Commentaire critique de l’article de Nancy Fraser « L’impossible démocratie de marché »

(in Le Monde diplomatique, décembre 2024)

Tout d’abord, il faudrait lever une ambiguïté, parce qu’il n’est pas sûr que le titre soit de Nancy Fraser. Il émane peut-être de la rédaction. En effet, elle débute son article en mentionnant une crise de la démocratie. Une formulation bien vague puisqu’il y a plusieurs types de démocratie : la démocratie directe, l’indirecte, la représentative, la libérale, la « populaire » — mais ça, c’est du passé —, l’« illibérale » depuis une vingtaine d’années, et on pourrait désormais y ajouter la « post-libérale » si on en croit un politologue américain qui qualifie ainsi le régime trumpien. De la même façon, il y a plusieurs types de régime parlementaire (modèle anglais) et des variantes présidentielles (EU) ou semi-présidentielles (France). Leur point commun principal est d’être indirectes et représentatives par définition — tout en souffrant toujours plus d’une délégitimisation de la représentativité des élus, qui se manifeste par une forte abstention, une versatilité des électeurs, des critiques ad hominem allant jusqu’à la violence contre les élus ou les institutions.

Donc, quand Fraser évoque ici la démocratie, c’est bien de la démocratie en général qu’elle parle et non pas de la « démocratie de marché ». Il est sûr que ce n’est pas très clair puisque tout son exposé repose sur le postulat que le capitalisme serait hostile à la démocratie, alors pourtant qu’il ne se développe pleinement que sous cette forme politique, aussi bien au cours de l’histoire qu’aujourd’hui1. Et, réciproquement, celle-ci n’a pu véritablement s’affirmer et se répandre que dans le cadre du développement capitaliste.

Une interprétation sommaire du rapport entre politique et économie

Une démocratie qui serait en crise, mais sans que sa résolution puisse être politique — et, à ce sujet, Fraser mentionne les fausses solutions que représenteraient une sorte de réformisme éthique de la politique, une transformation des partis, etc. Elle privilégie le niveau de la « totalité sociale », puisque ce serait à ce niveau que se situerait la « crise généralisée » du « néolibéralisme » ; dernier terme qu’elle reprend, comme nombre d’analystes, mais pour nous dire aussitôt qu’il n’a guère de valeur heuristique, parce qu’il ne serait qu’une déclinaison du capitalisme. Sans doute, mais alors pourquoi reprendre le terme comme ceux qui, et c’est une tendance dominante, le critiquent pour mieux l’opposer à un capitalisme d’avant, qu’on a peine alors à définir puisqu’il ne serait pas libéral, sans pour cela être un capitalisme d’État ?

En fait, quand Fraser dit que le capitalisme est hostile à la démocratie, c’est de l’économie de marché qu’elle parle, ce qui l’amène à voir en celle-ci la réalisation d’un découplage entre économique et politique à travers la remise en cause de l’État (des « pouvoirs publics », dit-elle). Elle conclut provisoirement : « Dans le capitalisme, l’économique est donc non politique, et le politique non économique. » Si on veut faire un retour historique, les débuts du capital, du XVe jusqu’au milieu du XIXe siècle, maintiennent encore le lien entre économie et politique, ce que Karl Polanyi qualifie « d’encastrement » (embeddedness) des activités au sein de la société. La preuve en est que les grands économistes classiques comme Smith, Ricardo, Mill parlent en termes d’économie politique et non en termes d’économie, car la bourgeoisie industrielle doit encore compter sur le politique pour asseoir son pouvoir contre la noblesse et les grands propriétaires terriens, qui ont la haute main sur les institutions et la détermination des statuts sociaux. Marx, à la suite, conserve cette même perspective, puisqu’il définit sa critique comme critique de l’économie politique dans un soutien critique à ces théoriciens de la bourgeoisie progressiste et éclairée. C’est surtout à la fin du XIXe siècle que l’économie dite néo-classique ou marginaliste affirmera l’économie comme science et donc son autonomie. L’idée qui s’impose alors est celle de la séparation entre d’un côté l’économie du « Laissez-faire » appuyée sur une « société civile » qui en représente les agents libres de contracter ; et de l’autre l’État, avec la société politique contraignante à qui cette société civile ne déléguerait que la question de l’ordre public et du respect des contrats (« l’État minimum », dit régalien, pour éviter « la guerre de tous contre tous » ; cf. Hobbes et la philosophie anglaise du XVIIIe siècle).

Une telle position n’est pourtant guère tenable au-delà, à l’aune des expériences politiques que furent celles au long du XXe siècle, tels le New Deal de Roosevelt des années 1930 — ce que Karl Polanyi a appelé « la grande transformation » (cf. son livre éponyme), soit le passage de la « désocialisation » des années 1920, avec la mise en pratique des théories du marché autorégulateur, à la « resocialisation » de l’économie dans les années 1933-1945 aux États-Unis ; puis les Trente Glorieuses (1950-1980) en Europe de l’Ouest.

Ce qui a été appelé « mode de régulation fordiste » est l’exemple de l’intégration des trois domaines, politique, économique et social, réunis dans une même stratégie globale… au sein de l’État dans sa forme nation. Sa mise en place est générale parmi les grandes puissances, même si c’est sous différentes formes, le cadre d’origine étant celui du protectionnisme qui prévaut à partir des années 1930, parce qu’il garantit une circulation des flux endogène à chaque circuit économique national : chaque intervention de l’État pour augmenter la demande rencontre son offre correspondante… et inversement. Avec pour conséquence les débuts de la « société de consommation » et des divers systèmes de sécurité sociale ; et, en contrepartie, la plus ou moins grande explosion de la dette publique (welfare state). Un cadre géopolitique dont Fraser tient peu compte, mais qui pourtant correspond à sa définition du capitalisme comme « ordre social institutionnalisé » et, partant, le distingue des formes diverses de capital circulant ou non dans des sociétés qui ne sont pas capitalistes (capital commercial, capital-argent thésaurisé, spéculatif, etc.), et encore moins démocratiques — parce que le militaire ou la dictature ou les oligarques y commandent à l’économique jusqu’à l’absurde2. Un capitalisme qui intègre aussi la classe du travail dans un rapport social de dépendance réciproque (les théories du contrat d’abord, le droit du travail ensuite, les syndicats enfin, le tout sous le contrôle de l’État), avec ses antagonismes et une dialectique des luttes de classes qui le transforme plus ou moins profondément suivant les spécificités nationales, mais toujours sans l’abolir, puisque, par définition, il est essentiellement dépendance réciproque (quel que soit le pays) et seulement éventuellement antagonisme. Une dialectique et des luttes que Fraser n’intègre pourtant pas à son argumentation, dans la tradition d’une grande partie de la gauche américaine et du mouvement ouvrier américain, qui s’est rarement posé (sauf peut-être à l’époque des IWW) comme autonome, ou contre la bourgeoisie. En effet, il s’est plutôt positionné et rapporté à l’ensemble de la société en épousant majoritairement les aspirations individualistes des classes moyennes vers la « grande société » promise par Johnson et Kennedy au début des années 1960, contre le spectre du communisme. Plus généralement, c’est le moment dans lequel s’impose la thèse de la moyennisation des sociétés capitalistes occidentales contre celle de leur prolétarisation et, avec elle, l’éloignement, si ce n’est la disparition, de toute perspective communiste au sens où l’entendait la théorie du prolétariat.

Ainsi, la seule fois où Fraser semble y faire allusion, c’est dans une référence à « une nouvelle gauche qui dénonçait à l’échelon mondial les oppressions, exclusions et prédations sur lesquelles reposait l’ensemble de l’édifice ». Pas de référence à la théorie du prolétariat et au communisme, mais au tiers-mondisme et à la lutte anticoloniale. On comprend ici pourquoi Fraser est une habituée des colonnes du Monde diplomatique.

Or cette intégration des trois sphères est justement le propre du capitalisme dans son devenu progressif et progressiste — alors que l’Antiquité grecque et romaine, comme le régime féodal ou le système des castes aux Indes, prenaient bien soin de les séparer, y compris au sein de la démocratie athénienne, fort limitée au demeurant. Devenu progressif, disais-je, parce que la question parcourt près d’un siècle et demi en réinterrogeant le rapport entre ces sphères. Dans la Révolution française, par exemple, Tocqueville et Arendt analysent la violence de la Terreur, et finalement la défaite révolutionnaire, par la tentative de lier révolution politique et sociale3. Une séparation que Napoléon rétablira en asseyant à la fois le pouvoir de l’État et le développement de la bourgeoisie. En France, elle atteindra son apogée sous la Troisième République, avant que la Seconde Guerre mondiale et le triomphe des idées keynésiennes et fordistes viennent sceller un devenir capitaliste que Marx anticipait sous la forme de la « domination réelle du capital » (une première tentative de globalisation des sphères politique, économique et sociale), la distinguant de la « domination formelle » dans laquelle une part importante de la société reste précapitaliste (la France est en majorité rurale et artisanale jusqu’en 1940).

Un rapport entre économie et politique analysé en dehors de sa dimension historique

Cette idée d’une séparation entre économique et politique n’est pas problématisée dans sa dimension historique, car Fraser la considère comme un invariant, ce qui est tout à fait contestable, nous espérons l’avoir montré. En effet, ce qu’elle développe correspond à une période assez courte (des années 1980 aux années 2000), symbolisée par l’arrivée au pouvoir politique de Reagan et Thatcher. Il s’agit pour ceux-ci d’acter non seulement la défaite de la dernière tentative d’insubordination ouvrière et de révolte de la jeunesse de la fin des années 1960-début 1970, mais aussi la difficulté à sortir de la crise économique (baisse de la productivité, hausse des salaires et de l’énergie) sur les bases de l’ancien mode d’accumulation et de régulation fordiste. Des mesures de rupture sont prises : lutte contre l’inflation, politique de l’offre à la place de la politique de la demande. La déréglementation générale qui s’ensuit enclenche un processus de globalisation et un niveau qualitativement et quantitativement supérieur de mondialisation et de division internationale du travail. Certains vont y voir le retour à un capitalisme sauvage digne de la fin du XIXe siècle, avec effacement du cadre de l’État en sa forme nation et déclin de l’État du welfare, surtout sensible dans le monde anglo-saxon. L’indépendance des banques centrales semble coiffer le tout — ce qui apparaîtra comme le comble du libéralisme dans sa forme néo, alors que les thèses purement libérales (telle celle de F. Hayek) sont pour la suppression des banques centrales et sont toujours restées marginales au sein de la théorie libérale en général et de la théorie économique en particulier —, mais elle ne fait que redoubler la tendance à la caducité du cadre national pour la dynamique du capital. De plus, la Fed américaine comme la BCE ont une indépendance toute relative dans leur politique de taux et de prêt ; on s’en est aperçu pendant la crise sanitaire. La BCE est ainsi très dépendante de la politique monétaire et budgétaire allemande, elle-même très contrainte par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, mais proposant un modèle original d’« économie sociale de marché » qui contredit quelque peu l’« ordolibéralisme » prôné par l’UE. Il ne faut donc pas se fier à un « à première vue » de la globalisation. L’une de ses bases est bien la dérégulation, mais cela ne signifie nullement absence de réglementation. En effet, de nouvelles régulations se mettent en place au niveau du capitalisme du sommet4 : d’un côté, les États ou des organismes internationaux comme l’UE imposent des normes environnementales et de sécurité, des normes bancaires et assurantielles, et continuent à fixer des prix administrés (le salaire minimum par exemple, qui, paradoxalement, tend à se généraliser) ; de l’autre, les grandes firmes multinationales négocient par cartellisation entre oligopoles de nombreux prix mondiaux, qui ne sont donc pas des prix « de marché » au sens strict (par exemple ceux de l’énergie, ceux de l’argent).

Le capitalisme n’a pas de forme privilégiée

Ce que Fraser appelle le « tournant historique majeur » des années 1980-2000 est ce que nous appelons la révolution du capital et non pas une crise. Il se déroule un processus de totalisation du capital — ce qui ne veut pas dire unification, car il existe différentes fractions de capital. La notion de globalisation est d’ailleurs assez appropriée à la description du processus. Mieux en tout cas que celle de financiarisation qu’emploie Fraser, qui amène en général à l’idée d’un capitalisme spéculatif ou parasitaire — une idée qu’évite Fraser, sans nous dire toutefois pourquoi elle domine le discours convenu sur le capital aujourd’hui. Fraser emploie souvent l’expression « par nature, le capitalisme ». Mais, justement, le capitalisme n’a pas de « nature ». Comme le dit Braudel, il est labile, protéiforme, et il n’est pas plus financier que commercial ou industriel. Et il n’est pas non plus la succession de ces formes en fonction d’une évolution au cours du temps qui se ferait sur le même modèle que celui de la succession déterministe-marxiste des modes de production, du moins évolué vers le plus évolué ou progressiste. La finance est en effet présente aussi bien au XVIe siècle, pour participer au développement des « villes-monde », qu’aujourd’hui pour le financement des nouvelles technologies ou à travers le développement du capital fictif.

Le développement du capital exige toujours un financement, et c’est le mode de financement qui change. Le marché monétaire (via la finance bancaire ou finance indirecte) assurait le plus gros du financement, mais dans un cadre national contraint assez bien adapté à une régulation fordiste essentiellement nationale. L’accroissement de la vitesse des échanges et leur mondialisation allaient accroître aussi la vitesse des moyens de circulation par recours à la finance dite directe, celle du marché financier (banques toujours, mais aussi démocratisation du statut d’actionnaire, qui n’est plus un rentier mais un membre, le plus souvent salarié, de fonds de pension par capitalisation). Ce processus de totalisation, malgré son apparence abstraite de « système », correspond pourtant à des fractions de capital, à des forces sociales de pouvoir qui intègrent (ou du moins tentent de le faire) la crise comme une composante de la dynamique d’ensemble. Son existence n’est plus niée comme elle a pu l’être à l’époque où dominait une théorie néo-classique, pour qui la crise ne pouvait venir que d’obstacles extérieurs au libre marché (l’intervention de l’État, des syndicats, de la firme monopolistique, etc.). Elle n’est plus non plus considérée comme crise finale, sauf par les derniers marxistes, ou dramatisée hormis dans sa dimension finalement apolitique de mise en danger de la planète, sans que cela soit forcément relié au capitalisme lui-même5. La crise de 2008, par exemple, loin d’être une crise finale, a permis de purger certains aspects « sales » du marché financier et de mettre en place des pare-feu au niveau des banques centrales et des États. La dernière crise sanitaire a, elle, accéléré la plateformisation, le commerce électronique, le travail à distance. Ces crises ne sont certes pas auto-entretenues ou provoquées sciemment, selon un « plan du capital » qui supposerait son unité parachevée, mais elles fournissent des opportunités6 à certaines fractions ou forces en présence. Elles entretiennent une dialectique de transformation au sein du rapport social capitaliste qui n’épouse pas nécessairement ou essentiellement l’ancienne dialectique des luttes de classes.

Fraser essaie de lier crise et lutte pour sortir d’une vision économiciste qu’elle ne supporte pas, tout en critiquant implicitement le présupposé du marxisme vulgaire de l’automaticité du rapport crise/lutte. Ainsi sa phrase : « Ce n’est que lorsque des membres de la société perçoivent que les graves difficultés qu’ils rencontrent surviennent, non pas en dépit, mais à cause de l’ordre établi, lorsqu’une masse critique décide que l’ordre peut et doit être transformé par l’action collective, lorsqu’une impasse objective se dote d’une voix subjective, ce n’est qu’alors que l’on peut parler de “crise” au sens de “tournant historique majeur” qui impose de prendre une décision. » Mais sa critique est détachée de toute temporalité ; or, cette citation, qui correspond à la période où court le fil rouge historique des luttes de classes, s’avère inopérante aujourd’hui. Fraser le reconnaît elle-même en disant que ce vide a laissé la place au populisme, sans nous dire pourquoi c’est sa version droitière qui tend à l’emporter (comme toujours, pourrait-on dire, si on se réfère à l’histoire et, par exemple, au mouvement boulangiste). Elle fait le parallèle entre les deux populismes contemporains, mais ils ne sont pas de même ampleur et, surtout, hormis la critique des élites et la référence aux identités, les revendications ou valeurs qu’ils expriment ne sont pas les mêmes.

L’articulation actuelle du capitalisme en trois niveaux

Ce processus de totalisation déporte la question de la séparation éventuelle entre politique et économique au niveau de la nouvelle structuration en réseau du capitalisme puisque, à l’opposé de Fraser, nous l’analysons dans sa dimension historique. Qu’en est-il ? Au niveau II, la totalisation se fait par résorption des institutions, disparition de la « société civile » et transformation des citoyens-producteurs en individus-consommateurs dans le cadre de la désindustrialisation et de l’accent mis sur les activités à haute valeur ajoutée, mais avec une augmentation des inégalités et une fragmentation des territoires. Politique de la ville et accentuation des activités régaliennes de l’État sont censées fournir des réponses à ces tensions. La croissance des activités au niveau III est marquée par le développement de zones grises de l’emploi entre travail déclaré et non déclaré ; la variété des statuts (contrat de travail relevant du droit commercial et non plus du droit du travail, auto-entrepreneuriat, déguisé ou non, se distinguant de l’artisanat, ubérisation des conditions, chômage de longue durée), ce qui entraîne des réponses politiques en termes de traitement social.

Enfin, au niveau du capitalisme du sommet, il y a bien une indifférenciation des sphères politique et économique : elles sont unifiées ou plutôt totalisées sur la base de la priorité donnée à la fois à la domination (plutôt qu’à l’exploitation), à la puissance (plutôt qu’au profit) et à la capitalisation (plutôt qu’à l’accumulation, comme le croit Fraser, qui raisonne parfois comme si on était encore dans les années 1950-1960). Le personnage d’Elon Musk est le meilleur représentant/symbole de ce capitalisme de la puissance pour qui le profit au sens traditionnel du terme n’est qu’un élément secondaire (Tesla est un échec de ce point de vue-là). Pour paraphraser le Hegel de la Philosophie du droit, Musk est la figure qui « rend effective la réalité substantielle » (transhumanisme, conquête de l’espace). Et Trump est son « digne » pendant politique, mais pour les deux il est clair que cette distinction entre politique et économie n’a plus de raison d’être. Là où ils sont forts, c’est qu’ils n’ont pas peur de l’affirmer publiquement. En ne séparant plus politique et économie, ils révolutionnent la démocratie américaine par un coup de force, sans que puisse leur être reproché un coup d’État, à l’opposé donc de l’option précédente de prise du Capitole.

L’idée d’une « gouvernance sans gouvernement », outre qu’à mon avis elle provient là aussi de la rédaction du Monde diplomatique et non pas de l’auteur, n’est pas dénuée d’intérêt dans la mesure où elle ne laisse pas prise aux théories sur le capital automate ; mais elle n’est pas d’un grand secours dans la mesure où elle ne saisit pas le caractère de la restructuration du capital selon trois niveaux articulés. Dans cette mesure, il devient difficile d’expliquer pourquoi de grands accords sont signés au niveau I, malgré le maintien de différences de politiques à ce même niveau (retour des souverainismes avec l’isolationnisme américain, le Brexit britannique, le conflit États-Unis-Chine et l’impossible politique européenne, l’« exception française »). Difficile aussi de comprendre les choix différents faits aux niveaux II et III par rapport à l’immigration et aux régularisations, à la source d’énergie privilégiée, à l’âge de la retraite, aux systèmes de retraite et de sécurité sociale, à l’existence d’un salaire minimum ou non, à la façon de lutter contre le chômage, etc. Bref, il y a peut-être gouvernance, même si le terme tire plutôt son origine des « foucaldiens de droite » du patronat, mais il est abusif de proclamer qu’il n’y a plus de gouvernement, si on ne prend pas ce terme au sens strictement politicien et de court terme, mais en l’envisageant au niveau des sommets de l’État, qui, là aussi, comme au niveau I, mêlent politiques, haute fonction publique, syndicats patronaux et de salariés, grands médias.

Les faiblesses de l’analyse en termes d’émancipation

Fraser conclut en critiquant non pas les deux populismes, parce qu’ils ne peuvent mordre dans la politique rationnelle et donc il n’y a rien à en attendre du point de vue alternatif, mais le courant libéral-libertaire de la nouvelle gauche qui, lui, est tout sauf critique des élites, puisqu’il en est un produit radicalisé — plus que gauchisé d’ailleurs. On peut reconnaître cette lucidité à Fraser, ce n’est pas si courant dans les médias officiels, de ne pas s’illusionner sur les « émancipations » d’aujourd’hui. Son point de vue est clair et recoupe le nôtre : « Loin de démasquer les puissances derrière le rideau, les courants dominants de la “résistance” sont depuis longtemps compromis avec elles. Aux États-Unis par exemple, c’est le cas des ailes libérales-méritocratiques de mouvements sociaux qui défendent le féminisme, l’antiracisme, les droits de la communauté LGBTQ (lesbiennes, gays, bisexuels, trans et queer) et l’écologie. » Elle y adjoint tous les innovateurs et chercheurs, souvent en rupture de ban(c) (d’école et d’establishment), qui ont été à l’origine du développement de l’industrie de l’information (les nouveaux visionnaires de la révolution du capital et leur Weltanschauung particulière, en tout cas très différente de celle de la bourgeoisie). Fraser dénonce bien le faux combat aujourd’hui qui opposerait progressistes et conservateurs, woke et anti-woke, mais elle se perd elle-même dans sa référence au concept gramscien d’hégémonie. En effet, elle développe la perspective d’une autre hégémonie — qui est justement le combat que se mènent les deux variantes de populisme —, mais à une époque qui ne le permet plus, dans la mesure où la société civile (lieu de cette confrontation des « consciences de soi7 ») et la « grande histoire » (par exemple celle qui a vu s’opposer capitalisme et communisme et/ou « socialisme ou barbarie ») ont été résorbées dans la société capitalisée et ses réseaux branchés et interconnectés. Il en résulte une actualisation continue qui tente d’échapper au temps (c’est le « temps réel » de l’informatique ; celui de la vitesse de la lumière), de telle sorte que la temporalité humaine est décomposée, altérée, comme suspendue. Et donc, aussi, déshistorisée.

JW, le 29 décembre 2024

  1.  – Je laisse volontairement de côté le cas particulier de la Chine en renvoyant à mes développements dans l’article « La Chine dans le procès de totalisation du capital » (Temps Critiques °10, dans lequel se fait sentir l’influence « sociobarbare », via l’article de Lapassade sur le mode de production asiatique (in Socialisme ou Barbarie, n°40). Mais, pour faire bref, en Chine le capital circule (mal) dans une société qui n’est pas capitaliste, parce que la plupart de la propriété n’y est pas privée et que la force de travail n’y est pas « libre » de contracter et de circuler. À l’inverse de ce que dit Fraser, ce n’est pas l’économie de marché qui y empêche la démocratie, puisque ce type d’économie y est embryonnaire, mais l’insuffisance de son développement. En cela, la direction du PCC maintient maints caractères de l’époque de la « bureaucratie céleste », tout en essayant de dynamiser sa base par l’innovation et l’accumulation bien plus que par la marchandisation. []
  2.  – Cf. Chaulieu (Castoriadis) et l’analyse des rapports de production en Russie dans le n°2 de Socialisme ou Barbarie. []
  3.  – La Commune et la révolution espagnole n’échapperont pas à cette question. Lénine pas plus avec son programme « les soviets + l’électrification ». []
  4.  – Que nous appelons aussi le niveau I de la domination capitaliste. Il regroupe les États comme puissance politique, mais aussi économique, avec l’importance prise par les « fonds souverains », les grandes firmes multinationales, les organisations internationales, y compris certaines ONG, les grands syndicats. C’est là que sont censés se régler les grands problèmes de reproduction globale (par exemple la question de l’environnement et du climat, celle de l’accès aux matières premières et aux nouvelles technologies, la question des paradis fiscaux, des cartels de la drogue et de l’activité de blanchiment, etc.).

    Le niveau II est celui de la reproduction des rapports sociaux, le plus souvent dans le cadre national (rapport capital/travail, intervention sociale de l’État). L’État y persiste encore dans sa forme nation, mais avec d’importantes distorsions comme celles qui président à la résorption des institutions. C’est aussi à ce niveau que se trouvait l’essentiel de « l’économie de marché », celle qui subit les prix plus qu’elle ne les fixe (cf. actuellement le prix du gaz).

    Le niveau III est pour sa part constitué des zones dans lesquelles dominent encore une économie informelle ou de subsistance, le travail clandestin et l’activité de trafic au niveau local et national, les zones de pillage et de guerres ethnicisées au niveau international.

    Ces trois niveaux ne forment pas trois mondes étanches comme cela pouvait être le cas à l’époque où Braudel cherchait à cerner les premiers développements du capital entre le XVIe et le XVIIIe siècle, car ils sont à la fois hiérarchisés et articulés au sein du procès de globalisation. Le premier fonctionne à la puissance, le second au profit, le troisième à la fluidité/flexibilité ; mais il y a interaction entre eux : le niveau I organise, investit, rentabilise grâce aux grandes quantités produites (les « majors »), le second innove (les start-ups) et produit en quantité limitée par manque de surface financière en attendant de passer la main, le niveau III sert de base arrière, alternative ou souterraine.

    Pour plus d’information sur la question, voir les articles de Jacques Wajnsztejn : « Quelques précisions sur capitalisme, capital, société capitalisée » in Temps critiques n°15 et « Sur la politique du capital », n°17. []

  5.  – Cf. d’un côté, la deep ecology, de l’autre, la critique anti-industrielle. []
  6.  – En 1984 déjà, Yves Montand disait : « Vive la crise » et Libération, ce journal de la révolution du capital, en faisait son titre de première page. []
  7.  – Cf. in Interventions n°28, le passage sur la notion d’opinion publique. []

À propos des Leurres postmodernes contre la réalité sociale des femmes (Vanina, Acratie, 2023)

Ces quelques remarques ne concernent pas tout ce qu’il y a de bienvenu dans ce livre, et Vanina et moi avons déjà échangé sur ces questions ne serait-ce qu’à la présentation de mon livre Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme à Limoges, à laquelle elle était présente. Pour mes remarques (donc forcément critiques), je partirai, comme base supposée lue par vous tous, du compte rendu écrit établi par le groupe « Soubis » et aussi, bien sûr, de la lecture d’ensemble du livre. Et malgré toutes nos remarques critiques nous conseillons grandement la lecture du livre.


Dans l’introduction au débat, Vanina énonce : « pour moi, tout individu doit être libre de faire ce qu’il ou elle veut faire de son corps — être libre d’en disposer, que ce soit pour le parer, le dévoiler, le cacher ou le transformer », comme s’il fallait marquer son appartenance identitaire au féminisme historique par l’adhésion à un préalable ne souffrant pas de discussion, tout en faisant signe d’ouverture vers certaines tendances néo-féministes (queer en l’occurrence avec l’ajout  “transformer”). Or, pour moi, cette affirmation s’avère contradictoire avec sa position critique contre l’individualisme dominant, qui prédomine pourtant dans le reste de son exposé et le livre tout entier. Individualisme produit du capitalisme et de l’idéologie postmoderne qui ne sont vus et critiqués, à travers les exemples de la GPA, de la prostitution, du transhumanisme, de la séparation du « corps », que comme des dérives des tendances néo-féministes, sans remonter jusqu’au fait que le ver était peut-être dans le fruit à cause du présupposé libéral sur la propriété de son corps. Un présupposé qui a certes pu avoir un intérêt heuristique ou en tout cas militant dans le cadre de ce qui se concevait encore à l’intérieur du mouvement plus général d’émancipation de l’époque et au sein de celui-ci, du mouvement particulier des femmes contre le double carcan étatico-bourgeois. Mais plus aujourd’hui que la « révolution du capital » pour moi, la « contre-révolution » pour Vanina, a triomphé et que la « libération » n’a plus pour ennemi cette bourgeoisie et son État (cf. à ce sujet la rupture que représente la thèse de Ch. Delphy sur « l’ennemi principal »). Cette compréhension du sens de la révolution lui fait tout percevoir en termes de « régression » qu’elle oppose à l’époque précédente des « libérations ». Sa lecture de l’époque me paraît trop biaisée par son angle social et classiste où effectivement, de ce point de vue, la défaite est consommée (elle la date de 1980, p. 45). Comme disait à peu près le dirigeant capitaliste W. Buffet, nous avons livré une guerre de classes et nous l’avons gagnée.

Malgré des allusions à la régression sociale, Vanina ne reconnaît pas cette défaite (il ne s’agit pas là de savoir si elle est provisoire ou définitive) puisqu’elle interprète la prédominance d’autres causes (raciales, par exemple) comme « masquant » la lutte des classes (p. 55). Or, si on peut reconnaître, avec Vanina, la lutte des Gilets jaunes comme l’équivalent d’une lutte de classes, elle n’a pas du tout été « masquée » par les luttes particularistes ; elle a été déconsidérée et moquée parce que populaire et illisible selon les canons postmodernes. En effet, les femmes Gilets jaunes pourtant ou parce très nombreuses n’ont pas été féministes, mais Gilets jaunes ; il a fallu les magouilles de l’assemblée des assemblées de Commercy noyautée par les gauchistes pour imposer la parité et favoriser l’écriture inclusive en fin de mouvement((– Alors que Vanina reconnaît que l’écriture inclusive rend la lecture impossible, elle l’utilise comme rappel chaque fois qu’elle le juge nécessaire, donc en performant à son tour, un procédé qu’elle juge pourtant idéaliste. On peut être d’autant plus étonné que, si elle regrette que le néo-féminisme soit devenu le mouvement des minorités divisé en multiples minorités, alors que la révolution est une question de majorité qui n’est pas assimilable à la règle démocratique, elle utilise néanmoins un langage qui ne sera jamais repris par la majorité ou alors grand malheur à nous (cf. Orwell et la novlangue ou encore Viktor Klemperer et la « langue » du nazisme). Sans doute est-ce la manifestation d’une contre-dépendance à son « identité » féministe affirmée, mais elle reste minimaliste, ce qui fait que nous n’avons pas eu droit au point médian, ni au iel et autres catalogages.)).

Le rapport social capitaliste n’est pas formé uniquement de la contradiction capital/travail et du point de vue de sa reproduction globale, les processus d’émancipation ont perduré bien au-delà des années 1980 et particulièrement ceux qui concernent les femmes et leurs droits et ceux de nouvelles catégories (cf. le droit des enfants, le mariage pour tous ou bientôt le droit des animaux). Mais si j’emploie le terme de processus, ce n’est pas par hasard parce que cela n’est pas le fruit de « mouvements ». Mon point de vue est exprimé de façon plus dure encore par Véra Nikolsky qui souligne que cela ne plaît pas du tout aux milieux « progressistes » en général de penser que des processus impersonnels (révolution technologique, machine à laver, contraceptifs) auraient pesé bien plus lourd que les manifestations et autres cercles de parole((– Cf. Véra Nikolsky, Féminicène. Les vraies raisons de l’émancipation des femmes. Les vrais dangers qui la menace, Fayard, 2023.)).

Sur cette base retournée et dévoyée, comme le furent pas mal de propositions de la fin des années 1960 (« Il est interdit d’interdire », « Prenez vos désirs pour des réalités », « L’imagination au pouvoir »), c’est alors la boîte de Pandore qui peut s’ouvrir puisqu’on est passé de son expression libérale, au sens américain du terme, à sa réplique libérale/libertaire. Pour le sujet qui nous occupe ici, les féministes favorables à la prostitution et en soutien des « travailleuses du sexe » ont pu alors sortir de leur boîte et il en est de même pour les courants qui remettent physiquement en cause leur corps d’origine.

La critique de Vanina manque son objet parce qu’elle en devient alors une critique particulière et non générale. En effet, elle ne remonte pas jusqu’à la critique de cette affirmation de principe sur laquelle toutes les féministes sont censées être d’accord. Elle n’en dénonce que les effets pervers. Un principe dont la perte de valeur politique émancipatrice aujourd’hui ne peut que dévoiler ce qu’il a de velléitaire et d’idéaliste quand ce corps, celui des femmes comme des hommes, est de plus en plus médicalisé par les progrès de la médecine et de la chirurgie, y compris esthétique (mon corps appartient à la science, pourrait-on dire en exagérant un peu) et de plus en plus socialisé par les prises en charge de la sécurité sociale.

Ce qui distingue le capital, historiquement, c’est justement sa grande capacité d’adaptation et de transformation, qui fait que ce n’est pas un « système ». Rien ne l’empêcherait donc a priori de se passer du patriarcat. Mais pour dire cela, il faut faire la différence entre la société du capital aujourd’hui (c’est-à-dire pour Temps critiques la « société capitalisée ») et la société bourgeoise (capitaliste) antérieure. Et si l’on remonte encore plus loin dans le temps, il faut faire la différence entre capitalisme et patriarcat puisqu’en tant que « système »/institution ce patriarcat existe au moins depuis la Rome antique. Ce ne semble pas être le cas de Vanina, d’abord parce qu’elle ne voit pas le patriarcat comme un système séparé (cf. sa critique à Delphy, p. 37) et qu’elle le rattache, au moins de façon sous-entendue, au capitalisme comme quelque chose qui lui serait spécifique ; ensuite parce qu’elle me paraît confondre la division sexuée du travail reconnue comme la première forme de division du travail, dans la mesure où les anthropologues ont repéré l’universalité de la domination masculine dès les sociétés premières du fait de la place des femmes dans la reproduction (il ne s’agit donc pas d’un « système ») ; et l’institution patriarcale, par exemple quand elle parle des travailleuses du « care » (p. 258-9). S’il y a eu un « système », il a été « déconstruit » par une série de lois depuis les années 1950 (et on pourrait facilement en faire le long catalogue)… qui n’empêchent pas que perdurent des différences, des inégalités de fait, des comportements qui seront maintenant jugés sexistes à l’aune de l’évaluation de ces lois.

Parler en termes de « leurres » me semble une erreur. Les néo-féministes ne se trompent pas de cible ; certains courants affermissent et approfondissent le sillon, d’autres l’élargissent jusqu’à en brouiller la trace. Mais tous, c’est-à-dire y compris les « matérialistes », n’entretiennent qu’un rapport ténu ou même inexistant avec ce qui a été le fil rouge historique des luttes de classes, et ce non pas parce que celui-ci a été coupé par la défaite du dernier assaut révolutionnaire du tournant des années 1960/1970, mais parce qu’il n’a jamais été une référence pour les générations nées après les années 1980. Cela n’a pas empêché des révoltes et émeutes chez les « pauvres » jusqu’à même celle des Gilets jaunes, mais pour les autres, et Vanina pointe particulièrement les jeunes des nouvelles classes moyennes et je suis d’accord, ce sont même toutes ses références qui sont taxées de réactionnaires parce qu’elles s’opposent finalement à la nouvelle dynamique du capital et ce sont alors aussi non seulement les frontières de classes (comme on parlait avant) qui disparaissent ou sont occultées, mais la pertinence des notions de droite et de gauche.

Malheureusement, les leurres, aujourd’hui, ce sont ceux de l’émancipation (« par les travailleurs eux-mêmes ») quand c’est le capital qui émancipe à sa façon ; celui de l’autonomie (quand elle n’est plus « ouvrière » et que de l’autogestion on est passé à l’égogestion).

Plus généralement, ces notions, qui ont pu fonctionner comme slogans ou mantras, doivent être questionnées en dehors des sources révolutionnaires d’origine, parce qu’elles doivent être confrontées à de nouveaux questionnements, aussi bien du point de vue du rapport à la « nature intérieure » (cf. la perspective transhumaniste critiquée par Vanina et le sujet global de son livre), que du rapport à la « nature extérieure » (environnement au sens large, écologie, changement climatique). Sans jouer sur les mots, s’il faut alors s’émanciper, c’est de cette idée de toute-puissance (et de la domination qui l’accompagne) qu’on retrouve aussi bien dans les thèses classiques du capital que dans celles du marxisme. Cela ne dégage certes pas une issue de sortie à portée stratégique, de toute façon bien problématique dans le contexte actuel, mais éclaire un peu la conduite à tenir au cours des luttes quotidiennes auxquelles nous pourrons participer… ou non en fonction de cet éclairage. Une sorte de boussole a minima en quelque sorte dont il nous a fallu user au sein du mouvement des Gilets jaunes ou face aux manifestations antivax pour ne prendre que ces deux exemples ayant entraîné des positionnements variés et sujets à controverse.

JW, le 23 février 2024

Sur les communs et l’État chez Dardot et Laval

En dehors de l’approche anthropologique à caractère libertaire ou anarchiste d’une remise en cause traditionnelle de l’État dont J. Guigou a pointé les limites, des marxistes sur la voie d’un démocratisme radical remettent en cause la souveraineté de l’État à partir d’une autre base. Ainsi, comme Mickael Hardt et Antonio Negri (Commonwealth, Stock, 2012), Dardot et Laval (Commun, La Découverte, 2014) décentrent la question de la verticalité du pouvoir étatique tout en s’écartant à la fois de la position marxiste orthodoxe sur l’État au service du capital et d’une position de gauche réformiste en faveur de l’ancien État-providence de l’époque des Trente glorieuses, pour qui, finalement, il s’agirait de tout réclamer à l’État. Ils le font en termes de “communs”((C’est une perspective très différente de celle qui avance la notion « d’en commun » et que J.Guigou et moi-même avons critiqué dans un article de 2010.)) qui permet d’approcher la question de l’État dans d’autres termes que la perspective marxiste traditionnelle et surtout sa caricature structuraliste (Althusser-Poulantzas).

C’est cette référence aux “communs” qui permet à toute une nouvelle extrême gauche de poser les questions en dehors des trois théories de l’État de Marx que j’ai essayer de dégagé dans le texte Marx, l’État et la théorie de la dérivation.

En insistant sur les “communs” Dardot et Laval pensent réaliser une synthèse ou un dépassement des rapports entre État-société civile, de la problématique dictature du prolétariat-dépérissement de l’État, etc. sans que la nature actuelle de l’État et son évolution soit vraiment analysée pas plus que ne l’est la “révolution du capital”. Mais tout reste encore dans le cadre conceptuel de la critique du néo-libéralisme. Dans ce cadre, l’hypothèse du commun repose sur la possibilité de soustraire une chose à la propriété privée aussi bien qu’à la propriété publique, pour faire de cette chose un usage qui puisse bénéficier à tous ceux qui sont concernés. Il y a de leur part la volonté d’éviter deux écueils. Le premier écueil serait le glissement en premier lieu de la notion large et abstraite de “commun” à celle plus précise et concrète de “biens communs” puis de cette dernière de au pluriel vers celle de “Bien commun” au singulier comme chez Rousseau, qui fait de celui-ci l’objet propre de la “volonté générale”. Le bien commun est alors identifié à l’intérêt commun, qui est ce qu’il y a de commun dans les intérêts particuliers, et qui forme le lien social. Dire que le bien commun forme le lien social revient à dire que ce lien est effectué par la volonté générale, à laquelle il revient de « diriger les forces de l’État selon la ou les fins de l’institution. La notion de “bien commun” est alors pensée à partir de l’institution de l’État (cf. la critique de cette position par Dardot et Laval, op.cit, page 19).

Le second écueil est celui qui conduit à confondre commun et communisme, alors que ce sont deux concepts distincts et qui même s’opposent, surtout si on considère les exemples historiques de communisme (je leur laisse la paternité de l’emploi du terme sous le vocable de « communisme historique »).

De la même façon, renoncer au communisme (historique) ne revient pas pour eux, à renoncer à la communauté. S’appuyant sur les concepts castoriadiens d’imaginaire social et d’auto-institution, ils revendiquent une « politique du commun » qui doit faire advenir que les services publics deviennent des institutions du commun, au lieu d’être seulement des instruments de la puissance publique.

Ils abordent la question de la pertinence de la distinction ou de l’opposition du politique et du social, un point que nous avons particulièrement abordé dans les numéros 9 et 10 de la revue. Cette dimension d’activité politique par un sujet collectif, dont ils ne disent par ailleurs rien, se bornant à énumérer quelques mouvements de ces dix dernières années sans qu’ils ne soient homogènes du point de vue des formes et contenus ou en prise directe avec la question, est nommée « praxis instituante ». Elle se dégage de la position d’Hardt et Negri, qu’ils jugent « spontanéiste » parce qu’elle suppose que les formes du travail et les rapports sociaux engendrent quasi automatiquement un commun autonome (par exemple le General intellect) seulement capté et non produit par un capital conçu principalement comme commandement capitaliste (sur ce point, cf. notre critique plus générale du néo-opéraïste et plus particulièrement des thèses de Negri dans L’opéraïsme au crible du temps, À plus d’un titre, 2022, p. 138-154).

D’après Larry, page 680 de leur dernier titre, Dominer : ils précisent leur exigence politique : « […] nous ne sommes pas condamnés à choisir entre l’enfer d’un monde « anarchiste » privé de toute institution et l’hétéronomie d’un Droit censé « faire tenir » la société par la transcendance de l’État. […] affirmer qu’il faut choisir entre l’État et son Droit, d’une part, et une société sans institutions qui ne tiendrait que par l’« amour », les « intérêts » et les « affects », d’autre part, c’est enfermer dans une alternative stérile et caricaturale et condamner par avance toute expérimentation pratique d’institutions d’un autre type que celles de l’État souverain. La vraie exigence politique d’aujourd’hui consiste, non pas à restaurer la verticalité de l’État, ni même à la maintenir, mais à commencer à se débarrasser du fétiche du pontificalisme étatique pour imaginer un autre système d’obligations des individus les uns vis-à-vis des autres qui déjoue l’alternative entre verticalité et horizontalité en refusant la logique même de la représentation politique » (donc à suivre sans doute).

JW, le 19/12/2023

Quand des anthropologues anarchistes veulent « civiliser » l’État

« Les déchirements du capitalisme du sommet » que nous analysons dans le n° 22 de Temps critiques (automne 2022) accentuent encore davantage les tensions entre les tendances démocratistes et les tendances souverainistes des États.
De sorte que les incertitudes géopolitiques se creusant et les guerres à dimension mondiale se multipliant, ce sont non seulement les fondements mêmes de la souveraineté de l’État et de son efficience qui sont questionnés et qui réapparaissent sur la scène politique, mais le devenir même de l’État qui serait en jeu.
Sous le titre, « Dépasser l’État », un récent article du journal Le Monde présente les thèses des anthropologues anarchistes sur la question de l’État. On lira ci-dessous le commentaire proposé par Jacques Guigou.


Notes sur « Dépasser l’État » (Le Monde, 25 nov. 23)

Le titre de cet article sur un possible « dépassement de l’État » se veut attractif pour des lecteurs du journal Le Monde qui partagent volontiers l’idéologie du dépassement, un des mots d’ordre de « la révolution » impulsée par « la transition vers le nouveau monde ». Une attraction vite décevante à la lecture du texte, puisque puisqu’il se conclut par « l’impossibilité de son abolition » et que, de plus, l’État « est devenu un horizon intellectuel indépassable » (Descola).

En réalité, l’auteur présente les travaux des quelques anthropologues américains qui depuis environ deux décennies sont des continuateurs des thèses de Pierre Clastres sur « La société contre l’État » et aussi celles d’autres auteurs sur les origines de la « souveraineté étatique ».


En 1974, à la publication du livre de Clastres, nous avions indiqué la méprise qu’entretiennent les travaux de cet anthropologue : aucune société ne s’oppose à l’État ; elle se combine avec lui. Seules peuvent s’opposer à lui, les formes de groupement humain de type communautaire qui sont d’une part bien antérieures aux sociétés et d’autre part, dans la période historique, sont extérieures, éloignées ou étrangères aux sociétés, toutes plus ou moins étatisées.


David Graeber et Marshall Salins sont les deux figures les plus connues de ces courants. Graeber, auteur de nombreux essais dont un sur la dette, a été un des leaders du mouvement Occupy Wall Street. En France Philippe Descola, un des diffuseurs de cette anthropologie politique et historique, défend les expériences libertaires des ZAD mais aussi celles du Rojava (Kurdistan) et du Chiapas. Autant de modes de vie collectifs qui dit-il, agissent « dans les interstices » qu’ils occuperaient contre (ou malgré) le pouvoir territorialisant de l’État.


Sur les premières formes d’État, ces anthropologues ne sont pas très convaincants. Ils passent sous silence la longue période pendant laquelle les groupes humains du paléolithique vivaient en communauté, ce qui ne signifie pas que celles-ci étaient exemptes de formes de pouvoir liées au sexe, à l’âge, à la parole, etc. Le passage se fait lentement avec l’émergence des « grands hommes » (Lugan) puis des chefferies, puis des royautés.


La communauté-société n’est pas séparée de l’État et de son organisation. Dans mon article de 2012 sur « L’État réseau et la genèse de l’État » je vois des analogies entre ces communautés-sociétés et l’État sous sa forme réseau d’aujourd’hui. Jacques Camatte les nomme « l’État sous sa première forme ». Une hiérarchisation sociale s’affirme ; une entité supérieure (roi divin, pharaon, prêtres, économie palatale) exerce un pouvoir participatif ;la société n’est pas séparée de l’État. Ce n’est qu’avec la seconde forme de l’État qu’intervient la séparation entre l’État et la société. Dans les empires mésopotamiens et assyriens, les royaumes mèdes, les cités-États grecques l’État s’autonomise de la société et de ses divisions, il se constitue comme unité supérieure qui assure un ordre militaire, religieux, politique et économique. Cette émergence lente et discontinue de l’État dans les sociétés historiques ne semble pas être un sujet d’intérêt pour les anthropologues anarchistes. L’État semble avoir été identique à lui-même depuis la nuit des temps


La dimension communauté humaine est absente de cette anthropologie anarchiste. C’est une de ses principales faiblesses et cela oblitère nombre d’écrits de ses auteurs.

James Scott, un autre essayiste de ce courant, dans Homo domestique. Une histoire profonde des premiers États (2019) cherche à montrer que l’État a une place modeste dans l’histoire humaine. Il critique les philosophes classiques de l’État (Bodin, Hobbes, Locke, Rousseau) pour qui l’État est un principe universel et en quelque sorte, adéquat à la nature humaine.

Mais il conduit sa critique sur la seule base de l’histoire d’une population d’une région montagneuse du Sud-Est asiatique : Zomia qui durant des siècles se serait passée d’un État et même de gouvernement. L’exemple est intéressant, mais pas concluant. L’absence d’un État central, n’est pas la preuve d’une société exempte de formes étatiques. À Zomia comme ailleurs, des pouvoirs locaux, des chefferies, des clans, des confréries ont pu conduire à la création d’États. Par exemple dans la civilisation berbère, s’est opéré un lent et discontinu passage de formes communautaires à des formes de sociétés plus ou moins étatisées : des confédérations de tribus rassemblées dans une dynastie royale. Scott avance ailleurs que l’effondrement des empires signifiait pour la majorité de leurs habitants « la destruction d’un ordre social oppressif ». Or, tous les empires, à toutes leurs époques, n’ont pas été essentiellement oppressifs. La forme impériale de l’État n’a pas été et de loin, la seule forme prise par les États au cours de l’histoire. Les fédérations de nations, par exemple, sont parvenues à des régulations de rapports sociaux qui n’étaient pas essentiellement « oppressifs ». Ainsi en fut-il des États du Languedoc aussi bien dans l’époque médiévale que moderne.


Là encore, le credo anarchiste selon lequel l’État n’est que répressif induit des méprises. Que l’État puisse être en quelque sorte cogéré par les individus, les groupes, les réseaux, sont des dimensions politiques absentes chez les anthropologues anarchistes. Comme chez Clastres, la société ne peut qu’être « contre l’État ».

La contre-dépendance des anarchistes vis-à-vis de l’État que nous avons soulignées à maintes reprises se vérifie ici sans surprise. En définitive, pour ces anthropologues anarchistes (comme pour des philosophes d’ailleurs, par exemple les livres de Jean-Claude Michéa sur le libéralisme comme origine et cause du capitalisme), la forme étatique qui est en filigrane de leur vision, c’est un État social-libertaire. Soit une forme proche de celle de l’actuel État réseau.


Dans mon article « L’État sous la forme nation et sous la forme réseau », Temps critiques, n° 20, automne 2020, j’ai précisé ces deux notions et explicité leur effectivité actuelle.


Sur l’État moderne, ces auteurs semblent découvrir que l’État opère par « une chaîne d’abstractions » ; que « l’abstraction est le premier vecteur de la domination de l’État ». Hegel connaît pas ? L’État comme retour en soi de l’Esprit dans le monde et comme accomplissement de la raison dans l’histoire, voilà une « chaîne d’abstractions » qui ne date pas d’hier, mais que nos anthropologues anarchistes semblent négliger. Ce qui n’est pas étonnant quand on sait le sort qui est fait à la dialectique aujourd’hui dans les milieux « éveillés ».


Plus près de nous, il y a près de 50 ans, Henri Lefebvre définissait l’État comme « une forme de formes » et il l’analysait de manière bien plus probante, malgré l’impasse dans laquelle il s’est fourvoyé avec son concept de « mode de production étatique ». Au moins, Lefebvre tenait-il compte de l’analyse du « dépérissement de l’État » chez Marx. Eux veulent le « civiliser » dans une société socialo-libertaire avec un État dont la forme réseau semble la plus appropriée.


Comme la forme communauté et la notion de communauté-société sont absentes pour com-prendre la genèse de l’État, la forme État- royal est également absente de leur histoire médiévale et moderne de l’État.

De sorte qu’ils en viennent à faire de la « révolution papale » l’origine de la souveraineté de l’État. « L’Église-État » et son administration serait le modèle à partir duquel se serait affirmé l’État et sa légitimité politique et philosophique.


Comme si les tensions, les contradictions et bien sûr aussi les alliances entre l’Église et l’État royal n’avaient pas influencé le devenu de l’État sous sa forme nation. La Révolution française est emblématique de ces oppositions : elle s’est faite contre l’Église et ses fidèles, en discontinuité violente avec celle-ci ; mais elle fut davantage en continuité de fait avec l’État royal même si politiquement, elle a pris sa place. La continuité entre la monarchie absolue française sous Louis XIV et le jacobinisme révolutionnaire a pu être soulignée par des historiens qui n’étaient pas tous des « contre-révolutionnaires ».
Transparaît encore ici le présupposé anarchiste de ces anthropologues ; un présupposé qu’ils ne questionnent pas lorsqu’ils se font historiens. Comme, par exemple, dans l’affirmation sui-vante de David Graeber, « Le néo-libéralisme nous a fait entrer dans l’ère de la bureaucratie totale » (site Les crises, 8 nov.2015). Désirant combattre l’État et le marché, Graeber en vient à assimiler les politiques néolibérales de dérégulation avec un accroissement de la bureaucratisation aussi bien dans l’administration d’État que dans les firmes privées. Il ne semble pas percevoir que les réseaux, le management individualisé et les processus de particularisation ont profondément transformé les organisations bureaucratiques de la période industrielle du capitalisme. Après l’échec des mouvements contestataires, antiautoritaires et d’insubordinations dans les années 65-75, l’État et la société ont été puissamment débureaucratisés. C’est un processus inverse à celui de la « bureaucratisation du monde1 » critiqué par Bruno Rizzi à la fin des années 30. Mais pour que l’antiétatisme anarchiste garde une portée politique crédible, il faut que l’ennemi soit encore et toujours « le plus froid des monstres froids » (Nietzsche).


Pour les anthropologues anarchistes, la globalisation est à la fois nationale et libérale. Elle combine universalisation de l’État-nation, identitarisme national ou communautaire et puis-sance économique technique et culturelle. La synthèse de cette dynamique néo-libérale de l’État trouverait aujourd’hui ses porte-drapeaux avec Trump, Erdogan et Modi (auxquels ils vont ajouter le nouveau président argentin Milei). Partisans d’une version social-libertaire de l’État, on ne trouvera pas dans les écrits de ces anthropologues une analyse sur les raisons politiques et économiques qui font que de tels chefs d’État à tendance autoritaire réalisent la synthèse entre la forme nation et la forme réseau de l’État alors que des démocrates « pur jus » n’y parviennent pas.


Hégémonie du néolibéralisme, tel est leur dernier mot sur le mouvement du capital. Xi Jinping, Biden, l’UE, Lula, Maduro et quelques autres, monteraient-ils la voie pour sortir de « l’hégémonie du néolibéralisme ? »


Autant de questions qui ne semblent pas troubler ces anarchistes qui dissertent sur l’histoire de l’État… sans parler du capital et des divers rapports que l’État entretien avec lui.
Fredy Perlman avec son Against His-Story, Against Leviathan (1983) et malgré son anarcho-primitivisme, avait tout de même un autre souffle politique et anthropologique.


JG
12 déc. 2023

  1. Bruno Rizzi, La bureaucratisation du monde, Première édition1939, seconde édition Champ Libre, 1976. []

Remarques sur les commentaires de Laurent et J.Wajnsztejn à propos du texte Imagination, imaginaire, imagerie

Les échanges se poursuivent et vous pouvez lire les textes précédents : d’abord la note de J.Guigou sur imagination/imaginaire/imageries suivi des remarques de Laurent et J.Wajnsztejn auxquelles s’ajoutent des remarques à chaud de D.Hoss.


Dans un premier temps, je procède de manière littérale et intertextuelle à partir d’extraits de vos commentaires que j’annote ou que je critique. Cela pourrait donner ensuite un texte continu, mais cela est déjà un mode d’exposition en soi.

1- « Dentrée de jeu cette note nous semble manquer son enjeu par la mise en avant-première de ce qui constituerait un processus historique dans lequel limagination serait elle-même un élément de ce processus historique, le premier moment du « triptyque ». Une hypothèse qui ne nous paraît guère probante.

En effet, nous pensons que l’imagination n’est pas un « moment historique », mais une faculté humaine générale… »

J’ai écrit que l’imagination est une dimension anthropologique du genre humain dès son émergence et je ne reviens pas sur cette thèse ; elle vaut bien sûr pour tout le reste de mon propos. Ce n’est pas des exemples pris au XIIe siècle ou dans d’autres siècles qui la modifient en quoi que ce soit. Vous parlez de « faculté humaine générale », moi de « dimension anthropologique du genre humain » ; il y a accord complet entre nous sur ce point.

Je n’ai pas écrit que l’imagination était « un moment » d’un processus historique. Ce que vous ne semblez pas ou ne voulez pas percevoir c’est que j’ai repéré des usages dominants de la notion d’imagination depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Je l’ai fait en montrant une succession de trois contenus idéologiques : l’imagination, l’imaginaire et les imageries.

L’enjeu de cette note n’est pas une contribution à une théorie générale de l’imagination, mais de manière bien plus limitée, une tentative pour caractériser une courte période historique du point de vue d’une critique politique. Politique et non pas sociologique ou socio-culturelle comme vous le suggérez, puisque qu’il s’agit d’un mouvement profond à l’œuvre dans le devenu de la société capitalisée.


2- « …alors que tu manques justement la dimension « dexcès de sens » pour parler comme Adorno, quelle contient. »

Ma note 1 à propos des images fait explicitement référence aux représentations. Si je n’ai pas mis l’accent sur les significations, ce n’est pas en évitement de la notion castoriadienne de l’imagination comme production de significations social-historiques, mais parce que cela suppose un développement sur la dimension leurrante de l’imaginaire, sur les rapports à la vérité, sur la raison et la folie ; autant de champs d’analyse qui excèdent très largement l’objet de mon texte.

En quoi la formule d’Adorno est-elle politique ? « L’excès de sens » n’est pas propre à l’imagination, il peut surgir dans tous les domaines de la vie individuelle et collective, dans tous les champs de connaissance et d’action. Et cet excès de sens débouche vite sur l’insensé, puis sur la folie. Nous n’allons tout de même pas réactiver les délires des courants de l’antipsychiatrie des années 65-75 qui faisaient de la folie le summum de l’action révolutionnaire ou bien ceux de Foucault1 qui célèbre la folie comme « un espace d’imprévisible liberté ». D’ailleurs la relation faite entre folie et révolution traverse toute la modernité ; par exemple chez certains romantiques révolutionnaires du XIXe siècle et bien d’autres encore auparavant (cf. Érasme, etc.).

De plus, cette citation d’Adorno renvoie à la fois à sa théorie esthétique et à sa critique de la raison. On sait qu’Adorno voyait dans les avant-gardes musicales de son temps (dodécaphonisme, musique atonale, etc.) une résistance à la brutalité de la société bourgeoise. Il croyait lui-aussi à un art salvateur et purificateur… par exemple ici : « L’art consiste à résister, par la forme et rien d’autre, contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine » (in,« Engagement », in Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984, p. 289).

L’esthétique d’Adorno vise à l’autonomie de l’art comme culture dans la société. Elle oppose l’art singulier aux « arts » et aux « industries culturelles ». Seul l’art autonomisé de la société a une portée politique antagonique aux « réalités empiriques ». Une conception de type avant-gardiste qui tend à faire fusionner art et révolution, exprimée au moment même où toutes les avant-gardes politiques, artistiques, littéraires du XXe siècle s’achevaient.

Conçue pour l’essentiel avant les bouleversements de la fin des années 60, l’esthétique d’Adorno a été assez facilement englobée par la dynamique du capital. Finalement, autonomisation oblige, elle a contribué à l’esthétisation du monde, cet opérateur majeur de capitalisation.

Une esthétisation puissante et généralisée qu’Annie Le Brun a critiquée avec justesse dans son livre Ce qui n’a pas de prix2 (Stock, 2018). Avec la notion de réalisme globalisé, l’auteur décrit la puissance médiatico-politique de cette injonction permanente à la beauté qui règne sur toutes les activités humaines ; comment la « critique artiste » du capitalisme (Boltanski/Chiapello 2003) fait désormais partie de toutes les productions artistiques et culturelles ; comment « rien de ce que nous voyons, de ce que nous traversons, de ce que nous ingurgitons qui n’ait été d’abord esthétisé » (op. cit. p.79).

Quant à « l’excès de sens » adornien avancé par Laurent et JW comme la dimension politique de l’imagination, Annie Le Brun est catégorique pour le désigner comme une stratégie majeure du réalisme globalisé : « C’est à cette stratégie de l’excès que le réalisme globalisé doit de triompher, non par le non-sens comme, on le sait, certains en accusent l’art contemporain tout entier, mais au contraire par la manipulation du sens » ( op.cit. p.67).

L’imagination ne relève pas de la sémantique !


3– « L’emploi inconsidéré et très fréquent du terme « imaginaire » n’a fait que se développer depuis. C’est effectivement d’abord un ravalement de l’imagination à l’imaginaire (représentation collective d’une époque), ensuite à des imaginaires dans lesquels l’individu intègre le social à partir de sa particularité, d’où l’importance du pluriel, enfin à une imagerie qui est une image stéréotypée. »

Là, faites-vous autre chose que paraphraser ma thèse ? 


4 « Mais ces imageries sont elles-mêmes présentes dès les premières formes de société ; elles sont en rapport de dépendance ou en conflit avec les représentations religieuses. »

Si vous visez par là les représentations et les figures dans les grottes dites « ornées », il faut tout de suite rappeler qu’elles ne sont pas créées par des groupes humains vivants dans des formes de société, mais dans des formes de communauté. Il n’y a donc pas de dépendance ou de conflit avec les représentations religieuses puisque les religions n’existent pas dans ces périodes protohistoriques. Les religions apparaissent avec la sédentarisation, la division du travail, l’organisation hiérarchique des rapports, l’État sous sa première forme.

Les interprétations des dessins et des symboles dans les grottes du paléolithique sont multiples, mais elles ne peuvent relever de ce que seront les images à partir du néolithique et de l’émergence des premières formes de sacré puis de religieux. C’est seulement à partir des civilisations sumériennes puis égyptiennes que des conflits peuvent apparaître entre diverses formes d’images selon les pouvoirs qu’elles illustrent. Mais l’opposition que vous faites entre des imageries non religieuses et des imageries religieuses n’a pas de réalité dans ces sociétés/communautés, car tout y est déterminé par les mythes, donc des formes pré-religieuses.

Cette référence aux mythes pourrait d’ailleurs compléter mon esquisse des imageries et des symbolisations. Les mythes contemporains s’entend.

JG

Le 11/12/2022

  1. La folie « place l’individu dans un espace d’imprévisible liberté où se déchaîne la fureur ; si le déterminisme peut avoir une prise sur elle, c’est sous la forme de la contrainte, de la punition ou du dressage. » (Histoire de la folie à l’âge classique, p.201). []
  2. En 2018, dans des commentaires intitulés, « Quelques notes sur Ce qui n’a pas de prix d’Annie Le Brun », je partageais l’analyse de l’auteur sur ce qu’elle nomme « le réalisme globalisé » et sur la manière dont elle montre l’action sidérante que « la beauté génétiquement modifiée » par « l’art des vainqueurs », diffuse auprès de tous et de chacun. Mais outre la tendance au catastrophisme, j’exprimais deux réserves ; l’une sur l’imprécision et la variabilité des notions utilisées par l’auteur pour caractériser ce réalisme globalisé (une combinaison d’arguments situationniste et de critique de l’art issue du surréalisme qui conduit à une impression de flou sur la question de la valeur) ; l’autre sur la certitude posée par Annie Le Brun d’un « instinct de beauté », générique et universel qui serait susceptible d’agir contre « l’enlaidissement du monde ». []

Remarques à chaud à propos de l’échange sur imagination, imaginaire, imageries

Ci-dessous des remarques à chaud de D.Hoss en dialogue autant avec la note de J.Guigou sur imagination/imaginaire/imageries qu’avec les remarques de Laurent et J.Wajnsztejn qui ont suivi.


Excusez que je me mêle de façon un peu intempestive à votre échange, car il concerne pour moi le nerf de la lutte révolutionnaire d’aujourd’hui. Le constat, attribué à Fréderic Jameson, qu’ « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme », est d’une incontestable évidence. La faculté constitutive de l’espèce humaine, l’imagination, a été bloquée et déviée par un imaginaire tout puissant, juste quand on aurait le plus besoin d’elle.
Jacques G. caractérise l’imagination comme suit : « Cette dimension anthropologique présente dès l’émergence du genre humain » avait « dans de circonstances historique déterminées…élargi et approfondi la pratique », elle avait été « porteuse d’un devenir ». Il définit la fabrication des imaginaires, par contraste, comme un processus « qui combine effacement et remplacement [dont] résulte une puissance politique et culturelle » qui s’affirme « dogmatiquement (voire religieusement) comme nouvelle norme, nouvelle morale ». Il appelle cela une forme d’ « autonomisation » de l’imagination. Moi je dirais qu’il s’agit d’un processus de sa captation, codification et soumission par institutionnalisation, une transformation que JG avait critiquée avec raison déjà en 2002 concernant la « fixation institutionnaliste » de Castoriadis.
Quelles sont aujourd’hui les symptômes d’un tel écrasement de l’imagination par institutionnalisation des imaginaires ?

  • Le remplacement de la force des visions utopiques par des élaborations de Sciences fictions dystopiques – c’est-à-dire de la prolongation de l’existant en pire ;
  • l’aboutissement de l’objectivation scientiste de la nature extérieure et intérieure par la recherche d’une Intelligence Artificielle transhumaniste ;
  • la résurrection de l’imaginaire d’une conquête de l’espace associée maintenant à la course folle vers Mars à la recherche d’une planète de rechange, la terre étant considérée comme condamnée à la disparition ;
  • l’apparition de délires survivalistes et/ou d’attente d’extraterrestres

(liste non exhaustive !)

Les supports idéologiques et technologiques de la production d’imaginaires ont été identifiés dans le passé par de théories critiques comme des mécanismes de dédoublement de la réalité « réellement existante », soit à travers l’hydre de l’Industrie culturelle soit par l’avènement de la « Société de spectacle ». Dans cette configuration tout concourt à la confirmation du constat « There is no alternative », pas d’alternative, ni à l’économie, ni à la forme de la civilisation occidentale en général. Ce que Marx avait formulé comme idéologie de l’économie politique de son siècle, « il y a eu une histoire, mais il n’y en n’a plus », s’est converti dans la vérité de toute vie en société sur terre. Le capitalisme a gagné le statut d’une religion1.

La dernière attaque pour imposer un tel imaginaire contre l’imagination créatrice se trouve sur le champ esthétique. Elle vise la base même de toute forme d’imagination : l’image. Dans votre échange ce nouveau front est associé à la notion d’« imageries ». JG parle d’une « tendance à une totalisation des activités humaines dans des imageries numériques, dans des univers virtuels et dans des formes abstraites “générées” par l’intelligence artificielle. » Encore faut-il clairement identifier la victime de cette nouvelle tendance à la prise de pouvoir des imageries. Lui détecte une absorption de l’imagination et des imaginaires par des imageries : « Dans la “réalité augmentée” du métavers, il n’y a ni imagination, ni imaginaire, mais seulement des imageries, des icônes et des symboles », une « captation des imaginaires dans les technologies des imageries ».

Il s’agit d’une guerre contre l’image en tant que base de l’imagination (voir leur racine étymologique commune). JG aurait pu se référer au dernier livre d’Annie le Brun (dont il a fait d’ailleurs une recension): elle y parle d’un meurtre de l’image par le flux ininterrompu de leur production et diffusion virtuelles autour du globe2.
L’image a été, des sa première apparition, le support de l’imagination, un déclic pour le déclenchement d’une inacceptation de l’existant dans sa forme donnée, pour son élargissement visionnaire-hallucinatoire dit Carl Einstein3 — et de sa transformation.

Simultanément les derniers refuges d’une imagination poétique, traditionnellement cantonnés dans les espaces de l’art, sont tendanciellement colonisés et renfermés par un « art contemporain », domestiqué en collusion avec la grande industrie (du luxe en particulier) et la finance spéculative. Un « art » qui met en avant mille et une visions pseudo-critiques ou complaisantes, résignés ou édulcorés, kitsch du monde comme il va, dans toute sa laideur L’ idole proéminent de ce nouveau genre de production esthétique s’appelle Jeff Koons. Ainsi, même dans l’espace de l’art, sont produits des imageries qui étouffent l’imagination, « ce qui n’a pas de prix », comme elle dit Annie Le Brun4.

Nous sommes loin de « l’imagination au pouvoir » avec un imaginaire quasi-religieux au pouvoir, imposé par une surabondance des imageries totalisantes.

Alors, Jaques (W) et Laurent, vous voyez que je ne pense pas que Jacques G. a manqué son enjeu. J’ai plutôt impression qu’il veut, comme vous, défendre l’imagination comme dimension anthropologique essentielle du genre humain. Par contre il considère, comme moi, les différents imaginaires sociaux qui ont émergé au cours de l’ « errance de l’espèce », en première ligne comme une mise au pas de l’imagination. Votre exemple de la Revolution française est parlant : après une première phase de la révolution, où l’imagination des combattants se libère de l’imaginaire de l’Ancien régime, celle-ci est encore une fois muselée et persécutée par un nouveau imaginaire « républicain » mortifère. De la même façon nous avons assisté dans les dernières décennies premièrement à un assaut pour installer l’ « imagination au pouvoir », c’est-à-dire un anti-pouvoir, remplaçant d’un pouvoir voué à la destitution, pour voir arriver à la suite une récupération de cette vision sous forme d’un imaginaire d’autonomie individuelle et identitaire garantie par un pouvoir se légitimant par de lois d’une économie naturalisée, inébranlable et immuable.

Heureusement vous et JG, vous arrivez à la même conclusion : il s’agit aujourd’hui de la libération et revigoration de l’imagination et de l’image comme une dimension clef de la praxis humaine. JG dit : « L’image (eidôlon, imago) contient une dimension transhistorique, anthropologique, qui disqualifie l’imaginaire pour décrire et critiquer [aujourd’hui DH] l’emprise de la vidéomédiatisation du monde contemporain ». Et vous dites : « Pour nous cette totalisation [d’une virtualisation des activités humaines] n’est qu’une tendance en cours qui peut être contredite, exemple, le métavers…s’implante difficilement comme l’indique la crise de son financement et les critiques qui se font jour contre les “innovations toxiques”. »

Nos ancêtres disaient : « pas d’action révolutionnaire sans conscience révolutionnaire !», en visant l’élaboration et application d’une théorie à prétention scientifique. Peut-être doit on aujourd’hui dire : « Pas d’action révolutionnaire sans imagination révolutionnaire ! » et considérer le front esthétique comme un front prioritaire de la lutte. Car c’est sur ce front que peuvent se libérer dans une « gymnastique de l’imagination » les énergies et innovations d’armes pour la destitution et destruction de la chape de plomb des imaginaires régnants. C’est dans cette perspective que je me suis engagé dans la revue L’Ouroboros5.

« Une autre fin du monde est possible » était un des slogans né dans le mouvement contre “la Loi travaille” ! C’est vrai, mais il faut encore un effort d’imagination considérable pour étayer la pertinence théorique de ce slogan et éprouver sa validité pour et dans la pratique.

4-12-2022

Dietrich Hoss

  1. Voir Walter Benjamin, Le Capitalisme comme religion, Payot, 2019 []
  2. Annie Le Brun et Juri Armanda, Ceci tuera cela – Image, regard et capital, Stock 2021 ; voir aussi ma présentation de ce livre en ligne: https://lundi.am/En-premiere-ligne-du-front-esthetique
    []
  3. Voir mon article dans Lundi matin : https://lundi.am/Carl-Einstein-1885-1940-Entre-revolution-artistique-et-lutte-armee []
  4. Voir Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Stock 2018 []
  5. https://revuelouroboros.fr []

Remarques sur la note de J.Guigou sur imagination, imaginaire, imageries

D’entrée de jeu cette note nous semble manquer son enjeu par la mise en avant première de ce qui constituerait un processus historique dans lequel l’imagination serait elle-même un élément de ce processus historique, le premier moment du « triptyque ». Une hypothèse qui ne nous paraît guère probante.

En effet, nous pensons que l’imagination n’est pas un « moment historique », mais une faculté humaine générale ; par exemple, le rêve par un « primitif » d’un oiseau peut correspondre à celui d’un avion chez un « moderne ». Bref, nous la considérons comme un élément constitutif de notre être générique. Tu le reconnais d’ailleurs plus loin dans un autre langage quand tu mentionnes ce qui serait la dimension anthropologique de l’imagination dès l’émergence du genre humain. Mais cela n’est visiblement pas une évidence pour toi, puisque tu cherche par ailleurs des occurrences historiques qui remonteraient au XIIe siècle ! De fait, tu réduis là encore l’imagination à un processus et la définition que tu donnes de l’imagination est finalement sociologique ou socio-culturelle et comme elle est historisée tu penses en dévoiler le caractère politique, alors que tu manques justement la dimension « d’excès de sens » pour parler comme Adorno, qu’elle contient.

On retrouve ici un différend de même nature que celui rencontré à propos de « l’aliénation initiale » dans le n° 21 de la revue.

Si nous voulons distinguer cette constante (l’imagination) de la notion d’imaginaire, faut-il encore définir ce dernier, ce que tu ne fais pas. Pour nous, c’est l’état collectif et social de l’imagination à un moment donné par un groupe social donné. Il s’agit là d’un imaginaire social. Soit un ensemble de représentations (mot que tu n’emploies pas) ou de significations (terme que tu n’emploies pas plus parce qu’ils réfèrent à Castoriadis on suppose) qui font sens dans une époque aussi bien pour les dominants que pour les dominés. Ainsi, « l’imaginaire médiéval » de Le Goff s’agissant d’une étude historique est tout-à-fait approprié. Quant à B. Pasobrola puisque tu le cites, il parlait d’un « imaginaire de la rationalité » auquel tu opposais un « imaginaire du nihilisme », les deux étant des opérateurs de la dynamique du capital. (lettre à BP du 24/09/2014)1.

L’imaginaire n’est donc pas une déclinaison de l’imagination puisque cette dernière peut émerger d’un imaginaire, par exemple quand les prémisses de la révolution française contiennent et expriment bien entendu « l’imaginaire de l’Ancien régime », mais que celui-ci rentre en crise et laisse des marges et même tout un champ possible pour une première forme « d’imagination au pouvoir ». L’histoire « en marche » est en effet création de significations qui ne sont pas réductibles à des déterminations objectives, sans être pour autant arbitraires. On pourrait prendre ici encore l’exemple de la Révolution française et la séquence qui coure de l’acceptation par le Roi de la Constitution de 1791 à sa mise à mort pendant laquelle la révolution bascule dans l’imaginaire républicain2.

 Tu le reconnais d’ailleurs quand tu dis que, « dans des circonstances déterminées, l’imagination élargit et approfondit la pratique ». C’est donc ta notion « d’autonomisation » qui est sur ce point contestable. Sur ce point, parce que si cette notion nous a bien servi pour historiciser des transformations du capital (l’autonomisation de la valeur), elle n’est pas pertinente pour parler de ce qui relève du transhistorique et de toute façon elle est souvent employée de façon abusive, y compris chez Castoriadis quand il parle « d’autonomisation de l’imaginaire » pour décrire l’aliénation.

 L’emploi inconsidéré et très fréquent du terme « imaginaire » n’a fait que se développer depuis. C’est effectivement d’abord un ravalement de l’imagination  à l’imaginaire (représentation collective d’une époque), ensuite à des imaginaires dans lesquels l’individu intègre le social à partir de sa particularité, d’où l’importance du pluriel, enfin à une imagerie qui est une image stéréotypée. C’est l’individualisation close d’une faculté humaine universelle, y compris close sur un groupe identitaire dans lequel se perd ce qui est commun. Mais ces imageries sont elles-mêmes présentes dès les premières formes de société ; elles sont en rapport de dépendance ou en conflit avec les représentations religieuses. Elles ne sont donc pas strictement contemporaines ; simplement, l’intelligence artificielle et la technologie tendent à multiplier ces imageries, dans une virtualisation des activités humaines. Mais pour nous cette totalisation n’est qu’une tendance en cours qui peut être contredite exemple, le métavers (un monde de fiction3 ) s’implante difficilement comme l’indique la crise de son financement et les critiques qui se font jour contre les « innovations toxiques ». Certes la conquête de nouveaux espaces fait partie de ce qu’on peut appeler l’aventure humaine, mais elle n’est pas inscrite dans des données temporelles précises. Ainsi, la conquête de l’espace des années 1960 s’est ralentie avant que Musk ne la relance et plus près de nous, il y a une vingtaine d’années, l’échec du jeu virtuel Second Life montre qu’il n’y a rien d’automatique dans ce processus.

Le développement du télé-travail est lui aussi contredit et surtout, comme tu le reconnais d’ailleurs s’il n’y a pas d’imaginaire Gilets jaunes, c’est bien parce qu’il y a encore du réel et non pas que du virtuel. C’est d’ailleurs en cela qu’il y a eu, à cette occasion, une divine surprise. Dans un autre domaine, la difficulté actuelle dans les rapports hommes/femmes est bien de l’ordre du réel et la virtualisation qu’en donnent les sites de rencontre ne détruit pas ce réel, mais au contraire lui donne consistance en creux en replaçant au centre les rapports de sexe individualisés. Les imaginaires particularistes et nomades viennent se briser sur ces mêmes déterminations du réel. Par exemple, la prise d’importance si ce n’est de pouvoir des personnes transgenres dans les milieux homosexuels provient en grande partie de la priorité absolue qui est donnée non pas à un imaginaire particulier, mais à leur identité sexuelle quasi biologique (« on ne devient pas transgenre, mais on l’est » pour paraphraser en l’inversant la formule de Simone de Beauvoir). En cela, nous pouvons dire que les identités nomades de Butler et leur imaginaire prétendument transgressif des cultures dominantes sont ramenés au « réel4 ».

Laurent et J.Wajnsztejn le 20 novembre 2022

  1. Dans ces échanges, BP tentait de définir les deux notions : « […] La notion d’imaginaire dépasse largement celle d’imagination. La fonction psychique que l’on nomme « imagination » et que l’on réduit parfois au rêve, ou à la songerie, au roman ou à la poésie, est une donnée héritée de la psychologie populaire et du sens commun. Si on l’emploie, il faut donc préciser le sens qu’on lui donne. Il en est de même de l’ « imaginaire » qui, dans son sens commun, signifie « créé par l’imagination », donc inexistant dans le « réel », le « vrai », l’ « objectif »… Il va de soi que le sens de ce mot a été élargi dans le domaine psychologique par la psychanalyse et dans le domaine social par certains théoriciens, Castoriadis en particulier. L’imaginaire social n’est pas réductible pour ce dernier à l’activité imaginative, mais regroupe les significations qui touchent aussi au domaine du « réel », en particulier du fonctionnel. C’est pourquoi la distinction qu’établit Jacques G. entre « l’imaginaire positif de la rationalisation » et « l’imaginaire négatif du nihilisme » revient à séparer le domaine des réalisations « rassurantes » de la raison, et les peurs « nihilistes » suscitées par l’imagination. Si j’avais à choisir, j’inverserais plutôt ce rapport ! Freud, par exemple, ne disait-il pas que la fonction du rêve est de « rassurer » ? Et les propagandistes catastrophistes ne s’adressent-ils pas en premier lieu à notre ‘raison’ ? » []
  2. Le salut public, le « glaive par la loi », la patrie en danger, la Marseillaise, les arbres de la liberté, la fraternité des fédérés, la liberté comme mode d’existence politique, la Concorde sont dés éléments de cet imaginaire. []
  3. Pour être précis, rappelons que le métavers vise un univers qui devrait dépasser tous les autres. Un méta-univers, ou métavers, pour reprendre le terme forgé par l’auteur américain de science-fiction Neal Stephenson. Un monde numérique où nous pourrions tous nous projeter, avec une liberté impossible dans le monde physique – changer instantanément d’apparence, voyager à la vitesse de la lumière, vivre des vies à l’infini. []
  4. Cf. Frans de Waal, Différents. Le genre vu par un primatologue et entretien dans Libération le 2 novembre. []

Note sur imagination/imaginaire/imageries

Récemment, dans certains milieux impliqués dans le mouvement des Gilets jaunes, des discussions ont eu cours sur l’imaginaire des Gilets jaunes. Par ailleurs on assiste à la recrudescence de l’emploi du terme « imaginaire ». Il nous paraît nécessaire de faire un état des lieux de la question en mettant mieux en évidence la différence entre imaginaire, imagination et imagerie que j’ai déjà développée, mais qu’il faudrait convient de repréciser et d’actualiser.

Imagination/imaginaire/imagerie sont trois moments d’un processus d’autonomisation que j’ai dialectisé dès le début de la revue Temps critiques (années 1990). Je l’illustrais alors dans une périodisation à partir de l’après-Seconde Guerre mondiale, mais surtout avec les années 60.

En Mai 68, il y a eu surgissement de l’événement avec un jaillissement d’imagination dans tous les domaines de la pratique politique et des rapports humains (cf. l’appel inédit à « l’imagination au pouvoir »).

Est ensuite venu son échec dans les années 1970, qui engendre un recours à l’imaginaire employé comme substantif avec l’hégémonisme intellectuel de la psychanalyse lacanienne.

Puis survient une nouvelle autonomisation dans des formes qui ne sont plus des images au sens traditionnel de représentation d’un objet, d’une forme, d’un être, mais des imageries (cf. la politique spectacle, puis les réseaux sociaux puis les métavers, etc.) ; des imageries accompagnées de symboles.

Dans le cercle d’individus proches de la revue Temps critiques et dans de longs échanges sur le blog avec Bernard Pasobrola, la question de l’imaginaire et donc aussi de l’institution imaginaire de la société a été revisitée. J’ai à ce moment-là, proposé une critique de l’institution imaginaire de Castoriadis1 en montrant comment la place centrale et généralisée qu’il accorde à l’autonomie (il vise la « société de l’autonomie ») le conduit à rallier les formes et les forces d’innovation et de « créativité » qui sont celles-là même de la société capitalisée post-68.

Développons, tel que je le reformule aujourd’hui.

Le pic de l’usage du terme imaginaire dans la langue courante (mais de niveau soutenu) a été atteint dans les années 70/90. Si, bien sûr, la notion est encore utilisée et même très fréquemment, elle relève désormais plus des domaines de l’imagerie savante que de celui de l’imaginaire. Par exemple les imageries insurrectionnistes qui rejouent la révolution sans la perspective révolutionnaire qui la sous-tendait ou encore les imageries primitivistes sur la nature « d’avant » qui essaient d’échapper au nouveau déterminisme écologiste et climatique qui succède au déterminisme marxiste.

J’en reviens à ce qui a pu être pensé comme « l’imaginaire des Gilets jaunes. Nous avons produit une brochure sur les références des Gilets jaunes à la Révolution française, puis notre livre, L’événement Gilets jaunes2 où nous développons trois références : jacobine (Constituante, Guillotine, etc.), démocratie directe (le RIC) et communalisme. Il me semble plus approprié à l’événement Gilets jaunes de parler d’un symbolisme de la révolte ou bien d’aspirations à une justice ferme dans ses principes, plutôt que « d’imaginaire ».

Il est donc nécessaire de redéfinir les notions et d’apporter quelques précisions sur la périodisation que j’avais proposée avec le processus socio-politique imagination/imaginaire/imageries.

Dans un article3 intitulé « L’imaginaire : naissance, diffusion et métamorphoses d’un concept critique », l’historien des idées Claude-Pierre Pérez présente une analyse documentée de la genèse et du cheminement de la notion d’imaginaire dans les sciences humaines, la littérature et les textes imprimés depuis l’après Seconde Guerre mondiale.

Il montre, notamment, comment, dans les années 50 et 60, le recours à l’imaginaire a d’abord été fortement affirmé par les structuralistes, Lévi-Strauss, Lacan, Althusser (et son « marxisme imaginaire4 »), puis revendiqué également par d’anciens marxistes qui font de « l’imaginaire radical » un concept majeur pour leur critique du marxisme. Castoriadis et son « institution imaginaire de la société » est un auteur emblématique de cette démarche dans les années 70.

Le texte de C.-P. Pérez est une source utile de données mais l’auteur présente une histoire de la notion d’imaginaire limitée aux seules évolutions sociologiques, culturelles littéraires, alors que je cherche à en faire une critique politique. Voyons comment.


1 – L’imagination est prévalente depuis quasiment les origines de la langue française (premières occurrences au XIIe siècle), même si la chose s’exprime aussi dans d’autres termes : esprit, fantaisie, fantômes, chimères, déraison, extravagance, folie, évasion, songerie, utopie, etc.

La langue ne fait en cela que désigner cette dimension anthropologique présente dès l’émergence du genre humain ; à savoir une capacité mentale individuelle et collective à percevoir et à représenter des réalités concrètes du monde environnant. Dans des circonstances historiques déterminées, l’imagination élargit et approfondit la pratique, car elle est porteuse d’un devenir.

C’est cette imagination qui se manifeste pendant les moments chauds et cruciaux de l’histoire ». Moments chauds par rapport à l’histoire dite « froide », celle des États, des Empires, des Églises, etc. On pourrait aussi dire « moments discontinus », que ce soit pendant la Révolution française, la Commune ou en mai 1968. Mais ce ne sont que des moments qui ont été plus ou moins rapidement happés par les processus de restauration ou de contre-révolution. Ce qui apparaît comme nouveau dans la situation des années 1960-1970 — celles de ce que nous avons appelé le dernier assaut prolétarien — portait, par l’imagination et les utopies sous-jacentes qui l’animait, un dépassement de ce simple aspect classiste. La défaite de ces mouvements qui ont été présents dans un grand nombre de pays pendant un cycle d’environ dix ans, a marqué non pas un nouveau cycle de contre-révolution, mais une « révolution du capital » qui, sur ce point précis, a englobé politiquement (la victoire de la démocratie comme forme sans contenu), médiatiquement et spectaculairement, le mouvement de l’imagination en le transformant en de simples projections dans des « imaginaires ». 


2 – De l’entité anthropologique intégrale qu’est l’imagination, va s’autonomiser un élément de l’ensemble : l’imaginaire. J’ai décrit et analysé ailleurs5 les processus d’autonomisation dans la sphère politique et idéologique. L’élément particulier qui s’autonomise d’un tout, tend à remplacer la totalité dont il est issu et il lui donne son identité particulière comme nouvelle vérité. De ce processus qui combine effacement et remplacement, résulte une puissance politique et culturelle qui s’affirme souvent dogmatiquement (voire religieusement) comme nouvelle norme, nouvelle morale. Aujourd’hui, les particularismes, les identitarismes et les communautarismes sont typiques de ce processus.

Sur le plan du langage, l’autonomisation de l’imagination dans l’imaginaire substitue à l’adjectif, qui est d’usage commun dans la langue, tel le récit imaginaire ; les animaux imaginaires ; le malade imaginaire, etc., le substantif : l’imaginaire.

Le mot imaginaire employé comme substantif émerge6, certes, dès les années 40, chez Sartre avec sa phénoménologie de l’imagination, mais c’est surtout dans les années 50 avec Lacan et sa théorie du stade du miroir que la notion d’imaginaire va monter en puissance dans les sciences humaines et sociales, pour culminer dans les années 60 et 70 dans de nombreux milieux et pas seulement intellectuels. On se souvient dans les débats et les conversations des années 70 de ce qui était finalement réduit à de vulgaires tics de langage pour désigner un lieu autre, inconscient ou irréel ; par exemple : « … bien sûr je ne suis pas d’accord avec lui, mais quelque part il a raison » ou bien encore : « Souvent je le déteste, mais quelque part, je l’aime ». Cet ailleurs était devenu l’ombre, le compagnon illusoire d’une époque non seulement sans imagination, mais dans laquelle les imaginaires n’atteignaient même pas le niveau d’un imaginaire social, du fait du processus d’individualisation dans ce que j’ai appelé, La cité des ego7.


3 – L’article de Claude-Pierre Pérez décrit bien les cheminements sinueux de l’imaginaire comme objet culturel partagé. Le passage où il montre comment, dans les années 70 et 80, les historiens se sont emparés de la notion est intéressant. La recherche historique est alors conduite sous les auspices de l’imaginaire des sociétés anciennes. C’est déjà le concept dont on affuble les périodes historiques (par exemple Le Goff et L’imaginaire médiéval), mais il conservait encore son sens fort, social-historique, alors que dans les décennies suivantes, son extension à toutes sortes de phénomènes, particulièrement dans la vie quotidienne le vide de toute substance et le réduit à un simple élément de discours post-moderne et branché.

Combien de fois n’entendons-nous pas barré des phrases du type ce celle-ci : « il a échoué à son épreuve d’oral : c’est son imaginaire qui l’a fait bredouiller » ou encore, « la majorité des manifestants ont pris l’itinéraire convenu : c’est leur imaginaire qui les a piégés », etc.

On pourrait citer d’autres exemples de cette autonomisation de l’imagination dans l’imaginaire. Ainsi, alors que Gaston Bachelard a toujours employé le mot imagination — l’imagination poétique, l’imagination de la matière, l’imagination du mouvement — ses commentateurs des décennies 1970 et suivantes parlent de l’imaginaire8 chez Bachelard.


4 – Si l’on réintroduit ici mon schéma de l’autonomisation de l’imagination dans l’imaginaire, nous pourrions avancer que dans le moment de l’imaginaire, c’est la dimension anthropologique de l’imagination qui est perdue. En s’autonomisant — c’est-à-dire en se séparant — de l’univers de l’imagination, l’imaginaire se positivise et réduit l’imagination à une altérité donnée comme un inconnaissable et finalement assimilable à un leurre.

Dans cette perspective nous pouvons avancer qu’il n’y a pas eu « d’imaginaire Gilets jaunes ». Il y a eu seulement et surtout du réel9 (la vie dans les ronds-points, les manifestations, les communautés de lutte, etc.) et quelques symbolisations de l’action (la guillotine, le RIC, la volonté d’attaquer les centres de pouvoir). Donc discuter de « l’imaginaire des Gilets jaunes » sans élucider les présupposés politiques et idéologiques de la notion même d’imaginaire, risque de conduire à des malentendus voire à des tensions.

Répétons-le : il n’y a pas eu d’imaginaire Gilets jaunes, mais il y a des essayistes, des militants politiques ou des médiatiques qui aujourd’hui, cherchent à surinterpréter l’événement Gilets jaunes en fonction de leurs intérêts propres (appropriation politique, buzz médiatique, niche académique).


5 – L’épuisement du contenu de la notion d’imaginaire et de sa relative valeur heuristique se manifeste dès les années 1990 et s’accentue dans les années 2000 et 2010. L’article de C-P. Pérez le décrit bien. Mais il ne dit rien sur les dimensions politiques de cette disparition. Sauf dans les dernières lignes en termes anti-industriels ou en référence à la littérature. Ce qui est s’en tenir à la surface des choses.

Retenons toutefois ici une concordance entre l’analyse d’un historien des idées et mes intuitions théoriques. En ce sens qu’il y a certes une recrudescence de l’emploi du terme imaginaire, mais qu’elle se fait dans un usage intempestif (au sens étymologique de à contretemps) ou encore dans une non-contemporanéité (Ernst Bloch10). La redondance du mot imaginaire dans le langage politico-culturel actuel est l’expression de cette perte du contenu de l’imaginaire comme substitut de l’imagination.

Aujourd’hui, les multiples références à l’imaginaire représentent des reliquats tenaces, mais souvent vains et vides, de l’ancienne période où dominait ce terme ; comme telles elles expriment une parodie de l’imaginaire des années post-68, celles du deuil de l’imagination.

De ce point de vue, l’article traduit et présenté par Serge Quadruppani, « Les rats de l’imaginaire11 », in Lundi matin, à propos de la mise sous surveillance spéciale d’un écrivain italien, relève de l’usage après-coup du terme imaginaire. Un usage ordinaire comme on en trouve en nombre dans les médias, par exemple « octobre, le mois de l’imaginaire » ou encore « les nuits de l’imaginaire », etc. Autant d’occurrences surabondantes d’un mot qui a perdu son contenu historique et qui s’est autonomisé dans des imageries. 


6 – Pour finir, quelques mots sur l’autonomisation de l’imaginaire dans les imageries. C’est la période dans laquelle nous sommes. C.-P. Pérez parle encore d’images pour désigner ce moment post-imaginaire. Mais ce mot est peu approprié pour désigner, dans la société capitalisée, la tendance à une totalisation des activités humaines dans des imageries numériques, dans des univers virtuels et dans des formes abstraites « générées » par l’intelligence artificielle12.

Nous sommes déjà loin du « J’en ai rêvé, Sony l’a fait », le célèbre slogan du début des années 1980, qui déjà anticipait sur la captation des imaginaires dans les technologies des imageries.

Depuis le début des années 2000, la mutation politique et idéologique de l’imaginaire en imageries (et en symbolisations qui sont leurs compléments mythico-religieux), a été déterminée par deux opérateurs puissants, l’un technologique, l’autre idéologique :

  • la généralisation des technologies dites de l’image et notamment l’omniprésence des vidéos et l’extension des imageries « générées » par l’intelligence artificielle ;
  • l’épuisement de la référence à cet « Autre » tout puissant qui donnait aux individus particularisés des décennies post-68 un espoir, certes vague, mais un espoir malgré tout, que la société capitalisée n’était pas close, qu’une échappée à son enfermement était encore possible.

Les imageries généralisées et leur symbolisation sont le résultat de la virtualisation de l’imaginaire. L’image (eidôlon, imago) contient une dimension transhistorique, anthropologique, qui disqualifie l’imaginaire pour décrire et critiquer l’emprise de la vidéomédiatisation du monde contemporain. Dans la « réalité augmentée » du métavers, il n’y a ni imagination, ni imaginaire, mais seulement des imageries, des icônes et des symboles.

Lançons abruptement une hypothèse : l’imaginaire s’est autonomisé dans des imageries et celles-ci sont à tendance spectrales.

Jacques Guigou

septembre/novembre 2022

  1. https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#fiction pour un extrait de mes analyses à ce sujet. []
  2. …/temps critiques, L’événement Gilets jaunes, À plus d’un titre, 2019. []
  3. Article disponible en ligne https://www.cairn.info/revue-litterature-2014-1-page-102.htm []
  4. À la fin de sa vie, Althusser conduit son autocritique à ce sujet dans ces termes : « Raymond Aron avait raison, je lui donne maintenant raison : nous avons fabriqué, du moins en philosophie, du “marxisme imaginaire”, une belle et bonne philosophie, avec quoi on peut aider à penser la pensée de Marx et le réel, mais qui présentait ce petit inconvénient d’être elle aussi absente de Marx », cf. France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-vie-une-oeuvre/louis-althusser-un-marxiste-imaginaire-1345215 []
  5. Le genre comme autonomisation par rapport au sexe, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article385 ; l’autonomisation des apprentissages dans l’auto-formation et l’évaluation des capacités cognitives http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article104 ; le poétique comme autonomisation de la poésie, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article385 []
  6. Le Dictionnaire historique de la langue française (Robert) signale une occurrence du substantif imaginaire chez Maine de Biran en 1820 mais sans effet ni suite dans la langue et les idées. Ce n’est véritablement qu’à partir des années 1960 que l’autonomisation opère. []
  7. cf. La cité des ego, l’impliqué, 1987, réé. L’Harmattan, 2007. []
  8. les exemples de cette autonomisation/réduction sont nombreux https://classiques-garnier.com/ethique-politique-religions-2018-2-n-13-imaginaire-et-praxis-autour-de-gaston-bachelard.html ou encore http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/imaginaire_feu/imaginaire_feu.html []
  9. J’écris « du réel » et non pas « le réel ». Le premier est relatif, le second absolu. []
  10. Ernst Bloch, Héritage de ce temps, première traduction en français, Payot, 1977.  []
  11. https://lundi.am/Les-rats-de-l-imaginaire []
  12. Par exemple https://www.leptidigital.fr/productivite/meilleurs-generateurs-images-ia-30857/ les générateurs d’images appliqués à toutes sortes de domaines. []

Relevé de notes n°25 (fin de série)

Inflation

– [Déjà, avant toute chose et par rapport à ce qui s’entend de façon dominante dans la presse, il n’y a pas de risque d’hyperinflation, sauf à considérer, par relativité, que l’inflation soit aujourd’hui « ressentie » d’autant plus fortement que nous venons de sortir d’une période assez longue de déflation ce qui, là aussi relativement, a longtemps été considéré comme pire. Ce contraste est d’ailleurs plus spécifique à l’Europe et au Japon qu’à l’ensemble des pays.

Si l’étalon de référence et de mesure est celui de l’inflation des années 1970 et de la stagflation qui l’accompagnait et non pas celui de l’après-Seconde Guerre mondiale où l’inflation restait en dessous du niveau de croissance, pour la France, par exemple, 4,14 contre 5, 7 en moyenne entre 1960 et 1971, c’est que comme nous le disons dans nos textes plus théoriques1, le capital fonctionne aujourd’hui sur le mode de la reproduction rétrécie et de la capitalisation différentielle, NDLR].

– À long terme, si la baisse des taux d’intérêt que nous connaissons depuis une quinzaine d’années est grandement artificielle, puisqu’elle a été suscitée par les décisions des banques centrales, il n’en reste pas moins qu’elle s’inscrit dans une tendance historique de très long terme. L’historien britannique de l’économie Paul Schmelzing a pu établir une série longue de taux d’intérêt pratiqués au sein de l’économie dominante. Cette série commence à Venise au XIIIe siècle et se termine à New York au XXIe siècle. D’après ces calculs, de 1400 à 2000, nous sommes passés d’un taux d’intérêt réel (c’est-à-dire diminué du taux d’inflation) de 9,1 % à 1,3 %. Une telle évolution traduirait essentiellement la sécurité renforcée des opérations financières. L’affirmation progressive de l’État de droit, en mettant en place des procédures normalisées de cessation d’activité des entreprises et en imposant aux États de respecter leur signature, a réduit les incertitudes sur l’avenir des emprunteurs et sur leur capacité à honorer leurs engagements. Cela a conduit à la quasi-disparition des primes de risque incorporées dans les taux d’intérêt et permis de rapprocher ceux-ci de ce que les économistes appellent le taux d’intérêt naturel.

– Ce taux d’intérêt naturel est et a été au centre de nombreuses recherches théoriques d’économie. Nous pouvons ainsi évoquer le modèle de croissance de Robert Solow qui lui a valu l’attribution du prix Nobel en 1987, ou les travaux de Maurice Allais, ou encore la règle d’or de l’accumulation formulée par Edmund Phelps. Que disent ces économistes ? Que le taux d’intérêt de long terme doit être égal à celui de la croissance potentielle. Quant à ce taux de croissance potentielle, il est égal à la somme de l’évolution de la productivité, c’est-à-dire de l’efficacité du capital et de l’évolution de la quantité de travail disponible, c’est-à-dire de la situation démographique.

Toute situation économique qui ne réalise pas cette égalité est déséquilibrée. C’est en particulier sur ce constat que s’appuie Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle. Il y affirme en effet la nécessité économique de corriger par l’action fiscale l’inégalité « r > g », formule mathématique devenue une des références du livre, où « r » représente le taux d’intérêt et « g » le taux de croissance potentielle (Les Échos, le 16 février 2022)

Sur la séquence de moyenne durée qui vient de s’écouler, l’inflation n’a jamais atteint un tel niveau depuis 1978, mais elle est plus conjoncturelle que structurelle. Et de ce fait la réponse ne peut être conventionnelle. D’abord, elle ne correspond pas au classique cas d’un excès de demande globale, que ce soit par le biais de l’investissement des entreprises, très inégal suivant les secteurs ou par l’augmentation de la consommation des ménages là aussi très inégale suivant les catégories de revenus. Ensuite, le choc d’offre produit par la crise sanitaire ne peut être compensé par une augmentation des taux d’intérêt. Ce choc ne concerne pas un seul secteur, par exemple celui de l’énergie qui semble moins fort que prévu ou celui des produits agricoles qui semble plus fort que prévu dans la mesure où il y a de plus en plus d’intégration d’un ensemble de consommations intermédiaires dans un produit final. Ainsi la production d’engrais s’est renchérie de 80 % en un an ce qui a eu une influence sur les moyens de productions agricoles qui ont augmenté de 16 %, touchés aussi par l’augmentation du prix des céréales. Actuellement, l’agriculture est majoritairement industrielle, elle dépend des engrais azotés synthétiques, ce qui veut dire que notre système agroalimentaire dépend des énergies fossiles. Et alors que la crise sanitaire semblait avoir eu un effet critique sur ce type d’agriculture et la nécessité de la verdir, la guerre en Ukraine recrée une tension sur les productions céréalières qui pousse à nouveau le lobby agricole vers l’idéologie de la production maximum et la reconstitution de réserves.

La hausse des prix montre combien la production alimentaire est désormais intégrée au reste de l’économie. Cette interdépendance s’observe à plusieurs niveaux : l’importance des échanges commerciaux (en moyenne, 20 % des calories consommées dans un pays proviennent d’importations) ; la complémentarité entre les activités de production et de commercialisation ; et les arbitrages (selon les prix) entre alimentation humaine, alimentation animale et biocarburants, pour des cultures comme la betterave, le soja ou le maïs. Face à cette interdépendance multiple, les solutions constituant à considérer l’agriculture comme un secteur à part, séparé du reste de l’économie et exclusivement domestique, comme les interdictions temporaires à l’exportation, le contrôle des prix alimentaires, ou la mise en place de stocks nationaux, sont vouées à l’échec (Akiko Suwa-Eisenmann est professeure à l’École d’économie, Les Échos, le 2 février). La tension n’est pas due à des questions climatiques, mais à la croissance de la demande de pays comme la Chine qui a besoin de maïs pour reconstituer son cheptel porcin après l’épidémie de peste porcine africaine.

– Un changement de politique monétaire n’est pas la solution, car il n’aura pas d’influence sur ces mécanismes [et reproduirait l’erreur de 2008 et 2011 où le même type de choc extérieur avec l’augmentation des prix de l’énergie avait conduit à un resserrement monétaire et à la stagflation, NDLR]. Les « phares » traditionnels de l’activité économique ne sont pas plus éclairants. La « règle de Taylor », qui permet de déterminer le niveau des taux d’intérêt en fonction de l’inflation et de la production, exige de connaître une « croissance potentielle » qu’aucun économiste ne sait plus calculer. Quant à la « courbe de Phillips » qui relie salaires et chômage, elle s’était aplatie, ce qui signifie que l’inflation est devenue moins réactive à l’activité économique (Les Échos,le 17 janvier). À cela s’ajoute la spécificité européenne. Elle est composée de dix-neuf pays très disparates. Depuis 2012 et la crise de la monnaie unique, la BCE est de facto l’institution qui maintient ensemble cette construction politique. La BCE doit régulièrement intervenir pour que les taux italiens ou grecs ne grimpent pas trop. Son rôle, sans que ce soit officiellement dit, est largement de soutenir le maillon le plus faible, quitte à en faire trop pour les économies solides. Dans sa construction actuelle — une banque centrale unifiée, mais des budgets et des économies séparés —, la zone euro est condamnée à un biais de politique monétaire accommodante (Le Monde, le 2 février). Pourtant, la situation est bien différente de celle qui prévalait en 2010. D’abord, « les taux italiens restent aujourd’hui relativement bas et proches de leur niveau d’avant la pandémie », rappelle Guillaume Derrien. « Le taux apparent de la dette italienne est aujourd’hui de 2,2 % alors qu’il atteignait 5 % au début des années 2010. Quant à la charge de la dette, elle représente 3,5 % du PIB en 2022, contre près de 6 % au milieu des années 2000 », explique Jésus Castillo. La pression est donc moins forte sur les finances italiennes à court terme qu’il y a dix ans avec un endettement pourtant bien plus important. D’autant que l’État a allongé la maturité de la dette (la durée de vie de l’emprunt), passée de 5 ans en moyenne lors de la crise de 2010 à 7 ans aujourd’hui. Ensuite, « le risque italien est moins élevé que par le passé, notamment parce que le pays dégage un excédent de sa balance courante alors qu’il accusait un déficit important lors de la crise des dettes souveraines, en 2010 », souligne Guillaume Derrien. Sur le plan conjoncturel, « la croissance est soutenue, elle pourrait franchir encore 4 % cette année après 6,5 % l’an passé. Les entreprises italiennes ont beaucoup investi malgré le Covid, et ce mouvement devrait se poursuivre cette année, avec la montée en puissance du plan de relance européen, qui bénéficiera largement à l’Italie », affirme l’économiste de BNP-Paribas (Les Échos, le 7 février).

– Cette différence entre le rôle et l’intervention de la BCE par rapport à la FED est cruciale parce que les États-Unis ont doté ce bras (la banque centrale) aujourd’hui stratégique dans l’économie de la croissance, d’une mission de plein-emploi dont le corollaire est un soutien à l’économie américaine jusqu’à son plein potentiel. Une croissance maximale permettant d’asseoir le rang du pays au niveau mondial. À l’inverse, en consacrant une politique monétaire reposant exclusivement sur la stabilité des prix et sur la modération salariale, la zone euro s’est inscrite dans une logique de croissance sous-optimale visant à profiter relativement de la demande étrangère ; une stratégie principale de compétitivité plutôt que de croissance, synonyme de stagnation économique (Cf. Goetzman, Les Échos, le 11 mars). Le premier révélateur a été la pandémie et la dépendance aux masques et Doliprane, le second est la guerre en Ukraine et la dépendance au gaz, engrais, etc.

– Pour lutter contre l’inflation Leclerc à la parade, la baguette à 29 centimes soit 10 c de moins que Super U et Intermarché, 16 de moins que Carrefour. Devant ce prix virtuel et alors que le prix de la farine augmente, l’enseigne a trouvé une parade à l’augmentation des salaires (le cuisinier Thierry Marx, le bien nommé, s’indigne pour « la filière agricole qu’on assassine », in Libération le 19 janvier). Il est vrai que l’inflation ne touche pas toutes les catégories sociales de la même façon, puisque l’alimentation et l’énergie ne pèsent pas du même poids dans le panier des ménages, mais à l’inverse de ce qu’avance J.-P. Fitoussi dans Libération, le 22 février, quand il compare l’inflation d’aujourd’hui à celle des années 70 comme si c’était une nouveauté, il en est toujours ainsi même avec des modalités différentes. L’argument sur le raisonnement « en moyenne » qui aplatit les écarts est plus recevable, mais là aussi il n’est pas nouveau sauf à considérer que les inégalités de revenus du travail ont augmenté et ne sont pas compensées ou fortement limitées par la redistribution… ce que les statistiques sur la France démentent. [C’est plutôt le type de revenus que son montant qui intervient. Ainsi, fonctionnaires et retraités, quels que soient leurs revenus sont plus impactés que les salariés du privé y compris au SMIC et surtout des grandes entreprises dont l’indexation des salaires est plus ou moins mécanique par rapport aux salariés des branches qui se retrouvent constamment à courir derrière les augmentations automatiques de celui-ci en raison de la hausse des prix, NDLR]. La question d’un retour à une politique des revenus n’étant pas prévue, c’est le choix fiscal qui est fait avec les mesures ponctuelles et dédiées (Libération, le 22 février). Or, ce n’est pas cela qui gonflera la demande, alors même que ce sont dans les catégories les plus en difficulté financière que la propension à consommer est la plus forte.

– Une des vertus de cette accélération aurait pu être de mettre de l’huile dans les rouages économiques en trompant les travailleurs comme le montrent les économistes classiques. À court-terme, l’illusion monétaire des salariés, dont la rémunération progresse moins vite que les prix, permet de réduire le chômage. En effet, les travailleurs sont censés former leurs anticipations à partir des prix observés à la période précédente, ce qui est trompeur. La hausse des salaires nominaux suite aux négociations collectives augmente leur envie de revenir sur le marché du travail et de travailler plus même si leur salaire réel baisse. Les entreprises multiplient les embauches face à la diminution des salaires réels. L’inflation a alors une influence positive sur l’économie. Mais les salariés ne se bercent pas d’illusions comme le montrent les récents sondages sur le « ressenti » d’une baisse du pouvoir d’achat. Ils sont plus keynésiens que classiques. Keynes estimait en effet que les travailleurs sont « des économistes plus raisonnables que les auteurs classiques quand ils résistent aux réductions des salaires nominaux ». Une des explications est que l’énergie est la première cause de l’accélération de l’inflation. Or, l’appréciation du pouvoir d’achat résulte souvent d’une attention particulière aux produits les plus consommés et indispensables. Le fait que la hausse touche les prix du gaz et de l’essence réduit le biais de perception entre l’inflation mesurée et ressentie (Les Échos, le 1er mars).

– Bref, si on veut résumer ou plutôt synthétiser toute cette séquence, on peut dire que l’orthodoxie monétaire est devenue une théorie hors-sol la guerre en Ukraine venant succéder à la crise sanitaire, le tout dans la perspective plus large des plans de transition énergétique à financer. C’est un peu comme si toutes les situations étaient devenues à ce point exceptionnelles qu’elles en deviennent une nouvelle norme dérogatoire et que ce soit l’orthodoxie monétaire qui fasse maintenant figure d’exception. Ce qui s’est imposé depuis quelques années, c’est une configuration de financement quasi administrée des États par rachats d’actifs par la BCE et cela, en opposition avec un discours de la Commission européenne qui parle toujours en termes de conditionnalité des aides (cf. B. Lemoine, Libération, le 28 mars). Mais cette faillite théorique n’est pas suivie d’effets « anti-système ». Aucun gouvernement ne se livre à un contrôle des prix, hormis pour le gaz chez certains ; ils sont laissés à la discrétion du secteur privé concurrentiel avec éventuellement des mesures de compensation prises pays par pays. On assiste donc à la réactivation d’un discours sur la dette qu’il va bien falloir rembourser « quoiqu’il en coûte là aussi avec l’idée qu’il va falloir la faire payer aux populations en général puisque ni le marché ni les puissants ne seront vraiment mis à contribution ; la question de sa soutenabilité ne semble même plus évoquée du fait que les économistes orthodoxes parient sur une remontée des taux d’intérêt. Mais la dette publique étant devenue une source de financement du marché financier, comment la BCE pourrait-elle taxer ce qui nuirait à son propre mécanisme de transmission de politique monétaire ? C’est la limite interne à la gestion « réussie » de la crise actuelle. L’arme monétaire ne redistribue pas la donne et ne sert que de matelas amortisseur reproduisant et amplifiant les inégalités (ibid.).

Dans le même ordre d’idée et comme l’écrit l’économiste Benjamin Lemoine dans
La Démocratie disciplinée par la dette (La Découverte), «les institutions publiques de la dette et de la monnaie (Trésor et Banque centrale) opèrent aujourd’hui comme une usine à garantie de l’industrie financière privée». Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les sanctions prises en représailles par les Occidentaux, les Etats en viennent à se servir de la finance globale comme d’une arme: gel des réserves internationales, déconnexion du réseau de messagerie interbancaire Swift, interdiction de transactions, etc. Cet usage guerrier de la déglobalisation financière révèle que les États ont bien la capacité d’intervenir dans les rouages de la finance, de la recloisonner, de la balkaniser quand telle est leur volonté. C’est aussi ce qu’a montré la menace du gouvernement canadien de geler les avoirs bancaires et les polices d’assurance des camionneurs qui manifestaient, en février, à Ottawa, contre les restrictions sanitaires. Les relations commerciales et financières ont toujours eu une dimension politique, mais la guerre en cours leur confère un rôle central, via l’intervention politique des États.

Si, en revanche, il n’a pas été possible jusqu’ici de débrancher du réseau Swift des banques implantées dans des paradis fiscaux ou de suspendre les transactions sur les dark pools (plates-formes opaques de transactions financières), c’est que telle n’est pas la volonté des États. La déglobalisation de la finance ne rime donc pas forcément avec la définanciarisation de l’économie – elle sauvegarde plutôt la poursuite de son expansion (cf. Jezabel Coupey-Soubeyrand, Le Monde, les 3 et 4 avril).

flux financiers. En 2000 la banque Goldman-Sachs redistribuait abondamment ses profits à ses employés, à tel point que le plus modeste assistant y était millionnaire. Ce temps béni serait-il revenu à Wall Street ? Selon le Financial Times, les stars de la banque américaine — Morgan Stanley, JP Morgan Chase, Citygroup, Goldman Sachs et Bank of America — ont versé pour 142 milliards de dollars (125 milliards d’euros) de salaires et bénéfices à leurs employés en 2021. Pour sauver le monde de la récession, notamment durant la crise sanitaire, les banques centrales ont créé, par leurs politiques de rachats d’actifs et de taux d’intérêt voisins de zéro, un océan d’argent dont les premiers bénéficiaires ont été les banques d’affaires et les fonds d’investissement. [Cela accroît évidemment les écarts de richesse, mais cet argent propulse la Bourse vers les sommets et finance aussi largement l’innovation et les grandes firmes, ce qu’oublient souvent les tenants de la déconnexion entre finance et « économie réelle », NDLR]. Selon une étude du cabinet PitchBook, citée par l’AFP, les fonds de capital-investissement ont placé 1200 milliards de dollars aux États-Unis en 2021, soit 50 % de plus qu’en 2019, et 754 milliards en Europe (+ 60 %). Par étonnant qu’en France, les licornes surgissent à chaque coin de rue. Effet positif donc, les entrepreneurs trouvent des financements pour leurs projets, même les plus risqués. Mais le gouvernement voudrait orienter ce flot d’argent vers des jeunes pousses industrielles seules à même de pouvoir créer de l’emploi local. Cet argent devrait aussi être utile pour financer la transition énergétique. (Le Monde, le 20 janvier).

– Sur les quatre derniers mois de 2021, le Livret A et le Livret de développement durable et solidaire accusent une décollecte de près de 5 milliards d’euros, selon les chiffres de la Caisse des Dépôts. Au total, la collecte annuelle atteint 19,21 milliards, un montant qui reste très élevé. Mais la parenthèse de la sur-épargne semble terminée. Un doublement du taux de rémunération du Livret A et du LDDS est prévu au 1er février. Le Livret A a terminé l’année dans le rouge en signant une décollecte importante témoignant du retour de la vie d’avant, du moins dans les comportements d’épargne », souligne Philippe Crevel, le président du Cercle de l’Épargne. « Les hausses de taux dopent temporairement les versements, mais ont peu d’effets sur la durée », nuance Philippe Crevel. (Les Échos, le 24 janvier).

Souci de prévenir l’inflation ?

Politique économique

– À chaque fois, un choc politique ou économique imposait de modifier le financement de la dette publique et de repenser le développement industriel. Les références à des expériences passées, quelquefois réhabilitées, ou à des écrits d’économistes ont servi à la fois de répertoire, de boîte à idées pour penser de nouvelles normes, mais rarement de façon explicite et de manière cohérente. Si Emmanuel Macron a eu raison de relancer la dépense publique pour contenir les risques économiques liés à l’épidémie de Covid-19, c’est parce qu’une épidémie relève de l’économie publique, et c’est une politique publique qui est pertinente pour la combattre. En effet, la contagion échappe aux individus, de sorte que se préserver d’un virus ou en préserver les autres ne relève pas de la liberté individuelle (Le Monde, les 22-23 janvier). C’est ce que les gouvernements ont essayé de démontrer à leurs populations pour justifier leurs manquements aux libertés et tenter de contrer les mouvements anti-passe sanitaire.

– État et trusts pharmaceutiques. Le secteur pharmaceutique est aujourd’hui à la fois une économie ultra-subventionnée et un système capitaliste ultra-monopolistique. Les accords passés entre les États et les firmes pharmaceutiques pour les vaccins contre le Covid l’illustrent bien. Des clauses de confidentialité drastiques y sont incluses. On ne connaît donc pas exactement l’argent public investi, mais les montants colossaux, passent par plusieurs canaux : financements directs, contributions en nature dans le cadre de partenariats public-privé, crédits d’impôt, préachats. Le remboursement des produits de santé est aussi une garantie de paiement très spécifique au secteur pharmaceutique. Pour les vaccins à ARN messager (ARNm), de l’argent public a été investi bien avant la pandémie, pendant trois décennies, suivant le fonctionnement habituel de la recherche médicale. Il est donc totalement faux de dire que les firmes ont développé un vaccin en un an. Pfizer a fini de développer le vaccin qu’il a récupéré en signant un accord de collaboration avec BioNTech. À partir de l’an dernier, une nouvelle manne de financements publics a été ajoutée, pour soutenir le développement et la production à travers le préachat de doses de vaccins. L’argument est toujours le même : il faut garantir l’achat des doses à l’avance en espérant que les firmes proposent d’emblée des prix plus intéressants sur de gros volumes — sachant qu’on est dans l’incapacité de juger ces prix puisque l’on n’a pas d’information. On commence aujourd’hui à voir les profits records que cela va générer… S’y ajoute l’octroi de monopoles, notamment les brevets qu’accordent les États (cf. Gaëlle Krikorian, sociologue, consultante sur les questions de santé, ancienne responsable du programme d’accès aux médicaments de Médecins sans Frontières (MSF) entre 2018 et 2020. (Cf. Alternatives économiques, juillet 20212).

– Contre tous les discours sur la santé sacrifiée à l’économie, L’obligation de télétravailler au moins 3 jours par semaine est prolongée jusqu’au 2 février. MEDEF, CPME et U2P auraient préféré un retour à l’incitation. Les entreprises « se conformeront aux demandes du gouvernement », a réagi le Medef. Mais, a ajouté l’organisation dirigée par Geoffroy Roux de Bézieux, « elles regrettent cette décision qui va peser sur certains secteurs de l’économie et sur le moral des collaborateurs. Nous aurions préféré l’incitation à la contrainte ». Dans le même ordre d’idée à contre-courant de la vulgate, les embauches en CDI ou CDD longs ont relégués au second plan les CCD courts du fait de la difficulté à trouver du personnel aux conditions proposées. (Les Échos, le 21 janvier).

– Et pour ceux qui pensent que le Covid -19 est une arme pour imposer le profit, rentrer ou sortir de Hong Kong, autrefois un non-événement, qui faisait de l’île une base régionale idéale pour nombre d’entreprises internationales, est devenu extrêmement compliqué, tant pour les personnes que pour les marchandises. Faute de liaisons, aériennes ou maritimes, fiables ou régulières, même le courrier postal n’est plus assuré avec de nombreux pays (dont la France, depuis le 11 janvier). Certains étals commencent à se vider dans les rayons frais des supermarchés, alors que la ville importe 98 % de son alimentation. Les délais des commandes en ligne sont passés de quelques heures ou quelques jours par le passé à plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avec des prix qui grimpent dans la plupart des secteurs. (Le Monde, le 2 février 2022).

Crise sanitaire et déqualification

Santé

[On avait déjà la prise d’importance de Doctolib pour pallier à l’absence de médecins généralistes, ce qui aboutit de fait à la suppression de la notion de « médecin traitant » que promouvait pourtant la sécurité sociale, on a maintenant l’extension des fonctions pharmaceutiques sans la médiation du personnel médical, ce qui va permettre de transformer les officines en des lieux directs d’application des mesures sanitaires gouvernementales en situation d’urgence, NDLR]. Forts d’une situation financière prospère, compte tenu de leur activité Covid, les pharmaciens abordent une nouvelle phase de la transformation de leur métier. Débutées en décembre, les négociations avec l’Assurance-maladie à propos de la future convention doivent aboutir en février. À la clé, un élargissement de leurs compétences, avec de nouvelles missions de santé pour pallier la pénurie de médecins. « Les officines doivent être le lieu de toutes les vaccinations », défend le président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France, Philippe Besse. L’extension du dépistage est également au menu, pour le cancer colorectal et l’infection urinaire (Les Échos, le 24 janvier).

[Les pharmaciens souvent moqués comme épiciers en médicaments sont promus techniciens de surface de la santé, une belle promotion, NDLR].  

Travail

– 60 % des branches professionnelles proposent encore des salaires minimums inférieurs au SMIC et 2 millions de salariés sont au SMIC. Le patronat avance timidement là-dessus même si l’hôtellerie et la restauration ont vu le minima augmenter de 16 % ce qui fait qu’il dépassera de 4 % le niveau du SMIC.

Le patronat reconnaît d’ailleurs lui-même que les « allègements Fillon » dégressifs de cotisations patronales de 2003 sur les salaires jusqu’à 1,6 fois le SMIC, ont eu un effet pervers en poussant plus à bloquer les salaires qu’à embaucher (Libération, le 25 janvier). Le patronat est moins prudent sur les impôts de production dont la baisse est demandée dans la continuité de la politique de l’offre qui est privilégiée depuis plus de vingt ans. Un patronat en gros d’accord sur le fond avec la ligne Macron, a fortiori depuis que celui-ci vient de reprendre l’idée de la retraite à 65 ans et un couplet habituel sur les 35 h pour chasser sur les terres de la droite en période pré-électorale. C’est du côté des entreprises de taille intermédiaires que les demandes sont les plus fortes. En gros pour les pays de l’ouest de l’Europe il se produit une convergence des SMIC compte tenu des différences de puissance autour de 60 % du salaire médian.

Il n’y a pas que le personnel de l’hôtellerie-restauration qui se retrouve en position de force dans la période qu’on peine encore à appeler post crise sanitaire : outre le problème du vivier, le marché de l’emploi des cadres se heurte à une autre tendance post-crise. La reprise étant forte, ils sont en position de force. Ils ont la bougeotte et n’hésitent pas à aller voir ailleurs, surtout les moins de 35 ans. À cela s’ajoute un désir de reconversion élevé, qui se manifeste de plus en plus tôt. Au final, près d’un cadre sur cinq quitte volontairement son CDI après deux ans de contrat, indique Gilles Gateau, président de l’association pour l’emploi des cadres. Il signale aussi que depuis quelques mois, les entreprises indiquent à nouveau les salaires sur les annonces pour le recrutement des cadres (Les Échos le 25 janvier).

– Synthèse des deux articles du journal Le Monde sur les jeunes et le travail et la prétendue grande démission (les 25 et 26 janvier 2022). Si maintenant on passe au niveau plus pratique et concret/actuel en fonction de la crise sanitaire qui a joué comme accélérateur, il me semble qu’on peut faire la synthèse suivante :

– les jeunes sont dans la recherche d’un sens au et du travail parce qu’à la fois le type de travail proposé par le rapport social capitaliste aujourd’hui (déprofessionnalisation des métiers, tendance à la transformation du travail en « job », déclin du collectif de travail) et la perte de visibilité de l’utilité sociale dans beaucoup d’activités de bureaux par rapport à ce que représentait auparavant le travail industriel strictement défini comme productif, avec malgré l’exploitation sa dimension de participation au changement de ce monde dans la foi dans le progrès) ne fournissent plus un excès de sens permettant de s’y retrouver d’une manière ou d’une autre.

– comme ils ne trouvent pas cet excès de sens, cela renforce leur idée que le travail n’est pas une valeur morale et qu’il y a moyen de le squeezer soit en s’enrichissant par tout un tas de moyens plus ou moins légaux, soit de le mettre au second plan par rapport à la vie privée, au non-travail. La vie personnelle passe en premier comme si l’activité professionnelle et les activités militantes sur le lieu de travail et le quartier ne faisaient plus partie de la vie personnelle pourtant indiscutablement sociale, mais individualisée à outrance.

– le rapport compulsif au temps renforcé par les TIC entraîne des comportements courts-termistes, le zapping avec, comme on le voit avec la crise sanitaire une rupture record des CDI en 2021. Même phénomène aux États-Unis où certes la mobilité traditionnelle est plus grande, mais où, par rapport aux autres périodes précédentes de plein emploi, non seulement les salariés démissionnent, mais ils le font même à 40 % sans avoir trouvé préalablement un autre emploi (cf. enquête du cabinet Mc Kinsey). Ces comportements correspondent à un discours souvent contradictoire :

1) les jeunes affirment le souhait d’un travail dont ils ressentiraient le caractère de mission, or, pour la plupart d’entre eux, ils intègrent le fait que leur désir d’autonomie et de flexibilité ne se retrouve que dans l’auto-entrepreneuriat comme fuite par rapport à l’exploitation par le salariat. [Une situation bien décrite par Negri et d’autres post-opéraïstes au sein de la revue Futur antérieur, à partir de l’exemple de l’Italie dans les années 1990 ; mais cette critique prend trop souvent une forme apologétique, comme renversement de la flexibilité patronale au profit des prolétaires. Cette analyse semble aujourd’hui dépassée par la vogue des travaux indépendants ou free-lance qui participent d’une sorte de second marché d’où se dégage une forme plus noble de l’intérim pour les plus diplômés, qui est de ne concevoir leurs taches que sous forme de « missions”. [Les missions des jobs à la place de la mission de service public en quelque sorte ; une mission de service public qui dépassait largement le cadre du service public car, par exemple, les boulangeries, à l’époque où on pouvait encore les appeler de ce nom, avaient cette mission en assurant, souvent en coopération avec leurs collègues, une ouverture tous les jours par alternance. Dans cette mesure on comprend qu’ils ne se précipitent pas tous dans l’Éducation nationale pourtant à la recherche d’enseignants. ! Pas vraiment de plan de carrière et zapping. Le travailleur nomade comme il y a un nomadisme des identités. Fidélité et loyauté au travail sont ringardisées comme elles le sont dans la vie quotidienne. De ce point de vue il y a une cohérence qu’on ne retrouve pas dans le point suivant, NDLR]

2) volonté d’un travail en équipe d’un côté, mais exacerbation de l’autonomie individuelle et de son débouché méritocratique de l’autre. Ce n’est pas le statut qui compte puisque les identités ne sont pas fixes ; d’où la désaffection pour les postes de fonctionnaires à l’inverse de la période des Trente glorieuses. Aux USA ce nomadisme renforcé par la numérisation peut même épouser le nomadisme des entreprises. Ainsi, de la même façon que Tesla change ses implantations d’usines pour quitter la Californie trop taxatrice pour les États du sud profond, des salariés vont faire de même pour aller vers le moins-disant imposable (cf. Le Monde, le 26 janvier).

– ce mouvement pourrait ne concerner que les classes moyennes plutôt supérieures, mais il n’en est rien comme la crise sanitaire a pu le montrer avec la situation dans l’hôtellerie-restauration et à l’autre bout du spectre, la démission des cadres en plus grand nombre.

– [ce rapport au travail n’est certes pas majoritaire, mais, comme ne l’est pas non plus, à l’opposé, le discours sur l’ubérisation du travail et avant lui sur la précarité subie qui participe de la tendance générale à épouser la figure de la victime plutôt que celle du combattant, alors qu’à l’inverse, certains intérimaires très demandés ne voient pas l’intérêt financier d’opter pour un CDI et font le choix de la précarité pourvoyeuse d’un salaire plus élevé même s’il est plus irrégulier. Il s’agit toujours de formes de fuite passive par rapport à ce qui est considéré comme une sorte d’esclavage salarié, NDLR].

Ainsi les faits et chiffres sont têtus et l’observation concrète du travail aujourd’hui donne le résultat le plus contre-intuitif quand tout le monde peut connaître ou observer (le « ressenti ») cette montée du précariat. Or, les chiffres ne confirment pas du tout cette impression de fin du salariat, ou de remplacement du statut de salarié par l’emploi précaire. Entre 2007 et 2017, malgré dix ans de crise économique, la part de l’emploi en contrat à durée indéterminée dans l’emploi total est restée à peu près stable en France, passant de 86,4 % à 84,6 %. Il n’y a pas eu d’explosion de la précarité. De même, la durée moyenne de l’ancienneté dans l’entreprise, malgré les plans sociaux, les restructurations, les licenciements, est restée à peu près la même. Elle a même augmenté durant les périodes de crise, pour une raison bien simple : on ne cherche pas un autre emploi quand la conjoncture est mauvaise. Et c’est exactement l’inverse quand elle s’améliore : ce qu’on présente aujourd’hui comme le phénomène inédit de la « grande démission » est simplement le signe que la conjoncture s’améliore, permettant comme à chaque fois dans une telle période une plus grande mobilité sur le marché de l’emploi. Mais cela ne veut pas dire que la précarité n’existe pas. Seulement, elle est concentrée sur des catégories précises : les jeunes et les femmes peu diplômées, les immigrés, dont la durée d’accès à l’emploi stable s’est considérablement allongée. Ce sont eux les précaires, pas l’ensemble des travailleurs. Le problème du salariat n’est pas la précarisation, mais les transformations du salariat lui-même, attaqué en son cœur pour tous les travailleurs : accroissement des horaires flexibles et atypiques (la nuit, le week-end), multiplication des heures supplémentaires, stagnation voire recul des rémunérations, avec l’accroissement de la part variable liée aux résultats de l’entreprise ou du travailleur lui-même. En cela, oui, la situation des salariés s’est détériorée (cf. J. S Carbonnel, Le Monde, le 22 mars 2022).

– Dans l’article, « Logistique : nouveaux paysages, nouvelles précarités », Le Monde, le 3 février se penchait déjà sur ce qui serait le creuset d’une nouvelle classe ouvrière, la logistique, un secteur, qui pèse 10 % du PIB, redessine les campagnes, avec près de 87 millions de mètres carrés d’entrepôts sur tout le territoire. Autrefois, entre les usines Renault de Cléon, Sandouville et les sous-traitants, l’industrie automobile était le premier pourvoyeur d’emplois intérimaires de la région. En six ou sept ans, l’automobile a dégringolé et on a basculé sur les métiers de la logistique, un marché très porteur, et de surcroît non délocalisable », relève Sylviane Havel. Deux sociologues, Carlotta Benvegnù et David Gaborieau, se sont penchés sur ce nouveau prolétariat, celui de l’entrepôt, caractérisé par une forte concentration de postes peu qualifiés, des perspectives d’évolution professionnelle limitées et de faibles rémunérations. « Au sein du monde ouvrier, les logisticiens représentent désormais 13 % des emplois, contre seulement 8 % dans les années 1980, un basculement observable dans la plupart des pays occidentaux », notent-ils dans un article publié le 5 octobre 2021 par la direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail. Et là encore, comme dans l’article précédent, on observe plutôt une précarité en diminution, vu les tensions sur le marché de l’emploi. « Avec la croissance de l’activité logistique, les entreprises ont besoin d’avoir du personnel permanent, alors, elles pérennisent de plus en plus de postes (Cf. Brice Mullier, directeur de l’agence Pôle-emploi de Louviers). Entre 2019 et 2020, le volume des offres durables (CDD de plus de six mois et CDI) dans son agence a augmenté de 13 %. « Les gens râlent, mais ils ne sont pas prêts à se battre. Certains demandent même à travailler le dimanche pour gagner plus. Avec le Covid, on n’a jamais autant bossé, mais la direction nous a donné des primes : l’année dernière, on a eu 1 000 euros. Les équipes sont contentes avec ça », rapporte Antonio Martins Pinto, délégué syndical CGT de la plateforme Intermarché de Louviers, avant de conclure : « Ici, à part la logistique, il n’y a pas grand-chose. » (Le Monde, le 3 janvier).

– Chez Stellantis, de nouveaux départs volontaires sont envisagés dans la continuité de ce qui se fait depuis la fusion. La négociation intervient alors qu’une réorganisation industrielle est mise en place dans les sites français en février. Sur le modèle des usines latino-américaines de Fiat Chrysler, un niveau hiérarchique va disparaître dans l’encadrement des chaînes de montage, passant de trois à deux. Voilà de quoi inquiéter des syndicats français qui vivent déjà un sentiment de déclassement d’après le journaliste du Monde, dans une entité moins centrée sur la France qu’avant la fusion.

 [C’est connu que les syndicats vivent mal la réduction des hiérarchies du travail qu’ils vivent comme un déclassement puisque la plupart de leurs adhérents sont promus tout au long de cette hiérarchisation qui divise la classe du travail, NDLR]. Les ouvriers sont surtout nombreux à déplorer une aggravation des conditions de travail : « En Moselle, les salariés quittent les usines de Metz et Trémery pour les horaires plus vivables et les meilleurs salaires d’Amazon, qui vient de s’installer à proximité », relève Mme Virassamy (Le Monde, le 3 février).

Crise sanitaire et absentéisme au travail

L’observatoire de l’absentéisme Diot-Siaci a en effet constaté en 2021 une progression pour la seconde année consécutive de la durée moyenne des arrêts de travail. Celle-ci a atteint 23,6 jours l’an dernier, après 22,5 en 2020 et 19, 6 en 2019. Le phénomène a notamment concerné les moins de 35 ans : +33 % pour les arrêts de 10 à 29 jours en 2021 par rapport à 2019, +13,5 % de 30 à 89 jours et +10,1 % au-delà de 90 jours. Le Covid n’explique pas tout : engagement, reconnaissance, motivation, temps de trajet sont des facteurs à ne pas négliger, ont détaillé lors de la conférence de presse Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP, et l’ex-ministre du Travail Myriam El-Khomri, directrice du conseil de Diot-Siaci. Ce qui fait de l’absentéisme un défi grandissant pour les entreprises. Ce constat est conforté par l’examen des motifs des arrêts de travail d’au moins un jour, autres que ceux liés au Covid. Selon le sondage de l’IFOP, en 2021, les risques psychosociaux ont fait jeu égal avec les troubles musculo-squelettiques (cités par 15 % et 14 % des salariés ayant été arrêtés), devant les accidents du travail (12 %) et les maladies chroniques (10 %). Et parmi les 22 % des salariés arrêtés pour une autre raison qu’une maladie, un tiers l’a été pour garde d’enfant, un autre tiers a évoqué « une situation conflictuelle dans l’entreprise » avec un collègue ou un supérieur, ou bien une absence de motivation ou une fatigue liée au travail (Les Échos, le 25 mars).

Interlude

– Est-ce le début d’un mouvement des machines ? « Un robot aspirateur autonome a échoué à s’arrêter devant la porte d’un hôtel à Cambridge, là où il était censé faire demi-tour, pour s’échapper dans la nature » (site BBC, le 22 janvier). Les employés de l’hôtel ne l’ont retrouvé que le lendemain matin, coincé dans une haie (in Le Canard enchaîné, le 2 février).

– Alors, cher lecteur, comme l’écrivait Rimbaud à la fin de ses lettres : « Je vous serre la main. » Le serrement de main date du XIXe siècle ; les paysans qui « topent » sur les marchés auraient exporté ce geste de bonne entente dans les foyers urbains. L’anthropologue Emmanuel Desveaux y voit « l’idée républicaine d’égalité entre les sujets qui se substitue à des systèmes de révérence dans une hiérarchie ». On comprend mieux, dès lors, tout ce que l’on perd avec le check des nouveaux « branchés ». Le poing fermé est dissimulateur, presque offensif. Plutôt que de nouer un lien entre deux personnalités, il les entrechoque. On passe de l’égalité à l’affrontement. Autant il est naturel d’avancer son buste pour venir serrer une main, autant le check suppose de se raidir. Norbert Elias, l’auteur de La Civilisation des mœurs, qui analysa la constitution de l’espace privé au fil des siècles, en aurait sans doute fait le stade ultime de l’individualisme. Le check nous vient d’ailleurs des États-Unis : il est à la socialité ce que le MacDo est à la gastronomie (G. Koenig : les Échos, le 9 février). [Les sociologues se retrouvent devant un champ nouveau d’étude qui leur permettra de gloser sur la perte de virilité dans l’abandon de la poignée de main et le rejouement euphémisé de l’hubris dans le check, NDLR]

– Chez Dassault, des grèves perlées retardent la production depuis mars 2021 car la direction refuse la revendication de l’intersyndicale de 200 euros d’augmentation pour tous. La CGT trouve quand même que ce coup de frein à la production tombe mal au moment même où « le carnet de commandes de Dassault se remplit » (sic, Le Monde, le 15 février).

– Le climatologue Jean Jouzel propose, dans un récent rapport, que la formation aux enjeux de la transition écologique s’intègre dans tous les cursus d’ici cinq ans. « L’approche par les compétences » et « l’approche programme », seraient les seules à même de forger une culture commune à travers des exemples, des exercices ou des projets favorisant une « en capacitation » des étudiants (Le Monde, le 18 février).

[On subissait déjà la vogue récente transmise par les médias du « en capacité de », les étudiants subiront le « en capacitation » en plus et il y en a qui s’étonne de la baisse du « niveau ». Il paraît qu’il y a en France une baisse de l’enseignement scientifique, pourtant on a comme ici des exemples de bond conceptuel qui devraient nous mettre en haut de classement ! Dans le même ordre de gag le rapport soulève le fait que « plus de 80 % des professeurs des écoles titularisés proviennent de cursus tels qu’ils n’ont souvent plus étudié la science après la classe de seconde » et pour remédier à cela, il propose quatre « problématiques » principales « en guise de base commune » : l’impact des activités humaines sur l’environnement à l’échelle planétaire, notamment sur le climat et la biodiversité ; l’impact des activités humaines à l’échelle locale, en particulier sur la pollution des eaux, des sols et de l’air ; les enjeux de société et de gouvernance associés ; enfin, les modalités d’un passage à l’action. Que le rapport utilise « problématique » comme le fait un journaliste sportif qui cherche à se hausser du col, c’est-à-dire à la place de « problème » ou mieux « thème » laisse bien augurer de l’introduction de cette nouvelle « science » et surtout de sa « méthode » dans les programmes et concours de l’Éducation nationale. Déjà, quand, dans les années 1980-1990 on avait vu apparaître le terme de « problématique » chez les inspecteurs de l’éducation nationale, on s’était dit, ça y est ils ont découvert le fil à couper le beurre, mais aujourd’hui que problématique est équivalent à problème, c’est la réduction ad infinitum qui est à l’ordre du jour, NDLR]. Pour paraphraser les années 1970, mais dans sa version postmoderne, la question n’est plus « la dialectique peut-elle casser des briques ? », mais « la problématique peut-elle casser des briques ?

– Face à la difficulté d’augmenter leurs prix et confrontées à des hausses de coûts, les entreprises japonaises de taille moyenne privilégient la shrinkflation, de l’anglais shrink (contraction), qui se traduit par le maintien du prix d’un produit avec des quantités moindres dans le même paquet (Le Monde, le 29 mars).

Start-up, crypto-monnaies et économie virtuelle

– Facebook a voulu saisir l’occasion, mais n’y est pas parvenu. Son projet de cryptomonnaie, d’abord appelée Facebook Coin en 2018, puis Libra en 2019, puis Diem un an plus tard, a été vendu lundi 31 janvier pour une bouchée de pain à la banque californienne Silvergate. Pourtant, à son lancement, le réseau social a affolé le monde et les gouvernements en prétendant battre monnaie. Grâce à lui, plus d’intermédiaires et de frais astronomiques pour transférer de l’argent d’un pays à l’autre. Plus de craintes non plus pour les consommateurs de pays à monnaie faible ou dévaluée. Mark Zuckerberg plus fort que les États. Une trentaine de partenaires étaient de la partie, dont quelques pointures comme MasterCard, Visa, PayPal, Uber, Spotify et même le français Iliad. Rien n’y a fait, régulateurs et autorités ont pilonné le projet. Dès 2020, MasterCard, Visa et PayPal ont quitté le navire, contraignant le groupe à réduire ses ambitions, puis à abandonner l’affaire. (Le Monde, le 2 février). [Où est-t-il le capitalisme sauvage de l’économie néo-libérale ? Toutes les puissances étatiques réagissent, y compris la Chine contre Alibaba et consorts. Pas question de perdre la main. La souveraineté politique l’emporte même quand elle ne s’exerce plus que dans le succédané de la « bonne gouvernance », NDLR].

– Si la France est devenue une usine à start-ups, il manque encore les start-ups à usines. Il leur faut un cadre favorable. Pour une start-up industrielle, le lancement commercial intervient souvent une dizaine d’années après la création, soit au-delà de la durée de vie des fonds de capital-risque ! Il leur faut des instruments financiers à la temporalité alignée sur les cycles de développement. Pour changer ce paradigme, les pouvoirs publics présents au capital des fonds de capital-risque via Bpifrance et le Fonds européen d’investissement ont un rôle à jouer. Ils peuvent pousser à un allongement de la durée de vie des fonds, promouvoir les fonds Evergreen (sans date prédéterminée de clôture). Un premier recensement montre que seulement 12 % des start-ups ont des projets industriels. Ensuite, il faut qu’elles trouvent des financiers prêts à les aider sur des projets plus risqués, alors qu’il est plus facile de calculer les retours sur investissements d’une place de marché. Le mois dernier, le gouvernement a décidé d’apporter 1 milliard d’euros à un fonds de Bpifrance pour financer les premières usines, une structure qui a déjà investi dans… 20 participations sur les cinq dernières années. (Les Échos, le 2 février).

Martin Ford, auteur d’un essai sur la robotisation, L’Avènement des machines, FYP éditions, 2017, est persuadé que : « la pandémie a favorisé l’automatisation des restaurants. Dans un premier temps, en 2020, les robots sont apparus comme une réponse aux inquiétudes sur la transmission et le besoin de distanciation sociale, explique-t-il. À présent, c’est le manque de main-d’œuvre qui sert d’argument à cette substitution capital/travail. Le secteur est l’un des moins attractifs, les salaires sont bas et le travail difficile, donc les travailleurs préfèrent aller ailleurs ». Flippy, le robot de Miso Robotics, n’a pour sa part pas vocation à se promener en salle. Ce bras robotisé est conçu pour travailler en cuisine, plus précisément à la préparation de frites, chicken wings et autres beignets. « Le poste de friture est l’exemple parfait d’un travail sale, dangereux et ennuyeux », explique Jacob Brewer, directeur de la stratégie produits de Miso [un peu l’équivalent de la peinture carrosserie dans les usines automobiles dans les années 1960-70 qui furent les premiers postes de chaîne à être robotisés, NDLR]. En France, Pazzi Robotics, fondé en 2017, propose un robot autonome qui fabrique des pizzas sur mesure devant le client, de l’étalement de la pâte à la découpe en passant par la garniture, la cuisson et la mise en carton. L’entreprise a ouvert deux restaurants sous son nom, à Val d’Europe en 2019 et à Paris en 2021. En Italie, Makr Shakr a mis au point un robot barman, qui confectionne des cocktails classiques ou sur mesure, que le client commande avec son smartphone. (Les Échos le 2 février).

Compétitivité-prix et compétitivité hors prix

– La dégradation du déficit commercial français au début des années 2000 correspond en grande partie à la dégradation du solde commercial des multinationales françaises. Pendant cette période, les délocalisations s’accélèrent, tout comme les embauches à l’étranger. Elles emploient aujourd’hui 6,1 millions de personnes à l’étranger, soit beaucoup plus que leurs homologues allemandes ou japonaises, par exemple. Elles n’ont pas hésité à déplacer des pans entiers de leur production. Le cas du secteur automobile est à cet égard très éclairant, car il explique à lui seul le tiers de la différence de solde commercial entre l’Allemagne et la France sur les vingt dernières années. Renault et Peugeot sont parmi les constructeurs automobiles européens ceux qui ont le plus délocalisé en Europe de l’Est et dans le pourtour méditerranéen, notamment leurs usines d’assemblage, alors que leurs concurrents allemands ont moins déplacé leur production. Cela a permis à l’Allemagne de conserver son industrie automobile compétitive du point de vue de la productivité avec un point mort plus bas. (Le Monde, le 9 février). De fait, ces multinationales françaises profitent de la logistique d’État (la diplomatie au service de l’économie) et des crédits d’impôt recherche sans renvoyer l’ascenseur par des implantations locales et un tissage de lien avec les PME pour créer un Mittelstand à l’allemande. À cela s’ajoute « un biais dont personne ne parle », ajoute Bernard Jullien, économiste de l’automobile, maître de conférences à l’université de Bordeaux. C’est l’effet chômage partiel lié au Covid -19. De fait, les surcapacités de production ont été prises en charge par l’État depuis la mi-2020. C’est le bonheur pour les entreprises : lorsque la demande n’est pas là, elles renvoient les salariés chez eux, et c’est l’État qui paie ! Cela peut finir par agir comme une drogue dure masquant des difficultés durables. » (Le Monde, le 19 février). [Ce que nous relevons là comme incidence sur la balance commerciale, se relève bien évidemment au niveau de la désindustrialisation du territoire, elle-même aggravée par le plus grand fossé existant en Europe entre, d’un côté les grandes firmes françaises du CAC 40 qui ne fabriquent plus et ne font pas leurs profits en France et la masse de PME subissant les prix de marché que leur imposent leurs donneurs d’ordre. Rien ne fait plus tissu industriel, NDLR].

– Rentabilité à court terme. La théorie des avantages comparatifs, fondée sur la doctrine du libre échange dans la complémentarité compétitive, a poussé l’économie française à se spécialiser dans les productions les plus rentables et à importer celles qui le sont moins, mais qui sont fondamentales par rapport à la structure de l’appareil de production (le secteur des biens d’équipement, par exemple). Ce choix stratégique industriel a rendu l’économie française fortement dépendante à l’égard de nombreux produits fabriqués à l’étranger, notamment en Chine, alors qu’il y avait du potentiel pour les produire sur le territoire national. Au nom de la rentabilité à court terme, l’économie française s’est orientée vers le commerce international à flux tendus, préférant importer et faire faire, plutôt que de faire. Dès lors, à chaque reprise de la demande et de la croissance, cette stratégie industrielle alourdit le déficit extérieur et, à terme, fragilise la croissance économique. Côté exportations, les ventes des produits de luxe, des produits agroalimentaires et aéronautiques continuent de progresser, mais à un rythme encore insuffisant pour enrayer le dynamisme inverse des importations sur des produits beaucoup plus courants et nécessaires. Malgré le redémarrage de l’économie mondiale, les exportations n’empêchent pas le déficit extérieur de se creuser, marquant ainsi les limites de la politique de baisse du coût du travail menée pour restaurer la compétitivité-prix des entreprises françaises. Or, pour faire face à la concurrence étrangère, les entreprises, avec l’aide des pouvoirs publics, doivent développer davantage la compétitivité hors prix fondée sur la qualité. Le rétablissement et le renforcement de cette compétitivité passent non seulement par des investissements accrus dans l’éducation et la formation, dans la recherche, dans l’innovation ou encore dans la montée en gamme de tout notre appareil productif (donc des mesures de moyen ou long terme), mais aussi par une stratégie industrielle d’ancrage territorial plus immédiat. Pour produire sur le territoire, il est donc nécessaire de développer des systèmes territoriaux de compétences associant des entreprises cotraitantes, sous-traitantes avec des écoles d’ingénieurs, des universités, des laboratoires de recherche et des infrastructures publiques. Ces pôles territoriaux de compétences capteraient les capitaux étrangers attirés par le savoir-faire plutôt que par les avantages fiscaux. Cette offre encouragerait les entreprises à substituer leurs anciennes stratégies de domination par les coûts à leurs stratégies plus innovantes de différenciation, leur permettant d’être plus à l’abri de la concurrence asiatique. Elles seraient ainsi davantage incitées à se concurrencer sur la qualité, en améliorant la situation des salariés plutôt que celle des actionnaires. Cependant, pour produire sur le territoire, il faut aussi que la demande intérieure soit soutenue afin qu’elle puisse se tourner davantage sur les produits fabriqués en France plutôt que de se diriger vers les produits étrangers, jugés moins chers. C’est pourquoi il s’avère nécessaire d’accroître le revenu du travail pour donner plus de pouvoir d’achat aux ménages, garantissant à la fois la préférence des consommateurs pour les produits français et les débouchés des entreprises. Cette hausse généralisée des salaires étendue sur tout le territoire, évitant ainsi une concurrence interentreprises par les prix, exhorterait celles-ci à se positionner (G. Fonouni enseignant éco-gestion in Le Monde, les 20-21 2022). Apparemment tout ce discours de bon réformateur s’avère un vœu pieux puisque la stratégie de l’offre continue à être privilégiée par l’équipe Macron.

– Une des rares sources de compétitivité des entreprises françaises était le prix de l’énergie. Si les prix des combustibles fossiles diffèrent peu entre les pays, ce n’est pas le cas de ceux de l’électricité et du gaz naturel. Durant ces dix dernières années, le prix de l’électricité pour les entreprises de taille moyenne était 16 % inférieur en France par rapport à celui de leurs homologues de la zone euro. Pour les entreprises industrielles, le prix était bien inférieur à celui de leurs homologues italiennes, britanniques, allemandes ou japonaises. Les coûts de l’énergie représentent entre 1 et 10 % des coûts de production, mais peuvent dépasser 10 % pour les industries intensives en énergie. La base industrielle est devenue tellement étroite qu’elle n’a plus d’effet d’entraînement sur les autres secteurs. En revanche, tous les autres secteurs la plombent. L’accès à une énergie moins coûteuse et décarbonée était la dernière politique transversale qui soutenait l’industrie. (Les Échos, le 29 mars).

– La crise sanitaire semble fatale à Boeing par rupture de l’équilibre de duopole de Cournot qui concerne deux entreprises qui (Boeing depuis le rachat de Douglas et Airbus) dominent 99 % d’un marché et tirent leurs profits de l’augmentation de la production, sans baisse des prix jusqu’au prix d’équilibre du fait de la barrière à l’entrée que représente un niveau de production très élevé empêchant toute concurrence sérieuse d’une entreprise tierce3. Or la crise du Boeing 737 MAX a vu Boeing décrocher et, en grande partie à cause de la crise sanitaire, l’entreprise américaine s’est avérée incapable de répondre à la demande par de nouveaux investissements pour un modèle de remplacement. Airbus en a profité suivant le modèle duopolistique de Stakelberg sur le duopole asymétrique dans lequel celui qui produit moins ne peut que baisser ses prix (Les Échos, le 17 février).

Temps critiques, 17 janvier-4 avril 2022

  1.  – Cf. Temps critiques , no 17, « Sur la politique du capital » [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article310] et « Notes de lecture sur le livre Le capital comme pouvoir » (2014)  [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article311] et no 19, « Capitalisation et reproduction rétrécie » (2018) [ http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article383]. []
  2.  – Cité in Mouvement communiste, brochure 7, décembre 2021 []
  3.  – On sait qu’à certains moments de l’histoire industrielle des États-Unis, les grandes firmes ont même été jusqu’à entretenir artificiellement des tierces entreprises, comme American Motors dans l’automobile, afin de ne pas tomber sous les lois anti-trust. []