L’École entre État-nation et État-réseau

Écrit en 2010, ce texte a pour origine le commentaire d’un écrivain et critique littéraire Pierre Jourde sur ce qui, depuis les années 80 est nommé « la crise de l’école ». Cet auteur trouve chez H.Arendt, une autorité philosophique et politique pour exprimer sa nostalgie d’une école qui favorisait la promotion sociale et restaurerait l’autorité des maîtres. Or, les auteurs montrent que cette fonction sociale et économique de l’école de classe n’a été une réalité que pour une infime minorité des scolarisés par l’école républicaine et qu’il s’agissait toujours d’une promotion individuelle, jamais collective.

Les profondes transformations opérées par la dynamique révolutionnaire du capital (« la révolution du capital » analysée par Temps critiques) ont désintitutionnalisé l’école ; de sorte qu’aujourd’hui, les « dispositifs de formation » et la puissance globale du cognitif via l’IA, ont englobé ce qui subsistaient encore des « valeurs » de l’éducation républicaine.


Commentaire du texte de P.Jourde : « On attendra après Plus belle la vie » à lire dans le livre On assassine la culture, Ed Balland, 2011.


1) Finkielkraut reprend effectivement les arguments d’Arendt, mais cela n’est pas étonnant puisque c’est l’une de ses références principales depuis qu’il a abandonné le gauchisme. Mais ces remarques d’Arendt s’inspirent des pédagogies antiautoritaires et libertaires de l’Allemagne des années 20 (École de Hambourg1, pédagogie du « maître-camarade », etc.) dont elle critique l’influence néfaste sur l’éducation dans les États-Unis d’après la Seconde Guerre mondiale. En effet, ces pédagogies ne prenaient sens qu’en lien aux courants communistes et anarchistes qui n’avaient pas été liquidé par la contre-révolution social-démocrate puis le régime national-socialiste. Ces pédagogues combattaient le capitalisme, la société bourgeoise et le populisme interclassite du nazisme naissant ; ils cherchaient à former chez l’enfant des individualités en devenir qui ne séparent pas l’individu et la communauté humaine. Mais transposées dans les réalités de la société nord-américaine et de la Guerre froide ces méthodes pédagogiques ont principalement contribué à dissoudre chez leurs enfants les résistances politiques des classes dominées. Il y a eu inversion des objectifs et des finalités. Arendt ne peut pas faire cette mise en perspective historique car elle reste « anticommuniste » et surtout dépendante de la métaphysique de son maître le recteur pro-nazi Heidegger pour qui c’est la religion qui est la grande éducatrice de l’humanité puisqu’elle s’occupe de l’être.

2) L’éducation n’est pas « par essence » conservatrice comme l’affirme Arendt. Depuis son origine dans les États despotiques elle se veut institutrice ; elle place certains enfants2 dans une institution, l’école. Que cette institution de l’école soit une composante de l’Etat-nation (du moins, dans la modernité, pour ce qu’il en était de l’école de l’Etat-nation en France car cela est différent dans les pays anglo-saxons), n’implique pas qu’elle opère une éducation « conservatrice ». Les forces sociales et idéologiques de la société traversent l’école ; il en est des « progressistes », il en est des traditionalistes comme il en est des centristes…

Ce n’est pas l’éducation qui protège l’enfant des dangers de son environnement, ce sont les modes d’élevage, divers selon les sociétés. C’est le groupe d’adulte dans lequel naît et grandit l’enfant qui assure sa protection. La gestation du petit d’homme n’étant pas achevée à sa naissance, elle se poursuit dans le groupe familial proche ; ce que certains anthropologues nomment l’haptogestation. Arendt ne peut pas saisir cela puisqu’elle est hyper culturaliste et qu’elle ne peut donc pas percevoir que, pendant 100.000 ans d’innombrables communautés humaines ont vécu sans éducation ; avec des pratiques initiatiques, certes, mais qui n’étaient pas de l’éducation.

3) L’enfant n’est pas « un révolutionnaire » ; il est un être vivant qui d’abord manifeste sa naturalité ; c’est la socialisation parentale et sociale qui le font entrer dans la société. Arendt justifie l’autorité du savoir disciplinaire et du maître en procédant à une fausse dialectique du « jeune » et du « vieux », du passé et du présent ; qui soit relève de la tautologie, soit verse dans une perspective vitaliste : le capital a besoin de « sang neuf » pour englober ses contradictions. Faire de l’enfant un « révolutionnaire » permet à Arendt, comme à beaucoup d’autres, de justifier toutes les libertés pour… conditionner un « homme nouveau3»…

P.Jourde va chercher chez Arendt une « autorité » philosophique et politique pour légitimer sa nostalgie d’une école qui favorisait la « promotion sociale ». Or, cette école est une fiction. Certes, l’école de classe, l’école de la bourgeoisie (entre 1880 et 1958) a permis à quelques individus de changer de classe sociale (cf. CNAM4), mais ces hommes (jamais de femmes) réalisaient cette « promotion » seuls, séparés définitivement de leurs familles et de leurs milieux d’origine. Historiquement et théoriquement, la promotion sociale doit être définie comme un changement de classe sociale. Or, dans la société de classe il était plus difficile de changer de sexe que de classe ! Aujourd’hui parler de promotion sociale n’a plus le même sens car il ne s’agit que d’un changement de place dans une distribution d’individus indifférenciés de plus en plus coupés de leur origine sociale. Ceux pour qui cette origine reste encore prégnante sont justement ceux qui ne participent plus à la distribution : les discriminés, et les désaffiliés, tous ceux pour qui la tendance au repli communautariste leur paraît être une récupération de leur existence, mais de même qu’il n’existait pas d’ilot socialiste sur lequel bâtir des communautés utopistes, il n’y a pas de communauté de repli dans la société capitalisée. Se payer (ou voler) une Rolex est un simple acte particulariste, un gage donné aux imageries. Il n’y a pas de différence de fond entre les deux types d’action.

2. La comparaison entre les États-Unis et la France nous parait impropre car les deux systèmes sont profondément différents. L’un fait exister l’école en dehors de toute véritable institution, l’autre ne la fait se développer qu’à travers l’institution. Le premier n’a donc aucun projet au sens fort et participe d’une démarche empirique et pragmatique typique du monde anglo-saxon. Le « système » (mais ce n’en est pas vraiment un) ne peut donc que s’adapter aux usagers comme l’entreprise s’adapte aux clients et inversement si on admet qu’il y a interaction.

Il n’y a donc pas non plus de véritable « Réforme ». C’est l’adaptation permanente au coup par coup en fonction d’objectifs à court terme et de l’utilisation des dernières découvertes en psychologie de l’enfant. Le second repose sur un projet fort qui ne se résume pas à un enseignement restreint à la transmission des connaissances, mais conçoit l’instruction dans un sens général qui recouvre la question politique. D’où l’importance de l’institution « Éducation nationale », arme de guerre contre la royauté et l’église. L’enseignement sera donc public, républicain, citoyen, laïc. Les « hussards de la République » en sont les soldats.

3. C’est cette ambition politique qui est complètement négligée dans l’exemple donné du professeur de collège et de la classe de 3e. Pourtant à l’ambition politique républicaine de la Troisième République, une école certes pour tous mais dans laquelle chacun reste à sa place en fonction de son origine sociale a succédé, à partir de la seconde moitié des années 60, une politique d’allongement de la durée des études, de massification de l’enseignement secondaire. Cette perspective de démocratisation de l’enseignement correspondait certes en partie aux nécessités de pourvoir le marché du travail en une main d’œuvre mieux formée pour une économie réclamant plus de cadres, plus de techniciens et de « professions intermédiaires », mais pas seulement. Ces efforts constituaient aussi une façon de détourner l’immobilité sociale propre à la France par ce qui fut appelé plus tard « l’ascenseur social » par l’école. La réforme Edgar Faure de 68 légitima ce mouvement au niveau général, la réforme Haby l’appliqua au niveau du collège.

4. 1968, voilà une date qui n’est pas citée par notre pourfendeur des réformes et pourtant derrière tout son lamento ce qui apparaît en filigrane, c’est bien cette haine de 68 et de tout ce qui fit qu’après, de toute façon, ce ne fut plus pareil (ce ne pouvait plus être pareil). Bien sûr, si on lui dit ça comme cela, il va sûrement se récrier et dire que lui aussi était sur les barricades, mais cela ne changera pas le fait qu’il reprend la critique de Finkielkraut…et de Sarkozy (énoncée en 2008) sur « la faute à 68 » dans le délabrement de l’enseignement. Mais comme il a été prof et que ce sont des choses concrètes qui se sont présentées à lui dans sa pratique, il laisse de côté les questions théoriques et les implications mécaniques de la massification/démocratisation de l’enseignement pour n’en pointer qu’une conséquence technique : le développement des sciences de l’éducation et l’idéologie pédagogique. Pour lui, non décidément, « la didactique ne peut pas casser des briques » si nous pouvons nous permettre ce détournement d’un détournement ! Bien sûr, mais est-ce une raison pour se retrouver avec ceux qui aujourd’hui veulent casser les IUFM ? Autre exemple que tu connais (Jacques Guigou) bien et Isabelle (Campanella-Wajnsztejn) pourrait t’en parler mieux que moi, la littérature de jeunesse est-ce de la merde ? Ne peut-elle pas être étudiée et le polar en général ? Les profs traditionnels, les profs attachés bec et ongle à la culture de classe répondent non et assimilent cela à laisser faire des exposés sur la moto, à utiliser les chansons de Grand corps malade comme texte fondamental de la langue française, à laisser exprimer des opinions qui ne seraient que celles des médias ou des parents. Bien sûr qu’il y a adaptation aux élèves mais il y a toujours eu adaptation aux élèves par exemple quand on enseignait à une petite élite le latin et surtout le Grec, il n’y avait pas adaptation à un certain public peut être ! Troisième et dernier exemple, la « pédagogie de l’autonomie » issue directement de 68 se réduit-elle à vouloir casser l’enseignement disciplinaire et la parole du maître sous prétexte que nous avons été battus ? Le travail en groupe et la prise d’initiative ne sont pas a priori contradictoires avec la définition d’une démarche construite autour d’un thème pluridisciplinaire comme ont pu l’expérimenter les profs de lycées avec les travaux personnels encadrés (TPE) ou les parcours de découverte en collège. Mais faut-il encore que les profs soient aussi rigoureux sur ce type de travail qu’ils disent l’être durant leurs cours magistraux ! C’est cela qui ne va pas de soi car pour beaucoup d’enseignants qui étaient à l’origine opposés aux TPE  « parce que ça prend sur des heures de discipline », les TPE sont devenus la bonne aubaine d’avoir deux heures dédoublées tranquilles.

Même chose pour l’éducation civique juridique et sociale (ECJS) censées être du bourrage de crâne en direction des « sauvageons » avérés ou potentiels. Rien n’empêchait les profs de les transformer en cours d’initiation aux sciences politiques et c’est d’ailleurs ce que j’ai fait. Mais la plupart des profs d’Histoire et Géographie à qui étaient majoritairement dévolu ces heures, en profitaient pour « avancer le programme » comme on dit « avancer sur l’arrière » dans un autobus ! Ce qui ne va pas dans ce texte, c’est que tout le monde est fautif…sauf les profs.

5. La fin du texte essaie de mettre en avant ce qui est nouveau depuis les années 80. En effet, les sociologues de l’éducation, dans ces mêmes années ont démontré exactement le contraire ; « le niveau monte », « nos enfants lisent », « les filles progressent », « les enfants d’immigrés ont de bien meilleurs résultats que leurs parents »). Mais ces constats sociologiques sont à relativiser aujourd’hui. Il y a des écarts individuels importants dans les ZEP et « les établissements sensibles ». C’est le « groupe-classe » qui n’est plus la référence alors qu’il le reste pour Jourde. Les phénomènes de bande opèrent aussi dans les collèges. Mais cette mise à jour se fait surtout à partir d’un ressenti. Or, si tous les ressentis ont bien un fond de vérité (on en sait quelque chose avec le sentiment réel d’insécurité), ils ne fournissent aucune explication de la situation car ils ne s’occupent pas du processus, ils vont au plus facile, c’est-à-dire à la dénonciation du fautif ou parfois du bouc-émissaire : c’est la faute des jeunes, la faute des immigrés, la faute du gouvernement, la faute des médias, la faute de la société de consommation, la faute du pédagogisme et des réformes, la faute à la démocratisation (absence de sélection qui fait que presque tout le monde a un diplôme mais que ce dernier a aujourd’hui moins de valeur) etc. Ainsi, tout apparaît unilatéral. Il n’y a plus de contradiction mais un simple constat. La dynamique du capital pour parler comme Temps critiques, est réduite à une sorte de rouleau compresseur capitaliste. Il n’y a plus qu’à pleurer les temps anciens. Par exemple, l’élève n’est plus rien, il n’est qu’une sorte de zombi lobotomisé, mais le prof lui est resté le même, il est toujours le savoir incarné car par on ne sait quel miracle il aurait été le seul à échapper au rouleau compresseur et c’est d’ailleurs pour cela que le pouvoir voudrait lui réduire son temps et la qualité se sa formation devenue par trop supérieure à celle des élèves. C’est d’ailleurs ça le sens réel du fameux « il faut adapter l’école aux élèves » ou du « remettre l’élève au centre de l’école ».

De par l’isolement qu’il subit à l’intérieur d’une école coupée du monde du salariat5, l’enseignant n’est pas le mieux placé pour saisir le double mouvement (dialectique et non unilatéral par définition) de déqualification/surqualification à l’œuvre. Il n’est pas le mieux placé pour au moins deux raisons. Tout d’abord, il n’est pas le mieux placé parce qu’il lui est plus difficile qu’au salarié en prise directe avec le développement du General intellect sous forme de capital fixe ou de logiciels, de saisir et d’admettre que le savoir est aujourd’hui de partout, la transmission aussi et que le maître n’est plus ni l’unique dépositaire de ce savoir ni le contrôleur de sa transmission. Tout juste peut-il attirer l’attention des élèves sur les dangers d’une transmission sans contrôle (je pense concrètement aux dangers des recherches de sources sur l’internet) ; ensuite, il n’est pas le mieux placé car dans la polarisation déqualification/surqualification, il se retrouve du côté de la déqualification sociale (le déclassement statutaire des enseignants) tout en étant la plupart du temps surqualifié individuellement (chez notre pourfendeur cela donnera l’image du prof agrégé face à l’élève illettré, chez un ministre l’image des enseignants de maternelle à bac + 3 cantonné à torcher des morveux).

Tout cela se traduit par une attaque contre ce que l’enseignant conçoit encore comme un métier et non pas comme une activité salariée interchangeable. Pourquoi cela ? Parce qu’il exerce dans un secteur particulier qui reste très en retard par rapport au processus d’ensemble de capitalisation des activités humaines6. Un secteur à la limite, non intégrable au processus d’ensemble, tant que l’histoire des luttes sociales propres à la France (révolutions violentes et sanglantes de 1789/93, 1848, la Commune et même mai 68) imprègne encore suffisamment la mémoire collective affectant ainsi encore une priorité de l’approche politique et une résistance du modèle universaliste de l’État-nation par rapport à sa transformation en État-réseau mondialisé7.

C’est cette résistance qui explique que chaque nouveau gouvernement cherche à faire « sa » réforme dans la mesure où il cherche à combler une partie du « retard » tout en maintenant l’enjeu politique de la reproduction des rapports sociaux dans le cadre de « l’exception française ». La quadrature du cercle en quelque sorte !

6. Même s’il évoque le capitalisme et donc un système dont l’école ne serait qu’un rouage, le texte maintient paradoxalement une perspective pédagogiste ou au moins institutionnelle, en faisant du retour aux vraies valeurs (le respect des niveaux hiérarchiques du savoir entre apprenant et enseignant, entre culture savante et culture populaire, entre culture scolaire et culture extra-scolaire) l’impossible solution à la crise de l’école. Ainsi, la question de l’institution n’est pas posée puisque la perspective reste celle qui demandait à l’école de transformer la société. Ce qui tenait déjà de la gageure pour tout lecteur de Marx, à l’époque des institutions fortes de l’Etat-nation gaulliste, ressort aujourd’hui de l’incompréhension de ce qui est à l’œuvre quand la tendance est à une résorption des institutions soit à l’intérieur même du pouvoir exécutif comme on peut le voir avec la réforme de la justice en France, soit dans la transformation du rapport citoyen à l’institution en un rapport clientéliste (la transformation actuelle des missions de service public).

Dans ce processus de désinstitutionnalisation de l’école dans un système plus large de « formation tout au long de la vie », le pôle républicain et étatique de l’école perdure mais il a tendance à être englobé dans le monde cognitif global. La « réformite » (ou l’art de faire se succéder ministres et réformes) peut d’ailleurs être analysée comme la résultante d’une crise de l’institution sans remise en cause de l’institution. C’est exactement le mouvement inverse de mai 68 qui est pourtant aussi le produit de la crise des institutions (du gaullisme comme régime politique mais aussi de la famille patriarcale et de l’école de classe), mais avait placé leur critique au centre de la révolte. Ce qui se jouait alors était le refus de toutes les hiérarchies et des institutions qui semblaient en être les garantes. Même si le contexte historique n’est plus le même, le combat actuel des enseignants désobéisseurs est exemplaire non seulement par son autonomie vis-à-vis de l’institution syndicale, mais surtout parce qu’il ranime la lutte anti-hiérarchique à un moment où justement les hiérarchies pèsent à nouveau de tout leur poids sur les relations de travail. Comme nous l’avons dit dans un texte précédent, il ne faudrait pas que les enseignants en lutte contre leur propre hiérarchie (la tendance à la transformation des chefs d’établissement en petits patrons de PME) ne la réintroduisent dans leurs rapports aux élèves en demandant plus d’autorité, la fin de l’agitation lycéenne8 ou des blocages étudiants.

J.Wajnsztejn et J.Guigou, avril 2010.

  1. Célestin Freinet les a visitées en 1923 et il s’en inspirera très largement dans sa pratique pédagogique coopératiste. []
  2. L’éducation est une institution récente dans le devenu d’Homo sapiens. C’est d’abord et pendant des milliers d’années l’initiation qui a opéré le passage des enfants dans la société-communauté des adultes. L’institution de l’éducation est récente. Elle contemporaine de la formation des Empire-Etats et des Cités-Etats, des classes sociales, et l’esclavagisme comme système (10000 – 6000 BP). Seuls quelques enfants (les garçons de l’aristocratie) étaient éduqués, tous les autres étaient élevés, vivant avec les adultes et participants à leurs activités. L’école (le gymnase grec) est l’institution de la séparation. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité un espace-temps séparé est consacré à la préparation des successeurs ceux qui vont perpétuer l’ordre dominant. Un corps de professionnels, les précepteurs, assurent cette mission-dressage. Pour de plus amples développements sur ces questions cf. J.Guigou « Ni éducation, ni formation. Quelques remarques socio-historiques sur l’institution de l’éducation ». Temps critiques n°9, automne 1996, p.63-74. []
  3. Sur ce point précis d’ailleurs, Finkielkraut, dans une période historique complètement désenchantée, ne peut être en accord avec son modèle. []
  4. Le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) a été fondé par la Constituante en 1794 sur proposition de l’illuministe abbé Grégoire pour former l’encadrement technique de l’industrie. Dans la première moitié du XXe siècle, en suivant les cours du soir du CNAM pendant près de la moitié de leur vie, quelques individu sont parvenus, en fin de carrière, à changer de classe sociale. C’est l’exemple emblématique que la bourgeoisie donnait à la classe ouvrière… pour justifier sa domination. []
  5. Ce qui n’est pas exactement la même chose que de dire qu’elle est coupée du monde du travail car cela est de moins en moins vrai (les stages en entreprises deviennent obligatoires dès le collège et bien évidemment au niveau des BTS…mais ils ne sont pas rémunérés. (Ils le sont devenus pour des stages au-delà de 200 heures à partir du tournant des années 2000). []
  6. On peut se reporter à notre « Quelques précisions sur capitalisme, capital et société capitalisée », Temps critiques n°15, hiver 2010. []
  7. On peut se reporter à « L’institution résorbée » de J. Guigou, Temps critiques n°12 et au supplément de mars 2000, intitulé, « L’État-nation n’est plus éducateur. L’Etat-réseau particularise l’école. un traitement au cas par cas », texte disponible sur le site de Temps critiques : http://tempscritiques.net/spip.php?article106  []
  8. Comme le montre les tristes exemples du lycée Brossolette de Villeurbanne et d’un collège de Villefranche-sur- saône. []

Sur les communs et l’État chez Dardot et Laval

En dehors de l’approche anthropologique à caractère libertaire ou anarchiste d’une remise en cause traditionnelle de l’État dont J. Guigou a pointé les limites, des marxistes sur la voie d’un démocratisme radical remettent en cause la souveraineté de l’État à partir d’une autre base. Ainsi, comme Mickael Hardt et Antonio Negri (Commonwealth, Stock, 2012), Dardot et Laval (Commun, La Découverte, 2014) décentrent la question de la verticalité du pouvoir étatique tout en s’écartant à la fois de la position marxiste orthodoxe sur l’État au service du capital et d’une position de gauche réformiste en faveur de l’ancien État-providence de l’époque des Trente glorieuses, pour qui, finalement, il s’agirait de tout réclamer à l’État. Ils le font en termes de “communs”((C’est une perspective très différente de celle qui avance la notion « d’en commun » et que J.Guigou et moi-même avons critiqué dans un article de 2010.)) qui permet d’approcher la question de l’État dans d’autres termes que la perspective marxiste traditionnelle et surtout sa caricature structuraliste (Althusser-Poulantzas).

C’est cette référence aux “communs” qui permet à toute une nouvelle extrême gauche de poser les questions en dehors des trois théories de l’État de Marx que j’ai essayer de dégagé dans le texte Marx, l’État et la théorie de la dérivation.

En insistant sur les “communs” Dardot et Laval pensent réaliser une synthèse ou un dépassement des rapports entre État-société civile, de la problématique dictature du prolétariat-dépérissement de l’État, etc. sans que la nature actuelle de l’État et son évolution soit vraiment analysée pas plus que ne l’est la “révolution du capital”. Mais tout reste encore dans le cadre conceptuel de la critique du néo-libéralisme. Dans ce cadre, l’hypothèse du commun repose sur la possibilité de soustraire une chose à la propriété privée aussi bien qu’à la propriété publique, pour faire de cette chose un usage qui puisse bénéficier à tous ceux qui sont concernés. Il y a de leur part la volonté d’éviter deux écueils. Le premier écueil serait le glissement en premier lieu de la notion large et abstraite de “commun” à celle plus précise et concrète de “biens communs” puis de cette dernière de au pluriel vers celle de “Bien commun” au singulier comme chez Rousseau, qui fait de celui-ci l’objet propre de la “volonté générale”. Le bien commun est alors identifié à l’intérêt commun, qui est ce qu’il y a de commun dans les intérêts particuliers, et qui forme le lien social. Dire que le bien commun forme le lien social revient à dire que ce lien est effectué par la volonté générale, à laquelle il revient de « diriger les forces de l’État selon la ou les fins de l’institution. La notion de “bien commun” est alors pensée à partir de l’institution de l’État (cf. la critique de cette position par Dardot et Laval, op.cit, page 19).

Le second écueil est celui qui conduit à confondre commun et communisme, alors que ce sont deux concepts distincts et qui même s’opposent, surtout si on considère les exemples historiques de communisme (je leur laisse la paternité de l’emploi du terme sous le vocable de « communisme historique »).

De la même façon, renoncer au communisme (historique) ne revient pas pour eux, à renoncer à la communauté. S’appuyant sur les concepts castoriadiens d’imaginaire social et d’auto-institution, ils revendiquent une « politique du commun » qui doit faire advenir que les services publics deviennent des institutions du commun, au lieu d’être seulement des instruments de la puissance publique.

Ils abordent la question de la pertinence de la distinction ou de l’opposition du politique et du social, un point que nous avons particulièrement abordé dans les numéros 9 et 10 de la revue. Cette dimension d’activité politique par un sujet collectif, dont ils ne disent par ailleurs rien, se bornant à énumérer quelques mouvements de ces dix dernières années sans qu’ils ne soient homogènes du point de vue des formes et contenus ou en prise directe avec la question, est nommée « praxis instituante ». Elle se dégage de la position d’Hardt et Negri, qu’ils jugent « spontanéiste » parce qu’elle suppose que les formes du travail et les rapports sociaux engendrent quasi automatiquement un commun autonome (par exemple le General intellect) seulement capté et non produit par un capital conçu principalement comme commandement capitaliste (sur ce point, cf. notre critique plus générale du néo-opéraïste et plus particulièrement des thèses de Negri dans L’opéraïsme au crible du temps, À plus d’un titre, 2022, p. 138-154).

D’après Larry, page 680 de leur dernier titre, Dominer : ils précisent leur exigence politique : « […] nous ne sommes pas condamnés à choisir entre l’enfer d’un monde « anarchiste » privé de toute institution et l’hétéronomie d’un Droit censé « faire tenir » la société par la transcendance de l’État. […] affirmer qu’il faut choisir entre l’État et son Droit, d’une part, et une société sans institutions qui ne tiendrait que par l’« amour », les « intérêts » et les « affects », d’autre part, c’est enfermer dans une alternative stérile et caricaturale et condamner par avance toute expérimentation pratique d’institutions d’un autre type que celles de l’État souverain. La vraie exigence politique d’aujourd’hui consiste, non pas à restaurer la verticalité de l’État, ni même à la maintenir, mais à commencer à se débarrasser du fétiche du pontificalisme étatique pour imaginer un autre système d’obligations des individus les uns vis-à-vis des autres qui déjoue l’alternative entre verticalité et horizontalité en refusant la logique même de la représentation politique » (donc à suivre sans doute).

JW, le 19/12/2023

Quand des anthropologues anarchistes veulent « civiliser » l’État

« Les déchirements du capitalisme du sommet » que nous analysons dans le n° 22 de Temps critiques (automne 2022) accentuent encore davantage les tensions entre les tendances démocratistes et les tendances souverainistes des États.
De sorte que les incertitudes géopolitiques se creusant et les guerres à dimension mondiale se multipliant, ce sont non seulement les fondements mêmes de la souveraineté de l’État et de son efficience qui sont questionnés et qui réapparaissent sur la scène politique, mais le devenir même de l’État qui serait en jeu.
Sous le titre, « Dépasser l’État », un récent article du journal Le Monde présente les thèses des anthropologues anarchistes sur la question de l’État. On lira ci-dessous le commentaire proposé par Jacques Guigou.


Notes sur « Dépasser l’État » (Le Monde, 25 nov. 23)

Le titre de cet article sur un possible « dépassement de l’État » se veut attractif pour des lecteurs du journal Le Monde qui partagent volontiers l’idéologie du dépassement, un des mots d’ordre de « la révolution » impulsée par « la transition vers le nouveau monde ». Une attraction vite décevante à la lecture du texte, puisque puisqu’il se conclut par « l’impossibilité de son abolition » et que, de plus, l’État « est devenu un horizon intellectuel indépassable » (Descola).

En réalité, l’auteur présente les travaux des quelques anthropologues américains qui depuis environ deux décennies sont des continuateurs des thèses de Pierre Clastres sur « La société contre l’État » et aussi celles d’autres auteurs sur les origines de la « souveraineté étatique ».


En 1974, à la publication du livre de Clastres, nous avions indiqué la méprise qu’entretiennent les travaux de cet anthropologue : aucune société ne s’oppose à l’État ; elle se combine avec lui. Seules peuvent s’opposer à lui, les formes de groupement humain de type communautaire qui sont d’une part bien antérieures aux sociétés et d’autre part, dans la période historique, sont extérieures, éloignées ou étrangères aux sociétés, toutes plus ou moins étatisées.


David Graeber et Marshall Salins sont les deux figures les plus connues de ces courants. Graeber, auteur de nombreux essais dont un sur la dette, a été un des leaders du mouvement Occupy Wall Street. En France Philippe Descola, un des diffuseurs de cette anthropologie politique et historique, défend les expériences libertaires des ZAD mais aussi celles du Rojava (Kurdistan) et du Chiapas. Autant de modes de vie collectifs qui dit-il, agissent « dans les interstices » qu’ils occuperaient contre (ou malgré) le pouvoir territorialisant de l’État.


Sur les premières formes d’État, ces anthropologues ne sont pas très convaincants. Ils passent sous silence la longue période pendant laquelle les groupes humains du paléolithique vivaient en communauté, ce qui ne signifie pas que celles-ci étaient exemptes de formes de pouvoir liées au sexe, à l’âge, à la parole, etc. Le passage se fait lentement avec l’émergence des « grands hommes » (Lugan) puis des chefferies, puis des royautés.


La communauté-société n’est pas séparée de l’État et de son organisation. Dans mon article de 2012 sur « L’État réseau et la genèse de l’État » je vois des analogies entre ces communautés-sociétés et l’État sous sa forme réseau d’aujourd’hui. Jacques Camatte les nomme « l’État sous sa première forme ». Une hiérarchisation sociale s’affirme ; une entité supérieure (roi divin, pharaon, prêtres, économie palatale) exerce un pouvoir participatif ;la société n’est pas séparée de l’État. Ce n’est qu’avec la seconde forme de l’État qu’intervient la séparation entre l’État et la société. Dans les empires mésopotamiens et assyriens, les royaumes mèdes, les cités-États grecques l’État s’autonomise de la société et de ses divisions, il se constitue comme unité supérieure qui assure un ordre militaire, religieux, politique et économique. Cette émergence lente et discontinue de l’État dans les sociétés historiques ne semble pas être un sujet d’intérêt pour les anthropologues anarchistes. L’État semble avoir été identique à lui-même depuis la nuit des temps


La dimension communauté humaine est absente de cette anthropologie anarchiste. C’est une de ses principales faiblesses et cela oblitère nombre d’écrits de ses auteurs.

James Scott, un autre essayiste de ce courant, dans Homo domestique. Une histoire profonde des premiers États (2019) cherche à montrer que l’État a une place modeste dans l’histoire humaine. Il critique les philosophes classiques de l’État (Bodin, Hobbes, Locke, Rousseau) pour qui l’État est un principe universel et en quelque sorte, adéquat à la nature humaine.

Mais il conduit sa critique sur la seule base de l’histoire d’une population d’une région montagneuse du Sud-Est asiatique : Zomia qui durant des siècles se serait passée d’un État et même de gouvernement. L’exemple est intéressant, mais pas concluant. L’absence d’un État central, n’est pas la preuve d’une société exempte de formes étatiques. À Zomia comme ailleurs, des pouvoirs locaux, des chefferies, des clans, des confréries ont pu conduire à la création d’États. Par exemple dans la civilisation berbère, s’est opéré un lent et discontinu passage de formes communautaires à des formes de sociétés plus ou moins étatisées : des confédérations de tribus rassemblées dans une dynastie royale. Scott avance ailleurs que l’effondrement des empires signifiait pour la majorité de leurs habitants « la destruction d’un ordre social oppressif ». Or, tous les empires, à toutes leurs époques, n’ont pas été essentiellement oppressifs. La forme impériale de l’État n’a pas été et de loin, la seule forme prise par les États au cours de l’histoire. Les fédérations de nations, par exemple, sont parvenues à des régulations de rapports sociaux qui n’étaient pas essentiellement « oppressifs ». Ainsi en fut-il des États du Languedoc aussi bien dans l’époque médiévale que moderne.


Là encore, le credo anarchiste selon lequel l’État n’est que répressif induit des méprises. Que l’État puisse être en quelque sorte cogéré par les individus, les groupes, les réseaux, sont des dimensions politiques absentes chez les anthropologues anarchistes. Comme chez Clastres, la société ne peut qu’être « contre l’État ».

La contre-dépendance des anarchistes vis-à-vis de l’État que nous avons soulignées à maintes reprises se vérifie ici sans surprise. En définitive, pour ces anthropologues anarchistes (comme pour des philosophes d’ailleurs, par exemple les livres de Jean-Claude Michéa sur le libéralisme comme origine et cause du capitalisme), la forme étatique qui est en filigrane de leur vision, c’est un État social-libertaire. Soit une forme proche de celle de l’actuel État réseau.


Dans mon article « L’État sous la forme nation et sous la forme réseau », Temps critiques, n° 20, automne 2020, j’ai précisé ces deux notions et explicité leur effectivité actuelle.


Sur l’État moderne, ces auteurs semblent découvrir que l’État opère par « une chaîne d’abstractions » ; que « l’abstraction est le premier vecteur de la domination de l’État ». Hegel connaît pas ? L’État comme retour en soi de l’Esprit dans le monde et comme accomplissement de la raison dans l’histoire, voilà une « chaîne d’abstractions » qui ne date pas d’hier, mais que nos anthropologues anarchistes semblent négliger. Ce qui n’est pas étonnant quand on sait le sort qui est fait à la dialectique aujourd’hui dans les milieux « éveillés ».


Plus près de nous, il y a près de 50 ans, Henri Lefebvre définissait l’État comme « une forme de formes » et il l’analysait de manière bien plus probante, malgré l’impasse dans laquelle il s’est fourvoyé avec son concept de « mode de production étatique ». Au moins, Lefebvre tenait-il compte de l’analyse du « dépérissement de l’État » chez Marx. Eux veulent le « civiliser » dans une société socialo-libertaire avec un État dont la forme réseau semble la plus appropriée.


Comme la forme communauté et la notion de communauté-société sont absentes pour com-prendre la genèse de l’État, la forme État- royal est également absente de leur histoire médiévale et moderne de l’État.

De sorte qu’ils en viennent à faire de la « révolution papale » l’origine de la souveraineté de l’État. « L’Église-État » et son administration serait le modèle à partir duquel se serait affirmé l’État et sa légitimité politique et philosophique.


Comme si les tensions, les contradictions et bien sûr aussi les alliances entre l’Église et l’État royal n’avaient pas influencé le devenu de l’État sous sa forme nation. La Révolution française est emblématique de ces oppositions : elle s’est faite contre l’Église et ses fidèles, en discontinuité violente avec celle-ci ; mais elle fut davantage en continuité de fait avec l’État royal même si politiquement, elle a pris sa place. La continuité entre la monarchie absolue française sous Louis XIV et le jacobinisme révolutionnaire a pu être soulignée par des historiens qui n’étaient pas tous des « contre-révolutionnaires ».
Transparaît encore ici le présupposé anarchiste de ces anthropologues ; un présupposé qu’ils ne questionnent pas lorsqu’ils se font historiens. Comme, par exemple, dans l’affirmation sui-vante de David Graeber, « Le néo-libéralisme nous a fait entrer dans l’ère de la bureaucratie totale » (site Les crises, 8 nov.2015). Désirant combattre l’État et le marché, Graeber en vient à assimiler les politiques néolibérales de dérégulation avec un accroissement de la bureaucratisation aussi bien dans l’administration d’État que dans les firmes privées. Il ne semble pas percevoir que les réseaux, le management individualisé et les processus de particularisation ont profondément transformé les organisations bureaucratiques de la période industrielle du capitalisme. Après l’échec des mouvements contestataires, antiautoritaires et d’insubordinations dans les années 65-75, l’État et la société ont été puissamment débureaucratisés. C’est un processus inverse à celui de la « bureaucratisation du monde1 » critiqué par Bruno Rizzi à la fin des années 30. Mais pour que l’antiétatisme anarchiste garde une portée politique crédible, il faut que l’ennemi soit encore et toujours « le plus froid des monstres froids » (Nietzsche).


Pour les anthropologues anarchistes, la globalisation est à la fois nationale et libérale. Elle combine universalisation de l’État-nation, identitarisme national ou communautaire et puis-sance économique technique et culturelle. La synthèse de cette dynamique néo-libérale de l’État trouverait aujourd’hui ses porte-drapeaux avec Trump, Erdogan et Modi (auxquels ils vont ajouter le nouveau président argentin Milei). Partisans d’une version social-libertaire de l’État, on ne trouvera pas dans les écrits de ces anthropologues une analyse sur les raisons politiques et économiques qui font que de tels chefs d’État à tendance autoritaire réalisent la synthèse entre la forme nation et la forme réseau de l’État alors que des démocrates « pur jus » n’y parviennent pas.


Hégémonie du néolibéralisme, tel est leur dernier mot sur le mouvement du capital. Xi Jinping, Biden, l’UE, Lula, Maduro et quelques autres, monteraient-ils la voie pour sortir de « l’hégémonie du néolibéralisme ? »


Autant de questions qui ne semblent pas troubler ces anarchistes qui dissertent sur l’histoire de l’État… sans parler du capital et des divers rapports que l’État entretien avec lui.
Fredy Perlman avec son Against His-Story, Against Leviathan (1983) et malgré son anarcho-primitivisme, avait tout de même un autre souffle politique et anthropologique.


JG
12 déc. 2023

  1. Bruno Rizzi, La bureaucratisation du monde, Première édition1939, seconde édition Champ Libre, 1976. []

Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile

Nous vous signalons la publication d’un Supplément à la revue Temps critiques n°21 intitulé : Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile. Il est disponible immédiatement sur notre site (http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article522) et se trouve aussi imprimable en brochure A5 sur ce lien. Il fait suite à la mise en ligne, en son entier, du numéro 21 de la revue disponible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?rubrique97

La gestion de la crise sanitaire du COVID19. Un autre exemple de la délégation de l’état réseau ?

Mis à jour avec 2 échanges supplémentaires le 19/07/2020.

Alors que les _mesures totalitaires_ se sont appliquées très rapidement par le confinement généralisé de la population française, qui aurait permis, ce qui reste à prouver , d’éviter notamment la saturation des services hospitaliers, un autre confinement beaucoup plus draconien s’est effectué sur les établissements d’hébergement médico-sociaux : EHPADS surtout, maisons de retraites, résidences séniors, établissements de personnes handicapées, et là comme effet délétère la contamination exclusive par le personnel de ces établissements.

Très rapidement ces établissements ont été interdits d’accès, mais aussi de sorties sauf pour les résidents à ne plus pouvoir y retourner. Pour les personnes qui ont vécus et qui vivent toujours cette situation sous différentes formes, c’est comme le sentiment d’une main de fer qui s’est abattue sur eux.

Pour avoir été et être encore directement concerné par cette situation ayant une parente « résidente » d’un de ces établissements ,le sentiment qui domine et perdure c’est d’être confronté à un État fort, un pouvoir non régalien mais puissant, qui sous couvert factice d’un Conseil National d’Ethique qui avait exprimé « avec prudence » (je cite les médias) ses réserves quant aux risques de décompensation des personnes âgées ou handicapées , est capable d’imposer sous prétexte de protection, un véritable enfermement de personnes vulnérables pour des mois, et sans visite quasiment si ce n’est sous forme de parloir, pour peu que ces hébergés soient encore considérés comme faisant partie de la société, et tout cela sans presque aucune réaction des « défenseurs » traditionnels contre cette atteinte à la liberté.

Au contraire presque toute la « gauche », « l’extrême gauche », les ultras, communistes révolutionnaires …n’ont eu de cesse souvent que de se positionner pour la « protection », le droit de retrait des travailleurs…c’est certes bien légitime, mais c’est un autre sentiment d’abandon que des résidents et proches ont ressenti face à cette unanimité revendicatrice pour la protection de pauvres petites vies de survie.

Ce que l’on a pu constater au niveau de l’action sur ces établissements c’est un ministère de la santé donnant des directives strictes de confinement allant jusqu’à l’isolement en chambre, l’interdiction totale des visites et des sorties sous aucun prétexte. Du jamais vu pour des personnes ou des proches qui n’avaient même pas été consultés s’agissant d’une telle restriction à la liberté.

Ces mesures ministérielles étaient accompagnées d’un protocole technocratique mais très précis allant jusque dans l’énonciation de consentements nécessaires de la part des résidents où de leurs proches pour le confinement en chambre. La réalité c’est qu’aucun consentement n’a jamais été demandé la plupart du temps à notre connaissance.

Car au niveau de la structure territoriale des A.R.S, nous avons pu constater personnellement par contact, jusqu’au milieu de la période une grande voire même totale méconnaissance de la situation notamment épidémiologique dans leurs établissements ce qui revenait en fait à laisser la main libre aux établissements pour imposer les restrictions maximales dans un contexte anxiogène, et ce sans aucun contrôle ou presque.

Le premier assouplissement des conditions de visite annoncé par le ministre de la santé dans son communiqué de presse du 1^er juin 2020, est resté quasiment lettre morte. Nous en avons eu confirmation de proches de résidents d’Ehpads dans toutes les régions. Ces mesures devaient permettre des visites en distanciation et à plusieurs personnes, voire dans les chambres si cela s’avérait nécessaire. En réalité le protocole technocratique qui a accompagné ce communiqué a créé de telles restrictions et laissé des marges de manœuvre aux établissements qui à nouveau en sont resté à appliquer le confinement maximal. C’est à se demander si le ministère procède à une quelconque réflexion ou contrôle sur ces protocoles. Sans doute que non au vu du peu de considération pour la population des aînés en établissements.

L’énonciation le plus caractéristique dans ce protocole me semble t-il de cette délégation totale du pouvoir de l’État à l’échelon de l’établissement a été notamment la suivante :

*« /il revient aux directeurs d’établissement de décider des mesures applicables localement, après concertation avec l’équipe soignante/ *» Ce passage a été mis en avant régulièrement par les courriers des EHPADS aux proches pour justifier et maintenir l’enfermement, alors même qu’il était également précisé que les mesures d’assouplissement devaient réalisées et être « /définies en fonction de la situation sanitaire locale et de l’établissement » . Mais q/ue « /l’impératif de confinement pour les établissements ayant des cas de Covid, devait être concilié avec le respect du libre-choix des personnes désirant voir leurs proches ». /Aucune de ces recommandations suivantes, à notre connaissance » n’a été suivie par un établissement, qui en sont restés à l’application stricte de leur pouvoir de confinement. Répétons-le, s’agissant d’un réel enfermement, de restrictions de liberté, d’aller et venir et voir des personnes, c’est une importante délégation de pouvoir qui a été laissé à ces directions.

Le ministère s’est aperçu de cette distorsion entre ses communiqués et l’application sur le terrain suite à intervention, et peut-être parce que les élections approchaient.

Le Président de la République dans son allocution du 14 juin puis le ministre de la santé Olivier Véran dans son communiqué de Presse du 16 juin 2020, ont engagé une phase supplémentaire de déconfinement « rapide » de ces établissements avec des directives claires de possibilités de visites sans rendez-vous en chambre et une lettre de cadrage qui allait pour une fois dans le même sens avec toutefois toujours des possibilités de limiter des tranches horaires qui handicapent sérieusement ceux qui travaillent. Généralement mais peut-être pas encore dans la majorité des cas ces recommandations ( le terme figurait parfois en lieu et place de consignes dans les protocoles comme si là encore l’État laissait la main libre) sont suivies. De graves restrictions à la liberté subsistent parfois, comme la possibilité d’aller personnellement en soin sans être accompagné par le personnel soignant ou en ambulance ce qui est très dissuasif. Par ailleurs certains nous signalent que dans certaines Ehpad pourtant hors zone de confinement toute visites et sorties sont encore interdites ce qui en dit long sur le pouvoir exorbitant laissé à ces structures.

Un autre sujet pourrait être ouvert sur les effets néfastes du confinement sur des résidents.

* Perte de poids par dépression et décompensation (il faut rappeler ou révéler que de nombreux proches palliaient souvent à l’absence humaine dans tous les sens du terme et accompagnaient les résidents pendant la prise de repas, voire parfois participent à leur coucher du soir (repas- brossage de dents, petits-soins, sorties ).

* fréquentes grabatisations irréversibles, par manque de déplacement (les kinés étaient souvent interdits), plongée irréversible dans la démence.

* Soins importants non réalisés.

* L’absence des proches a révélé plus crucialement le caractère machinique des procédures de prise en compte de l’individu par le personnel soignant. L’une des missions principale des EHPAD par exemple est théoriquement de préserver un minimum d’autonomie.

Deux exemples proches ont révélé que les conditions minimales de maintien de l’autonomie pour des personnes ayant subit un AVC n’ont pas été respectées, et ce notamment de permettre lors des transferts fauteuil roulant un minimum d’appui podal. Ces personnes sont devenus irrémédiablement grabataires.

C’est une réalité qui n’étonne plus car c’est devenu un lieu commun évident que ces structures sont des lieux de grabatisation et l’augmentation légitime de la rémunération du personnel soignant, ni leur gentillesse envers les résidents n’y changeront rien.

Jean-Marc R.


 

 


Dans « De quelques rapports entre le coronavirus et l’État » nous avons essayé de saisir l’événement et ses implications d’une manière très générale et sans entrer dans une caractérisation précise de l’État. Nous avons ensuite abordé dans nos « relevés de notes en temps de crise sanitaire » (onze numéros à ce jour), le déroulé de la crise, les rôles d’intermédiations joué par certaines catégories et particulièrement ce qu’on s’est mis à appeler les soignants, en rapportant cela à la forme réseau actuelle de l’État. A ce propos, un de nos lecteurs nous a envoyé la lettre suivante qui pointe justement cette question de la mise en réseau à partir de l’expérience de la gestion de la maladie et de la mort dans les Ehpad. Toutefois nous ne pouvons que critiquer son emploi du terme de totalitarisme dans le cas de l’action de l’État en cette occasion. En effet, la crise sanitaire a tout d’abord posé la question du rapport entre liberté et nécessité ; on ne peut à la fois prôner une société où les individus sont totalement libres de leur décision et accuser l’État de ne rien faire pour les protéger… même contre leur gré. Ensuite, c’est la question de notre commune humanité qui a été posée (quelle que soit le sexe, l’âge, la condition sociale, l’origine « ethnique ») et donc du rapport à la vieillesse et à la mort qui a été rendue visible par l’impossibilité conjoncturelle des visites et d’accomplissement des rites funéraires. Plutôt que de parler de « totalitarisme », il vaudrait mieux parler simplement d’incapacité de la société à décider exactement que faire des personnes âgées… comme on a pu le voir avec la gestion des Ephad, mais aussi dans les hésitations à propos d’un possible surconfinement des plus de 70 ans dont le comité d’éthique recommence à parler en cas de retour du virus. Insister sur le « totalitarisme » de l’Etat nous paraît aussi quelque peu contradictoire avec le fait de mettre en avant sa tendance à l’organisation en réseau qui a des effets de contrôle (y compris d’auto-contrôle) plus que des effets disciplinaires.

Bien à toi
Temps critiques


 

 


Bonjour à vous

merci pour votre publication dans le blog !
Désolé pour l’imprécision de sens du terme « totalitaire » que j’aurai peut-être pu mettre en guillemet au lieu de le souligner. C’était plus pour faire ressortir le sentiment d’un pouvoir exorbitant sur les libertés d’aller et venir sur une partie de la population à « surprotéger », puis de sa délégation ou relégation plutôt, locale d’application à tous les établissements, des déconfinements, à l’heure actuelle encore parfois totalement non effectifs (et sans justification de cas covid) ou partiellement seulement avec des tranches horaires strictes par exemple. Une sorte d’abandon de son pouvoir de dé confinement, comme si l’application des libertés était ensuite laissé arbitrairement à l’initiative de chaque structure et souvent à minima.

Jean-Marc R.


 

 


Le 17 juillet 2020

Bonjour,

La discussion parue sur le blog de « Temps critiques » entre un lecteur et la rédaction de TC appelle un commentaire :

On comprend bien que la réfutation du concept de « totalitaire », employé par le lecteur pour décrire la situation sans échappatoire infligée aux personnes âgées dans les EHPAD, cherche surtout à se débarrasser d’un concept surdéterminé qui habillerait trop large : néanmoins, comme cette réfutation essaye de se défausser de l’usage admis jusque là qui fausse la compréhension de ce qui s’est passé maintenant, on peut, nous aussi, avancer ou reculer (c’est selon) la focale.

Un totalitarisme n’est pas forcément vertical, sauf si on entérine que c’est sa seule définition.

Un totalitarisme, ou supposé tel, a une dynamique compulsive propre à la surenchère, qui défie toute rationalité : on se rappelle la vraie-fausse erreur tactique des Alliés qui présumaient qu’en écrasant les villes allemandes sous les bombes, la population se détacherait des nazis : or, c’est l’inverse qui se produisit, tant la boussole démagnétisée n’oriente plus que vers ce qu’on connaît déjà.

Les différents échelons hiérarchiques nivellent l’emballement, en devançant ce que les autorités « supérieures » seraient sensées leur reprocher tôt ou tard (ça tient, mais à l’envers, un peu du naufrage soviétique où les échelons inférieurs truquaient les statistiques pour complaire aux supérieurs).

En revanche si est totalitaire une composition sociale qui soustrait toute échappatoire, ce conditionnement sanitaire (pour ne pas dire dictature) y ressemble beaucoup en privant par exemple les résidents des EHPAD de la liberté de choix de prendre le risque de mourir ou pas.

Ce n’est pas « viva la muerte ! », mais la survie obligatoire, à n’importe quel prix psychologique !

Je concède que totalitaire est trop empreint d’images politiques toutes faites pour être satisfaisant, néanmoins la situation élaborée au travers de cette crise sanitaire peut être éclairée à l’aide de cette lanterne.

Venant


 

 


Pour faire suite à la discussion sur « totalitaire » (cf. blog TC) :

Il me vient cette précision que l’adhésion/amplification d’un conditionnement totalitaire est largement « horizontal », par grégarité, conformisme, peur de d’apparaître différent et d’être contrôlé/sanctionné. Le civisme est en cela un excellent terreau.

La réfutation rédigée par le rédacteur du blog est un peu affligeante en s’appuyant sur le couple « philo-du-bac » nécéssité versus liberté.

Elle (la réfutation) passe à côté de ce que le lecteur pointait d’amplification/emballement par surenchère de certains échelons
hiérarchiques(moi-même j’en ai été le témoin dans l’EHPAD où est hébergé ma mère : le directeur m’intimant de mettre quand même le masque alors que nous étions dehors à 2m d’intervalle, il se justifie en disant « c’est le règlement, je n’y suis pour rien ! »).

Venant