas que les faits que tu rapportes ou même la plupart des interprétations que tu en donnes soient tous faux, simplement en mettant en avant des faits de communication guerrière comme étant des contre-vérités absolues, implicitement tu présupposes, et tu t’autorises d’une vérité non moins absolue.
Or, en matière politique (et la guerre en est la tragique extrémité), comme en matière philosophique ou anthropologique, le rapport entre mensonge et vérité est disruptif ; il relève de la rupture. Cela ne signifie pas verser dans un relativisme, voire une mystification, selon laquelle mensonge et vérité sont équivalents. La vérité est une difficile découverte approchée après un cheminement sous tension.


Tout cela devrait t’inciter à manier le rapport du vrai et du faux avec circonspection, surtout en politique, car la vérité est un « ménage, endogamique et infernal (…) du vrai et du faux », ainsi que l’écrit le philosophe Medhi Belhaj Kacem dans Système du pléonectique, p.768 (Diaphane, 2020).

Salutations, Jacques Guigou

  1. A retrouver ici : https://www.ilfattoquotidiano.it/2024/05/24/il-sociologo-usa-w-robinson-in-atto-un-keynesismo-di-guerra-per-sostenere-i-profitti-aziendali-su-gaza-prove-generali-di-repressione-del-dissenso/7548176/ []
  2. Le texte en ligne : http://raoul.victor.free.fr/240810_GAZA_fra.pdf []

Quelques échanges autour de la brochure sur les émeutes anglaises

Texte de l’Intervention n°28 à l’origine de l’échange à lire à cette adresse : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article547


Le 28.10.2024


Bonsoir,
J’ai transmis votre texte sur les émeutes de l’été à un ami anglais. Voilà ce qu’il en a pensé :

Charles P.

Finally got round to reading it this weekend… Yes, it’s pretty good. For example, it mentions the importance of « Muslim grooming gangs » in the rise of present-day « Islamophobia ». The police themselves admitted that they had avoided investigating gangs of sexual predators of Muslim origin because they thought that they might be accused of racism. This is a subject which the ruling class (and the Left) continues to brush under the carpet, leaving the field clear for the far Right.

However, I might correct one or two things.

For example, it says that there is a policy of « positive discrimination » in higher education on the basis that Black and Asian kids are more likely to go to university than White English kids. It is certainly true that universities (including elite ones) have made more effort to attract « ethnic minorities » in the last 20 years or so. But there is no policy of quotas like in some US states. It is not clear why educational achievement of working class White kids has fallen behind in recent years, but it is important to understand that it is highly gendered. It is mostly a question of White boys falling behind – their sisters are doing fine!

It also speculates that prejudice against Muslims might be partly explained by rich Gulf Arabs buying big chunks of London. I don’t believe this. Rich Arabs investing in the UK is just not a right-wing talking point in the way that « grooming gangs » are. Even football fans don’t seem too bothered by the injection of Gulf money into football, e.g. the Arsenal ground is sponsored by the Emirates airline and is called the Emirates Stadium.
But the article generally gets things right!


Traduction de la réaction du camarade anglais par Larry :


J’ai enfin trouvé le temps de lire cet article ce week-end. […] Oui, c’est plutôt bien. Par exemple, il évoque l’importance des bandes de maquereaux (grooming gangs) musulmanes pour la montée de « l’islamophobie » à l’heure actuelle. La police a elle-même avoué avoir évité d’enquêter sur ces bandes de prédateurs sexuels d’origine musulmane de peur d’être accusée de racisme. C’est un thème que la classe dominante (tout comme la gauche) continue d’occulter, laissant ainsi le champ libre à l’extrême droite.
Je voudrais cependant apporter une ou deux corrections.

Le texte affirme par exemple qu’il existerait une politique de « discrimination positive » dans l’enseignement supérieur à partir du constat que les jeunes noirs ou d’origine du sous-continent indien ont plus de chances d’aller à l’université que les jeunes anglais blancs. Les universités (y compris celles d’élite) ont en effet redoublé d’efforts depuis une vingtaine d’années pour attirer des étudiants issus des « minorités ethniques ». Cela dit, il n’y a pas de politique de quotas comme dans certains États des États-Unis. Ce n’est pas clair pourquoi les jeunes du milieu ouvrier blanc se trouvent depuis quelques années à la traîne sur le plan scolaire, mais il faut souligner que c’est un phénomène fortement « genré » : il s’agit d’un problème qui touche principalement les garçons ; leurs sœurs, elles, s’en sortent bien !

Le texte émet par ailleurs l’hypothèse que les a priori contre les musulmans pourraient s’expliquer en partie par le fait que des Arabes fortunés des pays du Golfe achètent de gros bouts de Londres. Or, je n’y crois pas. Les investissements réalisés par ceux-ci ne sont tout simplement pas un argument exploitable par la droite, contrairement au thème des grooming gangs. Même les supporters de football ne semblent pas trouver grand-chose à redire aux injections d’argent du Golfe dans leurs clubs. Ainsi, le stade de l’équipe Arsenal, dont la compagnie aérienne Emirates est le sponsor, s’appelle Emirates Stadium.
Mais, dans l’ensemble, l’analyse présentée dans ce texte est bien juste !


Le 28.10.2024

Bonjour,

Merci pour ce retour, assez positif, du contact anglais. Il pose une bonne question sur les modalités de la discrimination positive au RU, effectivement différentes de celles qui ont pu être mises en place aux Etats-Unis. Mais sur le second point, il fait une erreur d’interprétation du passage de mon texte sur les investissements des pays du Golfe : j’ai écrit qu’ils pourraient expliquer en partie la traque à islamophobie par le pouvoir, pas l’islamophobie elle-même.
Oui, une traduction en anglais serait bien, mais je suis assez occupé en ce moment…
A bientôt,

Larry


Le 29.10.2024

Jacques,

Le lecteur pose dans sa réponse une bonne question sur les modalités de la discrimination positive au RU, effectivement différentes de celles qui ont pu être mises en place aux Etats-Unis. Mais sur le second point, il semble faire une erreur d’interprétation/de traduction en nous attribuant « l’hypothèse que les a priori contre les musulmans pourraient s’expliquer en partie par le fait que des Arabes fortunés des pays du Golfe achètent de gros bouts de Londres ». Nous avons écrit au contraire qu’il y aurait peut-être un lien entre ces investissements massifs et « la traque récente à l’islamophobie », le pouvoir politique cherchant par là à conserver la confiance et la bienveillance de ces investisseurs importants.

Larry


Le 29.10.2024

Larry,

Non, la seconde est tout aussi peu claire que la première et c’est pour cela qu’il n’a pas compris ce que tu voulais dire et son regard extérieur a peut-être mieux saisi que nous la difficulté (de la même façon que je la saisis à mon tour maintenant, à tête reposée).
D’abord et à la réflexion l’expression « traque récente à l’islamophobie » est pour moi inappropriée. On n’est pas dans un film policier et si certains médias donnent parfois l’impression de faire la chasse (expression qui serait d’ailleurs moins pire) à ce qui n’est pas politiquement correct, on ne peut pas en dire autant des Etats et des gouvernements. Ensuite l’hypothèse que tu avances est ma fois au moins aussi hasardeuse que la sienne quant au rapports aux investissements. Bon, de toute façon le texte est sorti comme cela. La précision ou des explications ne concernent qu’une réponse personnelle ou alors cela voudrait dire que tu reprends la question.

JW


Le 29.10.2024


Jacques,

Je te signale que j’avais écrit à l’origine « chasse » et que c’est toi qui as proposé, vers le 3 octobre, de mettre le mot « traque » à la place. Mais bon, je veux bien admettre que l’hypothèse n’est pas démontrable, sauf que je ne comprends pas pourquoi tu affirmes que cela vaudrait à la rigueur pour les médias, mais pas pour le gouvernement, qui multiplie les déclarations de condamnation de l’islamophobie et qui se soucie d’attirer un flux important d’investissements étrangers.
Sinon, je maintiens mon appréciation d’une erreur d’interprétation de la part de ce lecteur, d’autant que ce serait effectivement saugrenu de prétendre que les investissements alimentent la haine des musulmans.

Larry