Notes autour de l’article « Nourrir l’État guerrier »

Notre bref article envisage une réponse à la question suivante d’une de nos correspondantes : « Encore un texte sur les dépenses militaires US (https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/07/03/nourrir-letat-guerrier-nous-perdons-les-fabricants-darmes-gagnent/). J’aimerais bien comprendre dans quelle mesure elles participent (ou pas) de la « bonne santé » de l’économie américaine, de vos points de vue respectifs ».


Nicole,

Le but de cet article n’est pas tant de montrer un niveau de dépense militaire américain sur lequel d’ailleurs l’auteur ne s’attarde pas, que ce soit du point de vue statistique ou de celui de l’argumentation, mais d’opposer l’État guerrier américain d’aujourd’hui (l’État trumpiste) à l’État-providence vertueux (de Biden ?). C’est une affirmation bien aventureuse puisque l’exemple historique de Roosevelt montre qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les deux ou plutôt que l’opposition n’est pas probante. Comme souvent sur ce type de site ou dans le Monde diplomatique, il ne s’agit que de critiquer le néolibéralisme, c’est-à-dire le mauvais capitalisme. On ne s’attardera donc pas sur le texte, mais essayons rapidement de te répondre.

Si on regarde les statistiques mondiales vite fait, les dépenses américaines sont énormes en valeur absolue, ce qui est logique vu la taille du PIB américain, mais pas si élevées que cela en valeur relative, par exemple par rapport à la Russie ; et de plus, ces dernières années, elles augmentent bien plus, toujours en valeur relative, dans des pays de l’OTAN proches de la frontière russe (un grand bond polonais) et au Mexique, en Arabie saoudite, Israël et bien sûr en Ukraine1. Par ailleurs, on peut estimer que Trump procède à un rattrapage des années antérieures où l’étiage2 était tombé assez bas.

Peut-être faut-il distinguer les dépenses de sécurité immédiate et le complexe militaro-industriel, avec aux EU un lien très étroit entre recherche militaire et civile et recyclage des moyens (cf. l’ordinateur). Autre point : pour ce qui est de la « bonne santé », tant que les investissements et la R&D dans le domaine militaire rapportent à moyen terme ou long terme plus que ce qu’ils coutent à court terme (les dépenses militaires), c’est bon pour l’« économie » et, d’une manière plus globale, la Seconde Guerre mondiale a été très profitable aux EU aussi bien du point de vue de la puissance du capital américain que de la hausse du niveau de vie. Il n’en est évidemment pas de même pour l’Allemagne, le Japon et l’Italie, qui vont désormais tirer leur puissance économique du désarmement forcé qui leur est imposé, sous parapluie américain, ce que Trump veut maintenant leur faire payer ou rembourser en les forçant à augmenter leurs dépenses de défense en proportion de leur PIB, comme d’autres présidents américains avaient essayé de le faire dès la fin des années 1970, en faisant pression sur le DM et le Yen. De cela il ressort qu’il n’y a plus de lien mécanique et unilatéral entre dépenses militaires et puissance globale d’un État. Non sans raison, mais avec beaucoup de mauvaise foi (Obama le disait de façon plus hypocrite), ce que dit Trump, c’est que la stabilité mondiale de l’ordre capital (le niveau I de l’hyper-capitalisme, disons-nous) coûte cher et que chacun doit y contribuer. Depuis la fin de l’URSS et jusqu’aux présidences Bush, les EU assuraient encore les opérations de police internationale pour maintenir la fluidité des robinets de pétrole et marchandises ; mais pour Trump, ce temps est fini et désormais chaque puissance doit le montrer dans la prise en charge de sa zone d’influence ; une version plus multipolaire et moins stratégique de l’ancienne politique des blocs de la guerre froide, en théorie plus souple et complémentaire avec la globalisation, mais non sans tension (EU-Chine3).

Contrairement à ce que pensaient les marxistes pur jus, le capitalisme n’a plus absolument besoin de la guerre pour sortir de la contradiction valorisation/dévalorisation, la seconde par la guerre relançant la première, parce qu’il a englobé cette contradiction à travers une tout autre dynamique. Dit trivialement, l’information domine la sidérurgie du point de vue économique comme stratégique. Le Japon a battu les EU par l’électronique et non par l’armée de l’empereur ; l’Allemagne a battu les EU par la Volkswagen et non par Thyssen-Krupp.

Par ailleurs, pourquoi s’étonner ? On comprend une certaine préférence pour les dépenses militaires comme moyen de maintenir ou de renforcer la puissance industrielle et l’avance technologique du pays (le point de vue de Stephen Miran), d’autant qu’elle a largement fait ses preuves par le passé. Et comme en outre les entreprises et les circuits existent déjà, c’est moins compliqué de procéder ainsi que de créer ou de recréer des secteurs négligés depuis longtemps en vue de restaurer la grandeur industrielle de l’Amérique, comme dit l’autre, sans compter que cela présente l’avantage de pouvoir être piloter par l’État. Pour finir, on se doutait bien que Trump n’allait pas privilégier l’écologie, les services sociaux ou les festivals culturels.

Jacques W. et Larry C., le 6 juillet 2025.

  1. Les dépenses militaires mondiales ont atteint 2 718 milliards de dollars en 2024, soit une augmentation de 9,4 % en termes réels par rapport à 2023. C’est la plus forte hausse annuelle jamais enregistrée depuis au moins la fin de la guerre froide. Les dépenses militaires ont augmenté dans toutes les régions du monde, avec une hausse particulièrement rapide en Europe et au Moyen-Orient. Les cinq plus grands dépensiers – États-Unis, Chine, Russie, Allemagne et Inde – concentrent 60 % du total mondial (Institut international pour la paix, Stockholm, 28 avril 2025). []
  2. Évolution générale : 1940 : 1,7 % du PIB ; 1945 : 3,5 ; guerre de Corée : 13,8 ; 1965 et course aux armements : 7 ; Vietnam : 8,7 ; 1979 : 4,5 ; Reagan : 6 ; fin de l’Union soviétique : 2,9 ; après-11-Septembre : 4,5 ; Obama : 3,1 ; Trump 1 : 3,3.

    Russie : 4,7, mais doublement du budget entre 2007 et 2023 et + 41 % entre 2023 et 2024. []

  3. Les dépenses militaires des États-Unis ont augmenté de 5,7 % pour atteindre 997 milliards de dollars, soit 66 % des dépenses totales de l’OTAN et 37 % des dépenses militaires mondiales en 2024. Une part importante du budget américain est consacrée à la modernisation des capacités militaires et de l’arsenal nucléaire afin de maintenir un avantage technologique sur la Russie et la Chine (ibid.). []

L’actualisme de la guerre

Dans la continuité de la sortie du livre de J.Wajnsztejn (L’achèvement du temps historique), mais aussi du n°23 de la revue Temps critiques vous trouverez ici en lien, des éléments de réponses à des questions qui nous sont parvenues.

Dialectique du temps historique et société capitalisée

Certains individus, intéressés par les écrits de Temps critiques et aussi d’autres lecteurs plus assidus, peuvent nous poser une question sur l’actualité des guerres qui serait le signe d’un retour aux guerres entre nationalismes et donc une réfutation, de fait, de la notion « d’achèvement du temps historique » développée dans le livre de J.Wajnsztejn.

Aveuglé par une approche immédiatiste, l’argument s’apparenterait à ceci : puisqu’au XIXe et au XXe siècle, les guerres entre puissances nationales manifestaient typiquement un temps historique, celui des États-nations et de leurs conflits territoriaux et de valeur (dévalorisation/valorisation), alors pourquoi cette historicité serait-elle rendue caduque par la fin de la « Grande politique » (Tronti) et l’achèvement du temps historique (J.Wajnsztejn) ?

Préalable notionnel (pour tenter d’éviter quelques méprises)

L’achèvement du temps historique (J.Wajnsztejn) ou la fin de l’histoire et la sortie de l’histoire (H.Lefebvre), ne signifient pas que nous serions entrés dans une époque où l’histoire n’existe plus ; une époque de paix universelle ou au contraire de guerre perpétuelle ou encore de mondialisation définitive (soit heureuse, soit malheureuse, selon telle ou telle idéologie) ou encore une stagnation sans fin, une répétition dans l’immobilisme où tout serait devenu équivalent, ou encore penser que l’homme (l’espèce humaine) serait frappé par son obsolescence (G.Anders), etc. Non.

L’histoire n’est pas close, n’est pas terminée, elle continue.

C’est du temps historique dont il s’agit, ce qui est différent.

Pour le dire brièvement et abstraitement : c’est de l’histoire comme mouvement dialectique dont il s’agit ; ce qui ne signifie pas réaffirmer ou redéfinir un « sens de l’histoire ».

Parlons-en

1- Partons de deux citations :

« Toutefois, le regain souverainiste qui se manifeste un peu partout, avec aussi la guerre russe en Ukraine, montre qu’aucune tendance n’est réalisée.Comme la reterritorialisation tendancielle actuelle des activités économiques, le resurgissement des questions de territoire, de frontières et des identités nationales ou régionales agit comme une piqûre de rappel contre la virtualisation du monde, de la même façon que la crise de 2008 était une piqûre de rappel pour cadrer les débordements de la fictivisation du capital.

Il est d’ailleurs curieux, à ce point, de rapprocher la thèse de la « fin de l’Histoire » d’une autre conviction qui paraît à première vue radicalement opposée, celle de l’« accélération de l’Histoire ». En effet, les deux thèses, d’apparence contradictoire, se rejoignent d’abord superficiellement dans l’illusion d’un temps linéaire dominant et plus profondément dans leur indifférence à la notion même de temporalité. » (souligné par J.Guigou)

Jacques Wajnsztejn, Lachèvement du temps historique,L’Harmattan, p.114-115.

En écho, notons un paragraphe de La Fin de l’histoire d’Henri Lefebvre, Minuit, 1970, p.223.

Le début rappelle que « Seules la lutte à mort librement décidée, la lutte des classes et la guerre révolutionnaire ont produit l’histoire. Sur ce point, Marx s’accorde avec Hegel ». Lefebvre poursuit à propos de l’hypothèse d’une « sortie de l’histoire », dans laquelle « l’histoire ne suffit plus à motiver les actes, à fournir les objectifs, à orienter les stratégies » [qui seraient pour Lefebvre les indices du « post-historique » J.Guigou] :

« Quoiqu’il en soit, il semble impossible de présenter la période incriminée (la sortie de l’histoire) comme une simple fin des remous historiques; arrêt du mouvement et par conséquent des violences, entrée dans la stagnation sans fin. On pourrait imaginer une perpétuelle violence, des évènements sans trêve, mais sans que les changements s’enchaînent à la manière historique ». (Souligné par J.Guigou).

Des changements qui se sont enchaînés à la manière historique, comme dans le passage de l’État de sa forme empire à sa forme nation (le mouvement des nationalités), le mouvement de décolonisation ou encore le cycle révolution/contre-révolution. C’est ce cours historique qui liait ensemble crise, guerre et révolution qui a failli.

2-Des guerres perpétuelles, mais sans portée historique majeure

Guerre en Ukraine, guerre à Gaza, guerre israélo-iranienne correspondent bien à cette « perpétuelle violence… sans que des changements s’enchaînent à la manière historique » ainsi que l’analyse H.Lefebvre.

Autrement dit, ces guerres sont bien celles de la révolution du capital où les puissances et les intérêts qui s’affrontent peuvent certes agir pour une conquête ou une défense de territoire, mais elles expriment surtout une stratégie d’hégémonie sur des fractions nouvelles de capital et leur puissant pouvoir technologique.

Par exemple les affrontements sur les ressources naturelles pour exercer si ce n’est un monopole, du moins un contrôle de l’exploitation des terres rares ou encore les conflits pour l’accès à l’eau.

On pourrait rapprocher ce que dit Lefebvre sur la période de la fin de l’histoire, avec ce que nous nommons « la fin du cycle historique des révolutions ». Un cycle où c’était, avant tout autre intérêt (économique, idéologique, religieux, etc.), la politique qui conduisait le cours du monde et cherchait à l’orienter selon un but collectif supérieur.

Or, ce cycle historique des révolutions a coïncidé dans le monde occidental et le mouvement de la valeur (l’accumulation) avec le cycle des luttes de classe : révolution bourgeoise d’abord, révolution prolétarienne ensuite. L’autonomie de la politique s’y manifestait en ce qu’elle orientait les rapports de force et les enjeux des luttes. Les contradictions politiques de classe traversaient les nations et leurs États : liberté et égalité des peuples versus intérêts de la classe des propriétaires dans la révolution française ; internationalisme prolétarien versus « union sacrée » pour la patrie en 1914. Rappelons que « l’union sacrée » avait été rejetée en 1915 par les internationalistes à la Conférence de Zimmerwald.

Aujourd’hui, dans la guerre en Ukraine, où est l’autonomie de la politique chez les Russes comme chez les Ukrainiens ? D’un côté comme de l’autre, le cours de la guerre et de la paix est subordonné à la totalité des deux sociétés dans lesquelles économie, technologie, industrie, commerce, contrôle de la population, etc., ne forment qu’une seule entité matérielle. Donné comme exemplaire par les dirigeants et les médias européens, le patriotisme ukrainien est très relatif, il n’est pas élevé. D’abord, de très nombreux ukrainiens sont exilés : près de 7 millions selon le Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU ; ensuite le refus de l’embrigadement dans l’armée et la désertion concernent aussi des milliers de jeunes ukrainiens. Se manifeste aussi une opposition à la guerre de la part des veuves de soldats et de leurs familles. Il y a bien une subordination de la population à la politique de guerre qui produit en quelque sorte un patriotisme de la survie.

Si une temporalité par rapport à la guerre se dessine plus ou moins (avant, pendant, après la guerre), elle ne contient pas d’historicité, pas de dialectique. Seules dominent l’actualité de la guerre et les tractations diplomatiques mondiales pour la paix : un seul moment déhistoricisé où guerre et paix sont des modalités pratiques, certes différentes (pour les vivants et les morts !), mais qui se situent dans le même monde, c’est-à-dire le monde des conflictualités incessantes, mais sans discontinuité historique profonde.

Par exemple,Poutine rejoue l’empire ;l’autorité palestinienne rejoue en farce (sous regard israélien) l’État-nation. Le poids des milices d’un côté (Hamas et Hezbollah), du néo-colonialisme armé de l’autre, sont eux déjà dans l’au-delà de l’histoire. Quant à Israël, à rebours de sa politique néocoloniale, il rejoue la figure de l’État-nation (le citoyen-soldat) à l’époque de la crise des États-nations. D’où aussi le fait de pouvoir jouer sans vergogne l’idée du seul état démocratique de la région au milieu de la barbarie ambiante.

Un monde « qui a changé de face » avec la révolution du capital, mais qui était déjà en gestation après le fiasco des opérations de police en Irak, comme nous le soulignions dans la brochure : « L’unité guerre-paix dans le processus de totalisation du capital » (2003).

Eric Hobsbawm le disait autrement dans Nation et nationalisme depuis 1780: « Même si personne ne peut nier l’impact croissant et parfois spectaculaire de la politique nationaliste ou ethnique, ce phénomène est aujourd’hui fonctionnellement différent du “nationalisme et des “nations” du XXe et XXe siècle sous un aspect essentiel : il n’est plus un vecteur majeur du développement historique » (op.cit.Gallimard, p.209-210, 1992).

On peut en dire autant pour les conflits de l’État israélien avec le Hamas, le Hezbollah et le régime iranien. L’histoire s’y absente, puisque depuis la création de l’État d’Israël, la guerre n’a pas cessé avec des phases de hautes et de basses intensités. Là aussi la politique est englobée dans toutes les déterminations de chacune de ces sociétés : religieuses, économiques, culturelles, technologiques, messianiques.

Précisons.

La création de l’État d’Israël est encore située dans la Grande politique pour au moins deux raisons, l’une externe, l’autre interne à l’histoire de ce peuple :

– une raison externe: l’État  sous sa forme nation. En 1947, l’État-nation est dominant dans le monde. C’est d’ailleurs une instance internationale, L’Organisation des Nations Unies, qui a instituée un territoire qui l’année suivante va se nommer Israël. L’État d’Israël s’inscrit ainsi dans la Grande histoire des États-nations dont la matrice politique est l’œuvre de la révolution française. Nous sommes donc bien toujours dans le temps historique, celui des révolutions et des contre-révolutions, etc.

– une raison interne : une force, un mouvement politique, idéologique, culturel, religieux : le sionisme, s’institutionnalise dans une forme : l’État  d’Israël. Ce processus dialectique, donc historique, d’une force qui devient une forme est un processus profondément historique. René Lourau1 l’a théorisé à partir du modèle de C.Castoriadis2 : institué, instituant, institutionnalisation. En Israël, cette dynamique (politique, militaire, sociale) a fonctionné plusieurs décennies. Est-ce toujours le cas ? Sinon, à quel moment s’est opéré l’épuisement et le passage à autre chose. On pourrait répondre à partir des échecs successifs des multiples tentatives de paix sous la forme de deux États. Toutes ont échoué.

Ces échecs ont conduit à une sortie de « La Grande politique ».

Déjà avant le 7 octobre 2023, la sortie du temps historique était en cours. Elle s’est accélérée avec cette attaque. La guerre des puissances rend manifeste et sans retour la guerre de défense de l’existant qui était présente depuis la fondation d’Israël. 

Éloignées, mais présentes dès avant la création de l’État d’Israël, les utopies de coexistence pacifique ont disparu de l’horizon politique au Moyen-Orient. Le pouvoir stratégique du niveau I du capital avance alors ses imageries : une « Riviera à Gaza » devenant plate-forme des flux financiers et des spéculations immobilières mondiales.

Au Moyen-Orient comme ailleurs, nous sommes bien entrés dans l’achèvement du temps historique. Les dimensions nationales/nationalistes sont certes présentes, mais elles n’ont pas d’orientation strictement politique. Plutôt idéologiques, elles sont englobées dans une sorte d’état de guerre constitutif qui tient lieu de politique, d’économie, de culture, de mode de vie, etc. ; un état qui tend — tragiquement — à « sortir de l’histoire ». À cet égard, depuis plusieurs années, la situation en Iran avec des révoltes récurrentes réintroduit de l’indéterminé, de la dialectique des forces, bref de l’historicité, que le jeu surplombant des puissances étatiques vient perturber. Ainsi aujourd’hui, bien malin qui dira l’effet des bombardements israéliens et américains sur les forces sociales en Iran.

3- Conflictualités plus nombreuses et achèvement du temps historique

Les violences diffuses, mais aussi précises et généralisées ainsi que les conflits s’accroissent depuis des décennies. Les observatoires des conflits le rapportent :

« Il n’y jamais eu autant de conflits depuis la Seconde Guerre mondiale »

Tribune de Genève, 19:11/24.

Cette réalité entre-t-elle en contradiction avec la thèse d’un achèvement du temps historique ? Nous ne le pensons pas. Pourquoi ?

Dans le paragraphe précédent, nous avons déjà montré que les guerres en cours relèvent le plus souvent d’un englobement de la politique dans le sociétal, l’économique, l’ethnicité et le nihilisme, de sorte que l’historicité tend à être effacée dans les affrontements de puissances. Ainsi, dans l’exemple du conflit israélo-palestinien, la mémoire de l’évènement historique que fut la création de l’État d’Israël tend à s’effacer au profit de l’image d’une toute-puissance d’autant plus prégnante que la défaite des nationalismes arabes « progressistes » est encore ressentie. 

Un achèvement du temps historique qui s’accompagne d’une part de la disparition des événements historiques majeurs, recouverts par les répétitions et les parodies des politiques interventionnistes (cf. L’échec de la France en Afrique) et d’autre part de l’abandon d’une vision dialectique des conflits au profit d’un (impossible) consensus identitaire. Deux caractères majeurs de la « sortie de l’histoire » ou encore de l’achèvement du temps historique.

Mais ils interviennent également dans ces états permanents de violence et de guerre, des déterminations qui relèvent de la nature des guerres elles-mêmes. Notamment le fait que les forces en guerre ne peuvent pas désigner clairement leur ennemi. Comme dans les guerres de partisans (cf. C.Schmitt, Théorie du partisan, Flammarion, 2009), les forces ennemies ne sont plus seulement composées d’armées régulières d’un État, mais s’y agglomèrent des groupes armés divers qui peuvent d’ailleurs poursuivre des objectifs propres, non complémentaires avec les forces étatiques.C’est alors la qualité même d’ennemi qui est déniée avec comme conséquence la criminalisation d’États qui seront qualifiés de voyous et la criminalisation des groupes qualifiés, souvent à raison, de terroristes.

Le Groupe Wagner en Russie est emblématique de ce type d’alliance conflictuelle qui, au cours des affrontements a conduit à un conflit intérieur dans la guerre extérieure (cf. en juin 2023, la tentative d’attaque de Moscou par les troupes de Prigojine). Les Groupes Hamas et Hezbollah relèvent des mêmes tensions internes dans la guerre interétatique Israël-Iran. 

Ces (relatives) indéterminations dans la désignation de l’ennemi constituent un indicateur de l’époque de l’achèvement du temps historique. Un fait qui signe également la fin de l’autonomie de la politique.

Nous retrouvons là un des indicateurs qui pour H.Lefebvre marque la sortie de l’histoire, à savoir une situation « où l’histoire ne suffit plus à motiver les actes, à fournir les objectifs, à orienter les stratégies ».

Autrement dit, la guerre n’est plus la continuation de la politique avec d’autres moyens selon la formule de Clausewitz, mais pourrait-on dire, les guerres et les conflictualités généralisées n’ayant plus de contenu politique autonome, elles tendent à devenir un état constitutif des sociétés qui ne sont encore que très partiellement capitalisées. D’où leur caractère répétitif … et insignifiant, sauf pour les populations qui les subissent.

Partiellement capitalisées, car à l’exception d’Israël, la plupart de ces conflits ne concernent que des régions où le capital circule, la capitalisation peut y exister marginalement sous forme presque exclusivement rentière certes, mais en dehors de la constitution d’une société capitalisée ; c’est d’ailleurs pour cela, que parfois, la « société civile » s’y manifeste à nouveau, que ce soit en Iran, en Égypte où elle existait déjà dans les années 1950-1970 ou parce qu’elle n’a encore jamais existé comme en Algérie, en Tunisie ou au Soudan où se rejoue dans d’autres conditions, la révolution française en termes de liberté, égalité et fraternité.

4- La société capitalisée comme signe de l’achèvement du temps historique

ou plus justement, on trouve dans la société capitalisée de nombreux signes de l’achèvement du temps historique.

Énumérons-en les principaux :

  • Positivité généralisée (déni et rejet du négatif assimilé à la perte et au contre temps ; aliénation effacée, émancipation exaltée, etc.)
  • Équivalence et indifférenciation des valeurs ; mise en avant des déterminations naturelles posée contradictoirement comme essence et production culturelle car tout peut exister côte à côte quand on quitte l’argumentation dialectique et le raisonnement en termes de contradiction (genrisme, trans, etc.) …pour finir en déconstruction.
  • Donc pourquoi lutter ? Pourquoi agir ? Pour qui agir ? Moyens et but sont confondus : l’activité réduite au revenu ou encore l’émeute prise pour l’insurrection ;
  • Nihilisme (fascination violence/destruction version no futur ou version Black Bloc);
  • La temporalité anthropologique (passé, présent, futur) disparaît, recouverte par l’actualisme  ;
  • Omnipotence des technologies et des biotechnologies qui deviennent seconde nature (IA, transhumanisme, fabrique de l’humain, etc.)
  • Virtualisation de l’économie : le capital fictif gère les rapports sociaux réduits à des intersubjectivités sans sujet ;
  • L’État sous sa forme réseau et l’institution résorbée, donc le déclin de l’État dans sa forme nation. ;
  • L’évènement Gilets jaunes comme refus de l’achèvement du temps historique puisque ce dernier tend à neutraliser, à désamorcer le surgissement d’événements au sens fort tout en transformant n’importe quel fait en un événement ;
  • Les guerres sont déhistoricisées ; leur potentielle négativité est convertie en « opération de police » en Irak ou en Lybie, en « opération militaire spéciale » pour la Russie en Ukraine ; en « opération déluge d’Al Aqsa » (attaque islamiste du 7 octobre) ou encore en « Chariots de Gédéon » pour Israël à Gaza et opération « Rising Lion » contre les installations nucléaires iraniennes.

Autrement dit, une tentative pour éliminer la datation dans la mémoire collective (la dimension anthropologique du temps historique) et la remplacer par une formule sans signifiant autre que métaphorique. Elles sont aussi désidéologisées par rapport à l’époque de la Guerre froide comme le montre la politique de Trump qui veut faire rembourser les dépenses américaines pour l’OTAN et la défense du monde occidental.

5- Les souverainismes contemporains ne sont pas analogues aux nationalismes des XIXe et XXe siècles.

Ils ne sont pas ancrés dans l’État-nation, mais relèvent d’une volonté de définir et d’exercer une puissance politique indépendante aussi bien à travers l’État national que via les réseaux et l’État réseau.

Une puissance politique qui s’appuie sur les représentations réelles et symboliques des couches et des milieux sociaux « invisibles » car dominés par les castes et les réseaux aussi bien du niveau I que du niveau II (l’aristocratie médiatique et économique du niveauII).

Car sous les termes fourre-tout de « populismes », « d’isolationnisme/protectionnisme » ou « d’anti-fédéralisme », les souverainismes exercent leur puissance aussi bien dans le capital national que dans le capital globalisé. Par exemple, aux USA, les mesures de l’administration Trump pour réduire certains secteurs de la bureaucratie fédérale qui relèvent, a priori, du niveau II, peuvent être interprétées comme un souverainisme de niveau I, car elles visent, indirectement, à renforcer d’autres secteurs stratégiques, décisifs dans la concurrence avec la Chine (armement, technologies, IA, etc.).

Une des différences notables entre les souverainistes contemporains et les nationalismes des XIXe et XXe siècles concerne la valorisation par conquête territoriale : les colonisations.

Dans les colonisations historiques, l’accumulation et la valorisation des capitaux nationaux se réalisaient à la fois dans le territoire national et dans les territoires conquis. Une double appropriation : interne, avec l’exploitation de la force de travail ouvrière et externe avec l’exploitation de population surtout paysanne (produits agricoles et commerce des matières premières).

Alors qu’aujourd’hui, les appropriations ont tendance a être déterritorialisées et les politiques de reterritorialisation ne représentent qu’une contre-tendance partielle et fragile. Les économies de plates-formes sont globalisées et elles opèrent à distance. Elles peuvent rapidement déplacer leurs entrepôts d’un pays à un autre ; de sorte que leurs interventions ne cherchent pas une valorisation des ressources locales : les emplois directement créés sont faibles, car elles sont puissamment robotisées. Les forces souverainistes s’y opposent, mais sans résultats politiques réels.

Autre exemple : les annexions de régions frontalières par le régime russe ne relèvent pas de l’ancien modèle colonial appropriationniste. Elles entrent dans une logique politique de constitution d’une zone de protection avancée par rapport à des puissances hostiles ; des bases avancées d’un État-empire où elles sont englobées.

Les anciennes dynamiques colonisatrices étaient d’abord appropriatrices, les actuels souverainismes sont une sorte de néo-conservatisme plus défensif qu’offensif.

Si on replace cela à un niveau plus général développé dans le livre de Jacques Wajnsztejn, on peut y voir une résistance désespérée à l’accélération du temps capitalisé et à son nouveau rapport à l’espace. Une résistance qui n’est évidemment pas la nôtre, mais qui, au moins, ne nous place dans aucun camp, même pas celui de la paix.

Jacques Guigou

1er juillet 2025

  1. René Lourau, L’instituant contre l’institué, Anthropos, 1969. []
  2. Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975. []

Commentaire critique de l’article de Nancy Fraser « L’impossible démocratie de marché »

(in Le Monde diplomatique, décembre 2024)

Tout d’abord, il faudrait lever une ambiguïté, parce qu’il n’est pas sûr que le titre soit de Nancy Fraser. Il émane peut-être de la rédaction. En effet, elle débute son article en mentionnant une crise de la démocratie. Une formulation bien vague puisqu’il y a plusieurs types de démocratie : la démocratie directe, l’indirecte, la représentative, la libérale, la « populaire » — mais ça, c’est du passé —, l’« illibérale » depuis une vingtaine d’années, et on pourrait désormais y ajouter la « post-libérale » si on en croit un politologue américain qui qualifie ainsi le régime trumpien. De la même façon, il y a plusieurs types de régime parlementaire (modèle anglais) et des variantes présidentielles (EU) ou semi-présidentielles (France). Leur point commun principal est d’être indirectes et représentatives par définition — tout en souffrant toujours plus d’une délégitimisation de la représentativité des élus, qui se manifeste par une forte abstention, une versatilité des électeurs, des critiques ad hominem allant jusqu’à la violence contre les élus ou les institutions.

Donc, quand Fraser évoque ici la démocratie, c’est bien de la démocratie en général qu’elle parle et non pas de la « démocratie de marché ». Il est sûr que ce n’est pas très clair puisque tout son exposé repose sur le postulat que le capitalisme serait hostile à la démocratie, alors pourtant qu’il ne se développe pleinement que sous cette forme politique, aussi bien au cours de l’histoire qu’aujourd’hui1. Et, réciproquement, celle-ci n’a pu véritablement s’affirmer et se répandre que dans le cadre du développement capitaliste.

Une interprétation sommaire du rapport entre politique et économie

Une démocratie qui serait en crise, mais sans que sa résolution puisse être politique — et, à ce sujet, Fraser mentionne les fausses solutions que représenteraient une sorte de réformisme éthique de la politique, une transformation des partis, etc. Elle privilégie le niveau de la « totalité sociale », puisque ce serait à ce niveau que se situerait la « crise généralisée » du « néolibéralisme » ; dernier terme qu’elle reprend, comme nombre d’analystes, mais pour nous dire aussitôt qu’il n’a guère de valeur heuristique, parce qu’il ne serait qu’une déclinaison du capitalisme. Sans doute, mais alors pourquoi reprendre le terme comme ceux qui, et c’est une tendance dominante, le critiquent pour mieux l’opposer à un capitalisme d’avant, qu’on a peine alors à définir puisqu’il ne serait pas libéral, sans pour cela être un capitalisme d’État ?

En fait, quand Fraser dit que le capitalisme est hostile à la démocratie, c’est de l’économie de marché qu’elle parle, ce qui l’amène à voir en celle-ci la réalisation d’un découplage entre économique et politique à travers la remise en cause de l’État (des « pouvoirs publics », dit-elle). Elle conclut provisoirement : « Dans le capitalisme, l’économique est donc non politique, et le politique non économique. » Si on veut faire un retour historique, les débuts du capital, du XVe jusqu’au milieu du XIXe siècle, maintiennent encore le lien entre économie et politique, ce que Karl Polanyi qualifie « d’encastrement » (embeddedness) des activités au sein de la société. La preuve en est que les grands économistes classiques comme Smith, Ricardo, Mill parlent en termes d’économie politique et non en termes d’économie, car la bourgeoisie industrielle doit encore compter sur le politique pour asseoir son pouvoir contre la noblesse et les grands propriétaires terriens, qui ont la haute main sur les institutions et la détermination des statuts sociaux. Marx, à la suite, conserve cette même perspective, puisqu’il définit sa critique comme critique de l’économie politique dans un soutien critique à ces théoriciens de la bourgeoisie progressiste et éclairée. C’est surtout à la fin du XIXe siècle que l’économie dite néo-classique ou marginaliste affirmera l’économie comme science et donc son autonomie. L’idée qui s’impose alors est celle de la séparation entre d’un côté l’économie du « Laissez-faire » appuyée sur une « société civile » qui en représente les agents libres de contracter ; et de l’autre l’État, avec la société politique contraignante à qui cette société civile ne déléguerait que la question de l’ordre public et du respect des contrats (« l’État minimum », dit régalien, pour éviter « la guerre de tous contre tous » ; cf. Hobbes et la philosophie anglaise du XVIIIe siècle).

Une telle position n’est pourtant guère tenable au-delà, à l’aune des expériences politiques que furent celles au long du XXe siècle, tels le New Deal de Roosevelt des années 1930 — ce que Karl Polanyi a appelé « la grande transformation » (cf. son livre éponyme), soit le passage de la « désocialisation » des années 1920, avec la mise en pratique des théories du marché autorégulateur, à la « resocialisation » de l’économie dans les années 1933-1945 aux États-Unis ; puis les Trente Glorieuses (1950-1980) en Europe de l’Ouest.

Ce qui a été appelé « mode de régulation fordiste » est l’exemple de l’intégration des trois domaines, politique, économique et social, réunis dans une même stratégie globale… au sein de l’État dans sa forme nation. Sa mise en place est générale parmi les grandes puissances, même si c’est sous différentes formes, le cadre d’origine étant celui du protectionnisme qui prévaut à partir des années 1930, parce qu’il garantit une circulation des flux endogène à chaque circuit économique national : chaque intervention de l’État pour augmenter la demande rencontre son offre correspondante… et inversement. Avec pour conséquence les débuts de la « société de consommation » et des divers systèmes de sécurité sociale ; et, en contrepartie, la plus ou moins grande explosion de la dette publique (welfare state). Un cadre géopolitique dont Fraser tient peu compte, mais qui pourtant correspond à sa définition du capitalisme comme « ordre social institutionnalisé » et, partant, le distingue des formes diverses de capital circulant ou non dans des sociétés qui ne sont pas capitalistes (capital commercial, capital-argent thésaurisé, spéculatif, etc.), et encore moins démocratiques — parce que le militaire ou la dictature ou les oligarques y commandent à l’économique jusqu’à l’absurde2. Un capitalisme qui intègre aussi la classe du travail dans un rapport social de dépendance réciproque (les théories du contrat d’abord, le droit du travail ensuite, les syndicats enfin, le tout sous le contrôle de l’État), avec ses antagonismes et une dialectique des luttes de classes qui le transforme plus ou moins profondément suivant les spécificités nationales, mais toujours sans l’abolir, puisque, par définition, il est essentiellement dépendance réciproque (quel que soit le pays) et seulement éventuellement antagonisme. Une dialectique et des luttes que Fraser n’intègre pourtant pas à son argumentation, dans la tradition d’une grande partie de la gauche américaine et du mouvement ouvrier américain, qui s’est rarement posé (sauf peut-être à l’époque des IWW) comme autonome, ou contre la bourgeoisie. En effet, il s’est plutôt positionné et rapporté à l’ensemble de la société en épousant majoritairement les aspirations individualistes des classes moyennes vers la « grande société » promise par Johnson et Kennedy au début des années 1960, contre le spectre du communisme. Plus généralement, c’est le moment dans lequel s’impose la thèse de la moyennisation des sociétés capitalistes occidentales contre celle de leur prolétarisation et, avec elle, l’éloignement, si ce n’est la disparition, de toute perspective communiste au sens où l’entendait la théorie du prolétariat.

Ainsi, la seule fois où Fraser semble y faire allusion, c’est dans une référence à « une nouvelle gauche qui dénonçait à l’échelon mondial les oppressions, exclusions et prédations sur lesquelles reposait l’ensemble de l’édifice ». Pas de référence à la théorie du prolétariat et au communisme, mais au tiers-mondisme et à la lutte anticoloniale. On comprend ici pourquoi Fraser est une habituée des colonnes du Monde diplomatique.

Or cette intégration des trois sphères est justement le propre du capitalisme dans son devenu progressif et progressiste — alors que l’Antiquité grecque et romaine, comme le régime féodal ou le système des castes aux Indes, prenaient bien soin de les séparer, y compris au sein de la démocratie athénienne, fort limitée au demeurant. Devenu progressif, disais-je, parce que la question parcourt près d’un siècle et demi en réinterrogeant le rapport entre ces sphères. Dans la Révolution française, par exemple, Tocqueville et Arendt analysent la violence de la Terreur, et finalement la défaite révolutionnaire, par la tentative de lier révolution politique et sociale3. Une séparation que Napoléon rétablira en asseyant à la fois le pouvoir de l’État et le développement de la bourgeoisie. En France, elle atteindra son apogée sous la Troisième République, avant que la Seconde Guerre mondiale et le triomphe des idées keynésiennes et fordistes viennent sceller un devenir capitaliste que Marx anticipait sous la forme de la « domination réelle du capital » (une première tentative de globalisation des sphères politique, économique et sociale), la distinguant de la « domination formelle » dans laquelle une part importante de la société reste précapitaliste (la France est en majorité rurale et artisanale jusqu’en 1940).

Un rapport entre économie et politique analysé en dehors de sa dimension historique

Cette idée d’une séparation entre économique et politique n’est pas problématisée dans sa dimension historique, car Fraser la considère comme un invariant, ce qui est tout à fait contestable, nous espérons l’avoir montré. En effet, ce qu’elle développe correspond à une période assez courte (des années 1980 aux années 2000), symbolisée par l’arrivée au pouvoir politique de Reagan et Thatcher. Il s’agit pour ceux-ci d’acter non seulement la défaite de la dernière tentative d’insubordination ouvrière et de révolte de la jeunesse de la fin des années 1960-début 1970, mais aussi la difficulté à sortir de la crise économique (baisse de la productivité, hausse des salaires et de l’énergie) sur les bases de l’ancien mode d’accumulation et de régulation fordiste. Des mesures de rupture sont prises : lutte contre l’inflation, politique de l’offre à la place de la politique de la demande. La déréglementation générale qui s’ensuit enclenche un processus de globalisation et un niveau qualitativement et quantitativement supérieur de mondialisation et de division internationale du travail. Certains vont y voir le retour à un capitalisme sauvage digne de la fin du XIXe siècle, avec effacement du cadre de l’État en sa forme nation et déclin de l’État du welfare, surtout sensible dans le monde anglo-saxon. L’indépendance des banques centrales semble coiffer le tout — ce qui apparaîtra comme le comble du libéralisme dans sa forme néo, alors que les thèses purement libérales (telle celle de F. Hayek) sont pour la suppression des banques centrales et sont toujours restées marginales au sein de la théorie libérale en général et de la théorie économique en particulier —, mais elle ne fait que redoubler la tendance à la caducité du cadre national pour la dynamique du capital. De plus, la Fed américaine comme la BCE ont une indépendance toute relative dans leur politique de taux et de prêt ; on s’en est aperçu pendant la crise sanitaire. La BCE est ainsi très dépendante de la politique monétaire et budgétaire allemande, elle-même très contrainte par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, mais proposant un modèle original d’« économie sociale de marché » qui contredit quelque peu l’« ordolibéralisme » prôné par l’UE. Il ne faut donc pas se fier à un « à première vue » de la globalisation. L’une de ses bases est bien la dérégulation, mais cela ne signifie nullement absence de réglementation. En effet, de nouvelles régulations se mettent en place au niveau du capitalisme du sommet4 : d’un côté, les États ou des organismes internationaux comme l’UE imposent des normes environnementales et de sécurité, des normes bancaires et assurantielles, et continuent à fixer des prix administrés (le salaire minimum par exemple, qui, paradoxalement, tend à se généraliser) ; de l’autre, les grandes firmes multinationales négocient par cartellisation entre oligopoles de nombreux prix mondiaux, qui ne sont donc pas des prix « de marché » au sens strict (par exemple ceux de l’énergie, ceux de l’argent).

Le capitalisme n’a pas de forme privilégiée

Ce que Fraser appelle le « tournant historique majeur » des années 1980-2000 est ce que nous appelons la révolution du capital et non pas une crise. Il se déroule un processus de totalisation du capital — ce qui ne veut pas dire unification, car il existe différentes fractions de capital. La notion de globalisation est d’ailleurs assez appropriée à la description du processus. Mieux en tout cas que celle de financiarisation qu’emploie Fraser, qui amène en général à l’idée d’un capitalisme spéculatif ou parasitaire — une idée qu’évite Fraser, sans nous dire toutefois pourquoi elle domine le discours convenu sur le capital aujourd’hui. Fraser emploie souvent l’expression « par nature, le capitalisme ». Mais, justement, le capitalisme n’a pas de « nature ». Comme le dit Braudel, il est labile, protéiforme, et il n’est pas plus financier que commercial ou industriel. Et il n’est pas non plus la succession de ces formes en fonction d’une évolution au cours du temps qui se ferait sur le même modèle que celui de la succession déterministe-marxiste des modes de production, du moins évolué vers le plus évolué ou progressiste. La finance est en effet présente aussi bien au XVIe siècle, pour participer au développement des « villes-monde », qu’aujourd’hui pour le financement des nouvelles technologies ou à travers le développement du capital fictif.

Le développement du capital exige toujours un financement, et c’est le mode de financement qui change. Le marché monétaire (via la finance bancaire ou finance indirecte) assurait le plus gros du financement, mais dans un cadre national contraint assez bien adapté à une régulation fordiste essentiellement nationale. L’accroissement de la vitesse des échanges et leur mondialisation allaient accroître aussi la vitesse des moyens de circulation par recours à la finance dite directe, celle du marché financier (banques toujours, mais aussi démocratisation du statut d’actionnaire, qui n’est plus un rentier mais un membre, le plus souvent salarié, de fonds de pension par capitalisation). Ce processus de totalisation, malgré son apparence abstraite de « système », correspond pourtant à des fractions de capital, à des forces sociales de pouvoir qui intègrent (ou du moins tentent de le faire) la crise comme une composante de la dynamique d’ensemble. Son existence n’est plus niée comme elle a pu l’être à l’époque où dominait une théorie néo-classique, pour qui la crise ne pouvait venir que d’obstacles extérieurs au libre marché (l’intervention de l’État, des syndicats, de la firme monopolistique, etc.). Elle n’est plus non plus considérée comme crise finale, sauf par les derniers marxistes, ou dramatisée hormis dans sa dimension finalement apolitique de mise en danger de la planète, sans que cela soit forcément relié au capitalisme lui-même5. La crise de 2008, par exemple, loin d’être une crise finale, a permis de purger certains aspects « sales » du marché financier et de mettre en place des pare-feu au niveau des banques centrales et des États. La dernière crise sanitaire a, elle, accéléré la plateformisation, le commerce électronique, le travail à distance. Ces crises ne sont certes pas auto-entretenues ou provoquées sciemment, selon un « plan du capital » qui supposerait son unité parachevée, mais elles fournissent des opportunités6 à certaines fractions ou forces en présence. Elles entretiennent une dialectique de transformation au sein du rapport social capitaliste qui n’épouse pas nécessairement ou essentiellement l’ancienne dialectique des luttes de classes.

Fraser essaie de lier crise et lutte pour sortir d’une vision économiciste qu’elle ne supporte pas, tout en critiquant implicitement le présupposé du marxisme vulgaire de l’automaticité du rapport crise/lutte. Ainsi sa phrase : « Ce n’est que lorsque des membres de la société perçoivent que les graves difficultés qu’ils rencontrent surviennent, non pas en dépit, mais à cause de l’ordre établi, lorsqu’une masse critique décide que l’ordre peut et doit être transformé par l’action collective, lorsqu’une impasse objective se dote d’une voix subjective, ce n’est qu’alors que l’on peut parler de “crise” au sens de “tournant historique majeur” qui impose de prendre une décision. » Mais sa critique est détachée de toute temporalité ; or, cette citation, qui correspond à la période où court le fil rouge historique des luttes de classes, s’avère inopérante aujourd’hui. Fraser le reconnaît elle-même en disant que ce vide a laissé la place au populisme, sans nous dire pourquoi c’est sa version droitière qui tend à l’emporter (comme toujours, pourrait-on dire, si on se réfère à l’histoire et, par exemple, au mouvement boulangiste). Elle fait le parallèle entre les deux populismes contemporains, mais ils ne sont pas de même ampleur et, surtout, hormis la critique des élites et la référence aux identités, les revendications ou valeurs qu’ils expriment ne sont pas les mêmes.

L’articulation actuelle du capitalisme en trois niveaux

Ce processus de totalisation déporte la question de la séparation éventuelle entre politique et économique au niveau de la nouvelle structuration en réseau du capitalisme puisque, à l’opposé de Fraser, nous l’analysons dans sa dimension historique. Qu’en est-il ? Au niveau II, la totalisation se fait par résorption des institutions, disparition de la « société civile » et transformation des citoyens-producteurs en individus-consommateurs dans le cadre de la désindustrialisation et de l’accent mis sur les activités à haute valeur ajoutée, mais avec une augmentation des inégalités et une fragmentation des territoires. Politique de la ville et accentuation des activités régaliennes de l’État sont censées fournir des réponses à ces tensions. La croissance des activités au niveau III est marquée par le développement de zones grises de l’emploi entre travail déclaré et non déclaré ; la variété des statuts (contrat de travail relevant du droit commercial et non plus du droit du travail, auto-entrepreneuriat, déguisé ou non, se distinguant de l’artisanat, ubérisation des conditions, chômage de longue durée), ce qui entraîne des réponses politiques en termes de traitement social.

Enfin, au niveau du capitalisme du sommet, il y a bien une indifférenciation des sphères politique et économique : elles sont unifiées ou plutôt totalisées sur la base de la priorité donnée à la fois à la domination (plutôt qu’à l’exploitation), à la puissance (plutôt qu’au profit) et à la capitalisation (plutôt qu’à l’accumulation, comme le croit Fraser, qui raisonne parfois comme si on était encore dans les années 1950-1960). Le personnage d’Elon Musk est le meilleur représentant/symbole de ce capitalisme de la puissance pour qui le profit au sens traditionnel du terme n’est qu’un élément secondaire (Tesla est un échec de ce point de vue-là). Pour paraphraser le Hegel de la Philosophie du droit, Musk est la figure qui « rend effective la réalité substantielle » (transhumanisme, conquête de l’espace). Et Trump est son « digne » pendant politique, mais pour les deux il est clair que cette distinction entre politique et économie n’a plus de raison d’être. Là où ils sont forts, c’est qu’ils n’ont pas peur de l’affirmer publiquement. En ne séparant plus politique et économie, ils révolutionnent la démocratie américaine par un coup de force, sans que puisse leur être reproché un coup d’État, à l’opposé donc de l’option précédente de prise du Capitole.

L’idée d’une « gouvernance sans gouvernement », outre qu’à mon avis elle provient là aussi de la rédaction du Monde diplomatique et non pas de l’auteur, n’est pas dénuée d’intérêt dans la mesure où elle ne laisse pas prise aux théories sur le capital automate ; mais elle n’est pas d’un grand secours dans la mesure où elle ne saisit pas le caractère de la restructuration du capital selon trois niveaux articulés. Dans cette mesure, il devient difficile d’expliquer pourquoi de grands accords sont signés au niveau I, malgré le maintien de différences de politiques à ce même niveau (retour des souverainismes avec l’isolationnisme américain, le Brexit britannique, le conflit États-Unis-Chine et l’impossible politique européenne, l’« exception française »). Difficile aussi de comprendre les choix différents faits aux niveaux II et III par rapport à l’immigration et aux régularisations, à la source d’énergie privilégiée, à l’âge de la retraite, aux systèmes de retraite et de sécurité sociale, à l’existence d’un salaire minimum ou non, à la façon de lutter contre le chômage, etc. Bref, il y a peut-être gouvernance, même si le terme tire plutôt son origine des « foucaldiens de droite » du patronat, mais il est abusif de proclamer qu’il n’y a plus de gouvernement, si on ne prend pas ce terme au sens strictement politicien et de court terme, mais en l’envisageant au niveau des sommets de l’État, qui, là aussi, comme au niveau I, mêlent politiques, haute fonction publique, syndicats patronaux et de salariés, grands médias.

Les faiblesses de l’analyse en termes d’émancipation

Fraser conclut en critiquant non pas les deux populismes, parce qu’ils ne peuvent mordre dans la politique rationnelle et donc il n’y a rien à en attendre du point de vue alternatif, mais le courant libéral-libertaire de la nouvelle gauche qui, lui, est tout sauf critique des élites, puisqu’il en est un produit radicalisé — plus que gauchisé d’ailleurs. On peut reconnaître cette lucidité à Fraser, ce n’est pas si courant dans les médias officiels, de ne pas s’illusionner sur les « émancipations » d’aujourd’hui. Son point de vue est clair et recoupe le nôtre : « Loin de démasquer les puissances derrière le rideau, les courants dominants de la “résistance” sont depuis longtemps compromis avec elles. Aux États-Unis par exemple, c’est le cas des ailes libérales-méritocratiques de mouvements sociaux qui défendent le féminisme, l’antiracisme, les droits de la communauté LGBTQ (lesbiennes, gays, bisexuels, trans et queer) et l’écologie. » Elle y adjoint tous les innovateurs et chercheurs, souvent en rupture de ban(c) (d’école et d’establishment), qui ont été à l’origine du développement de l’industrie de l’information (les nouveaux visionnaires de la révolution du capital et leur Weltanschauung particulière, en tout cas très différente de celle de la bourgeoisie). Fraser dénonce bien le faux combat aujourd’hui qui opposerait progressistes et conservateurs, woke et anti-woke, mais elle se perd elle-même dans sa référence au concept gramscien d’hégémonie. En effet, elle développe la perspective d’une autre hégémonie — qui est justement le combat que se mènent les deux variantes de populisme —, mais à une époque qui ne le permet plus, dans la mesure où la société civile (lieu de cette confrontation des « consciences de soi7 ») et la « grande histoire » (par exemple celle qui a vu s’opposer capitalisme et communisme et/ou « socialisme ou barbarie ») ont été résorbées dans la société capitalisée et ses réseaux branchés et interconnectés. Il en résulte une actualisation continue qui tente d’échapper au temps (c’est le « temps réel » de l’informatique ; celui de la vitesse de la lumière), de telle sorte que la temporalité humaine est décomposée, altérée, comme suspendue. Et donc, aussi, déshistorisée.

JW, le 29 décembre 2024

  1.  – Je laisse volontairement de côté le cas particulier de la Chine en renvoyant à mes développements dans l’article « La Chine dans le procès de totalisation du capital » (Temps Critiques °10, dans lequel se fait sentir l’influence « sociobarbare », via l’article de Lapassade sur le mode de production asiatique (in Socialisme ou Barbarie, n°40). Mais, pour faire bref, en Chine le capital circule (mal) dans une société qui n’est pas capitaliste, parce que la plupart de la propriété n’y est pas privée et que la force de travail n’y est pas « libre » de contracter et de circuler. À l’inverse de ce que dit Fraser, ce n’est pas l’économie de marché qui y empêche la démocratie, puisque ce type d’économie y est embryonnaire, mais l’insuffisance de son développement. En cela, la direction du PCC maintient maints caractères de l’époque de la « bureaucratie céleste », tout en essayant de dynamiser sa base par l’innovation et l’accumulation bien plus que par la marchandisation. []
  2.  – Cf. Chaulieu (Castoriadis) et l’analyse des rapports de production en Russie dans le n°2 de Socialisme ou Barbarie. []
  3.  – La Commune et la révolution espagnole n’échapperont pas à cette question. Lénine pas plus avec son programme « les soviets + l’électrification ». []
  4.  – Que nous appelons aussi le niveau I de la domination capitaliste. Il regroupe les États comme puissance politique, mais aussi économique, avec l’importance prise par les « fonds souverains », les grandes firmes multinationales, les organisations internationales, y compris certaines ONG, les grands syndicats. C’est là que sont censés se régler les grands problèmes de reproduction globale (par exemple la question de l’environnement et du climat, celle de l’accès aux matières premières et aux nouvelles technologies, la question des paradis fiscaux, des cartels de la drogue et de l’activité de blanchiment, etc.).

    Le niveau II est celui de la reproduction des rapports sociaux, le plus souvent dans le cadre national (rapport capital/travail, intervention sociale de l’État). L’État y persiste encore dans sa forme nation, mais avec d’importantes distorsions comme celles qui président à la résorption des institutions. C’est aussi à ce niveau que se trouvait l’essentiel de « l’économie de marché », celle qui subit les prix plus qu’elle ne les fixe (cf. actuellement le prix du gaz).

    Le niveau III est pour sa part constitué des zones dans lesquelles dominent encore une économie informelle ou de subsistance, le travail clandestin et l’activité de trafic au niveau local et national, les zones de pillage et de guerres ethnicisées au niveau international.

    Ces trois niveaux ne forment pas trois mondes étanches comme cela pouvait être le cas à l’époque où Braudel cherchait à cerner les premiers développements du capital entre le XVIe et le XVIIIe siècle, car ils sont à la fois hiérarchisés et articulés au sein du procès de globalisation. Le premier fonctionne à la puissance, le second au profit, le troisième à la fluidité/flexibilité ; mais il y a interaction entre eux : le niveau I organise, investit, rentabilise grâce aux grandes quantités produites (les « majors »), le second innove (les start-ups) et produit en quantité limitée par manque de surface financière en attendant de passer la main, le niveau III sert de base arrière, alternative ou souterraine.

    Pour plus d’information sur la question, voir les articles de Jacques Wajnsztejn : « Quelques précisions sur capitalisme, capital, société capitalisée » in Temps critiques n°15 et « Sur la politique du capital », n°17. []

  5.  – Cf. d’un côté, la deep ecology, de l’autre, la critique anti-industrielle. []
  6.  – En 1984 déjà, Yves Montand disait : « Vive la crise » et Libération, ce journal de la révolution du capital, en faisait son titre de première page. []
  7.  – Cf. in Interventions n°28, le passage sur la notion d’opinion publique. []

À propos des Leurres postmodernes contre la réalité sociale des femmes (Vanina, Acratie, 2023)

Ces quelques remarques ne concernent pas tout ce qu’il y a de bienvenu dans ce livre, et Vanina et moi avons déjà échangé sur ces questions ne serait-ce qu’à la présentation de mon livre Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme à Limoges, à laquelle elle était présente. Pour mes remarques (donc forcément critiques), je partirai, comme base supposée lue par vous tous, du compte rendu écrit établi par le groupe « Soubis » et aussi, bien sûr, de la lecture d’ensemble du livre. Et malgré toutes nos remarques critiques nous conseillons grandement la lecture du livre.


Dans l’introduction au débat, Vanina énonce : « pour moi, tout individu doit être libre de faire ce qu’il ou elle veut faire de son corps — être libre d’en disposer, que ce soit pour le parer, le dévoiler, le cacher ou le transformer », comme s’il fallait marquer son appartenance identitaire au féminisme historique par l’adhésion à un préalable ne souffrant pas de discussion, tout en faisant signe d’ouverture vers certaines tendances néo-féministes (queer en l’occurrence avec l’ajout  “transformer”). Or, pour moi, cette affirmation s’avère contradictoire avec sa position critique contre l’individualisme dominant, qui prédomine pourtant dans le reste de son exposé et le livre tout entier. Individualisme produit du capitalisme et de l’idéologie postmoderne qui ne sont vus et critiqués, à travers les exemples de la GPA, de la prostitution, du transhumanisme, de la séparation du « corps », que comme des dérives des tendances néo-féministes, sans remonter jusqu’au fait que le ver était peut-être dans le fruit à cause du présupposé libéral sur la propriété de son corps. Un présupposé qui a certes pu avoir un intérêt heuristique ou en tout cas militant dans le cadre de ce qui se concevait encore à l’intérieur du mouvement plus général d’émancipation de l’époque et au sein de celui-ci, du mouvement particulier des femmes contre le double carcan étatico-bourgeois. Mais plus aujourd’hui que la « révolution du capital » pour moi, la « contre-révolution » pour Vanina, a triomphé et que la « libération » n’a plus pour ennemi cette bourgeoisie et son État (cf. à ce sujet la rupture que représente la thèse de Ch. Delphy sur « l’ennemi principal »). Cette compréhension du sens de la révolution lui fait tout percevoir en termes de « régression » qu’elle oppose à l’époque précédente des « libérations ». Sa lecture de l’époque me paraît trop biaisée par son angle social et classiste où effectivement, de ce point de vue, la défaite est consommée (elle la date de 1980, p. 45). Comme disait à peu près le dirigeant capitaliste W. Buffet, nous avons livré une guerre de classes et nous l’avons gagnée.

Malgré des allusions à la régression sociale, Vanina ne reconnaît pas cette défaite (il ne s’agit pas là de savoir si elle est provisoire ou définitive) puisqu’elle interprète la prédominance d’autres causes (raciales, par exemple) comme « masquant » la lutte des classes (p. 55). Or, si on peut reconnaître, avec Vanina, la lutte des Gilets jaunes comme l’équivalent d’une lutte de classes, elle n’a pas du tout été « masquée » par les luttes particularistes ; elle a été déconsidérée et moquée parce que populaire et illisible selon les canons postmodernes. En effet, les femmes Gilets jaunes pourtant ou parce très nombreuses n’ont pas été féministes, mais Gilets jaunes ; il a fallu les magouilles de l’assemblée des assemblées de Commercy noyautée par les gauchistes pour imposer la parité et favoriser l’écriture inclusive en fin de mouvement((– Alors que Vanina reconnaît que l’écriture inclusive rend la lecture impossible, elle l’utilise comme rappel chaque fois qu’elle le juge nécessaire, donc en performant à son tour, un procédé qu’elle juge pourtant idéaliste. On peut être d’autant plus étonné que, si elle regrette que le néo-féminisme soit devenu le mouvement des minorités divisé en multiples minorités, alors que la révolution est une question de majorité qui n’est pas assimilable à la règle démocratique, elle utilise néanmoins un langage qui ne sera jamais repris par la majorité ou alors grand malheur à nous (cf. Orwell et la novlangue ou encore Viktor Klemperer et la « langue » du nazisme). Sans doute est-ce la manifestation d’une contre-dépendance à son « identité » féministe affirmée, mais elle reste minimaliste, ce qui fait que nous n’avons pas eu droit au point médian, ni au iel et autres catalogages.)).

Le rapport social capitaliste n’est pas formé uniquement de la contradiction capital/travail et du point de vue de sa reproduction globale, les processus d’émancipation ont perduré bien au-delà des années 1980 et particulièrement ceux qui concernent les femmes et leurs droits et ceux de nouvelles catégories (cf. le droit des enfants, le mariage pour tous ou bientôt le droit des animaux). Mais si j’emploie le terme de processus, ce n’est pas par hasard parce que cela n’est pas le fruit de « mouvements ». Mon point de vue est exprimé de façon plus dure encore par Véra Nikolsky qui souligne que cela ne plaît pas du tout aux milieux « progressistes » en général de penser que des processus impersonnels (révolution technologique, machine à laver, contraceptifs) auraient pesé bien plus lourd que les manifestations et autres cercles de parole((– Cf. Véra Nikolsky, Féminicène. Les vraies raisons de l’émancipation des femmes. Les vrais dangers qui la menace, Fayard, 2023.)).

Sur cette base retournée et dévoyée, comme le furent pas mal de propositions de la fin des années 1960 (« Il est interdit d’interdire », « Prenez vos désirs pour des réalités », « L’imagination au pouvoir »), c’est alors la boîte de Pandore qui peut s’ouvrir puisqu’on est passé de son expression libérale, au sens américain du terme, à sa réplique libérale/libertaire. Pour le sujet qui nous occupe ici, les féministes favorables à la prostitution et en soutien des « travailleuses du sexe » ont pu alors sortir de leur boîte et il en est de même pour les courants qui remettent physiquement en cause leur corps d’origine.

La critique de Vanina manque son objet parce qu’elle en devient alors une critique particulière et non générale. En effet, elle ne remonte pas jusqu’à la critique de cette affirmation de principe sur laquelle toutes les féministes sont censées être d’accord. Elle n’en dénonce que les effets pervers. Un principe dont la perte de valeur politique émancipatrice aujourd’hui ne peut que dévoiler ce qu’il a de velléitaire et d’idéaliste quand ce corps, celui des femmes comme des hommes, est de plus en plus médicalisé par les progrès de la médecine et de la chirurgie, y compris esthétique (mon corps appartient à la science, pourrait-on dire en exagérant un peu) et de plus en plus socialisé par les prises en charge de la sécurité sociale.

Ce qui distingue le capital, historiquement, c’est justement sa grande capacité d’adaptation et de transformation, qui fait que ce n’est pas un « système ». Rien ne l’empêcherait donc a priori de se passer du patriarcat. Mais pour dire cela, il faut faire la différence entre la société du capital aujourd’hui (c’est-à-dire pour Temps critiques la « société capitalisée ») et la société bourgeoise (capitaliste) antérieure. Et si l’on remonte encore plus loin dans le temps, il faut faire la différence entre capitalisme et patriarcat puisqu’en tant que « système »/institution ce patriarcat existe au moins depuis la Rome antique. Ce ne semble pas être le cas de Vanina, d’abord parce qu’elle ne voit pas le patriarcat comme un système séparé (cf. sa critique à Delphy, p. 37) et qu’elle le rattache, au moins de façon sous-entendue, au capitalisme comme quelque chose qui lui serait spécifique ; ensuite parce qu’elle me paraît confondre la division sexuée du travail reconnue comme la première forme de division du travail, dans la mesure où les anthropologues ont repéré l’universalité de la domination masculine dès les sociétés premières du fait de la place des femmes dans la reproduction (il ne s’agit donc pas d’un « système ») ; et l’institution patriarcale, par exemple quand elle parle des travailleuses du « care » (p. 258-9). S’il y a eu un « système », il a été « déconstruit » par une série de lois depuis les années 1950 (et on pourrait facilement en faire le long catalogue)… qui n’empêchent pas que perdurent des différences, des inégalités de fait, des comportements qui seront maintenant jugés sexistes à l’aune de l’évaluation de ces lois.

Parler en termes de « leurres » me semble une erreur. Les néo-féministes ne se trompent pas de cible ; certains courants affermissent et approfondissent le sillon, d’autres l’élargissent jusqu’à en brouiller la trace. Mais tous, c’est-à-dire y compris les « matérialistes », n’entretiennent qu’un rapport ténu ou même inexistant avec ce qui a été le fil rouge historique des luttes de classes, et ce non pas parce que celui-ci a été coupé par la défaite du dernier assaut révolutionnaire du tournant des années 1960/1970, mais parce qu’il n’a jamais été une référence pour les générations nées après les années 1980. Cela n’a pas empêché des révoltes et émeutes chez les « pauvres » jusqu’à même celle des Gilets jaunes, mais pour les autres, et Vanina pointe particulièrement les jeunes des nouvelles classes moyennes et je suis d’accord, ce sont même toutes ses références qui sont taxées de réactionnaires parce qu’elles s’opposent finalement à la nouvelle dynamique du capital et ce sont alors aussi non seulement les frontières de classes (comme on parlait avant) qui disparaissent ou sont occultées, mais la pertinence des notions de droite et de gauche.

Malheureusement, les leurres, aujourd’hui, ce sont ceux de l’émancipation (« par les travailleurs eux-mêmes ») quand c’est le capital qui émancipe à sa façon ; celui de l’autonomie (quand elle n’est plus « ouvrière » et que de l’autogestion on est passé à l’égogestion).

Plus généralement, ces notions, qui ont pu fonctionner comme slogans ou mantras, doivent être questionnées en dehors des sources révolutionnaires d’origine, parce qu’elles doivent être confrontées à de nouveaux questionnements, aussi bien du point de vue du rapport à la « nature intérieure » (cf. la perspective transhumaniste critiquée par Vanina et le sujet global de son livre), que du rapport à la « nature extérieure » (environnement au sens large, écologie, changement climatique). Sans jouer sur les mots, s’il faut alors s’émanciper, c’est de cette idée de toute-puissance (et de la domination qui l’accompagne) qu’on retrouve aussi bien dans les thèses classiques du capital que dans celles du marxisme. Cela ne dégage certes pas une issue de sortie à portée stratégique, de toute façon bien problématique dans le contexte actuel, mais éclaire un peu la conduite à tenir au cours des luttes quotidiennes auxquelles nous pourrons participer… ou non en fonction de cet éclairage. Une sorte de boussole a minima en quelque sorte dont il nous a fallu user au sein du mouvement des Gilets jaunes ou face aux manifestations antivax pour ne prendre que ces deux exemples ayant entraîné des positionnements variés et sujets à controverse.

JW, le 23 février 2024

Sur les communs et l’État chez Dardot et Laval

En dehors de l’approche anthropologique à caractère libertaire ou anarchiste d’une remise en cause traditionnelle de l’État dont J. Guigou a pointé les limites, des marxistes sur la voie d’un démocratisme radical remettent en cause la souveraineté de l’État à partir d’une autre base. Ainsi, comme Mickael Hardt et Antonio Negri (Commonwealth, Stock, 2012), Dardot et Laval (Commun, La Découverte, 2014) décentrent la question de la verticalité du pouvoir étatique tout en s’écartant à la fois de la position marxiste orthodoxe sur l’État au service du capital et d’une position de gauche réformiste en faveur de l’ancien État-providence de l’époque des Trente glorieuses, pour qui, finalement, il s’agirait de tout réclamer à l’État. Ils le font en termes de “communs”((C’est une perspective très différente de celle qui avance la notion « d’en commun » et que J.Guigou et moi-même avons critiqué dans un article de 2010.)) qui permet d’approcher la question de l’État dans d’autres termes que la perspective marxiste traditionnelle et surtout sa caricature structuraliste (Althusser-Poulantzas).

C’est cette référence aux “communs” qui permet à toute une nouvelle extrême gauche de poser les questions en dehors des trois théories de l’État de Marx que j’ai essayer de dégagé dans le texte Marx, l’État et la théorie de la dérivation.

En insistant sur les “communs” Dardot et Laval pensent réaliser une synthèse ou un dépassement des rapports entre État-société civile, de la problématique dictature du prolétariat-dépérissement de l’État, etc. sans que la nature actuelle de l’État et son évolution soit vraiment analysée pas plus que ne l’est la “révolution du capital”. Mais tout reste encore dans le cadre conceptuel de la critique du néo-libéralisme. Dans ce cadre, l’hypothèse du commun repose sur la possibilité de soustraire une chose à la propriété privée aussi bien qu’à la propriété publique, pour faire de cette chose un usage qui puisse bénéficier à tous ceux qui sont concernés. Il y a de leur part la volonté d’éviter deux écueils. Le premier écueil serait le glissement en premier lieu de la notion large et abstraite de “commun” à celle plus précise et concrète de “biens communs” puis de cette dernière de au pluriel vers celle de “Bien commun” au singulier comme chez Rousseau, qui fait de celui-ci l’objet propre de la “volonté générale”. Le bien commun est alors identifié à l’intérêt commun, qui est ce qu’il y a de commun dans les intérêts particuliers, et qui forme le lien social. Dire que le bien commun forme le lien social revient à dire que ce lien est effectué par la volonté générale, à laquelle il revient de « diriger les forces de l’État selon la ou les fins de l’institution. La notion de “bien commun” est alors pensée à partir de l’institution de l’État (cf. la critique de cette position par Dardot et Laval, op.cit, page 19).

Le second écueil est celui qui conduit à confondre commun et communisme, alors que ce sont deux concepts distincts et qui même s’opposent, surtout si on considère les exemples historiques de communisme (je leur laisse la paternité de l’emploi du terme sous le vocable de « communisme historique »).

De la même façon, renoncer au communisme (historique) ne revient pas pour eux, à renoncer à la communauté. S’appuyant sur les concepts castoriadiens d’imaginaire social et d’auto-institution, ils revendiquent une « politique du commun » qui doit faire advenir que les services publics deviennent des institutions du commun, au lieu d’être seulement des instruments de la puissance publique.

Ils abordent la question de la pertinence de la distinction ou de l’opposition du politique et du social, un point que nous avons particulièrement abordé dans les numéros 9 et 10 de la revue. Cette dimension d’activité politique par un sujet collectif, dont ils ne disent par ailleurs rien, se bornant à énumérer quelques mouvements de ces dix dernières années sans qu’ils ne soient homogènes du point de vue des formes et contenus ou en prise directe avec la question, est nommée « praxis instituante ». Elle se dégage de la position d’Hardt et Negri, qu’ils jugent « spontanéiste » parce qu’elle suppose que les formes du travail et les rapports sociaux engendrent quasi automatiquement un commun autonome (par exemple le General intellect) seulement capté et non produit par un capital conçu principalement comme commandement capitaliste (sur ce point, cf. notre critique plus générale du néo-opéraïste et plus particulièrement des thèses de Negri dans L’opéraïsme au crible du temps, À plus d’un titre, 2022, p. 138-154).

D’après Larry, page 680 de leur dernier titre, Dominer : ils précisent leur exigence politique : « […] nous ne sommes pas condamnés à choisir entre l’enfer d’un monde « anarchiste » privé de toute institution et l’hétéronomie d’un Droit censé « faire tenir » la société par la transcendance de l’État. […] affirmer qu’il faut choisir entre l’État et son Droit, d’une part, et une société sans institutions qui ne tiendrait que par l’« amour », les « intérêts » et les « affects », d’autre part, c’est enfermer dans une alternative stérile et caricaturale et condamner par avance toute expérimentation pratique d’institutions d’un autre type que celles de l’État souverain. La vraie exigence politique d’aujourd’hui consiste, non pas à restaurer la verticalité de l’État, ni même à la maintenir, mais à commencer à se débarrasser du fétiche du pontificalisme étatique pour imaginer un autre système d’obligations des individus les uns vis-à-vis des autres qui déjoue l’alternative entre verticalité et horizontalité en refusant la logique même de la représentation politique » (donc à suivre sans doute).

JW, le 19/12/2023

Quand des anthropologues anarchistes veulent « civiliser » l’État

« Les déchirements du capitalisme du sommet » que nous analysons dans le n° 22 de Temps critiques (automne 2022) accentuent encore davantage les tensions entre les tendances démocratistes et les tendances souverainistes des États.
De sorte que les incertitudes géopolitiques se creusant et les guerres à dimension mondiale se multipliant, ce sont non seulement les fondements mêmes de la souveraineté de l’État et de son efficience qui sont questionnés et qui réapparaissent sur la scène politique, mais le devenir même de l’État qui serait en jeu.
Sous le titre, « Dépasser l’État », un récent article du journal Le Monde présente les thèses des anthropologues anarchistes sur la question de l’État. On lira ci-dessous le commentaire proposé par Jacques Guigou.


Notes sur « Dépasser l’État » (Le Monde, 25 nov. 23)

Le titre de cet article sur un possible « dépassement de l’État » se veut attractif pour des lecteurs du journal Le Monde qui partagent volontiers l’idéologie du dépassement, un des mots d’ordre de « la révolution » impulsée par « la transition vers le nouveau monde ». Une attraction vite décevante à la lecture du texte, puisque puisqu’il se conclut par « l’impossibilité de son abolition » et que, de plus, l’État « est devenu un horizon intellectuel indépassable » (Descola).

En réalité, l’auteur présente les travaux des quelques anthropologues américains qui depuis environ deux décennies sont des continuateurs des thèses de Pierre Clastres sur « La société contre l’État » et aussi celles d’autres auteurs sur les origines de la « souveraineté étatique ».


En 1974, à la publication du livre de Clastres, nous avions indiqué la méprise qu’entretiennent les travaux de cet anthropologue : aucune société ne s’oppose à l’État ; elle se combine avec lui. Seules peuvent s’opposer à lui, les formes de groupement humain de type communautaire qui sont d’une part bien antérieures aux sociétés et d’autre part, dans la période historique, sont extérieures, éloignées ou étrangères aux sociétés, toutes plus ou moins étatisées.


David Graeber et Marshall Salins sont les deux figures les plus connues de ces courants. Graeber, auteur de nombreux essais dont un sur la dette, a été un des leaders du mouvement Occupy Wall Street. En France Philippe Descola, un des diffuseurs de cette anthropologie politique et historique, défend les expériences libertaires des ZAD mais aussi celles du Rojava (Kurdistan) et du Chiapas. Autant de modes de vie collectifs qui dit-il, agissent « dans les interstices » qu’ils occuperaient contre (ou malgré) le pouvoir territorialisant de l’État.


Sur les premières formes d’État, ces anthropologues ne sont pas très convaincants. Ils passent sous silence la longue période pendant laquelle les groupes humains du paléolithique vivaient en communauté, ce qui ne signifie pas que celles-ci étaient exemptes de formes de pouvoir liées au sexe, à l’âge, à la parole, etc. Le passage se fait lentement avec l’émergence des « grands hommes » (Lugan) puis des chefferies, puis des royautés.


La communauté-société n’est pas séparée de l’État et de son organisation. Dans mon article de 2012 sur « L’État réseau et la genèse de l’État » je vois des analogies entre ces communautés-sociétés et l’État sous sa forme réseau d’aujourd’hui. Jacques Camatte les nomme « l’État sous sa première forme ». Une hiérarchisation sociale s’affirme ; une entité supérieure (roi divin, pharaon, prêtres, économie palatale) exerce un pouvoir participatif ;la société n’est pas séparée de l’État. Ce n’est qu’avec la seconde forme de l’État qu’intervient la séparation entre l’État et la société. Dans les empires mésopotamiens et assyriens, les royaumes mèdes, les cités-États grecques l’État s’autonomise de la société et de ses divisions, il se constitue comme unité supérieure qui assure un ordre militaire, religieux, politique et économique. Cette émergence lente et discontinue de l’État dans les sociétés historiques ne semble pas être un sujet d’intérêt pour les anthropologues anarchistes. L’État semble avoir été identique à lui-même depuis la nuit des temps


La dimension communauté humaine est absente de cette anthropologie anarchiste. C’est une de ses principales faiblesses et cela oblitère nombre d’écrits de ses auteurs.

James Scott, un autre essayiste de ce courant, dans Homo domestique. Une histoire profonde des premiers États (2019) cherche à montrer que l’État a une place modeste dans l’histoire humaine. Il critique les philosophes classiques de l’État (Bodin, Hobbes, Locke, Rousseau) pour qui l’État est un principe universel et en quelque sorte, adéquat à la nature humaine.

Mais il conduit sa critique sur la seule base de l’histoire d’une population d’une région montagneuse du Sud-Est asiatique : Zomia qui durant des siècles se serait passée d’un État et même de gouvernement. L’exemple est intéressant, mais pas concluant. L’absence d’un État central, n’est pas la preuve d’une société exempte de formes étatiques. À Zomia comme ailleurs, des pouvoirs locaux, des chefferies, des clans, des confréries ont pu conduire à la création d’États. Par exemple dans la civilisation berbère, s’est opéré un lent et discontinu passage de formes communautaires à des formes de sociétés plus ou moins étatisées : des confédérations de tribus rassemblées dans une dynastie royale. Scott avance ailleurs que l’effondrement des empires signifiait pour la majorité de leurs habitants « la destruction d’un ordre social oppressif ». Or, tous les empires, à toutes leurs époques, n’ont pas été essentiellement oppressifs. La forme impériale de l’État n’a pas été et de loin, la seule forme prise par les États au cours de l’histoire. Les fédérations de nations, par exemple, sont parvenues à des régulations de rapports sociaux qui n’étaient pas essentiellement « oppressifs ». Ainsi en fut-il des États du Languedoc aussi bien dans l’époque médiévale que moderne.


Là encore, le credo anarchiste selon lequel l’État n’est que répressif induit des méprises. Que l’État puisse être en quelque sorte cogéré par les individus, les groupes, les réseaux, sont des dimensions politiques absentes chez les anthropologues anarchistes. Comme chez Clastres, la société ne peut qu’être « contre l’État ».

La contre-dépendance des anarchistes vis-à-vis de l’État que nous avons soulignées à maintes reprises se vérifie ici sans surprise. En définitive, pour ces anthropologues anarchistes (comme pour des philosophes d’ailleurs, par exemple les livres de Jean-Claude Michéa sur le libéralisme comme origine et cause du capitalisme), la forme étatique qui est en filigrane de leur vision, c’est un État social-libertaire. Soit une forme proche de celle de l’actuel État réseau.


Dans mon article « L’État sous la forme nation et sous la forme réseau », Temps critiques, n° 20, automne 2020, j’ai précisé ces deux notions et explicité leur effectivité actuelle.


Sur l’État moderne, ces auteurs semblent découvrir que l’État opère par « une chaîne d’abstractions » ; que « l’abstraction est le premier vecteur de la domination de l’État ». Hegel connaît pas ? L’État comme retour en soi de l’Esprit dans le monde et comme accomplissement de la raison dans l’histoire, voilà une « chaîne d’abstractions » qui ne date pas d’hier, mais que nos anthropologues anarchistes semblent négliger. Ce qui n’est pas étonnant quand on sait le sort qui est fait à la dialectique aujourd’hui dans les milieux « éveillés ».


Plus près de nous, il y a près de 50 ans, Henri Lefebvre définissait l’État comme « une forme de formes » et il l’analysait de manière bien plus probante, malgré l’impasse dans laquelle il s’est fourvoyé avec son concept de « mode de production étatique ». Au moins, Lefebvre tenait-il compte de l’analyse du « dépérissement de l’État » chez Marx. Eux veulent le « civiliser » dans une société socialo-libertaire avec un État dont la forme réseau semble la plus appropriée.


Comme la forme communauté et la notion de communauté-société sont absentes pour com-prendre la genèse de l’État, la forme État- royal est également absente de leur histoire médiévale et moderne de l’État.

De sorte qu’ils en viennent à faire de la « révolution papale » l’origine de la souveraineté de l’État. « L’Église-État » et son administration serait le modèle à partir duquel se serait affirmé l’État et sa légitimité politique et philosophique.


Comme si les tensions, les contradictions et bien sûr aussi les alliances entre l’Église et l’État royal n’avaient pas influencé le devenu de l’État sous sa forme nation. La Révolution française est emblématique de ces oppositions : elle s’est faite contre l’Église et ses fidèles, en discontinuité violente avec celle-ci ; mais elle fut davantage en continuité de fait avec l’État royal même si politiquement, elle a pris sa place. La continuité entre la monarchie absolue française sous Louis XIV et le jacobinisme révolutionnaire a pu être soulignée par des historiens qui n’étaient pas tous des « contre-révolutionnaires ».
Transparaît encore ici le présupposé anarchiste de ces anthropologues ; un présupposé qu’ils ne questionnent pas lorsqu’ils se font historiens. Comme, par exemple, dans l’affirmation sui-vante de David Graeber, « Le néo-libéralisme nous a fait entrer dans l’ère de la bureaucratie totale » (site Les crises, 8 nov.2015). Désirant combattre l’État et le marché, Graeber en vient à assimiler les politiques néolibérales de dérégulation avec un accroissement de la bureaucratisation aussi bien dans l’administration d’État que dans les firmes privées. Il ne semble pas percevoir que les réseaux, le management individualisé et les processus de particularisation ont profondément transformé les organisations bureaucratiques de la période industrielle du capitalisme. Après l’échec des mouvements contestataires, antiautoritaires et d’insubordinations dans les années 65-75, l’État et la société ont été puissamment débureaucratisés. C’est un processus inverse à celui de la « bureaucratisation du monde1 » critiqué par Bruno Rizzi à la fin des années 30. Mais pour que l’antiétatisme anarchiste garde une portée politique crédible, il faut que l’ennemi soit encore et toujours « le plus froid des monstres froids » (Nietzsche).


Pour les anthropologues anarchistes, la globalisation est à la fois nationale et libérale. Elle combine universalisation de l’État-nation, identitarisme national ou communautaire et puis-sance économique technique et culturelle. La synthèse de cette dynamique néo-libérale de l’État trouverait aujourd’hui ses porte-drapeaux avec Trump, Erdogan et Modi (auxquels ils vont ajouter le nouveau président argentin Milei). Partisans d’une version social-libertaire de l’État, on ne trouvera pas dans les écrits de ces anthropologues une analyse sur les raisons politiques et économiques qui font que de tels chefs d’État à tendance autoritaire réalisent la synthèse entre la forme nation et la forme réseau de l’État alors que des démocrates « pur jus » n’y parviennent pas.


Hégémonie du néolibéralisme, tel est leur dernier mot sur le mouvement du capital. Xi Jinping, Biden, l’UE, Lula, Maduro et quelques autres, monteraient-ils la voie pour sortir de « l’hégémonie du néolibéralisme ? »


Autant de questions qui ne semblent pas troubler ces anarchistes qui dissertent sur l’histoire de l’État… sans parler du capital et des divers rapports que l’État entretien avec lui.
Fredy Perlman avec son Against His-Story, Against Leviathan (1983) et malgré son anarcho-primitivisme, avait tout de même un autre souffle politique et anthropologique.


JG
12 déc. 2023

  1. Bruno Rizzi, La bureaucratisation du monde, Première édition1939, seconde édition Champ Libre, 1976. []

Remarques sur les commentaires de Laurent et J.Wajnsztejn à propos du texte Imagination, imaginaire, imagerie

Les échanges se poursuivent et vous pouvez lire les textes précédents : d’abord la note de J.Guigou sur imagination/imaginaire/imageries suivi des remarques de Laurent et J.Wajnsztejn auxquelles s’ajoutent des remarques à chaud de D.Hoss.


Dans un premier temps, je procède de manière littérale et intertextuelle à partir d’extraits de vos commentaires que j’annote ou que je critique. Cela pourrait donner ensuite un texte continu, mais cela est déjà un mode d’exposition en soi.

1- « Dentrée de jeu cette note nous semble manquer son enjeu par la mise en avant-première de ce qui constituerait un processus historique dans lequel limagination serait elle-même un élément de ce processus historique, le premier moment du « triptyque ». Une hypothèse qui ne nous paraît guère probante.

En effet, nous pensons que l’imagination n’est pas un « moment historique », mais une faculté humaine générale… »

J’ai écrit que l’imagination est une dimension anthropologique du genre humain dès son émergence et je ne reviens pas sur cette thèse ; elle vaut bien sûr pour tout le reste de mon propos. Ce n’est pas des exemples pris au XIIe siècle ou dans d’autres siècles qui la modifient en quoi que ce soit. Vous parlez de « faculté humaine générale », moi de « dimension anthropologique du genre humain » ; il y a accord complet entre nous sur ce point.

Je n’ai pas écrit que l’imagination était « un moment » d’un processus historique. Ce que vous ne semblez pas ou ne voulez pas percevoir c’est que j’ai repéré des usages dominants de la notion d’imagination depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Je l’ai fait en montrant une succession de trois contenus idéologiques : l’imagination, l’imaginaire et les imageries.

L’enjeu de cette note n’est pas une contribution à une théorie générale de l’imagination, mais de manière bien plus limitée, une tentative pour caractériser une courte période historique du point de vue d’une critique politique. Politique et non pas sociologique ou socio-culturelle comme vous le suggérez, puisque qu’il s’agit d’un mouvement profond à l’œuvre dans le devenu de la société capitalisée.


2- « …alors que tu manques justement la dimension « dexcès de sens » pour parler comme Adorno, quelle contient. »

Ma note 1 à propos des images fait explicitement référence aux représentations. Si je n’ai pas mis l’accent sur les significations, ce n’est pas en évitement de la notion castoriadienne de l’imagination comme production de significations social-historiques, mais parce que cela suppose un développement sur la dimension leurrante de l’imaginaire, sur les rapports à la vérité, sur la raison et la folie ; autant de champs d’analyse qui excèdent très largement l’objet de mon texte.

En quoi la formule d’Adorno est-elle politique ? « L’excès de sens » n’est pas propre à l’imagination, il peut surgir dans tous les domaines de la vie individuelle et collective, dans tous les champs de connaissance et d’action. Et cet excès de sens débouche vite sur l’insensé, puis sur la folie. Nous n’allons tout de même pas réactiver les délires des courants de l’antipsychiatrie des années 65-75 qui faisaient de la folie le summum de l’action révolutionnaire ou bien ceux de Foucault1 qui célèbre la folie comme « un espace d’imprévisible liberté ». D’ailleurs la relation faite entre folie et révolution traverse toute la modernité ; par exemple chez certains romantiques révolutionnaires du XIXe siècle et bien d’autres encore auparavant (cf. Érasme, etc.).

De plus, cette citation d’Adorno renvoie à la fois à sa théorie esthétique et à sa critique de la raison. On sait qu’Adorno voyait dans les avant-gardes musicales de son temps (dodécaphonisme, musique atonale, etc.) une résistance à la brutalité de la société bourgeoise. Il croyait lui-aussi à un art salvateur et purificateur… par exemple ici : « L’art consiste à résister, par la forme et rien d’autre, contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine » (in,« Engagement », in Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984, p. 289).

L’esthétique d’Adorno vise à l’autonomie de l’art comme culture dans la société. Elle oppose l’art singulier aux « arts » et aux « industries culturelles ». Seul l’art autonomisé de la société a une portée politique antagonique aux « réalités empiriques ». Une conception de type avant-gardiste qui tend à faire fusionner art et révolution, exprimée au moment même où toutes les avant-gardes politiques, artistiques, littéraires du XXe siècle s’achevaient.

Conçue pour l’essentiel avant les bouleversements de la fin des années 60, l’esthétique d’Adorno a été assez facilement englobée par la dynamique du capital. Finalement, autonomisation oblige, elle a contribué à l’esthétisation du monde, cet opérateur majeur de capitalisation.

Une esthétisation puissante et généralisée qu’Annie Le Brun a critiquée avec justesse dans son livre Ce qui n’a pas de prix2 (Stock, 2018). Avec la notion de réalisme globalisé, l’auteur décrit la puissance médiatico-politique de cette injonction permanente à la beauté qui règne sur toutes les activités humaines ; comment la « critique artiste » du capitalisme (Boltanski/Chiapello 2003) fait désormais partie de toutes les productions artistiques et culturelles ; comment « rien de ce que nous voyons, de ce que nous traversons, de ce que nous ingurgitons qui n’ait été d’abord esthétisé » (op. cit. p.79).

Quant à « l’excès de sens » adornien avancé par Laurent et JW comme la dimension politique de l’imagination, Annie Le Brun est catégorique pour le désigner comme une stratégie majeure du réalisme globalisé : « C’est à cette stratégie de l’excès que le réalisme globalisé doit de triompher, non par le non-sens comme, on le sait, certains en accusent l’art contemporain tout entier, mais au contraire par la manipulation du sens » ( op.cit. p.67).

L’imagination ne relève pas de la sémantique !


3– « L’emploi inconsidéré et très fréquent du terme « imaginaire » n’a fait que se développer depuis. C’est effectivement d’abord un ravalement de l’imagination à l’imaginaire (représentation collective d’une époque), ensuite à des imaginaires dans lesquels l’individu intègre le social à partir de sa particularité, d’où l’importance du pluriel, enfin à une imagerie qui est une image stéréotypée. »

Là, faites-vous autre chose que paraphraser ma thèse ? 


4 « Mais ces imageries sont elles-mêmes présentes dès les premières formes de société ; elles sont en rapport de dépendance ou en conflit avec les représentations religieuses. »

Si vous visez par là les représentations et les figures dans les grottes dites « ornées », il faut tout de suite rappeler qu’elles ne sont pas créées par des groupes humains vivants dans des formes de société, mais dans des formes de communauté. Il n’y a donc pas de dépendance ou de conflit avec les représentations religieuses puisque les religions n’existent pas dans ces périodes protohistoriques. Les religions apparaissent avec la sédentarisation, la division du travail, l’organisation hiérarchique des rapports, l’État sous sa première forme.

Les interprétations des dessins et des symboles dans les grottes du paléolithique sont multiples, mais elles ne peuvent relever de ce que seront les images à partir du néolithique et de l’émergence des premières formes de sacré puis de religieux. C’est seulement à partir des civilisations sumériennes puis égyptiennes que des conflits peuvent apparaître entre diverses formes d’images selon les pouvoirs qu’elles illustrent. Mais l’opposition que vous faites entre des imageries non religieuses et des imageries religieuses n’a pas de réalité dans ces sociétés/communautés, car tout y est déterminé par les mythes, donc des formes pré-religieuses.

Cette référence aux mythes pourrait d’ailleurs compléter mon esquisse des imageries et des symbolisations. Les mythes contemporains s’entend.

JG

Le 11/12/2022

  1. La folie « place l’individu dans un espace d’imprévisible liberté où se déchaîne la fureur ; si le déterminisme peut avoir une prise sur elle, c’est sous la forme de la contrainte, de la punition ou du dressage. » (Histoire de la folie à l’âge classique, p.201). []
  2. En 2018, dans des commentaires intitulés, « Quelques notes sur Ce qui n’a pas de prix d’Annie Le Brun », je partageais l’analyse de l’auteur sur ce qu’elle nomme « le réalisme globalisé » et sur la manière dont elle montre l’action sidérante que « la beauté génétiquement modifiée » par « l’art des vainqueurs », diffuse auprès de tous et de chacun. Mais outre la tendance au catastrophisme, j’exprimais deux réserves ; l’une sur l’imprécision et la variabilité des notions utilisées par l’auteur pour caractériser ce réalisme globalisé (une combinaison d’arguments situationniste et de critique de l’art issue du surréalisme qui conduit à une impression de flou sur la question de la valeur) ; l’autre sur la certitude posée par Annie Le Brun d’un « instinct de beauté », générique et universel qui serait susceptible d’agir contre « l’enlaidissement du monde ». []

Remarques à chaud à propos de l’échange sur imagination, imaginaire, imageries

Ci-dessous des remarques à chaud de D.Hoss en dialogue autant avec la note de J.Guigou sur imagination/imaginaire/imageries qu’avec les remarques de Laurent et J.Wajnsztejn qui ont suivi.


Excusez que je me mêle de façon un peu intempestive à votre échange, car il concerne pour moi le nerf de la lutte révolutionnaire d’aujourd’hui. Le constat, attribué à Fréderic Jameson, qu’ « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme », est d’une incontestable évidence. La faculté constitutive de l’espèce humaine, l’imagination, a été bloquée et déviée par un imaginaire tout puissant, juste quand on aurait le plus besoin d’elle.
Jacques G. caractérise l’imagination comme suit : « Cette dimension anthropologique présente dès l’émergence du genre humain » avait « dans de circonstances historique déterminées…élargi et approfondi la pratique », elle avait été « porteuse d’un devenir ». Il définit la fabrication des imaginaires, par contraste, comme un processus « qui combine effacement et remplacement [dont] résulte une puissance politique et culturelle » qui s’affirme « dogmatiquement (voire religieusement) comme nouvelle norme, nouvelle morale ». Il appelle cela une forme d’ « autonomisation » de l’imagination. Moi je dirais qu’il s’agit d’un processus de sa captation, codification et soumission par institutionnalisation, une transformation que JG avait critiquée avec raison déjà en 2002 concernant la « fixation institutionnaliste » de Castoriadis.
Quelles sont aujourd’hui les symptômes d’un tel écrasement de l’imagination par institutionnalisation des imaginaires ?

  • Le remplacement de la force des visions utopiques par des élaborations de Sciences fictions dystopiques – c’est-à-dire de la prolongation de l’existant en pire ;
  • l’aboutissement de l’objectivation scientiste de la nature extérieure et intérieure par la recherche d’une Intelligence Artificielle transhumaniste ;
  • la résurrection de l’imaginaire d’une conquête de l’espace associée maintenant à la course folle vers Mars à la recherche d’une planète de rechange, la terre étant considérée comme condamnée à la disparition ;
  • l’apparition de délires survivalistes et/ou d’attente d’extraterrestres

(liste non exhaustive !)

Les supports idéologiques et technologiques de la production d’imaginaires ont été identifiés dans le passé par de théories critiques comme des mécanismes de dédoublement de la réalité « réellement existante », soit à travers l’hydre de l’Industrie culturelle soit par l’avènement de la « Société de spectacle ». Dans cette configuration tout concourt à la confirmation du constat « There is no alternative », pas d’alternative, ni à l’économie, ni à la forme de la civilisation occidentale en général. Ce que Marx avait formulé comme idéologie de l’économie politique de son siècle, « il y a eu une histoire, mais il n’y en n’a plus », s’est converti dans la vérité de toute vie en société sur terre. Le capitalisme a gagné le statut d’une religion1.

La dernière attaque pour imposer un tel imaginaire contre l’imagination créatrice se trouve sur le champ esthétique. Elle vise la base même de toute forme d’imagination : l’image. Dans votre échange ce nouveau front est associé à la notion d’« imageries ». JG parle d’une « tendance à une totalisation des activités humaines dans des imageries numériques, dans des univers virtuels et dans des formes abstraites “générées” par l’intelligence artificielle. » Encore faut-il clairement identifier la victime de cette nouvelle tendance à la prise de pouvoir des imageries. Lui détecte une absorption de l’imagination et des imaginaires par des imageries : « Dans la “réalité augmentée” du métavers, il n’y a ni imagination, ni imaginaire, mais seulement des imageries, des icônes et des symboles », une « captation des imaginaires dans les technologies des imageries ».

Il s’agit d’une guerre contre l’image en tant que base de l’imagination (voir leur racine étymologique commune). JG aurait pu se référer au dernier livre d’Annie le Brun (dont il a fait d’ailleurs une recension): elle y parle d’un meurtre de l’image par le flux ininterrompu de leur production et diffusion virtuelles autour du globe2.
L’image a été, des sa première apparition, le support de l’imagination, un déclic pour le déclenchement d’une inacceptation de l’existant dans sa forme donnée, pour son élargissement visionnaire-hallucinatoire dit Carl Einstein3 — et de sa transformation.

Simultanément les derniers refuges d’une imagination poétique, traditionnellement cantonnés dans les espaces de l’art, sont tendanciellement colonisés et renfermés par un « art contemporain », domestiqué en collusion avec la grande industrie (du luxe en particulier) et la finance spéculative. Un « art » qui met en avant mille et une visions pseudo-critiques ou complaisantes, résignés ou édulcorés, kitsch du monde comme il va, dans toute sa laideur L’ idole proéminent de ce nouveau genre de production esthétique s’appelle Jeff Koons. Ainsi, même dans l’espace de l’art, sont produits des imageries qui étouffent l’imagination, « ce qui n’a pas de prix », comme elle dit Annie Le Brun4.

Nous sommes loin de « l’imagination au pouvoir » avec un imaginaire quasi-religieux au pouvoir, imposé par une surabondance des imageries totalisantes.

Alors, Jaques (W) et Laurent, vous voyez que je ne pense pas que Jacques G. a manqué son enjeu. J’ai plutôt impression qu’il veut, comme vous, défendre l’imagination comme dimension anthropologique essentielle du genre humain. Par contre il considère, comme moi, les différents imaginaires sociaux qui ont émergé au cours de l’ « errance de l’espèce », en première ligne comme une mise au pas de l’imagination. Votre exemple de la Revolution française est parlant : après une première phase de la révolution, où l’imagination des combattants se libère de l’imaginaire de l’Ancien régime, celle-ci est encore une fois muselée et persécutée par un nouveau imaginaire « républicain » mortifère. De la même façon nous avons assisté dans les dernières décennies premièrement à un assaut pour installer l’ « imagination au pouvoir », c’est-à-dire un anti-pouvoir, remplaçant d’un pouvoir voué à la destitution, pour voir arriver à la suite une récupération de cette vision sous forme d’un imaginaire d’autonomie individuelle et identitaire garantie par un pouvoir se légitimant par de lois d’une économie naturalisée, inébranlable et immuable.

Heureusement vous et JG, vous arrivez à la même conclusion : il s’agit aujourd’hui de la libération et revigoration de l’imagination et de l’image comme une dimension clef de la praxis humaine. JG dit : « L’image (eidôlon, imago) contient une dimension transhistorique, anthropologique, qui disqualifie l’imaginaire pour décrire et critiquer [aujourd’hui DH] l’emprise de la vidéomédiatisation du monde contemporain ». Et vous dites : « Pour nous cette totalisation [d’une virtualisation des activités humaines] n’est qu’une tendance en cours qui peut être contredite, exemple, le métavers…s’implante difficilement comme l’indique la crise de son financement et les critiques qui se font jour contre les “innovations toxiques”. »

Nos ancêtres disaient : « pas d’action révolutionnaire sans conscience révolutionnaire !», en visant l’élaboration et application d’une théorie à prétention scientifique. Peut-être doit on aujourd’hui dire : « Pas d’action révolutionnaire sans imagination révolutionnaire ! » et considérer le front esthétique comme un front prioritaire de la lutte. Car c’est sur ce front que peuvent se libérer dans une « gymnastique de l’imagination » les énergies et innovations d’armes pour la destitution et destruction de la chape de plomb des imaginaires régnants. C’est dans cette perspective que je me suis engagé dans la revue L’Ouroboros5.

« Une autre fin du monde est possible » était un des slogans né dans le mouvement contre “la Loi travaille” ! C’est vrai, mais il faut encore un effort d’imagination considérable pour étayer la pertinence théorique de ce slogan et éprouver sa validité pour et dans la pratique.

4-12-2022

Dietrich Hoss

  1. Voir Walter Benjamin, Le Capitalisme comme religion, Payot, 2019 []
  2. Annie Le Brun et Juri Armanda, Ceci tuera cela – Image, regard et capital, Stock 2021 ; voir aussi ma présentation de ce livre en ligne: https://lundi.am/En-premiere-ligne-du-front-esthetique
    []
  3. Voir mon article dans Lundi matin : https://lundi.am/Carl-Einstein-1885-1940-Entre-revolution-artistique-et-lutte-armee []
  4. Voir Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Stock 2018 []
  5. https://revuelouroboros.fr []

Remarques sur la note de J.Guigou sur imagination, imaginaire, imageries

D’entrée de jeu cette note nous semble manquer son enjeu par la mise en avant première de ce qui constituerait un processus historique dans lequel l’imagination serait elle-même un élément de ce processus historique, le premier moment du « triptyque ». Une hypothèse qui ne nous paraît guère probante.

En effet, nous pensons que l’imagination n’est pas un « moment historique », mais une faculté humaine générale ; par exemple, le rêve par un « primitif » d’un oiseau peut correspondre à celui d’un avion chez un « moderne ». Bref, nous la considérons comme un élément constitutif de notre être générique. Tu le reconnais d’ailleurs plus loin dans un autre langage quand tu mentionnes ce qui serait la dimension anthropologique de l’imagination dès l’émergence du genre humain. Mais cela n’est visiblement pas une évidence pour toi, puisque tu cherche par ailleurs des occurrences historiques qui remonteraient au XIIe siècle ! De fait, tu réduis là encore l’imagination à un processus et la définition que tu donnes de l’imagination est finalement sociologique ou socio-culturelle et comme elle est historisée tu penses en dévoiler le caractère politique, alors que tu manques justement la dimension « d’excès de sens » pour parler comme Adorno, qu’elle contient.

On retrouve ici un différend de même nature que celui rencontré à propos de « l’aliénation initiale » dans le n° 21 de la revue.

Si nous voulons distinguer cette constante (l’imagination) de la notion d’imaginaire, faut-il encore définir ce dernier, ce que tu ne fais pas. Pour nous, c’est l’état collectif et social de l’imagination à un moment donné par un groupe social donné. Il s’agit là d’un imaginaire social. Soit un ensemble de représentations (mot que tu n’emploies pas) ou de significations (terme que tu n’emploies pas plus parce qu’ils réfèrent à Castoriadis on suppose) qui font sens dans une époque aussi bien pour les dominants que pour les dominés. Ainsi, « l’imaginaire médiéval » de Le Goff s’agissant d’une étude historique est tout-à-fait approprié. Quant à B. Pasobrola puisque tu le cites, il parlait d’un « imaginaire de la rationalité » auquel tu opposais un « imaginaire du nihilisme », les deux étant des opérateurs de la dynamique du capital. (lettre à BP du 24/09/2014)1.

L’imaginaire n’est donc pas une déclinaison de l’imagination puisque cette dernière peut émerger d’un imaginaire, par exemple quand les prémisses de la révolution française contiennent et expriment bien entendu « l’imaginaire de l’Ancien régime », mais que celui-ci rentre en crise et laisse des marges et même tout un champ possible pour une première forme « d’imagination au pouvoir ». L’histoire « en marche » est en effet création de significations qui ne sont pas réductibles à des déterminations objectives, sans être pour autant arbitraires. On pourrait prendre ici encore l’exemple de la Révolution française et la séquence qui coure de l’acceptation par le Roi de la Constitution de 1791 à sa mise à mort pendant laquelle la révolution bascule dans l’imaginaire républicain2.

 Tu le reconnais d’ailleurs quand tu dis que, « dans des circonstances déterminées, l’imagination élargit et approfondit la pratique ». C’est donc ta notion « d’autonomisation » qui est sur ce point contestable. Sur ce point, parce que si cette notion nous a bien servi pour historiciser des transformations du capital (l’autonomisation de la valeur), elle n’est pas pertinente pour parler de ce qui relève du transhistorique et de toute façon elle est souvent employée de façon abusive, y compris chez Castoriadis quand il parle « d’autonomisation de l’imaginaire » pour décrire l’aliénation.

 L’emploi inconsidéré et très fréquent du terme « imaginaire » n’a fait que se développer depuis. C’est effectivement d’abord un ravalement de l’imagination  à l’imaginaire (représentation collective d’une époque), ensuite à des imaginaires dans lesquels l’individu intègre le social à partir de sa particularité, d’où l’importance du pluriel, enfin à une imagerie qui est une image stéréotypée. C’est l’individualisation close d’une faculté humaine universelle, y compris close sur un groupe identitaire dans lequel se perd ce qui est commun. Mais ces imageries sont elles-mêmes présentes dès les premières formes de société ; elles sont en rapport de dépendance ou en conflit avec les représentations religieuses. Elles ne sont donc pas strictement contemporaines ; simplement, l’intelligence artificielle et la technologie tendent à multiplier ces imageries, dans une virtualisation des activités humaines. Mais pour nous cette totalisation n’est qu’une tendance en cours qui peut être contredite exemple, le métavers (un monde de fiction3 ) s’implante difficilement comme l’indique la crise de son financement et les critiques qui se font jour contre les « innovations toxiques ». Certes la conquête de nouveaux espaces fait partie de ce qu’on peut appeler l’aventure humaine, mais elle n’est pas inscrite dans des données temporelles précises. Ainsi, la conquête de l’espace des années 1960 s’est ralentie avant que Musk ne la relance et plus près de nous, il y a une vingtaine d’années, l’échec du jeu virtuel Second Life montre qu’il n’y a rien d’automatique dans ce processus.

Le développement du télé-travail est lui aussi contredit et surtout, comme tu le reconnais d’ailleurs s’il n’y a pas d’imaginaire Gilets jaunes, c’est bien parce qu’il y a encore du réel et non pas que du virtuel. C’est d’ailleurs en cela qu’il y a eu, à cette occasion, une divine surprise. Dans un autre domaine, la difficulté actuelle dans les rapports hommes/femmes est bien de l’ordre du réel et la virtualisation qu’en donnent les sites de rencontre ne détruit pas ce réel, mais au contraire lui donne consistance en creux en replaçant au centre les rapports de sexe individualisés. Les imaginaires particularistes et nomades viennent se briser sur ces mêmes déterminations du réel. Par exemple, la prise d’importance si ce n’est de pouvoir des personnes transgenres dans les milieux homosexuels provient en grande partie de la priorité absolue qui est donnée non pas à un imaginaire particulier, mais à leur identité sexuelle quasi biologique (« on ne devient pas transgenre, mais on l’est » pour paraphraser en l’inversant la formule de Simone de Beauvoir). En cela, nous pouvons dire que les identités nomades de Butler et leur imaginaire prétendument transgressif des cultures dominantes sont ramenés au « réel4 ».

Laurent et J.Wajnsztejn le 20 novembre 2022

  1. Dans ces échanges, BP tentait de définir les deux notions : « […] La notion d’imaginaire dépasse largement celle d’imagination. La fonction psychique que l’on nomme « imagination » et que l’on réduit parfois au rêve, ou à la songerie, au roman ou à la poésie, est une donnée héritée de la psychologie populaire et du sens commun. Si on l’emploie, il faut donc préciser le sens qu’on lui donne. Il en est de même de l’ « imaginaire » qui, dans son sens commun, signifie « créé par l’imagination », donc inexistant dans le « réel », le « vrai », l’ « objectif »… Il va de soi que le sens de ce mot a été élargi dans le domaine psychologique par la psychanalyse et dans le domaine social par certains théoriciens, Castoriadis en particulier. L’imaginaire social n’est pas réductible pour ce dernier à l’activité imaginative, mais regroupe les significations qui touchent aussi au domaine du « réel », en particulier du fonctionnel. C’est pourquoi la distinction qu’établit Jacques G. entre « l’imaginaire positif de la rationalisation » et « l’imaginaire négatif du nihilisme » revient à séparer le domaine des réalisations « rassurantes » de la raison, et les peurs « nihilistes » suscitées par l’imagination. Si j’avais à choisir, j’inverserais plutôt ce rapport ! Freud, par exemple, ne disait-il pas que la fonction du rêve est de « rassurer » ? Et les propagandistes catastrophistes ne s’adressent-ils pas en premier lieu à notre ‘raison’ ? » []
  2. Le salut public, le « glaive par la loi », la patrie en danger, la Marseillaise, les arbres de la liberté, la fraternité des fédérés, la liberté comme mode d’existence politique, la Concorde sont dés éléments de cet imaginaire. []
  3. Pour être précis, rappelons que le métavers vise un univers qui devrait dépasser tous les autres. Un méta-univers, ou métavers, pour reprendre le terme forgé par l’auteur américain de science-fiction Neal Stephenson. Un monde numérique où nous pourrions tous nous projeter, avec une liberté impossible dans le monde physique – changer instantanément d’apparence, voyager à la vitesse de la lumière, vivre des vies à l’infini. []
  4. Cf. Frans de Waal, Différents. Le genre vu par un primatologue et entretien dans Libération le 2 novembre. []