Autour des élections

Notre numéros 26 d’Interventions a entraîné un certain nombre d’échanges dont voici deux exemples :


A propos de l’abstention

Le 21/06/2024

Re-bonjour,

Pour revenir à ce texte que je trouve bien vu . Bonne analyse. Juste que le passage sur l’abstention me dérange un peu , dans son interprétation, les gens qui décident de ne pas voter sont coupables de la montée du RN? Voter c’est lutter ? Les partis sont des machines anti révolutionnaires etc. Alors il y a deux points de vue , subjectif et objectif d’accord , n’empêche …

Amicalement 

Rhadija


Le 24 juin 2024

Rhadija, bonjour,

Ton mot nous a fait comprendre la nécessité de clarifier ce passage puisqu’il n’a jamais été question de culpabiliser les abstentionnistes et encore moins de les appeler à voter, alors même que la plupart d’entre nous (sauf les quelques très jeunes), sont non inscrits. C’est d’ailleurs pourquoi, dans une première mouture nous avions prévu une note de bas de page pour préciser ce point ; note finalement retirée dans une version ultérieure. Ce sur quoi nous voulions insister c’est sur le fait que l’abstention a souvent été présentée par les « révolutionnaires » comme une critique pratique de la démocratie représentative, mais à vocation pédagogique et militante, alors qu’aujourd’hui, cela ne correspond plus, au mieux, qu’à une critique … par les pieds comme on dit. Mais dans la version finale l’emploi des termes objectivement et subjectivement, a plus embrouillé les choses qu’elle ne les a clarifiées.
Je te joins ici un exemple d’échanges entre participants à Temps critiques, suite à ton mot :
« Nos flottements à propos de l’abstention et des non-inscrits ajoutés aux remarques venant de lecteurs montrent que cette question comporte plusieurs dimensions politiques et ne peut donc être traitée sommairement.
Par exemple, il y a une distinction à faire entre abstentionnistes et individus non inscrits. L’abstention n’est pas stable ; elle peut varier en fonction des élections. Pour ces prochaines législatives, des gens qui n’ont pas voté aux européennes disent qu’ils vont le faire cette fois. Mais il y a aussi un pourcentage d’abstentionnistes permanents. Ces derniers ne sont pas toutefois à confondre avec les non-inscrits.
L’abstentionniste, bien que distant à l’égard de l’électoralisme, reste malgré tout potentiellement impliqué dans la sphère de la démocratie parlementaire. Il garde ses billes au cas où… il ne s’écarte pas complètement de la sphère démocratiste. Il peut renoncer, comme le suggère Larry, mais le renoncement ne résume pas les conduites abstentionnistes actuelles.
Si l’on cherche un trait qui résumerait la pratique abstentionniste en ce moment, ce serait davantage un attentisme, un scepticisme qu’un renoncement.
Chez celui qui renonce, il y a certes un ancien participationniste. Il n’est dons pas entièrement en dehors. C’est un abstentionniste de circonstance.
Il peut-être je m’enfoutiste ou habitant depuis peu dans le pays, ou pour de nombreuses autres raisons objectives et subjectives, mais il reste un électeur potentiel. Ce n’est pas le cas du non-inscrit.
Le non-inscrit, lui, s’écarte de cet univers. C’est un en-dehors.
L’ailleurs, l’écart, le refus, l’utopie, l’immédiateté du quotidien, l’indifférence, l’impuissance ou la toute-puissance, etc. sont des traits communs qu’on peut rencontrer chez les non-inscrits. Il y en a d’autres.
Pour ce texte, tenons-nous-en au minimum sans interpréter inconsidérément l’abstentionnisme et les non-inscrits. Cela relève d’un autre texte possible dans l’avenir ».
JG

Après ces échange, nous avons donc opté, dans la version définitive, pour la version suivante : « Aujourd’hui, l’abstention exprime davantage un scepticisme à l’égard du résultat électoral quel qu’il soit, plutôt qu’une forme de contestation politique comme cela a pu l’être dans certaine période ».

Bonne journée,

JW


Quelles alternatives à l’antifascisme bête et méchant ?

Bonjour André,

Merci d’avoir fait une lecture aussi attentive du texte de Temps critiques et d’avoir soulevé autant de points pertinents. Nous essaierons ici d’y répondre à la suite de chacun de tes points (qui sont en italique pour une meilleur lecture).

Bonjour,

Il y a dans ce texte quelques points sur lesquels je m’interroge :

1 – Est-il vrai qu’à l’encontre du conseil d’Orwell (« quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger »), le Nouveau Front populaire (et les partis qui le composent) font exactement l’inverse ?

La question d’une responsabilité des partis de gauche dans le vote RN est constamment reposée : et sur leur terrain, sur le terrain des questions sociales, des inégalités, du pouvoir d’achat, ils font ce qu’ils peuvent, et même plus (l’efficacité des mesures économiques proposées reste discutable).

Ce qui conduit à penser que le succès (si on fait abstraction de l’abstention) du RN provient non pas de cette partie des programmes, mais du « sociétal », ce qui est dit d’ailleurs un peu plus loin dans ce texte.

Qu’entendre par sociétal ? Si le vote RN ne s’expliquait que par la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale, … , j’acquiescerais à cette idée d’une surdité de la gauche… peut-être quand même avec une certaine réserve.

Mais ce qui domine dans l’électorat RN, c’est dit et redit, ce sont les questions de sécurité et d’immigration : la conclusion est-elle que les partis de gauche doivent s’en saisir ? Mais comment ? A nous aussi de le dire, et ceci d’autant plus si on critique ceux qui ne le font.

La montée des partis d’extrême droite en Europe, et leurs normalisations, comme celles des partis d’extrême gauche au pouvoir (Syriza, Podemos) sur les questions économiques, amènent à d’autres réflexions : sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables (si le Nouveau Front populaire arrive au pouvoir, espérons qu’ils démentiront cette affirmation); sur les questions sociétales, et sur l’écologie !, par contre, les divisions sont très fortes. 

1. Ce que disait Orwell avait été dit d’une autre façon par Horkheimer dans Les Juifs et l’Europe publié en 1939 : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme ». La formule est certes trop lapidaire et établit un lien de cause à effet trop direct ; mais si on actualise, on pourrait très bien dire aujourd’hui : que se taisent sur le fascisme tous ceux qui n’ont pas participé aux luttes menées contre la violence au travail, l’exploitation et le harcèlement moral durant la direction de Macron (la lutte contre la réforme du droit du travail, contre la réforme des retraites et tant d’autres plus quotidiennes comme celles des femmes de chambre d’Ibis) ; ni n’ont soutenu la lutte des GJ contre la violence de rue imposée certes par les forces de l’ordre, mais commandée et dirigée d’en haut comme méthode de gouvernement (voir les agissements du préfet Lallemand à Paris en 2018-19).

Tu as également raison de demander comment des gens comme nous pourraient répondre à des préoccupations comme l’insécurité ou l’immigration. Mais nous n’avons que peu de moyens d’intervenir directement là-dessus. Nous ne voyons que deux possibilités : a) la première est de continuer à prôner l’universalisme « abstrait » afin de le rendre effectif ou concret ; par exemple, en n’abandonnant pas les « quartiers » quand on y loge ou qu’on y travaille (dans la fonction publique par exemple) ; en ne choisissant pas des pratiques dites de « sécession » par leurs protagonistes, mais qui confinent en fait à des pratiques de séparation, qu’elles soient centrées sur des bases arrières que représenteraient les ZAD ou sur des zones urbaines « libérées » de certains « quartiers » des centres-villes (cf. « la Croix-Rousse est à nous » et La Guillotière à Lyon, Montreuil aux portes de Paris), ce qui a tendance à en faire des zones de l’entre-soi que les différentes tendances postmodernes et/ou postgauchistes définissent abusivement comme des quartiers populaires, alors qu’ils ne sont, le plus souvent, que des lieux de marges, un peu l’équivalent des « fortifs » au tournant du XXe siècle et peu de rapport avec les banlieues proprement dites ; b)la seconde consiste à développer des capacités d’intervention au sein même des luttes sociales, qu’elles prennent la forme de la lutte contre la loi-travail ou sur les retraites, ou la forme émeutière comme au cours de l’été 2023 (cf. notre brochure sur celle-ci). Cette capacité n’est en effet pas nulle car si l’idée plaquée de la convergence des luttes est galvaudée toujours et fausse souvent, le mouvement des Gilets jaunes a initié des formes de lutte qui ont essaimé ensuite, plus ou moins souterrainement, produisant une plus grande ouverture vers de nouveaux protagonistes et une plus grande mixité sociale que traditionnellement. Bref, une situation ou un contexte assez différent entre 2005 où prévalut la séparation et 2023 où des « alliages » se produisirent.

Si la délinquance pose assurément des problèmes complexes, à tout le moins il ne faut pas les écarter d’un revers de main en ressortant le catalogue classique et incohérent de pseudo-arguments du style : « Il est faux que la délinquance ait augmenté, et si elle a augmenté, c’est parce qu’une cité HLM, c’est le bagne » (L. Mucchielli). Et ce n’est pas avant tout avant cette délinquance qui crée le vote RN dans les villages ou petites villes dont les habitants se sentent, à tort ou à raison, abandonnés. Il y a, dans le vote RN, une dénonciation du caractère hors-sol des « élites » qui n’est pas réductible à la question de l’insécurité extérieure. Il y a, par exemple, une insécurité sociale qui a été mise en avant dans le mouvement des GJ et qui vise l’État et non des groupes ou cibles précises. Mais évidemment, ce point est beaucoup moins exprimé ou exprimable parce que plurifactoriel que la xénophobie, donc les médias s’attachent à tout rendre le plus simple possible.

Quant à la question précise de l’immigration, elle a fait partie des soucis du mouvement ouvrier depuis la fondation de la Première Internationale. Il s’agissait de prôner la solidarité par-delà les frontières ainsi qu’avec les immigrés (notamment les Irlandais partis travailler en Angleterre). Mais jusqu’à une date récente, personne n’a revendiqué l’ouverture pure et simple des frontières. Bien sûr, le souverainisme n’est pas défendable comme solution, sauf que certains qui le revendiquent ont en tête l’idée (pas condamnable, même si elle est utopique dans les conditions actuelles) que les habitants devraient avoir leur mot à dire sur des questions qui influencent leur vie quotidienne. Et même si on ne souscrit pas à tout ce qu’écrit Christophe Guilluy (c’est notre cas), il met le doigt sur des phénomènes bien réels (majorité/minorité relatives, etc.).

Tu écris : « sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables ». Ce bloc est le bloc gestionnaire. À court terme du moins et en premier lieu parce que, pour la France, les questions se posent au minimum dans le cadre de l’UE, un point (et c’est le seul) sur lequel Macron est bien plus en phase avec la situation que le NFP (rapprochement critique avec l’Allemagne sous Merkel, soutien à l’Ukraine). C’est par exemple ce bloc qui a pu « assurer », à sa manière, pendant la crise sanitaire (voir les mesures de chômage technique rétribué) et qui essaie aujourd’hui de tenir à distance la Russie et de continuer l’élargissement de l’Europe tout en opérant une réindustrialisation à la marge. Mais c’est un bloc très fragile, du moins en France, parce qu’il est en partie « résilient » à se fonder au sein d’un bloc européen de gestion sans principes idéologiques et politiques. La question de l’école laïque et républicaine ou celle de « l’exception culturelle » nous en fournissent des exemples.

Les exemples de Podemos et Syriza ne sont pas très probants car ce ne sont pas des pays phares de l’UE et donc leur marge de manœuvre par rapport à la BCE, par exemple, ou le FMI était étroite. Il n’en serait pas de même si une telle situation se développait en Allemagne et en France + Italie.

Mais assez de politique fiction. Retour au réel.« L’économie » et a fortiori, l’entreprise sont les véritables « boîtes noires » de l’extrême gauche ; il n’est donc pas étonnant que ces courants n’y apportent que peu d’attention et encore moins de propositions puisqu’on continue à y agiter les idées d’un monde sans argent ou/et l’exemple des « sociétés premières » comme fondement du communisme. La lutte contre la loi-travail a malheureusement été la dernière tentative, partielle, de porter encore le combat de ce côté, la lutte sur les retraites étant à la fois plus générale et un peu décentrée par rapport à ces questions. Quant aux divers courants de la gauche traditionnelle, ils s’interrogent sans doute sur les mesures économiques à proposer pour ramener les électeurs de droite vers elle, mais globalement, oui, ils ne brillent pas par leur introspection puisque ça les obligerait à revoir toute leur participation à la chose que ce soit Jospin refusant la « société d’assistance » face au mouvement des chômeurs, Hollande et la prétendue lutte contre la finance et les ultra-riches, Valls et l’immigration, etc. Tu as raison de douter que le vote d’extrême droite procède exclusivement de « la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale », mais disons que l’insistance sur ces questions n’a rien fait pour transmettre l’idée que les groupes de gauche seraient sensibles aux préoccupations de la population. Ou, plus précisément, cette population est réduite, pour ces courants et a fortiori pour les ailes radicales, à celle de leurs semblables. Le mépris de classe n’est pas que macronien. Sa bande a réduit les Gilets jaunes à des fumeurs de clopes, mais la gauche postmoderne, sans aucun rattachement concret au prolétariat et à ses luttes historiques, ne voit le « populo » que comme une bande de beaufs blancs machistes et xénophobes.

Surtout, elle donne l’impression d’un ramassis de revendications particularistes et, par là, offre à la droite et même au RN le cadeau de pouvoir se positionner comme les défenseurs de l’universalisme. De la pure démagogie ? Peut-être, mais si on tient soi-même à un certain universalisme, on ne peut se borner à dénoncer la mauvaise foi des autres. Et quand la gauche parle de totalité, c’est soit pour en appeler à l’État, y compris en tant que facteur d’ordre (voir son positionnement globalement contre les GJ), soit en référence au climat et non pas au capital.

Ce qui amène à cet autre point :

2 – La normalisation des partis d’extrême droite opère-t-elle également dans les questions sociétales et culturelles ? L’ancienne bataille des idéologies s’est-elle réduite à une bataille des imageries ?

L’exemple du remaniement des programmes éducatifs en Hongrie pour y remettre en première place un ensemble de valeurs idéologiquement choisies, étiquetées chrétiennes, permet de le mettre en doute. Les discours civilisationnels qui se développent en Russie et qui cherchent à englober cette extrême droite européenne, aussi. Et ce qui est dit dans ce texte sur un pouvoir politique autoritaire également.

2. En affirmant que l’ancienne bataille des idéologies a été remplacée par une bataille des imageries, nous avons cherché à souligner le côté parodique de la chose. En effet, les transformations opérées par le fascisme et le nazisme n’ont aujourd’hui aucune chance de s’imposer dans les pays avancés (justement tu ne cites en exemple que la Hongrie et la Russie, que Robert Paxton a désigné en 2004 comme une terre propice à un renouveau du fascisme) et, de toute façon, il manque des éléments historiquement cruciaux comme la formation de milices fascistes souvent d’ailleurs composées d’anciens combattants des armées défaites militairement ou abandonnés par leurs gouvernements devenus ou redevenus démocratiques, ainsi que la violence contre les organisations ouvrières, qui posaient à l’époque de sérieux problèmes aux couches dominantes. Ces pays n’étaient pas au bord de l’insurrection puisque les révolutions allemandes de 1919 et 1923, les conseils ouvriers de Turin de 1919, la syndicalisation toute récente des ouvriers agricoles de la vallée du Pô, qui mettait les grands propriétaires dans une situation très difficile ont finalement été défaits (naissance du squadrisme en Italie, des SA en Allemagne). Mais les nouveaux régimes, mal assurés ou stabilisés, ont été mis à mal (voir la mobilisation autour de territoires perdus comme l’Istrie pour l’Italie et la Prusse occidentale et orientale pour la République de Weimar). Un contexte qui n’existe plus au sein de l’UE, même s’il persiste à ses marges.

Certes, la gestion des flux migratoires est un casse-tête pour les gouvernements européens, mais ils sont convaincus que l’immigration est économiquement une nécessité et, s’il le fallait, ils pourraient très bien scander « Le fascisme ne passera pas ! » Sinon, nous sommes bien d’accord que la revendication de plus d’autorité est une réalité en Europe occidentale… et pas seulement chez l’extrême droite. Nous avons tenté d’expliciter cette question dans notre brochure « Des immigrés aux migrants » (Interventions n°25, janvier 2024).

3 – Les classes ont-elles disparues ?

Je pense qu’il y a toujours des classes (comme il y a toujours des inégalités), mais que l’idéologie de luttes de classes comme fondement des luttes politiques n’est plus d’actualité, même s’il peut encore y avoir des révoltes telle celle des Gilets jaunes : les principaux sujets de luttes aujourd’hui sont trans-classes (écologie, déploiement technique, idéal humain et social : quelle société voulons-nous ?).

3. Sur l’existence des classes sociales, nos vues ne sont pas très éloignées, à ceci près qu’une thèse de longue date chez Temps critiques est que le travail vivant joue depuis un certain temps un rôle moindre dans la production capitaliste et que, en partie pour cette raison, l’identité de classe constituée autour des bastions ouvriers, de la valeur-travail et des organisations du mouvement ouvrier ne tient plus. Une perte que la CFDT a d’ailleurs actée pour devenir le premier syndicat français en nombre d’adhérents.

4 – Sur l’abstention et le succès du RN : ce succès est en partie dû à une moindre abstention des électeurs RN (28%) que ceux de Macron (42%), ou ceux de gauche (36%) par rapport aux élections présidentielles de 2022 (d’autre part, 14% des électeurs de Macron à la présidentielle auraient voté pour la gauche).

4. On constate aussi que, si le vote RN augmente dans quasi toutes les catégories sociales ou démographiques, c’est particulièrement le cas chez les personnes âgées, qui pour la première fois représentent quatre électeurs RN sur dix. D’où aussi les bons scores obtenus dans les zones rurales, où il y a proportionnellement moins de jeunes. Mais c’est à relativiser car les jeunes, eux aussi, n’ont jamais autant voté RN ! Il a essaimé partout sous ses nouveaux atours, y compris dans des bastions catholiques. Le fil historique et le récit des luttes politiques cède la place à un discours régionalistico-culturel, voire identitaire, mettant en avant des valeurs et non plus un programme d’autonomie ou d’émancipation. Comme nous l’avons souvent dit : aujourd’hui, c’est le mouvement du capital qui émancipe et déroule des autonomies qui ne sont que des autonomisations. Le terme de « trans-classe » que tu emploies pour dire que certains thèmes ne seraient plus classistes n’est peut-être pas le plus pertinent, même s’il semble plus approprié que celui « d’interclassiste » utilisé, par exemple, par Henri Simon. Si on reprend ton exemple de l’écologie ou du climat, il y a bien un lien entre le souci du climat et la place dans la hiérarchie sociale, le statut social, sans référence marquée à l’origine de classe en tant que telle. Cela était patent dans les heurts et incompréhensions qui se sont fait jour dans les manifestations des GJ quand elles rencontraient les manifestations climat. Et le slogan « Fin du mois, fin du monde » est plus resté un slogan qu’une convergence politique, mais il y a un début à tout. Si certains thèmes sont aujourd’hui propices à poser les questions au niveau de la communauté humaine (ou de l’espèce humaine suivant le langage utilisé), c’est plutôt à travers des pratiques de lutte aclassistes qu’elles doivent être appréhendées. Remonter des pratiques à une réflexion théorique ne résout pas le problème de leur rapport, mais le pose plus concrètement (exemple, comment rendre supportables le ronflement et les pétarades des motards gilets jaunes à une manifestante climat en robe à fleurs et vice-versa ?).

En fait, ce que nous avons appelé la « rupture du fil historique des luttes de classes » concerne l’ensemble des classes : il y a une rupture du fil historique tout court concernant progressisme/conservatisme ; fascisme/antifascisme. Cela fait partie de la sortie de l’histoire que nous offrent les courants postmodernes, mais ils ne l’inventent pas ; simplement ils en font soit l’apologie pour proposer leurs propres thèmes, à l’extrême droite (les « valeurs ») comme à l’extrême gauche (les « particularismes »), soit comme on le dit dans la brochure, l’histoire ressort en imageries, virtualisée.

5 – Je ne suis pas sûr qu’il faille minimiser ce qui semble se chercher aujourd’hui du côté de la démocratie sociale, telle que la critique du tract FSU-SNEsup semble le faire.

Je reprends ici un mail déjà envoyé à quelques participants à cette liste, et qui me semble pouvoir participer de cette discussion :

L’Ecole Normale Supérieure a lancé en décembre dernier un projet d’études démocratiques dont les premiers résultats, je pense, aurait bien plu à Castoriadis.

Car l’enjeu y est d’expérimenter et de trouver les moyens de travailler concrètement et démocratiquement (au sens de Casto, c’est à dire non une démocratie représentative, mais un collège de citoyens directement concernés) à la résolution des problèmes pratiques.

La logique d’une telle démarche, initiée dans une institution d’État, indépendamment de toutes appartenances partisanes et de toutes appartenances de classes, ouvre des perspectives réalistes pour une fin de la démocratie représentative aujourd’hui en crise.

Cette démocratie pratique permet de poser la question du choix de telle ou telle innovation technique, de telle ou telle recherche, du choix des investissements, de la répartition de l’argent public, ceci par les citoyens eux-mêmes. Son principe étant la reprise en main par les individus associés de la maîtrise du développement de notre société, il conduit également à mettre fin au mouvement autonome de l’économie.

Et surtout, cette réflexion n’est pas coupée de ses applications pratiques, ce n’est pas qu’une réflexion théorique.

C’est le fait que ce soit non des gauchistes, non des politiciens, mais dans un tel cadre que se mènent ces réflexions, qui me donne un peu d’espoir pour l’avenir.

Cependant, il y a bien des sujets aujourd’hui pour lesquels il n’est pas sûr que l’ensemble des personnes concernées puissent s’accorder sur une solution (on le voit à propos de la laïcité et des intégrismes religieux).

Ce projet étant un projet de démocratie appliquée, les cinq professeurs qui animent ces séminaires viennent de domaines pratiques : Laurent Berger, Claire Thoury est au CESE, Jean-François Delfraissy est médecin, président du comité d’éthique, Philippe Etienne Ambassadeur, …

Cependant, ce n’est pas demain qu’un mouvement suffisamment puissant, ayant bien compris quel est son intérêt, permettra d’accéder à la société autonome désirée par Casto.

Rendre responsable telle ligne politique, telle politique gouvernementale, du niveau de l’extrême droite me paraît vain, voire ridicule.

La démocratie représentative est bien en peine à trouver des consensus dans des périodes difficiles. La fin ou la contestation de la domination occidentale sur le reste du monde est certes légitime, mais ça se paye par une dégradation de la richesse de nos pays, et ça n’ouvre pas sur des perspectives démocratiques dans ces autres pays.

Les sociétés culturellement les plus proches de l’idéal démocratique défendu par Casto restent en occident.

Déjà à la veille de la seconde guerre mondiale, Trotsky s’inquiétait du fait que la possible faillite du schéma révolutionnaire marxiste ne signe la fin de la civilisation : les progressistes se réjouiront peut-être de ce qu’aujourd’hui on met la barre plus haut, on s’inquiète de la fin de l’espèce humaine.

Lien vers le site de l’ENS :

https://www.ens.psl.eu/actualites/la-democratie-appliquee-entre-pratique-recherche-et-formation

5. Il nous semble vain d’attendre une quelconque alternative à la démocratie représentative dans le cadre de comités d’experts travaillant dans des institutions d’État et se situant donc en décalage avec des mouvements pratiques. À la limite, la proposition de « grand débat » de Macron, en réponse au mouvement des Gilets jaunes, nous paraîtrait plus adaptée… si elle avait été convoquée de bonne foi.

Le fait que ces institutions soient indépendantes de toute tendance partisane n’est absolument pas un critère pour nous ; et puisque l’exemple cité est celui de l’ENS, il nous paraît particulièrement emblématique car cette institution, à l’égal de Sciences Po, est le chaudron d’éclosion en France de thèses postmodernes qui ne sont effectivement ni de droite ni de gauche, si on se place du point de vue de ce que ces termes voulaient dire au XIXe siècle, mais au service de tous les pouvoirs et puissances en place aujourd’hui.

Pour ce qui est de la « démocratie sociale », quelle sorte d’indépendance coté syndicats peut être mise en avant dans le contexte actuel des législatives quand on voit se multiplier les appels au vote contre le RN et même clairement pour le NFP ? Plutôt que l’indépendance ou l’autonomie, ce qui s’exprime ici, c’est le niveau d’idéologisation et d’intégration de ces structures au sein des sphères de pouvoirs. Si l’on veut encore un exemple, voici ce que l’on peut lire ce jeudi 27 juin 2024 dans un tract de la FSU-SNEsup : « la FSU appelle, avec gravité et en toute indépendance vis-à-vis des partis politiques, à voter dès le premier tour pour une véritable alternative de progrès et de justice sociale, présente dans le programme du Nouveau Front populaire ». Qu’est-ce que veut dire ici « en toute indépendance » ? Au moins FO reste-t-il à peu près cohérent sur cette question, mais sa position, comme celle de la CFTC, n’est guère commentée. Des syndicats déjà passablement affaiblis et reconnaissant que certains de leurs adhérents n’hésiteront pas à voter RN n’ont-ils pas d’autres contre-feux que d’appeler à voter LFI ? Ne comprennent-ils pas qu’ils ajoutent de la division à la division en se soumettant à des regroupements qui ont pourtant encore moins de légitimité qu’eux ?

A suivre…

Gzavier, Jacques W., Larry, le 28/06/2024

Capitalisme de commandement et commandement capitaliste

Il nous semble toujours nécessaire, du point de vue théorique comme dans des perspectives de lutte, de faire ressortir le fait que le capital est avant tout un rapport social de forces en interaction dialectique qui toutes participent, certes à des pôles différents (capital, travail, État), de sa reproduction ; et non pas un « système » essentiellement abstrait régi soit par des automatismes dont les agents ne seraient que des fonctionnaires impersonnels (cf. la notion de « capital-automate » qu’on rencontre parfois chez Marx puis Bordiga), soit par des forces plus ou moins occultes tirant les ficelles (finance, « banque juive », franc-maçonnerie, etc). 

Dans cet ordre d’idées, nous vous proposons ici un compte rendu d’une réunion débat organisée le 17 décembre 2023 par le groupe de discussion et de rencontre « soubis » autour de l’article de Larry Cohen : « Victimes, complices ou acteurs de premier plan ; le rôle des États dans le tournant dit néolibéral » paru dans le numéro 22 de Temps critiques (automne 2023).


SouBis – Compte rendu de la réunion du 17 décembre 2023

Débat avec Larry Cohen sur son article paru dans Temps critiques n° 22, « Victimes, complices ou acteurs de premier plan ? Le rôle des États dans le tournant dit néolibéral »

Larry : Pourquoi j’ai écrit cet article ? Je suis tombé par hasard sur l’article de Jack Copley [auteur du livre Governing Financialization, sur le Royaume-Uni], qui m’a intrigué : je pourrais jeter trente ans de Monde diplomatique car son discours sur le tournant néolibéral est faux. Tournant oui, mais pas la forme exposée jusque-là. Donc je me suis proposé d’approfondir le sujet, sachant que les auteurs qui ont écrit sur le sujet l’ont tous fait en anglais ou en allemand. La question qu’il y a derrière, c’est : quel est le rôle de l’État dans l’économie capitaliste ? En France le débat sur ce point s’est peu ou prou éteint après Poulantzas. Se focaliser sur les USA et la Grande-Bretagne est justifié, car ces deux pays ont été les premiers à faire ce tournant, et aussi compte tenu de l’impact mondial des USA et l’impact de la politique de Thatcher.

J’ai découvert dans ces livres que curieusement le travail idéologique de préparation par les courants néolibéral ou ordolibéral existait bien, mais que ce n’est pas ce qui a enclenché le mouvement. Et que ce ne sont pas les banques non plus. Tout s’est joué au niveau des États. Daniel a dit dans un de nos débats que Castoriadis n’avait pas voulu voir à quel point l’économie capitaliste s’était imposée et  n’avait voulu voir que le poids du rôle de l’État. Mais Castoriadis n’avait pas si tort que ça. Mes lectures montrent plutôt que les acteurs de ce changement, ce sont les États.

On peut se demander : quel est l’intérêt de le savoir ? Je pense que ce n’est pas anodin ; l’idée que les pauvres États ont subi impuissants la menace des grandes entreprises de délocaliser ne tient pas la route.

Pierre-Do : J’ai été très intéressé par ce texte. L’idée que la responsabilité du tournant néolibéral de l’économie capitaliste provient essentiellement des grandes entreprises, du secteur bancaire, des idéologues néolibéraux, c’est aussi une manière d’évacuer la question de la responsabilité politique de l’Etat. L’économie capitaliste demande avant tout deux types d’action à l’État : d’une part de favoriser l’extraction de la plus-value en assurant des conditions optimales à sa reproduction : transports, santé, éducation, aides et subventions publiques au secteur privé en cas de difficultés ; d’autre part de s’immiscer le moins possible dans l’économie. Dans le contexte de la mondialisation du marché et des échanges, et ultérieurement du déficit des dépenses publiques en Europe de l’Ouest, l’État dit « surchargé » a cherché, pour résister à la double pression du marché et de la pression sociale, à s’alléger politiquement en se plaçant volontairement sous la contrainte d’organismes supranationaux, OMC, FMI, UE… et au niveau micro-économique en initiant graduellement : privatisations, réforme des systèmes de retraite, de santé, d’éducation. Tout cela en tentant d’éviter l’affrontement social massif. En dernier ressort est posée la question de la légitimité de l’État. C’est bien l’État qui décide, dans le cadre contraint auquel il a volontairement consenti, de la redistribution des richesses, des aides aux secteurs de l’économie capitaliste qu’il souhaite favoriser. Enfin l’État possède l’appareil coercitif pour faire appliquer les mesures prises en particulier les plus socialement funestes.

Larry : Selon les auteurs canadiens que je cite, Panitch et Gindin, casser le mouvement ouvrier américain était encore plus important que casser les mouvements ouvriers européens. La défaite de la grève des aiguilleurs du ciel a ouvert les vannes qui ont permis aux entreprises de négocier les salaires et les conditions à la baisse. Pourquoi aux USA ? Parce qu’ils représentaient encore 25 % de la production capitaliste globale.

André : Oui, il me semble que c’est bien ce qu’il faudrait comprendre, pourquoi les luttes ouvrières deviennent si violentes au tournant des années 70-80, qu’est-ce qui explique le basculement néo-libéral ? L’idée d’un État qui n’est pas la marionnette des grandes entreprises m’a intéressé. Mais ton argumentation part sur deux des grands thèmes des années 80-90 : la critique de la mondialisation et celle de la financiarisation. Pour la financiarisation, tu dis : le manque de rentabilité des entreprises, la baisse de leur taux de profit, a poussé celles-ci à placer dans la sphère financière l’argent qu’elles n’avaient plus intérêt à investir dans leurs propres activités, thèse défendue par beaucoup d’économistes. D’après toi, cette baisse serait due aux taux d’intérêt très élevés. Mais la mise en place de cette politique monétaire par le président de la réserve fédérale Paul Volcker pour lutter contre l’inflation arrive après cette baisse du taux de profit. La très nette baisse du taux de profit s’observe sur la période 74-75 jusqu’à 80-82 en Grande-Bretagne et en France, peut-être un peu plus tôt aux USA. Dans ton article la politique monétaire occupe une grande place, tant dans le cas de la financiarisation que dans celui de la mondialisation. Je pense qu’à tout le moins c’est discutable.

Larry : Ce n’était pas mon propos d’expliquer la baisse du taux de profit. La concurrence grandissante subie par les USA, qui a mis à mal leur domination de l’économie mondiale, a fait que les marges bénéficiaires ont rétréci (les capitalistes n’aiment pas beaucoup la concurrence en fait). Cela explique donc pourquoi les entreprises étaient en difficulté, mais pas leur orientation vers la finance. Greta Krippner [autrice de Capitalizing on Crisis, sur les USA] a pu s’entretenir longuement avec les acteurs de l’époque. Les pays développés ne pouvaient pas assumer les taux d’intérêt de 20 % atteints aux USA sous l’effet de la politique anti-inflationniste de la Réserve fédérale sous Paul Volcker. La fronde contre cette politique de taux élevés de dollar fort a été menée par la Business Roundtable, dont le texte a été rédigé par le patron de Caterpillar, qui a presque demandé : « Vous voulez désindustrialiser notre pays ? » Avec un dollar fort on n’arrive pas à exporter, mais avec un taux d’intérêt élevé c’est intéressant d’investir dans des outils financiers.

André : On peut également discuter le point de vue que tu adoptes : l’État a en main les instruments monétaires (keynésianisme). Il est intéressant de prendre la thèse d’autres économistes comme Michel Husson ou ceux de la théorie de la valeur pour qui le tournant néolibéral est le produit d’une crise structurelle du capital. L’industrie automobile n’est plus rentable. La survaleur extraite est insuffisante. Pourquoi les luttes sociales en Grande Bretagne devenaient-elles aussi violentes ? Durant les années 70, les travaillistes cherchent à sortir de la crise, c’est-à-dire à restaurer un taux de profit suffisant, et n’y arrivent pas. Ce seront ces nouvelles politiques dites néolibérales qui vont permettre le rétablissement des taux de profit à leur ancien niveau (cela au détriment des rémunérations, de l’emploi, des conditions de travail, des solidarités nationales, des services publics). Je pense qu’il est important de discuter de ces thèses, car selon l’explication que l’on a de ces crises, la critique et les luttes dans lesquelles on s’engage peuvent être très différentes.

Pierre-Do : Il y a un ajournement continuel de la crise structurelle du capitalisme. Cette crise n’a pas l’effet décrit par la théorie marxiste. Car le capitalisme continue à fonctionner pas trop mal. Il y a eu déplacement de la lutte de classe vers une lutte fiscale (« lutte des taxes ») dans les années 80-85.

Larry : James O’Connor a écrit au début des années 1970 que c’était ce qui se profilait. Ce que dit André ne contredit pas ce que je soutiens. Les États ont agi sous l’effet d’une pression objective : le gâteau à répartir avait rétréci. Si les États avaient agi autrement, je ne sais pas quelle forme la crise aurait pris. Je veux seulement mettre en avant des aspects sous-estimés à gauche.

André : Je trouve très intéressante ta thèse principale, le fait que les politiques menées ne sont pas dictées par tel ou tel pouvoir occulte. On constate que les gouvernements ont très peu de marge de manœuvre. La même politique se met en place partout, par des gouvernements de droite comme de gauche.

Larry : Une voie a été essayée mais pas prise au sérieux par des gens comme nous, celle préconisée par l’union de la gauche, qui était une autre façon de réagir. Est-ce qu’il était possible de convaincre le gouvernement allemand de faire cause commune sur cette base ? S’il avait refusé le tournant néolibéral, on ne sait pas ce qui se serait passé.

Pierre-Do : En 1981 la gauche dite « plurielle » n’aurait eu aucune chance de succès en proposant une politique économique néolibérale. Plus tard Mélenchon, pour se faire élire, faisait essentiellement des propositions de redistribution différente de la richesse sans toucher aux fondements du système capitaliste.

Gianni : Tu dis qu’à l’origine du tournant il y a à la fois la crise fiscale de l’État et une baisse de la productivité qui les empêchent d’ouvrir les cordons de la bourse pour acheter la paix sociale. Mais un aspect des choses me laisse perplexe : l’endettement des États ne baisse pas, il y a seulement redirection de l’investissement public vers d’autres investissements, avec recours à la répression une fois qu’on ne peut plus acheter la paix sociale. La révolution informatique a supposé d’énormes investissements de la part de l’État ; or ces investissements ont coupé l’herbe sous les pieds aux salariés, donc sapé les rapports de force qui leur permettaient d’obtenir des avancées – rendant les salariés « inessentiels », pour utiliser le vocabulaire de Temps critiques. Tu n’abordes pas cette question.

Pierre-Do : L’endettement et le déficit public : on vient bien comment c’est devenu une méthodologie de gestion de l’État. Il y a mise en avant constante d’une contrainte présentée comme supranationale. Contrainte établie par l’UE à partir de ce qu’Alfred Sauvy avait écrit en 1952sur le niveau de déficit qui permettrait d’avoir une gestion saine des finances publiques. Les 3 % sont devenus un dogme, constamment remis en question mais maintenu comme ligne de conduite, et utilisé par l’Etat pour justifier les privatisations par exemple. Le prix ridiculement bas de l’action France Telecom mise en vente par l’État, c’était une façon d’accoutumer les gens au système boursier et  par là de dévier la colère sociale. L’ajournement de la dette structurelle se fait à travers un certain nombre d’artifices. Point intéressant dans l’article : l’importance de l’adhésion de la population à ces programmes. Au bout d’un moment, c’est le public qui devient cogestionnaire. Il a le sentiment de faire un choix devant une offre de services, que ce n’est pas l’État qui l’impose. Bien sûr il faut avoir obtenu auparavant un consensus public, une intégration idéologique de secteurs entiers de la population au système.

Nicole : Sous le « néolibéralisme », il y a eu aussi une transformation de la nature de l’État. En France, la décentralisation a beaucoup transformé le paysage politique, avec des décisions qui se prennent désormais à niveaux multiples, et pas toujours de façon cohérente, mais qui impliquent bien plus la population notamment à travers le tissu associatif.

Larry : C’est ce que Temps critiques appelle l’État-réseau. Jusqu’où va l’État ? Il y a à ça une dimension technique, mais il est plus intéressant de comprendre ce que ça implique socialement. C’est appuyé par une partie de la population, militante pour une partie d’entre elle. Exemple avancé par Todd : dans son coin de Bretagne, une soixantaine de personnes sont mobilisées pour aider une seule famille de réfugiés ; on pourrait penser que ce devrait être la tâche de l’État. Cette évolution vers l’État-réseau représente aussi une manière de répondre aux attentes de la population. En 2015 en Allemagne, les associations caritatives ont été débordées par les demandes des citoyens volontaires pour accueillir la vague des réfugiés. L’argent public est là, mais l’action est faite par d’autres agents que l’État.

Jackie : La décentralisation, c’est quand même un phénomène franco-français.

Monique : C’était une revendication sociale en raison de la grande centralisation du pays héritée de l’histoire. La gauche s’est fait plaisir idéologiquement en la mettant en œuvre. Mais l’abondement des collectivités locales par l’État central a toujours été insuffisant. Et la gauche a largement participé à ce phénomène.

L’idée que l’État est une marionnette aux mains du capital ne tient pas la route dès que l’on se renseigne un peu. Même chez Adam Smith il est expliqué que, pour que le marché fonctionne, il faut un État qui crée des structures juridiques adaptées. Balancer l’État, c’est l’idée des libertariens (Rothbard). Même Marx lorsqu’il analyse la Commune reconnaît une certaine autonomie de l’État. Le pouvoir des entrepreneurs est réel, mais ils n’ont pas de force de frappe. La répression est la tâche de l’État. L’État démantèle les services publics et assure la répression.

Il y a une chose que je n’ai pas bien comprise : pourquoi à la fin des années 70 il y a une rupture fiscale ? Je me souviens d’une période où la dette publique n’était pas une obsession. Le dogme de la dette est apparu au début des années 80.

Larry : C’est un problème européen plus qu’américain. L’Allemagne a l’obsession, pour des raisons historiques, de la stabilité financière et économique. Mais cela n’est pas pire que la méthode italienne qui consistait à distribuer de l’argent ici et là puis de temps en temps à dévaluer la monnaie. Streek dit qu’un pays peut choisir d’opter pour l’équilibre économique ou pour l’équilibre social – en gros, la division entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud.  La France est en position intermédiaire. Depuis les années 80, on ne compte pas les gouvernements qui ont voulu réduire ceci ou cela. La France est plutôt du côté des pays égalitaires. Certes on va dans le sens de l’inégalité, mais depuis vingt-cinq ans. Rien à voir avec ce qu’ils se sont permis aux USA et en Grande-Bretagne.

Henri D : Les États sont intervenus massivement pour sauver les banques en 2008, au détriment de la population. L’État est bien au service des puissants.

Larry : Oui, mais ils l’ont fait surtout pour maintenir l’équilibre du système. Il fallait sauver les banques. Pendant la crise des subprime, la Réserve fédérale a ouvert avec l’UE une ligne de swaps de devises donnant accès à une quantité quasi illimitée de dollars. Sans ça, on aurait eu une crise bien pire que celle de 1929. Et ils ont en grande partie réussi. Le niveau de vie a baissé, certes, mais ce n’est rien par rapport à ce que c’était en 1929. Un de mes profs de lycée aux USA, fils de paysans du Sud profond, évoquait une armée de gens venue quémander du travail sans salaire, en échange d’un repas pour la famille.

Henri S : Il y a une question centrale, à savoir le déséquilibre dans la loi de l’offre et la demande, quand l’offre ne répond pas à la demande. Le taux d’inflation est la pomme de discorde de tout le système. Tous les États font des efforts pour la contrer.

André : Wolfgang Streeck que tu cites avait publié dans Le Monde diplomatique en 2008 un article décrivant les diverses politiques mises en place depuis le début des années 70 pour tenter de résoudre la crise tout en achetant la paix sociale. L’endettement explose à partir des années 80. La première manière d’acheter la paix sociale, dans les années 70, c’est l’inflation, mais ça ne marche pas. La politique néolibérale se met alors en place, lutte contre l’inflation, envol de la dette publique. Vu l’ampleur prise par la dette, l’État cherche à en faire porter le poids par le public en desserrant fortement les règles encadrant le crédit aux ménages ; la crise des subprime en découle.

Larry : Les auteurs canadiens disent que l’offre de crédits immobiliers à des gens aux très faibles moyens ne peut se comprendre sans tenir compte de la stratégie d’intégration de la classe ouvrière par la propriété : le cadre est idéologique au moins autant qu’économique.

André : Idem pour les participations au capital des entreprises proposées aux salariés.

Larry : A la fin des années 50, on était encore dans un niveau de vie très bas. L’endettement des États, au fond, je m’en fous. La dette américaine des années Reagan et après était astronomique et ils ont réussi à l’endiguer.

Henri S : La pandémie a limité la production, donc l’inflation.

Larry : Je voudrais revenir à un aspect qui m’est cher car il rejoint un débat qui a eu lieu à Socialisme ou Barbarie. Habermas parlait de crise de légitimation – on n’est pas très loin des thèses de Castoriadis. Il disait que c’est le succès même de ce type de capitalisme qui va faire perdre de sa légitimité au système ; or ça ne s’est pas produit à l’époque, comme n’ont pas manqué de le signaler des critiques comme Perry Anderson, de la New Left Review. Mais je pense que cette délégitimation du système, on est en train de la vivre maintenant. Il y a dans l’air un anticapitalisme certes superficiel, mais qui traduit une certaine perte de légitimité des institutions. Les défenseurs du marché se font très très discrets depuis 2008.

André : Musk réclame moins d’État.

Nicole : Dans une conception devenue commune aujourd’hui au moins à gauche, le tournant néolibéral est associé à la montée des inégalités. Tu ne dis rien de cet aspect des choses, pourquoi ?

Larry : Mon texte parle très peu de l’actualité. Il y a aujourd’hui la question des inégalités, mais aussi celle des discriminations. Autrefois on disait que toute la classe ouvrière était soumise à l’exploitation, et qu’il s’agissait de la faire progresser ensemble. Aujourd’hui, c’est : que les meilleurs gagnent, qu’ils soient noirs, handicapés ou trans. Le système d’accès aux facs d’élite est accepté aux USA malgré ses inégalités fondamentales, puis dans ces facs on chipote sur la représentation des minorités… Par exemple, Louis Maurin, fondateur de l’Observatoire des inégalités, n’a aucune culture politique qui aille au-delà du keynésianisme. Dans la gauche française, c’est la nostalgie de l’époque keynésienne. Je ne sais pas comment faire comprendre à nos interlocuteurs plus jeunes que réduire les inégalités ne réglerait pas le problème. Quand le gâteau n’est pas en expansion, il y a des choix douloureux à faire. Quand c’est l’État qui les fait, cela comporte un risque politique. Quand ça vient de mécanismes en apparence de marché, comme avec la déréglementation, on peut dire : c’est pas nous, ce sont les taux qui nous l’imposent. Or c’est la Banque centrale et pas les marchés qui gère les taux d’intérêt.

Henri D : Il va y avoir un mur : quand il n’y aura plus de services publics, avec de plus en plus de pauvres, ça va devenir ingérable.

André : Le secteur de la santé représente encore 15% des dépenses publiques.

Gianni : Il y a des dépenses publiques non inflationnistes, notamment les dépenses militaires (pour aider l’Ukraine par exemple). 413 milliards d’euros programmés sur sept ans…

Pierre-Do : Les deux fonctions de l’État : créer les conditions nécessaires à l’accumulation du capital, ce qui a un coût ; et acheter la paix sociale ou organiser la guerre sociale (rôle coercitif). C’est en 68 que j’ai eu le sentiment d’une délégitimation de l’État, puis de nouveau avec le mouvement des gilets jaunes. Il y a eu une lutte des taxes très violente à ce moment-là, avec une violente réponse militaire de l’État. Puis est arrivée la crise du Covid, avec le « quoi qu’il en coûte » et les confinements majoritairement respectés, et l’État s’est appuyé sur de nouveaux outils de contrôle.

Monique : L’éducation fait aussi partie des fonctions de l’État. Or on est arrivé à un point où cela est devenu dysfonctionnel, ça se délite. On ne sait même plus quel type de formation va être utile dans les années qui viennent. Mais surtout, alors que l’éducation nationale servait malgré tout à intégrer les individus, aujourd’hui elle semble être la fabrique des exclus, condamner certaines catégories à être des « superflus », comme disait H. Arendt.

Pierre-Do : il y a une forme de privatisation de l’école, une partie des couches sociales s’oriente vers le privé.

Helen : Aux USA, le fait qu’une bonne partie de la population est sous-instruite ne pose pas problème aux dirigeants. D’ailleurs il y a toute une partie de la population américaine noirs et « petits blancs » pauvres, qui sont exclus, économiquement et socialement, et personne ne s’en soucie.

Larry : Il y a aussi le phénomène d’importation massive de personnel qualifié aux USA. Si un pays peut le faire aux frais d’autres pays, pourquoi payer une scolarité normale aux enfants du pays ? On parle de morts de désespoir aux USA, les taux de drogue et de suicides ont explosé, bien au-delà des ghettos noirs. Mais est-ce que tous les pays peuvent se permettre de jouer là-dessus ? Ce n’est pas évident.

André : Un gouvernement qui ferait le choix d’abandonner l’éducation d’une grande partie de la population me semble d’une grande absurdité, ce serait aller vers une société très violente, la fin de la société. Les gouvernants peuvent-ils dire : on s’en fout ? Je ne le crois pas, je pense que les difficultés du système éducatif relèvent de multiples causes, sociales, économiques culturelles, historiques ; mais pas d’une volonté délibérée d’abandonner l’instruction du plus grand nombre.

Larry : Je ne dis pas qu’un comité central l’a décidé, mais si une entreprise cherche à recruter du personnel compétent et y arrive…

Monique : Ce n’est pas un complot mais une pente vers laquelle ils sont entraînés.

Henri D : On parle de métiers en tension, mais on ne dit jamais que si les boulots étaient bien payés le problème serait résolu.

Larry : Larry : Tout à fait. La question est : à quel prix ? Quand la voirie des villes américaines payaient de hauts salaires, par exemple, personne ne faisait la fine bouche devant ce type d’emplois.

André : Aux USA, il y a un clivage dans la société qui est effrayant. Des dirigeants politiques fous prennent le pouvoir un peu partout…

Larry : Le rôle traditionnel des États-nations n’a pas disparu dans les discours aux USA, Trump peut tenir ce langage. Mais entre la France, la Belgique, l’Allemagne… je ne vois pas quelles sont les tensions qui pourraient alimenter ce discours. Les jeunes européens ne semblent pas avoir une forte identité nationale.

Nicole : Une fois pris en compte le rôle décisif des États dans le tournant néolibéral, quel serait d’après toi le discours anticapitaliste cohérent à tenir aux nombreux « anticapitalistes » avec qui on est amené à discuter ?

Larry : Je me pose cette même question, vu mon expérience récente dans un débat à Figeac. J’essaie de m’adresser à ceux qui veulent renforcer l’État pour parvenir à une situation plus humaine pour leur dire que c’est une illusion.

Gianni : Il faut remettre l’accent sur l’exploitation et sur le fait que le capitalisme est un rapport social.

Helen : Convaincre qu’il faut avoir une vision un peu complexe des choses.

Nicole : Oui, mais la complexité sert aujourd’hui d’argument pour à peu près tout…

Larry : Le discours du type « c’est la finance qui dirige tout » est omniprésent. Même Trotsky, qui se piquait d’être le plus révolutionnaire de tous, ne pouvait pas s’empêcher de simplifier son message en parlant des 200 familles. C’est un problème qui se pose à nous tous ici, de poser autrement la question de l’anticapitalisme, et en des termes compréhensibles.

Vient de paraître : Temps critiques #22

Automne 2023

Les déchirements du capitalisme du sommet

Sommaire :

L’activité critique et ses supports – Temps critiques

Géopolitique du capital – Jacques Wajnsztejn

Travail et temps hors-travail, un couple en évolution – Gzavier & Julien

Victimes, complices ou acteurs de premier plan ? Le rôle des États dans le tournant dit néolibéral – Larry Cohen

Bifurcation dans la civilisation du capital II – Mohand

Races et révolution du capital : l’exemple américain – Larry Cohen & Jacques Wajnsztejn

Actualité de l’histoire niée – Jacques Wajnsztejn


Commandes :

Le numéro : 10 euros (port compris)
Règlement par chèque à l’ordre de :
Jacques Wajnsztejn / 11, rue Chavanne / 69001 Lyon

Abonnement pour 2 numéros (dont abonnement à la liste de diffusion du blog pour Suppléments et Hors-séries) : 15 € (port compris), soutien : à partir de 35 €


Présentation du numéro

– Certains ont tendance à voir dans toutes les luttes initiées en France depuis celle contre le projet de loi-travail, une même « séquence » qui deviendrait cumulative par la transmission d’une mémoire de lutte rendue possible par la fréquence des moments internes de la « séquence ». Ce n’est pas notre position. Nous ne pensons pas qu’une constante de l’agitation puisse signifier un approfondissement de l’insubordination sociale à partir du moment où chaque mouvement, quand il vient à buter sur ses propres limites ne peut constituer un marchepied pour la lutte suivante et ce, quel que soit le niveau de lutte et de satisfaction que nous ayons pu y connaître. Nous l’avons expérimenté récemment, par exemple, quand nous avons décidé d’abandonner notre activité au sein des Gilets jaunes, une expérience devenue progressivement sans perspective ni objet autre que de se raccrocher à de nouvelles manifestations et actions quelles qu’en soient la provenance et les objectifs (antivax, antifa, anticapitaliste). Cela ne veut pas dire que l’expérience de lutte ne sert à rien, mais elle n’est pas une garantie de saisie de ce qui apparaît de nouveau.

– Il ne s’agit pas d’abandonner la dialectique au profit soit d’une pensée non dialectique, car affirmative immédiatement d’un sens insurrectionniste plus ou moins latent : le « temps des émeutes » comme stratégie politique, les pratiques du Black Bloc comme tactique ; soit d’une autonomisation de la théorie (la théorie comme enchaînement de concepts qui s’affineraient au cours du temps) parallèle à une autonomisation du capital par rapport au devenir de l’espèce.

Le rapport entre critique et pratique est certes celui de la discontinuité, mais dans l’interaction. Il n’y a donc pas d’unité a priori de cette critique, d’où le fait que certains relais de cette critique (revues, réseaux) ne cherchent pas l’unité à tout prix, mais composent avec des réflexions composites sans se soumettre au cadre imparti par un « programme communiste » qui n’existe pas et défendu par un Parti qui n’existe plus, même sous sa forme « imaginaire ».

– La guerre russe, un événement éminemment politique, contredit ce que le processus de globalisation et la division internationale qui y était liée ont produit depuis quarante ans, à l’abri des États pourrait-on dire, même si la « révolution du capital » ne s’est pas faite contre eux.

Les effets de cette guerre conjugués à la crise sanitaire qui a précédé accélèrent de fait la mise en place de ce que les divers centres décisionnels, publics ou privés, appellent la transition écologique et énergétique. En effet, la globalisation et la mondialisation des échanges, qui ont remplacé les formes impérialistes et colonialistes du capital, nécessitent une paix globale, paix armée il est vrai, malgré la décroissance des dépenses militaires jusqu’à la récente guerre et la limitation de certaines armes, mais paix quand même et un effacement relatif de la puissance des États dans leur forme nation. Le retour des tendances souverainistes peut être considéré, à ce propos comme un premier « déchirement » du capital global.

Si le G20 et autres organismes internationaux et leurs cohortes d’experts économiques pensaient imposer une taxe carbone pour « respecter » le climat et la planète, l’événement que constitue la guerre russe bouleverse le bon ordonnancement des choses capitalistes. En effet, les grandes entreprises privées ne sont pas sur les mêmes objectifs et surtout la même temporalité que les États, ne serait-ce que parce qu’elles prospèrent sur la base de coûts cachés (émissions de carbone, exploitation de différentiels sociaux avantageux, dumping fiscal), qui ne sont pas pris en compte dans la régulation globale. Il s’ensuit qu’il ne peut y avoir de « plan du capital » univoque au niveau de l’hypercapitalisme (niveau I de la domination capitaliste). C’est un second déchirement.

Toutes ces difficultés rendent problématique l’arbitrage interne sur la richesse et la redistribution au sein de chaque État (niveau II), entre fin du monde et fin du mois, avec, en mémoire le mouvement des Gilets jaunes en France. C’est un troisième déchirement.

– Dans la société du capital tout tend à être englobé et capitalisé, du travail au temps libre et du temps libre au travail, dans un seul continuum. C’est désormais la distinction travail-hors travail qui est ténue. Travail contraint et marges de gestion ludiques peuvent jouer aussi bien dans le même sens que dans un sens contraire, comme on a pu le voir récemment pendant la crise sanitaire avec le développement du télétravail et son double aspect de liberté plus grande et de contrôle accru. Avec le degré d’avancement du processus d’individualisation dans sa forme post-moderne et ses tendances à « l’égogestion », c’est la sphère privée au sens où on l’entendait au sein de la Modernité, c’est-à-dire comme une sphère de préservation, de défense, de mise à l’abri, qui disparaît ; elle est dorénavant incluse dans la capitalisation de toutes les activités avec l’accord implicite ou explicite de tous les individus qu’ils pratiquent Facebook et le selfy ou revendiquent que « le privé est politique ».

Le capital est bien toujours un rapport social de domination que nous reproduisons chacun à notre niveau et non pas un « système » extérieur qui nous dominerait.

Un moment de révolte émeutière

1) Tout d’abord, un point essentiel dans le glissement sémantique qui s’est produit entre 2005 et 2023, y compris dans Temps critiques. Ainsi, alors que dans notre article du n°14 (« La part du feu ») nous faisions état d’une révolte des banlieues que nous étions à l’époque peu nombreux à saluer sans la mythifier, aujourd’hui, y compris donc au sein de la revue, si on en croit quelques courriers ou discussions orales, il semblerait que la question de la révolte soit passée au second plan ou même soit occultée par l’insistance nouvelle portée sur le phénomène « émeute », comme s’il surdéterminait ou concentrait tout ce qu’il y a à dire sur le sujet. Or, l’émeute n’est qu’une expression concrète, sous une forme particulière, de cette révolte première basée sur une colère et des émotions qui ne trouvent plus de transcription politique. Si on laisse de côté la situation américaine, la pratique émeutière s’origine en France dans de nouvelles formes de violences urbaines en provenance des « quartiers » ou banlieues dès la fin des années 1970((Le pillage du quartier latin le 5 juin 1971 constitue ici une grande première émeutière, mais liée au contexte particulier des luttes de l’époque, fruit d’un « alliage » entre anciens protagonistes de mai-juin 1968 et jeunes prolétaires dont l’origine géographique n’est pas majoritairement banlieusarde, contre ce qui fut le lieu symbolique de la révolte devenu une vitrine de la marchandise capitaliste. Le pillage y est alors une pratique clairement politique (cf. les revues ICO et Négation, le Voyou à l’époque), même s’il est dénoncé par les groupes gauchistes comme une provocation.)). Mais leur caractère limité géographiquement, puis le développement de pratiques alternatives plus « politiques » comme la « marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983, qui a produit une reconnaissance politique de ce mouvement, au moins à gauche, n’ont pas constitué un terreau fertile au développement de nouvelles pratiques émeutières, malgré l’émergence de nouveaux courants « radicaux » faisant l’apologie de l’émeute((Par exemple de petits groupes comme Les fossoyeurs du vieux monde (http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/autonomies/fossoyeursvieuxmonde/lesfossoyeursduvieuxmonde-n04.pdf ; puis plus tard et de façon plus médiatique, le journal Mordicus.)). La surprise n’en a été que plus grande en 2005 quand la révolte a tout à coup signifié l’échec des différentes politiques de la ville et le décrochage progressif de certains territoires. Déjà à l’époque l’incompréhension a été grande du fait que les « émeutiers », en attaquant des bâtiments publics où des biens privés de leurs propres quartiers, creuseraient leur propre misère. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont restés isolés dans ce qui est devenu pour la postérité une « révolte des banlieues » (de certaines en fait) puisqu’elle ne s’est pas étendue aux villes et a fortiori aux centres-villes((L’existence ultérieure du Comité Adama n’a jamais rappelé une influence telle celle de la « Marche », et la création des « Indigènes de la république » puis du PIR n’a pas atteint celle de SOS racisme. Quant aux candidatures sur les listes politiques des partis en vue des élections, elles ont été certes plus nombreuses, mais le plus souvent freinées par une inscription sur ces listes à des places difficilement éligibles.)). Or, la révolte de l’été 2023 n’est pas qu’une révolte des banlieues, puisque contrairement à 2005, elle concerne aussi les centres-villes. Elle n’est donc pas exclusivement le fait des jeunes des banlieues, mais de jeunes en général qui pratiquent des formes d’action directe déjà présentes dans la seconde phase de la lutte sur le dernier projet de retraite, à savoir après le passage en force de l’article 49.3. Une nouvelle donne pendant laquelle les débordements commis par des manifestants ou la « casse », au sein même de la manifestation et non pas seulement à sa tête, de cibles économiques et financières étaient déjà nombreux. Pourtant, personne n’y trouvait vraiment à redire ; cela fut encore moins jugé inadmissible par les autres manifestants. Après les grèves « par procuration » qui devinrent une habitude à partir de 1995 et semblaient ne poser de problème à personne, on eut droit à des affrontements avec la police (Black Bloc, autonomes ; membres du cortège de tête) et à de la « casse », par procuration là aussi ; a minima sous forme d’applaudissements, mais parfois aussi en faisant bloc pour ne pas isoler les manifestants les plus actifs et offensifs. Cela fut à vrai dire facilité d’une part par un service d’ordre syndical assez faible en nombre et peu déterminé, et d’autre part par une police recevant des ordres à géométrie variable et sans grande lisibilité ou cohérence, selon certains responsables du service d’ordre. Darmanin seul y vit alors la main de « black bourges » et « d’enfants de bonne famille » (24 mars 2023) avant de traiter les émeutiers de banlieues de « délinquants » (4 juillet 2023).

La carte des émeutes ne correspond pas à celle de 2005. À l’époque, elles avaient clairement lieu dans les quartiers les plus pauvres de France où régnait un sentiment d’abandon de la part de l’État et des pouvoirs publics. La carte des incidents actuels ne confirme pas cette caractéristique. On peut d’ailleurs noter que Nanterre n’avait pas connu de troubles en 2005. Paris intramuros y avait aussi été épargné alors que là on observe aujourd’hui un grand nombre de manifestations, d’affrontements et de casses dans le centre de Paris, de Lyon, Marseille, Rennes, Toulouse, Montpellier, etc. En effet, depuis 2017, il ne s’agit plus de l’équivalent d’un « Dix ans ça suffit » adressé par les manifestants de mai 1968 à de Gaulle, mais d’un sentiment de haine vis-à-vis de Macron ; un sentiment qui pousse à une sorte de solidarité basique contre des mesures gouvernementales et policières qui n’apparaissent plus comme des dysfonctionnements ou des bavures, mais, à tort ou à raison, comme un « système » ou plus justement qui semblent faire système((Cf. l’engrenage que représentent politique du chiffre, contrôles d’identité sans délit, amendes.)). Un contexte et une prise de conscience qui n’est pas toujours politique au sens strict de l’ancienne conscience politique de gauche ou de la conscience de classe, mais qui ne se réduit pourtant pas à un « ressenti », car cette tendance du pouvoir à privilégier la répression par rapport à la prévention s’est objectivée à partir des années 2000. En effet, cette « conscience » ne faisait que poindre dans les années 2005-2006 et surtout elle n’était pas autant partagée. La coupure entre révolte dans les banlieues d’une part et mouvement contre le CPE étudiant d’autre part était apparue comme totale, alors que moins d’un an séparait les deux phénomènes. Il est vrai que des tensions entre jeunes pendant des manifestations anti-CPE, avec pratiques de dépouille et affrontements physiques parfois, avaient de quoi désespérer.

Nous ne sommes plus dans cette situation. Un « alliage » et non pas la tarte à la crème du discours syndicalo-gauchiste sur la « convergence », s’est construit entre fractions diverses de la jeunesse et certaines couches ou catégories sociales engagées préalablement dans une lutte contre le pouvoir en place. Cet alliage qui semblait improbable s’est forgé progressivement dans une certaine exemplarité des luttes depuis 2017 et non pas sur la base d’intérêts à défendre. La présence d’une diversité sociologique, politique et générationnelle de manifestants plus importante qu’auparavant, le développement des cortèges de tête, les initiatives des Gilets jaunes et certaines actions directes contre les grands projets capitalistes (Notre-Dame des Landes, le TGV Lyon-Turin, Sivens et les grandes bassines) ou d’autres sur le climat témoignent de cet alliage où il n’est pas question non plus de chercher et trouver une quelconque « intersection » possible. Il s’est exprimé concrètement par une similitude des pratiques entre certaines des actions directes dans les centres-villes et les déambulations sauvages qui se sont produites pendant les nuits de la fin de la lutte contre le projet de retraite. Il y a eu une même volonté de prendre le contrôle de la rue et des axes de circulation. Pour les uns, c’est parce que, depuis les Gilets jaunes, ce contrôle est devenu un enjeu dépassant largement la question du lieu exact (cf. les ronds-points) puisque les trajets et même le droit à manifester sont de plus en plus remis en cause ; pour les autres, les sans-pouvoirs et sansreprésentants, il s’agit de prouver son existence et éventuellement sa puissance potentielle ou latente, là où la puissance publique n’apparaît plus clairement que policière, et éventuellement de dépasser, comme les Gilets jaunes avant eux, cette territorialisation, parfois plus subie que choisie, en s’aventurant jusque dans le cœur des villes, lieux de pouvoir et de consommation.

L’embrasement est certes beaucoup plus général qu’en 2005 du point de vue géographique et du nombre de participants((Bien sûr, aucune comptabilité des manifestants n’a été réalisée. Des estimations circulent cependant. Certaines sont à considérer. Elles sont fondées sur les nombres de bâtiments incendiés ou dégradés (2500), de véhicules incendiés (6 000), d’interpellations (3 500 dont plus de 1 000 mineurs), de policiers déployés (45 000), ce qui, en comptant 1 policier pour 2 émeutiers (plus la mobilisation de 60 000 pompiers) et en tenant compte des autres données, donne un résultat autour de 100 000 personnes. Il est fort probable que cette estimation soit bien en-deçà de la réalité. Quoi qu’il en soit, nous l’avons dit plus haut, il ne s’agit en rien d’un phénomène « de masse ». Si masse il y a eu, c’est du côté de la mobilisation policière, qui fut totale.)). Mais la dimension émeutière reste minoritaire : beaucoup de protestataires subissant les mêmes conditions difficiles ou discriminations en restent à des pratiques plus défensives ou respectueuses de l’ordre comme les « marches blanches ». Ce sont pratiquement toutes les banlieues et aussi les derniers quartiers populaires des villes, qui sont concernés((Par exemple à Lyon, les 7e, 8e et 3e arrondissements et à Villeurbanne, qui ne peut être considéré comme une banlieue.)), et dans toute la France des centaines de communes de taille diverse. Par ailleurs, comme pendant le mouvement des Gilets jaunes, les petites villes sont aussi touchées, mais comme nous le repérions déjà dans notre article du n°14 et aussi dans l’analyse du mouvement des Gilets jaunes, si la révolte essaime ou se propage de partout, la révolte n’est toujours pas une révolte de masse ; même et sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles elle reste émeutière ou infra-politique. Cette dernière caractérisation n’est pas pour nous infâmante, d’autant qu’elle servit déjà, pour certains, à délégitimer la révolte des Gilets jaunes.

De cette focalisation sur les émeutes, il en ressort forcément une interprétation en termes soit insurrectionnistes (l’apologie pure de l’émeute même si elle n’a rien d’insurrectionnelle), soit spectaculaires et médiatiques avec l’idée d’une émeute pour l’émeute ou encore le discours sur une virtualité de l’émeute comme chez Macron, qui y voit une extension perverse des jeux vidéo pour se prémunir de toute accusation de responsabilité politique, personnelle ou gouvernementale.

2) De ce point, il s’ensuit un autre presque aussi important, consistant à ne pas considérer ce qui se passe comme une nouvelle émeute, une simple émeute supplémentaire. Il n’y a pas de raison pour que notre caractérisation de la révolte de 2005 ne soit plus valable en 2023. Il ne s’agit pas aujourd’hui d’un rituel tel celui du 31 décembre à divers endroits où se produit une sorte de concours annuel au plus grand nombre de voitures brulées, mais d’un niveau de réaction qu’on n’a pas connu depuis vingt ans, de la même façon qu’il s’était écoulé aussi une vingtaine d’années entre les « rodéos » de Vaulx-en-Velin et Vénissieux des années 1980 et la révolte de 2005. Il est vrai que ce moment de révolte émeutière fait lui-même partie d’un continuum de luttes, dont la fréquence depuis presque sept ans donne l’impression qu’elles arrivent ensemble. Chacune resterait en mémoire (projet de loi-travail, Gilets jaunes, retraites, Sainte-Soline, banlieues), avec une idée qui s’ancre, celle qu’on se trouve face à un État qui parle sans arrêt de réforme, mais dissout ses principales institutions en s’éloignant d’un « modèle républicain » qui devient imprésentable aussi bien au niveau intérieur, pour des fractions importantes de la population, qu’à l’étranger comme on a pu le voir récemment dans la presse anglaise((Dans The Guardian du 29 juin, on peut trouver ceci à propos de la situation en France : « C’était la guerre, je pense vraiment que les jeunes ici se considèrent en guerre. Ils y voient une guerre contre le système. Ce n’est pas que contre la police, ça va plus loin que ça, sinon on ne verrait pas ça partout en France. Ce n’est pas seulement la police qui est attaquée, mais les mairies et les bâtiments publics qui sont visés. La mort de cet adolescent a déclenché quelque chose. Il y a beaucoup de colère mais ça va plus loin, il y a une dimension politique, un sentiment que le système ne marche pas. Les jeunes se sentent discriminés et ignorés. »)) ou la presse allemande (cf. infra).

Une fois ces institutions résorbées dans la société capitalisée, il ne reste que le squelette du modèle et pas grand-chose d’autre qui peut faire perdurer une « exception française » qui résiste mal à l’épreuve du temps. Ce sont finalement les forces de l’ordre qui représentent aujourd’hui le socle de cet État affaibli. Une situation qui explique aussi pourquoi la justice, une institution essentielle de l’ancien État dans sa forme nation, ne trouve rien de mieux aujourd’hui, alors qu’elle est en crise et le fait parfois savoir (par exemple à Sarkozy), que de ratifier la décision du pouvoir exécutif, de frapper fort sur des prévenus présumés émeutiers. Or ces derniers, pour la plupart, au récit des audiences, n’en ont aucunement l’envergure (révolutionnaire, insurrectionnelle, islamiste radicale ou même mafieuse). Progressivement, l’État français est ainsi passé de la croyance en un miracle d’une école méritocratique chargée de compenser la rigidité de son processus d’ascension sociale à l’idée d’une politique sécuritaire qui supplante en partie un discours et des politiques d’aide sociale. S’il y a déjà un certain temps que nous avons signalé le passage de la forme nation de l’État à sa forme réseau avec le phénomène subséquent d’une « résorption » des principales institutions de l’État, la tendance s’étend et s’accélère, mais sous une forme qui peut surprendre dans la mesure où cette résorption ne conduit pas forcément et unilatéralement à un affaiblissement de l’institution, comme dans l’Éducation nationale, mais à une réaction d’autonomisation plus ou moins offensive et effective. Il en avait été ainsi en Italie à la sortie des années 1970 dans les procédures d’exception menées contre les groupes de lutte armée et la mafia, puis avec l’opération Mani pulite des juges, qui sauva peut-être l’État mais pas les partis ; il en est peut-être ainsi aujourd’hui en France, avec la tendance à une autonomisation des forces de police via la montée en puissance de leur syndicalisme et sa radicalisation droitière très différente de la période des années 1960 à 1980, pendant laquelle Gérard Monatte, et son syndicat autonome de la police, joua la carte du rapprochement des policiers avec le syndicalisme ouvrier, par exemple en mai 1968.

De cette résorption des institutions républicaines, les Gilets jaunes ont bien été conscients, eux qui ont voulu réveiller positivement les souvenirs et slogans de la révolution française ; les jeunes des « quartiers » en sont aussi conscients, à leur manière, pour certains plus nihilistes, quand ils se réfugient dans une sorte « d’anti-France » parce qu’ils semblent dépossédés des idéaux de la république. Ainsi, sur les bâtiments publics attaqués et incendiés, des drapeaux ont été brûlés avec ostentation. C’est ce caractère nihiliste et finalement l’absence de revendication qui disqualifieraient d’entrée de jeu ces révoltés et ferait qu’ils ne peuvent bénéficier de la reconnaissance relative que l’État accordera finalement aux Gilets jaunes à partir de janvier 2019, après avoir cherché à les humilier verbalement et brutalement dans les premiers moments du mouvement.

Les médias se sont chargés de mettre en regard comme deux équivalents, deux types de violences qui seraient toutes les deux insupportables. D’un côté celle d’une police qui compte à son tableau de chasse récent trente mutilés du mouvement Gilets jaunes, six de celui contre la réforme des retraites plus ceux de Sainte-Soline, auxquels on doit ajouter la multiplication par six des tirs mortels sur les véhicules depuis la loi de 2017((Cf. Sébastian Roché, auteur de La Nation inachevée. La jeunesse face à l’école et la police (Grasset, 2022) in Le Monde, le 5 juillet 2023.)). Le tout couvert par une justice qui leur permet de fait, en leur accordant la plupart du temps l’impunité, la violation de droits élémentaires jusqu’au droit à la vie ; de l’autre celle de jeunes qui seraient « ensauvagés » ou « décivilisés » selon les mots d’un gouvernement aux abois, reprenant des termes et thèmes chers à l’extrême droite classique((Ce même gouvernement qui n’a pas tenu compte des positions syndicales contre la dernière des réformes sur les retraites ne semble prendre en compte qu’un seul type de syndicalisme, celui des policiers, comme le montrent toutes les reculades gouvernementales dès avant Macron et l’absence de réaction au dernier communiqué d’Alliance et de l’UNSA, que beaucoup d’observateurs et une partie de la presse considèrent comme séditieux.)). Le moins qu’on puisse dire, si on admet qu’on a affaire à deux formes de violence, c’est qu’elles sont asymétriques.

En 2005, nous signalions l’erreur consistant à passer la révolte des banlieues au crible d’une analyse de classe ne pouvant que conduire à faire resurgir l’image menaçante d’un « lumpenprolétariat », alors que déjà l’image même de son contrepoint mythifié, le prolétariat, s’estompait. Aujourd’hui et ici il n’en est même plus question, ni dans la presse officielle ni même dans les officines gauchistes qui tardent à se prononcer hormis Mélenchon et quelques proches de LFI, qui pour le moment « enfourchent le tigre », mais en dehors d’une ligne de classe (le discours sur « les pauvres » ou les ségrégués).

3) C’est l’enchaînement des événements depuis 2017 qui crée comme une sédimentation des révoltes, même si elles n’ont pas les mêmes raisons de départ ni les mêmes objectifs. À ce niveau, s’il y a bien immédiateté de la révolte et un pathos qui va avec, il n’y a pas que de l’immédiat parce pour beaucoup la haine qui se personnalise dans l’anti-Macron est aussi une haine de l’État, qui se reporte sur ses forces de l’ordre traitées de keufs, bâtards, pigs ou autre milice d’État ou du capital par les plus politisés, qui s’attaquent plus globalement au capitalisme, bien souvent réduit aux banques et à la finance.

Ce que l’on peut dire, c’est que lorsqu’il se produit une succession de phases de révolte, cette succession produit une impression de dissolution de la singularité de chaque épisode, qui devient comme ordinaire ou à la limite comme attendu. 

4) Comme nous le disions à l’époque, ce qui caractérise les révoltes du capitalisme tardif (et ses « émeutes »), ce n’est pas essentiellement leur caractère collectif, mais un mélange de réactions individuelles, subjectives et affinitaires, de bandes ou de quartiers qu’on retrouve aussi bien parmi les jeunes prolétaires de banlieue que parmi les Black Bloc, voire les milieux « antifa ». C’est aussi pour cela qu’elles ne peuvent être assimilées à des mouvements sociaux ni même à de nouveaux mouvements sociaux comme certains sociologues (Touraine, Dubet) caractérisèrent les mouvements des années 1980.

Elles n’existent que par l’expression d’une sorte de mainmise sur l’avant de la manifestation et sur des pratiques de « débordements » qui ne viennent pas se rajouter sur le mouvement comme pendant les Gilets jaunes, mais les constitue comme objectivité((Ce n’est pas pour cela qu’on peut adhérer à ou reprendre une expression et une distinction faite par Adrian Wohlleben dans son article dans le n° 313 de Lundi matin, le 21 novembre 2021, dans lequel il parle d’un « mouvement réel » distinct du mouvement social. L’article porte essentiellement sur la situation américaine avec ses dimensions raciales et morales (ce qu’il nomme l’éthique du geste émeutier). La dimension mouvementiste étant présente dans les protestations contre les violences policières aux USA, l’auteur construit son article sur un présupposé mouvementiste. Pour lui, le « mouvement réel » des révoltés émeutiers, c’est le surplus de conscience d’être soi qu’ils obtiennent dans l’action émeutière.

Or, pour nous, dans la mesure où la forme émeutière est dominante, on ne peut plus l’analyser comme la dynamique socio-historique d’un mouvement, fût-il appelé « social ». Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous avons questionné l’assimilation de la moindre (ou la plus importante) action ou réaction collective à un mouvement. Depuis longtemps, nous avons critiqué cette tendance « mouvementisme » des positions de gauche et gauchiste d’hier, post-modernes et particularistes d’aujourd’hui. Le mouvementisme n’est pas un extérieur de la capitalisation des activités humaines. Après 1968, tout est devenu « mouvement » ; y compris le patronat qui s’est converti en Mouvement des entreprises de France (MEDEF).)). À notre façon, nous avons abordé cette question dans la brochure « Les chemins de traverse de la question sociale » (Interventions n°20, octobre 2022), qui parlait de l’exclusion dans l’inclusion à travers l’inessentialisation de la force de travail, la fin de la nécessité d’une armée industrielle de réserve et la production accrue d’une population de surnuméraires plus que d’« actifs » au sein d’un État social en grande partie maintenu, même si ce n’est plus sur les bases d’un rapport entre capital et travail.

Tout cela n’est pas « attendu », au sens où, par exemple, l’était une probable opposition syndicale et par suite une lutte sur le projet de retraite. Cela est bien plutôt craint par un pouvoir central qui a eu tendance à abandonner une politique nationale (cf. l’abandon du plan Borloo) pour laisser la gestion à court terme de pans entiers du territoire à des maires qui ne sont guère tenus d’appliquer, par exemple, les réglementations sur le logement social, mais qui, par contre, prônent pour la plupart l’armement de leur police municipale.

Craint, disions-nous, car s’il n’y a pas de perspective insurrectionniste dans ces révoltes, il n’y a pas non plus de perspective à terme pour le pouvoir central en place. Du point de vue de ce dernier, il ne s’agit plus de croire à des solutions de type économique et sociale par l’emploi, le logement et l’extension du salariat comme source d’intégration ; ni de proposer une solution dans le cadre républicain et laïque « à la française », vu sa crise actuelle. En effet, pour l’État, il devient difficile d’insister sur les anciennes valeurs censées le définir — Liberté, égalité, fraternité —, alors qu’on assiste justement à un affaiblissement de la transcription effective de ces valeurs dans les rapports sociaux. Pour les jeunes révoltés, le manque se traduit en négation et produit en retour un effet boomerang.

Sans doute cette crainte existe, de la part d’un gouvernement qui aura concentré les difficultés et subit des oppositions et luttes à un point rarement égalé depuis 2016. C’est peut-être cette succession de phases délicates à gérer qui explique la prudence de départ du pouvoir, la condamnation formelle du policier mise en cause et une relative sous-médiatisation des réactions émeutières. C’est en tout cas ce qu’ont relevé certains « experts » en information et communication pendant la phase ascendante des deux ou trois premiers jours. Et ce… jusqu’à ce que les pillages et aussi leur mise en scène prennent une importance telle qu’elle puisse servir de contre-feu à l’État et plus précisément au gouvernement, en direction d’une opinion publique retrouvée ou reconstituée. Cette crainte de la part du pouvoir s’exprime aussi dans les décisions préfectorales autoritaires comme l’arrêt des transports publics le soir ; la suppression de la plupart des fêtes locales, concerts (Mylène Farmer à Lyon) et autres, y compris dans de petites villes comme Hyères où la fête des terrasses ouvrant la saison a été annulée ; jusqu’à l’interdiction de tout rassemblement ou manifestation aujourd’hui. Sans oublier des premières peines « à chaud » démesurées prononcées par des tribunaux qui expédiaient les procédures sans se soucier du principe d’individualisation des jugements (cf. Libération, le 3 juillet), tout le monde étant présumé « émeutier », avant semble-t-il de se reprendre et d’en revenir à des normes de peines habituelles (cf. Enquête Le Monde, le 8 juillet). Il n’en demeure pas moins que la proportion des procédures de comparution immédiate est plus élevée que pendant la répression contre les Gilets jaunes((Cette crainte existe aussi pour d’autres pays européens et des journaux allemands ont alors eu beau jeu, comme le Tagespiegel de Berlin, de titrer qu’il fallait mieux prendre en compte « ses musulmans », sans qu’on sache vraiment s’ils s’adressaient à leur propre gouvernement ou à celui de la France. L’Allemagne ne s’est certes pas embarrassée de grands principes éthiques ; une population vieillissante, et l’absence de réservoir colonial et post-colonial ont favorisé une immigration de travail qui a trouvé une offre de travail dans le maintien d’une activité manufacturière beaucoup plus importante que dans le reste de l’Europe. Bien qu’elle soit fragilisée aujourd’hui (cf. Le Monde, le 8 juillet 2023), cette situation perdure et offre des débouchés en termes de professions manuelles aux populations issues de l’immigration récente et particulièrement aux jeunes hommes. La France, qui a pris un tournant de société de services à partir des années 1980, n’a pas cette capacité et les offres de travail sont plus nombreuses pour les femmes que pour les hommes dans ces secteurs. Or, nous l’avions signalé pour le mouvement des Gilets jaunes : le nombre de femmes à y participer activement était très important, alors que les révoltes de 2005 et de 2023, de par la violence intrinsèque qui s’en dégage, reste le fait de jeunes hommes, même s’ils peuvent être soutenus plus largement. La violence urbaine en est une caractéristique consubstantielle, alors que dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes ce n’est venu qu’après coup et encore.)). Ce rappel de la notion de négativité avec donc une part de nihilisme ne signifie pas, bien sûr, qu’il faille rejeter les manifestations ou actions comportant de la négativité ni ne doit préalablement nous empêcher de les décrire et de les interpréter. Dire qu’il y a de l’attendu, de la répétition dans ces révoltes émeutières, ne signifie pas qu’elles soient sans intérêt politique. En effet, elles contiennent aussi du « nouveau », d’ailleurs davantage dans la forme que dans le contenu (mais quel contenu ?). On pourrait alors parler d’innovations formelles…

Temps critiques, le 14 juillet 2023

Quelques remarques à propos de la lutte contre les grandes bassines

Notes successives sur la confrontation à Sainte-Soline, le samedi 25 mars 2023

Puisque ces notes partent d’un pressentiment négatif d’origine, elles ne prétendent pas à des affirmations péremptoires et entendent plutôt participer aux discussions ouvertes depuis le samedi 25 mars. Elles s’imposent même des réserves du fait de ne pas avoir été témoin direct et a fortiori par fraternité envers les blessés.

Un pressentiment, surtout quand il se forme apparemment à partir d’un détail – ma crispation contre le folklore des messageries cryptées et l’obligation du smartphone pour s’orienter « sur le terrain » – ne vaut pas analyse de fond, évidemment. Seulement la forme critiquée peut rejoindre le fond : le côté soi-disant astucieux des messageries cryptées pour éviter la surveillance policière s’avère au final non seulement une illusion, mais aussi contre-productive quand la dynamique collective, à la lucidité ainsi embrouillée, risque de se fracasser contre le mur d’un État surarmé.
Que cette fêlure individuelle en rencontre d’autres issues, cette fois, d’un vécu direct et il y a lieu de s’interroger sur la bévue tactique des collectifs moteurs des Soulèvements de la Terre/Bassines non merci d’engager un rapport de forces sur le terrain de prédilection de l’État, celui du monopole de la violence surarmée et de fait impossible à lui contester. À ceci près qu’une erreur tactique de cette taille vaut changement de stratégie : non plus contourner les dispositifs d’État, comme les Soulèvements de la Terre avaient su le faire à Gennevilliers (Lafarge) en juin 2021, à Lyon (Bayer-Monsanto) en mars 2022, à Marseille (Lafarge) en décembre 2022…, mais s’y confronter. Ou bien le durcissement général de l’appareil d’État macronien n’avait pas été anticipé…

S’enchaîneront ci-dessous :

  • la saisie d’un « billet » rédigé manuellement – augmenté de précisions en italique – le samedi 25 à Melle donné à des amis le dimanche 26, pour expliquer pourquoi la veille à 10h00 à notre rendez-
    vous j’avais décidé de ne pas partir à Vanzay, lieu de départ de la manifestation vers Ste-Soline,
  • un post-scriptum rédigé dimanche 26, mais non incorporé dans le « billet »,
  • un deuxième post-scriptum rédigé mardi 28 mars, approfondissant le pressentiment du « billet »,
    dans lequel sont intégrées des remarques de vive voix de participants à l’expédition collectées le dimanche matin.
  • un épilogue rédigé le 6 avril à partir de discussions avec des proches et qui prend en compte la décantation de la semaine suivant Ste-Soline.

Repères géographiques :
Melle, département des Deux-Sèvres, 3600 habitants : la municipalité a accueilli le rassemblement de base, soit : des conférences dans des salles communales, les cantines collectives, les stands militants, les buvettes, le barnum avec les concerts du samedi soir.
Pas mal de municipalités rurales environnantes se sont prononcées contre les méga-bassines.
Melle est à 15 km de Ste-Soline, plus au nord-ouest. Vanzay à 6 km au sud est de Ste-Soline à la limite du département de la Vienne où il n’y avait pas d’interdiction de circulation, ni de manifestation.

1/ Billet de défection
(en italique petits ajouts postérieurs)
« Les raisons – ou les inclinaisons subjectives – qui m’ont mené à cette défection pour aller « sur le terrain » à Ste-Soline (et rester en conséquence à Melle).
Il y a les motifs personnels :

  • fatigue psychique à coordonner de multiples détails due à un emploi du temps compliqué de longue date, (intuitivement que la participation à cette « manifestation » exigeait d’être « en forme »)
  • méprise sur la fonction du lieu « Melle », (le risque que la seule présence à Melle le samedi soit dépourvue de signification).

Il y a une double réticence critique politique :
Engagé depuis plusieurs semaines, localement, dans la « popularisation » du 25-26 mars (anti-bassines), j’ai été confronté dans les tout derniers jours au labyrinthe numérique de l’organisation de la manifestation. D’où il ressortait que le smartphone devenait obligatoire (accès aux messageries cryptées, Signal et autres).
En fait c’est le caractère hybride du moment – manifestation de masse de (tentative) de sabotage – qui requerrait cette mise en scène semi confidentielle – pour ne pas dire semi clandestine (à plusieurs milliers !).
De sorte de rééditer les erreurs du mouvement citoyenniste contre les OGM (début des années 2000) : agir en nombre (en manifestation), en plein jour, médiatisée, en accumulant les risques (de répression brutale) sans grande efficacité (à l’époque pour prendre ses distances d’avec des opérations nocturnes ciblées).
Cette fois, dans le jeu du chat et de la souris avec l’État, le dispositif smartphone/numérique est institué comme un allié de l’offensive (vainement, comme on le verra, la manif’ étant attendue par un dispositif policier surarmé).
Cette accoutumance, cette familiarité du dispositif numérique dans ce moment d’antagonisme pourrait finir par faire oublier que le smartphone est l’outil moderne de contrôle et de dépossession
(QR Code et compagnie). »

2/ Post-scriptum du dimanche 26 mars
Peut apparaître décalée ma crispation contre l’extension du filet numérique jusque dans une manifestation d’opposition radicale à un versant de ce monde (l’agro-industrie) – quand le numérique en est un versant complémentaire.
Décalée, puisque ce moment (25-26 mars 2023) semble être une des occasions d’apprentissage d’une détermination collective offensive contre les infrastructures industrielles mortifères… mais pour autant que cette expérimentation soit vécue comme telle et non comme une contingence accidentelle, résultant d’une approximation tactique erronée et/ou d’un durcissement de l’Etat :
rejouer le « match » d’octobre 2022 à Ste-Soline avec des effectifs multipliés des deux côtés !

3/ Post-scriptum du mardi 28 mars
Selon un camarade présent dès vendredi soir au camping de Vanzay, lors de la dernière assemblée générale, le projet de vouloir rééditer la manifestation réussie d’octobre 2022 dénotait un manque d’imagination. Le même, poursuivant le bilan le dimanche matin, déplorait que « des copains soient partis au casse pipe ».
Le piège d’un trou vide (la méga-bassine en chantier) défendue par un dispositif policier surarmé rappelle le précédent de Sivens (octobre 2014), autre infrastructure d’accaparement de l’eau, dans lequel Rémy Fraisse avait été tué par une grenade de la gendarmerie mobile. Comme à Sivens, l’État a attiré le mouvement sur le terrain du rapport de forces militaires pour l’y fixer. Si d’aventure, son dispositif est débordé une fois (octobre 2022), son goût de la revanche l’autorisera à mettre ensuite le paquet !
D’autant plus que si le mouvement recèle des expériences fructueuses, notamment issues de la Zad de NDDL – où c’était à la flicaille de chercher à déloger les zadistes -, à Ste-Soline l’ambition de déloger la flicaille de son bastion retranché paraissait démesurée.
Le mouvement étant divers, les black blocks ne formant pas justement un « bloc », la part prise dans un tel choc frontal par les plus aguerris, les plus audacieux ou les plus névrosés (se faire du flic à tout prix) peut entraîner ou déborder la dynamique initiale. Et les plus vulnérables ne sont pas les mieux préparés…
À cet égard, rappelons le précédent du mouvement antagoniste dans l’Italie des années soixante-dix et comment l’optique de la confrontation directe a miné les énergies créatives de base :
Tout à fait indépendamment de la logique avant-gardiste et militariste des Brigades rouges (B.R.) fondées en 1970, la large aire de l’Autonomie diffuse des collectifs ouvriers hors syndicats, des comités de quartier, des grèves de loyers, des auto-réductions de masse, des squatts et desréappropriations/redistributions augmentait sensiblement sa capacité à l’auto-défense collective et à la détermination offensive. « Son » Mars 1977 à Bologne court-circuite à la fois l’État et les B.R. : un an plus tard, avec l’enlèvement d’Aldo Moro par les B.R., la centralité de cette confrontation (État/B.R.) est remise en selle.
L’État italien ensuite opère d’immenses rafles dans les milieux autonomes comme complices « objectifs » – alors que leurs pratiques politiques divergent – et pour espérer y pêcher du B.R. : le pouvoir clandestin des B.R. n’en prend que davantage de lustre et attire des autonomes. L’État a ainsi ramené le large mouvement de contestation sur le terrain qu’il affectionne, celui de puissance à puissance, où la prodigalité de ses moyens ne le freine pas.
Toutes proportions gardées, la volonté des collectifs organisateurs de Ste-Soline-mars 2023 de rejouer le match d’octobre 2022 dénote une surestimation de ses forces et forcément une sous-estimation de la réplique de l’État, pas tant dans les moyens dont il peut disposer que dans son intention de nuire absolument à une sensibilité politico-sociale déterminée qui incarne pour l’ordre (le désordre) capitaliste l’ennemi absolu.
Voilà pourquoi la critique offensive de l’appareillage industriel mortifère (pesticides, agro-industrie, béton, nucléaire, numérique) doit se détourner de toute confrontation directe avec l’État et pratiquer l’art du contournement, ce que cette critique a déjà su faire : Gennevilliers (Lafarge) en juin 2021, à Lyon (Bayer-Monsanto) en mars 2022, à Marseille (Lafarge) en décembre 2022.

4/ Épilogue provisoire
Chaque « camp », quand il s’agit d’une confrontation, augmente ses forces en fonction de ce qu’il sait des préparatifs de l’adversaire. À cette surenchère, l’État, sans le surestimer, peut puiser dans un éventail de moyens sans fin.
Du côté du mouvement de refus des méga-bassines, la mobilisation du 25-26 mars était forte de l’expérience d’octobre 2022 et du raz-de-marée des participants. L’objectif est resté longtemps confidentiel du fait de l’interdiction émise par la préfecture ; la transmission des modalités enveloppée dans une telle ambiance empêchait toute discussion au préalable et la scission entre collectifs initiateurs et simples participants peut devenir cruelle pour tout le monde. Les participants même s’ils avaient été prévenus en général de l’intensité probable de cette manifestation, ne pouvaient pas juger par eux-mêmes, ni anticiper sur la stratégie délibérée du coup de massue que l’État voulait leur infliger.
Un peu de mémoire historique ramène à un précédent « coup de massue » infligé à la contestation anti-nucléaire lors de la manifestation de juillet 1977 contre le surgénérateur de Creys-Malville, avec un mort à la clé, Vital Michalon.
La veille, vendredi 24 mars, Darmanin, le sinistre de l’Intérieur, vendait déjà sa prestation armée en promettant pour le lendemain aux téléspectateurs de Cnews – la chaîne financée par le milliardaire Bolloré et ouvertement d’extrême droite – « des images terribles ».
Ailleurs, il annonçait que des manifestants venaient pour tuer, sorte de lapsus contrôlé qui révélait à quel niveau l’État se préparait à combattre. Curieusement, contrairement à ses prévisions accablantes, la logistique ne prévoyait aucun pool rapproché d’ambulances.
Dans la bouche de Macron, cinq jours après, « des milliers d’individus seraient venus faire la guerre ». Autant dire désigner l’ennemi. Ce n’est pas son premier coup d’éclat contre cette large sensibilité qui a décroché du mythe du Progrès : du déremboursement de l’homéopathie à sa vindicte contre l’opposition à la 5G (« revenir à la bougie… les Amish »), et à son « les non-vaccinés, je vais les emmerder jusqu’au bout ! » (c’est quoi le « jusqu’au bout »?).
Darmanin a donc fini d’identifier le terrain d’éradication de cette engeance (nous, les réfractaires) :
« il n’y aura plus jamais de Zad en France ! » (dimanche 2 avril) en se faisant fort de créer un service spécial de surveillance de cette mouvance : les oppositions locales enregistrées comme repaires d’ennemis dans une carte exhibée, et donc toute leur assise existentielle et sociale, ce foisonnement d’autonomies diffuses, d’alternatives, d’entraides, de fermes collectives, de bars associatifs, de périodiques papier critiques, etc.

À bon entendeur, salut !

Vendredi 7 avril 2023

Marc ALLANT, bourlingueur d’oppositions à toutes les nuisances.

Solidarité

En plus de la solidarité que nous exprimons pour Serge Duteuil et ses parents Françoise et Jean-Pierre, il se trouve que par les hasards du temps, Serge devait animer, avec le collectif Camarade de Toulouse, le débat sur le dernier livre de J. Wajnsztejn, L’opéraïsme au crible du temps, le 31 mars, soit quelque jours après le tragique événement.

La solidarité c’est aussi 2 cagnottes :

Pour Mickaël :
https://www.leetchi.com/c/mycka-gj-41

Pour Serge (par les proches et camarades) :
https://www.helloasso.com/associations/la-galere/collectes/solidarite-pour-les-proches-de-serge-et-de-blesses-de-ste-soline

Attention, ne faites confiance qu’à des sources d’informations fiables
De nombreuses rumeurs plus ou moins bien intentionnées circulent sur l’état de santé de Serge et sur le parcours politique et individuel des deux blessés.
Ne les relayez pas. Les seules informations fiables émanent des parents de Serge, des ses camarades et de l’avocate des deux blessés.
Elles se trouvent sur :

Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile

Nous vous signalons la publication d’un Supplément à la revue Temps critiques n°21 intitulé : Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile. Il est disponible immédiatement sur notre site (http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article522) et se trouve aussi imprimable en brochure A5 sur ce lien. Il fait suite à la mise en ligne, en son entier, du numéro 21 de la revue disponible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?rubrique97

Relevé de notes n°25 (fin de série)

Inflation

– [Déjà, avant toute chose et par rapport à ce qui s’entend de façon dominante dans la presse, il n’y a pas de risque d’hyperinflation, sauf à considérer, par relativité, que l’inflation soit aujourd’hui « ressentie » d’autant plus fortement que nous venons de sortir d’une période assez longue de déflation ce qui, là aussi relativement, a longtemps été considéré comme pire. Ce contraste est d’ailleurs plus spécifique à l’Europe et au Japon qu’à l’ensemble des pays.

Si l’étalon de référence et de mesure est celui de l’inflation des années 1970 et de la stagflation qui l’accompagnait et non pas celui de l’après-Seconde Guerre mondiale où l’inflation restait en dessous du niveau de croissance, pour la France, par exemple, 4,14 contre 5, 7 en moyenne entre 1960 et 1971, c’est que comme nous le disons dans nos textes plus théoriques1, le capital fonctionne aujourd’hui sur le mode de la reproduction rétrécie et de la capitalisation différentielle, NDLR].

– À long terme, si la baisse des taux d’intérêt que nous connaissons depuis une quinzaine d’années est grandement artificielle, puisqu’elle a été suscitée par les décisions des banques centrales, il n’en reste pas moins qu’elle s’inscrit dans une tendance historique de très long terme. L’historien britannique de l’économie Paul Schmelzing a pu établir une série longue de taux d’intérêt pratiqués au sein de l’économie dominante. Cette série commence à Venise au XIIIe siècle et se termine à New York au XXIe siècle. D’après ces calculs, de 1400 à 2000, nous sommes passés d’un taux d’intérêt réel (c’est-à-dire diminué du taux d’inflation) de 9,1 % à 1,3 %. Une telle évolution traduirait essentiellement la sécurité renforcée des opérations financières. L’affirmation progressive de l’État de droit, en mettant en place des procédures normalisées de cessation d’activité des entreprises et en imposant aux États de respecter leur signature, a réduit les incertitudes sur l’avenir des emprunteurs et sur leur capacité à honorer leurs engagements. Cela a conduit à la quasi-disparition des primes de risque incorporées dans les taux d’intérêt et permis de rapprocher ceux-ci de ce que les économistes appellent le taux d’intérêt naturel.

– Ce taux d’intérêt naturel est et a été au centre de nombreuses recherches théoriques d’économie. Nous pouvons ainsi évoquer le modèle de croissance de Robert Solow qui lui a valu l’attribution du prix Nobel en 1987, ou les travaux de Maurice Allais, ou encore la règle d’or de l’accumulation formulée par Edmund Phelps. Que disent ces économistes ? Que le taux d’intérêt de long terme doit être égal à celui de la croissance potentielle. Quant à ce taux de croissance potentielle, il est égal à la somme de l’évolution de la productivité, c’est-à-dire de l’efficacité du capital et de l’évolution de la quantité de travail disponible, c’est-à-dire de la situation démographique.

Toute situation économique qui ne réalise pas cette égalité est déséquilibrée. C’est en particulier sur ce constat que s’appuie Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle. Il y affirme en effet la nécessité économique de corriger par l’action fiscale l’inégalité « r > g », formule mathématique devenue une des références du livre, où « r » représente le taux d’intérêt et « g » le taux de croissance potentielle (Les Échos, le 16 février 2022)

Sur la séquence de moyenne durée qui vient de s’écouler, l’inflation n’a jamais atteint un tel niveau depuis 1978, mais elle est plus conjoncturelle que structurelle. Et de ce fait la réponse ne peut être conventionnelle. D’abord, elle ne correspond pas au classique cas d’un excès de demande globale, que ce soit par le biais de l’investissement des entreprises, très inégal suivant les secteurs ou par l’augmentation de la consommation des ménages là aussi très inégale suivant les catégories de revenus. Ensuite, le choc d’offre produit par la crise sanitaire ne peut être compensé par une augmentation des taux d’intérêt. Ce choc ne concerne pas un seul secteur, par exemple celui de l’énergie qui semble moins fort que prévu ou celui des produits agricoles qui semble plus fort que prévu dans la mesure où il y a de plus en plus d’intégration d’un ensemble de consommations intermédiaires dans un produit final. Ainsi la production d’engrais s’est renchérie de 80 % en un an ce qui a eu une influence sur les moyens de productions agricoles qui ont augmenté de 16 %, touchés aussi par l’augmentation du prix des céréales. Actuellement, l’agriculture est majoritairement industrielle, elle dépend des engrais azotés synthétiques, ce qui veut dire que notre système agroalimentaire dépend des énergies fossiles. Et alors que la crise sanitaire semblait avoir eu un effet critique sur ce type d’agriculture et la nécessité de la verdir, la guerre en Ukraine recrée une tension sur les productions céréalières qui pousse à nouveau le lobby agricole vers l’idéologie de la production maximum et la reconstitution de réserves.

La hausse des prix montre combien la production alimentaire est désormais intégrée au reste de l’économie. Cette interdépendance s’observe à plusieurs niveaux : l’importance des échanges commerciaux (en moyenne, 20 % des calories consommées dans un pays proviennent d’importations) ; la complémentarité entre les activités de production et de commercialisation ; et les arbitrages (selon les prix) entre alimentation humaine, alimentation animale et biocarburants, pour des cultures comme la betterave, le soja ou le maïs. Face à cette interdépendance multiple, les solutions constituant à considérer l’agriculture comme un secteur à part, séparé du reste de l’économie et exclusivement domestique, comme les interdictions temporaires à l’exportation, le contrôle des prix alimentaires, ou la mise en place de stocks nationaux, sont vouées à l’échec (Akiko Suwa-Eisenmann est professeure à l’École d’économie, Les Échos, le 2 février). La tension n’est pas due à des questions climatiques, mais à la croissance de la demande de pays comme la Chine qui a besoin de maïs pour reconstituer son cheptel porcin après l’épidémie de peste porcine africaine.

– Un changement de politique monétaire n’est pas la solution, car il n’aura pas d’influence sur ces mécanismes [et reproduirait l’erreur de 2008 et 2011 où le même type de choc extérieur avec l’augmentation des prix de l’énergie avait conduit à un resserrement monétaire et à la stagflation, NDLR]. Les « phares » traditionnels de l’activité économique ne sont pas plus éclairants. La « règle de Taylor », qui permet de déterminer le niveau des taux d’intérêt en fonction de l’inflation et de la production, exige de connaître une « croissance potentielle » qu’aucun économiste ne sait plus calculer. Quant à la « courbe de Phillips » qui relie salaires et chômage, elle s’était aplatie, ce qui signifie que l’inflation est devenue moins réactive à l’activité économique (Les Échos,le 17 janvier). À cela s’ajoute la spécificité européenne. Elle est composée de dix-neuf pays très disparates. Depuis 2012 et la crise de la monnaie unique, la BCE est de facto l’institution qui maintient ensemble cette construction politique. La BCE doit régulièrement intervenir pour que les taux italiens ou grecs ne grimpent pas trop. Son rôle, sans que ce soit officiellement dit, est largement de soutenir le maillon le plus faible, quitte à en faire trop pour les économies solides. Dans sa construction actuelle — une banque centrale unifiée, mais des budgets et des économies séparés —, la zone euro est condamnée à un biais de politique monétaire accommodante (Le Monde, le 2 février). Pourtant, la situation est bien différente de celle qui prévalait en 2010. D’abord, « les taux italiens restent aujourd’hui relativement bas et proches de leur niveau d’avant la pandémie », rappelle Guillaume Derrien. « Le taux apparent de la dette italienne est aujourd’hui de 2,2 % alors qu’il atteignait 5 % au début des années 2010. Quant à la charge de la dette, elle représente 3,5 % du PIB en 2022, contre près de 6 % au milieu des années 2000 », explique Jésus Castillo. La pression est donc moins forte sur les finances italiennes à court terme qu’il y a dix ans avec un endettement pourtant bien plus important. D’autant que l’État a allongé la maturité de la dette (la durée de vie de l’emprunt), passée de 5 ans en moyenne lors de la crise de 2010 à 7 ans aujourd’hui. Ensuite, « le risque italien est moins élevé que par le passé, notamment parce que le pays dégage un excédent de sa balance courante alors qu’il accusait un déficit important lors de la crise des dettes souveraines, en 2010 », souligne Guillaume Derrien. Sur le plan conjoncturel, « la croissance est soutenue, elle pourrait franchir encore 4 % cette année après 6,5 % l’an passé. Les entreprises italiennes ont beaucoup investi malgré le Covid, et ce mouvement devrait se poursuivre cette année, avec la montée en puissance du plan de relance européen, qui bénéficiera largement à l’Italie », affirme l’économiste de BNP-Paribas (Les Échos, le 7 février).

– Cette différence entre le rôle et l’intervention de la BCE par rapport à la FED est cruciale parce que les États-Unis ont doté ce bras (la banque centrale) aujourd’hui stratégique dans l’économie de la croissance, d’une mission de plein-emploi dont le corollaire est un soutien à l’économie américaine jusqu’à son plein potentiel. Une croissance maximale permettant d’asseoir le rang du pays au niveau mondial. À l’inverse, en consacrant une politique monétaire reposant exclusivement sur la stabilité des prix et sur la modération salariale, la zone euro s’est inscrite dans une logique de croissance sous-optimale visant à profiter relativement de la demande étrangère ; une stratégie principale de compétitivité plutôt que de croissance, synonyme de stagnation économique (Cf. Goetzman, Les Échos, le 11 mars). Le premier révélateur a été la pandémie et la dépendance aux masques et Doliprane, le second est la guerre en Ukraine et la dépendance au gaz, engrais, etc.

– Pour lutter contre l’inflation Leclerc à la parade, la baguette à 29 centimes soit 10 c de moins que Super U et Intermarché, 16 de moins que Carrefour. Devant ce prix virtuel et alors que le prix de la farine augmente, l’enseigne a trouvé une parade à l’augmentation des salaires (le cuisinier Thierry Marx, le bien nommé, s’indigne pour « la filière agricole qu’on assassine », in Libération le 19 janvier). Il est vrai que l’inflation ne touche pas toutes les catégories sociales de la même façon, puisque l’alimentation et l’énergie ne pèsent pas du même poids dans le panier des ménages, mais à l’inverse de ce qu’avance J.-P. Fitoussi dans Libération, le 22 février, quand il compare l’inflation d’aujourd’hui à celle des années 70 comme si c’était une nouveauté, il en est toujours ainsi même avec des modalités différentes. L’argument sur le raisonnement « en moyenne » qui aplatit les écarts est plus recevable, mais là aussi il n’est pas nouveau sauf à considérer que les inégalités de revenus du travail ont augmenté et ne sont pas compensées ou fortement limitées par la redistribution… ce que les statistiques sur la France démentent. [C’est plutôt le type de revenus que son montant qui intervient. Ainsi, fonctionnaires et retraités, quels que soient leurs revenus sont plus impactés que les salariés du privé y compris au SMIC et surtout des grandes entreprises dont l’indexation des salaires est plus ou moins mécanique par rapport aux salariés des branches qui se retrouvent constamment à courir derrière les augmentations automatiques de celui-ci en raison de la hausse des prix, NDLR]. La question d’un retour à une politique des revenus n’étant pas prévue, c’est le choix fiscal qui est fait avec les mesures ponctuelles et dédiées (Libération, le 22 février). Or, ce n’est pas cela qui gonflera la demande, alors même que ce sont dans les catégories les plus en difficulté financière que la propension à consommer est la plus forte.

– Une des vertus de cette accélération aurait pu être de mettre de l’huile dans les rouages économiques en trompant les travailleurs comme le montrent les économistes classiques. À court-terme, l’illusion monétaire des salariés, dont la rémunération progresse moins vite que les prix, permet de réduire le chômage. En effet, les travailleurs sont censés former leurs anticipations à partir des prix observés à la période précédente, ce qui est trompeur. La hausse des salaires nominaux suite aux négociations collectives augmente leur envie de revenir sur le marché du travail et de travailler plus même si leur salaire réel baisse. Les entreprises multiplient les embauches face à la diminution des salaires réels. L’inflation a alors une influence positive sur l’économie. Mais les salariés ne se bercent pas d’illusions comme le montrent les récents sondages sur le « ressenti » d’une baisse du pouvoir d’achat. Ils sont plus keynésiens que classiques. Keynes estimait en effet que les travailleurs sont « des économistes plus raisonnables que les auteurs classiques quand ils résistent aux réductions des salaires nominaux ». Une des explications est que l’énergie est la première cause de l’accélération de l’inflation. Or, l’appréciation du pouvoir d’achat résulte souvent d’une attention particulière aux produits les plus consommés et indispensables. Le fait que la hausse touche les prix du gaz et de l’essence réduit le biais de perception entre l’inflation mesurée et ressentie (Les Échos, le 1er mars).

– Bref, si on veut résumer ou plutôt synthétiser toute cette séquence, on peut dire que l’orthodoxie monétaire est devenue une théorie hors-sol la guerre en Ukraine venant succéder à la crise sanitaire, le tout dans la perspective plus large des plans de transition énergétique à financer. C’est un peu comme si toutes les situations étaient devenues à ce point exceptionnelles qu’elles en deviennent une nouvelle norme dérogatoire et que ce soit l’orthodoxie monétaire qui fasse maintenant figure d’exception. Ce qui s’est imposé depuis quelques années, c’est une configuration de financement quasi administrée des États par rachats d’actifs par la BCE et cela, en opposition avec un discours de la Commission européenne qui parle toujours en termes de conditionnalité des aides (cf. B. Lemoine, Libération, le 28 mars). Mais cette faillite théorique n’est pas suivie d’effets « anti-système ». Aucun gouvernement ne se livre à un contrôle des prix, hormis pour le gaz chez certains ; ils sont laissés à la discrétion du secteur privé concurrentiel avec éventuellement des mesures de compensation prises pays par pays. On assiste donc à la réactivation d’un discours sur la dette qu’il va bien falloir rembourser « quoiqu’il en coûte là aussi avec l’idée qu’il va falloir la faire payer aux populations en général puisque ni le marché ni les puissants ne seront vraiment mis à contribution ; la question de sa soutenabilité ne semble même plus évoquée du fait que les économistes orthodoxes parient sur une remontée des taux d’intérêt. Mais la dette publique étant devenue une source de financement du marché financier, comment la BCE pourrait-elle taxer ce qui nuirait à son propre mécanisme de transmission de politique monétaire ? C’est la limite interne à la gestion « réussie » de la crise actuelle. L’arme monétaire ne redistribue pas la donne et ne sert que de matelas amortisseur reproduisant et amplifiant les inégalités (ibid.).

Dans le même ordre d’idée et comme l’écrit l’économiste Benjamin Lemoine dans
La Démocratie disciplinée par la dette (La Découverte), «les institutions publiques de la dette et de la monnaie (Trésor et Banque centrale) opèrent aujourd’hui comme une usine à garantie de l’industrie financière privée». Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les sanctions prises en représailles par les Occidentaux, les Etats en viennent à se servir de la finance globale comme d’une arme: gel des réserves internationales, déconnexion du réseau de messagerie interbancaire Swift, interdiction de transactions, etc. Cet usage guerrier de la déglobalisation financière révèle que les États ont bien la capacité d’intervenir dans les rouages de la finance, de la recloisonner, de la balkaniser quand telle est leur volonté. C’est aussi ce qu’a montré la menace du gouvernement canadien de geler les avoirs bancaires et les polices d’assurance des camionneurs qui manifestaient, en février, à Ottawa, contre les restrictions sanitaires. Les relations commerciales et financières ont toujours eu une dimension politique, mais la guerre en cours leur confère un rôle central, via l’intervention politique des États.

Si, en revanche, il n’a pas été possible jusqu’ici de débrancher du réseau Swift des banques implantées dans des paradis fiscaux ou de suspendre les transactions sur les dark pools (plates-formes opaques de transactions financières), c’est que telle n’est pas la volonté des États. La déglobalisation de la finance ne rime donc pas forcément avec la définanciarisation de l’économie – elle sauvegarde plutôt la poursuite de son expansion (cf. Jezabel Coupey-Soubeyrand, Le Monde, les 3 et 4 avril).

flux financiers. En 2000 la banque Goldman-Sachs redistribuait abondamment ses profits à ses employés, à tel point que le plus modeste assistant y était millionnaire. Ce temps béni serait-il revenu à Wall Street ? Selon le Financial Times, les stars de la banque américaine — Morgan Stanley, JP Morgan Chase, Citygroup, Goldman Sachs et Bank of America — ont versé pour 142 milliards de dollars (125 milliards d’euros) de salaires et bénéfices à leurs employés en 2021. Pour sauver le monde de la récession, notamment durant la crise sanitaire, les banques centrales ont créé, par leurs politiques de rachats d’actifs et de taux d’intérêt voisins de zéro, un océan d’argent dont les premiers bénéficiaires ont été les banques d’affaires et les fonds d’investissement. [Cela accroît évidemment les écarts de richesse, mais cet argent propulse la Bourse vers les sommets et finance aussi largement l’innovation et les grandes firmes, ce qu’oublient souvent les tenants de la déconnexion entre finance et « économie réelle », NDLR]. Selon une étude du cabinet PitchBook, citée par l’AFP, les fonds de capital-investissement ont placé 1200 milliards de dollars aux États-Unis en 2021, soit 50 % de plus qu’en 2019, et 754 milliards en Europe (+ 60 %). Par étonnant qu’en France, les licornes surgissent à chaque coin de rue. Effet positif donc, les entrepreneurs trouvent des financements pour leurs projets, même les plus risqués. Mais le gouvernement voudrait orienter ce flot d’argent vers des jeunes pousses industrielles seules à même de pouvoir créer de l’emploi local. Cet argent devrait aussi être utile pour financer la transition énergétique. (Le Monde, le 20 janvier).

– Sur les quatre derniers mois de 2021, le Livret A et le Livret de développement durable et solidaire accusent une décollecte de près de 5 milliards d’euros, selon les chiffres de la Caisse des Dépôts. Au total, la collecte annuelle atteint 19,21 milliards, un montant qui reste très élevé. Mais la parenthèse de la sur-épargne semble terminée. Un doublement du taux de rémunération du Livret A et du LDDS est prévu au 1er février. Le Livret A a terminé l’année dans le rouge en signant une décollecte importante témoignant du retour de la vie d’avant, du moins dans les comportements d’épargne », souligne Philippe Crevel, le président du Cercle de l’Épargne. « Les hausses de taux dopent temporairement les versements, mais ont peu d’effets sur la durée », nuance Philippe Crevel. (Les Échos, le 24 janvier).

Souci de prévenir l’inflation ?

Politique économique

– À chaque fois, un choc politique ou économique imposait de modifier le financement de la dette publique et de repenser le développement industriel. Les références à des expériences passées, quelquefois réhabilitées, ou à des écrits d’économistes ont servi à la fois de répertoire, de boîte à idées pour penser de nouvelles normes, mais rarement de façon explicite et de manière cohérente. Si Emmanuel Macron a eu raison de relancer la dépense publique pour contenir les risques économiques liés à l’épidémie de Covid-19, c’est parce qu’une épidémie relève de l’économie publique, et c’est une politique publique qui est pertinente pour la combattre. En effet, la contagion échappe aux individus, de sorte que se préserver d’un virus ou en préserver les autres ne relève pas de la liberté individuelle (Le Monde, les 22-23 janvier). C’est ce que les gouvernements ont essayé de démontrer à leurs populations pour justifier leurs manquements aux libertés et tenter de contrer les mouvements anti-passe sanitaire.

– État et trusts pharmaceutiques. Le secteur pharmaceutique est aujourd’hui à la fois une économie ultra-subventionnée et un système capitaliste ultra-monopolistique. Les accords passés entre les États et les firmes pharmaceutiques pour les vaccins contre le Covid l’illustrent bien. Des clauses de confidentialité drastiques y sont incluses. On ne connaît donc pas exactement l’argent public investi, mais les montants colossaux, passent par plusieurs canaux : financements directs, contributions en nature dans le cadre de partenariats public-privé, crédits d’impôt, préachats. Le remboursement des produits de santé est aussi une garantie de paiement très spécifique au secteur pharmaceutique. Pour les vaccins à ARN messager (ARNm), de l’argent public a été investi bien avant la pandémie, pendant trois décennies, suivant le fonctionnement habituel de la recherche médicale. Il est donc totalement faux de dire que les firmes ont développé un vaccin en un an. Pfizer a fini de développer le vaccin qu’il a récupéré en signant un accord de collaboration avec BioNTech. À partir de l’an dernier, une nouvelle manne de financements publics a été ajoutée, pour soutenir le développement et la production à travers le préachat de doses de vaccins. L’argument est toujours le même : il faut garantir l’achat des doses à l’avance en espérant que les firmes proposent d’emblée des prix plus intéressants sur de gros volumes — sachant qu’on est dans l’incapacité de juger ces prix puisque l’on n’a pas d’information. On commence aujourd’hui à voir les profits records que cela va générer… S’y ajoute l’octroi de monopoles, notamment les brevets qu’accordent les États (cf. Gaëlle Krikorian, sociologue, consultante sur les questions de santé, ancienne responsable du programme d’accès aux médicaments de Médecins sans Frontières (MSF) entre 2018 et 2020. (Cf. Alternatives économiques, juillet 20212).

– Contre tous les discours sur la santé sacrifiée à l’économie, L’obligation de télétravailler au moins 3 jours par semaine est prolongée jusqu’au 2 février. MEDEF, CPME et U2P auraient préféré un retour à l’incitation. Les entreprises « se conformeront aux demandes du gouvernement », a réagi le Medef. Mais, a ajouté l’organisation dirigée par Geoffroy Roux de Bézieux, « elles regrettent cette décision qui va peser sur certains secteurs de l’économie et sur le moral des collaborateurs. Nous aurions préféré l’incitation à la contrainte ». Dans le même ordre d’idée à contre-courant de la vulgate, les embauches en CDI ou CDD longs ont relégués au second plan les CCD courts du fait de la difficulté à trouver du personnel aux conditions proposées. (Les Échos, le 21 janvier).

– Et pour ceux qui pensent que le Covid -19 est une arme pour imposer le profit, rentrer ou sortir de Hong Kong, autrefois un non-événement, qui faisait de l’île une base régionale idéale pour nombre d’entreprises internationales, est devenu extrêmement compliqué, tant pour les personnes que pour les marchandises. Faute de liaisons, aériennes ou maritimes, fiables ou régulières, même le courrier postal n’est plus assuré avec de nombreux pays (dont la France, depuis le 11 janvier). Certains étals commencent à se vider dans les rayons frais des supermarchés, alors que la ville importe 98 % de son alimentation. Les délais des commandes en ligne sont passés de quelques heures ou quelques jours par le passé à plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avec des prix qui grimpent dans la plupart des secteurs. (Le Monde, le 2 février 2022).

Crise sanitaire et déqualification

Santé

[On avait déjà la prise d’importance de Doctolib pour pallier à l’absence de médecins généralistes, ce qui aboutit de fait à la suppression de la notion de « médecin traitant » que promouvait pourtant la sécurité sociale, on a maintenant l’extension des fonctions pharmaceutiques sans la médiation du personnel médical, ce qui va permettre de transformer les officines en des lieux directs d’application des mesures sanitaires gouvernementales en situation d’urgence, NDLR]. Forts d’une situation financière prospère, compte tenu de leur activité Covid, les pharmaciens abordent une nouvelle phase de la transformation de leur métier. Débutées en décembre, les négociations avec l’Assurance-maladie à propos de la future convention doivent aboutir en février. À la clé, un élargissement de leurs compétences, avec de nouvelles missions de santé pour pallier la pénurie de médecins. « Les officines doivent être le lieu de toutes les vaccinations », défend le président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France, Philippe Besse. L’extension du dépistage est également au menu, pour le cancer colorectal et l’infection urinaire (Les Échos, le 24 janvier).

[Les pharmaciens souvent moqués comme épiciers en médicaments sont promus techniciens de surface de la santé, une belle promotion, NDLR].  

Travail

– 60 % des branches professionnelles proposent encore des salaires minimums inférieurs au SMIC et 2 millions de salariés sont au SMIC. Le patronat avance timidement là-dessus même si l’hôtellerie et la restauration ont vu le minima augmenter de 16 % ce qui fait qu’il dépassera de 4 % le niveau du SMIC.

Le patronat reconnaît d’ailleurs lui-même que les « allègements Fillon » dégressifs de cotisations patronales de 2003 sur les salaires jusqu’à 1,6 fois le SMIC, ont eu un effet pervers en poussant plus à bloquer les salaires qu’à embaucher (Libération, le 25 janvier). Le patronat est moins prudent sur les impôts de production dont la baisse est demandée dans la continuité de la politique de l’offre qui est privilégiée depuis plus de vingt ans. Un patronat en gros d’accord sur le fond avec la ligne Macron, a fortiori depuis que celui-ci vient de reprendre l’idée de la retraite à 65 ans et un couplet habituel sur les 35 h pour chasser sur les terres de la droite en période pré-électorale. C’est du côté des entreprises de taille intermédiaires que les demandes sont les plus fortes. En gros pour les pays de l’ouest de l’Europe il se produit une convergence des SMIC compte tenu des différences de puissance autour de 60 % du salaire médian.

Il n’y a pas que le personnel de l’hôtellerie-restauration qui se retrouve en position de force dans la période qu’on peine encore à appeler post crise sanitaire : outre le problème du vivier, le marché de l’emploi des cadres se heurte à une autre tendance post-crise. La reprise étant forte, ils sont en position de force. Ils ont la bougeotte et n’hésitent pas à aller voir ailleurs, surtout les moins de 35 ans. À cela s’ajoute un désir de reconversion élevé, qui se manifeste de plus en plus tôt. Au final, près d’un cadre sur cinq quitte volontairement son CDI après deux ans de contrat, indique Gilles Gateau, président de l’association pour l’emploi des cadres. Il signale aussi que depuis quelques mois, les entreprises indiquent à nouveau les salaires sur les annonces pour le recrutement des cadres (Les Échos le 25 janvier).

– Synthèse des deux articles du journal Le Monde sur les jeunes et le travail et la prétendue grande démission (les 25 et 26 janvier 2022). Si maintenant on passe au niveau plus pratique et concret/actuel en fonction de la crise sanitaire qui a joué comme accélérateur, il me semble qu’on peut faire la synthèse suivante :

– les jeunes sont dans la recherche d’un sens au et du travail parce qu’à la fois le type de travail proposé par le rapport social capitaliste aujourd’hui (déprofessionnalisation des métiers, tendance à la transformation du travail en « job », déclin du collectif de travail) et la perte de visibilité de l’utilité sociale dans beaucoup d’activités de bureaux par rapport à ce que représentait auparavant le travail industriel strictement défini comme productif, avec malgré l’exploitation sa dimension de participation au changement de ce monde dans la foi dans le progrès) ne fournissent plus un excès de sens permettant de s’y retrouver d’une manière ou d’une autre.

– comme ils ne trouvent pas cet excès de sens, cela renforce leur idée que le travail n’est pas une valeur morale et qu’il y a moyen de le squeezer soit en s’enrichissant par tout un tas de moyens plus ou moins légaux, soit de le mettre au second plan par rapport à la vie privée, au non-travail. La vie personnelle passe en premier comme si l’activité professionnelle et les activités militantes sur le lieu de travail et le quartier ne faisaient plus partie de la vie personnelle pourtant indiscutablement sociale, mais individualisée à outrance.

– le rapport compulsif au temps renforcé par les TIC entraîne des comportements courts-termistes, le zapping avec, comme on le voit avec la crise sanitaire une rupture record des CDI en 2021. Même phénomène aux États-Unis où certes la mobilité traditionnelle est plus grande, mais où, par rapport aux autres périodes précédentes de plein emploi, non seulement les salariés démissionnent, mais ils le font même à 40 % sans avoir trouvé préalablement un autre emploi (cf. enquête du cabinet Mc Kinsey). Ces comportements correspondent à un discours souvent contradictoire :

1) les jeunes affirment le souhait d’un travail dont ils ressentiraient le caractère de mission, or, pour la plupart d’entre eux, ils intègrent le fait que leur désir d’autonomie et de flexibilité ne se retrouve que dans l’auto-entrepreneuriat comme fuite par rapport à l’exploitation par le salariat. [Une situation bien décrite par Negri et d’autres post-opéraïstes au sein de la revue Futur antérieur, à partir de l’exemple de l’Italie dans les années 1990 ; mais cette critique prend trop souvent une forme apologétique, comme renversement de la flexibilité patronale au profit des prolétaires. Cette analyse semble aujourd’hui dépassée par la vogue des travaux indépendants ou free-lance qui participent d’une sorte de second marché d’où se dégage une forme plus noble de l’intérim pour les plus diplômés, qui est de ne concevoir leurs taches que sous forme de « missions”. [Les missions des jobs à la place de la mission de service public en quelque sorte ; une mission de service public qui dépassait largement le cadre du service public car, par exemple, les boulangeries, à l’époque où on pouvait encore les appeler de ce nom, avaient cette mission en assurant, souvent en coopération avec leurs collègues, une ouverture tous les jours par alternance. Dans cette mesure on comprend qu’ils ne se précipitent pas tous dans l’Éducation nationale pourtant à la recherche d’enseignants. ! Pas vraiment de plan de carrière et zapping. Le travailleur nomade comme il y a un nomadisme des identités. Fidélité et loyauté au travail sont ringardisées comme elles le sont dans la vie quotidienne. De ce point de vue il y a une cohérence qu’on ne retrouve pas dans le point suivant, NDLR]

2) volonté d’un travail en équipe d’un côté, mais exacerbation de l’autonomie individuelle et de son débouché méritocratique de l’autre. Ce n’est pas le statut qui compte puisque les identités ne sont pas fixes ; d’où la désaffection pour les postes de fonctionnaires à l’inverse de la période des Trente glorieuses. Aux USA ce nomadisme renforcé par la numérisation peut même épouser le nomadisme des entreprises. Ainsi, de la même façon que Tesla change ses implantations d’usines pour quitter la Californie trop taxatrice pour les États du sud profond, des salariés vont faire de même pour aller vers le moins-disant imposable (cf. Le Monde, le 26 janvier).

– ce mouvement pourrait ne concerner que les classes moyennes plutôt supérieures, mais il n’en est rien comme la crise sanitaire a pu le montrer avec la situation dans l’hôtellerie-restauration et à l’autre bout du spectre, la démission des cadres en plus grand nombre.

– [ce rapport au travail n’est certes pas majoritaire, mais, comme ne l’est pas non plus, à l’opposé, le discours sur l’ubérisation du travail et avant lui sur la précarité subie qui participe de la tendance générale à épouser la figure de la victime plutôt que celle du combattant, alors qu’à l’inverse, certains intérimaires très demandés ne voient pas l’intérêt financier d’opter pour un CDI et font le choix de la précarité pourvoyeuse d’un salaire plus élevé même s’il est plus irrégulier. Il s’agit toujours de formes de fuite passive par rapport à ce qui est considéré comme une sorte d’esclavage salarié, NDLR].

Ainsi les faits et chiffres sont têtus et l’observation concrète du travail aujourd’hui donne le résultat le plus contre-intuitif quand tout le monde peut connaître ou observer (le « ressenti ») cette montée du précariat. Or, les chiffres ne confirment pas du tout cette impression de fin du salariat, ou de remplacement du statut de salarié par l’emploi précaire. Entre 2007 et 2017, malgré dix ans de crise économique, la part de l’emploi en contrat à durée indéterminée dans l’emploi total est restée à peu près stable en France, passant de 86,4 % à 84,6 %. Il n’y a pas eu d’explosion de la précarité. De même, la durée moyenne de l’ancienneté dans l’entreprise, malgré les plans sociaux, les restructurations, les licenciements, est restée à peu près la même. Elle a même augmenté durant les périodes de crise, pour une raison bien simple : on ne cherche pas un autre emploi quand la conjoncture est mauvaise. Et c’est exactement l’inverse quand elle s’améliore : ce qu’on présente aujourd’hui comme le phénomène inédit de la « grande démission » est simplement le signe que la conjoncture s’améliore, permettant comme à chaque fois dans une telle période une plus grande mobilité sur le marché de l’emploi. Mais cela ne veut pas dire que la précarité n’existe pas. Seulement, elle est concentrée sur des catégories précises : les jeunes et les femmes peu diplômées, les immigrés, dont la durée d’accès à l’emploi stable s’est considérablement allongée. Ce sont eux les précaires, pas l’ensemble des travailleurs. Le problème du salariat n’est pas la précarisation, mais les transformations du salariat lui-même, attaqué en son cœur pour tous les travailleurs : accroissement des horaires flexibles et atypiques (la nuit, le week-end), multiplication des heures supplémentaires, stagnation voire recul des rémunérations, avec l’accroissement de la part variable liée aux résultats de l’entreprise ou du travailleur lui-même. En cela, oui, la situation des salariés s’est détériorée (cf. J. S Carbonnel, Le Monde, le 22 mars 2022).

– Dans l’article, « Logistique : nouveaux paysages, nouvelles précarités », Le Monde, le 3 février se penchait déjà sur ce qui serait le creuset d’une nouvelle classe ouvrière, la logistique, un secteur, qui pèse 10 % du PIB, redessine les campagnes, avec près de 87 millions de mètres carrés d’entrepôts sur tout le territoire. Autrefois, entre les usines Renault de Cléon, Sandouville et les sous-traitants, l’industrie automobile était le premier pourvoyeur d’emplois intérimaires de la région. En six ou sept ans, l’automobile a dégringolé et on a basculé sur les métiers de la logistique, un marché très porteur, et de surcroît non délocalisable », relève Sylviane Havel. Deux sociologues, Carlotta Benvegnù et David Gaborieau, se sont penchés sur ce nouveau prolétariat, celui de l’entrepôt, caractérisé par une forte concentration de postes peu qualifiés, des perspectives d’évolution professionnelle limitées et de faibles rémunérations. « Au sein du monde ouvrier, les logisticiens représentent désormais 13 % des emplois, contre seulement 8 % dans les années 1980, un basculement observable dans la plupart des pays occidentaux », notent-ils dans un article publié le 5 octobre 2021 par la direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail. Et là encore, comme dans l’article précédent, on observe plutôt une précarité en diminution, vu les tensions sur le marché de l’emploi. « Avec la croissance de l’activité logistique, les entreprises ont besoin d’avoir du personnel permanent, alors, elles pérennisent de plus en plus de postes (Cf. Brice Mullier, directeur de l’agence Pôle-emploi de Louviers). Entre 2019 et 2020, le volume des offres durables (CDD de plus de six mois et CDI) dans son agence a augmenté de 13 %. « Les gens râlent, mais ils ne sont pas prêts à se battre. Certains demandent même à travailler le dimanche pour gagner plus. Avec le Covid, on n’a jamais autant bossé, mais la direction nous a donné des primes : l’année dernière, on a eu 1 000 euros. Les équipes sont contentes avec ça », rapporte Antonio Martins Pinto, délégué syndical CGT de la plateforme Intermarché de Louviers, avant de conclure : « Ici, à part la logistique, il n’y a pas grand-chose. » (Le Monde, le 3 janvier).

– Chez Stellantis, de nouveaux départs volontaires sont envisagés dans la continuité de ce qui se fait depuis la fusion. La négociation intervient alors qu’une réorganisation industrielle est mise en place dans les sites français en février. Sur le modèle des usines latino-américaines de Fiat Chrysler, un niveau hiérarchique va disparaître dans l’encadrement des chaînes de montage, passant de trois à deux. Voilà de quoi inquiéter des syndicats français qui vivent déjà un sentiment de déclassement d’après le journaliste du Monde, dans une entité moins centrée sur la France qu’avant la fusion.

 [C’est connu que les syndicats vivent mal la réduction des hiérarchies du travail qu’ils vivent comme un déclassement puisque la plupart de leurs adhérents sont promus tout au long de cette hiérarchisation qui divise la classe du travail, NDLR]. Les ouvriers sont surtout nombreux à déplorer une aggravation des conditions de travail : « En Moselle, les salariés quittent les usines de Metz et Trémery pour les horaires plus vivables et les meilleurs salaires d’Amazon, qui vient de s’installer à proximité », relève Mme Virassamy (Le Monde, le 3 février).

Crise sanitaire et absentéisme au travail

L’observatoire de l’absentéisme Diot-Siaci a en effet constaté en 2021 une progression pour la seconde année consécutive de la durée moyenne des arrêts de travail. Celle-ci a atteint 23,6 jours l’an dernier, après 22,5 en 2020 et 19, 6 en 2019. Le phénomène a notamment concerné les moins de 35 ans : +33 % pour les arrêts de 10 à 29 jours en 2021 par rapport à 2019, +13,5 % de 30 à 89 jours et +10,1 % au-delà de 90 jours. Le Covid n’explique pas tout : engagement, reconnaissance, motivation, temps de trajet sont des facteurs à ne pas négliger, ont détaillé lors de la conférence de presse Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP, et l’ex-ministre du Travail Myriam El-Khomri, directrice du conseil de Diot-Siaci. Ce qui fait de l’absentéisme un défi grandissant pour les entreprises. Ce constat est conforté par l’examen des motifs des arrêts de travail d’au moins un jour, autres que ceux liés au Covid. Selon le sondage de l’IFOP, en 2021, les risques psychosociaux ont fait jeu égal avec les troubles musculo-squelettiques (cités par 15 % et 14 % des salariés ayant été arrêtés), devant les accidents du travail (12 %) et les maladies chroniques (10 %). Et parmi les 22 % des salariés arrêtés pour une autre raison qu’une maladie, un tiers l’a été pour garde d’enfant, un autre tiers a évoqué « une situation conflictuelle dans l’entreprise » avec un collègue ou un supérieur, ou bien une absence de motivation ou une fatigue liée au travail (Les Échos, le 25 mars).

Interlude

– Est-ce le début d’un mouvement des machines ? « Un robot aspirateur autonome a échoué à s’arrêter devant la porte d’un hôtel à Cambridge, là où il était censé faire demi-tour, pour s’échapper dans la nature » (site BBC, le 22 janvier). Les employés de l’hôtel ne l’ont retrouvé que le lendemain matin, coincé dans une haie (in Le Canard enchaîné, le 2 février).

– Alors, cher lecteur, comme l’écrivait Rimbaud à la fin de ses lettres : « Je vous serre la main. » Le serrement de main date du XIXe siècle ; les paysans qui « topent » sur les marchés auraient exporté ce geste de bonne entente dans les foyers urbains. L’anthropologue Emmanuel Desveaux y voit « l’idée républicaine d’égalité entre les sujets qui se substitue à des systèmes de révérence dans une hiérarchie ». On comprend mieux, dès lors, tout ce que l’on perd avec le check des nouveaux « branchés ». Le poing fermé est dissimulateur, presque offensif. Plutôt que de nouer un lien entre deux personnalités, il les entrechoque. On passe de l’égalité à l’affrontement. Autant il est naturel d’avancer son buste pour venir serrer une main, autant le check suppose de se raidir. Norbert Elias, l’auteur de La Civilisation des mœurs, qui analysa la constitution de l’espace privé au fil des siècles, en aurait sans doute fait le stade ultime de l’individualisme. Le check nous vient d’ailleurs des États-Unis : il est à la socialité ce que le MacDo est à la gastronomie (G. Koenig : les Échos, le 9 février). [Les sociologues se retrouvent devant un champ nouveau d’étude qui leur permettra de gloser sur la perte de virilité dans l’abandon de la poignée de main et le rejouement euphémisé de l’hubris dans le check, NDLR]

– Chez Dassault, des grèves perlées retardent la production depuis mars 2021 car la direction refuse la revendication de l’intersyndicale de 200 euros d’augmentation pour tous. La CGT trouve quand même que ce coup de frein à la production tombe mal au moment même où « le carnet de commandes de Dassault se remplit » (sic, Le Monde, le 15 février).

– Le climatologue Jean Jouzel propose, dans un récent rapport, que la formation aux enjeux de la transition écologique s’intègre dans tous les cursus d’ici cinq ans. « L’approche par les compétences » et « l’approche programme », seraient les seules à même de forger une culture commune à travers des exemples, des exercices ou des projets favorisant une « en capacitation » des étudiants (Le Monde, le 18 février).

[On subissait déjà la vogue récente transmise par les médias du « en capacité de », les étudiants subiront le « en capacitation » en plus et il y en a qui s’étonne de la baisse du « niveau ». Il paraît qu’il y a en France une baisse de l’enseignement scientifique, pourtant on a comme ici des exemples de bond conceptuel qui devraient nous mettre en haut de classement ! Dans le même ordre de gag le rapport soulève le fait que « plus de 80 % des professeurs des écoles titularisés proviennent de cursus tels qu’ils n’ont souvent plus étudié la science après la classe de seconde » et pour remédier à cela, il propose quatre « problématiques » principales « en guise de base commune » : l’impact des activités humaines sur l’environnement à l’échelle planétaire, notamment sur le climat et la biodiversité ; l’impact des activités humaines à l’échelle locale, en particulier sur la pollution des eaux, des sols et de l’air ; les enjeux de société et de gouvernance associés ; enfin, les modalités d’un passage à l’action. Que le rapport utilise « problématique » comme le fait un journaliste sportif qui cherche à se hausser du col, c’est-à-dire à la place de « problème » ou mieux « thème » laisse bien augurer de l’introduction de cette nouvelle « science » et surtout de sa « méthode » dans les programmes et concours de l’Éducation nationale. Déjà, quand, dans les années 1980-1990 on avait vu apparaître le terme de « problématique » chez les inspecteurs de l’éducation nationale, on s’était dit, ça y est ils ont découvert le fil à couper le beurre, mais aujourd’hui que problématique est équivalent à problème, c’est la réduction ad infinitum qui est à l’ordre du jour, NDLR]. Pour paraphraser les années 1970, mais dans sa version postmoderne, la question n’est plus « la dialectique peut-elle casser des briques ? », mais « la problématique peut-elle casser des briques ?

– Face à la difficulté d’augmenter leurs prix et confrontées à des hausses de coûts, les entreprises japonaises de taille moyenne privilégient la shrinkflation, de l’anglais shrink (contraction), qui se traduit par le maintien du prix d’un produit avec des quantités moindres dans le même paquet (Le Monde, le 29 mars).

Start-up, crypto-monnaies et économie virtuelle

– Facebook a voulu saisir l’occasion, mais n’y est pas parvenu. Son projet de cryptomonnaie, d’abord appelée Facebook Coin en 2018, puis Libra en 2019, puis Diem un an plus tard, a été vendu lundi 31 janvier pour une bouchée de pain à la banque californienne Silvergate. Pourtant, à son lancement, le réseau social a affolé le monde et les gouvernements en prétendant battre monnaie. Grâce à lui, plus d’intermédiaires et de frais astronomiques pour transférer de l’argent d’un pays à l’autre. Plus de craintes non plus pour les consommateurs de pays à monnaie faible ou dévaluée. Mark Zuckerberg plus fort que les États. Une trentaine de partenaires étaient de la partie, dont quelques pointures comme MasterCard, Visa, PayPal, Uber, Spotify et même le français Iliad. Rien n’y a fait, régulateurs et autorités ont pilonné le projet. Dès 2020, MasterCard, Visa et PayPal ont quitté le navire, contraignant le groupe à réduire ses ambitions, puis à abandonner l’affaire. (Le Monde, le 2 février). [Où est-t-il le capitalisme sauvage de l’économie néo-libérale ? Toutes les puissances étatiques réagissent, y compris la Chine contre Alibaba et consorts. Pas question de perdre la main. La souveraineté politique l’emporte même quand elle ne s’exerce plus que dans le succédané de la « bonne gouvernance », NDLR].

– Si la France est devenue une usine à start-ups, il manque encore les start-ups à usines. Il leur faut un cadre favorable. Pour une start-up industrielle, le lancement commercial intervient souvent une dizaine d’années après la création, soit au-delà de la durée de vie des fonds de capital-risque ! Il leur faut des instruments financiers à la temporalité alignée sur les cycles de développement. Pour changer ce paradigme, les pouvoirs publics présents au capital des fonds de capital-risque via Bpifrance et le Fonds européen d’investissement ont un rôle à jouer. Ils peuvent pousser à un allongement de la durée de vie des fonds, promouvoir les fonds Evergreen (sans date prédéterminée de clôture). Un premier recensement montre que seulement 12 % des start-ups ont des projets industriels. Ensuite, il faut qu’elles trouvent des financiers prêts à les aider sur des projets plus risqués, alors qu’il est plus facile de calculer les retours sur investissements d’une place de marché. Le mois dernier, le gouvernement a décidé d’apporter 1 milliard d’euros à un fonds de Bpifrance pour financer les premières usines, une structure qui a déjà investi dans… 20 participations sur les cinq dernières années. (Les Échos, le 2 février).

Martin Ford, auteur d’un essai sur la robotisation, L’Avènement des machines, FYP éditions, 2017, est persuadé que : « la pandémie a favorisé l’automatisation des restaurants. Dans un premier temps, en 2020, les robots sont apparus comme une réponse aux inquiétudes sur la transmission et le besoin de distanciation sociale, explique-t-il. À présent, c’est le manque de main-d’œuvre qui sert d’argument à cette substitution capital/travail. Le secteur est l’un des moins attractifs, les salaires sont bas et le travail difficile, donc les travailleurs préfèrent aller ailleurs ». Flippy, le robot de Miso Robotics, n’a pour sa part pas vocation à se promener en salle. Ce bras robotisé est conçu pour travailler en cuisine, plus précisément à la préparation de frites, chicken wings et autres beignets. « Le poste de friture est l’exemple parfait d’un travail sale, dangereux et ennuyeux », explique Jacob Brewer, directeur de la stratégie produits de Miso [un peu l’équivalent de la peinture carrosserie dans les usines automobiles dans les années 1960-70 qui furent les premiers postes de chaîne à être robotisés, NDLR]. En France, Pazzi Robotics, fondé en 2017, propose un robot autonome qui fabrique des pizzas sur mesure devant le client, de l’étalement de la pâte à la découpe en passant par la garniture, la cuisson et la mise en carton. L’entreprise a ouvert deux restaurants sous son nom, à Val d’Europe en 2019 et à Paris en 2021. En Italie, Makr Shakr a mis au point un robot barman, qui confectionne des cocktails classiques ou sur mesure, que le client commande avec son smartphone. (Les Échos le 2 février).

Compétitivité-prix et compétitivité hors prix

– La dégradation du déficit commercial français au début des années 2000 correspond en grande partie à la dégradation du solde commercial des multinationales françaises. Pendant cette période, les délocalisations s’accélèrent, tout comme les embauches à l’étranger. Elles emploient aujourd’hui 6,1 millions de personnes à l’étranger, soit beaucoup plus que leurs homologues allemandes ou japonaises, par exemple. Elles n’ont pas hésité à déplacer des pans entiers de leur production. Le cas du secteur automobile est à cet égard très éclairant, car il explique à lui seul le tiers de la différence de solde commercial entre l’Allemagne et la France sur les vingt dernières années. Renault et Peugeot sont parmi les constructeurs automobiles européens ceux qui ont le plus délocalisé en Europe de l’Est et dans le pourtour méditerranéen, notamment leurs usines d’assemblage, alors que leurs concurrents allemands ont moins déplacé leur production. Cela a permis à l’Allemagne de conserver son industrie automobile compétitive du point de vue de la productivité avec un point mort plus bas. (Le Monde, le 9 février). De fait, ces multinationales françaises profitent de la logistique d’État (la diplomatie au service de l’économie) et des crédits d’impôt recherche sans renvoyer l’ascenseur par des implantations locales et un tissage de lien avec les PME pour créer un Mittelstand à l’allemande. À cela s’ajoute « un biais dont personne ne parle », ajoute Bernard Jullien, économiste de l’automobile, maître de conférences à l’université de Bordeaux. C’est l’effet chômage partiel lié au Covid -19. De fait, les surcapacités de production ont été prises en charge par l’État depuis la mi-2020. C’est le bonheur pour les entreprises : lorsque la demande n’est pas là, elles renvoient les salariés chez eux, et c’est l’État qui paie ! Cela peut finir par agir comme une drogue dure masquant des difficultés durables. » (Le Monde, le 19 février). [Ce que nous relevons là comme incidence sur la balance commerciale, se relève bien évidemment au niveau de la désindustrialisation du territoire, elle-même aggravée par le plus grand fossé existant en Europe entre, d’un côté les grandes firmes françaises du CAC 40 qui ne fabriquent plus et ne font pas leurs profits en France et la masse de PME subissant les prix de marché que leur imposent leurs donneurs d’ordre. Rien ne fait plus tissu industriel, NDLR].

– Rentabilité à court terme. La théorie des avantages comparatifs, fondée sur la doctrine du libre échange dans la complémentarité compétitive, a poussé l’économie française à se spécialiser dans les productions les plus rentables et à importer celles qui le sont moins, mais qui sont fondamentales par rapport à la structure de l’appareil de production (le secteur des biens d’équipement, par exemple). Ce choix stratégique industriel a rendu l’économie française fortement dépendante à l’égard de nombreux produits fabriqués à l’étranger, notamment en Chine, alors qu’il y avait du potentiel pour les produire sur le territoire national. Au nom de la rentabilité à court terme, l’économie française s’est orientée vers le commerce international à flux tendus, préférant importer et faire faire, plutôt que de faire. Dès lors, à chaque reprise de la demande et de la croissance, cette stratégie industrielle alourdit le déficit extérieur et, à terme, fragilise la croissance économique. Côté exportations, les ventes des produits de luxe, des produits agroalimentaires et aéronautiques continuent de progresser, mais à un rythme encore insuffisant pour enrayer le dynamisme inverse des importations sur des produits beaucoup plus courants et nécessaires. Malgré le redémarrage de l’économie mondiale, les exportations n’empêchent pas le déficit extérieur de se creuser, marquant ainsi les limites de la politique de baisse du coût du travail menée pour restaurer la compétitivité-prix des entreprises françaises. Or, pour faire face à la concurrence étrangère, les entreprises, avec l’aide des pouvoirs publics, doivent développer davantage la compétitivité hors prix fondée sur la qualité. Le rétablissement et le renforcement de cette compétitivité passent non seulement par des investissements accrus dans l’éducation et la formation, dans la recherche, dans l’innovation ou encore dans la montée en gamme de tout notre appareil productif (donc des mesures de moyen ou long terme), mais aussi par une stratégie industrielle d’ancrage territorial plus immédiat. Pour produire sur le territoire, il est donc nécessaire de développer des systèmes territoriaux de compétences associant des entreprises cotraitantes, sous-traitantes avec des écoles d’ingénieurs, des universités, des laboratoires de recherche et des infrastructures publiques. Ces pôles territoriaux de compétences capteraient les capitaux étrangers attirés par le savoir-faire plutôt que par les avantages fiscaux. Cette offre encouragerait les entreprises à substituer leurs anciennes stratégies de domination par les coûts à leurs stratégies plus innovantes de différenciation, leur permettant d’être plus à l’abri de la concurrence asiatique. Elles seraient ainsi davantage incitées à se concurrencer sur la qualité, en améliorant la situation des salariés plutôt que celle des actionnaires. Cependant, pour produire sur le territoire, il faut aussi que la demande intérieure soit soutenue afin qu’elle puisse se tourner davantage sur les produits fabriqués en France plutôt que de se diriger vers les produits étrangers, jugés moins chers. C’est pourquoi il s’avère nécessaire d’accroître le revenu du travail pour donner plus de pouvoir d’achat aux ménages, garantissant à la fois la préférence des consommateurs pour les produits français et les débouchés des entreprises. Cette hausse généralisée des salaires étendue sur tout le territoire, évitant ainsi une concurrence interentreprises par les prix, exhorterait celles-ci à se positionner (G. Fonouni enseignant éco-gestion in Le Monde, les 20-21 2022). Apparemment tout ce discours de bon réformateur s’avère un vœu pieux puisque la stratégie de l’offre continue à être privilégiée par l’équipe Macron.

– Une des rares sources de compétitivité des entreprises françaises était le prix de l’énergie. Si les prix des combustibles fossiles diffèrent peu entre les pays, ce n’est pas le cas de ceux de l’électricité et du gaz naturel. Durant ces dix dernières années, le prix de l’électricité pour les entreprises de taille moyenne était 16 % inférieur en France par rapport à celui de leurs homologues de la zone euro. Pour les entreprises industrielles, le prix était bien inférieur à celui de leurs homologues italiennes, britanniques, allemandes ou japonaises. Les coûts de l’énergie représentent entre 1 et 10 % des coûts de production, mais peuvent dépasser 10 % pour les industries intensives en énergie. La base industrielle est devenue tellement étroite qu’elle n’a plus d’effet d’entraînement sur les autres secteurs. En revanche, tous les autres secteurs la plombent. L’accès à une énergie moins coûteuse et décarbonée était la dernière politique transversale qui soutenait l’industrie. (Les Échos, le 29 mars).

– La crise sanitaire semble fatale à Boeing par rupture de l’équilibre de duopole de Cournot qui concerne deux entreprises qui (Boeing depuis le rachat de Douglas et Airbus) dominent 99 % d’un marché et tirent leurs profits de l’augmentation de la production, sans baisse des prix jusqu’au prix d’équilibre du fait de la barrière à l’entrée que représente un niveau de production très élevé empêchant toute concurrence sérieuse d’une entreprise tierce3. Or la crise du Boeing 737 MAX a vu Boeing décrocher et, en grande partie à cause de la crise sanitaire, l’entreprise américaine s’est avérée incapable de répondre à la demande par de nouveaux investissements pour un modèle de remplacement. Airbus en a profité suivant le modèle duopolistique de Stakelberg sur le duopole asymétrique dans lequel celui qui produit moins ne peut que baisser ses prix (Les Échos, le 17 février).

Temps critiques, 17 janvier-4 avril 2022

  1.  – Cf. Temps critiques , no 17, « Sur la politique du capital » [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article310] et « Notes de lecture sur le livre Le capital comme pouvoir » (2014)  [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article311] et no 19, « Capitalisation et reproduction rétrécie » (2018) [ http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article383]. []
  2.  – Cité in Mouvement communiste, brochure 7, décembre 2021 []
  3.  – On sait qu’à certains moments de l’histoire industrielle des États-Unis, les grandes firmes ont même été jusqu’à entretenir artificiellement des tierces entreprises, comme American Motors dans l’automobile, afin de ne pas tomber sous les lois anti-trust. []