Présentation vidéo d’Économie politique de la crise sanitaire

Jacques Wajnsztejn et les éditions l’Harmattan ont réalisé une présentation vidéo du livre Économie politique de la crise sanitaire, Chronique d’une année cruciale visible ici : https://youtu.be/BWyD32T9c3I Le livre lui-même synthétise les 18 premiers relevés de notes que nous avons publié depuis plus d’un an et dont vous pouvez consulter le récapitulatif des numéros : https://blog.tempscritiques.net/recapitulatif-des-releves-de-notes.

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°23

À nouveau sur les statistiques et leur usage

– Il y a quelques mois, le gouvernement faisait, dans une sensibilisation à la vaccination contre le Covid-19, ce rapport entre non-vaccination et hospitalisation : « On peut débattre de tout sauf des chiffres ». Le gouvernement arguait d’un chiffre de 80 % de non vaccinés à l’époque, or si ce chiffre brut était significatif, il est aujourd’hui tombé à 44 %. Est-ce que pour cela l’argument s’effondre alors que les anticorps diminuent à la longue ? À l’inverse, les anti-vax qui reprennent la « méthode » du gouvernement, mais en en inversant le sens, se targuent du chiffre de 2 % d’hospitalisations Covid sur l’année alors que c’est une moyenne qui concerne tous les services et qu’en réanimation il monte à 19 % (Libération, le 17 novembre).   

– Si le pouvoir d’achat reste un indicateur statistique pour décrire un phénomène économique de la manière la plus objective possible, il présente néanmoins de nombreux écueils. Il se décompose en deux grands ensembles : d’une part, les salaires bruts ou nets de fiscalité patronale et salariale, d’autre part un indice des prix à la consommation du « panier représentatif de la ménagère » (alimentation, boissons, journaux et périodiques, logement, eau, gaz, électricité, combustible, santé, transport, communication, éducation, restaurants, hôtels…). Depuis plus d’une dizaine d’années, les instituts de conjoncture présentent une courbe où le « revenu disponible brut » (salaires bruts – indice des prix à la consommation) a tendance à augmenter. Les mesures prises plus récemment par le gouvernement au moment de la crise des « gilets jaunes » ne sont certainement pas étrangères à cela : prime d’activité, défiscalisation des heures supplémentaires, activité partielle… Mais comme tout indice, il s’agit d’une moyenne pondérée. Or, les pondérations des biens biaisent l’information en particulier sur l’indice des prix, certaines hausses pouvant être sous-pondérées (la baguette de pain) ou, au contraire, certaines baisses surpondérées (matériel hifi, automobile…). L’augmentation du pouvoir d’achat reste par conséquent compatible avec la hausse des inégalités, la baisse des salaires dans les métiers de services et de soins et le développement en masse de mini-jobs. Enfin, la hausse continue des prix de l’énergie, qui pèse beaucoup plus dans le portefeuille des ménages modestes, est encore insuffisamment intégrée dans cet indice. Certes, les salaires ne diminuent pas (en moyenne) et l’indice des prix à la consommation n’augmente pas, mais ce sont les dépenses incompressibles, dont la part est plus élevée chez les revenus les plus faibles, qui augmentent. En fait, les indices et indicateurs économiques s’éloignent de plus en plus de la réalité économique. D’abord, ces estimations se basent sur le modèle d’un ménage de deux personnes gagnant chacune un revenu. C’est la notion administrative de foyer. Certes, des progrès ont été réalisés avec le concept de l’« unité de consommation » (qui permet l’individualisation du pouvoir d’achat), mais il n’en reste pas moins que l’administration évalue toujours très mal la précarité qui résulte de l’automatisation et des impacts de l’innovation technologique sur l’emploi et le pouvoir d’achat. Multiplication des CDD, familles monoparentales, fragilité après un divorce, cumul de petits boulots, précarité de la jeunesse, bref, toutes ces catégories de la population bien réelles n’entrent pas dans les clous des estimations. (Pascal de Lima Sc-Po, ibidem)

Dans le même ordre d’idées, le ménage « moyen » n’existe pas : chacun fait sa propre expérience des prix en fonction de sa consommation, et les inflations ressenties ne coïncident pas nécessairement avec les indicateurs agrégés officiels. Par exemple en 2002, les commerçants avaient été accusés d’arrondir les prix à la hausse lors du réétiquetage en euros, tandis que l’inflation de l’année n’avait été que de 2 %, selon l’Insee. À l’époque, il semble que la perception des hausses de prix ait été plus aiguë pour les petits achats répétés (pain, café au comptoir, fruits et légumes, en hausse) que pour les gros achats occasionnels (appareils ménagers, en baisse). Aujourd’hui, la hausse des prix est concentrée sur l’énergie qui, selon l’Insee, s’est renchérie en moyenne de 20 % sur un an. Les ménages ruraux semblent être davantage affectés par ces hausses, comme le suggèrent les enquêtes de l’Insee sur l’inflation ressentie. La hausse des prix de l’immobilier contribue aussi à une impression de renchérissement de la vie, même s’il ne s’agit pas en l’occurrence de consommation mais d’investissement. Lorsque l’inflation reste modérée, ce sont bien les prix relatifs et non les prix eux-mêmes qui importent dans une économie. Les rémunérations finissent par être indexées sur les prix à la consommation (Agnès Benassy-Quéré, chef économiste au Trésor, ibidem).

Preuve de ces difficultés, l’évaluation de l’institut des politiques publiques publiée le 16 novembre qui tranche avec celle réalisée début octobre par le Trésor, en annexe à la présentation du projet de loi de finances 2022 : Bercy se targuait alors d’avoir augmenté de 4 % en cinq ans le pouvoir d’achat des 10 % de Français du bas de l’échelle. L’institut trouve une hausse plus modeste, de 1,25 % à 3 %, selon les hypothèses retenues. « Le Trésor a retenu l’ensemble des mesures ayant des effets sous le quinquennat Macron, dont certaines étaient en fait la fin de l’application de mesures Hollande (revalorisation du RSA, chèque énergie…) », explique M. Bozio. Les chercheurs de l’IPP, eux, ont choisi de retenir l’ensemble des dispositifs annoncés par le gouvernement Macron. (Le Monde, le 17 novembre). Mais tous les deux sont d’accord pour dire que les ménages actifs sont tous gagnants sans exception, avec un bénéfice moyen de +3,5 %

[D’une manière générale, le signal prix va avoir une grande importance dans la transition énergétique qui se met en place et se détacheront de plus en plus des « valeurs » NDLR].

– Au-delà des difficultés dues à la crise sanitaire, la dégradation des situations étudiantes reflète « le mouvement continu de massification dans l’enseignement, qui amène sur les bancs de l’université une population issue de milieux plus populaires, ne pouvant pas mobiliser de l’aide familiale », analyse le sociologue Camille Peugny. Les données manquent sur les étudiants, puisque seuls ceux qui vivent encore chez leurs parents sont pris en compte dans les statistiques de l’Insee. « La dernière étude sur les jeunes qui vivent seuls, qui date de 2014, indiquait toutefois que la moitié devait se débrouiller avec moins de 939 euros par mois, aides comprises, et moins de 365 euros pour les 10 % les plus pauvres », pointe Anne Brunner, directrice d’étude à l’Observatoire des inégalités. L’OVE identifie deux profils particulièrement touchés par la précarité : les étudiants étrangers, loin de leur famille, et les étudiants les plus âgés (26 ans et plus), censés être plus indépendants. Les difficultés rencontrées par nombre de ces jeunes sont symptomatiques d’un modèle français qui repose en grande partie sur la solidarité familiale par opposition aux pays scandinaves dans lesquels l’aide de l’État est principale (Le Monde, le 8 décembre).

– Le même IPP a étudié aussi l’effet des allègements fiscaux sur les entreprises. Celles qui en ont le plus bénéficié sont les entreprises les plus capitalistiques et les plus grosses, indépendamment de leur productivité (Les Échos, le 17 novembre). Problème : ce ne sont pas les entreprises qui ont le plus gros « stock » de personnel qui embauchent le plus… et ce sont par contre celles qui sont le plus exposées aux pressions des actionnaires. Question : qui profitera des allègements : actionnaires, salariés avec augmentation des salaires, directions avec augmentation des marges, l’investissement ?

– L’évaluation de la performance globale des entreprises intègre de plus en plus des critères dits « ESG » qui apprécient la manière de gérer les effets de l’activité productive sur l’environnement (E), la vie sociale (S) et la gouvernance (G). Encore marginaux il y a une dizaine d’années, ces critères sont utilisés aujourd’hui par les gestionnaires de fonds ou les dirigeants pour repérer les risques à long terme de leurs investissements ou pour assurer à leurs parties prenantes qu’ils souscrivent aux normes de responsabilité communément admises. Mais en distinguant des critères non financiers et des critères financiers, on laisse entendre que ces derniers existent depuis toujours parce qu’ils ont une signification et une pertinence définitives et quasiment scientifiques, indépendamment des conditions historiques dans lesquelles ils ont été conçus. Or, il n’en est rien. Les critères comptables et financiers actuels ont été construits au fil du temps, en réponse au contexte social du moment. Par exemple, le financement de la retraite des salariés, qu’il prenne la forme de cotisations ou de versements à des fonds de pension, a été incorporé dans l’image « financière » des entreprises à partir des années d’après-guerre. L’évaluation de la performance s’est adaptée et le calcul du profit a dû tenir compte de cette exigence sociale. Ce qui paraissait impensable aux financiers du début du XXe siècle est devenu une évidence pour leurs successeurs contemporains. C’est pourquoi opposer des critères de performance dits « extra-financiers » à des critères « purement financiers » qu’ils viendraient brouiller, c’est supposer un périmètre du financier qui n’avait de sens que dans la période que l’on quitte. Il serait plus juste de parler de critères d’évaluation de la performance durable tenant compte du nouveau contexte environnemental et social des entreprises et qui détermineront le calcul de leurs profits. L’opposition entre normes financières et non financières apparaîtrait ainsi plus clairement pour ce qu’elle est : une construction sociale transitoire P-Y. Gomez, enseignant EM-Lyon in le Monde le 1er décembre).

[C’est aussi une autre façon de dire, comme nous l’avançons, que le capital dans son procès de totalisation tend à rendre caduque la différence de ses formes, NDLR]

– La proportion d’immigrés en France, c’est-à-dire de personnes nées à l’étranger est de 10 à 12 % (en intégrant dans ces chiffres les personnes en situation irrégulière) contre 13,6 % pour la moyenne actuelle des pays de l’OCDE. Nous ne sommes donc pas plus ouverts que les autres pays, plutôt un peu moins. Un tiers environ des intéressés a d’ailleurs acquis la nationalité française, ce qui montre que le niveau d’intégration, certes améliorable, n’est pas négligeable. Sommes-nous envahis ? Difficile à croire si l’on veut bien se rappeler que le solde migratoire annuel (entrants moins sortants) est inférieur à 50 000 personnes. Et que le flux annuel des immigrés arrivant en France est de 300000 personnes, soit 0,4 % de la population contre le double pour la moyenne des pays de l’OCDE (Les Échos, le 1er décembre). Les difficultés tiennent non pas au volume trop élevé de l’immigration, mais à son inadaptation aux « besoins ». Le motif économique (embauche) ne représente que 39 000 titres de séjour et les étudiants 90 000, contre 91 000 pour le regroupement familial. En France, la contribution de l’immigration à l’accroissement du nombre de travailleurs hautement qualifiés est de 3,5 % sur dix ans, contre le double aux États-Unis et presque le triple au Royaume-Uni. En revanche la part d’inventeurs d’origine étrangère parmi les déposants de brevets n’est que de 8 % contre 24 % aux États-Unis (Peyrelevade, ibid.).

– Un exemple de brouillage communicationnel de la part des médias : au sein du même quotidien et du même article (« L’inflation en zone euro au plus haut depuis trente ans ») in Le Monde, le 1er décembre un sous-titre qui sert d’encart : « L’émergence du variant Omicron, qui vient ajouter du désordre au désordre, risque de faire empirer la situation » côtoie le commentaire interne suivant : or, le prix du pétrole pourrait avoir atteint un sommet. La découverte du variant Omicron a créé une violente correction ces derniers jours, avec un baril en chute de 20 % depuis mi-octobre et encore : « Plus de la moitié de la hausse des prix en France est liée à celle de l’énergie, c’est énorme, note Mathieu Plane, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques. Le retournement des prix des matières premières et du pétrole pourrait signifier qu’on atteindra le pic d’inflation un peu plus vite que prévu. » Comprenne qui pourra !

– L’heure demeure consacrée comme unité élémentaire de travail. Les statistiques économiques reposent aussi sur cette unité : productivité horaire, coût du travail horaire et la volonté actuelle du gouvernement français d’imposer aux collectivités locales les « 35 heures effectives » va aussi dans ce sens. Pourtant, désormais, l’heure tend à être supplantée par le jour. Sur le plan national, les lois sur les 35 heures ont en fait installé majoritairement chez les cadres une référence journalière, à travers le forfait jours. Selon les enquêtes Acemo du ministère du Travail, avant la crise due au Covid-19, un peu moins de 15 % des salariés des entreprises de plus de 10 salariés étaient ainsi sous ce forfait, en général de 215 à 220 jours par an. Le forfait est également largement utilisé dans les diverses branches de la Fonction publique. Depuis 2004, le lien entre heures et jours est aboli s’il n’est pas prévu dans l’accord collectif instaurant le forfait. Seuls restent deux filets, le repos journalier minimum de 11 heures et les 35 heures consécutives de repos hebdomadaire. Parallèlement, le développement de l’emploi indépendant tiré par le statut de l’auto-entrepreneuriat participe à étendre le jour comme référence sociale pour le travail. Le découpage en jours est enfin la règle dans la plupart des accords de télétravail qui, en général, fixent deux à trois jours par semaine à distance. Or ces accords se multiplient, tant dans l’administration que dans le privé. Par exemple, la Cour des Comptes vient de recommander d’imposer aux professeurs un forfait annuel d’heures de remplacement et d’annualiser leur temps de travail (Le Monde le 2 décembre).

Macron et la valeur-travail versus travail comme valeur

Nous avons consacré notre n° 19 d’Interventions1 à ce sujet, nous n’y reviendrons pas sauf à préciser quelques points annexes non abordés ou simplement effleurés à cette occasion.

– Même quand les revendications partent de la base plus que des syndicats (cf. l’entreprise Labeyrie et plus généralement l’agro-alimentaire) et dans des secteurs qui n’ont pas l’habitude de faire grève (grande distribution spécialisée : Décathlon, H et M, Sephora), il n’y a pas de critique du travail comme dans le cycle de lutte des années 60-70 et les revendications restent très quantitatives et hiérarchisées. Ainsi, salutaire pour ceux qui le touchent, l’augmentation automatique du SMIC de 2,2 % au 1er octobre a un effet pervers pour ceux qui gagnent à peine plus. Non seulement ils ne perçoivent pas la hausse, mais ils se retrouvent au niveau du SMIC. Dans la plupart des branches professionnelles de l’agroalimentaire, les trois à quatre premiers niveaux de la grille de salaires sont désormais noyés par le SMIC, démontrait FO dans un Guide du salarié publié fin octobre. « Quelqu’un qui s’est formé pour évoluer, il voit toute son évolution écrasée ! » résume Stéphane Lecointre, chez Labeyrie. S’ajoute le sentiment d’un manque de reconnaissance des efforts produits depuis le début de la crise, notamment dans les entreprises qui ont engrangé des bénéfices record durant cette période. Finalement, les salariés de Labeyrie ont obtenu la généralisation des 2,2 % d’augmentation du SMIC, ceux de Nor’Pain (entreprise de boulangerie industrielle), 48 euros net, loin des 150 escomptés. 

– Le traitement actuel du chômage par le gouvernement Macron s’éloigne toujours plus de ce qui a été un « traitement social » depuis les années 1980, surtout sous les gouvernements dominés par le parti socialiste. C’est qu’il reprend à son compte la théorie néo-libérale dite du job search qui repose premièrement sur l’idée que chaque individu en situation fait un arbitrage entre allocations chômage reçues et salaire de reprise et deuxièmement sur l’idée que les travailleurs intermittents sont des optimiseurs de situation. Ce type de théorie néglige la réalité du « marché du travail » dans lequel le chiffre brut des offres masque le concret (niveau de qualification et de rémunération, temps partiel ou complet, de nuit ou de jour, CDI ou CDD, localisation géographique, friction entre offre et demande dans le temps). D’ailleurs certains ne s’y trompent pas comme les salariés les moins qualifiés qui ne passent même plus par la case Pôle emploi puisqu’ils savent que rien ne leur sera proposé ; ils sortent donc des chiffres officiels pour s’adresser directement aux employeurs. Ce que masque aussi le discours officiel actuel, c’est que la moitié des chômeurs ne sont pas ou plus indemnisés ; vouloir les contrôler plus n’a alors pas grand effet à part celui d’annonce pré-électorale (Libération, le 12 novembre).

[Ce qui apparaît évident, c’est que comme dans bien d’autres domaines Macron gouverne à vue et en utilisant le discours performatif à la mode : ainsi veut-il baisser le niveau de chômage autour de 7 %, un niveau qu’il estime incompressible parce que lié à un chômage « frictionnel » (décalage O/D), alors qu’en France il y a un grand nombre de chômeurs de longue durée (chômage structurel) qui ne peuvent correspondre à cette approche purement conjoncturelle, NDLR].

Le plan de relance de 2030 pour l’industrialisation n’est pas non plus la panacée. « Aujourd’hui, une usine qui ouvre, c’est en moyenne 50 personnes, dit François Bost, professeur de géographie économique et industrielle à l’université de Reims. Les élus locaux sont souvent déçus quand ils le découvrent, et peuvent avoir tendance à préférer accueillir un entrepôt Amazon qui emploie 2 000 personnes, cela éponge la pauvreté et le malemploi. » C’est un mirage de penser qu’on va créer de l’emploi en réindustrialisant, résume Patrick Artus, l’économiste de Natixis. Jamais on ne recréera d’industrie de main-d’œuvre, c’est impossible. L’industrie du futur – les batteries de troisième génération, les ordinateurs quantiques, l’hydrogène – sera pauvre en emplois. Mais elle aura une très forte valeur ajoutée, donc des revenus élevés qui pourront être redistribués. » [un ruissellement tout théorique, NDLR]. Les experts d’Oxford Economics rappellent que « plus de la moitié des ouvriers qui ont quitté l’industrie dans les deux dernières décennies ont rejoint trois secteurs principaux – les transports, la construction et les tâches administratives. Trois domaines qui sont parmi les plus vulnérables à la prochaine vague de robotisation », Le Monde, le 20 novembre).

– Pour ce qui est des jeunes, malgré des mesures spécifiques depuis 40 ans, le taux de chômage des moins de 25 ans continue à osciller entre 20 et 25 %. Ce sont les jeunes les moins qualifiés qui sont confrontés aux plus grandes difficultés pour accéder à l’emploi. Les chiffres sont édifiants : parmi les élèves inscrits en lycée professionnel en 2018-2019, seulement 24 % de ceux en CAP sont en emploi 6 mois près la sortie du système scolaire, en janvier 2020 (donc avant la crise sanitaire). Pour le bac professionnel, le taux d’emploi atteint 37 %. Les apprentis s’en tirent mieux : 53 % des CAP sont en emploi et 63 % (Les Échos, le 15 novembre).

Aux États-Unis, les économistes estiment qu’une bonne part des salariés sortis du marché du travail — ils ne cherchent plus d’emploi et ne sont donc pas comptés comme chômeurs — pourraient y revenir. « Sur les cinq millions de personnes sorties du marché du travail depuis le début de la pandémie, on peut facilement en retrouver 2,5 millions, juge Gregory Daco. Quelqu’un de 55 ans peut revenir si le salaire proposé est attractif et s’il n’est plus préoccupé par le virus. » Pour S&P Global Ratings aussi, l’offre de travail devrait rebondir : « 42 % de la baisse du taux de participation à la population active est due à des changements structurels et 58 % de la baisse est due à des raisons qui découlent plus directement de la pandémie » (les Échos, le 6 décembre).

– En 2020, période de baisse d’activité à cause de la crise sanitaire il y a eu 539 833 accidents du travail + 99 428 accidents de trajet au travail + 40 219 maladies professionnelles prises en charge ; le tout pour 19, 6 millions de salariés du secteur privé, c’est-à-dire sans tenir compte des fonctionnaires, artisans, auto-entrepreneurs (sans commentaire). Dans son communiqué de presse (AFP) du 26 octobre 2021, l’assurance-maladie parle de « sinistralité du travail ».

Interlude

  • « Épicure de rappel » : si en Suisse (Genève) un sex-club propose une fellation aux candidats à la vaccination, en Autriche on est aussi prêt à tout pour vacciner : dans une maison close viennoise, le Funpalast, « les personnes qui acceptent de recevoir une injection obtiennent le droit de passer trente minutes en bonne compagnie dans un sauna club » (La provence.com, 11 octobre 2021). Qui des Suisses ou des Autrichiens a inventé le premier la passe sanitaire ? (Le Canard enchaîné, le 17 novembre 2021).
  • Un peu de baume au cœur : Le porte-parole de la Confédération paysanne, Nicolas Girod, a vertement décliné la proposition du cabinet de la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, de lui épingler l’ordre national du Mérite. (ibid.)
  • Les nouveaux ravages du nomadisme genré : in La Nouvelle République (3 octobre 2021) : « En Indre-et-Loire, sur les 2431 pompiers professionnels ou volontaires, 462 femmes sont des femmes ». (ibidem). Le moins qu’on puisse dire, c’est que certains médias sont « tourneboulés » par les évolutions en cours.

Accélération et rattrapage

Alors que nombreux ont insisté sur l’effet accélération capitaliste produit par la crise sanitaire (augmentation du pouvoir des GAFA, virtualisation du travail avec le développement du télétravail, dématérialisation accrue du commerce et en même temps, renforcement de la main mise de la grande distribution par rapport aux petits commerces) ; alors que d’autres ont entrevu un nouveau monde en rupture avec l’ancien (une tendance née du premier confinement, mais vite résorbée dès que l’activité a repris son cours à peu près normal), l’effet rattrapage/rééquilibrage produit, certes avec un certain décalage mais concomitamment, a peut être été sous-estimé. Éric Monnet, économiste à l’EHESS essaie d’en rendre compte dans un article de Libération, le 22 novembre. Plusieurs points sont à ressortir :

– Redémarrage ne rime pas avec reprise de la croissance de la mondialisation. Certes, il n’y a pas relocalisation et les économies restent ouvertes contrairement aux années 1930, mais des barrières demeurent d’où le choc O/D.

– La faible inflation connue ces dix dernières années correspond en grande partie à un accroissement de la distorsion des prix entre pays au profit des États-Unis et de l’Europe grâce à la faiblesse des prix de la plupart des pays exportateurs du fait à la fois de salaires nettement plus bas et d’un prix de l’énergie en baisse du fait de la tendance globalement déflationniste dominante dans les pays capitalistes-centres (tendance typique d’une « reproduction rétrécie2 », NDLR). Le prix de ces produits ne pouvait donc qu’augmenter à terme, le tout étant de savoir si c’est à court ou moyen terme, mais on ne peut pas dire qu’il y ait là un effet de surprise et d’ailleurs, la plupart des économistes et des banques centrales enregistrent ce processus sans panique.

– Dans le monde entier, des demandes de rééquilibrage des salaires confortées par des politiques budgétaires accommodantes renforcent le point précédent. Cette tendance devrait rompre, si elle ses confirme dans les faits, avec la tendance de la période précédente qui a vu les salaires augmenter moins vite que la productivité. À cet égard il demeure une interrogation sur le niveau actuel de productivité. D’après un article du Financial Times3, la productivité du télétravail est inférieure à celle traditionnelle du travail en entreprise. Elle ne se rattrape que par un nombre supérieur d’heures travaillées. De toute façon, les marges actuelles ne sont pas dégagées par une augmentation de la productivité, mais par : « une combinaison de levier opérationnel, de pouvoir de fixation des prix et de contrôle des coûts notamment via l’automatisation et la digitalisation », explique David Kostin, le stratégiste de Goldman Sachs in Les Échos, le 22 novembre. Le même article insiste sur le fait qu’il se produit un découplage entre taux à court terme qui augmenteront conjoncturellement et taux à long terme qui resteront bas du fait de la contrainte que représente un fort endettement. Cette situation constitue un exemple historique unique… mais nullement irrationnel.

– Il en est de même au niveau des taux d’intérêt. Anormalement bas et même négatifs parfois, ils ne pouvaient que remonter et cela ne peut représenter un danger. C’est en particulier le langage tenu par la BCE, qui est là aussi celui d’un rééquilibrage logique et sans surprise.

– le rattrapage du pouvoir d’achat n’est pas une question, mais une partie de la solution. La question pour les pouvoirs en place étant celle d’un arbitrage et donc d’un choix politique entre le niveau d’augmentation des salaires et l’encadrement des prix sur les dépenses contraintes, le pouvoir d’achat pouvant être augmenté de l’une ou l’autre des deux façons ou par un mixage des deux. Monnet fait par ailleurs remarquer que le risque inflationniste n’est pas que sur les salaires, mais aussi bien sur les dividendes que sur les subventions aux entreprises. Monnet conclut en disant que la situation actuelle, quant à l’inflation, est bien plus proche de celle des années 1950-60 que celle de 1974 où en France, par exemple, elle atteint 13,7 %.

– Le Covid-19 renforce les tendances à « l’optimisation ». Cela touche aussi bien la virtualisation des activités de transports et particulièrement celles développées par la SNCF que la fermeture des agences bancaires. Si cela a une certaine logique pour des banques numériques comme ING, cela l’est moins pour les banques traditionnelles. Or, des opérations spécifiques comme le rapprochement en cours des réseaux Société Générale et Crédit du Nord contribuent aussi au phénomène : près de 30 % des agences du groupe devraient disparaître d’ici à 2025. La situation reste néanmoins différente par rapport aux autres pays européens. La réduction de 15 % du nombre d’agences en France d’ici à 2024 est à comparer avec une baisse d’environ 25 % pour le reste du continent. C’est aussi le cas par exemple de la BRED (Banque Populaire), qui a adopté le modèle des agences ouvertes uniquement sur rendez-vous. « Il y a une volonté globale d’optimiser le fonctionnement des réseaux. Mais cela ne passera pas uniquement par des fermetures pures et simples ». Dans tous les cas, les banques doivent se restructurer dans la mesure où si elles sortent plus fortes de la crise sanitaire qu’elles ne sont sorties de la crise de 2008, leur rentabilité a quasiment chuté de moitié, par exemple en Europe. En effet, une myriade de sociétés technologiques attaquent un par un tous les segments des chaînes de valeur des métiers de la banque. Celle-ci cherche déjà à répondre sur ce terrain : « L’usage accru et responsable des données, notamment avec l’intelligence artificielle, est un levier stratégique sur lequel Société Générale entend continuer de capitaliser pour adapter et améliorer ses modèles de distribution et de production existants », a déclaré Frédéric Oudéa, le patron de la banque. (Les Échos, le 25 novembre).

Les chaînes d’approvisionnement « juste-à-temps » et leurs fragilités

Un choc des prix sur les marchés mondiaux du gaz naturel fait tomber, au Royaume-Uni, plusieurs petits fournisseurs d’énergie, laissant les clients sans chauffage et confrontés à la hausse des prix. Un incendie met hors service l’énorme câble qui achemine l’électricité de la France vers le Royaume-Uni, menaçant les foyers d’obscurité et augmentant les factures d’électricité. Le porte-conteneurs Ever Given [de 200 000 tonnes et 400 mètres de long et propriété de la firme japonaise Shoei Kisen Kaisha, naviguant sous pavillon de Panama, armateur Evergreen Marine Corporation], en provenance de Malaisie et à destination de Felixstowe [le port de conteneurs le plus important du Royaume-Uni], reste bloqué dans le canal de Suez pendant six jours [fin mars 2021], ce qui entraîne une interruption du trafic maritime pour un coût estimé à 730 millions de livres sterling et retarde l’arrivée des gadgets électroniques commandés sur Amazon Prime. Ces incidents ont en commun la vitesse à laquelle un seul événement peut perturber les chaînes d’approvisionnement qui sillonnent le monde. Presque chaque fois qu’un article en ligne est commandé, celui-ci est transporté par un réseau de firmes, de rails, de routes, de navires, d’entrepôts et de chauffeurs livreurs qui, ensemble, forment le système circulatoire (en flux tendu) de l’économie mondiale. Cette infrastructure étroitement calibrée est conçue pour un mouvement perpétuel. Dès qu’un maillon se brise ou se bloque, l’impact sur les actuelles chaînes d’approvisionnement en flux tendu se fait immédiatement sentir. La livraison rapide des produits repose sur les infrastructures. À partir des années 1980, les autoroutes se sont élargies, les ports se sont approfondis et des pistes d’atterrissage ont été ajoutées ici et là pour suivre le rythme du changement. Les entrepôts du XXIe siècle se sont transformés de lieux de stockage en énormes centres de distribution et d’exécution. Mais la vitesse comporte ses propres risques. Les inondations, les pannes de courant, les routes fermées, les conflits du travail et… les pandémies peuvent tous arrêter le système. Parce que le juste-à-temps a éradiqué les stocks, une crise imprévue peut entraîner des pénuries inattendues et dangereuses. Au début de la crise sanitaire, il y a eu des pénuries généralisées d’EPI (équipement de protection individuelle), de blouses, de masques et de gants en plastique, qui reposent tous sur une production en flux tendu, avec peu de stocks de réserve. Aujourd’hui, notre monde en flux tendu est de plus en plus sujet à des crises. Les horaires des transports par conteneurs ne sont pas fiables depuis début 2020. La hausse des prix du carburant a également entraîné une réduction de la vitesse de navigation, connue sous le nom de slow steaming [réduction de la vitesse d’un navire pour réduire la consommation de carburant, afin de réduire les coûts]. La British International Freight Association, quant à elle, a mis en garde contre une « pénurie de transport terrestre » – en d’autres termes, les dockers ou les magasiniers suite au Covid-19 ont été réduits en nombre et les chauffeurs routiers sont en nombre insuffisant en raison de la pandémie et du Brexit, ainsi que d’années de salaires stagnants, de longues heures de travail comme du manque de formation disponible. La Road Haulage Association [Association de camionnage routier] estime la pénurie actuelle à 100 000 chauffeurs au Royaume-Uni. Trop peu de chauffeurs signifie des ports engorgés, des navires bloqués, des étagères vides et des prix plus élevés.Les responsables de la chaîne d’approvisionnement et les experts en logistique sont conscients de tous les problèmes potentiels et débattent depuis une dizaine d’années du compromis entre « risque » et « résilience » – la « résilience » étant la capacité à minimiser ou à se remettre rapidement d’une perturbation. Des stocks peu élevés en mode juste-à-temps augmentent les risques de pénurie en cas de crise. La « résilience », en revanche, implique des stocks plus importants, davantage de travailleurs, des fournisseurs multiples et des coûts plus élevés. Cela crée un dilemme. La concurrence rend la résilience elle-même risquée pour les entreprises individuelles. Qui veut acheter à un retardataire dont les prix sont plus élevés ? Pourtant, tant que la rentabilité est la force motrice du système, les efforts nationaux de repli sur soi ou de « reprise en main » — ironiquement, souvent dans le but de créer une résilience imaginaire, comme cela fut présenté avec le Brexit — ne font que créer davantage de perturbations, de chaînes d’approvisionnement brisées et de prix plus élevés, les entreprises cherchant à récupérer leurs pertes. Le régime des biens de consommation bon marché devient de plus en plus difficile à maintenir (Kim Moodie, The Guardian, traduction par À l’encontre, 23 novembre 2021).

– La montée des prix découle aussi de l’ajustement compliqué entre l’offre et la demande en période de crise. « Une grande partie des problèmes rencontrés sont logistiques ou liés à la disponibilité de la main-d’œuvre. C’est symptomatique du rebond de la demande dans une situation où la pandémie n’est pas encore maîtrisée, analyse William Masters, professeur d’économie de l’alimentation à l’université Tufts (Boston, États-Unis). C’est la première crise alimentaire mondiale qui ne provient pas de la production agricole elle-même, mais qui est une crise des filières agroalimentaires », poursuit l’universitaire américain. « Nos indicateurs montrent que, depuis avril 2020, les fluctuations des prix payés par les consommateurs pour l’alimentation sont plus importantes, et globalement leur moyenne est 3 % plus élevée que les prix des autres biens et services », précise William Masters. Le Monde, le 20 novembre)

– La crise sanitaire semble par ailleurs renforcer la tendance au spin-off (scission d’entreprises) surtout aux États-Unis. Après General Electric, qui a annoncé plus tôt dans la semaine qu’il se scindait en trois sociétés distinctes, c’est au tour de Johnson & Johnson de se démultiplier. Le géant pharmaceutique va sortir de son périmètre ses activités de santé grand public et d’hygiène, Johnson & Johnson conservera pour sa part son activité de laboratoire pharmaceutique, de médicaments sous ordonnance, de vaccins et de matériel médical. La stratégie de Johnson & Johnson ne diffère pas de celle de ses concurrents. Pfizer et Merck ont déjà vendu leurs activités grand public (supposée la moins profitable) ces dernières années. Mais la tendance se prolonge au-delà des laboratoires pharmaceutiques comme à General Electric ou chez le Japonais Toshiba. Ainsi d’ici à mars 2024, le conglomérat japonais va se réorganiser en trois entités cotées. Deux prendront en charge les activités industrielles, une dernière gérera la participation du groupe dans le producteur de puces mémoire Kioxia. Ces investisseurs se plaignent du « rabais conglomérat » dont souffrirait Toshiba qui possède des actifs très rentables, comme les puces mémoires, mais conserve, pour des raisons historiques et sociales, de nombreuses filiales déficitaires et des activités liées à des questions de sécurité nationale qui poussent le gouvernement japonais à ralentir ou craindre le démantèlement.

Les entreprises sont en effet toujours frappées par la crise sanitaire, en particulier le ralentissement de la chaîne logistique et la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Adopter une organisation plus souple est l’une des voies choisies pour répondre à la situation. Siemens a par exemple remporté son pari. Plus concentré sur ses activités technologiques depuis la scission des divisions santé puis énergie, le groupe allemand a dépassé ses prévisions avec un bénéfice net en hausse de 59 %, le « lourd » reste néanmoins toujours au cœur de l’activité du groupe allemand, avec notamment le contrat ferroviaire de 3 milliards de dollars en Égypte qui l’amènera à construire un « véritable canal de Suez sur rail » de la Méditerranée à la mer rouge ; mais il doit être capable d’évoluer « encore plus vite » vers les logiciels industriels et l’automatisation, avait souligné Roland Busch lors d’un séminaire en interne en octobre, rapporte le Handelsblatt. Les cycles d’investissement dans ces secteurs suivent un tout autre rythme que ceux des trains, a-t-il fait valoir. (Les Échos, le 15 novembre). Dit autrement, la division du travail s’accentue encore avec une séparation des activités grand public plus productrice de produits, mais moins de valeur ajoutée d’une part, des activités de laboratoire d’autre part. Un processus de même nature vient d’apparaître au sein des majors pétrolières et des électriciens, poussés à scinder les énergies fossiles de l’électricité sans CO2 pour attirer les investisseurs vers une production verte (Le Monde, le 23 novembre).

– Selon les chiffres de la banque HSBC et du fournisseur de données CEIC, une hausse d’un point de pourcentage du PIB en Chine se traduit par un gain de 0,7 point en Corée du Sud, alors que la même augmentation en Europe a un impact positif de seulement 0,05 point. Les autres grands bénéficiaires sont la Thaïlande et Taïwan, selon les calculs de HSBC. Les premiers à souffrir du ralentissement chinois sont donc les pays asiatiques, parce que leurs chaînes d’approvisionnement sont étroitement imbriquées entre elles ou/et que le pays est devenu un débouché important de leurs exportations. La faiblesse de la demande intérieure chinoise risque aussi de pénaliser particulièrement certains secteurs tels que l’automobile. Un groupe comme Volkswagen y vend quatre véhicules sur dix. « Sur les 4,9 % de croissance chinoise au troisième trimestre, quatre points proviennent de ses exportations, souligne Alicia Garcia Herrero. Il faut donc s’attendre à ce Pékin soit très agressif et passe à l’offensive pour augmenter ses parts de marché à l’international, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour les autres pays exportateurs. » En résumé, l’atterrissage de l’économie chinoise ne ferait que des perdants, sauf, peut-être, les États-Unis qui verraient d’un bon œil un affaiblissement de Pékin pour des raisons stratégiques. Il permettrait aussi de ralentir l’inflation mondiale et de contenir l’envolée des prix de l’énergie (Le Monde les 7-8 novembre).

Si on veut résumer : Jacques Percebois, professeur émérite à l’Université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie, tire trois enseignements de cette libéralisation. D’abord, « elle nous a montrés aujourd’hui que le marché ne permet pas de sélectionner les bons investissements de production. La preuve par l’absurde, chaque pays choisit son mix électrique, ce n’est pas le prix du marché qui le détermine ». Ensuite, « le marché a introduit beaucoup d’incertitudes et beaucoup de volatilité, y compris pour les consommateurs industriels. La libéralisation a en quelque sorte condamné les contrats à long terme ». Enfin, « les directives européennes ont retiré beaucoup de marge de manœuvre aux États. La libéralisation s’est accompagnée d’un transfert de pouvoir national au niveau européen ». À l’échelle française, la libéralisation a nécessité des dispositifs pour installer une concurrence artificielle. Ainsi, « si le marché reposait sur une concurrence pure et parfaite, les énergies renouvelables n’auraient pas à dépendre de prix d’achat garantis. » (J. Percebois, in Le Monde le 4 décembre).

– La loi antitrust a évolué aux États-Unis ; elle ne concerne plus essentiellement l’abus de position dominante sur un marché, mais l’incidence sur le niveau des prix. Si une acquisition ne le fait pas augmenter alors elle est bénéfique ; d’où la difficulté de contrôler les GAFA dont beaucoup de services sont « gratuits » (Libération, le 8 novembre). Alors que Biden pousse à la syndicalisation selon une étude de Gallup réalisée en août, plus de deux Américains sur trois (68 %) « approuvent » les syndicats. Un score clivé selon les sensibilités politiques (90 % côté démocrate, 47 % côté républicain), mais au plus haut depuis des décennies. Mais les syndicats sont aussi critiqués pour leur corporatisme (pression des syndicats enseignants pour une école en virtuel, immunité des policiers défendus par le syndicat et corruption syndicale dans l’automobile. Et surtout la tentative finalement ratée de constituer un syndicat au sein d’Amazon en Alabama a rappelé les résistances du patronat, qui n’hésite jamais à investir pour préserver le statu quo, alors qu’on retrouve ici aussi les préventions de certains salariés. Les employés les plus mal lotis privilégient à court terme la loi de l’offre et de la demande, en changeant de travail à un rythme record pour augmenter leur salaire. (Les Échos, le 10 novembre). [la flexibilité du travail (patronale) est en partie retournée en flexibilité du travail (salariale) dans ce changement conjoncturel de rapport de forces, NDLR]

– Le bitcoin des GAFA ressuscite Hayek

Biden s’attaque au cadrage des « bitcoins stables » alors même que Facebook est en train de mettre sur le marché son propre produit. Néanmoins, l’objectif de l’administration américaine est de chasser les utilisateurs malhonnêtes de ce secteur financier et de renforcer la confiance des utilisateurs et investisseurs de bonne foi. Arrimés à un actif fiduciaire, le plus souvent le dollar, les stablecoins sont censés ne pas courir le risque de chute brutale de leur cours. Mais, en régulant l’usage des stablecoins, l’administration Biden pourrait bien mettre fin au rêve libertarien qu’a été pour certains le lancement des cryptomonnaies. L’objectif des cryptoactifs et autres monnaies numériques privées était en effet de permettre des transactions sécurisées sans qu’interviennent des agents tiers, telles que les banques centrales, les gouvernements et leurs agences de régulation financière. Cette alternative décentralisée, désintermédiée et gratuite au système financier traditionnel correspond au système monétaire idéal imaginé par l’économiste libéral Friedrich Hayek (1899-1992), dans lequel les différentes monnaies, gérées uniquement par des particuliers, sont remises en concurrence chaque jour sur les marchés. Le chantier de reprise en main par les États portera sur la création d’une monnaie numérique de banque centrale et en Europe c’est en 2026 que l’euro numérique sera consacré cryptomonnaie adossée à l’euro et certifiée par la Banque centrale européenne. Il dématérialisera l’euro. Un euro numérique dont le projet se trouve fiabilisé par son appui sur un euro monétaire particulièrement résistant à la crise sanitaire, alors qu’il l’a moins été pendant et à la sortie de la crise de 2008 et par son acceptation politique dans quasiment toutes les tendances politiques, du RN en France à l’AfD allemande (Le Monde le 5 décembre). Néanmoins l’euro ne constitue pas une zone monétaire optimale selon les critères néo-classiques et pour la plupart des économistes américains qui ont douté de sa réussite. D’autres économistes mettent ces dysfonctionnements sur le compte d’une faiblesse de la construction initiale de l’euro : « La zone monétaire européenne n’est pas optimale, car elle ne prévoit pas suffisamment de transferts budgétaires qui permettraient de redistribuer les surplus et réduire les divergences liées aux cycles économiques », explique Samy Chaar, chef économiste de la banque Lombard Odier. À sa création, deux visions de l’euro se sont opposées. D’un côté l’Allemagne et les Pays-Bas étaient « désireux de créer avant tout une monnaie aussi stable que le Deutsche mark, d’où l’insistance sur l’indépendance de la Banque centrale européenne, l’interdiction de la monétisation de la dette et le silence sur le rôle international de l’euro ; de l’autre, celui de la France et de l’Italie, l’euro a été vu comme un instrument de puissance dans la compétition mondiale » rappelle Sylvie Goulard, deuxième sous-gouverneure de la Banque de France. Progressivement, c’est cette vision qui s’est imposée et la BCE s’est fixé comme tâche d’étendre la zone d’influence de sa monnaie. Contre toute attente : une réussite. Le poids financier de l’euro est aujourd’hui jusqu’à deux fois supérieur à son poids économique. Les dévaluations internes douloureuses ont pris le pas sur les dévaluations de taux de change, beaucoup plus indolores mais devenues impossibles avec l’euro. C’est une conséquence dont les gouvernements n’avaient pas forcément pris conscience en signant pour la monnaie unique. Pour Philippe Waechter, ces erreurs des premières années sont des péchés de jeunesse, « un processus d’apprentissage ». « Les gouvernements du sud de la zone euro auraient dû faire beaucoup plus attention aux niveaux des salaires et à la dégradation de leurs balances commerciales bilatérales ». D’autant qu’au moment où la demande s’emballait dans les pays du Sud de la zone euro, l’Allemagne comprimait sa demande interne avec les lois sociales Hartz. « Aujourd’hui, estime Philipe Waechter, ces déséquilibres sont beaucoup moins importants et la politique économique européenne a bien fonctionné pendant la crise sanitaire, notamment grâce à l’action de la BCE qui a soutenu les pays en difficulté ». Pour lui, il est donc urgent de consolider la zone euro avant d’y accueillir de nouveaux membres. S’il est moins attaqué dans le débat public et qu’aucun parti politique ne songe plus à l’abandonner, l’euro reste l’objet de fortes critiques. Un bilan mitigé pour un euro devenu adulte depuis la grande crise financière de 2008 et jusqu’en 2016, mais dont la tendance est plutôt à la baisse d’influence aujourd’hui. En effet, un redoutable concurrent de l’euro, le renminbi, monte en puissance. Très en avance sur les monnaies numériques, Pékin veut capitaliser sur son avance technologique pour briser le duopole mondial du dollar et de l’euro. À la différence du billet vert, contesté par un mouvement de dédolarisation, la monnaie européenne est pour le moment épargnée par la fronde des pays émergents (Les Échos, le 6 décembre).

Difficile souveraineté économique

Une réforme très attendue du quinquennat, la loi de blocage de 1968 — visant à contrer les sanctions extraterritoriales américaines — est restée dans les limbes. BNP Paribas s’était vu infliger une amende de près de 9 milliards de dollars par le ministère américain de la Justice en 2014, l’année où Emmanuel Macron a été désigné à la tête de ministère de l’Économie. « La révolution copernicienne annoncée n’a pas eu lieu, le sujet est devenu administratif et les échanges avec les entreprises se sont taris », estime un acteur de la réforme. Le texte, quasi jamais utilisé face au risque des entreprises de perdre leur premier marché mondial si elles refusaient de coopérer avec des autorités étrangères, ne sera pas révisé. Une quinzaine de procédures étrangères ont été intermédiées par le service de sécurité économique de Bercy (le Sisse), contre moins de cinq par an auparavant. Ces signalements sont liés à des tentatives de rachat, des partenariats de recherche, ou commerciaux, comme avec le géant chinois Huawei. « C’est clair, il y a bien moins d’angélisme qu’avant », note un acteur du renseignement économique. Mais certains considèrent que ce n’est pas assez, que le Sisse est marginalisé à Bercy, et que Matignon doit davantage reprendre la main, voire l’Élysée. En somme qu’il faut basculer du « pilotage stratégique », à l’œuvre, à une politique de « souveraineté économique » comme la désignait le décret de 2019. (Les Échos, le 1er décembre).

– Les rapports avec la Chine.

Personne ne peut imaginer aller à l’encontre des « Routes de la soie » aussi longtemps que la Chine utilisera son énorme surplus commercial avec l’Europe (plus de 200 milliards d’euros par an) d’une manière mercantiliste et nationaliste. Dans le modèle du capitalisme d’État chinois, la banque centrale stérilise ces recettes et les canalise vers les banques, les fonds d’investissement et les entreprises chinoises pour leur permettre d’acheter de la technologie, des ports, des mines, etc. à l’étranger. Pour Pékin, le commerce et la politique sont inséparables (Le Monde, le 21 novembre).

[En cela la Chine mêle étroitement une sorte de capitalisme d’État et ce que Marx appelait le mode de production asiatique dans lequel les échanges économiques sont subordonnés au pouvoir politique de l’État de la première forme, celui des grands empires. Ainsi dans l’Empire chinois cet État de la première forme a longtemps érigé des obstacles à tout développement d’un capital privé et d’une bourgeoisie nationale. Les échanges privés étaient tellement contraints qu’ils ont poussé au développement d’une diaspora chinoise de commerçants ; le commerce officiel n’étant pratiqué que par l’État dans ce que F. Braudel appelle les échanges au long cours. D’une certaine façon, les mesures actuelles prises par l’État chinois contre Alibaba et autres relèvent de cette ancienne pratique politique impériale de contrôle de la circulation du capital, NDLR].

Plus que jamais pour la Chine il s’agit d’imposer sa puissance et non de chercher le profit, même si ce n’est pas incompatible. Il en va tout différemment d’une Europe qui ne reconstruira jamais une industrie durable aussi longtemps qu’elle permettra à la Chine de déverser son surplus sur ses marchés, rendant la vie impossible à des milliers de ses entrepreneurs. Pour l’Europe, le commerce reste une matière technocratique ; pour la Chine, c’est une question stratégique (ibidem).

– Relocalisations : 2021 apparaît déjà comme la meilleure année depuis 2009 avec 84 relocalisations sur onze mois, contre 10 à 20 par an au cours de la décennie précédente. Pour la deuxième année consécutive, elles sont plus nombreuses que les délocalisations tombées au plus bas depuis la crise sanitaire et la politique du « quoi qu’il en coûte ». Malgré les appels répétés des politiques aux grandes entreprises françaises, ce sont surtout les PME qui tentent l’opération, c’est-à-dire, paradoxalement, les moins internationalisées dans leur structure même si elles sont ouvertes ou tournées vers l’export. « Les grands groupes sont, eux, dans une logique d’optimisation industrielle et relocalisent très peu », explique Gwénaël Guillemot, directeur de l’Institut de la réindustrialisation. Et loin des grandes usines qui employaient des milliers d’ouvriers, ces relocalisations ne représentent qu’une infime part du tissu industriel et créent peu d’emplois. Depuis 2009, moins de 9.000 emplois ont été rapatriés, soit 0,5 % de l’emploi créé, selon Trendeo. « Une relocalisation génère une trentaine d’emplois quand une délocalisation en détruit 80 », note son fondateur, David Cousquer. Les 84 activités de retour dans l’Hexagone en 2021 feront travailler à peine plus de 2300 salariés. Seule une quinzaine tournera avec plus de 50 personnes. « Relocaliser, c’est un mauvais combat ! assure Jean-Marc Daniel. Si des activités sont parties, c’est qu’elles ne trouvaient pas de modèle économique en France. »« Pour réindustrialiser, il faut créer des produits nouveaux ». L’industrie est de retour ? La fermeture de la fonderie SAM dans l’Aveyron a récemment jeté un froid, en venant rappeler que nombre d’activités industrielles étaient en danger. (Les Échos, le 7 décembre).

Sur le contrôle de la crise sanitaire

On y perçoit la réalité des rapports de forces, des enjeux et des tensions qui se jouent depuis le début de la crise sanitaire entre les géants de l’industrie, et les gouvernements, avec en toile de fond le contrôle de l’innovation thérapeutique et les conditions de son accès aux patients et aux citoyens de l’ensemble de la planète (Le Monde, le 7 décembre). Alors qu’une cinquième vague serait en marche dans le monde et qu’un nouveau variant ferait planer de nouvelles menaces, on peut raisonnablement présager qu’il sera bien difficile aux défenseurs de la propriété intellectuelle exclusive de justifier et de prolonger très longtemps le refus jusqu’ici opposé à la demande de levée de la propriété intellectuelle le temps de la pandémie. Ce d’autant que cette proposition de l’Afrique du Sud et de l’Inde bénéficie désormais du soutien de plus de 100 pays à revenu faible ou intermédiaire ainsi que de 60 parrainages. La pandémie de Covid-19 aura au moins contribué à mettre au grand jour l’incapacité de la « gouvernance » internationale à se coordonner à se doter d’instruments véritables pour garantir un accès organisé et cohérent au niveau mondial. 

– Sur la question de l’immigration, la plupart des économistes placent le débat sur le terrain strictement économique (l’immigration est bonne pour le PIB), en espérant désamorcer les inquiétudes. Or la dimension économique n’est pas ce qui semble travailler aujourd’hui la population. On n’entend plus beaucoup de « les étrangers viennent nous prendre notre travail » de l’époque de Jean-Marie Le Pen et de Georges Marchais, mais beaucoup, en tout cas d’après les sondages, des considérations identitaires (la peur que les traditions se perdent, que la langue se perde, que les valeurs ne soient pas transmises à la génération suivante et plus globalement la crainte d’un délitement de la société). La crainte économique semble aussi avoir basculé sur une crainte culturelle à travers un refus de continuer à faire jouer la redistribution en faveur de populations venues d’ailleurs (cf. Le projet du RN à cet égard).

Un deuxième phénomène parallèle s’avère frappant, c’est la fausse impartialité idéologique des économistes. Certes, ils prétendent se focaliser sur les chiffres et l’efficacité économique. Mais en réalité, ils ne sont pas idéologiquement neutres car ils sont dans leur grande majorité des salariés globalisés dont la langue de travail est l’anglais. La franchouillardise et la défense des traditions ne sont pas leur tasse de thé. (Augustin Landier professeur à HEC et David Thesmar professeur au MIT (Les Échos, le 29 novembre).

Temps critiques, le 10 décembre 2021

  1.  – « Sur la valeur travail et le travail comme valeur » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article505 []
  2.  – La reprise de la pratique des rachats d’actions depuis quelques semaines va dans ce sens et elle s’étend à des groupes qui y étaient plutôt opposés jusque-là comme celui de W. Buffet ou celui de Steve Jobs ; leur énorme cash manquant visiblement de cible. []
  3.  – « There is no easy escape from the global debt trap » (« Pas d’issue facile du piège mondial de l’endettement »), de Ruchir Sharma, chef de la stratégie mondiale chez Morgan Stanley Investment Management [traduction par nos soins, LC]. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XXII

Crise  sanitaire  et  cycles  économiques

Le cycle économique du temps de la pandémie est le plus court depuis les années 1970 en France, mais aussi le plus ample, selon l’Association française de science économique. Reste que cette récession n’a duré vraiment que deux trimestres, contre quatre trimestres en moyenne pour les cycles économiques précédents. Avec un point très particulier de ce cycle de la crise sanitaire. En effet, au pic des infections, les économies où le poids des services (restauration, tourisme, services à la personne… comme en Espagne et en Italie) est important ont été les plus affectées, alors que les pays où l’industrie est forte (Allemagne) ont été relativement épargnés. C’est l’inverse d’une récession classique où, habituellement, l’industrie plonge et les services résistent. Mais, en cette phase de reprise, les services fonctionnent désormais bien, alors que la croissance de l’industrie se voit, elle, limitée par les difficultés d’approvisionnement et les pénuries de composants. Ainsi, le PIB de l’Allemagne reste de 1,1 point inférieur à son niveau du quatrième trimestre 2019 (Le Monde, le 2 novembre).

États-Unis : la « grande  démission » ?

Le marché du travail aux États-Unis a longtemps été considéré comme l’un des plus dynamiques au monde en raison de son extrême flexibilité. Or, des signes de dysfonctionnement apparaissent au moment où le pays sort de la crise sanitaire. La croissance économique est bien là, les carnets de commandes se remplissent, les entreprises sont prêtes à recruter, mais des millions de salariés renoncent à se faire embaucher, tandis que des millions d’autres démissionnent à un rythme inédit. Un ressort semble s’être cassé. Par rapport à la fin de 2019, cinq millions de salariés ont disparu des statistiques. Le taux de participation, c’est-à-dire la proportion d’Américains en âge de travailler qui ont un emploi ou qui en cherchent activement un, a chuté à 61,6 % en septembre, 2 points au-dessous de son niveau d’avant la crise. Il faut remonter aux années 1970 pour trouver de tels chiffres. Même si les pénuries de main-d’œuvre existent aussi en Europe, le taux de participation y progresse. Le phénomène interpelle les pouvoirs en place d’autant plus que ce ne sont pas les offres d’emploi qui manquent. Actuellement, 10,4 millions de postes sont à pourvoir. Faute de pouvoir recruter, les entreprises peinent à répondre à la demande et n’hésitent pas à accélérer l’automatisation des tâches routinières qui sont d’ailleurs dont certaines ont été en première ligne pendant la pandémie et sont souvent les plus délaissées aujourd’hui.

Les caisses automatiques dans les magasins et les tablettes numériques dans les restaurants se développent à grande vitesse. Près de la moitié des postes qui étaient occupés par les 5 millions de salariés qui manquent toujours à l’appel sont automatisables, selon les évaluations d’Oxford Economics. Leur disparition pourrait donc devenir définitive. Le marché du travail est d’autant plus perturbé qu’un nombre record de démissions est enregistré. En août, 4,3 millions de salariés ont quitté leur poste, selon les derniers chiffres du département du travail. Certains partent pour trouver un emploi mieux rémunéré, d’autres veulent changer de vie. 2020, des économistes commencent à parler de la « grande démission ». [Ce qui apparaît ici en creux, c’est que le marché du travail n’est pas un marché ou en tout cas pas un marché comme un autre, NDLR]

Les dysfonctionnements actuels sont dus, en partie, à des facteurs conjoncturels, mais il devient évident que la crise sanitaire a provoqué de profondes ruptures dans le rapport que les individus entretiennent avec le travail, dont certaines sont définitives. Dans une chronique publiée par le New York Times et intitulée : « La révolte des travailleurs américains », l’économiste estime que « sous-payés et surmenés pendant des années les salariés ont peut-être atteint leur point de rupture ». Une thèse que semble confirmer la vague inédite de grèves qui secouent actuellement le pays sous le slogan « #striketober ». La situation pose la question de la façon dont les États-Unis ont géré l’emploi pendant la crise. En laissant les entreprises licencier massivement (23 millions de chômeurs au plus fort de la crise), le pays a pris le risque de casser le lien entre salariés et employeurs. Les États européens ont fait un autre choix en recourant à des formules de chômage partiel qui ont permis de « préserver le capital humain » (Stéphane Lauer, Le Monde, le 26 octobre). Mais ce que l’on appelle aux États-Unis la « Grande Démission » est aussi dans tous les esprits. Après le Covid, de nombreux employés décident de changer de travail, sachant qu’ils peuvent télétravailler depuis davantage d’endroits. Dans la « tech », ils savent que les entreprises s’arrachent les talents dans le numérique. Un patron disait qu’il avait perdu 30 % de ses effectifs, le taux de turn-over parmi la population employée atteignant 2,9 %. Un taux un demi-point au-dessus de son niveau d’avant-pandémie, et qui a bondi bien plus rapidement que lors de la sortie de crise précédente. À l’examen, ce sont surtout les jeunes et les plus âgés qui sont sortis du marché du travail. Les premiers pour, peut-être, reprendre des études, les seconds pour partir… en retraite. Les aides aux ménages sous forme de chèques ont pu donner de l’air à ceux qui voulaient faire une pause. Les performances de la Bourse ont aussi permis à certains de gonfler leur patrimoine. Selon une étude de la Réserve fédérale de Saint-Louis (Missouri), ils sont ainsi plus de 3 millions à avoir anticipé leur départ en retraite. Car la loi de l’offre et de la demande est particulièrement élastique aux États-Unis : les employeurs peuvent licencier sans préavis leurs salariés… qui peuvent aussi les quitter d’un jour à l’autre. Pour amortir ces tensions, beaucoup de grandes chaînes ont relevé leur salaire minimum à 15 dollars de l’heure, contre parfois 10 à 12 dollars précédemment. De quoi motiver des démissions en masse dans les métiers de services mal payés, qui connaissent des taux de démission record (6,8 % dans l’hôtellerie et l’alimentation) et une forte mobilité entre secteurs (Les Échos, le 26 octobre).

Cette « grande démission » pourrait être en train de se répandre dans le monde entier rapporte le Washington Post. Alors que 4,3 millions de travailleurs américains ont quitté leur poste au mois d’août, et qu’un nombre record de 10,3 millions d’offres d’emploi non pourvues a été atteint en septembre aux États-Unis, le nombre d’habitants des pays membres de l’OCDE ne travaillant pas et ne cherchant pas de travail a bondi lui aussi de 14 millions depuis le début de la pandémie. Les démissions concernent un large éventail de secteurs, mais « nombre [d’entre elles] touchent ceux de la vente et de l’hôtellerie », analyse Derek Thompson dans le The Washington Post, soit des emplois « difficiles et mal rémunérés». En mai, aux États-Unis, on relève un nombre de départs volontaires jamais atteint depuis le début du siècle, selon le Bureau des statistiques du travail : sur cent personnes employées dans les hôtels, les restaurants, les bars et les magasins, cinq ont renoncé à leur emploi. [Un chiffre relatif néanmoins assez faible qui justifie assez mal le titre de « grande démission », mais la mode est au « grand » comme dans le « grand remplacement, NDLR]. Les personnes touchant un bas salaire ne sont pas les seules à vouloir prendre la porte. En mai, plus de 700 000 personnes appartenant à la catégorie « services professionnels et commerciaux », qui regroupe essentiellement des cols blancs, sont parties – c’est le chiffre mensuel le plus élevé de tous les temps. Dans tous les secteurs et tous les métiers, quatre salariés sur dix déclarent songer à quitter leur emploi actuel (selon des chiffres cités par Microsoft). Pourquoi cette explosion de départs ? La relation entre employés et patrons est en train de connaître un changement qui pourrait avoir des implications profondes pour l’avenir du travail [et pour la reprise d’une certaine conflictualité du travail, NDLR]. Sur toute l’échelle des revenus, les salariés ont de nouvelles raisons de dire à leur direction qu’il va falloir rendre des comptes. Les personnes ayant des petits salaires et qui avaient perçu des allocations de chômage exceptionnelles (dans le cadre du plan de relance) pendant la crise sanitaire constatent peut-être, en reprenant leur emploi, qu’elles ne sont pas assez payées. Elles tapent du poing sur la table, contraignant les restaurants et les boutiques de vêtements à augmenter les salaires pour garder leur personnel. De leur côté, les cols blancs se disent surchargés de travail ou épuisés après cette année éprouvante de pandémie et présentent de nouvelles revendications à leur direction. D’après un sondage réalisé récemment par Morning Consult pour Bloomberg, près de la moitié des salariés de moins de 40 ans déclarent qu’ils pourraient quitter leur emploi s’ils n’ont pas le droit de travailler chez eux au moins une partie du temps. Vu le nombre de démissions, il semble bien que ce ne soit pas du bluff. [Le développement du télétravail semble donc produire des effets pervers, NDLR). Quant aux salariés à hauts revenus — soumis à des millions de visioconférences sur Zoom et le dos ruiné à force d’avoir utilisé leur canapé domestique comme fauteuil de bureau —, ils ont accumulé un bon paquet d’économies en cette année de tragédie existentielle. Démissionner est pour eux une façon de célébrer la fragilité de l’existence. Ce « ressenti » s’exprimerait dans le You only live once ou YOLO (« On ne vit qu’une fois »).

« Les États-Unis sont-ils frappés par une grève sauvage générale ? « se demande, dans The Guardian, Robert Reich, ministre du Travail des États-Unis sous Bill Clinton et chroniqueur de gauche modérée : « Les Américains ont décrété, pour ainsi dire, une grève générale nationale, jusqu’à ce qu’ils obtiennent une hausse des salaires et de meilleures conditions de travail », juge-t-il. « À sa façon — chaotique —, cette situation est liée aux grèves officielles qui se multiplient un peu partout dans le pays : chez les équipes de tournage de films et séries d’Hollywood, chez les ouvriers de John Deere, chez les mineurs d’Alabama, chez les salariés de Nabisco [entreprise agroalimentaire spécialisée dans les biscuits] et de Kellogg’s, chez les infirmiers de Californie et chez les soignants de Buffalo [dans l’État de New York] » poursuit-il. [Chez Kellogs, la lutte prend la forme de revendications égalitaires sur les salaires entre anciens salariés dont le salaire est au-dessus du minimum le plus avancé en moyenne qui est de 15 $/heure et nouveaux salariés embauchés bien en dessous, NDLR].

Pour ceux qui pensent que cette grande désertion serait une critique du travail en acte, du point de vue global c’est plutôt un processus de vases communicants auquel on assiste puisque ce recul de près de 3 % de la population active crée un choc sur la capacité de production de l’économie que les entreprises essaient de compenser par l’allongement de la durée du travail. En effet, elle a été augmentée d’un peu plus de 30 minutes par semaine en moyenne dans le secteur privé par rapport à 2019 (+2 %) et est à son plus haut niveau depuis vingt ans. (Le Monde, le 2 novembre). Dit autrement, il n’y a pas ici de mouvement massif de critique du travail comme dans les années 1960-1970, mais des réactions individuelles plus que de classe à des conditions et rapports de forces modifiés par la crise sanitaire.

Automatisation  et  salariat

– Le déficit de main-d’œuvre a par ailleurs des effets pernicieux : il encourage la robotisation et l’automatisation des usines, ce qui peut rendre les projets industriels moins attractifs aux yeux de certains. « Beaucoup d’élus préfèrent une plateforme logistique d’Amazon qui crée 1 000 emplois qu’une usine qui va en créer quelques dizaines ». Plutôt que de chercher à obliger les travailleurs à accepter à tout prix les emplois délaissés, en réduisant les allocations chômage par exemple, il vaudrait bien mieux profiter de cette crise pour revaloriser, au double sens du terme, les emplois concernés nous propose en journal « éclairé » (Le Monde, 31 octobre).

Cette automatisation concerne aussi les services ; une tendance déjà présente avant la crise sanitaire, comme on pouvait le voir par exemple dans les supermarchés ou à différents guichets de services, mais une tendance renforcée depuis la sortie de crise sanitaire. Ainsi Auchan-minute et Amazon-Go expérimentent en France des magasins sans personnel de caisse. En Bretagne, le projet SNCF 2023 prévoit plus aucun guichet et contrôle. Les voyageurs sont renvoyés à leurs smartphones et aux bornes automatiques. Selon l’agence européenne, les banques ont vu disparaitre plus de deux mille agences. Par ailleurs, la stratégie nationale Action publique 2022 prévoit la dématérialisation de 100 % des tâches administratives d’ici un an (Libération, le 4 novembre). Résultat, presque impossible d’obtenir aujourd’hui un rendez-vous sauf pour les cas extrêmes qui se trouvent de fait stigmatisés même si des structures d’aide sont créées. [C’est une tendance lourde à la suppression de toute médiation dans laquelle le rapport à l’État et à ce qu’il représente de collectif se dissout. La relation de service s’effectue sans relations1. C’est comme si le mouvement des Gilets jaunes n’avait pas été une alerte de ce point de vue là, NDLR].

Quant aux banques, entre 2009 et 2019, le secteur bancaire de l’UE a perdu 500 000 salariés (Les Échos, le 13 octobre).

– Le constructeur taïwanais de composants électroniques TSMC est au centre de la tension entre les États-Unis et la Chine. Il a bénéficié premièrement du choix stratégique de la Fabeless, c’est-à-dire la production de masse par des entreprises sans usines2. Cela ne veut pas dire sans main-d’œuvre, mais de toute façon celle-ci compte peu dans un secteur très automatisé, à une époque où le coût de construction d’une usine moderne est de plus en plus élevé (il a été multiplié par 20 dans ce secteur et aujourd’hui 85 % des puces sont fabriquées fabeless) ; deuxièmement, de l’effondrement des coûts de production3 et troisièmement, de son effet de taille pour inonder le marché et accroître ses marges pour de nouveaux investissements sur un marché rendu infini par le développement d’internet et des réseaux. Le fait qu’Apple l’ait choisi en construisant sa grande usine à Taïwan fait qu’il a quasiment déblayé le terrain, seul Samsung faisant encore de la résistance alors que le chinois SMIC n’est pas à la hauteur. La guerre économique dans ce secteur est largement influencée par les forces politiques puisque les États-Unis ont empêché TSMC de vendre à Huawey. L’Europe n’est pas totalement absente du secteur puisque le hollandais ASML fabrique des machines à graver (Le Monde, le 15 octobre).

Selon Sophie Bernard qui a écrit Le nouvel esprit du salariat (PUF, 2000), 80 % des salariés reçoivent des primes en compléments de salaires. C’est une pratique qui n’est pas nouvelle, mais il s’agit aujourd’hui d’intégrer la notion de « rémunération variable » dans laquelle il s’agirait, pour le salarié, de « faire son salaire » (S. Bernard in Le Monde, ibid.). C’est comme si la logique des Trente glorieuses qui tendait à transformer la force de travail de capital variable et circulant en capital fixe (l’emploi à vie) s’était inversée, alors même qu’on n’a jamais tant entendu parler de « ressources humaines » et de nécessité de formation. Cette « preuve » de l’inessentialisation de la force de travail dans la valorisation du capital apparaît au plus haut point dans les difficultés actuelles de recrutement de personnel qualifié dans les secteurs de pointe, et ce, particulièrement aux États-Unis. Le modèle de la « société salariale » tel qu’il était décrit par Aglietta et Brender4 est aujourd’hui remis en question par la « révolution du capital ». Il ne s’agit plus simplement des « métamorphoses de la société salariale comme l’indiquait leur titre éponyme de 1984 (Seuil), mais d’un changement de nature. Le salariat reste bien le cadre du rapport social capital/travail, mais dans un tout autre rapport de forces (cf. notre notion de « société capitalisée ») puisque c’est la concentration de force de travail dans l’usine ou/et l’entreprise industrielle qui en constituait l’archétype.

– L’administration Biden soutient que, si son plan pour les infrastructures est adopté, deux millions d’emplois seront créés. Mais si elle va au bout de sa logique, en misant notamment sur les énergies renouvelables, la plupart de ces emplois correspondront à des métiers relativement « neufs », qui demandent des compétences spécifiques. Et il faudra adapter la main d’œuvre. Or, se pose la question des formations, des reconversions et de l’adaptation aux nouveaux métiers. Déjà, avant la crise sanitaire, les États-Unis étaient le deuxième pays de l’OCDE qui investissait le moins sur ses travailleurs, seulement battu par le Mexique. Loin, très loin des pays d’Europe du Nord. Quand le Danemark consacre 1,96 % de son PIB aux politiques actives du marché du travail, pour encourager les reconversions et les retours à l’emploi (la France 0,87 %), les États-Unis sont à 0,1 %. Et ces dépenses fédérales ont été réduites de moitié depuis 1984. Le plan Biden prévoyait à l’origine 100 milliards de dollars pour le développement des compétences, dont une partie destinée aux minorités et aux quartiers défavorisés. Mais dans sa dernière version, le texte a été vidé de ces aides. La formation continue dépend en très large partie, aux États-Unis, du secteur privé. Si une entreprise n’est pas volontariste, ses salariés ne reçoivent aucune formation. Seuls certains États ont mis en place des parcours personnalisés, avec des formations gratuites ou accessibles. Le Government Accountability Office (GAO), équivalent de la Cour des comptes aux États-Unis, préconisait en avril de créer des comptes personnels de formation, ainsi que des incitations fiscales pour les entreprises qui formeraient leurs salariés. Le rapport critique le système des formations, aux États-Unis. « Certains programmes priorisent peut-être trop les embauches rapides des travailleurs, aux dépens d’un retour durable sur le marché du travail, sur un emploi qualifié », en outre, l’apprentissage ou la formation en alternance ne sont pas développés aux États-Unis. Selon le département du Travail, seuls 0,3 % des salariés américains sont passés par ce type de formation — un chiffre dix fois inférieur à l’Europe. Sur le terrain les résultats sont pourtant excellents : 94 % des apprentis sont embauchés à la sortie de leur formation (Les Échos, le 12 octobre).

Interlude

– Bruno Le Maire, ministre du Travail : « Quand on est payé au niveau du SMIC, on approche quasiment 1500 euros net/mois ». Libération, le 4 novembre rappelle que le SMIC net est de 1260 euros/mois. Chercher l’erreur…

– À l’heure où la théorie de la valeur-travail de Marx n’est pratiquement plus revendiquée par personne, le patronat fait feu de tout bois par rapport aux mesures de Macron pour restreindre les effets de la légère tendance inflationniste qui se fait jour quitte à piocher dans l’idéologie de l’ennemi s’il faut maintenir, « quoiqu’il en coûte » le travail comme valeur à défaut de la valeur-travail ; ainsi, « Nous sommes sur une pente savonneuse, avec le risque de ne plus avoir une juste représentation de la valeur travail dans notre pays » dénonce Éric Chevée, son vice-président chargé du social au Medef (Les Échos, le 26 octobre).

– Google et sa filiale YouTube ont une manière bien à eux de fêter le 100e anniversaire de la naissance de Georges Brassens. Certains internautes qui voulaient entendre sa bien innocente chanson « Vénus callipyge » ont eu la surprise de voir s’afficher un bandeau leur demandant de confirmer leur âge de +18 ans : Et il n’était pas question de se contenter de cocher une quelconque case « plus de 18 ans » : les amateurs devaient envoyer sur leur compte Google une photo de leur carte d’identité ou de leur permis de conduire pour avoir le droit d’entendre l’œuvre de Brassens. Comme le chantait Brassens, en conclusion de sa « Vénus callipyge », « au temps où les faux culs sont la majorité/Gloire à celui qui dit toute la vérité » ! (Le Canard enchaîné le 3 novembre).

– Politique « antidiscriminatoire » des quotas : un sondage récent montre qu’environ deux tiers des Américains sont en faveur d’une méritocratie pure — et ce même chez les Africains-américains (Les Échos, le 26 octobre).

– Toujours dans la politique de Gribouille, alors que Gabriel Attal, affirmait le 2 septembre, jour de la rentrée, que le statut vaccinal des élèves resterait protégé, le gouvernement qui refuse le risque d’une décision politique de vaccination obligatoire propose l’organisation d’un fichage médical et vaccinal généralisé pour les élèves de plus de 12 ans. Il devrait être organisé par les directions de collèges et lycées qui n’y sont pourtant pas favorables si on en croit leur syndicat (Le Monde, le 22 octobre). Mais la FSU, syndicat majoritaire des enseignants, s’opposant par là à la FCPE des parents, semble y être favorable. Qu’est-il en train de négocier en coulisse en récompense d’un tel esprit moutonnier, on se le demande…

– Quelles sont les entreprises qui utilisent le plus la « finance verte », ces produits estampillés ESG (respectant les critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance) ? Celles qui polluent ou celles qui participent à la lutte contre le changement climatique ? Les premières, bien sûr, comme le calcule une étude du cercle de réflexion britannique New Financial, qui doit être publiée mardi 26 octobre. Dans l’Union européenne, les sociétés pollueuses (essentiellement les compagnies pétrolières et minières) émettent 43 % des obligations vertes ; les entreprises « propres » en représentent 7 % – le reste vient d’entreprises qui ne sont classées dans aucune de ces deux catégories extrêmes. « En tant que tel, ce n’est pas une mauvaise chose, précise l’étude. Cela démontre que les marchés de capitaux peuvent aider les entreprises à réduire les problèmes environnementaux ou sociaux qu’elles créent. » Certes. Mais cela signifie aussi qu’un investisseur qui achète un produit vert en pensant mettre son argent au service de la lutte contre le réchauffement climatique a de fortes chances d’aider Total, Shell ou BP à se financer. Le financement ira bien entendu à un projet « vert », par exemple le développement d’un champ d’éoliennes, mais en faveur d’une major du pétrole… « Il y a un vrai risque que le label ESG offre à ces entreprises une opportunité de pratiquer le “greenwashing” – le “verdissement” de leur image », s’inquiète William Wright, le directeur de New Financial. Cette crise de croissance donne aussi naissance à des produits financiers de plus en plus éloignés de la réalité des projets verts. L’ancien banquier Julien Lefournier et l’économiste Alain Grandjean décrivent dans leur livre, L’Illusion de la finance verte (L’Atelier, 243 pages, 21 euros), l’émergence de prêts et d’obligations « indexés sur la durabilité » (sustainability linked bonds – SLB). C’est le cas où l’investisseur prête de l’argent non pas pour un projet vert précis, mais à condition que l’entreprise réalise des progrès environnementaux ou sociaux (Le Monde, le 27 octobre).

Modélisation  économique

– Les trois nouveaux prix Nobel d’économie viennent récompenser à nouveau (c’était déjà le cas avec Esther Duflo) des tenants de la micro-économie et des « expériences naturelles5 », un terrain plus concret et pragmatique que de rechercher une théorie macro-économique. [Autrement dit, plutôt que de construire des modèles théoriques d’explication des phénomènes économiques (comme le furent la « théorie de l’équilibre général », la « théorie des contrats » ou la « théorie des incitations », etc.) pour essayer de déterminer en quoi certaines théories générales devraient être revisitées, la science économique la joue modeste et surtout cherche à jouer plus dans le champ maintenant consacré de la « science économique » plutôt que dans celui de « l’économie politique » . Cela a au moins le mérite de ne pas se contenter d’une litanie quasi journalistique pinaillant sur un ou 2 % d’augmentation déterminant une reprise ou non de l’inflation ou même de la stagflation [NDLR]. En effet, l’approche expérimentale essaie de trouver, soit dans les faits et les comportements étudiés soit dans une réalité créée pour les besoins de l’expérience, des terrains sur lesquels sont expérimentées des mesures comme une hausse (ou une baisse) de revenus, de qualifications, de formation, d’impôts, de main-d’œuvre, etc. [L’intention peut être louable, mais si c’est pour nous servir des banalités comme David Card (nominé) qui avait ainsi examiné avec Krueger les conséquences dans la restauration rapide de la hausse du salaire minimum décidée par le New Jersey au début des années 1990, le jeu n’en vaut pas la chandelle. En effet, en comparant ce qui s’était passé après cette décision dans cet État par rapport à ses voisins, ils avaient montré que la hausse n’avait pas entraîné de baisse de l’emploi, contrairement à ce que soutenaient maints économistes, NDLR]. « Ces résultats ont ensuite été contestés, mais ils ont beaucoup marqué les esprits » (sic), les conclusions des trois économistes sur l’évaluation des politiques publiques avaient déjà été établies il y a quarante ans par des sociologues comme l’Américain Peter Henry Rossi (1921-2006) pour qui la récompense du jury de la Banque de Suède témoigne surtout de la propension arrogante des économistes à vouloir coloniser tout le champ des sciences humaines et sociales au nom de la « scientificité » de leurs méthodes (Le Monde, le 13 octobre).

– Il en est de même pour ce qui est des règles d’indemnisation du chômage : elles n’ont rien d’anodin. Une étude publiée récemment apporte un éclairage intéressant sur l’impact des règles de l’assurance-chômage en France. Ioana Marinescu, professeur à l’université de Pennsylvanie, et Daphné Skandalis, professeur à l’université de Copenhague, ont analysé le comportement de 500.000 demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi entre 2013 et 2017. Les exigences salariales, mesurées grâce aux salaires des offres auxquelles les demandeurs d’emploi postulent, augmentent avec la durée potentielle d’indemnisation. En contrepartie, elles diminuent à l’approche de la date de fin d’indemnisation. Ainsi, en France comme partout ailleurs, les règles de l’assurance-chômage, et notamment la durée potentielle d’indemnisation, exercent un effet significatif sur les comportements des demandeurs d’emploi. Une indemnisation plus généreuse accroît la durée du chômage, mais incite, en contrepartie, les chômeurs à accepter des emplois de moins bonne qualité, moins bien rémunérés (Ibid). Nos bons apôtres de l’économie font ainsi la preuve par 9 de ce que les politiques pointaient du doigt dès les années 80 : la fameuse « préférence française pour le chômage » et la nouvelle loi d’indemnisation du chômage qui vient d’entrée en vigueur est là pour rectifier le tir. Que ce type de mesures soit en grande partie contradictoire avec un objectif de bonne formation, compétence et in fine de hausse de compétitivité pour les entreprises et l’État ne semble pas effleurer ces derniers.

– Le pouvoir d’achat des pensionnés baisse systématiquement chaque année depuis maintenant sept ans, avec parfois juste des mesures de protection sur les petites retraites. Et même si l’érosion est lente, les pertes sont irrémédiables, car quand le point d’indice des fonctionnaires d’État est gelé, leurs salaires augmentent tout de même de 1,5 % par an à l’ancienneté grâce au « glissement vieillesse technicité ». Quand le point d’indice des retraités est gelé, il n’y a rien pour compenser. Pourtant peu de bruit sur cette question (si on compare à celle de l’allongement de la durée d’âge ou de cotisation) car non seulement la moyenne des retraites est écrasée par leur grand éventail, mais les gouvernements, depuis Valls en 2014, ont choisi la méthode indolore parce qu’invisible du grignotage par l’inflation, même si cette dernière est faible (ibidem).

– Chiffrage de la pénurie hospitalière  à laquelle sont confrontés de nombreux établissements. « De grands hôpitaux attractifs ont des problèmes de personnels jamais connus auparavant, d’après le docteur Thierry Godeau, responsable d’un centre hospitalier. Tout le monde sort « rincé » de la crise mais sans avoir le sentiment que le quotidien s’améliore, au contraire. À l’Assistance publique Hôpitaux de Paris (APHP), on dénombre 520 infirmiers de moins dans les établissements qu’il y a un an, selon les chiffres consolidés début septembre, pour près d’un millier de postes d’infirmiers vacants. Les recrutements intervenus durant le mois de septembre n’ont pu combler ce gouffre : 820 postes sont toujours à pourvoir. « La spirale infernale se poursuit, ajoute un syndicaliste des infirmiers CGC. Avec les départs, la poursuite des restructurations, des économies et des fermetures de lits dans les hôpitaux… la charge de travail des personnels augmente, le ratio infirmier/patient s’aggrave, ce qui provoque encore de nouveaux départs […] Nous voyons aujourd’hui partir des piliers du service, des “anciens” » (Le Monde, le 13 octobre). Aujourd’hui, alors que le ministère estime que ces données sont loin d’être exhaustives, les suspensions effectives représenteraient « 0,7 % » du nombre de personnels de santé, soit près de 19 000 salariés.

Grandes  manœuvres

– Guerre entre fractions capitalistes

Le résultat de la confrontation semblait plié d’avance. Trop puissants financièrement, trop pointus technologiquement, trop peu contraints réglementairement : face aux GAFA, les vieilles banques ne semblaient pas faire le poids. Et ce n’était qu’une question de temps avant que celles-ci ne soient reléguées au simple rang d’usines à crédit par les futurs Google Bank, Apple Bank ou encore Amazon Bank. Deux ans et une crise sanitaire mondiale plus tard, la partie est toutefois loin d’être jouée. En témoigne le revirement de Google qui a annoncé en début de mois qu’il abandonnait son projet de compte bancaire, baptisé Google Plex. Les banques profitent quant à elles d’une forme de réhabilitation liée à la crise sanitaire. Longtemps vues comme étant à la source de la crise financière de 2008, elles assurent avoir fait partie de la solution cette fois-ci, en apportant un soutien indispensable à l’économie. Elles-mêmes sortent renforcées de cette période. Aux États-Unis comme en Europe, elles devraient afficher des résultats financiers historiques cette année. La crise sanitaire a en outre accéléré leur transformation numérique. Pour le lancement de sa nouvelle banque au Royaume-Uni, le géant américain JP Morgan a décidé de s’appuyer sur une nouvelle infrastructure informatique, inspirée des modèles cloud des géants de la « tech ». Elle sera déployée par une fintech, Thought Machine, fondée par des anciens de Google. Dans la banque, les GAFA ne seront jamais très loin (Pascal Garnier pour Les Échos, le 13 octobre), [mais les interfaces ou interpénétrations risquent de se multiplier, chacun rognant un peu du domaine spécifique de l’autre comme cela s’était déjà produit entre banques et assurances dans le processus de globalisation financière, NDLR]. Ainsi, les banques ont aussi décidé d’adopter les forces de leurs adversaires en se diversifiant. Elles investissent par exemple dans les services immobiliers, le « leasing » automobile ou la téléphonie.

– Les contradictions des banques centrales

Le quantitative easing (QE pour les spécialistes) des banques centrales les a poussées à s’éloigner de leur mission d’origine depuis qu’elles ont été déclarées indépendantes à travers le processus de globalisation financière, à savoir : lutte contre l’inflation et soutien à l’investissement. Selon la Banque de France, le QE se définit comme suit : « L’assouplissement quantitatif, ou “quantitative easing” (QE) en anglais, est un outil de politique monétaire non conventionnelle [lire ne correspondant pas à la définition de mission des banques centrales indépendantes ; mais le rôle historique de ces banques, avant l’indépendance, allait bien au-delà de ces missions, NDLR]. Utilisé pour lutter contre le risque de déflation et de récession, il consiste, pour une banque centrale, à intervenir de façon massive, généralisée et prolongée sur les marchés financiers en achetant des actifs (notamment des titres de dette publique) aux banques commerciales et à d’autres acteurs. Ces achats massifs entraînent une baisse des taux d’intérêt. » Le QE a ainsi modifié le rôle de la banque centrale, qu’il a transformée en un sauveteur plus ou moins exigeant des banques et un acquéreur plus ou moins regardant de la dette publique [c’est le retour à leur rôle historique en quelque sorte, mais à travers le jargon « non conventionnel » des libéraux, NDLR]. Son adoption a montré que les circonstances pouvaient conduire à admettre, mais aussi souhaiter, que la Banque centrale ne se limite pas à une interprétation tatillonne de ses missions. Les travaux de multiples économistes, de Maurice Allais à Thomas Piketty, ont montré que l’on accède à une croissance optimale si les taux d’intérêt à long terme sont égaux au taux de croissance potentielle, c’est-à-dire au taux de croissance de longue période, taux qui dépend quasi exclusivement de la quantité de travail et de sa productivité. Il est donc urgent que les banques centrales poursuivent l’action entamée par certaines de remontée des taux d’intérêt (États-Unis, Australie) pour les porter au niveau des taux de croissance potentielle. Et, il convient que, simultanément, elles maintiennent leur rachat de dette publique sur les marchés secondaires afin d’éviter tout risque de banqueroute. Leur but doit être de donner aux États le temps nécessaire à une réduction significative de leur endettement. (Les Échos, le 13 octobre). Garder deux fers aux feu ; le pragmatisme plutôt que le conventionnel.

– Le plan Macron de développement pour 2030 est diversement évalué par les observateurs. Pour certains c’est du colbertisme bien tempéré par les sommes relativement modestes dédiées à une « réindustrialisation » saupoudrée sur dix secteurs. En effet, les « petits réacteurs nucléaires » du plan gouvernemental sonnent bizarrement par rapport à l’imaginaire habituel de la France puissance nucléaire de l’ère gaulliste et au projet concret de l’EPR de Flammanville ; le plan d’investissement prévoit aussi 6 Mds d’investissement dans les semi-conducteurs, soit 20 % du total… mais le géant taïwanais prévoit lui 100 Mds d’investissement d’ici 2024 et pour donner un autre ordre de grandeur, cette fois entre entreprises privées, il faut alors comparer ces 100 Mds aux 2Mds que l’entreprise franco-italienne STMicroélec consacrera à son usine cette année (Les Échos, le 14 octobre). Quant à l’objectif d’une production de 2 millions de véhicules électriques en 2030, alors que la production française en 2004 était de 3,7 millions, elle n’a rien d’extraordinaire du point de vue quantitatif et relève plutôt de la foi du charbonnier puisque Macron reconnaît que pour se faire, il faudrait que Renault et Stellantis (PSA) collaborent, ne serait-ce que sur la production de batteries, projet initial qui a échoué6. Enfin, l’accent mis sur l’électrique ne doit pas masquer le fait qu’en France en 2020, les SUV ont représenté 48 % de l’ensemble des voitures vendues à travers le monde. Donc, il ne suffit pas d’inciter à l’achat de véhicules électriques, il faut aussi taxer lourdement l’achat de SUV (Déclaration de Fatih Birol, directeur de l’agence internationale de l’énergie, Le Monde, le 14 octobre). Pour d’autres, il s’agit d’une opération dans la continuité des derniers gouvernements mais prenant la forme d’un effet d’annonce en rupture avec le « déclinisme » assumé ou critique qui définit les opposants politiques à Macron (Les Échos, le 13 octobre). « Un plan sans Plan » dit Ph. Escande dans Le Monde, le 14 octobre. La mode est, il est vrai, au discours performatif.

– Suppression de l’ISF et « ruissellement »

« L’observation des grandes variables économiques – croissance, investissement, flux de placements financiers des ménages, etc. –, avant et après les réformes, ne suffit pas pour conclure sur l’effet réel de ces réformes. En particulier, il ne sera pas possible d’estimer par ce seul moyen si la suppression de l’ISF a permis une réorientation de l’épargne des contribuables concernés vers le financement des entreprises », indique l’avis du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité, publié jeudi 14 octobre, « Les entreprises dont les actionnaires étaient jusqu’en 2017 assujettis à l’ISF n’ont pas investi davantage ensuite », explique Fabrice Lenglart, le président du comité d’évaluation. Même flop sur les transmissions d’entreprises, là aussi réputées être entravées par l’IS. Concernant l’exil fiscal, le rapport note une baisse du nombre d’expatriations et une hausse du nombre d’impatriations fiscales de ménages français fortunés, si bien qu’en 2018 et 2019 le nombre de retours de foyers taxables à l’IFI dépasse le nombre de départs (340 contre 280 en 2019). « Cette évolution porte toutefois sur de petits effectifs », nuancent les auteurs Reste que ces réformes ont accru la concentration des dividendes chez les plus aisés : en 2017, 0,1 % de contribuables (38 000 foyers fiscaux) percevaient la moitié des dividendes, soit 7,6 milliards d’euros. En 2019 comme en 2018, cette même proportion de contribuables en perçoit les deux tiers, soit, avec la forte hausse des versements, 14,9 milliards d’euros (Le Monde, le 15 octobre). Outre le fait que la France revient dans la moyenne des pays riches en termes de taux de prélèvement sur les revenus du capital, passage de l’ISF à l’IFI a, en soi, représenté une perte de recettes fiscales d’environ 3 milliards d’euros (Les Échos, le 15 octobre).

– Le nouveau commerce, les échanges et le prix

  • Les expédients d’Amazon

En tant que géant mondial du commerce en ligne, il peut être tentant de mettre en avant ses propres produits sur sa plateforme, plutôt que ceux des vendeurs tiers… L’agence Reuters accuse Amazon d’avoir cédé à cette pratique anticoncurrentielle en Inde. Citant des e-mails et des documents internes, l’agence de presse décrit comment des employés d’Amazon auraient manipulé les résultats de recherche affichés sur le site afin de s’assurer que des marques d’entreprise comme Amazon Basics apparaissent « dans les deux ou trois premiers résultats de recherche d’une catégorie ». La seconde accusation, plus sophistiquée, avance que le groupe de Jeff Bezos aurait repéré les produits « de référence », populaires auprès des clients, puis les aurait copiés. Par exemple, Reuters cite le cas d’une chemise, conçue par Amazon, dont le nombre de retours de la part des clients était en augmentation en raison de problèmes de taille. Les employés d’Amazon auraient copié les dimensions d’une autre marque, plus populaire sur la plateforme, afin de reprendre l’avantage. Le problème étant qu’Amazon exploite pour cela sa vaste mine de données internes. Cependant Amazon récuse ces allégations. Dans une déclaration, le géant du e-commerce nie avec véhémence ces allégations, les qualifiant de « factuellement incorrectes et non fondées ». Néanmoins, ce n’est pas le premier pays où le géant américain est soupçonné de telles pratiques. L’an dernier, un article du Wall Street Journal révélait que des employés d’Amazon avaient étudié des données de vente internes pour les aider à écraser les vendeurs indépendants avec des produits concurrents. En Inde, Amazon fait par ailleurs déjà l’objet d’une enquête pour comportement anticoncurrentiel présumé (Reuters le 15 octobre).

  • Le commerce mondial progresse à une vitesse impressionnante

C’est une grosse surprise pour les observateurs, d’autant que l’on était dans une phase de ralentissement avant la crise sanitaire. Certains anticipaient un mouvement de démondialisation en sortie de crise avec tout un discours sur les relocalisation pendant la première vague du virus ; or, on assiste au contraire à une réaccélération ! C’est pourtant assez logique, car il n’y a pas eu de destruction de capital physique comme pendant une guerre, ni humain, ni financier, ni organisationnel, ni entrepreneurial comme dans une crise économique, les défaillances d’entreprises ayant été évitées (cf. J. Tavernier, dir INSEE, in Les Échos, le 15 octobre). Par rapport aux crises du XIXe siècle et celle de 1930, cela constitue, avec l’intervention des banques centrales, la plus grosse différence. Aujourd’hui, les chiffres montrent que l’emploi en France est revenu plus vite à son niveau d’avant-crise que dans la plupart des autres pays. Mais l’activité partielle perturbe la donne. Le marché du travail fonctionne mieux et la baisse du taux de chômage n’est pas liée à la sortie d’une partie de la population active du marché du travail.

  • Les variations de prix de l’énergie

La conjoncture actuelle ne peut manquer de renvoyer aux deux chocs pétroliers de 1973 et 1978 qui multiplièrent successivement d’un facteur quatre puis d’un facteur deux les cours du pétrole brut. De là se propagea une vague irrésistible de hausse des prix dans tous les secteurs de matières premières puis de l’économie tout entière, ouvrant l’ère de la stagflation. Aujourd’hui la hausse des prix s’est trouvée amorcée par la vivacité de la reprise qui suit la crise sanitaire. La Chine, nouvel acteur apparu depuis les chocs pétroliers, plus que dépendante d’énergie importée, a exercé une influence décisive sur ce déséquilibre. Du côté de l’offre, les grands pays exportateurs d’hydrocarbures, à l’instar de l’OPEP à l’époque, n’auront pas voulu — ou pu — accroître leur production pour répondre à la demande mondiale. Ainsi la Russie n’a pas dû être mécontente de rappeler à l’Europe sa dépendance gazière. La lutte contre le virus a engendré pire qu’une simple récession : la mise à l’arrêt de l’activité induite par le confinement généralisé. Plus profond a été le creux, plus rapide est le rebond de la demande, d’où le déséquilibre sur les prix. Déjà on voit s’enclencher le risque d’une spirale prix-salaires, avec le pouvoir d’achat désormais promu première préoccupation des Français (Christian Stoffaes, Les échos, le 27 octobre). Et se profiler les rustines des aides d’État avec lesquelles on tente de panser les plaies les plus politiquement sensibles (la peur d’un nouveau mouvement Gilets jaunes), telles que « l’indemnité inflation » sur les carburants comme si c’était à l’État de répondre à la question du pouvoir d’achat sans que le patronat ne soit convié à la table (et les syndicats).

À la base, du moins en France, le prix de l’énergie est ce qu’on appelle un « prix administré », c’est-à-dire un prix dirigé par l’État. D’où la mise en place d’un dispositif de « bouclier tarifaire », annoncé par le gouvernement fin septembre, censé permettre de limiter la hausse du prix de détail réglé par la grande majorité des consommateurs, qui bénéficient encore d’un tarif réglementé de vente (TRV) — soit environ 23 millions de ménages sur 33 millions aujourd’hui en France, et plus de 2,5 millions de petites entreprises — ou bien d’un prix indexé sur ce dernier. 

Alors pourquoi une hausse des prix de l’électricité puisque notre mix énergétique basé sur le nucléaire et l’hydraulique est largement abrité des fluctuations du marché mondial ? Là c’est l’intégration du marché européen, qui est en cause, dans le mix duquel le gaz occupe une place prépondérante. Comme le veut la loi du marché, le prix européen s’aligne sur le coût du moyen de production marginal, en l’occurrence celui des centrales à gaz. La responsabilité incombe aussi à la politique du climat communautaire, avec le développement spectaculaire des énergies renouvelables encouragé par les subventions et par l’augmentation brutale du prix. Comme une large partie de l’électricité est, dans l’Union européenne, produite avec des énergies fossiles (20 % avec du gaz et 13 % avec du charbon, mais c’est 6 % au total seulement en France), toute augmentation des prix du gaz, du charbon et du carbone se répercute mécaniquement sur le coût de production de l’électricité produite avec des énergies fossiles. Le prix de gros observé en France suit le prix de gros dans les pays limitrophes, car les marchés européens de l’électricité sont interconnectés. Le prix d’équilibre est égal au coût de production variable de la dernière centrale appelée, celle qui équilibre l’offre et la demande d’électricité. Les injections d’électricité éolienne ayant été plus faibles que prévu ces dernières semaines, ce sont les centrales à gaz qui déterminent le plus souvent le prix d’équilibre, au moment même où les prix du gaz et de la tonne de CO2 grimpaient également (Le Monde, le 18-19 octobre).

En langage technique, on dira que c’est la production marginale de gaz qui réalise l’équilibre qui fait le prix. Cette question des prix de l’énergie se retrouve plus fondamentalement au niveau stratégique de la décarbonation. En effet, actuellement, il se produit une sorte de crise des ciseaux entre des investissements en forte baisse dans les énergies fossiles et très carbonées puisque cela devient politiquement incorrect de les utiliser dans le cadre du réchauffement climatique, mais des investissements insuffisants dans les énergies renouvelables car les investisseurs regardent les politiques en place et restent circonspects sur une transition réelle. Dans cette mesure, les prix de l’énergie ne peuvent que continuer à augmenter à court terme. Un autre élément d’importance réside dans le financement des projets « verts » où on voit la préoccupation de rentabilité des investissements l’emporter en dernier ressort sur la volonté éthique. Le cœur du problème s’appelle le « devoir fiduciaire », cette obligation légale qu’ont les gérants de fonds de faire fructifier au mieux l’argent de leurs clients. « Le changement climatique est justement un échec des marchés, parce qu’on ne donne pas (encore ?) de valeur financière à l’environnement. Le secteur privé a un rôle majeur à jouer dans la transition énergétique, de même qu’il avait rendu la révolution industrielle possible au XIXe siècle. Mais ce ne sera faisable qu’une fois que les États auront créé les conditions nécessaires : mise en place de normes environnementales strictes, instauration d’un prix du CO2… Ensuite, les investissements iront là où se trouvera la rentabilité à l’intérieur des nouvelles règles du jeu. En clair, les marchés ne s’autoréguleront pas » sans une intervention volontaire des États en ce sens (Le Monde, le 22 octobre).

– La Bourse

La part du capital des sociétés du CAC40 détenue par des investisseurs étrangers est tombée sous le seuil des 40 % l’année dernière, pour la première fois depuis 2002, selon des données de la Banque de France. Ce repli s’explique notamment par des choix d’investissement malheureux par les non-résidents durant la crise. La France fait figure d’exception : la plupart des Bourses européennes sont détenues à plus de 50 % par des non-résidents. Une des explications fréquemment avancées est le poids important des actionnaires familiaux, notamment parmi les champions de la cote. En outre, lors des crises, il est fréquent que les investisseurs américains – près d’un tiers des investisseurs non-résidents – se replient sur leur base domestique, ce qui explique probablement une partie de la décrue de l’année dernière. La détention d’actions par des investisseurs étrangers est bien plus importante ailleurs en Europe. Et contrairement au cas français, elle a tendance à s’accroître. Alors que les non-résidents détiennent seulement 36 % de l’ensemble des actions françaises, des petites aux grandes entreprises cotées, cette proportion monte à plus de 46 % en Italie, 57 % en Allemagne et jusqu’à 85 % aux Pays-Bas, qui attire de nombreuses sociétés étrangères grâce à sa fiscalité avantageuse (Les Échos, le 22 octobre).

Par ailleurs, la Bourse de Paris a profondément changé. En vingt ans, le profil de calcul de la pondération a évolué depuis 2004. L’indice parisien a adopté, comme les autres grands indices mondiaux, le système de la capitalisation boursière flottante. À partir de cette date, a été pris en compte non plus le nombre total de titres, mais seulement ceux qui étaient réellement disponibles sur le marché. Ainsi, certaines sociétés contrôlées en grande partie par l’État ont vu leur poids dans l’indice fortement diminuer au profit d’entreprises à la capitalisation plus faible, mais au flottant plus large. Ce fut notamment le cas pour France Telecom, qui a dominé le CAC40 durant la bulle Internet alors même que la part du capital mise à la disposition du public était relativement faible (Les Échos le 3 novembre). Le champion mondial du luxe LVMH est aujourd’hui la première capitalisation du CAC40, devant L’Oréal et Hermès. En septembre 2000, c’était France Telecom qui dominait de toute sa hauteur l’indice parisien. Canal+ en est sorti en 2000, après la fusion avec Vivendi et l’américain Universal. Thomson Multimedia l’a quitté en 2007, TF1 en 2008, et Dexia, devenu un emblème de la crise des subprimes, en septembre 2010, en même temps que Lagardère (ibidem).

Temps critiques, le 4 novembre 2021

  1.  – Le contact humain devient un service en soi : par exemple la Poste propose des visites hebdomadaires aux personnes âgées pour 19, 90 euros/mois (Libération, ibidem). []
  2.  – L’expérience n’est pas toujours concluante : ainsi, dès juin 2001 Serge Tchuruk, le patron d’Alcatel se prononçait pour un Alcatel entreprise sans usine. Le résultat fut ni usine ni entreprise ! []
  3.  – La capacité de calcul d’une puce double tous les dix-huit mois à prix constants : une unité valait une maison hier, une feuille de papier aujourd’hui. []
  4. – Les métamorphoses de la société salariale, Calmann-Lévy, 1984. []
  5.  – Comme pour le test d’un médicament en médecine, l’application de cette variable sur le terrain d’expérimentation est comparée avec un terrain « témoin » où elle n’a pas été appliquée (cf. l’article « le placebo » Le Monde, le 13 octobre). L’expérience la plus connue de David Card a été de mesurer l’effet de l’afflux massif de réfugiés cubains en 1980 sur le marché de l’emploi à Miami (salaires, types d’emploi, chômage) en comparant ce dernier à des marchés de l’emploi d’autres villes ayant au départ les mêmes caractéristiques que Miami, mais n’ayant pas connu un tel afflux. Ils ont ainsi « montré qu’il est indispensable de disposer d’un groupe traité et d’un groupe de contrôle pour mettre en évidence des relations de cause à effet », explique Pierre Cahuc, professeur à Sciences Po. « Ils ont développé et popularisé des méthodes permettant de dépasser les simples analyses de corrélation entre les variables afin de proposer des explications causales », ajoute Hippolyte d’Albis, professeur à l’École d’économie de Paris et président du Cercle des économistes. []
  6.  – « Quand les acteurs français décident de ne pas coopérer, eux-mêmes délocalisent, et vous avez le résultat de l’automobile française, qui a détruit beaucoup d’emplois durant les dernières décennies » a déclaré Macron. Il est de toute façon difficile de « réindustrialiser par la coopération quand règnent le grand dégraissage et la course à la productivité de court terme sans parler des échanges de cadres dirigeants entre les deux frères ennemis qui ne favorisent pas les choses. « La coopération entre Renault et PSA est une arlésienne, un vœu pieux évoqué depuis trente ans. Tout comme d’ailleurs les Allemands évoquent régulièrement une alliance BMW-Daimler », souligne l’ancien analyste Gaetan Toulemonde. Stellantis en fait d’ailleurs actuellement la démonstration avec son dépeçage d’Opel et le rapatriement de la production allemande d’Eisenach à Montbéliard, pour échapper aux contraintes de la cogestion à l’allemande déclare le syndicat IG Metall (Les Échos, le 13 octobre). Mais Macron veut-il instaurer la “préférence nationale” en économie ? “Emmanuel Macron n’a rien fait pour changer les choses lorsqu’il était ministre de l’Économie, c’est un peu fort de faire maintenant des reproches aux constructeurs”, relève l’économiste, spécialiste de l’automobile, Bernard Jullien (Les Échos le 14 octobre). En tout cas cela laisse mal augurer du rapport entre État et secteur privé. Et ce n’est pas fini puisque Stellantis vient de passer un accord avec le coréen LG pour la production de batteries (Les Échos, le 19 octobre). Macron furieux ! []

Parcours de l’opéraïsme

Dans le cadre de la parution du livre de J.Wajnsztejn L’opéraïsme italien au crible du temps (A plus d’un titre, 2021) un mémento sur le parcours d’un opéraïste dont l’action fut marquante dans le mouvement de 1977. En concordance avec le livre sus cité il essaie de rendre compte du devenu de l’opéraïsme (mes commentaires sont en caractères gras)

JW, le 25 octobre 2021


Franco Berardi (« Bifo ») est un ancien responsable du groupe Potere operaio (Pot Op) pendant les années 1969-1973. Ce groupe défend une orientation assez avant-gardiste mais toutefois très différente de ce qui est appelé péjorativement « gauchisme » en France. Ce groupe forme un des rameaux du courant qu’on a appelé opéraïste développé d’abord dans la revue indépendante Quaderni Rossi (même si ses membres sont souvent encore inscrits au PSI ou au PCI) dès le début des années 60, autour de Panzieri, Tronti, Alquati et Negri. 
Un ouvrage en français synthétise cette expérience des Quaderni Rossi : Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui (Maspéro. 1968). Ce courant va ensuite essaimer au sein d’autres revues comme Classe Operaia (Tronti, Negri) puis encore de groupes politiques comme PO (Berardi, Negri, Piperno, Scalzone) et Lotta Continua (Erri de Luca, Sofri).

Le terme italien d’opéraïsme n’est pas comparable au terme français d’ouvriérisme et il correspond à un courant très intéressant (dit de « l’autonomie ouvrière ») mais très peu exporté à l’extérieur de l’Italie sauf peut être en Allemagne, alors qu’il a été très en phase avec les luttes prolétaires du mai rampant italien. Ses bases de départ sont :

  • 1° une critique de la neutralité de la technique et donc de la position marxiste traditionnelle sur le rôle progressiste du capital en lien avec une analyse des transformations du capitalisme dans les années 1960 et particulièrement de l’importance prise par l’utilisation de la technoscience dans le procès de production (Panzieri) ;
  • 2° dans le rapport social capitaliste la dépendance réciproque entre capital et travail le « dans et contre » (de Tronti) est inversée par rapport au marxisme orthodoxe dans la mesure où c’est le travail qui constitue la dynamique de l’ensemble à travers les luttes de classes ;
  • 3° une critique de la séparation entre luttes économiques et luttes politiques ;
  • 4° une critique de l’idée de crise finale du capitalisme due à des conditions objectives parce qu’il n’y a pas de contradiction mortelle entre développement des forces productives et étroitesse des rapports de production (la thèse marxiste classique) car le développement des forces productives englobe les rapports de production (thèse cohérente avec le premier point) ;

Potere operaio (Pot Op) va continuer à approfondir certains points de ces thèses ce qui conduit le groupe à une amorce de critique de la loi de la valeur et de sa rationalité supposée, critique que ce groupe (ainsi que Lotta Continua) va essayer de mettre en pratique dans certaines entreprises et plus particulièrement à la Fiat à travers la lutte sur le salaire égal pour tous et indépendant de la productivité. La thèse marxiste de « toute la valeur est produite par le travail vivant » ne doit plus être comprise comme théorie économique, mais comme mot d’ordre politique.

Par rapport à l’époque des Quaderni Rossi la théorie operaïste se fait clairement subjectiviste. Toute cette lutte sur les salaires se fait en rupture avec une certaine idéologie traditionnelle du mouvement ouvrier autour de la professionnalité. C’est que la lutte est souvent menée par des prolétaires du sud qui ne sont prolétaires que de fraîche date et qui de fait s’inscrivent dans une lutte contre une usine qui symbolise leur enfermement et en même temps fait leur force (c’est le temps de l’ouvrier-masse dans la « forteresse ouvrière). Cette lutte dans et contre l’usine (mise en pratique de la thèse fondamentale de Tronti dans Ouvriers et capital) conduit à de nombreuses pratique de refus du travail (absentéisme, sabotage, turn over, affrontements avec les chefs).

Je ne vais pas plus loin dans cette présentation générale mais rapide du courant opéraïste et du groupe Pot Op pour revenir à Franco Berardi (« Bifo »). A partir de 1975, une frange de l’autonomie ouvrière dont Negri et Bifo développe de nouvelles idées qui vont être à la base du futur mouvement de 1977 en Italie. Si les Quaderni Rossi sont surtout partis de l’analyse du Capital, eux se réfèrent maintenant plutôt aux Grundrisse (surtout le passage dit du « Fragment sur les machines ») et au VIème chapitre inédit du Capital qui périodise la domination du capital en domination formelle et domination réelle. Résultats de leur lecture : le temps de travail direct n’est plus la base de la valorisation et donc ne peut plus être la mesure de la valeur. C’est de plus en plus le temps de tous les humains qui devient productif pour le capital. Cela renforce les éléments de critique de la loi de la valeur qui avaient été déjà énoncés quelques temps auparavant1.
De ces prémisses, Negri et Bifo, d’abord ensemble puis chacun de leur côté vont tirer des conclusions de plus en plus subjectivistes. Ensemble d’abord car ils sont d’accord sur la puissance illimitée d’une production totalement automatisée produit de l’intelligence collective (le General intellect de Marx dans le « Fragment ») permettant richesse, appropriation par tous et jouissance. Chacun de leur côté car Negri va progressivement développer l’idée d’un capitalisme devenu pur parasite du procès de production (simple pouvoir de commandement des capitalistes) ; alors que Berardi va développer l’idée que le nouveau sujet révolutionnaire est celui qui, volontairement ou non reste à la marge du « système ».  Cette dernière position trouve son expression en 1977 dans le mouvement des indiens métropolitains » et leur idéologie « juvéniliste » (giovanilisti). On est ainsi passé de « l’autonomie ouvrière » (operaïsme d’origine) à « l’autonomie organisée » (Negri et la période du groupe Rosso) à « l’Autonomie » tout court pour finir avec « les autonomies ».

La recomposition de classe (terme central de la théorie opéraïste) ne se résume plus à ce qui se passe dans l’usine, ce que les opéraïstes appelaient « la centralité ouvrière » de la classe, parce que ce n’est plus, pour Berardi, que le maintien de l’éternité des lois économiques et d’une hégémonie qui correspond à une dictature du donné hypostasié sur le sujet réel. En effet, aujourd’hui, la conflictualité se déplace et envahit le terrain urbain et social pour y découvrir une dimension spécifique que Negri va théoriser et personnifier dans la figure de « L’ouvrier-social » qui remplace « l’ouvrier-masse » comme tendance dominante de la nouvelle composition de classe dès 1974-75.

C’est aussi le moment où Lotta Continua rend plus concrète cette thèse de Negri à travers le mouvement « reprenons la ville » et la pratique des autoréductions tarifaires. Puis Bifo va mettre en avant la notion de « jeune prolétariat » qui remplace celle d’ouvrier-social comme figure centrale de la production diffuse de valeur, par exemple dans le développement massif du travail au noir.  La définition de la classe ne peut plus être de nature économique ou idéologique, elle devient immédiatement politique : la classe ouvrière n’est plus celle qui produit de la valeur (la classe ouvrière n’est pas assimilable au travail productif), mais celle qui libère la vie et de ce fait produit de l’autonomie. Berardi recycle alors des éléments des théories de Foucault (tout le savoir est pouvoir, l’université comme usine de dissidence, les formes de pouvoir et de domination sont multiples), de Deleuze et Guattari (les subjectivités désirantes, les pratiques alternatives et les luttes dans le quotidien avec les « révolutions moléculaires », critique de l’idéologie du Grand soir et plus généralement de la politique) dont certaines se retrouvent aujourd’hui dans des thèmes insurrectionnistes comme ceux de L’insurrection qui vient2, mais aussi chez les tenants des luttes intersectionnelles.

Bifo va animer à Bologne Radio Alice, la radio emblématique du mouvement de 1977 et la revue A/Traverso. Elles s’attaquent aux aspects culturels du capitalisme et de la domination sous l’égide du couple improbable Mao-Dada (la révolution culturelle chinoise est perçue positivement ce qui n’empêche pas une critique virulente du léninisme et du stalinisme). Le nom de la revue fait référence à l’idée de transversalité de L’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari. Il n’y aurait plus de séparation entre sujet et procès alors que dans le marxisme orthodoxe le procès ce n’est que l’économie et le sujet une conscience dépourvu d’épaisseur matérielle, le Parti étant chargé de réunir tout ça.
Une synthèse des textes de Bifo a été traduite et publiée en français : Le ciel est enfin tombé sur la terre (Seuil, 1979). Il y critique la théorie de Marx des « besoins radicaux » (« Une révolution ne peut être qu’une révolution des besoins radicaux » in Pour la critique de la philosophie de droit de Hegel) parce que ces besoins y apparaissent comme déjà existants et à la recherche de leur sujet (la classe ouvrière) ce qui réintroduirait humanisme et idéalisme alors que c’est le désir qui produit lui-même la négation comme pratique historique. Un désir qui ne déboucherait pas sur une synthèse (l’unité de classe), mais sur une transversalité qui traverse le jeune prolétariat, concept que Bifo énonce tout en reconnaissant son manque de définition claire et précise.
[Mais avec la défaite du mouvement de 1977, le nouveau concept ne sera pas précisé car c’est toute la théorie du sujet qui s’écroule aussi bien dans sa conception bourgeoise (il est remplacé par l’individu-démocratique) que dans sa version prolétarienne (la classe-sujet remplacée par les particularismes radicaux et les politiques de l’identité ((Cf : JW Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût. L’Harmattan. 2002)) ) Or Bifo reste bloqué sur une problématique du sujet]Dès 1976, Bifo signalait les risques de retournement des flux désirants dans l’instinct de mort, le terrorisme, l’auto-destruction face à l’action répressive des forces stalino-fascistes. En effet, contre le mouvement général d’insubordination, on aurait, d’après lui, assisté à une alliance objective entre l’État italien qui tendrait au fascisme à travers ses compromissions avec des groupes d’extrême droite d’une part et la mise en place de lois d’exception d’autre part ;  et un PCI/CGIL qui tend lui vers le stalinisme alors qu’au départ du mouvement il avait décidé de « chevaucher le tigre » pour ne pas laisser passer devant lui le train de la conflictualité sociale et prolétaire. Une position opportuniste qui prendra fin dès 1973 avec des accords patronat/syndicats pour faire rentrer les revendications « opéraïstes » de l’ouvrier-masse dans le cadre plus habituel et conforme de la juste proportionnalité entre productivité et prix de la force de travail.

[Mais la recomposition de classe sur de nouvelles bases espérée par Negri et Bifo va laisser place à la décomposition de classe. Le futur concept negriste de « multitude » est un produit de ce constat censé dépasser et la notion de classe et celle de sujet].

Toutefois, Berardi restait résolument optimiste puisqu’il pensait que le capitalisme n’avait pas d’avenir. Pour lui, c’est un système fini et donc la révolution est aussi finie. Dans un numéro de juin 1977 de sa revue A/Traverso, intitulé La rivoluzione e finito, abbiamo vinto, était annoncée la victoire et la fin de la révolution.

[Malheureusement, rétrospectivement nous savons bien aujourd’hui que c’est la capital qui a vaincu dans cette bataille des années 60-70 et que c’est lui qui a pu faire « sa » révolution.].
Berardi est ensuite emprisonné en 1979 avec 5000 autres protagonistes du mouvement.
[Malgré des manques certains où même des erreurs, les analyses opéraïstes ont non seulement su rendre compte de la situation italienne, mais en être l’expression et particulièrement celles de Bifo avec le mouvement de 1977. Ce n’étaient pas forcément les analyses les plus avancées de l’époque (par exemple les communistes de gauche comme le groupe Ludd-conseils prolétaires avec Cesarano, d’Este, Faïna et Lippolis pouvaient dire des choses plus profondes ou plus justes mais leur rôle dans le mouvement fut secondaire3 . Là aussi cela doit nous aider à mieux comprendre les rapports entre théorie et pratique et nos types d’intervention possibles]

Pour terminer sur son recueil de texte Le ciel est enfin tombé sur la tête je ne peux me retenir de citer un passage sur les rapports théorie/pratique :« Si Marx dit bien que le travail abstrait n’est pas seulement une construction intellectuelle, mais une abstraction réelle, il faut alors affirmer le primat du sujet pratique sur la réalité à connaître. Dans la présentation formaliste [Bifo critique ici le philosophe marxiste italien Lucio Colletti], le présent à partir duquel est engagée l’histoire passée constitue une catégorie, une structure de concepts […] Mais le primat épistémologique du présent sur le passé est encore primat structuraliste du concept sur la conscience, primat de la théorie (comme système séparé, formel, indéterminé) sur le sujet pratico-matériel, sur l’histoire. Le prolétariat ne serait ainsi le fondement de la connaissance qu’en tant qu’abstraction empirique, en tant que catégorie : ce n’est pas un sujet matériel, mais un concept […] [Il passe ensuite à la critique d’Althusser] pour qui la fonction constitutive et structurante est prise en charge non pas par une figure externe au processus de connaissance, par un sujet matériel, mais par un élément interne au système : le concept dominant. Il n’y a alors plus de lieu de formation de l’histoire, plus de sujet historique matériel ni de tension pratique. Chez Colleti comme chez Althusser, le concept de travail, le concept de travail abstrait n’existe que comme caractéristique commune à une catégorie4. Or c’est au contraire dans les rapports qui produisent l’abstraction, dans les rapports historiques entre les classes, qu’il faut aller chercher le fondement de la théorie qui a comme concept dominant le concept de travail abstrait. Le travail abstrait n’est pas une donnée à reproduire sur une base empirique dans une catégorie abstraite : c’est la forme d’existence pratique, vivante du sujet. La catégorie de travail abstrait n’est pas le moteur du processus de connaissance, elle en est le produit général. Le travail abstrait est le produit à la fois du processus continu de réorganisation capitaliste et de la classe qui reconnaît et lutte contre son extranéité totale par rapport au travail » (p. 68).

 [Cette position théorique peut être considérée comme l’une des meilleures réponses possibles à faire à des tendances comme l’autoproclamée « école critique de la valeur » (Krisis, sa descendance et mouvance) et le courant autour de Théorie Communiste]

Dans les années 1970, cette restructuration du capital en était à ses débuts et la majorité de la classe, celle qui se sentait ouvrière et fière de l’être n’avait pas encore fait l’expérience (négative). Nous n’en sommes plus là et ce que décrit Bifo ici trouve sa « vérité » dans l’impossible affirmation de toute identité ouvrière aujourd’hui. 
Pour faire le lien avec aujourd’hui et la dernière intervention de Bifo autour des rapports entre luttes et nouvelles technologies, je dois d’ajouter que lui-même et Negri puis tout le courant néo ou post-opéraïste en exil politique en France vont développer ce qui m’apparaît comme un abandon de la théorie opéraïste d’origine et particulièrement des thèses de Panzieri, le fondateur des Quaderni Rossi, sur la question de la neutralité de la technique. En effet, à partir de la notion de Marx de general intellect développée dans les Grundrisse (et tout particulièrement du « Fragment sur les machines »), ils vont abandonner la thèse de la technique forcément capitaliste parce que faisant face au travail (le general intellect reste pour Marx du savoir objectivé dans du capital fixe) pour celle d’une intelligence technique de masse appropriable immédiatement parce qu’elle n’est pas extérieure aux individus de la « multitude ». Elle ferait partie de leurs potentialités à travers les nouveaux médias, la culture au sens large et tout ce que ce courant appelle le travail immatériel, le salariat du cognitif. Les nouvelles subjectivités ouvrières ou celles de la « multitude » pourraient ainsi s’exprimer dans un « travail en général » qui rend caduc les anciennes déterminations du travail (concret/abstrait, productif/improductif, simple/complexe, salarié/non salarié). La multitude serait maintenant riche de tout le general intellect accumulé par le développement des forces productives devenues enfin sociales. Tout le point de vue critique sur le rôle de la techno-science dans la révolution du capital est occulté à travers une utilisation a-critique, justement, des nouvelles technologies qui exprimeraient les nouvelles dimensions symboliques de l’activité.

En fait, la révolution du capital aurait rendu le socialisme à portée de main car elle redonnerait de la puissance au travail/activité à travers ces nouvelles activités liées à un savoir de plus en plus socialisé qui intègre jusqu’à ce que Negri appelle « l’entreprenariat politique ». Le paradoxe serait que le processus de refus du travail ait conduit à une utilisation plus intensive de la technologie. Pour un hégélien de gauche ou un marxiste il s’agit là d’une nouvelle ruse de l’histoire, mais pas pour les néo-opéraïstes. En effet, ceux-ci se situent maintenant derrière Spinoza, Deleuze, Guattari, Foucault, dans une pensée du plan d’immanence (une sorte de page blanche à partir de laquelle il s’agit simplement d’affirmer une puissance) et contre une critique qui est forcément dialectique et négative5.

Je termine ce mémo par quelques mots sur l’intervention récente de Berardi qui a circulée sur le site (il faudrait la retrouver !). Pour qui connaît le parcours de « Bifo », c’est on ne peut plus décevant. Il y a une véritable involution théorique et stratégique qui s’exprime dans cette vidéo :
– alors qu’en 1977 il mettait en avant la contradiction entre politique et mouvement qui éclate avec la crise des organisations extra-parlementaires à partir de 1973 et la dissolution de Pot Op, il retombe aujourd’hui sur la banale opposition citoyenniste entre monde politique et société civile comme s’il existait encore une société civile dans la société capitalisée.

– alors qu’il oppose révolte et indignation, toute son attaque contre les banques et le capital financier est de l’ordre de l’indignation. Tenir un cours à la banque pourquoi pas mais c’est dans l’ordre de ce qui se passe actuellement à New-York et autres villes et en quoi est-ce différent du mouvement des indignés en Europe qui semble pourtant agacer Berardi ?

– il ne mentionne plus le capital mais seulement le capital financier et le capitalisme néo-libéral comme n’importe quel lecteur du Monde Diplomatique ou n’importe quel militant anti-capitaliste (d’extrême gauche…ou d’extrême droite). Il ne s’agit pas ici de mépris, mais si on doit chercher des références il ne faut quand même pas qu’elles vivent sur leur passé ! Bifo rejoint ici Negri dont la plupart des positions actuelles sont devenus très discutables pour faire dans la litote.

– à la « misère même du quotidien » (p. 23, Bifo, op.cit) qui n’est jamais unidimensionnelle, il préfère aujourd’hui parler de la « vie de merde » que nous sommes censés vivre (une radicalisation de la « survie » situationniste des années 60-70). La société semble être complètement un extérieur, un Moloch et l’État un Léviathan. Nous n’y participerions en rien. Nous avons souvent dit pourquoi ce mépris de la vie des gens était à la fois insupportable et vain. En quoi il produit aujourd’hui tous les comportements identitaires entre semblables alors qu’il était censé les combattre.-il s’agirait de s’approprier ce qui est à nous (« tout est à nous, rien n’est à eux comme crient les jeunes dans les manifestations alors qu’ils n’ont jamais travaillé) ; et cela, comme si tout ce qui est produit aujourd’hui était richesse et bon à récupérer dans le cadre d’un devenir autre. Tout ne serait plus qu’une question de pouvoir ou de commandement, donc de propriété. Bifo le dit bien dans son intervention : Les armes de la critique et de la technique sont à nous et l’insurrection consistera à s’approprier ce qui est à nous. Le langage du NPA ou de la CNT quoi !

  1. Il n’y a pas de « courant critique de la valeur » ou de courant « critique des théories de la valeur » qui commenceraient avec Krisis d’un côté et Temps critiques de l’autre. C’est la critique en tant que description active et inscrite dans des pratiques de lutte qui dévoile ce qui jusqu’à là n’apparaissait pas ou difficilement. Elle prend différentes formes concrètes, suivant les pays et les références théoriques. C’est d’ailleurs pour cela qu’à l’origine du projet Temps critiques en 1989 nous avons essayé entre allemands, italiens et français de faire un bilan des vingt années précédentes tenant compte de ces différences d’approche à partir du moment où nous avions constaté que la crise de la théorie du prolétariat et même de la théorie communiste ne pouvait plus trouver d’alternative dans une refondation unifiée a priori autour d’une « vérité ». Ce que je viens de dire sur les Quaderni Rossi et PotOp me paraît une preuve, s’il en fallait encore une, que la critique n’est pas une activité d’intellectuels qui font preuve d’originalité afin de se distinguer les uns les autres par de petites différences qui les font exister et se valoriser, mais elle représente un courant profond avec diverses ramifications, passerelles et voies d’entrée ou de sorties. Et c’est souvent sur la sortie que les divergences explosent car elles sont inscrites dans des pratiques.

    Nous avions noté cette méconnaissance de la théorie opéraïste de la part du groupe Krisis dans un passage de L’évanescence de la valeur (L’Harmattan. 2004, p. 123-135) quand Kurz et Jappe (Les habits neufs de l’Empire) se gaussent de Négri qui confondrait le concept de travail abstrait avec l’abstraction du travail dans le procès de production. []

  2. Pour une critique de ces thèses, cf. J. Wajnsztejn et C. Gzavier : La tentation insurrectionniste, Acratie, 2012. []
  3. Pour une analyse plus fouillée de cette tendance radicale, cf. J. Guigou et J. Wajnsztejn, Mai 1968 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2018. []
  4. Tout ce fatras formaliste (Colletti) ou structuraliste (Althusser) trouve son origine dans L’Introduction à la critique de l’économie politique de 1857 de Marx. Ce texte signe, à mon avis, la date de naissance de ce marxisme qui va progressivement s’ériger en science dominante. Je cite « Le travail est semble-t-il une catégorie toute simple…Conçu sous l’angle économique, dans toute sa simplicité, le travail est cependant une catégorie aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction pure et simple…A cette généralité abstraite de l’activité productive correspond la généralisation de l’objet défini comme richesse, ou de nouveau, le travail en général…Ainsi donc les abstractions les plus générales ne surgissent qu’avec le développement le plus riche du concret  où un même caractère est commun à beaucoup d’autres, à la totalité des éléments » (p. 64 mais la citation correspond à trois passages mis bout à bout correspondant aux pages 64-65-66 de l’édition française (Anthropos, coll 10/18. 1968). De cela, Althusser en déduit que « L’histoire aurait en quelque sorte atteint ce point, produit ce présent spécifique exceptionnel où les abstractions scientifiques existent à l’état de réalités empiriques, où les concepts scientifiques existent dans la forme du visible, de l’expérience comme autant de vérités à ciel ouvert » (Lire le Capital, Maspéro, tome 2, p. 80). Le sujet historique s’en trouve effacé comme protagoniste matériel du processus au profit de catégories qui le systématisent au plan du concept [bien sûr, ceci est rétrospectif puisque de toute façon, pour nous, ce sujet historique n’existe plus]. []
  5. Certaines franges de ce qu’on peut appeler le courant « insurrectionniste » s’y rapportent d’ailleurs expressément. Pour elles, il ne s’agit plus de participer au travail du négatif, mais d’affirmer une rupture avec « le système » ou plus exactement avec un capitalisme qu’elles perçoivent comme un « système » extérieur à elles. Il s’agirait alors de dégager de nouvelles aires sociales capables d’incarner d’autres formes de vie. Pour une critique de ces courants insurrectionnistes on peut se reporter au n°10 de la revue Interventions, en ligne sur le site de Temps critiques et sur le livre de JW et C.Gzavier, La tentation insurrectionniste, Acratie 2012. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XXI

Au cas ou vous les auriez manqués le récapitulatif des relevés de notes.

Le pouvoir et la maîtrise de la statistique

– Selon le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, dans un entretien au Parisien (Le Monde, le 20 juillet), l’épidémie de Covid-19 ne cessait de croître avec un taux d’incidence repassé au-dessus du seuil fatidique [en quoi on ne saura pas] des cinquante cas positifs pour 100 000 habitants — « en augmentation de 80 % sur une semaine, du jamais vu depuis le début de la crise ». Il est certain qu’annoncer cela a des personnes peu au fait des statistiques fait de l’effet puisque plus la courbe des personnes contaminées chute (c’est bien la moindre des choses vues les mesures prises(( – Le taux national était redescendu de 365/100 000 la semaine du 25 mars-2 avril 2021 à 20 fin juin pour remonter à 206 la semaine du 20-26 juillet… soit 0,2 % (Le Monde, le 31 juillet-1er août).)) ), plus le taux d’incidence sera haut, s’il y a une reprise de l’épidémie. D’autant plus que l’on ne nous spécifie même plus le type de contamination dont il s’agit à part le fait qu’elle toucherait surtout les jeunes peu vaccinés puisqu’on les a d’emblée écartées de la vaccination, mais finalement peu hospitalisés et en contact avec des « vieux » vaccinés en plus grand nombre. Le même Gabriel Attal oppose dans son entretien au Parisien une « frange capricieuse et défaitiste, très minoritaire, qui se satisferait bien de rester dans le chaos et l’inactivité » à une France « laborieuse et volontariste, qui veut mettre le virus derrière elle et travailler » (ibid.). Quand on pense que les patrons ont du mal à faire revenir leurs troupes du télétravail cette soudaine morale du travail fait sourire.

– De toutes les divisions mises en évidence par le sondage de l’European Council on Foreign Relations, la plus flagrante — à la fois entre les pays européens et à l’intérieur des sociétés — est d’ordre générationnel. Ce sont en effet les jeunes Européens qui se sentent avant tout victimes de ce virus censé menacer les personnes âgées. Près des deux tiers des personnes interrogées de plus de 60 ans disent ne pas avoir été personnellement affectées par la crise du coronavirus, alors que la majorité des moins de 30 ans se sent gravement affectée. Et, alors que, dans la plupart des cas, les jeunes gens ne voient pas le virus comme une menace pour leur vie, ils vivent collectivement la pandémie comme une menace existentielle pour leur mode de vie. Dans de nombreuses sociétés, beaucoup de jeunes ont le sentiment que leur avenir a été sacrifié pour protéger leurs parents et leurs grands-parents (Le Monde, le 2 septembre 2021). Dans le même ordre d’idées, L’Independent Evaluation Office (IEO), le département du FMI chargé d’évaluer ses propres activités, a voulu comprendre, dans un rapport diffusé le 9 septembre et passé inaperçu, pourquoi ses prévisions de croissance étaient si optimistes pour les pays en crise. Les erreurs d’appréciation ne sont pas que techniques. « Le personnel du Fonds peut être incité à valider des projections de croissance irréalistes, qui permettent de combler des écarts budgétaires et entraîner un avis favorable sur la viabilité de la dette, tout en espérant convaincre les autorités d’avancer sur des réformes difficiles », est-il écrit. Les auteurs du rapport citent la Lettonie, qui a reçu en 2008 — lorsque Dominique Strauss-Kahn dirigeait le fonds — une aide contre la mise en place d’un plan d’austérité sévère. « Les services du FMI prévoyaient une contraction du PIB comprise entre 6 % et 8 % en 2009, à cause de statistiques indiquant une récession sévère, mais ils ont donné leur accord à un programme prévoyant un recul de 5 %, car les autorités considéraient leurs estimations trop pessimistes », relèvent-ils. Cette année-là, la contraction a atteint… 14 %. Autre pays, autre crise : la Jamaïque. Les économistes du FMI chargés de négocier un plan d’aide reconnaissent que « les prévisions de croissance à moyen terme étaient probablement trop optimistes ». Ils notent cependant qu’« il aurait été compliqué d’obtenir un soutien national pour un programme dont les projections de croissance à moyen terme étaient encore plus faibles » (Le Monde, le 10-11 octobre).

– Un repli stratégique. Sanofi estime que son vaccin à ARN messager arriverait trop tard sur le marché, alors que ses rivaux dans le domaine sont déjà bien installés. En effet, l’américain Pfizer, avec son partenaire allemand BioNTech, et la biotech Moderna devraient livrer, à eux trois, plus de 4 milliards de doses pour la seule année 2021, et bien davantage en 2022. (Le Monde, le 30 septembre). Devant une telle production de doses, on comprend mieux pourquoi on nous promet déjà la troisième dose « quoiqu’il en coûte ».

– Abdennour Bidar philosophe, spécialiste des religions et de la laïcité s’interroge sur le rapport entre proportionnalité des mesures sanitaires et l’atteinte éventuelle aux libertés qui interviendrait dès qu’il y a disproportion. Il estime que l’État informe en communiquant en permanence sur les chiffres, comme celui du taux d’incidence. Mais suffit-il de dire que celui-ci atteint tel ou tel niveau « alarmant » ? Ou bien, là encore, la notion de proportion devrait-elle intervenir ? Il s’agirait, par exemple, de préciser quelle proportion de la population est touchée lorsqu’on a, comme actuellement, un taux d’incidence moyen de 189 au niveau national, et supérieur à 500 dans certains départements, selon les chiffres publiés le 24 juillet par Santé publique France. Ce taux étant établi pour 100 000 personnes, cela signifie que la proportion de personnes contaminées est comprise entre 0,189 % et 0,5 % de la population. Pourquoi ce pourcentage n’est-il jamais mobilisé ?

– Plusieurs anciens dirigeants de la Banque mondiale, dont l’actuelle patronne du Fonds monétaire international (FMI) Kristalina Georgieva, ont fait pression sur leurs équipes pour manipuler les données d’un classement annuel des économies mondiales et céder ainsi à la pression de la Chine, selon un audit commandé par l’institution installée à Washington et publié jeudi 15 septembre. En écho à l’audit qui évoque une « ambiance de terreur et d’intimidation » au sein de l’équipe chargée du rapport « Doing Business », Paul Romer pointe du doigt une « culture faite de menaces et de malhonnêteté où les managers jouissent d’une impunité totale ». Au même moment, c’est-à-dire entre mi-2017 et juin 2018, l’institution se trouvait dans une situation délicate. Elle devait mener des « négociations sensibles sur l’augmentation de son capital », peut-on lire dans le rapport d’audit, alors qu’un « acteur-clé », que l’on devine être les États-Unis de Trump, voulait se désengager de l’institution, obligeant les autres membres à augmenter leurs contributions. La Chine est le troisième actionnaire de la Banque mondiale après les États-Unis et le Japon et elle a donc fait jouer son lobbying pour améliorer ses performances en incluant, par exemple, les résultats de Hong-Kong (ibid.).

– En France, le gouvernement vient de présenter son « bilan redistributif » selon lequel le pouvoir d’achat n’aurait fait qu’augmenter depuis 2017. Pour le journal Libération, le 11 octobre, il s’agit bien plutôt d’un tour de passe-passe gouvernemental, ce dernier basant son argumentation sur des chiffres en pourcentages (valeurs relatives) et non en valeurs absolues. Selon les propres calculs de Libération, seulement 6,5 % des gains liés aux mesures budgétaires auraient profité aux plus démunis contre 22 % pour les plus aisés. Une partie de la différence de résultats tient dans le fait que le gouvernement insiste beaucoup sur les baisses d’impôts (comme, par exemple, une taxe d’habitation que les pauvres ne payaient pas la plupart du temps) et peu sur l’augmentation du coût de la vie sur les produits de première nécessité et l’énergie. Il faut noter aussi qu’une partie de la « redistribution » Macron n’a pas été le fruit d’une ligne politique plus sociale, mais a constitué une réponse partielle au mouvement des Gilets jaunes (annulation de l’augmentation de la CSG pour bas salaires et retraités ; défiscalisation des HS, augmentation de la prime d’activité).

Conclusion de l’enquête de Libération : le gouvernement a plus distribué que redistribué.

– Allemagne : le passage de 30 à 40 membres, sur le modèle du CAC français, transforme le visage de l’indice boursier de référence. Ces dernières années, les critiques intérieures s’étaient multipliées sur le fait que le DAX ne représentait que la « vieille économie » de l’ouest et du sud du pays — l’automobile, la chimie, l’énergie et la banque —, ignorant les succès des jeunes pousses numériques que la conception allemande, traditionnellement industrialiste, a du mal à considérer comme une source d’enrichissement. Dès lundi 20 septembre, trois anciennes start-ups issues de l’écosystème berlinois seront représentées. Outre les start-ups berlinoises, trois nouveaux entrants sont des entreprises spécialisées sur les secteurs en croissance des biotechnologies (Qiagen) et technologies médicales, comme Sartorius et Siemens Healthineers, indépendant de Siemens depuis 2018. L’équipementier sportif Puma et le fabricant d’arômes Symrise comptent aussi parmi les nouveaux membres. (ibidem)

– Après « Lux Leaks » en 2014, les « Panama Papers » en 2016, les « Paradise Papers » en 2017, les révélations des « Pandora Papers », issues d’une nouvelle fuite de 12 millions de documents provenant de la finance offshore, montrent à quel point les plus fortunés continuent d’échapper à l’impôt. Contrairement à ce qui est parfois avancé, aucun indicateur fiable ne permet de dire que la situation se soit améliorée au cours des dix dernières années. Avant l’été, le site Pro-Publica avait révélé que les milliardaires américains ne payaient quasiment aucun impôt par comparaison à leur enrichissement et à ce que paie le reste de la population. D’après Challenges, les 500 premières fortunes françaises ont bondi de 210 milliards d’euros, à plus de 730 milliards, entre 2010 et 2020, et tout laisse à penser que les impôts acquittés par ces grandes fortunes (information somme toute assez simple, mais que les pouvoirs publics se refusent toujours à publier) ont été extrêmement faibles. Le problème de fond est que l’on continue, en ce début du XXIe siècle, à enregistrer et à imposer les patrimoines sur la seule base des propriétés immobilières, en utilisant les méthodes et les cadastres mis en place au début du XIXe siècle.

En mettant en place un cadastre centralisé pour tous les biens immobiliers, aussi bien pour les logements que pour les biens professionnels (terres agricoles, boutiques, fabriques, etc.), la Révolution française a ainsi institué dans le même geste un système d’imposition reposant sur les transactions (les droits de mutation toujours en vigueur aujourd’hui) et surtout sur la détention (avec la taxe foncière). Or, ce système d’enregistrement et d’imposition des patrimoines n’a quasiment pas bougé depuis deux siècles, alors même que les actifs financiers ont pris une importance prépondérante. Les pouvoirs en place partent du principe qu’il serait impossible d’enregistrer les patrimoines financiers. Il ne s’agit pas ici d’une impossibilité technique, mais d’un choix politique : on a choisi de privatiser l’enregistrement des titres financiers (auprès de dépositaires centraux de droit privé, comme Clearstream ou Eurostream) puis de mettre en place la libre circulation des capitaux garantie par les États, sans aucune coordination fiscale préalable. Les « Pandora Papers » rappellent aussi que les plus fortunés parviennent à éviter les impôts sur leurs biens immobiliers en les transformant en titres financiers domiciliés offshore, comme le montre le cas des époux Blair et de leur maison à 7 millions d’euros à Londres (400 000 euros de droits de mutation évités) ou celui des villas détenues sur la Côte d’Azur via des sociétés-écrans par le premier ministre tchèque Andrej Babis.

Dans la série qui pourrait s’intituler « sans commentaire », mais on en fera quand même

– Fin avril 2021, Macron avait déclaré : « Le passe sanitaire ne sera jamais un droit d’accès qui différencie les Français. Il ne saurait être obligatoire pour accéder aux lieux de la vie de tous les jours comme les restaurants, théâtres et cinémas, ou pour aller chez des amis. »

– « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peuvent être pratiqués sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. » (Loi Kouchner du 4 mars 2002.) Le vaccin sera-t-il bientôt obligatoire ? Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé, a déclaré le 11 juillet 2021 : « Croyez-moi, ça sera fait. » Il s’est montré très ferme envers les derniers réticents à la vaccination : « Ceux qui, face à ce virus, choisissent de “se battre” individuellement sont, sinon des déserteurs, du moins des alliés du virus. La vaccination n’est pas un sujet personnel. La refuser, c’est une trahison. Il faudra une loi ! »

– D’après le quotidien régional Le Progrès, le 15 août, le vaccin anti-covid sera obligatoire pour les salariés de Google et Facebook qui se voient ordonner un « présentiel » d’au moins trois jours par semaine (le virtuel, c’est pour les autres). Une mesure qui s’accorderait avec les préconisations de « l’Agence fédérale américaine en charge du respect des lois contre les discriminations au travail » permettant aux employeurs d’obliger leurs salariés à présenter une preuve de vaccination contre le Covid-19 (drôle de conception de la non-discrimination), avec des exceptions possibles pour raisons médicales ou religieuses !

– Dans Le Progrès de Lyon, le 2 septembre, deux pages sur les enfants, le virus et le vaccin décrivant les atermoiements gouvernementaux, alors qu’une obscure « communauté pédiatrique est favorable à la vaccination des 12-18 ans » (Le Monde, le 28 juillet). Mais un filet en bas de page annonçant : « Ailleurs dans le monde on vaccine dès l’âge de 3 ans » ; suit l’exemple de seulement trois pays : la Chine, Cuba et le Venezuela, trois modèles bien connus et reconnus ! Dans le même registre digne des perles du Canard enchaîné, « Les pays membres de l’Union européenne (UE) se sont mis d’accord lundi 30 août pour retirer les États-Unis, Israël, le Kosovo, le Monténégro, le Liban et la Macédoine du Nord, de la liste des pays jugés « sûrs » sur le plan sanitaire, ce qui implique des contrôles accrus pour les voyageurs non vaccinés contre le Covid-19 (Le Monde, le 1er septembre). Vous avez bien lu ; des pays qui peinent à vacciner tout le monde viennent de déclarer peu sûr le pays où pratiquement tout le monde a reçu les 2 doses (Israël). Mais lui-même, en marche vers la troisième dose ne vient-il pas de fermer ses frontières, même aux personnes vaccinées ?

– Dans Libération, le 21 juillet est faite une présentation du nudge, c’est-à-dire d’une nouvelle façon d’influencer les « larges masses » comme on aurait dit dans les années 60/70 ; non pas à partir de l’idéologie, mais plutôt par un pragmatisme via le softpower, où il s’agit de réduire l’écart entre les bonnes intentions des personnes et les mauvais comportements qui les contredisent (cf. Eric Singler et le groupe BVA). Ce qui est étonnant là-dedans n’est pas tant l’extension d’un domaine qui avait fait scandale il y a trente ans avec les propos de Le Lay, directeur de TF1 sur la nécessaire captation du « temps de cerveau disponible » et qui a l’air de passer comme une lettre à la poste aujourd’hui, que le fait que ce paternalisme libertarien vienne contredire la vison encore récemment dominante de l’homo economicus rationnel des néo-classiques et autres néo-libéraux d’aujourd’hui. Cette remise en cause renvoie à une reconnaissance d’un autre pouvoir de l’État, non pas en tant qu’État d’exception comme le dit Agamben, mais d’État redéployé dans une forme réseau dans laquelle, comme nous l’avons affirmé dans le numéro 20 de la revue, la société civile n’existe plus. Ce que reconnaît à sa façon l’éditorial du journal Le Monde ce 21 juillet à propos de la crise sanitaire : « L’État était le seul à exercer la pression sanitaire ; cette fois il enrôle les citoyens ». La mise en cogestion du contrôle du passe sanitaire nous en fournit l’exemple le plus éclatant. Aujourd’hui, n’importe quels barmans ou chauffeurs de bus ou employés de bibliothèque se voient contraints d’officier.

– Dans Le Monde du 24-25 septembre, une enquête du géographe de la santé E. Vigneron constate une fracture vaccinale (indépendante du facteur âge) entre d’un côté ouest et nord de la France, territoires les moins touchés par la pandémie, mais les plus vaccinés et de l’autre, sud-est, et est, plus touchés, mais pourtant les moins vaccinés (constat paradoxal, mais sujet à de multiples interprétations) ; mais surtout fracture vaccinale suivant grosso modo la « fracture sociale » : c’est dans les communes les plus aisées et les centres-villes qu’on trouve le plus de vaccinés et dans les communes les moins aisées des périphéries et banlieues qu’on en trouve le moins. Si on rentre dans les détails, les 5e et 7e arrondissements de Paris ; l’hypercentre et le 3e à Lyon sont les plus vaccinés ; Seine-St-Denis, quartiers Nord-Marseille, Vénissieux, Vaulx-en-Velin et Givors les moins vaccinés. Pour les jeunes de 20-39 ans, on a la même corrélation : 56 % ont au moins une dose, 31 % le vaccin complet pour les premiers ; 33 et 16,5 pour les seconds. Cela recoupe la réflexion de Dubet précédemment citée.

– 20 000 restaurateurs ont souscrit des contrats auprès des assurances, avant la pandémie, contre les risques d’exploitation assez mal couverts. Bien leur en avait pris car les précédents ne couvraient pas les risques de fermetures administratives. Toutefois, la pandémie advenue les compagnies d’assurance, à l’exception du Crédit Mutuel et de la MAIF, ont refusé tout remboursement. Or les gros du secteur privé détiennent la plus grosse part des contrats restants (AXA 15000, Allianz et Generali. C’est pourtant un secteur qui a peu souffert de la crise sanitaire, bien au contraire puisque les remboursements ont été en baisse (moins d’accidents d’automobiles et de cambriolages) alors que les rentrées sont restées les mêmes. Alors que la MAIF a ainsi perdu 150 millions du fait de ses remboursements, les trois gros du secteur ont augmenté leurs bénéfices et leurs versements aux actionnaires. Il est vrai que la tenue en Bourse était pour eux prioritaire alors que les mutuelles n’ont pas cette « contrainte ». Devant les plaintes déposées en justice les juges commenceraient à sévir contre les compagnies qui soit arguent de clause d’exclusion de ce risque, ce qui est illégal ; soit du fait que ce ne soit pas mentionné explicitement sur le contrat ce qui là aussi n’est pas reconnu comme un argument probant. Macron et le Maire ont essayé de menacer les compagnies de taxes pour manquement à l’effort de reprise économique, mais celles-ci ont réagi en soulignant qu’elles soutenaient « l’entreprise France » par l’achat mensuel de bons du Trésor.

– Automne 2020, la deuxième vague de Covid-19 déferle sur l’Allemagne : 10 000 contaminations par jour début octobre, 20 000 mi-novembre, 25 000 à Noël… Au pic de la première vague, début avril, le nombre de cas quotidiens n’avait jamais dépassé les 7 000. La courbe des morts, elle aussi, monte en flèche : 16 000 décès en décembre, soit autant que de mars à novembre inclus. Dans le pays, le choc est d’autant plus violent qu’il est inattendu. Au printemps, l’Allemagne avait fait figure d’exception en Europe. Six mois plus tard, elle se découvrait aussi fragile que ses voisins. Juillet 2021, des pluies diluviennes s’abattent sur la Rhénanie. En l’espace de quelques heures, de petites rivières tranquilles se transforment en torrents impétueux. Des ponts sont arrachés, des maisons décapitées, des routes éventrées. Du jamais vu depuis les inondations de 1962 dans la région de Hambourg. Deux cent mille foyers sont privés d’électricité, 600 kilomètres de voies ferrées détruits. Le bilan humain est terrible : près de 200 morts. La stupeur est totale devant ces scènes vues et revues dans des pays pauvres, mais que personne n’aurait cru possibles dans la région de Bonn. « La langue allemande n’a pas de mot pour décrire une telle dévastation », s’émeut alors la chancelière, Angela Merkel. La pandémie, les inondations… À quelques mois d’intervalle, ces catastrophes ont rappelé à l’Allemagne qu’elle était plus vulnérable qu’elle ne l’imaginait. Coïncidant avec le départ prochain de Mme Merkel, après seize années passées au pouvoir et au terme d’une décennie de croissance exceptionnelle, elles marquent surtout la fin brutale d’une certaine complaisance des Allemands vis-à-vis de leur modèle et de leurs institutions. Comme s’ils découvraient que leur État, qu’ils considéraient comme moderne, efficace et exemplaire par sa gestion rigoureuse des deniers publics, n’avait pas été à la hauteur des enjeux. Comme si les indicateurs de réussite — quatrième puissance économique mondiale avec un PIB de 3 666 milliards d’euros, troisième pays exportateur de la planète, cinquième taux de chômage le plus bas de l’Union européenne (UE) — avaient occultés les faiblesses.

« De l’extérieur, l’Allemagne donne l’impression d’une force impressionnante. C’est vrai si l’on regarde le secteur marchand, la production industrielle, les revenus, les avoirs : dans tous ces domaines, les années Merkel ont été exceptionnelles. Mais si on regarde l’État, le secteur public, certaines grandes infrastructures, le tableau est beaucoup moins reluisant », note l’économiste Moritz Schularick, professeur à l’université de Bonn et à Sciences Po Paris. Lors de la deuxième vague de la pandémie, les Allemands ont ainsi découvert avec étonnement que dans les administrations locales de santé (Gesundheitsämter), les données sur les infections étaient encore collectées à la main, à partir de tableaux imprimés sur papier, puis transmises… par fax, avant d’être de nouveau entrées manuellement dans le système informatique central. Dans Die Welt, Wolfgang Reitzle, président du conseil de surveillance du groupe chimique Linde, déclarait qu’après les seize années au pouvoir de Mme Merkel, l’Allemagne a « un besoin urgent de redressement ». « Une bureaucratie restée coincée à l’âge du fax, un retard dans le numérique, un Internet lent, des déficiences massives dans les infrastructures, des écoles délabrées, ce ne sont que quelques-uns des déficits honteux pour un pays industrialisé de premier plan », déplorait-il (Le Monde, le 19-20 septembre). Le dossier du financement des retraites soigneusement évité pendant la campagne des élections législatives du 26 septembre pourrait constituer aussi une véritable bombe à retardement pour le prochain gouvernement.

Comment en est-on arrivé là ? L’une des réformes symboliques des années Merkel, le « frein à l’endettement » (Schuldenbremse), est souvent mise en cause. Ce mécanisme, ancré dans la Loi fondamentale depuis 2009, limite le déficit structurel à 0,35 % du PIB pour l’État fédéral et interdit purement et simplement aux régions tout déficit structurel et donc tout recourt à l’emprunt — excepté en cas de crise aiguë, comme dans la crise sanitaire actuelle.

Interlude

– Les talibans, dès leur arrivée à Kaboul, ont promis d’installer un « gouvernement islamique inclusif et ouvert » (Le Monde, le 17 août), une information confirmée par Libération le 21 août qui fait état d’une déclaration en ce sens de Sirajuddin Haqqani dans une tribune du New York Times de février 2020. En vingt ans ils auront au moins appris le nouveau sésame de tous les pouvoirs. Le même journal de tous les pouvoirs leur accorde d’ailleurs un quasi-blanc-seing de « gouvernance » puisque « Il (le mouvement) montre aujourd’hui que, depuis sa défaite éclair, en 2001, il a aussi acquis une redoutable culture politique ». 

– Selon l’Oxford Dictionary de 2018, le mot internet le plus significatif est celui de « toxicité » qui se développe aussi bien dans le domaine alimentaire que cosmétique ou encore dans la mode. Il correspond à une injonction simultanée et contradictoire du capital entre liberté et culpabilité, consommation et critique de la consommation source de culpabilisation. Une injonction qui a du mal à être prescriptive quand on voit ce que cela donne dans la publicité. Ainsi, chez H et M et sa collection « conscious » il est fait été de 10 % de produits biologiques ! Il en est de même du nouveau privatif « sans OGM ».

– Le maire LR de St-Etienne, G. Perdriau donne la leçon à Macron en critiquant le discours anti-universaliste de ce dernier qui ne voudrait rapatrier d’Afghanistan que « les afghans méritants ». À quant des acquis sociaux et de santé réservés aux seuls « français méritants » fait-il aussi remarquer (Le Monde, le 28 août). L’universalisme seulement défendu par la droite, on commence à en prendre l’habitude.

– Macron dépoussière le vieux monde en prônant la défiscalisation des pourboires… par carte internet (AFP).

– En 1563, pour s’offrir 1,20 m de drap, un ouvrier modeste devait travailler vingt jours, soit cent fois plus qu’aujourd’hui. L’essence coûte deux fois moins cher qu’en 1970, en dépit des crises pétrolières répétées et d’une explosion de la consommation. Plus spectaculaire encore, le loisir aussi est abondant. En 1841, le Français travaillait en moyenne 70 % de sa vie éveillée. Dans les pays riches, nous n’en sommes plus qu’à 15 %. Le reste n’est pas forcément de l’oisiveté mais des tâches domestiques, éducatives, bénévoles, culturelles… (Le Monde, le 31 août).

Inversion de tendance ?

– Au deuxième trimestre 2021, on n’a jamais autant embauché en CDI ou en CDD de plus d’un mois. À, l’inverse, le nombre de CDD courts n’était que 70 % de ce qu’il était fin 2019. Économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Eric Heyer y voit, là encore, un effet de l’activité partielle : quand 2 millions de salariés y sont encore placés, forcément le « turnover » de la main-d’œuvre est réduit. Les employeurs sont obligés d’améliorer leurs recrutements. Tant mieux pour les « recrutés », mais il faudra encore attendre que le « stock » de l’activité partielle se soit vidé pour avoir une vue précise des flux d’embauches, et donc du niveau de l’emploi (Les Échos, le 1er septembre). Si on prend l’exemple de la restauration, la fuite de la force de travail peu qualifiée (par exemple vers la grande distribution ou l’auto-entrepreneuriat) et aux conditions de travail souvent difficiles pourrait expliquer (ou exiger) un changement de « management » dans ce secteur. La question de la reprise et de ses caractéristiques concerne aussi les cadres. En effet, « La courte reprise économique de 2010-2011 a eu pour effet de limiter l’augmentation du nombre de cadres demandeurs d’emploi et non de l’enrayer », explique une note de l’Insee. La priorité des entreprises était allée à la restauration de leur productivité, notamment en limitant leurs coûts salariaux, avec pour conséquence une progression du chômage de longue durée pour les cadres. La contrer est donc un enjeu fort du plan de formation des chômeurs de longue durée afin que la même situation ne se reproduise pas en 2021-2022 (Les Échos, le 29 septembre).

– Le pouvoir salarial des branches ne se limite pas à la seule fixation du salaire de base. Les conventions collectives peuvent aussi intégrer dans leurs minima conventionnels des compléments salariaux, a jugé le Conseil d’État dans un arrêt rendu jeudi. Un désaveu pour l’exécutif. En effet, la plus haute juridiction administrative a mis un coup d’arrêt à l’interprétation très
restrictive de sa réforme du Code du travail de 2017 qu’a tenté d’imposer l’exécutif sur le sujet très sensible du pouvoir salarial des branches. En l’occurrence le gouvernement et sa ministre Muriel Pénicaud s’étaient montrés plus royalistes que le roi-patronat. En effet, les ordonnances du début du quinquennat ont maintenu les salaires au sein du domaine réservé où les branches peuvent imposer des règles aux entreprises. Mais dans une version limitée aux seuls « salaires hiérarchiques ». Par là, le gouvernement entendait le seul salaire de base, pas les compléments de salaire. Une position dénoncée par les syndicats, mais aussi par une partie du patronat craignant le dumping social lors de l’élaboration de la réforme. Pour tenter de contrer ces restrictions, nombre de branches ont décidé d’intégrer des compléments de salaire dans les minima salariaux. (Les Échos, le 8 octobre).

– En réformant son cadre d’analyse pour comprendre l’état de l’économie et poser son diagnostic sur l’inflation, la croissance et les tensions économiques, la BCE abandonne son monétarisme archaïque, où elle réservait toujours une place à part à l’évolution de la masse monétaire sans véritablement prendre en compte les risques que faisait peser la finance sur l’économie. Ses analyses seront désormais articulées autour d’un premier axe économique à part entière, et d’un autre qui associe des aspects financiers et monétaires. Il s’agit d’une modernisation considérable car, ce faisant, elle laisse derrière elle une lecture étroite du monétarisme. Elle adopte aussi une vision plus complexe de la finance, où les banques ne sont plus l’alpha et l’oméga du financement des entreprises, et les préoccupations de stabilité financière — comme les bulles éventuelles sur certains actifs, ou la vulnérabilité de certains intermédiaires financiers — seront explicitement prises en compte. Les liens dits « macrofinanciers » font ainsi leur entrée formelle dans l’analyse. Voilà de quoi infléchir sérieusement les logiques décisionnelles du conseil des gouverneurs ayant jusqu’alors, parfois à son corps défendant, fait preuve d’une apparente contradiction entre des décisions de politique monétaire et des risques de stabilité financière parfois criants, par exemple en remontant les taux prématurément en 2011 alors que la crise de 2008 n’avait pas encore produit tous ses effets (Natacha Valla, Sc. Po Paris, in Le Monde, le 19 juillet).

– La crise sanitaire a produit à retardement, dans la période de sortie de crise, une rupture des stratégies industrielles de flux tendus, ce qui constitue une grande première. La mondialisation de la fin du XXe siècle peut être résumée à l’invention du « container » et à sa standardisation1 qui ont simplifié les opérations de déchargement en dévalorisant les métiers afférents de dockers et de conducteurs de poids lourds. Ce qui circulait suivant ces nouvelles modalités est alors apparu comme quasiment gratuit pour les industriels s’appuyant sur la nouvelle division internationale du travail et les délocalisations. Un secteur qui a ensuite souffert d’un sous-investissement chronique conduisant à la crise actuelle de l’offre (G. Lachenal, Libération, le 7 octobre).

– Bruxelles met en sommeil sa taxe numérique. Sous la pression des États-Unis, l’exécutif européen gèle le projet censé financer en partie le plan de relance de Bruxelles. Les Européens renoncent, du moins provisoirement, à instaurer une taxe numérique que les Américains jugent discriminatoire. Pour justifier sa décision, l’exécutif communautaire invoque l’accord sur la taxation des multinationales, conclu sous l’égide de l’OCDE, grâce à l’impulsion américaine, et approuvé ce week-end par le G20 à Venise. Mais cela les oblige à abandonner les mesures nationales envisagées contre les Gafa et réduit en outre le champ de l’action internationale aux firmes multinationales (Le Monde, le 14 juillet). Par ailleurs, une amende de 746 millions d’euros a été infligée à Amazon suite à des plaintes collectives déposées devant l’autorité luxembourgeoise de protection des données personnelles (Médiapart, le 31 juillet).

– « On a su passer en télétravail du jour au lendemain sans trop de difficultés. Sortir de dix-huit mois de travail à distance s’avère bien plus complexe », résume Jean-François Ode, directeur des ressources humaines (DRH) chez Aviva France (Le Monde, le 30 août). « Le sujet que l’on voit poindre en cette rentrée dans les entreprises, c’est celui de la mise en place des nouvelles règles de télétravail, qui était en quelque sorte « en open bar » jusqu’à présent, confirme Benoît Serre, vice-président national délégué de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (Le Monde, le 28 août). « La crise sanitaire qui n’en finit pas, chaque semaine qui apporte son lot de nouveautés, une organisation du travail qui met du temps à se stabiliser… Tout cela entraîne des risques de désengagement, de démotivation, de fragilisation des collectifs de travail », remarque Marie Bouny, codirectrice de l’équipe stratégie et performance sociale au sein du cabinet LHH, expert du reclassement. « L’absentéisme a déjà fortement augmenté en 2020 et les risques psychosociaux sont devenus la deuxième cause d’arrêts maladie, souligne sa collègue Natalène Levieil, spécialiste des problématiques de climat social. Nous pensons qu’il existe un vrai risque que cela continue à progresser. » (ibid.). Certes, pour environ un tiers des salariés, exercer son activité de chez soi s’est traduit par une dégradation des conditions de travail, qu’il s’agisse d’un manque de place, d’un environnement bruyant ou de l’obligation de concilier tâches ménagères et missions professionnelles. Mais pour les deux tiers restants, l’opération semble avoir été plutôt gagnante. Dans tous les cas c’est un coup de canif supplémentaire donné à l’ancien modèle fordiste du travail centré sur l’usine puis l’entreprise et à son accompagnement par un État providence qui cadrait et éventuellement contrôlait l’ensemble. C’est justement ce contrôle qui pose problème aujourd’hui, car s’il ne disparaît pas dans les nouvelles formes de travail, il change de nature en intégrant plus largement l’auto-contrôle que le contrôle disciplinaire. D’autant qu’il est possible qu’apparaissent des tensions entre salariés vaccinés et non vaccinés, les premiers redoutant de partager leur open space avec les seconds (ibidem). Plus que jamais, les entreprises devront « rassurer »les salariés, souligne Marie Bouny et par exemple, leur garantir le « droit à la déconnexion ».

La voie vers le télétravail n’est donc pas un long fleuve tranquille contrairement à ce que certains augures nous promettaient courant au-devant d’une nouvelle virtualisation du travail à travers les impératifs pandémiques. Pour J-F-Ode (op.cit), la limite au télétravail semble fixée a priori : « On fera sans doute plus de télétravail après la pandémie qu’avant, mais jusqu’où ira-t-on ? J’écarte le 100 % télétravail sauf certificat médical, pour éviter de verser dans l’“ubérisation”. Comment différencier un télétravailleur d’un prestataire, si je n’ai plus de salariés mais des gens qui exécutent des tâches à domicile ? Pourquoi garder des salariés si je peux réaliser des prestations à l’étranger pour moins cher ? »

Un journal proche du patronat comme les Échos en est bien conscient quand le 30 août D. Barroux écrit : « Pour les managers en cols blancs longtemps hostiles à la généralisation du travail loin du bureau, il va falloir trouver très vite un nouvel équilibre et prouver que cette liberté accordée aux salariés débouchera plus sur un gain de productivité que sur un nouveau choc de perte de compétitivité aux allures de 35 heures ». C’est que la virtualisation du travail par sa dématérialisation remet en selle, par compensation, ce qui apparaît tout à coup pour certains, comme la « vraie vie » et accessoirement un moyen d’échapper à la pression et à la concurrence.

– Concernant la France, le cercle pernicieux de la boucle « prix/salaires » n’est pas engagé. « Si les salaires venaient à augmenter en réponse à la hausse des prix, cela pourrait nourrir une inflation durable, et c’est cela qui inquiète », confirme Eric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Mais aucun des ressorts de ce cercle redouté ne semble aujourd’hui se mettre en place. Les salaires ont été désindexés de l’inflation après les crises pétrolières et, malgré les pénuries de main-d’œuvre qui existaient déjà avant la crise, les salaires sont restés atones entre 2017 et 2019 pendant que les pensions de retraite reculaient sensiblement pour les mêmes raisons. La mécanique est-elle enrayée ? Peut-être. En effet, du côté du marché du travail « Aujourd’hui, on crée soit des emplois très qualifiés, soit des emplois très peu qualifiés, et les emplois intermédiaires tendent à disparaître, de sorte que le salaire moyen ne bouge pas », avance M. Heyer. La spirale se formerait plutôt métier par métier. La disparition du risque d’une forte inflation se paierait au fond par un profond bouleversement du marché du travail. (Le Monde, le 19 septembre). Pour d’autres observateurs de la vie économique et sociale, hormis le cas particulier de la Grande-Bretagne victime d’une fuite de force de travail à cause du Brexit, les pénuries d’emploi pousseront plutôt les entreprises à rechercher des hausses de productivité en l’état, plutôt qu’à proposer des salaires plus attractifs, mais là encore les différents secteurs n’évolueront pas de la même façon (voir le problème de recrutement actuel dans le secteur hôtellerie/restauration). Et du côté de la production, les tensions semblent conjoncturelles et liées à la distorsion de consommation au profit des biens durables par rapport aux services. Cette production de biens durables, surtout aux États-Unis en raison du soutien de Biden au pouvoir d’achat, s’est vue la première stimulée pendant la pandémie alors que c’est celle qui est la plus soumise aux contraintes de transport et aux ruptures de stock d’où la tension sur les prix. Cela s’étend aussi à des biens semi-durables comme les chaussures de sport. Mais dans l’ensemble, il n’est pas question d’une remontée des taux à laquelle seule s’est risquée la banque centrale de Nouvelle-Zélande. La Fed et la BCE se préparent plutôt à réduire les aides à partir de l’idée que la surchauffe n’est que temporaire (Libération, le 7 octobre), dans un contexte globalement déflationniste, même si « la reprise » le masque provisoirement pourrions-nous rajouter. Par ailleurs, les prix alimentaires mondiaux ont augmenté de 33 % en août par rapport à l’année précédente. Corrigés de l’inflation, les prix des denrées alimentaires sont à leur plus haut niveau depuis 60 ans… Que ce soit pour le pain, le riz ou les tortillas, les gouvernements du monde entier savent que la hausse des prix des aliments peut avoir un prix politique. Le dilemme est de savoir s’ils peuvent en faire assez pour éviter d’avoir à payer2

Réforme de la fonction publique en France

– L’existence de corps fait que le parcours des fonctionnaires est connu à l’avance. Là, on fait sauter le verrou corporatif, et une nouvelle architecture de la fonction publique se met en place, avec une relation plus individualisée entre l’agent et l’employeur. Cela permet une plus grande mobilité pour les fonctionnaires. Mais cela remet aussi en cause tout le système de rémunération et de progression. Il faut donc d’autres règles générales pour encadrer cette nouvelle situation, situation dans laquelle le jeu stratégique entre les syndicats et le gouvernement est brouillé. Car on sort également de l’habitude du grand rendez-vous salarial annuel tournant autour de la question de l’augmentation générale du point d’indice, avec une application corps par corps. On entre dans une logique de contractualisation et de liberté. Le poids de l’avancement pèse sur le fonctionnaire à titre individuel beaucoup plus qu’avant : ce sera à lui de se préparer, de chercher des formations, de rédiger un bon CV, de solliciter un autre ministère ou un autre établissement public, d’accepter d’être mis en concurrence avec d’autres agents ou des candidats venant du privé. Le projet de réforme se rapproche de la logique du privé en soulevant les barrières qui bloquent l’avancement des carrières sous prétexte d’une sécurité de statut. Il est souvent impossible d’accéder à l’indice salarial le plus élevé, et cela nourrit de la frustration et du mécontentement ; le système est donc à bout de souffle nous dit Amélie de Montchalin. Il est bloqué et s’autoproduit tout au long de la hiérarchie. Les tentatives de réforme précédentes auraient échoué parce qu’elles mêlaient tradition corporatiste (des augmentations générales hiérarchisées pour tous) et incitations au mérite (un système de primes à la motivation). Pour elle, il s’agissait d’une fausse individualisation gardant les inconvénients sans fournir de véritables avantages. De son côté, la crise sanitaire n’a pas forcément renforcé les hiérarchies redoutables de la fonction publique puisqu’elle a plutôt mis en lumière le caractère essentiel des emplois d’exécution. On commence donc à s’interroger sur la hiérarchie sociale et l’utilité relative des uns et des autres dans la fonction publique, mais il y a peu de chance que la future réforme gouvernementale soit pensée dans ces termes-là (Le Monde, le 22 septembre 2021).

– L’équité à la sauce Montchalin. Alors que le gouvernement prône flexibilité à la place de rigidité, décentralisation à la place de centralisation dans le public et négociation d’entreprises plutôt que de branches dans le secteur privé voilà qu’il veut « égaliser » les territoriaux marseillais et parisiens avec les territoriaux de n’importe quelle petite municipalité sur le modèle de la fonction publique à propos des 35 h ; un modèle qui d’ailleurs ne lui sert plus de modèle (Le Monde, le 29 septembre).

Pandémie et blocage

– Les usines de Stellantis, Renault et Toyota en France sont désormais toutes concernées par les arrêts de production. Une désorganisation qui touche la vie quotidienne des ouvriers mais aussi leur fiche de paie. L’aggravation-surprise des pénuries de puces électroniques, survenue à la rentrée, continue de soumettre les usines automobiles tricolores à un « stop & go » difficile à vivre au quotidien. Mais l’impact est aussi sonnant et trébuchant. Renault, en vertu d’un contrat de solidarité signé au début de la crise sanitaire (et renouvelé cette année), indemnise à 100 % ses ouvriers en chômage partiel. Mais les accords d’activité partielle longue durée (APLD) signés chez Stellantis et Toyota prévoient que les ouvriers ne perçoivent alors que 84 % de leur salaire net. « L’inquiétude commence à monter sérieusement », témoigne Thomas Mercier de la CGT. Et ce sans même parler des intérimaires, employés par milliers dans les usines automobiles. « Ils se retrouvent avec des fiches de paie de 350 ou 400 euros, quand leurs contrats ne sont pas tout simplement arrêtés », souffle un syndicaliste (Les Échos, le 23 septembre).

– Quand les autorités vietnamiennes ont contraint le groupe sud-coréen SangShin à fermer ses usines d’Ho Chi Minh-Ville en raison de la recrudescence de l’épidémie de Covid-19, l’information n’a pas fait la « une » des journaux, pas plus que l’arrêt dans le même pays des établissements du taïwanais Pou Chen. Embouteillages indescriptibles. Ils sont pourtant parmi les principaux fabricants des baskets Nike. La marque américaine a annoncé, le 24 septembre, que les difficultés de ses fournisseurs asiatiques allaient compromettre ses ventes. Il n’y aura pas assez de baskets pour tout le monde à Noël. Le groupe, qui s’attendait à une hausse de ses ventes de 15 % pour la fin de l’année, a révisé ses espérances à la baisse (pas plus de 5 %). D’autant que ses difficultés ne s’arrêtent pas à la porte des usines mais qu’elles s’étendent aussi aux ports et aux bateaux. Quarante jours suffisent d’ordinaire pour acheminer vers l’Europe et l’Amérique ses conteneurs remplis de Converse, Nike et autres Jordan. Il en faut quatre-vingts actuellement du fait des embouteillages indescriptibles qui ralentissent les opérations d’embarquement et de débarquement des marchandises. Pénuries de composants, de personnel, usines bloquées, ports asphyxiés. Nike illustre la complexité et les limites de cette mondialisation au bord de la thrombose. Avec près de 45 milliards de dollars (38,5 milliards d’euros) de chiffre d’affaires, la firme est le premier équipementier sportif mondial. Pour fabriquer ses chaussures, il fait travailler 1,2 million de personnes dans 458 usines dans le monde. Mais seules 5000 personnes travaillent dans des ateliers situés aux États-Unis. L’écrasante majorité des emplois est située chez des sous-traitants en Chine, en Indonésie et au Vietnam. Dans ce seul dernier pays, le plus important pour lui, près de 500 000 personnes fabriquent des produits Nike (dont 80 % de femmes), cent fois plus qu’aux États-Unis, son plus gros client (Le Monde, le 28 septembre). Il en est de même pour le marché annuel du jouet. « Un conteneur de 40 pieds [environ 12 mètres] pour rapporter la marchandise de Chine, qui nous coûtait avant le Covid 3 000 dollars [2 555 euros], vaut désormais aux alentours de 19 000 dollars », explique Julien Vahanian, le directeur de l’entreprise Wilson-Jeux, qui fait fabriquer 80 % de ses produits en Europe et 20 % en Chine (ibid.).

– En prévision des fêtes de fin d’année, le premier distributeur américain, Walmart, a annoncé l’embauche de 150 000 personnes aux États-Unis avant la fin 2021. Certains emplois seront temporaires, mais beaucoup permanents. Les employés viendront en grande partie travailler dans les entrepôts et pour les livraisons en ligne. Un chiffre vertigineux qui traduit la réussite du déploiement de Walmart dans le commerce électronique. Son homologue français Carrefour n’en est pas encore là. S’il investit régulièrement sur Internet, son obsession depuis quelque temps est de grossir. Ou, plus exactement, de faire le ménage sur un marché français trop concurrentiel à son goût et à celui des analystes, qui massacrent ce secteur en Bourse. Émietté entre cinq ou six acteurs nationaux et nombre de joueurs régionaux, il est régulièrement ravagé par des guerres des prix qui dévorent les marges et mangent les capacités d’investissement. Celles-ci seraient pourtant bienvenues pour faire face aux deux évolutions majeures de la distribution : l’explosion de l’épicerie en ligne et la préoccupation écologique qui privilégie le bio et la proximité. Le rapprochement prévu entre Auchan et Carrefour allait dans ce sens, mais les discussions viennent d’être rompues par la direction de Carrefour.

Mais toutes ces considérations évitent soigneusement de considérer une spécificité française qui explique davantage la détresse des hyper-épiciers que le spectre d’Amazon. À côté de ces géants en difficulté prospèrent des acteurs qui n’ont pas besoin d’échafauder d’ambitieux plans de conquête pour exister. Les Leclerc, Intermarché ou Système U, qui peuplent les campagnes françaises, vendent plus et gagnent plus. Selon une enquête menée par le lobby des industries de la grande consommation, l’ILEC, la marge opérationnelle (rapportée à l’actif d’exploitation) de ces distributeurs dits « indépendants » s’établit chaque année autour de 12 %, contre moins de 3 % pour Carrefour, Auchan et Casino. La marge des premiers procure un bon carburant pour mettre le feu aux prix. Outre le format de leurs magasins, plus petits et rentables que les hypers, la maîtrise de leurs coûts est déterminante. Elle provient de l’organisation décentralisée de ces structures, qui rassemblent des entrepreneurs locaux autour d’une marque et d’une centrale d’achat commune, combinant la flexibilité de la PME à la puissance de négociation d’un grand groupe. Pour l’instant le système des indépendants a largement profité du déclin des centres commerciaux et hypermarchés fermés pour cause de confinement, puis de distanciation, dont la centralisation constituait la force et l’identité des groupes intégrés. Le pari de Carrefour est que cette position de force n’est pas éternelle et que le virage numérique pourrait à nouveau rebattre les cartes en nécessitant de très lourds investissements. Après tout, Walmart a bien réussi son adaptation. Mais sur le champ de ruines de ses concurrents traditionnels. De là à s’en inspirer. (Ph. Escande, Le Monde, le 1er novembre).

– À marche forcée vers la voiture électrique. L’Union européenne a beau décréter la fin du moteur thermique en 2035, les constructeurs ont beau annoncer des ventes massives de véhicules à batterie dans les dix ans, la greffe électrique n’a pas encore complètement pris. On est aujourd’hui à 10 % des ventes de voitures électriques neuves en France mais à écouter nombre d’automobilistes, des freins puissants demeurent pour aller très au-delà. Et on pourrait les résumer ainsi : « Tant que la voiture électrique est 10 000 euros plus chère à l’achat qu’une thermique équivalente, tant que son usage n’est pas aussi simple et fluide qu’avec ma voiture actuelle, pas question de changer. Principalement à cause de la faible densité du réseau de bornes de recharge. Les constructeurs n’ont pas toutes les cartes en main et c’est aussi ce qui les inquiète. » (Le Monde, le 28 juillet).

 Risque inflationniste ?

– La dette nette des entreprises françaises n’aurait pas réellement bougé selon le directeur du Crédit Mutuel. En effet, si l’endettement brut des entreprises a augmenté depuis dix-huit mois, la trésorerie aussi. Par ailleurs, les inquiétudes sur la situation des entreprises françaises, sur leur profil de risque, ne se sont pas matérialisées. Les banques ont fait d’importantes provisions pour prévenir d’éventuels défauts. Mais pour l’instant, rien de tout cela ne s’est produit (Les Échos, le 28 septembre). À un niveau macro-économique, par exemple celui de la dette publique, la plupart des politiques, depuis les années 1980 s’en tiennent à une théorie de la croissance exogène qui ne dépendrait que des entreprises alors pourtant que les économistes ont avancé depuis longtemps d’idée d’une croissance endogène affectée par la politique et les institutions économiques. En particulier, investir dans l’éducation, la formation, la recherche, l’innovation, la politique industrielle a vocation à doper la croissance, tandis que d’autres types de dépenses — notamment administratives — n’ont pas d’effets avérés sur elle. Cette vision indifférenciée de la dépense publique, qui prévaut parmi les décideurs économiques, a également dicté la politique européenne et les fameux critères de Maastricht : pour décider si un pays est « dans les clous », on se borne à vérifier que la dépense publique totale dans ce pays ne dépasse pas 3 % de son PIB, sans se préoccuper de la nature de la dépense publique. Or, les investissements publics, qui augmentent la croissance du même coup, permettent de réduire notre dette à long terme, à la différence des autres types de dépenses. Plutôt que de se focaliser sur le montant total de la dépense publique, il faut donc plutôt prendre en compte sa composition, c’est-à-dire la part de la dépense publique consacrée aux investissements de croissance. C’est exactement la philosophie qui a inspiré le président du Conseil italien, Mario Draghi. Celui-ci a décidé d’utiliser les fonds du plan de relance européen pour emprunter davantage et, ainsi, financer un investissement de 10 % du PIB sur cinq ans dans l’éducation, la recherche, la santé, le numérique… (Ph. Aghion, Le Monde, le 8 octobre).

– Mais les politiques monétaires expansionnistes ont renforcé les pratiques de spéculation devenues opportunes plus que structurelles du fait d’un recul excessif du rendement des actifs financiers normaux. Que faire pour assurer la continuité d’une stabilité financière ? Le plus évident serait de renoncer aux politiques monétaires expansionnistes. Mais c’est difficile, sinon impossible dans des économies très endettées où le passage à une politique monétaire restrictive, et donc à des taux d’intérêt élevés, déclencherait une crise des dettes. Il faut donc plutôt décourager l’investissement dans les actifs spéculatifs, ce qui nécessite de mobiliser plusieurs instruments : d’une part l’interdiction des cryptomonnaies privées (comme l’a fait la Chine) et la taxation des plus-values en capital réalisées à court terme ; d’autre part parce que cela agit dans l’autre sens, augmentater les avantages fiscaux liés aux investissements dans le capital productif. Si cela n’est pas fait, une situation paradoxale se prolongera : la concomitance d’une politique monétaire expansionniste et de taux d’intérêt bas qui nourrissent la spéculation et réduisent les gains de productivité de l’économie réelle. (Le Monde, le 3-4 octobre). Sans surprise, ce quotidien reprend l’antienne de la séparation entre activité spéculative (irréelle !) et économie « réelle » sans rien comprendre du processus de totalisation du capital que représente la « globalisation ». Des taux qui ont d’autant tendance à rester tendanciellement à la baisse que le monde continue à « souffrir » d’une surabondance d’épargne et une surabondance plus structurelle que conjoncturelle contrairement à ce qui a parfois été exprimé pendant la crise sanitaire (épargne forcée due aux confinements3 ). En effet, la théorie du cycle de vie comme quoi on épargne de façon différente au fur et à mesure du vieillissement a été largement démentie par l’exemple du pays le plus âgé qu’est le Japon et aujourd’hui beaucoup reprennent la loi fondamentale de Keynes sur la propension marginale à consommer et épargner (Les Échos, le 7 octobre). Or, si cette théorie devait servir à sortir de la crise par la réduction des inégalités (la croissance des bas revenus et la baisse du chômage augmentent la propension à consommer et diminuent celle à épargner), c’est aujourd’hui l’inverse qui se passe avec une augmentation des inégalités (de revenus et surtout de patrimoine) qui entraîne un niveau élevé d’épargne, y compris parmi les actifs. En effet, ces derniers ne consomment pas à tout va, parce qu’ils capitalisent tout ou partie de leur future retraite, du fait de bas rendements actuels qui les entraîne à maintenir une épargne supplémentaire de précaution pour combler le manque à gagner. Et contrairement à tous les discours de droite, mais parfois aussi de gauche sur le fait que les inégalités sont aujourd’hui entre vieux et jeunes, elles le sont bien plus entre pauvres et riches. 

Il est à noter que cette surabondance d’épargne se retrouve aussi au sein des pays émergents. Ainsi, le surendettement gigantesque d’Evergrande (300 mds de $ ne fait pas courir à la Chine et au monde un crash du type Lehman Brothers de 2008 car la Chine a une surabondance d’épargne intérieure d’un tout autre niveau (7500 mds de $) sans parler de ses réserves (3000 mds de $). La crise d’Evergrande n’est pas vraiment une crise de ce mastodonte (cygne noir) de l’immobilier, mais le signe d’un changement de politique du PCC pour garder le contrôle sur l’économie en général et réduire l’aventurisme de certains de ses postes capitalistiques les plus avancés (cf. l’interdiction des cryptomonnaies). Cette stratégie freinera l’activité entrepreneuriale qui a joué un rôle si important dans le dynamisme du secteur privé chinois, avec des conséquences durables pour la prochaine phase de développement économique de la Chine qui reposera sur l’innovation (Stephen. S. Roash, in Les Échos, le 7 octobre.

– Avec la reprise, le décrochage des retraités par rapport aux actifs va à nouveau s’accentuer ces prochaines années, car les pensions sont (au mieux) indexées sur l’inflation, qui progresse moins vite que les salaires. La réforme du système universel de retraite prévoyait d’indexer les pensions sur les salaires, mais elle a été abandonnée (Les Échos, le 8 octobre).

– L’hypothétique réindustrialisation de la France par Macron est conçue sur le modèle de la start-up nation. Non pas une relocalisation de ce qui peut l’être, mais le ciblage sur les industries d’avenir. Un choix qui n’est pas celui de l’Allemagne, mais qui à la limite se défendrait, s’il n’était pas soutenu par l’idée de renforcer « l’attractivité de la France ». Il ne s’agit donc pas d’une politique de reconquête d’une certaine souveraineté comme le propose Montebourg, mais de faire plaisir au patronat et aux investisseurs étrangers (baisse des impôts de production et augmentation de la flexibilité du marché de l’emploi et du travail). Et la French Tech semble très dépendante des Gafam et des États-Unis comme le montre Sylvain Rolland dans son article : « La French Tech profite-t-elle vraiment à la France », La Tribune, le 23 septembre.

De la même façon les investissements de la banque publique qui en a la charge (BPI) ne semblent pas particulièrement concerner la recherche médicale, les vaccins ou les produits décarbonés, mais par exemple au profit de Sorare, une plateforme pour acheter ou vendre des cartes de joueurs de foot cryptées par un blockchain. Pas de vision stratégique d’un État planifiant une nouvelle politique industrielle, mais une activité de placement à courte vue d’un État courtier d’affaires (cf. Bruno Amable, Libération, le 28 septembre).

– Google renonce à devenir banquier. L’entreprise a annoncé, vendredi 1er octobre, l’abandon de son projet Google Plex. L’idée, en chantier depuis plus de deux ans, était de proposer aux utilisateurs du système de paiement Google Pay d’ouvrir un compte donnant accès à une carte de crédit et à des services financiers. Pour ne pas froisser les banques, Google brandissait le drapeau blanc de la coopération. Des établissements comme Citi, la Banque de Montréal ou Stanford Federal Credit Union, disposant de peu d’agences, ont signé avec la star de Mountain View (Californie). Google se contentera de développer des outils numériques au service des banques… La complexité de ce métier hautement régulé et si différent du leur a eu raison de leurs ambitions. Au-delà, cette histoire bat en brèche l’idée des GAFA conquérant le monde de proche en proche, apportant la rupture à toutes les activités industrielles qu’ils touchent de leur grâce. Apple et Google devaient fabriquer des voitures, vendre des shampoings et des voyages, bouleverser le marché de l’assurance, de l’habitat, de l’urbanisme, des télécoms ou de l’énergie. Leurs chercheurs et leurs milliards allaient changer le monde à leur profit. Ils sont restés finalement près de leur base de départ, et la seule diversification réussie est celle des centres informatiques de données pour le cloud, l’informatique dématérialisée. La rupture numérique a bien lieu ailleurs, mais elle passe par des acteurs spécialisés : Tesla pour l’automobile, Spotify pour la musique, N26 pour la banque, Netflix pour le cinéma. (Ph. Escande, Le Monde le 5 octobre).

– Isabelle de Silva n’a pas été reconduite comme responsable de l’Autorité de la concurrence après son premier mandat de 5 ans au cours duquel elle avait infligé amendes et sanctions à Apple et Google pour leurs positions dominantes monopolistiques. Elle était par ailleurs fort réservée par rapport aux nouveaux projets de fusions-acquisitions en cours aussi bien celui initié par Veolia que la future naissance d’un super M6 fusionnant avec TF1, un projet apparemment cher à Macron. Dans les milieux bien informés (comme on dit), il semblerait que le pouvoir en place lui préfère un successeur plus proche des milieux d’affaires (Libération, le 6 octobre).

– Une crise tous les dix ans ? Cette idée trop empirique fait bondir certains économistes. « Ce n’est pas en tirant une droite entre deux points d’observation qu’on a un raisonnement », s’indigne l’un d’eux. De fait, la crise liée au Covid-19 en 2020 intervient un peu plus de dix ans après celle des subprimes en 2008, qui venait environ dix ans après le crash de la bulle Internet au tournant des années 2000, ou la crise asiatique de 1997. En remontant, on trouve la crise des « junks bonds » (« obligations pourries ») de 1987, qui fit disparaître quelques caisses d’épargne américaines, et, encore avant, les chocs pétroliers des années 1970. Étonnamment, la recherche académique tend à valider ce que les faits donnent à observer. Dans une série de travaux menés sur des dizaines de pays pendant plus d’un siècle, l’économiste américain Barry Eichengreen a constaté que les crises surviennent bien tous les dix ans en moyenne, à quelques années près. « Ce qui ne veut pas dire que la prochaine crise arrivera dans dix ans », prévient toutefois l’un de ses coauteurs, l’économiste Michael Bardo. Ce dernier observe également que les crises sont de plus en plus onéreuses pour les États, depuis que ces derniers ont appris qu’intervenir coûtait paradoxalement moins cher à la collectivité que s’abstenir de le faire (Le Monde le 9 octobre). Pour Daniel Cohen, la crise liée au Covid-19 « n’est pas résolue d’en haut, uniquement par un bon dosage de la politique économique, mais exige une coproduction de l’État et de la société tout entière ». Dans un monde où survient une crise tous les dix ans, « prévoir, planifier, anticiper, c’est la seule solution possible, souligne l’historien Jean Garrigues, spécialiste de la période contemporaine, pour qui le Covid-19 a conduit à une relégitimation de l’État-providence aussi profonde qu’après la crise de 1929. Gérer prudemment les deniers publics, c’est plutôt un frein à la réforme et à l’anticipation, à l’idée même d’un plan d’investissement, même si la planification peut prendre en compte ce paramètre. » La France, comme nombre de grands États occidentaux, a choisi de faire les deux — protéger dans l’urgence et investir pour l’avenir, puisque le plan « France 2030 » doit être présenté le 12 octobre. Une voie confortable, rendue possible par la politique extraordinairement accommodante de la BCE et des grandes banques centrales (ibid.).

Temps critiques, le 12 octobre 2021

  1. – Cf. Sergio Bologna : « De l’usine au conteneur », revue Période. []
  2. – https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-09-15/priciest-food-since-1970s-is-a-big-challenge-for-governments []
  3. – Celle-ci augmente néanmoins aussi puisque selon le rapport annuel d’Allianz consacré au patrimoine des ménages dans le monde, les actifs financiers bruts mondiaux ont augmenté de 9,7 % en 2020, atteignant pour la première fois la barre symbolique des 200 000 milliards d’euros. Un effet des mesures de confinement, qui ont forcé les gens à épargner un peu partout dans le monde, et des aides exceptionnelles déployées par les États et les banques centrales durant la crise (Les Échos, le 8 octobre). []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XX

Quand la forme réseau de l’État résorbe progressivement les institutions…

– Trois grands corps de l’inspection générale des services de l’administration (affaires sociales, finance et administration) vont être concernés par la réforme d’Amélie de Montchalin, ministre de la Transformation et de la Fonction publiques (sic) (Le Monde le 7 mai). La semaine suivante, c’est la réforme de la haute fonction publique qui a conduit le Syndicat de la juridiction administrative (SJA) et l’Union syndicale des magistrats administratifs (USMA) à appeler à la grève. Les magistrats administratifs sont « les victimes collatérales d’une réforme qui n’a pas été pensée pour eux », dénoncent les deux organisations qui s’opposent, entre autres, à l’obligation de mobilité en début de carrière. « Être sur le terrain » traduit la ministre (Les Échos, le 21 mai). Dans le même souci de supprimer effectivement la conjonction de coordination de son ministère, une réforme des fonctions de préfet et de sous-préfet est aussi à l’ordre du jour

– En provenance de « l’opposition » cette fois : le patron du PS, Olivier Faure, s’est excusé jeudi de « l’expression malheureuse » employée la veille lors du rassemblement des policiers, lorsqu’il a parlé d’un « droit de regard » de la police sur les peines prononcées. Il s’était attiré les foudres de LFI et des écologistes pour avoir déclaré qu’il fallait ne pas « déposséder la police des peines administrées » et « qu’elle puisse avoir un avis sur la question, jusqu’aux aménagements de peine ». La chef de file des députés PS, Valérie Rabault, s’était désolidarisée de cette position (Les Échos, le 21 mai).

– Dans les régions rurales les services publics tendent à être regroupés pour des raisons d’économie budgétaire de l’État et ils sont remplacés par des « Maisons France Services » aux activités multifonctions dont seule une partie est prise en charge par l’État, le reste devant être assuré par les collectivités locales (cf. l’enquête dans les Ardennes, Libération, le 14 juin).

– Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1772, à Arrans (généralité de Dijon), dix-huit villageois brisent la clôture d’une prairie appartenant à un notable et s’emparent du foin qui y a été coupé : ils revendiquent « la possession où ils sont depuis plus de trente ans et même un temps immémorial et sans interruption de vendre et publier annuellement en délivrance la seconde herbe de la prairie ». C’est l’une des 9 903 révoltes populaires survenues entre 1620 et 1820 en France et regroupées par deux post-doctorants, Cédric Chambru (économiste) et Paul Maneuvrier-Hervieu (historien), sur une carte interactive accessible aux chercheurs et au public sur le site de l’université de Caen (Historical Social Conflict Database). On y trouve la description de l’événement, qu’il s’agisse d’une simple bagarre entre gendarmes et jeunes gens éméchés après une fête de village ou d’une révolte urbaine impliquant des milliers de personnes. En France, le nombre d’événements recensés s’attaquant, physiquement ou oralement, à une personne, des biens ou des symboles représentant un pouvoir politique, religieux ou économique augmente fortement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : il passe de moins de 500 entre 1730 et 1740 à 700, puis à 750, 900 et 1 300 au fil des décennies suivantes, pour culminer à 1 600 entre 1780 et 1790 lorsqu’éclate la Révolution française. Le motif le plus courant de ces conflits concerne la résistance à la fiscalité (environ 3 500 sur 10 000), qu’il s’agisse de s’attaquer aux percepteurs ou aux douaniers, de brûler les registres fiscaux ou de manifester contre une hausse de taxe… La deuxième cause de conflictualité concerne la question des subsistances (2 300 événements), qu’il s’agisse de piller des magasins – surtout les boulangeries –, d’attaquer des convois de grain ou de farine traversant la région, de manifester son mécontentement contre la hausse des prix sur les marchés ou les places publiques, de violenter les commerçants accusés d’être des « accapareurs », etc. En troisième position arrive la résistance à l’appareil d’État – affrontements avec l’armée, la police ou la « maréchaussée » (1 250) – par exemple pour libérer des personnes arrêtées précédemment. Loin derrière viennent les conflits liés au travail (440), puis les actes hostiles contre les seigneurs, les ecclésiastiques, les aristocrates, les notables, les municipalités… Plus que la lutte des classes, ce panorama de la révolte sociale met donc en lumière la mise en cause de l’autorité de l’État et de sa manifestation la plus marquante pour la vie quotidienne des « sujets » de l’Ancien Régime, comme plus tard des citoyens de la République : le prélèvement de l’impôt. Le « gilet jaune » se porte depuis bien longtemps nous dit Antoine Reverchon dans Le Monde, le 21 mai.

Ce petit historique tendrait à montrer une permanence de la révolte fiscale qui engloberait toute spécificité et finalement historicité du mouvement des Gilets jaunes. Ainsi, pour Reverchon, on aurait eu affaire à « deux siècles de Gilets jaunes ». On peut en douter. Ces révoltes fiscales sont certes récurrentes, mais ce sont des révoltes d’Ancien Régime et d’ailleurs son exemple le plus récent remonte à 1790. Elles sont en fait beaucoup plus rares en temps de république parce que le consensus démocratique se construit aussi autour de la légitimité de l’impôt et des taxes principales que les « citoyens » acceptent de payer pour financer ce qui apparaît (à tort ou à raison) comme des dépenses collectives ou pour le bien commun. Ce qui fait que les rares révoltes fiscales contemporaines ne concernent que des catégories socio-professionnelles bien précises comme les artisans et commerçants (UDCA et Poujade dans les années 1950, Cid-Unati et Nicoud dans les années 70) qui, pour différentes raisons, se sentent pressurés ou broyés par la machine d’État sans en profiter autant que les autres (par exemple les artisans et commerçants étaient encore exclus de la couverture sociale au début des années 1970, alors que les paysans au même statut d’indépendants y avaient été progressivement inclus). Avec la révolte des Gilets jaunes on a un mouvement de révolte d’une tout autre ampleur parce que touchant des catégories beaucoup plus variées qui, comme à l’époque pré-révolutionnaire des années qui précèdent 1789, partent d’un refus concret mais le dépassent par une remise en cause de la légitimité du pouvoir en place. Mais avec le mouvement des Gilets jaune, c’est la légitimité républicaine qui est remise en cause au nom des principes de la république parce que l’égalité des conditions s’effacerait devant le retour des privilèges (cf. les références positives à la Révolution française et en contrepoint la haine contre la « Macronie » comme nouvelle royauté).

– Parmi l’évolution linguistique, la notion de « sûreté » qui avait sa part d’objectivité a laissé place à la notion de « sécurité » qui repose sur la subjectivité et le ressenti. C’est à partir de cette dernière notion que se discute aujourd’hui la question de la plus ou moins grande « insécurité » par rapport aux périodes historiques précédentes. D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur ne se cache pas de préférer le bon sens du boucher charcutier de Tourcoing aux études de l’Insee (Libération, le 21 mai). Il est vrai que les chiffres sont parfois trompeurs puisque l’affinement de la comptabilisation des violences et la déclaration de celles-ci augmentent mécaniquement les chiffres sans que forcément les faits soient croissants. Il en est de même quand la définition des faits de violence change au point que l’extension de son domaine (par exemple il y a eu récemment un durcissement et un élargissement du délit de « coups et blessures volontaires ») augmente là aussi mécaniquement les chiffres. Et pour ce qui est du projet de loi « sécurité globale, on peut dire que la tentative d’étendre le champ est maximale. Les économistes néo-libéraux diraient à ce propos qu’on a un exemple stylisé d’une prophétie auto-réalisatrice.

– Dans les discussions en cours entre les syndicats de soignants et les pouvoirs publics sur les salaires, on entend de supposés experts parler d’une nécessaire « débureaucratisation » des hôpitaux comme si ces établissements en étaient restés à « l’administration générale » de Flayol… Un bon exemple de ce changement de structure nous est fourni par la grève des « techniciens » de l’hôpital, c’est-à-dire en fait du personnel non-soignant, dont nous avions dit dans un de nos relevés de notes que sa part représentait en France plus de 35 % de l’ensemble du personnel. À mots couverts des journaux comme Le Figaro et Les Échos avaient présenté cela comme une anomalie, mais en cohérence avec la prétendue enflure spécifique du personnel administratif en France. La récente grève vient rappeler qu’aujourd’hui les chaînes de travail (et de « valeur »), y compris dans l’administration, sont bien plus complexes qu’une lecture superficielle des chiffres peut le laisser entendre.

… ses formes régaliennes issues de l’ancienne forme nation se durcissent

– La crise du Covid a révélé qu’en dépit de plus de soixante ans de construction européenne visant à décloisonner, le réflexe des États face à une menace extérieure, comme déjà en 2015, reste de contrôler ou de fermer leurs frontières nationales. Le code Schengen, qui régit les possibilités des États en la matière, a montré toutes ses limites. Comme le constate une étude de la Fondation Schuman, les États membres, jouant sur ses zones d’ombre et sa souplesse, l’ont amplement « contourné ». « Certaines situations ont mené à des violations du droit fondamental des Européens à circuler librement, en particulier pour retourner dans leur pays », pointe même la fondation. Cette crise a de fait créé un dangereux précédent. Personne n’est sûr que les gouvernements renonceront à ces contrôles qui plaisent tant à une partie de leurs électeurs. Comme Clément Beaune, le secrétaire d’État aux Affaires européennes l’a affirmé, il y a « un risque que l’idée que la frontière n’est pas un leurre s’installe » (Les Échos, le 14 juin).

– Le progrès technologique qui a été si profitable à l’expansion des multinationales géantes ne s’essouffle pas, mais il se divise, ce qui produit le même effet. On assiste un peu partout à une montée du nationalisme technologique. Les puissances, Chine et États-Unis en premier lieu, mais aussi l’UE, cherchent à être plus indépendantes. Il sera donc de plus en plus difficile pour les entreprises multinationales d’être puissantes à la fois aux États-Unis et en Chine, de rester implantées et de se développer dans les deux territoires. C’est déjà le cas de Huawei mis hors jeu par l’administration américaine. C’est celui de Microsoft en train d’être chassé des ordinateurs de la bureaucratie chinoise. Tesla, soupçonné de tracer les militaires chinois, ou Nike, boycotté pour avoir interrompu ses approvisionnements pour les Ouïgours au Xinjiang, ont également du souci à se faire. Quant aux entreprises géantes chinoises qui ont commencé plus tardivement à s’internationaliser, la conquête hors Asie se heurte à des barrières commerciales et réglementaires croissantes. Même l’Union européenne, pourtant ouverte, prend des mesures pour contrôler leurs acquisitions sur son territoire (Les Échos, le 21 mai).

– Le code d’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) mis en place par Sarkozy en 2004 vient encore d’être remanié sans éviter le fait qu’il continue à être une machine à produire des personnes sans-papiers puisque la loi oblige ces derniers à se déclarer demandeurs d’asile pour ensuite être régularisés… alors qu’ils ne sont pas demandeurs d’asile. Comme beaucoup d’entre eux cherchent en fait un travail qu’ils trouvent, un adjuvant de 2012 a été rajouté pour permettre l’embauche d’un salarié déclaré en préfecture et payé au moins au SMIC, mais à condition qu’il soit en France depuis déjà de 3 à 7 ans avec la preuve de feuilles de paie, alors justement que la plupart du temps ils n’en ont pas. Ces travailleurs sont à la merci d’un contrôle et d’un arrêté d’obligation de quitter le territoire, à la merci aussi de tout le système de sous-traitance qui anime la division capitaliste du « marché du travail » aujourd’hui dans des secteurs non délocalisables. C’est l’institution qui produit à la fois l’illégalité de ces statuts et conditions de travail et transforme ceux qui en sont victimes en travailleurs illégaux (cf. Judith Balso, « Sans-papiers, travailleurs de force et de poussière »,Libération, le 18 mai).

Inégalités

– Selon l’Insee, avant toute forme de redistribution, les inégalités sont très fortes en France. Les revenus des 10 % les plus riches sont alors treize fois plus élevés que ceux des 10 % les plus pauvres. Selon les calculs usuels de transferts, ce ratio chute à sept fois. Mais en intégrant les transferts en nature et les services publics, les revenus des 10 % les plus riches ne sont que trois fois plus élevés que ceux des 10 % les plus pauvres. L’étude souligne combien « les services publics de santé et d’éducation jouent un rôle déterminant dans la réduction des inégalités ». Pour les 10 % les plus pauvres, ces transferts « en nature » représentent 1,7 fois la valeur des transferts monétaires et contribuent à 44 % de leur niveau de vie après transferts. Pour les 10 % les plus riches, ce dernier chiffre n’est que de 7 %. En euros, ces transferts représentent 12 600 euros par unité de consommation pour les 10 % les plus pauvres et 6300 euros pour les 10 % les plus aisés. Ces transferts permettent ainsi de compenser l’aspect largement non redistributif des retraites, qui sont proportionnelles aux salaires de départ. La santé et l’éducation sont donc les deux piliers de ces transferts. Les personnes les plus modestes sont aussi celles qui connaissent le plus de problèmes récurrents de santé, notamment en raison de leurs conditions de travail, et qui ont par conséquent recours plus souvent au système de santé. Face à un scénario où chacun devrait individuellement payer le prix de ses propres dépenses de santé, les plus pauvres bénéficient là d’un soutien majeur grâce à l’aspect redistributif et solidaire du système de Sécurité sociale. Il en va de même de l’éducation. Contrairement à une idée reçue selon laquelle l’éducation publique profiterait davantage aux plus riches parce que leurs enfants ont des scolarités plus longues, l’étude montre que la réalité est beaucoup plus complexe. Certes, les 10 % les plus aisés perçoivent 11,9 % des dépenses d’éducation du supérieur, contre 7,4 % des dépenses du primaire et secondaire. Mais les 10 % les plus pauvres perçoivent 16,1 % des dépenses du supérieur et 14,6 % des dépenses du primaire et secondaire.

Globalement, les dépenses de ces deux premiers niveaux représentent 80 % de l’ensemble et sont fortement redistributives (ce qui n’est pas le cas des dépenses du supérieur qui profitent effectivement plus aux 20 % les plus riches qu’aux classes moyennes et populaires a fortiori). Enfin, les allocations-logement sont également fortement redistributives : 44 % de ces dépenses sont destinées aux 10 % les plus pauvres. Quant aux services publics non individualisables, ils profitent tant aux plus pauvres qu’aux plus aisés, dans la mesure où ces derniers se concentrent dans des zones urbaines où ces services sont les plus présents. Cela induit cependant aussi une fonction globalement redistributive. Cette situation est d’autant plus importante que l’impact de la fiscalité est globalement négatif sur les inégalités si on intègre la TVA et les impôts sur la production. Ce sont ainsi bien les 10 % les plus pauvres qui contribuent le plus au regard de leurs revenus avant transferts. L’ensemble des prélèvements pour ce décile est de 68 % des revenus, principalement en raison de la fiscalité indirecte. À l’inverse, ce sont bien les 10 % les plus aisés qui, au total, contribuent le moins (53 % de leurs revenus avant transferts), quand bien même ils paient la part la plus élevée de l’impôt sur le revenu. La fiscalité a donc un effet — qui contribue à creuser de 5 % les inégalités (Romaric Godin, Mediapart, le 28 mai).

– Étonnement : au premier trimestre 2021 le revenu disponible brut des Français n’aurait baissé que de 0,2 % soit une baisse du pouvoir d’achat de 1 %… mais ce dernier resterait supérieur de 1,2 % à celui de 2019 au quatrième trimestre ; mais c’est le ressenti qui n’est pas le même et à ce sujet, 90 milliards d’euros d’épargne supplémentaire sont en suspens1 (Le Monde, le 29 mai). Or, on assiste aujourd’hui à une sorte de désaccumulation de la consommation en parallèle de la désaccumulation de capital. La croissance du « seconde main » dans le vêtement et du marché de l’occasion dans l’automobile en sont les signes les plus marquants. Cela est congruent avec une plus grande mobilité des personnes et des goûts même si les dépenses de cocooning ont aussi augmenté pendant le confinement. Rien de révolutionnaire là-dedans puisque l’alternative que représente l’économie circulaire est parfaitement intégrée à l’économie de plateforme qui la sous-tend. Élodie Juge de l’université de Lille précise même que les Vinted et Le Bon coin participent pleinement de la conception néo-libérale des échanges en tant qu’école pratique de commerce entre vendeurs et acheteurs à la recherche de petits « profits » plus que de marchandises satisfaisant des besoins précis. Le néo-libéralisme est bien de l’ordre du désir (Libération, le 29 mai). Mais surtout, les perspectives pour 2021 marquées par une vive reprise s’annoncent encourageantes. Selon l’Insee, en dépit d’une inflation qui devrait remonter à 1,5 % en moyenne cette année, la hausse du pouvoir d’achat des ménages devrait nettement s’accélérer, pour atteindre 1,8 % (+1,4 % par unité de consommation, en tenant compte de l’évolution démographique). « La reprise de l’activité va permettre aux ménages de retrouver les revenus tirés de leur emploi », explique Olivier Simon, chef de la division synthèse conjoncturelle de l’Institut (Les Échos, le 2 juillet). Cette croissance sera due à la hausse des revenus d’activité malgré la baisse des aides exceptionnelles, dont les mesures de chômage technique.

– Piketty et Zucman ont montré que la part de l’héritage dans les revenus avait baissé jusqu’aux années 70 avant d’augmenter sans cesse depuis. Ce retour de l’héritage est à la fois prôné par le gouvernement comme une vertu des « solidarités familiales » et revendiqué par les familles les moins aisées qui sont celles qui sont le plus attachées au principe. Elle l’intègre paradoxalement comme une conséquence de la méritocratie (de l’épargne travailleuse par exemple par rapport à la consommation des riches). À partir de là une taxation sur l’héritage des riches dans le but de réduire les effets dynastie serait impopulaire (Télérama, 14 avril 2021).

– « La pandémie a ralenti le processus en cours de forte croissance des salaires minimums et de convergence des salaires minimums entre les pays de l’Union », concluent deux chercheurs de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et la qualité du travail (Les Échos, le 10 juin 2021) et là où il s’est accéléré par volontarisme politique comme en Espagne avec l’arrivée de Sanchez au pouvoir si l’impact a été bon sur le niveau et les conditions de vie, le bilan est moins bon pour les créations d’emploi. Les économistes de la banque d’Espagne (et proches du patronat) constatent que les plus affectés, selon eux, ont été les jeunes qui peinent à décrocher un premier emploi, les travailleurs précaires,  les ouvriers agricoles et les plus de 45 ans au chômage qui ont des difficultés à retrouver un emploi (ibid.).

– « Les employés du commerce de détail démissionnent à un rythme record pour un travail mieux rémunéré… Les Américains abandonnent leurs emplois par millions, et le commerce de détail ouvre la voie avec la plus forte augmentation de démissions de tous les secteurs. Quelque 649 000 travailleurs du commerce de détail ont déposé leur préavis en avril, le plus grand exode d’un mois de l’industrie depuis que le département du Travail a commencé à suivre ces données il y a plus de 20 ans… »2.

– La métropole de Lyon va mettre en place un revenu de solidarité jeune (RSJ) au niveau de 400 euros pour tous les moins de 25 ans, français ou étrangers en situation régulière domiciliés depuis au moins 6 mois. Cela concernerait 2000 personnes par an. Le président de la métropole se défend à l’avance de toute mesure d’assistanat, car il estime que le chiffre de 400 euros est trop bas pour décourager la recherche de travail. Libération, le 11 juin qui mène une enquête sur ce point signale que la notion de revenu universel pour tous « ne passe pas » dans le grand public, car personne ne comprend pourquoi les hauts revenus la toucheraient ; par contre l’idée pénètre parmi les couches défavorisées (rappelons que B. Hamon avait fait seulement 6 % à l’élection présidentielle de 2017 sur ce cheval de bataille. Pourtant, pour la sociologue du travail Danielle Linhart qui signe dans le même journal un hymne au travail qu’il suffirait simplement de libérer du lien de subordination à l’employeur pour lui redonner son caractère créatif et citoyen, cette mesure entraînerait une difficulté encore plus grande à mener des luttes ayant pour enjeu la critique du travail tel qu’il est puisque, finalement, la contrainte au travail s’allégerait. À l’opposé d’une Dominique Méda qui prône la déconnexion entre revenu et travail, elle reste dans le paradigme du travail.

– En France, seulement 29 % des dirigeants d’entreprise disent vouloir pérenniser l’utilisation du télétravail (étude Viavoice pour Sopra Steria, 23 avril). Mais ce chiffre atteint 80 % parmi les dirigeants d’entreprises de plus de 1 000 salariés, et seulement 23 % parmi les patrons de PME de moins de 100 salariés. Si le Covid-19 a accéléré à marche forcée l’usage du télétravail dans le monde, des disparités importantes existent selon les pays. Certes, selon les statistiques du Forum économique mondial (« The Future of Jobs Report », octobre 2020), 44 % des employés de la planète déclarent avoir été en mesure de travailler à distance pendant la pandémie, tandis que 24 % déclarent ne pas avoir pu le faire. Mais, parmi ces télétravailleurs, la plus grande part (38 %) exerce leur métier dans les pays à hauts revenus, 25 % dans les pays à revenus moyens supérieurs, 17 % dans les pays à revenus moyens inférieurs, 13 %  dans les pays à faibles revenus. Les entreprises offrant le plus d’occasions de télétravail sont dans le secteur de l’assurance et des technologies de l’information : 74 % de leurs salariés affirment avoir télétravaillé. Alors que les services à la personne, l’alimentaire, l’agriculture, le commerce de détail, la construction ou le transport offrent peu d’occasions de pratiquer le télétravail. Finalement, l’amélioration de la productivité par le télétravail reste circonscrite à certaines populations, à certaines tâches, à certains pays, à certaines cultures. En fin de compte, le télétravail est davantage un projet de société qu’une affaire de productivité. Certains pourront librement y adhérer ou pas selon certains critères, mais ce n’est assurément pas un modèle d’activité que l’on pourrait généraliser à des ensembles culturels éloignés de l’idéologie de l’élite du business occidental (Le Monde, le 4-5 juillet).

– Ioana Marinescu, enseignante à l’université de Pennsylvanie dans « Faut-il imposer un salaire maximum » relève que les gains de productivité importants depuis 1980 ont été inégalement répartis du fait que le salaire médian a baissé alors qu’augmentaient les hauts salaires.. Néanmoins, pour elle, la taxation de ces hauts salaires ne serait pas une solution ; elle n’empêcherait pas la baisse de ce même salaire médian car la cause n’en est pas la même (ce n’est pas parce que l’un baisse que les autres montent). En effet, la baisse du salaire médian serait essentiellement due à la division internationale du travail qui met les salariés des pays riches en concurrence avec ceux des pays pauvres ou émergents ce qui rogne les avantages acquis par les premiers ; alors que la hausse des hauts salaires serait liée à l’innovation et à la créativité d’une fraction capitaliste même si ce n’est pas celle qui domine. Sans qu’elle l’exprime directement, c’est un nouveau signe de l’évanescence de la valeur.   

– Dans le cadre du tout est équivalent dans et pour le monde de l’information, une page entière du journal Le Monde (3 juin) est consacrée aux nouveaux « forçats du boulot ». D’un côté, le haut du panier avec des « juniors » de Wall-Street : « Épuisés, treize jeunes travaillant pour Goldman Sachs ont sonné l’alarme en début d’année » (salaire moyen en début de carrière transformé eu euros : 100 000 et 500 000 au bout de 5 ans… s’ils tiennent le coup). C’est apparemment la même situation qui domine à la City puisque d’après Daniel Beunza Ibanez, professeur de l’École de commerce de la City University of London, en pleine crise, les banques n’ont pas embauché et en demandent toujours plus aux débutants censés préparer les dossiers de fusions/acquisitions ou d’introduction en Bourse… de leurs supérieurs. De l’autre un chroniqueur se penche sur le sort des start-upers de base : « Sur le sujet, les start-ups se laissent facilement entraîner par la dynamique de croissance exponentielle qui leur fait confondre management toxique et engagement total. Et l’absence d’intelligence émotionnelle peut rendre aveugle aux risques encourus par les salariés. À tel point que les dirigeants de start-ups sont nombreux à être surpris, ou à feindre de l’être, par les propos des victimes. Et, malgré l’avalanche de témoignages de maltraitance ou de burn-out, ils restent longtemps dans le déni et peinent à en sortir ». Pour Caroline Pailloux, directrice générale d’Ignition Program, une entreprise de recrutement et de formation au management de hauts potentiels spécialisée dans les start-ups : « Les dirigeants sont persuadés que les gens qui les rejoignent souhaitent d’abord assouvir leur ambition, répondre à un challenge. On doit leur expliquer que le sentiment d’appartenance ne passe pas obligatoirement par la violence opérationnelle. Et ce n’est pas parce que des collaborateurs acceptent de se faire mal qu’on doit tolérer tous les comportements. » Sans commentaire.

Interlude

  • d’Olivier Véran, le ministre de la Santé (Le Parisien, le 12 juin) : « Je suis passé de journées composées à 200 % par du covid à des journées composées à 100 % par du covid résultat, cela me laisse 100 % pour faire autre chose… ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas la bosse des maths !
  • Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, assène (Les Échos, 9 juin) : « Il faut faire attention à ne pas passer du “quoi qu’il en coûte” au “quoi-qu’il-en-coûtisme”. »
  • Promesse de Jean-François Delfraissy, le président du Conseil scientifique (Europe 1, 11 juin) : « Cet été, nous allons nous mettre un peu en veilleuse. »
  • Le collectif Coiffure en lutte prône une tarification « non genrée », reprenant ce constat fait par des associations de consommateurs : les prix des produits étiquetés « pour femmes » sont plus élevés que ceux destinés aux hommes (Ouest France, 10 juin). « Aujourd’hui, un homme aux cheveux longs va payer moins cher sa coupe qu’une femme aux cheveux longs, explique le collectif. Et, inversement, une femme aux cheveux courts va payer plus cher qu’un homme. » Ce collectif semble vraiment révolutionnaire car il prend les choses à la racine [NDA]. Le Canard enchaîné le 16 juin titre :« Bien engagé derrière les oreilles ». C’est dire si le privé est devenu politique !

Taux d’intérêt, inflation, bulle

– P. Artus, dans son article : « Les politiques monétaires ultra-expansionnistes ont fait disparaître le concept de valeur fondamentale des actifs, et par conséquent le concept de bulle » (Le Monde,30-31 mai) explique d’une part comment une augmentation des prix des actifs ne conduit pas forcément à une bulle tant que les banques centrales sont tenues de maintenir des taux relatifs très bas par rapport aux taux de croissance pour garantir la solvabilité de la dette des États ; et d’autre part qu’il est difficile de parler de bulle (écart entre valeur fondamentale de l’actif et prix) quand la valeur fondamentale devient difficilement évaluable. Il en découle qu’il n’y a plus de prix « normal ». Tout prix est possible dans le cas d’une telle indétermination. « Cette dynamique explique la très forte hausse de certains prix d’actifs observée aujourd’hui. Mais pour lui ce n’est pas une bulle, c’est la conséquence de la rapidité de la création monétaire due aux politiques expansionnistes des banques centrales, dans une situation où la disparition de la valeur fondamentale des actifs permet une forte hausse des prix sans emmener ceux-ci très au-dessus de la valeur fondamentale. Cette valeur étant arbitrairement élevée, les prix des actifs peuvent eux-mêmes monter sans limites. » (Artus, ibid.). Certains économistes, dont Larry Summers, l’ancien secrétaire américain au Trésor, estiment au contraire que les pays occidentaux entrent dans une longue période d’inflation. D’une part, les tensions sur l’organisation de l’industrie mondiale risquent de durer, car construire une nouvelle usine de puces électroniques pour répondre à la demande prend des années. Par ailleurs, les États ont mis en place d’énormes plans de relance comme celui de la BCE ou celui de Biden ce dernier étant clairement perçu comme inflationniste. Cette évolution de Summers est significative puisque le 27 mars 2021 il déclarait au New York Times : « À mon avis, il existe une probabilité d’un tiers pour que des perspectives inflationnistes significativement au-dessus de la cible de la Fed de 2 % s’installent durablement, d’un tiers pour que la Fed induise une importante instabilité financière ou une récession et d’un tiers pour que l’issue soit conforme aux espoirs des responsables politiques ».

Joseph Stiglitz, quant à lui, penche pour une inflation conjoncturelle liée à la complexité des flux globalisés. Pour lui, l’actuelle pression inflationniste résulte pour l’essentiel de goulots d’étranglement du côté de l’offre à court terme, qui sont inévitables lorsque redémarre une économie stoppée temporairement. Seulement voilà, lorsque toutes les nouvelles voitures recourent à des semi-conducteurs et que la demande automobile se trouve plongée dans l’incertitude (comme elle l’a été durant la pandémie), alors la production de semi-conducteurs est nécessairement limitée.

À propos des semi-conducteurs un article de Libération, le 25 juin sur Taïwan alerte sur les conditions de leur production. En effet, plusieurs grandes entreprises comme ASE et Canon empêcheraient, en toute illégalité, leurs ouvriers étrangers non taïwanais de sortir de l’usine et même des dortoirs y compris pendant leurs périodes de congé sous prétexte d’urgence sanitaire. Une mesure qui ne concerne pas les salariés autochtones et ceux-ci sont même appelés à dénoncer les contrevenants. Un député du parti nationaliste chinois déclare : « pas de droits de l’homme quand il s’agit de vie ou de mort ». C’est que maintenir la production maximum est vitale pour Taîwan qui s’est organisé en écosystème autour de cette production en intégrant toute la chaîne de l’amont à l’aval, c’est-à-dire de la fonderie jusqu’aux emballages et aux tests. Il s’agit de répondre en flux tendus à une industrie de pointe sous tension et à une situation de pénurie relative dans un contexte de rivalité entre les États-Unis et la Chine.   

Plus largement, la coordination de tous les intrants de production au sein d’une économie mondiale intégrée et complexe constitue une tâche difficile qu’on a trop souvent tendance à considérer comme acquise dans la mesure où les choses semblent fonctionner si bien en bout de course que la plupart des ajustements s’effectuent « à la marge » et de façon plus ou moins invisible.  

Dans le même entretien, Stiglitz fait remarquer l’incohérence de ceux qui criaient hier à la stagnation séculaire et alertent aujourd’hui sur la surchauffe et l’inflation. Il pointe plutôt à terme (quand les effets des plans conjoncturels seront épuisés) le risque d’une insuffisance de la demande, car les ménages pauvres et moyens resteront endettés et l’épargne des riches sera consommée en lissant la dépense sur le moyen ou long terme. En conclusion il livre : « Nous devons considérer l’actuel “débat sur l’inflation” comme ce qu’il est : un leurre agité par ceux qui entendent faire obstacle aux efforts de l’administration Biden dans l’appréhension de quelques-unes des problématiques les plus fondamentales de l’Amérique. La réussite exigera davantage de dépenses publiques. Les États-Unis ont heureusement la chance de pouvoir enfin compter sur un leadership économique qui ne cèdera pas à la tentation alarmiste » (Project syndicate, le 7 juin, traduction : M. Morel, repris in Les Échos le 17 juin).

La hausse des taux peut-elle faire exploser cette bulle financière questionne Le Monde abonné, le 30 mai. « C’est une vraie question : le règne actuel de l’hyper-financiarisation supportera-t-il des taux élevés ? », répond Mme Riches-Flores, économiste indépendante et administratrice de la BNP-Paribas [mais pour nous une fausse question puisque c’est la désinflation des années 1990 qui a produit mécaniquement la financiarisation (en dehors des autres raisons qui préside à celle-ci), NDA].

 C’est pour éviter cette contagion des hausses que les banquiers centraux promettent pour l’instant de ne pas retirer leur soutien. Mais, pour Mme Riches-Flores, la Fed ne va plus pouvoir le faire longtemps, alors que l’inflation dépasse déjà 4 % aux États-Unis, soit le double de son objectif officiel. Elle estime cependant que, si une forte correction des marchés est possible, une vraie crise financière, comme en 2008, n’est pas le scénario le plus probable. « Tant que les taux remontent progressivement, la bulle n’a pas de raison d’éclater », relativise également M. Ecalle, le président de l’association d’analyse des finances publiques Fipeco. « Les banques centrales peuvent gérer cela. » Même en Allemagne où les sirènes anti-inflationnistes reprennent avec un niveau à 2,5 %, la théorie du « zéro noir » ne semble plus une priorité outre-Rhin, car elle serait surtout l’obsession d’une génération en passe de quitter la scène politique. La plupart des partis en lice, y compris les conservateurs, se sont prononcés en faveur d’une augmentation des investissements en Allemagne, quitte à réformer le frein constitutionnel à l’endettement. Le consensus est désormais établi sur le fait que la course à l’équilibre budgétaire des années 2010 a aggravé le vieillissement des infrastructures, dangereux pour la compétitivité (Le Monde, le 9 juin).

– Dans Le Monde, le 17 juin deux économistes se penchant à leur tour sur l’inflation en en faisant un élément essentiel de la dynamique du capital, même s’ils ne s’expriment pas en ces termes. Pour Philippe Martin « il est préférable d’avoir un peu d’inflation. Une économie de marché fonctionne mieux quand les prix augmentent un peu parce que les ajustements de salaires entre secteurs sont facilités ». Il est en effet quasi impossible de baisser les salaires dans un secteur en déclin. Avec une inflation moyenne de 2 % dans l’économie, les salaires peuvent stagner dans certains secteurs et augmenter dans d’autres, plus dynamiques. « La monnaie hélicoptère est un moyen de création monétaire efficace pour relancer un peu d’inflation et éviter les effets collatéraux des rachats d’actifs par la BCE [hausse du prix des actifs financiers et immobiliers détenus par les plus riches et donc hausse des inégalités de patrimoine, NDA], estime pour sa part Éric Monnet. « Paradoxalement, cet instrument permettrait de maintenir l’indépendance de la banque centrale, en tout cas, plus que si celle-ci augmentait encore sa détention de dette publique. » Mais contrairement à la Fed, BDF et BCE sont contre car cela ferait baisser la confiance en l’euro. Pourtant les prix sont de 8 % inférieurs à ce qu’ils devraient être avec un objectif d’inflation à 2 % fixé en 2012, ce qui serait le signe de la sous-activité de l’Europe.

– L’Union européenne vient d’imposer aux multinationales un effort de transparence unique au monde. Les Amazon et autres Google devront déclarer les revenus et bénéfices qu’ils réalisent dans chaque pays de l’Union, et les impôts qu’ils y paient. Ils devront afficher le nombre de personnes qu’ils y emploient pour éviter que ne prospèrent les sociétés « boîtes aux lettres », à Dublin et ailleurs. Cela ne supprime pas les paradis fiscaux exotiques, mais 80 % des transferts de bénéfices (optimisation fiscale) se font en fait entre les 27 de l’UE et prive cette dernière de 50 mds d’euros qui ne seront pas négligeables au moment du remboursement des dettes Covid (Lucie Robequain, Les Échos, le 3 juin).

– Biden cherche à imposer un « taux effectif d’imposition » (une notion qui n’existe pas encore au niveau comptable) d’au moins 15 %. Sa volonté était à l’origine d’imposer 21 % sur les bénéfices des entreprises, puisque 15 % est le taux de pourboire aux États-Unis, mais le Congrès rechigne et les Européens aussi. Plus globalement, il s’agit d’unifier ce qui relevait jusque-là de la souveraineté fiscale avec des taux très différents3 (28 % pour la France, 12,5 pour l’Irlande forme l’éventail dans l’UE) et avec de grosses différences suivant la taille et les secteurs (en France, le taux moyen d’imposition des entreprises du CAC 40 est de 18 %). À noter que Google et Apple déclarent leurs bénéfices en Irlande. Dans le cas de pays comme l’Irlande qui resteraient en dessous du taux minimum, les entreprises verseraient la différence au pays du siège de l’entreprise (ici, 2,5 % aux États-Unis pour Google et Apple). Le paradoxe est quand même que tous les pays n’ont eu de cesse de baisser ce taux depuis de nombreuses années afin de ne pas trop subir la concurrence des paradis fiscaux. On assiste ici à une inversion de la cohérence : puisqu’il se fait un certain consensus contre ces paradis sociaux, il devient logique d’augmenter l’imposition minimale même si on ne revient pas aux taux antérieurs (par exemple 35 % aux États-Unis en 2017)

Les États-Unis ont intérêt à ce que cette taxe touche toutes les FMN qui sont de nationalité variée parce que les Européens ont plutôt les Gafam dans le viseur qui elles sont toutes américaines4. Bref, en tant que puissance, les Américains n’ont pas grand intérêt à être le moteur de la lutte contre l’évasion fiscale. Pourtant, constat troublant : seuls les États-Unis semblent en situation d’empêcher l’optimisation fiscale, tandis que l’Europe n’a pas été capable de stopper le phénomène offshore en son sein. L’Union européenne a façonné le continent selon la logique de la mondialisation elle-même, laissant la Roumanie, par exemple, se développer à la manière d’une zone franche, la République maltaise comme un port franc, l’Irlande et les Pays-Bas comme des paradis réglementaires et le Luxembourg comme un supermarché de législations permissives (Cf. A. Deneault, Le Monde diplomatique, juin 2021).

Les gagnants de l’opération seraient de toute façon les pays du G7 puisque la majorité des sièges sociaux y sont domiciliés qui récupéreraient donc la différence entre taux minimum et taux officiel souvent inférieur dans les pays les moins avancés qui cherchent à attirer les IDE pour financer leur infrastructure insuffisante. Il y a là le risque d’un accord entre grandes puissances aux dépens des pays émergents (Libération, le 4 juin), ce que les spécialistes appellent « l’effet Mathieu » (cf l’article de Céline Azémar, Le Monde, le 13-14 juin qui propose, pour remédier à cet « effet » qui fait que, quelles que soient les réformes, les riches deviennent plus riches, de réserver le taux d’impôt minimal actuellement envisagé par les pays du G7 (15 %) aux firmes s’implantant dans les pays disposant de peu de ressources, mais de placer la barre plus haut pour les firmes qui se localisent sur de grands marchés, avec un impôt sur les profits situé autour de 20 %. Une telle discrimination positive transitoire, serait possible en s’appuyant sur les traités fiscaux bilatéraux existants. Elle permettrait de s’assurer que réforme globale rime avec intérêt global.

Mais le projet de nouvelle réglementation n’est pas lui-même exempt de contradiction puisque Biden n’a fait que suspendre les mesures d’augmentation des droits de douane prises par Trump contre les pays (UE) qui ont le projet de taxer les Gafam en oubliant l’importance des autres5. Par ailleurs, l’Amérique a exempté de fait Amazon de tout impôt fédéral en 2020 (grâce à des « ficelles » fiscales) malgré les quelque 23 milliards de dollars de bénéfices en 2020 et cette entreprise continuerait d’échapper à une partie du volet d’imposition qui vise les entreprises réalisant plus de 10 % de marge puisque du fait de sa politique agressive de conquête de marchés elle ne déclare que 6 %. Gabriel Zucman de l’Observatoire international de la fiscalité fait en outre remarquer que le chiffre de 15 % pour les FMN est dérisoire quand on pense que les classes moyennes et populaires – pour la plupart salariées – sont imposées à hauteur de 30 à 40 %. Le taux d’imposition mondial en moyenne est d’ailleurs passé de 49 % à 24 % entre 1985 et 2020.

[C’est encore un signe de l’évanescence de la valeur. La richesse est créée massivement hors travail vivant, ce qui fait que ceux qui la créent sans embaucher sont moins imposés que ceux qui embauchent mais ne la produisent qu’à la marge, NDA].

– En pleine mise en en place d’un taux d’imposition minimum sur les bénéfices des entreprises une fuite de documents fiscaux a fait l’effet d’un pavé dans la mare à propos de la non-imposition des grosses fortunes américaines alors que plusieurs d’entre elles se sont récemment déclarées favorables aux projets de Joe Biden visant à taxer davantage les plus riches. En effet, Pro Publica, une organisation basée à New York, a mis la main sur des milliers de déclarations d’impôts à l’administration fiscale, sur plus de quinze ans. Il y apparaît que Jeff Bezos, le patron d’Amazon n’a ainsi payé aucun impôt fédéral entre 2007 et 2011 et a même obtenu un crédit d’impôt de 4.000 dollars pour ses enfants, en 2011, une année où il a déclaré des pertes en investissements supérieures à ses revenus annuels. Elon Musk, le patron de Tesla, a aussi échappé à tout impôt fédéral en 2008. D’autres milliardaires sont concernés, comme l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, l’investisseur Carl Icahn ou le philanthrope George Soros. « Ces documents démolissent le mythe fiscal américain, selon lequel tout le monde paye sa part juste et que les plus riches payent la plus grande partie », affirment les auteurs du rapport. Ceux-ci ont aussi mis au point ce qu’ils appellent un « taux d’imposition véritable », c’est-à-dire le taux d’imposition payé par chacune de ces personnalités comparé à l’évolution de leur richesse. Ainsi, alors que Warren Buffett voyait sa fortune exploser entre 2014 et 2018, grâce à l’évolution des cours de Bourse, ce taux n’était pour lui que de 0,10 % (Libération le 9 juin et Les Échos, le 10 juin).

Ces milliardaires, qui peuvent s’enorgueillir d’avoir bâti des entreprises florissantes, sont passés maîtres dans l’art de l’évitement fiscal en toute légalité. L’essentiel de leur fortune étant constitué par les actions de leurs entreprises, qui ne sont pas considérées comme un revenu imposable, ils échappent en grande partie à l’impôt tant que ces actifs ne sont pas vendus et qu’une plus-value n’est pas encaissée. Pour le moment la seule riposte du parti républicain à ces révélations est de dire que la publication de ce document est illégale (Le Monde, le 11 juin), mais elle n’en risque pas moins de mettre mal à l’aise bien des membres du parti démocrate.

Reprise ?

– D’après certains économistes (cf. Peyrelevade, Les Échos, le 9 juin), la pandémie aurait grosso modo fait perdre 100 milliards de fonds propres aux entreprises, mais l’épargne des ménages aurait crû de 200 milliards, or le gouvernement n’aurait rien prévu concrètement pour rediriger celle-ci, sachant qu’une part non négligeable n’est pas de précaution ou ne sera pas détruite dans la consommation. Il n’a proposé que la méthode des prêts participatifs qui ne sont pas assimilables à des fonds propres mais à une nouvelle dette… au profit des banques plus que des entreprises. Et de l’avis même du patron du Medef (entretien du même jour, même journal), ce mécanisme démarre lentement.

– Le caractère massif des prêts garantis par l’État − près de 680 000 entreprises en ont bénéficié, soit une entreprise sur trois, dix fois plus que pendant la crise de 2008-2009 −, le montant des sommes engagées et le contexte de crise peuvent donner des sueurs froides aux banques qui assument 10 % du risque, comme à Bercy qui en assume 90 %. « Ces prêts ont pris une telle ampleur qu’on a pu craindre que pour une grande partie des entreprises, la charge de la dette devienne rapidement insoutenable », admet la note de l’Institut des politiques publiques. De fait, l’octroi des PGE a conduit à une augmentation significative du taux d’endettement des entreprises, mais, grâce aux autres dispositifs de soutien et notamment le financement du chômage partiel, ces dernières continuent pour la plupart de disposer d’une trésorerie suffisante pour fonctionner et rembourser leurs échéances. Selon les données issues du baromètre réalisé par Rexecode et Bpifrance − qui porte sur les PME-TPE −, à la mi-mai, seul 1 % des dirigeants jugeait « insurmontables » ces difficultés de trésorerie. Deux tiers des entreprises n’auraient utilisé qu’une faible partie de leur PGE, conservant l’essentiel du prêt à titre de précaution. Et seuls 5 % redoutaient à cette date de ne pas être en mesure de le rembourser. Les données issues de la Banque de France sur la situation financière des entreprises publiées le 2 juin confirment cette tendance ; la trésorerie a augmenté de 11 milliards d’euros, tandis que la dette brute progressait de 5 milliards d’euros. De plus, la dette nette des entreprises n’a presque pas augmenté entre début 2020 et début 2021 : la hausse n’est « que » de 9 milliards d’euros, un montant très faible compte tenu de l’encours de près de 1 000 milliards Le Monde, le 11 juin).

– Pour Ph. Aghion (ibid.), le mécanisme du crédit-impôt-recherche est beaucoup trop ciblé sur les grandes entreprises. Près de 40 % du CIR est alloué aux entreprises du CAC 40. Et pour la plupart, ces grandes entreprises auraient de toute façon engagé ces dépenses de R & D. Il n’y aurait donc eu qu’un effet d’aubaine. Aghion recommande, sans changer l’enveloppe totale du CIR, de s’inspirer du système anglais ou le taux de subvention dépend pour chaque entreprise du ratio entre son investissement en R & D et sa valeur ajoutée. Ce système privilégie davantage les PME les plus innovantes. Les règles de Maastricht devraient elles aussi changer. On devrait regarder la composition de la dépense publique, plutôt que la quantité de dépense publique. On ne peut pas traiter les dépenses visant à augmenter la croissance potentielle (infrastructure, formation et éducation, aide à la recherche) et donc à réduire la dette publique a long terme, comme on traite les autres dépenses. Enfin, il se prononce pour la mise en place d’un revenu universel d’insertion jeune sur le modèle danois comprenant un volet étudiant et un volet apprentissage.

– Après la crise financière de 2008 la Chine avait joué le rôle de locomotive de la reprise mondiale grâce un plan de relance considérable (proche de 600 milliards de dollars). Mais, au sortir de la pandémie, Pékin a cette fois opté pour un plan de soutien limité et ciblé sur son outil de production. « La croissance de la Chine ne stimule pas l’économie mondiale », confirme une étude de l’Institut Montaigne. Le pays se comporte, au contraire, « en passager clandestin, réalisant son rebond économique sur la base d’un soutien de la demande mondiale par les autres banques centrales ». Dit autrement, « l’usine du monde » surfe sur la vague des plans de relance massifs mis en place en Europe et aux États-Unis. Les exportations continuant à tirer une croissance déséquilibrée, les excédents commerciaux recommencent à croître et posent problème : « Dans les relations bilatérales avec la Chine et dans les enceintes comme le G7 et le G20, les partenaires gagneraient à interroger la Chine sur sa volonté de soutenir l’économie mondiale comme il sied à son statut de leader mondial », conclut l’Institut Montaigne. Néanmoins, 42 % des entreprises européennes présentes en Chine déclarent avoir finalement enregistré une hausse de leur chiffre d’affaires l’an dernier et y ont réalisé des marges supérieures, selon un sondage mené par la Chambre de commerce de l’Union européenne en Chine (Les Échos, le 10 juin). Les marques de luxe y ont pris une grande part car les Chinois ont moins voyagé que d’habitude et ils ont recentré leur consommation sur les produits étrangers disponibles sur place.

Loin des appels à la relocalisation, les entreprises européennes prévoient d’investir encore davantage en Chine, la plupart du temps cependant avec l’idée de produire là-bas pour le marché local. « L’ambition est non seulement de rester mais d’étendre leur présence en Chine », observe la Chambre. À peine 9 % des entreprises européennes envisagent de déplacer tout investissement actuel ou prévu hors de Chine, le plus bas niveau enregistré (ibid.).

Ce n’est pas la position américaine ; en effet, dans la lignée de Trump, Biden a déclaré : « Nous sommes engagés dans une compétition pour gagner le XXIe siècle. Alors que d’autres pays continuent d’investir dans leur propre recherche et développement, nous ne pouvons pas risquer de prendre du retard. L’Amérique doit maintenir sa position de nation la plus innovante et la plus productive au monde. » Face à cette position quasi trumpienne, certains pensent que l’Europe n’a pas à payer le prix de cette nouvelle version de la guerre froide entre Washington et Pékin. Sa dépendance commerciale et énergétique, à l’égard de la Chine comme de Moscou, est trop importante pour céder aveuglément aux intérêts américains6. Elle peut d’autant moins se le permettre que Pékin est devenu son premier partenaire commercial l’an dernier, devant Washington et que ce partenariat est indispensable dans la lutte contre le changement climatique. Par l’importance de son marché – 450 millions d’habitants –, l’Union européenne a le pouvoir d’imposer un rapport de force plus équilibré à la Chine. La mission est suffisamment difficile pour refuser ce nouveau mur que Washington veut bâtir entre l’Europe et Pékin (Les Échos, le 15 juin).

– Toutes les organisations syndicales des 3 usines qui vont constituer Renault-ElectriCity ont accepté le plan patronal de croissance qui prévoit une production de 500 000 véhicules à l’horizon 2025 contre 135 000 aujourd’hui et l’embauche de 700 salariés en plus des 4800 actuels. Mais le modèle poursuivi est celui de la Yaris de Onnaing (près Douai) et la méthode Toyota (cercles de qualité, mais aussi des séances de travail obligatoire le samedi). Ce plan mettrait un frein au mouvement continu de délocalisation, ce que les syndicats, y compris la CGT, semblent avoir privilégié. La confirmation de l’implantation du chinois Envision à Douai est aussi l’occasion pour Renault de clarifier sa stratégie en matière de batteries. Le constructeur français a annoncé sa prise de participation d’environ 20 % dans le capital de Verkor, une start-up grenobloise de production de batteries à haute capacité. Un peu à la manière de Volkswagen avec le suédois Northvolt, Renault veut accompagner le développement de Verkor, afin d’en faire un fournisseur majeur. Cette start-up, qui pour le moment n’a aucun site de production, a l’intention d’édifier un centre d’innovation en Auvergne-Rhône-Alpes en 2023, puis une gigafactory opérationnelle en 2026 d’une capacité de 16 GWh, dont 10 réservés à Renault (Le Monde, le 29 juin).

– Les opérations de fusions/acquisitions et les OPA risquent de bondir à l’occasion de cette reprise, d’abord parce que le monde regorge de liquidités et ensuite parce que les taux d’intérêt sont au plus bas. S’endetter ne coûte rien. Mais tous les agents économiques ne seront pas égaux. Le tri va se faire entre d’une part des fonds de private equity7 très mobiles, des géants du numérique gonflés de cash, des capitaines d’industrie qui savent s’adapter pour tirer parti des circonstances et d’autre part ceux qui n’auront pas la confiance suffisante ou le soutien de leur conseil d’administration ou de leurs actionnaires pour se mettre en mouvement. Et comme souvent, cette période de turbulences pourrait avant tout profiter aux groupes familiaux ou aux entreprises cotées mais pouvant s’appuyer sur un noyau actionnarial stable. Des entreprises qui peuvent se permettre de prendre plus de risques, en faisant plus de paris à long terme. De Bouygues à LVMH en passant par Lactalis, Iliad ou Vivendi notamment (Les Échos, le 11 juin).

Modèles ?

– Depuis des mois, les partenaires sociaux danois et suédois font campagne contre ce qu’ils considèrent comme une menace à l’égard du modèle économique et social scandinave. Dans les deux pays, il n’y a pas de revenu minimum inscrit dans la loi comme dans la plupart des autres pays de l’UE. Le niveau des salaires est régulé dans le cadre des accords collectifs, négociés par les partenaires sociaux, sans intervention politique. En Suède et au Danemark, respectivement 90 % et 80 % des emplois sont couverts par ces accords. Un salaire minimum, imposé par la loi, aurait de graves conséquences, selon Therese Guovelin : « Cela affaiblira forcément notre modèle de négociation paritaire. On risque de voir une intervention croissante de l’État qui, selon la directive, doit surveiller son application et faire des rapports à Bruxelles. Le syndicat danois Fagbevægelsens Hovedorganisation (FH) rappelle que le Danemark est « un des pays où on vit le mieux, même avec les salaires les plus bas ». L’intervention de l’État dans la fixation des revenus pourrait conduire « à un affaiblissement de la syndicalisation [à plus de 70 % dans les deux pays] et à accroître le risque de baisse des salaires et d’émergence de travailleurs pauvres » (Le Monde, le 8 juin).

C’est pourtant autour du schéma dominant à l’intérieur de l’UE (gestion réglementaire par le haut) qu’est tentée une harmonisation sociale.

– La crise sanitaire a ravivé les comparaisons entre « modèle » français et « modèle allemand ». Au premier trimestre, le produit intérieur brut (PIB) outre-Rhin a reculé de 1,8 % en raison des restrictions sanitaires prolongées (France : – 0,1 %). En 2021, il devrait enregistrer une croissance plus faible, de 3,3 % contre 5,8 % pour la France, selon l’OCDE. Mais il ne faut pas oublier qu’en 2020, la récession a été plus violente en France (– 8,2 %, contre – 5,3 % outre-Rhin). Et que la France fait beaucoup moins bien que l’Allemagne en matière de chômage (7,3 % contre 4,4 % en avril) et de taux d’emplois (65,3 % contre 76,1), alors pourtant que les coûts de production dans l’industrie sont devenus de 15 % inférieurs. Même écart défavorable pour ce qui est du déficit (9,2 % du PIB contre 4,2 %) et de la dette publique (115,7 % contre 69,8 %). En outre, si le PIB par habitant était similaire en 2000 pour les deux pays, autour de 28 900 euros, en 2020 il était de 34 110 euros en Allemagne contre 30 690 en France. Le modèle allemand n’est peut-être pas parfait puisqu’il fabrique aussi de la précarité et des travailleurs pauvres depuis les lois Härtz, mais il a généré plus de revenus par tête si on raisonne dans les termes actuels, c’est-à-dire sans tenir compte de l’économie plus carbonée de l’Allemagne et des nouvelles contraintes que son industrie traditionnelle et particulièrement l’automobile va devoir affronter pour s’aligner sur les directives européennes en matière de climat et de lutte contre la pollution (Le Monde, le 30 juin).

– Le programme américain d’investissement massif est fondé sur une doctrine économique dans laquelle l’innovation et l’investissement sont antérieurs à la réglementation. C’est justement cette approche qui a permis aux États-Unis de s’imposer comme l’épicentre de la révolution numérique, et aujourd’hui comme juge de paix de sa régulation. Le parallèle s’impose : après vingt ans de champ libre, voire de protectionnisme en faveur des GAFA, l’administration Biden semble en effet bien décidée à imposer un nouveau cadre réglementaire à ses champions. Maintenant que les géants américains du numérique ont gagné la bataille technologique et commerciale, il devient tout simplement réaliste pour les États-Unis d’introduire de nouvelles normes de protection de la concurrence. Pour Lina Khan, la nouvelle présidente du gendarme américain de la concurrence la pratique de « prix prédateurs8 », voire la gratuité des services en échange des données des utilisateurs, nourrit une croissance exponentielle qui elle-même permet à ces entreprises de prendre position dans toujours plus d’activités. Cette intégration verticale finit par tuer la concurrence et l’innovation au détriment d’un consommateur qui, enfermé dans des écosystèmes, n’a plus vraiment de choix. Ce changement de cap est porté par un alignement des planètes inespéré. Les pouvoirs exécutif, réglementaire et législatif semblent prêts à travailler dans le même sens. Au Congrès, le sujet a les faveurs de la majorité démocrate et d’une partie de l’opposition républicaine, qui n’a toujours pas digéré l’exclusion de Donald Trump des réseaux sociaux et qui tient rigueur à la Silicon Valley d’avoir été un généreux bailleur de fonds du Parti démocrate. Le contexte politique est désormais en rupture totale avec ce qu’il était sous la présidence de Barack Obama. A l’époque, les GAFA avaient leurs entrées à la Maison-Blanche, tandis que les conseillers du président n’hésitaient pas à donner un nouvel élan à leur carrière en se faisant embaucher par les géants du Net. Selon le Center for Responsive Politics, 80 % des 334 lobbyistes de la high-tech enregistrés en 2020 à Washington ont travaillé soit au Capitole, soit à la Maison-Blanche. De quoi expliquer le réveil tardif pour réguler les GAFA. Néanmoins la partie n’est pas gagnée d’avance pour l’administration américaine puisque Facebook vient d’obtenir gain de cause contre deux agences gouvernementales pour insuffisance de preuve de monopole effectif après les rachats d’Instagram et WhatsApp. Il faut dire que la notion de « marché pertinent » est difficile à cerner quand il s’agit des réseaux. Un certain consensus transpartis se fait sur la nécessité de reformuler et adapter la loi antitrust en fonction des caractéristiques propres aux entreprises technologiques (Le Monde, le 30 juin).

Pour le moment l’Europe a un raisonnement différent et pour tout dire, inverse pour qui la norme guiderait efficacement l’innovation. C’est l’attitude choisie vis-à-vis de la révolution numérique. Celle d’une Europe pionnière dans la régulation du numérique avec la directive e-commerce de 2000, mais qui n’a depuis lors jamais eu de GAFA ou de BATX à réguler. La France et l’Europe sont peut-être sur le point de commettre pour la transition écologique la même erreur que pour la révolution numérique (ibid.)..

Agriculture biologique et capitalisme

La nouvelle PAC est éclairante sur les évolutions en cours. Les conversions au biologique continueront à être encouragées… mais les mesures d’accompagnement qui suivaient la conversion pour la stabiliser financièrement sont supprimées. En fait, le ministre aligne sur un même régime les productions biologiques et celles dites à haute valeur environnementale (HVE) dont le cahier des charges est beaucoup moins contraignant, sous la même catégorie administrative « d’éco-régime ». Le bio est mis sous pression de deux côtés : par l’État qui veut avant tout rester dans le cadre d’une agriculture rentable par elle-même ; et par les grandes surfaces qui veulent une agriculture bio productiviste pour alimenter leurs rayons à des prix plus bas. Il n’est plus alors question de « circuits courts » et de proximité, mais de concentration des fermes, du matériel, des hommes et des moyens de transport. Le Monde, le 4 juin, donne l’exemple de cette ferme-usine biologique du Loir-et-Cher productrice de pommes de terre, oignons, ail et échalotes aux 300 salariés sans compter ses saisonniers bulgares. Elle sous-traite aussi des commandes aux petits agriculteurs biologiques des alentours sur la base de contrats fixes de 3 ans garantissant volume et prix (66 ont déjà signé).

Science à vau-l’eau

Alors que l’hypothèse d’un accident de laboratoire comme origine de la pandémie de Covid-19 avait largement déserté l’espace public ces derniers mois, la voici qui revient en force, lestée d’une légitimité qu’elle n’a, jusqu’à présent, jamais eue. Présentée comme une quasi-certitude et un consensus scientifique depuis plus d’un an, l’hypothèse du « débordement zoonotique naturel » est aujourd’hui ramenée à une simple hypothèse qui, bien que dominante, demande à être étayée. L’élément déclencheur du revirement ne tient qu’à un texte de deux feuillets, cosigné par dix-huit chercheurs et publié le 13 mai dans la revue Science. Les auteurs y disent essentiellement ceci : « Nous devons prendre au sérieux toutes les hypothèses relatives, à la fois au débordement zoonotique naturel et à la fuite de laboratoire, jusqu’à ce que nous ayons suffisamment de données. » L’affaire illustre l’extraordinaire pouvoir des grandes revues savantes, Nature, Science, The Lancet et quelques autres. Celui de cadrer les débats scientifiques qui vont ensuite irriguer la société, celui d’animer la disputatio sur certaines questions, mais aussi de fermer la porte à la discussion sur d’autres. L’ancien rédacteur en chef adjoint de The Independent note que les grandes revues savantes ont promu un narratif faisant toujours la part belle aux tenants du débordement zoonotique. Et ce, sans preuve solide qu’un tel événement se fut en effet produit. L’asymétrie est parfois flagrante. Le 19 février 2020, The Lancet publiait une brève lettre de vingt-sept scientifiques affirmant que l’origine naturelle du nouveau coronavirus était avérée et que toute évocation d’un possible accident de laboratoire ne pouvait être que le fruit d’une théorie du complot. Les grands éditeurs scientifiques n’ont bien évidemment pas conspiré pour étouffer le débat. Ils ont simplement été sujets à un biais, fréquent dans le monde savant, que les historiennes des sciences Keynyn Brysse (université de l’Alberta, Canada) et Naomi Oreskes (université Harvard, États-Unis) et leurs collègues ont bien décrit s’agissant de la question climatique, dans une étude de 2013 : « Les valeurs fondamentales et essentielles de la rationalité scientifique contribuent à un parti pris involontaire [des scientifiques] contre les résultats dramatiques » – au sens de tout ce qui peut bouleverser des équilibres sociaux, politiques ou économiques. En l’occurrence, un accident de laboratoire est évidemment plus « dramatique » qu’un événement zoonotique naturel. Et d’autant plus dramatique pour les savants que ce serait alors la communauté scientifique elle-même qui serait interrogée dans ses pratiques et sa responsabilité sociale. Mais le problème ne s’arrête pas à de tels partis pris involontaires. La divulgation de documents grâce aux lois américaines de transparence a montré que la brève tribune publiée par The Lancet en février 2020 avait été rédigée non par le chercheur désigné comme premier auteur du texte, mais par un cosignataire, Peter Daszak, président de l’ONG Eco Health Alliance, financeur de travaux menés sur des coronavirus de chauve-souris à l’Institut de virologie de Wuhan (WIV). En ne posant pas ces questions sur les travaux sur le Covid-19 qui sortent des laboratoires chinois, les éditeurs scientifiques participent en outre à la normalisation du régime chinois (cf. S. Foucart, Le Monde, le 20-21 juin).

Temps critiques, le 6 juillet 2021

  1.  – Une partie de cette épargne (épargne de précaution) est sensible à la reprise économique et particulièrement au niveau de l’emploi. []
  2.  – https://www.washingtonpost.com/business/2021/06/21/retail-workers-quitting []
  3.  – L’approche de M. Biden confirme la nature hautement politique et diplomatique du dossier fiscal international, à rebours des tentatives de le ramener à sa seule dimension comptable comme l’entendait le responsable de l’OCDE sur cette question : « Harmoniser l’impôt sur les sociétés au niveau mondial (…) irait à l’encontre du principe de souveraineté des États » (cf. A. Deneault, Le Monde diplomatique, juin 2021). []
  4.  – Néanmoins, selon l’édition du 7 juin du quotidien britannique The Guardian, l’un des leaders mondiaux de la vente en ligne, Amazon, pourrait échapper aux mailles du filet. En effet, Amazon « gère son activité de vente au détail en ligne avec des marges bénéficiaires très faibles, en partie parce qu’elle réinvestit massivement et en partie pour gagner des parts de marché ». Interrogé, Richard Murphy, professeur à l’école de gestion de l’Université de Sheffield, a déclaré que le seuil de 10 % de bénéfices était « inapproprié » en raison de modèles commerciaux différents pour différentes entreprises (Les Échos, le 8 juin). []
  5.  – Ainsi, que va-t-il arriver aux entreprises du Big Pharma tant vouées aux gémonies hier avant le Covid et aujourd’hui louées pour leur réactivité et efficacité sur les vaccins ? []
  6.  – Un exemple récent de l’intrication qui rend difficile une nouvelle guerre froide que les médias laissent parfois entrevoir : dans un article du site Politico, on apprend que le moteur de recherche français Qwant, surnommé le « Google européen » et soutenu à bout de bras par la France, l’Allemagne et la Commission européenne, venait de décrocher un financement de 8 millions d’euros de la part de Huawei, la bête noire de Washington. Le champion chinois des équipements télécoms, qui dépense des fortunes en lobbying pour restaurer son image en Europe, vole au secours d’un espoir déçu de plus. Bien sûr, ces 8 millions ne représentent même pas deux heures de bénéfice net de Google, mais Qwant, fondé en 2013 sur les promesses du respect de la vie privée et d’une certaine indépendance par rapport aux mastodontes californiens, est en fait dans la main d’un autre titan, Microsoft. Ce dernier assure en effet près de 60 % des résultats de recherche de Qwant avec son propre moteur, Bing. De plus, c’est également Microsoft qui assure la régie publicitaire ainsi qu’une bonne part de l’infrastructure informatique du français. []
  7.  – L’investisseur peut être une personne physique ou une société d’investissement. L’avantage du private equity pour les sociétés d’investissement est qu’il permet d’acheter une entreprise puis de la revendre à plus ou moins long terme tout en ayant remboursé une partie de l’emprunt contracté pour financer l’acquisition grâce aux bénéfices réalisés par la société. Le private equity s’oppose au public equity, qui désigne l’investissement dans des sociétés cotées en Bourse. []
  8.  – Cette politique vise à mettre fin à la ligne développée par le juge fédéral conservateur Robert Bork. Universitaire influent au sein de l’école de Chicago et proche de Ronald Reagan, Bork contribua à faire évoluer la notion de position dominante en mettant au centre de la réflexion le « bien-être du consommateur ». Tant que celui-ci est gagnant en profitant de prix bas, la taille des entreprises importe peu. Cette conception minimale de la concurrence va aboutir à une concentration sans précédent dans l’aérien, les médias ou la santé, avec des effets pervers. Mais c’est avec l’émergence des géants de l’Internet que cette logique démontre de façon évidente ses limites… même dans une perspective néo-libérale, d’où le changement de position de certains représentants républicains aux États-Unis ou conservateurs en GB. []

Avis de parution : Économie politique de la crise sanitaire – chronique d’une année cruciale

Jacques Wajnsztejn, Paris, L’Harmattan, coll. « Temps critiques », 2021, 288 pages. ISBN : 978-2-343-23297-3.

Dire que la pandémie du Covid-19 constitue un événement historique et politique décisif n’est pas exagéré dès l’instant où l’on donne à ce terme son sens profond : une nature imprévue, son extension planétaire, ses effets bouleversants. Il a affecté aussi bien les rapports de production et la circulation des flux de marchandises et de personnes que la politique des États, jusqu’à contaminer jour après jour toutes les dimensions de la vie. C’est ce déroulé dont nous avons voulu rendre compte par une chronique minutieuse des faits et le passage au crible de l’interprétation qu’en ont donnée les médias et leurs divers intervenants extérieurs (« experts », sociologues, essayistes). Des éléments de référence pour une analyse globale à venir. Cette année cruciale restera sans doute dans l’histoire mondiale comme une croisée dramatique de chemins, sans perspective immédiate d’un devenir autre.

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Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XIX)

Course vers l’avant ou rattrapage par l’arrière ?

– En 2020, le ministère des Solidarités et de la Santé n’affichaient que 7450 équivalents temps plein, soit moins que… la Culture. Ils étaient plus de 9 000 en 2019, et l’hémorragie ne va pas s’arrêter : pour 2021, la loi de finances prévoit de passer à 4819. Toute l’expertise scientifique et technique est partie dans les agences créées au fil de scandales sanitaires : l’Agence française du sang en 1992 après l’affaire du sang contaminé, l’Agence du médicament en 1993 aprè l’affaire des hormones de croissance, l’Institut de veille sanitaire et l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments en 1998 après la vache folle, l’Agence française de sécurité sanitaire environnementale en 2002 après l’amiante… Face à l’empilement de structures, la France a cherché à rationaliser la filière sanitaire et s’est dotée en 2016 d’une agence nationale de santé publique, Santé publique France, née du regroupement de quatre structures préexistantes. « Santé publique France n’est pas une administration, c’est une agence scientifique avec peu d’administratifs. Elle compte 600 personnes contre 8 000 pour son homologue britannique », défend François Bourdillon, son ancien directeur général. « Ce qui ne marche pas en temps de crise est tout ce qui n’a pas été réglé avant, observe Laurent Chambaud, directeur de l’EHESP, la grande école de Rennes qui forme les directeurs d’hôpitaux et cadres de santé. Notre système de santé s’est bâti sur les soins hospitaliers avec de très bons résultats, mais n’a pas fait le pari de la prévention et de la promotion de la santé. » (Le Figaro, le 30 mars). Et il faut rappeler que cela ne semble pas suffire puisque ces organismes et l’État se sont adjoint des cabinets d’experts privés (cf. le Relevé de notes XVI)… et ne pas choquer. Alors, face à une crise sanitaire d’une telle ampleur, que le gouvernement ait sollicité des cabinets de conseil, « ça ne me choque pas », confie Michèle Pappalardo, ancienne rapporteure générale à la Cour des comptes. « Ce n’est pas très étonnant, estime-t-elle. Personne ne sait rien sur rien. Donc tous les pays font la même chose : ils cherchent à comprendre, à s’organiser au mieux. » (Le Monde, le 2 avril).

– Dans les jours qui viennent, le premier site industriel français va commencer à produire des vaccins contre le Covid-19. Formulation et mise en flacon du Moderna sortiront des lignes de production de l’usine de Recipharm en Indre-et-Loire. Il y a non seulement du retard, mais aussi une différence de vision. En effet, les États-Unis ont pris très tôt le virage des sciences de la vie. Leur agence étatique, la BARDA a mis plus de 12 milliards de dollars sur la table pour préfinancer les projets de vaccin contre le Covid. Novavax et Moderna en ont profité pour mettre en place des plateformes vaccinales bien avant le Covid-19 et dont elles profitent maintenant (Marie-Paule Kieny, présidente du Comité vaccin Covid-19 (Libération, 1er avril). Pendant ce temps, en France et plus généralement en Europe les gouvernements, faute de vaccins, mettent l’accent sur les « solutions » comportementalistes des gestes barrières et des slogans quasi publicitaires (« Dehors en citoyen et chez moi avec les miens ») faisant comme si les comportements n’étaient pas en partie prédéterminés et sociaux et comme si les variants du virus avaient un rapport avec ces mêmes comportements (cf. G. Lachenal, historien des sciences, Libération le 1er avril).

Dans le même temps, l’Europe a mis en place un mécanisme commun d’achat des vaccins. Mais elle s’est comportée uniquement comme un acheteur représentant de 27 pays et non pas comme un État voulant contribuer à la mise en place d’une stratégie industrielle (Les Échos, le 24 mars). Et quand elle se montre comme productrice comme l’entreprise de biotechnologie Valneva, sise à Saint-Herblain, en Loire-Atlantique qui va passer à la phase 3 et compte produire à l’automne, c’est l’État qui s’avère mauvais commerçant en ne cherchant pas à coordonner une répartition des doses et laisse à la GB la possibilité de préempter 200 millions de doses jusqu’à l’horizon 2025, à la condition qu’elles soient produites… en Écosse Le Monde, le 8 avril). Suite du feuilleton un mois après : l’État, qui détient 8,13 % de Valneva par le biais de BPI-France, affirme qu’il a commencé à avoir des échanges avec les dirigeants de l’entreprise en mai 2020. Ceux-ci ont été auditionnés le 18 juin. « On a proposé de pousser les curseurs au maximum de ce que permet le cadre réglementaire, en prenant en charge 80 % du budget du projet, assure le cabinet de Mme Pannier Runacher. Le gouvernement britannique s’est affranchi de ces règles et a proposé un financement à 100 %. Valneva s’est aussi appuyé sur son site de production existant en Écosse, ce qui était rationnel. »

« La réalité est tout de même plus complexe, précisait, début 2021, une voix au sein de Valneva. Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt : l’État a surtout misé sur Sanofi et l’Institut Pasteur. Ici, du fait des procédures mises en place, le programme aurait pris de nombreux mois de retard. » (Les Échos, le 19 avril). Dans le même ordre d’idées, les cryomicroscopes électroniques, dont l’extrême précision permet d’observer les coronavirus, manquent ainsi cruellement. « Chaque fois qu’un nouveau variant apparaît, explique Bruno Canard (spécialiste des types de Corona depuis 2002, CNRS, université Aix-Marseille), ce sont les résultats acquis avec un microscope haute résolution qui permettent d’interpréter sa trajectoire. » Problème : l’appareil coûte 5 millions d’euros. L’Allemagne en possède 30, l’Angleterre 25 et la France… 3. « En Allemagne, il faut six mois entre la demande d’un cryomicroscope par les chercheurs et sa réception, en France, il faut six ans. » pointe Bruno Klaholz, directeur de recherche au CNRS à l’Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire (IGBMC) de Strasbourg (Le Canard enchaîné, le 12 avril).

Cette situation se retrouve aussi dans la robotisation y compris par rapport à ses voisins (nous en avons parlé dans le relevé VIII, mais un écart qui pourrait se réduire si l’on en croit les dernières évolutions. Ainsi, en 2 019, 6700 nouveaux robots ont été mis en service en France pour un total de 42 000 installés, soit une hausse de 15 % en un an. Une tendance qui était déjà perceptible l’année précédente avec 4658 nouveaux robots (+ 4,8 %). Ce phénomène est le fruit d’une réorientation des politiques publiques dans ce domaine. L’une des clés a été la décision d’accorder une nouvelle déduction fiscale pour les PME qui investiraient dans la robotique ou la transformation numérique. Une mesure qui avait été mise en place également de 2015 à 2017 sous l’impulsion du ministre de l’Économie de l’époque (Macron). Ce dispositif permet aux entreprises concernées de déduire de leur résultat imposable, en plus de l’amortissement classique, une somme égale à 40 % de la valeur d’origine de certains équipements, en particulier les robots. D’autres mesures d’incitation ont suivi, comme le prêt-robotique de BPI-France, permettant aux entreprises d’obtenir une avance pour l’investissement dans des robots. Une politique jusque là négligée pour des raisons sociales, l’automatisation nuisant à l’emploi (ibid.). Le développement des start-ups entretient cette sorte de nouveau cercle vertueux dans lequel la finance — via les sociétés de capital-risque — investit dans la transformation des processus de production (le journal prend ici l’exemple des fermes verticales qui viennent de lever en 2020 des sommes quatre fois supérieures à celles de 2015). Encore un exemple qui montre qu’il n’y a pas fondamentalement de déconnexion entre économie et finance. Wall Street en est d’ailleurs persuadé puisque « il y a un véritable enthousiasme de la Bourse pour Joe Biden », observe Wilfrid Galand, stratégiste chez Montpensier Finance. « Le président américain a répondu aux attentes des marchés avec une hausse sans précédent de la dépense publique, sans augmentation de la fiscalité jusqu’à présent » (Les Échos, le 4 mai). Le Wall Street Journal ne l’entend toutefois pas de cette oreille comme le résume un éditorial du 27 avril : « l’excuse de la Maison-Blanche arguant qu’elle a hérité d’un foutoir dû au Covid est absurde. La production de vaccins était pré-planifiée. Il en va de même pour l’économie, qui est en croissance depuis juillet dernier », écrit le quotidien des affaires, qui constate : « L’inévitable boom post-pandémique est arrivé. La même chose se serait produite si M. Trump avait gagné » transcription Les Échos, le 4 mai.

La stratégie américaine

Le plan capitaliste (présenté par Biden)

 La haute tension : un consensus émerge aux États-Unis : la meilleure stratégie pour effacer les séquelles de la crise sanitaire et atténuer les problèmes sociaux du pays, c’est de placer l’économie en régime de haute pression. L’idée n’est pas neuve. Elle remonte à Arthur Okun (1928-1980), un économiste keynésien, ancien conseiller de Lyndon Johnson. Mais elle a été évoquée par Janet Yellen, peu avant sa nomination comme secrétaire au Trésor, et inspire Jérôme Powell, le président de la Réserve fédérale (Fed). De quoi s’agit-il ? Depuis une conférence prononcée par Milton Friedman en 1968, les politiques macroéconomiques s’articulent généralement autour de l’idée qu’il existe un taux de chômage d’équilibre en dessous duquel on ne peut descendre qu’au prix d’une inflation croissante. À l’approche de ce seuil, il faut freiner la croissance pour éviter une surchauffe. C’est ce à quoi on assiste depuis les années 1980, au point d’aboutir à une inflation trop basse dont on n’arrive pas à se dépêtrer. La thèse d’Okun, formulée en 1973, est au contraire qu’il faut tester les limites à la baisse du chômage pour tenter de faire fonctionner l’économie en régime de rareté des ressources en travail. Cela demande un peu plus d’efforts de recrutement et de formation aux entreprises, mais ramène vers l’emploi ceux qui en sont le plus loin : chômeurs de longue durée, personnes tombées dans l’inactivité, salariés à faibles qualifications, minorités. En cas de succès, le bénéfice est double : un potentiel de production plus élevé (de 2 à 3 points pour chaque point de baisse du chômage, selon Okun) et une amélioration sensible de la situation des plus défavorisés. Jérôme Powell, dans l’explication de texte qu’il en a donnée le même jour, souligne les bienfaits qu’un marché du travail tendu apporte aux « communautés à faible revenu », notamment aux minorités ethniques. Début 2020, avant le choc du Covid-19, ces bienfaits étaient visibles. Alors que le taux de chômage des Noirs et des non-diplômés était, en 2009, supérieur de cinq points au chômage moyen, l’écart n’était plus que de deux points et demi début 2020. Parallèlement, les taux d’activité augmentaient et les salaires du bas de l’échelle progressaient sensiblement plus vite que la moyenne. L’expansion à tout va de Donald Trump avait produit les effets annoncés par Okun. Il se pourrait même qu’un tel épisode macroéconomique améliore durablement le sort des moins favorisés : une personne ramenée vers l’emploi par quelques trimestres de haute pression tendrait à y demeurer par la suite, même si la situation se normalise (Le Monde, le 27 mars).

La leçon vaut particulièrement pour la zone euro, qui fonctionne depuis longtemps en régime de basse pression par aversion à l’inflation et crainte des déficits. Tenter la haute pression ne nécessite pas de jouer l’expansion à tout va. Il suffirait, dans un premier temps, que la politique économique se fixe en priorité l’objectif raisonnable, de demeurer expansionniste aussi longtemps qu’il le faudra pour effacer complètement la trace du choc pandémique sur l’activité, ramener durablement l’inflation à sa cible de 2 % et placer l’économie sur la voie d’une croissance robuste et créatrice d’emplois (Tribune de Pisani-Ferry, ibidem). Le problème en Europe est aussi que toute accentuation de la politique de relance est soumise d’abord aux échéances des élections allemande puis française alors qu’il serait pourtant nécessaire de prendre des initiatives concertées.

Un keynésianisme au petit pied

Au-delà des différences de montants engagés pour faire face à la crise du coronavirus, Europe et États-Unis se distinguent par leurs objectifs de sortie de crise. Alors que les institutions et les gouvernements européens se mobilisent pour replacer l’économie à son niveau d’activité de la fin d’année 2019, les États-Unis ambitionnent de retrouver leur trajectoire de croissance pré-crise dès la fin de cette année 2021. L’action combinée de la relance budgétaire et monétaire doit relever le potentiel de croissance de l’économie américaine, aussi bien en soutenant le niveau d’activité à un régime de haute pression qu’en investissant dans le développement de ce potentiel. Après avoir rattrapé sa trajectoire, la croissance américaine devrait connaître une accélération au cours de ces prochaines années ; alors que selon les projections économiques réalisées à horizon 2024, la zone euro devrait voir son niveau de PIB atteindre un niveau de 4 % inférieur à ce qu’il aurait été si la crise sanitaire n’avait pas eu lieu. Soit une perte de trois années de croissance. Aux États-Unis, le niveau de PIB pourrait être de 0,6 % supérieur à ce qu’il aurait été sans cet événement. De fait, les acteurs économiques — entreprises et salariés — se reposant sur le marché intérieur européen se trouvent pénalisés par une politique macroéconomique européenne sous-optimale, (Nicolas Goetzmann, Les Échos, le 3 mai).

– Le nouveau plan de plus de 2000 milliards de l’administration Biden devrait se consacrer au renouvellement et transformation des infrastructures (pour un tiers), alors que le pays est le seul parmi les grandes puissances à avoir vu ses investissements/PIB en ce domaine baisser depuis 25 ans. Un autre tiers serait consacré à la R-D et le dernier à la rénovation de l’habitat et au care parce que comme il l’a aussi déclaré « La théorie du ruissellement n’a jamais fonctionné ».

Le retour du big government ne s’embarrasse pas du débat qui distinguerait la formation du capital humain et l’investissement physique. À travers la notion d’infrastructure humaine, la Maison-Blanche défend un soutien massif aux transformations de la force de travail (48 milliards de dollars), aux écoles (100 milliards) et community colleges (12 milliards), au logement social (200 milliards), aux crèches (25 milliards) et au soin à domicile (200 milliards). Une seule boussole : la création nette de valeur, permise par la capacité de l’État à se projeter à long terme. On est frappé par le contraste avec le programme de stabilité qui vient d’être présenté en France. Ici est la principale leçon du plan Biden : maximiser la capacité du big government à élargir l’horizon de l’économie américaine. Le plan met l’accent sur les « communs », ces éléments du patrimoine national dont les externalités drainent toute l’économie et qui sont incontournables pour aller vers une économie décarbonée : production de batteries à hydrogène, parcs éoliens, rénovations des réseaux électriques et des bâtiments… cinquante milliards sont aussi annoncés pour réinstaller sur le continent américain des fonderies de semi-conducteurs et ainsi retrouver une autonomie stratégique vis-à-vis de la Chine (Les Échos, le 19 avril).

Mais en contrepartie de ses dépenses sont évoquées des recettes avec la remontée (légère) de l’impôt sur les sociétés (de 21 % depuis la loi Trump de 2017 à 28 %, mais avant 1917, le taux était de 351). Par ailleurs les FMN seront assujettis au taux minimum de 21 % alors que la loi de 2017 l’avait fait passer de 16 à 8 % (Les Échos, le 1er avril), une mesure qui se voudrait non seulement américaine mais mondiale, car Biden veut aussi « mettre fin à la course vers le bas sur les taux d’imposition des sociétés qui permet à des pays de gagner en compétitivité en devenant des paradis fiscaux », non seulement exotiques, mais comme l’Irlande à l’intérieur même de l’UE. Des mesures loin d’être révolutionnaires — elles trouvent pour partie leurs sources dans l’explosion de la dépense publique provoquée par la crise liée à la crise sanitaire —, mais qui semblent plus consensuelles que celle de 1933-36 pendant le New-Deal puisque la Cour suprême ne s’y oppose pas pour l’instant. Mais si la proposition américaine ne rencontre pas trop d’opposition au niveau des institutions nationales et internationales, elle risque en revanche d’affronter la pression des multinationales et des cabinets de conseil qui vivent de l’optimisation fiscale.

Les propositions de l’administration américaine tranchent aussi avec celles prises après 2008, mais elles ne seront toutefois pas faciles à mettre en place quand on sait que les entreprises ont de nombreuses niches pour abaisser la facture du fisc. Dans un discours, le président Biden a rappelé que « 91 entreprises de l’indice boursier S&P 500 ne paient pas un cent d’impôt sur les sociétés… Un pompier et un enseignant payent 22 % de leur revenu. Amazon et 90 autres grandes entreprises ne payent aucun impôt fédéral ? Je vais mettre un terme à cela. » a-t-il déclaré (Les Échos, le 6 avril).

– Le New Deal de Roosevelt (1933-1939) est une référence explicite de l’administration Biden et il comprend à la fois son volet économique qui n’est pas axé sur la croissance pour la croissance, parce que les activités soutenues tournent autour de la maintenance, de l’entretien, du care ; et son volet social (notamment le soutien à la syndicalisation, des infrastructures ciblées pour des « populations désavantagées » avec par exemple le revenu garanti pour les parents avec enfants alors que l’on estime que 1 enfant sur 7 vit en dessous du seuil de pauvreté).

Pour Biden, la classe moyenne c’est la working class. Le message que Joe Biden lui envoie est le pendant démocrate de la ligne populiste de l’« America First » de Trump. Joe Biden juge aussi que les syndicats « ont construit la classe moyenne » et qu’il faut donc donner aux salariés « les moyens de se syndiquer et de négocier avec leurs employeurs ». Il soutient en ce sens le projet de loi PRO-A adoptée par la Chambre des représentants, mais honnie par le patronat. La voiture électrique créera de « bons emplois pour la classe moyenne », assure aussi Joe Biden dans son plan de lutte pour le climat.

Cet ensemble d’éléments a permis d’éviter ce que beaucoup craignaient, à savoir une reprise en W, ce que prévoyait en septembre dernier, Stephen Roach (ancien chercheur à la FED et aujourd’hui enseignant à Yale) pour l’économie américaine, insistant sur le fait que la reprise naissante de l’automne 2020 serait probablement marquée par une forte rechute sur le modèle des sept récessions précédentes. Il n’en est rien comme il le reconnaît dans un article Les Échos, le 29 mai, et ce pour 3 raisons : vaccins, nature humaine et Bidenomics.

– Deux causes sont généralement retenues pour imaginer que l’inflation puisse dépasser durablement les 2 %, seuil de tolérance de la Fed et niveau jugé aujourd’hui optimal. Soit le taux de chômage devient inférieur à son niveau optimal et finit par générer des tensions sur les salaires. Ce serait le cas pour une reprise trop rapide qui ferait apparaître un déficit de force de travail dans les secteurs fermés depuis longtemps et où la population active a pu se reconvertir et le cas est courant aux États-Unis ou à Londres pour les travaux saisonniers. Soit les anticipations d’inflation pour les années à venir sont révisées à la hausse par les ménages. Les économistes s’accordent de plus en plus pour constater que le niveau d’emploi n’aurait presque plus d’influence sur l’inflation. En revanche, les anticipations d’inflation sont devenues déterminantes. La baisse de l’inflation, depuis les années 1980, s’expliquerait presque par les seules anticipations. Or, d’après Olivier Blanchard, ces anticipations pourraient s’inverser soudainement en cas de surchauffe durable, comme ce fut le cas dans les années 1960. Sauf que le monde a changé. Le Prix Nobel d’économie 2008, Paul Krugman, fait remarquer que ces anticipations d’inflation sont, par exemple, restées insensibles aux craintes de déflation de la crise de 2008 (Le Monde, le 29 mars).

– La relégitimation des politiques industrielle et budgétaire est loin de signer le retour de l’État keynésien surtout si on prend en compte le contexte dans lequel il est aujourd’hui envisagé en Europe où il n’y a pas eu le traumatisme occasionné par la présidence de Trump. Si on centre le débat, plus précisément sur la France, la référence n’est déjà pas la même : ce n’est pas celle du New Deal, mais les années d’économie planifiée, ou du moins concertée, des « Trente glorieuses ».

Du point de vue de la politique industrielle tout d’abord, les investissements publics y sont conçus selon des objectifs et des modalités diamétralement différentes. Durant les Trente glorieuses, l’objectif des politiques d’investissement pour l’État, était de structurer des secteurs économiques entiers, parfois directement par des nationalisations, parfois indirectement par des subventions qui lui permettaient d’influer sur les choix de développement des entreprises. Il s’agissait ainsi de contrôler le marché, voire, pour certains secteurs stratégiques comme l’énergie, de s’y substituer. Or, les politiques d’investissement actuelles visent au contraire à encourager le développement des acteurs privés et du marché en déterminant des objectifs généraux — comme la transition écologique —, mais sans intervenir dans les stratégies des acteurs économiques. Elles s’appuient, pour ce faire, sur des instruments financiers comme des prêts, des prises de participation sous forme de capital-risque ou des garanties qui sont délivrées en premier lieu par les banques publiques d’investissement — dont l’activité a explosé depuis une décennie. Ces financements sont octroyés sur le critère de la rentabilité financière des projets et de la promesse d’un « retour sur investissement » pour l’État, mais sans exigence de contrepartie en matière de « gouvernance ». De plus, quand l’État investit par le biais des banques publiques d’investissement au capital d’entreprises, l’objectif est de s’en retirer dès que l’activité est rentable, de manière à réinvestir dans d’autres activités émergentes prometteuses, sur le modèle d’un fonds d’investissement. Par ailleurs, la valorisation actuelle du rôle d’« investisseur » de l’État ne s’accompagne pas d’une revalorisation de la dépense publique en général. Ces dépenses d’investissement sont en effet nettement distinguées des autres dépenses publiques, dites de fonctionnement ou de redistribution, qui financent les services publics et les transferts sociaux. Ainsi, si le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, affirmait, le 2 février, devant l’Assemblée nationale, que la dette liée à l’investissement était de « la bonne dette », il ajoutait aussitôt ne pas « être favorable à de l’endettement qui irait à des dépenses de fonctionnement pérennes ». Cette perspective politique et économique explique également le maintien des plans de réduction du nombre de lits dans les hôpitaux publics ou la faiblesse des revalorisations salariales lors du Ségur de la Santé. On comprend ainsi la logique globale des politiques économiques françaises actuelles, partagées entre, d’une part, la mise en avant croissante du rôle de l’État dans l’économie pouvant justifier des dépenses publiques nouvelles et même l’augmentation de l’endettement et, d’autre part, le maintien de l’objectif de diminution de son périmètre au nom de la réduction des déficits et de la dette. (Ulrike Lepont, CNRS, université Versailles-St-Quentin, Le Monde, le 12 avril). Le récent rapport de la Cour des comptes vient d’ailleurs le confirmer en déclarant : « (Le rapport sur) le budget 2020 de l’État montre qu’une partie de la forte hausse des dépenses s’explique par celle des dépenses “ordinaires” non liées à la crise sanitaire » (Les Échos, le 14 avril).

Ensuite, le cadre idéologique et conceptuel reste le même. Les interventions de l’État restent en réalité dans le cadre du libéralisme, puisqu’il s’agit de mettre en place des incitations et des interventions qui corrigent des « externalités négatives » — c’est-à-dire les conséquences défavorables des comportements spontanés des ménages et des entreprises sur le bien-être des autres ménages et entreprises. Il ne s’agit donc pas de sortir du libéralisme, mais « d’internaliser les externalités » dans un cadre de fonctionnement libéral de l’économie, ce que les libéraux ne contestent d’ailleurs pas lorsqu’il s’agit de corriger les externalités pour aboutir à une situation économique optimale (P. Artus, Le Monde, le 26 avril).

Enfin, la politique industrielle qui pourrait se mettre en place est déconnectée d’une perspective de plein emploi qui lui était pourtant rattachée pendant les Trente glorieuses. Aujourd’hui, l’industrie n’est utilisée que comme une métaphore du travail en général. Pierre Mauroy reprochait déjà à Lionel Jospin de n’avoir pas prononcé le mot « ouvrier » pendant sa campagne de 2002. « Ce n’est pas un gros mot », avait-il avancé. Vingt ans plus tard, on parle davantage d’industrie que d’ouvriers. Mais le sujet continue de diviser la gauche. « Pour beaucoup de gens de ma famille politique, l’industrie, ça pollue, c’est anti-écologique, résume la députée PS Valérie Rabault, qui dit militer au contraire « pour qu’on recrée de la croissance, et l’industrie a un rôle majeur à jouer. On peut le faire de façon intelligente » (Le Monde, le 28 avril). Aurélie Filipetti, fille d’ouvrier mineur et cadre du PS avait aussi soulevé cette question il y a déjà une quinzaine d’années.  

Les États-Unis : reprendre l’initiative au niveau I de l’hypercapitalisme

Le projet des États-Unis reviendrait à relever, au niveau national, de 21 à 28 % le taux d’impôt sur les sociétés avec un plancher minimal qui passerait de 10,5 % à 21 %. Grande nouveauté : cet impôt minimum serait calculé pays par pays, une fois déduites les taxes qui ont déjà été prélevées dans chacun d’entre eux, et non plus à partir d’un taux moyen comme c’était le cas de la réforme fiscale mise en place par l’administration précédente avec le dispositif Gilti. Ce qui rendrait beaucoup moins attractifs les pays européens pratiquant une faible fiscalité, commente-t-on à Bercy. Paris et Berlin applaudissent la position américaine qui devrait permettre de faire avancer les travaux de l’OCDE réunissant quelque 140 pays (Les Échos, le 7 avril). À noter que le plan Biden est également soutenu par le patron de la grande banque JPMorgan-Chase, traditionnel soutien des démocrates. Jamie Dimon se félicite, enfin, de la bonne santé du secteur bancaire. Face à la crise du Covid, « le gouvernement a réagi à une vitesse sans précédent. Heureusement, à la différence de la crise de 2008, les banques ont fait partie de la solution », assure-t-il. En effet, une partie de l’aide a transité par les grandes banques. Pour résumer : le « il n’y a pas d’alternative » d’Obama, Clinton et Trump est remplacé par le « la seule chose que nous ayons à craindre est la crainte elle-même » de Roosevelt.

Tout cela est congruent avec le rapport de la branche budget du FMI qui conseille : « Les pays […] peuvent envisager de prélever des contributions temporaires au recouvrement du Covid-19 en complément des taux les plus élevés de l’impôt sur le revenu des particuliers […]. Alternativement, les impôts sur les bénéfices “excédentaires” en plus ou à la place de l’impôt ordinaire sur les sociétés peuvent assurer une contribution des entreprises qui prospèrent pendant la crise (comme certaines entreprises pharmaceutiques et hautement numérisées) » (Les Échos, le 8 avril). Les mois à venir seront déterminants pour l’avenir de cette réforme fiscale sans équivalent et la mise hors circuit des paradis fiscaux. Il ne fait aucun doute qu’en cas d’accord à l’OCDE les États-Unis abandonneraient les mesures de rétorsion contre des pays qui, comme la France, ont d’ores et déjà adopté des taxes nationales unilatérales sur les mastodontes du numérique. Toutefois, le mondial envisagé ici est le mondial des grandes puissances et comme le fait remarquer Piketty (Le Monde, le 12 avril) aussi bien sur la question de la production des vaccins, avec l’obstacle du droit de propriété sur les brevets, la taxation des Gafam que de la fiscalité, les « réformes » se réduisent à une discussion entre pays riches visant à une nouvelle réallocation des profits entre pays riches2. Toutefois, le G20 a soutenu l’initiative du Fonds monétaire international d’émettre des droits de tirage spéciaux d’un montant de 650 milliards de dollars. Cette émission se traduirait, pour l’Afrique, par 34 milliards de dollars de ressources supplémentaires et permettrait d’augmenter les prêts de l’institution sise à Washington (le Monde, le 9 avril). Comme en 1981, mais en sens inverse, la France est à contre tendance de la position internationale dominante : l’impôt élevé sur les entreprises y est encore vu comme une explication de la désindustrialisation, alors que sa baisse va encore infléchir un investissement insuffisant en R-D fondamentale et infrastructures. Résultat, des appels velléitaires à « la croissance » de la part de Bruno le Maire, une croissance dont on ne connaît pas le ressort.

– Le nouveau visage du protectionnisme : Avec la crise du Covid a émergé un nouveau protectionnisme, fondé sur les exportations et plus sur les importations. Selon l’OMC, 80 pays et territoires douaniers ont mis en place des restrictions à l’exportation. Du jamais-vu depuis la Seconde Guerre mondiale. L’idée d’une politique d’exportation n’est cependant pas neuve. Pendant des décennies, de nombreux États ont piloté leurs ventes à l’étranger en visant trois principaux objectifs. Le premier est l’encouragement à exporter, comme celui qui a causé maintes bisbilles entre l’Europe et les États-Unis à propos des avions. Le deuxième est le remplissage des caisses publiques via des taxes à l’exportation, perçues notamment sur des matières premières. Le troisième objectif est la préservation de produits le plus souvent alimentaires, en temps de pénurie, pour éviter une envolée des prix. L’exemple le plus fameux est celui de la Thaïlande avec le riz en 1973. Il y en eut d’autres, plus récents, comme la Russie et l’Ukraine avec le blé en 2007 et 2010, ou l’Ukraine, le Kirghizistan et la Thaïlande en 2020. Il s’agit de priver d’autres pays de produits nécessaires à leur production. La Chine a commencé à expérimenter cette technique en 2009 en imposant des quotas aux exportations de terres rares, ces produits indispensables à l’électronique dont elle était devenue le fournisseur quasi exclusif. Elle les a supprimés en 2014 après une condamnation par l’OMC (Les Échos le 2 avril). Les États-Unis de Donald Trump ont suivi, non avec des matières premières, mais des composants électroniques (cf. aussi plus récemment les américains avec Huawei et une nouvelle riposte chinoise sur les terres rares). Ce néoprotectionnisme est redoutable pour les entreprises, car il touche non pas un marché comme les bons vieux droits de douane, mais toute leur chaîne d’approvisionnement et donc l’ensemble de leur production. L’économiste Christian Bluth, de la fondation Bertelsmann, parle d’une « mondialisation géo-économique », où les pays « cherchent à créer des interdépendances asymétriques qui leur donnent un levier politique sur un partenaire commercial » (ibid). Reste à savoir si celle-ci est compatible avec la division internationale du travail qui est déjà en place. La question des semi-conducteurs l’illustre, les États-Unis et l’Europe ayant pris conscience de leur dépendance à l’Asie par rapport à la production de puces. Mais la distribution de la valeur est très éclatée. Les États-Unis règnent en maître sur les activités les plus gourmandes en R-D. Par exemple, le design des puces ou la fabrication des machines. À l’inverse, la Chine s’est spécialisée pour le moment dans l’assemblage, l’emballage et le test des puces, trois activités à moindre valeur ajoutée. C’est cette hyperspécialisation — un exemple concret de la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo — que le BCG préconise d’exploiter. L’idée : investir dans la production des puces les plus stratégiques, mais aussi les plus consommées localement — comme les puces pour les réseaux télécoms, les super-ordinateurs, les centres de données, la défense et le spatial. « Seuls les États-Unis, avec Intel, pourraient à la limite se permettre de devenir autosuffisants, à condition toutefois de sécuriser Taïwan », estime François Candelon le coordinateur du Boston consulting group qui a produit un rapport récent sur le sujet (Les Échos, le 28 avril).

Par ailleurs, la dernière étude de l’OCDE publiée ce mardi révèle que près de 60 % des acquisitions étrangères dans le monde sont désormais soumises au contrôle des États, un record depuis les années 1990. Ce sont les technologies de pointe, et moins les infrastructures de santé, qui mobilisent les velléités de contrôle des États. Désormais aussi, « les États n’entendent plus s’appuyer sur de simples critères formels de seuil de détention ou de droit de vote, explique Joachim Pohl, expert à l’OCDE. Certains pays ont observé des pratiques de contournement, comme l’octroi de droits de gouvernance ou d’accès à des informations sensibles disproportionnés par rapport au seuil formel de détention des acquéreurs ». L’Italie en fournit un bon exemple : « L’Italie ne deviendra pas le supermarché des autres pays comme en 2008, affirmait alors Luigi Di Maio, le ministre des Affaires étrangères. Les actifs stratégiques nationaux seront protégés. » C’est ce qu’a prouvé le gouvernement de Mario Draghi en bloquant le mois dernier le chinois Shenzhen Investment Holdings. « La pénurie de semi-conducteurs a contraint de nombreux constructeurs automobiles à ralentir leur production l’année dernière. C’est un secteur jugé d’importance stratégique », a-t-il déclaré pour justifier le recours à la norme « Golden Power ». Celle-ci avait été introduite par Mario Monti, en 2012, pour protéger les entreprises opérant dans des secteurs stratégiques de la défense, de l’énergie, des transports et des télécommunications. En avril 2020, elle avait été renforcée et étendue à la finance et aux assurances « Golden Power ». Tout investisseur étranger est dorénavant soumis à une autorisation préalable pour toute acquisition de plus de 5 % du capital d’une société italienne avec un droit de veto du gouvernement. Le gouvernement de Mario Draghi s’est également félicité fin avril de l’échec des négociations pour le rachat d’Iveco, le constructeur italien de camions et autobus membre de l’ex-galaxie Fiat de la famille Agnelli (Les Échos, le 4 mai).

Mais par ailleurs, « Nous sommes dans le septième mois d’une vague d’importations historique, motivée par une demande inégalée des consommateurs américains », observe Gene Seroka, le directeur du port de Los Angeles. Les importations américaines de biens ont atteint en janvier un plus haut historique, à 221 milliards de dollars (+8,5 % sur un an), selon le Census Bureau (ibidem). Une situation qui s’explique en partie par le décalage dans la reprise de la consommation entre biens et services au profit des premiers qui sont plus importés que les seconds.

– Par delà le protectionniste, la bataille continue : d’un côté, deux groupes en pointe, Apple et Samsung, les seuls à pouvoir vendre des appareils à plus de 1000 euros. Ils font près de 40 % des ventes mondiales et bien plus des bénéfices. De l’autre, une multitude de constructeurs chinois, qui se partagent la quasi-totalité du reste. Huawei, Xiaomi, Oppo, Vivo sont déjà tous entrés dans le top 10 mondial. Et leur conquête n’est pas finie : en Europe, Oppo, Vivo, Realme et One Plus grignotent chaque année des parts de marché. Ces quatre-là appartiennent tous au groupe BBK Electronics, parfait inconnu il y a cinq ans. Il a tout pour devenir le futur Samsung, à moins que ce ne soit Xiaomi, qui rêve désormais de fabriquer aussi des voitures. Le bannissement de Huawei par les Américains n’a pas entravé très longtemps cette longue marche. La Chine est en train de faire subir aux Sud-Coréens le même sort que ces derniers ont infligé aux Japonais à partir des années 2000, en les éjectant progressivement du principal marché grand public de l’époque, les téléviseurs. Rien n’est jamais longtemps acquis dans le monde des technologies (Le Monde, le 7 avril). 

– Crise sanitaire et crise classique. La première est atypique dans la mesure où ne permet pas une analyse en termes de dévalorisation comme c’est le cas pour les crises classiques et les guerres.

 En France et contrairement aux prévisions de certains fonds vautours, les prix de l’immobilier touristique, et particulièrement des hôtels, ne se sont pas effondrés, contrairement à certains secteurs en 2008 où il y avait eu des affaires à faire. Là il peut y avoir une certaine décote due à la baisse de l’activité, mais le prix de l’immobilier tient le choc. Comment expliquer cet enthousiasme des investisseurs pour un secteur aujourd’hui sinistré ? « Ils pensent au-delà de la conjoncture, explique Philippe Doizelet, du cabinet Voltere by Egis. Quand bien même le modèle touristique dominant est mis en difficulté, l’idée demeure que les gens aiment voyager et que le secteur ne va pas s’effondrer, notamment sur le trafic domestique. » L’incitation fiscale à l’investissement hôtelier est également un atout pour les family offices, et les liquidités abondantes soutiennent le marché. Il suffit également qu’un grand fonds de retraite décide de rediriger 5 % de ses investissements vers les hôtels pour que le petit marché de l’hospitalité en soit bouleversé. « À moyen terme, il y a moins d’inquiétude sur les hôtels que pour les tours et l’immobilier de bureau, soutient Vanguelis Panayotis, de MKG (Le Monde, le 29 avril).

Interlude

  • Dimanche 28 mars dans le Le Figaro  et le Journal du dimanche, 41 médecins de l’AP-HP publient un texte coup de poing, annonçant : « Nous n’avons jamais connu une telle situation, même pendant les pires attentats de ces dernières années ». « Coup de com’ », rétorque l’urgentiste Patrick Pelloux, tandis que la Fédération hospitalière d’île de France se désolidarise d’un texte « dont la véhémence est de nature à inquiéter les malades et leurs familles ». « Nous allons faire en sorte de prendre en charge au mieux les patients », corrige-t-elle. S’ensuit une journée BFM et Twitter, où défilent les médecins. Petit aperçu non exhaustif : « Il faut un freinage brutal » (médecins de l’APHP), « Fermer les écoles » (Eric Caumes), « Nous sommes au-delà de la ligne rouge du tri » (Gilbert Deray), ou le contraire : « On ne fait pas face à un tsunami » (Olfa Hamzaoui), « Il faut tout faire pour éviter de fermer les écoles » (société française de pédiatrie). Ce serait sans commentaire, sauf qu’on apprend dans tous les journaux que, par ces lectures spécialisées, Macron maîtrise maintenant le sujet et peut agir en conséquence. Face aux scientifiques et experts transformés en groupes de pression, la voix de son maître chargé de faire la synthèse.
  • L’allocution, spécificité française. Quelques heures avant l’intervention de M. Macron, un conseiller de l’exécutif voyait dans celle-ci « la traduction de la servitude volontaire dans laquelle nous nous sommes installés » depuis un an. « Soixante-six millions de gens attendent la pythie du palais qui va départager les alarmistes des “rassurantistes” et indiquer la voie au peuple », soupirait ce conseiller, tandis qu’un autre ironisait sur « l’apparition attendue de l’oracle de la rue du Faubourg Saint-Honoré » (Le Monde, le 2 avril).
  • Dans la société capitalisée règne l’équivalence : la course Paris-Roubaix, la « reine des classiques », a été reportée du 11 avril au 3 octobre en raison de la situation sanitaire. L’an dernier, l’épreuve avait déjà été décalée à l’automne et finalement annulée, pour le même motif. Depuis la première édition à la fin du XIXe siècle, seules les deux guerres mondiales ont eu raison de la course Paris-Roubaix, entre 1915 et 1918 puis entre 1940 et 1942. (Les Échos, le 2 avril). C’est dire si nous sommes en guerre !
  • Le Conseil économique, social et environnemental vient de rabaisser le nombre de représentants d’ATD-Quart monde de 3 à 2, c’est à dire au même niveau que celui des représentants de chasseurs (Libération, le 23 avril) et cf. infra.

Luttes et résistance sur les plateformes

– Amazon s’est excusé ce week-end pour un tweet envoyé quelques jours plus tôt, en réponse à un élu démocrate du Wisconsin. Ce dernier avait écrit le 24 mars : « Payer les employés 15 dollars de l’heure ne fait pas de vous un “lieu de travail progressiste” lorsqu’ils sont obligés d’uriner dans des bouteilles d’eau ». Mark Pocan dénonçait, sur la base de témoignages, les cadences infernales imposées aux chauffeurs-livreurs d’Amazon. « Vous ne croyez pas sérieusement à cette histoire de devoir uriner dans des bouteilles, si ? Si c’était vrai, personne ne travaillerait pour nous », avait tweeté en retour la société sur un compte officiel ; le géant américain s’est excusé ce week-end pour un tweet envoyé quelques jours plus tôt, en réponse à l’élu. Amazon a reconnu sa maladresse : « C’était un but contre notre camp, nous n’en sommes pas fiers et nous devons des excuses au député Pocan ». « Un problème de longue date qui n’est pas spécifique à Amazon », cherche à relativiser le géant qui attend maintenant le résultat d’un vote historique sur la création d’une section syndicale en Alabama à l’appel du puissant syndicat Retail-Whole-sale and Department Store Union. En effet, les 5800 salariés de l’entrepôt géant d’Amazon à Bessemer, dans l’Alabama, étaient appelés à se prononcer pour ou contre la création d’un premier syndicat au sein du géant de l’e-commerce américain.. Pendant cette campagne très tendue, Jeff Bezos aurait demandé à ses équipes de défendre plus activement l’image du groupe sur Twitter… Une consigne visiblement mal comprise, qui s’est retournée contre lui. L’arroseur arrosé ? (Le JDD, le 5 avril). Pourtant, aux dernières nouvelles (le 9 avril), au vu des premiers résultats du dépouillement des 3 200 votes (soit un taux de participation de 55 %), une majorité de « non » l’a emporté. Près de 1798 employés se sont exprimés contre la création d’un syndicat dans l’entrepôt. Et seulement 738 en sa faveur. C’est une victoire pour Amazon et son patron Jeff Bezos qui s’étaient impliqués dans la campagne. Amazon, craignant que la création d’un syndicat ne fasse tache d’huile parmi les autres sites du groupe qui emploie 1,2 million de personnes dans le monde (dont 800 000 aux États-Unis), avait fait une intense campagne contre cette idée. Amazon estimait que les salariés de l’entrepôt d’Alabama étaient bien payés et leurs conditions de travail satisfaisantes. La gêne était également manifeste chez les autres Gafam, qui se présentent comme étant les champions de l’atmosphère cool, mais ne veulent pas voir émerger de syndicats. Chez Google, le sujet est délicat depuis qu’en janvier un embryon de syndicat a vu le jour. De son côté, le camp démocrate s’était mobilisé en faveur du « oui » ; la campagne était menée par le sénateur Bernie Sanders et le nouveau président avait apporté son soutien (Le Figaro, le 10 mai).

Plusieurs explications possibles à ce résultat a priori étonnant : d’abord, les salariés votent pour leurs intérêts directs et il n’y a pas eu de « convergence des luttes » entre les revendications salariales d’un côté et le mouvement Black Lives Matter de l’autre — qui avait apporté en mars son soutien à la syndicalisation dans l’entrepôt —, dans une usine où près de 80 % des salariés sont Africains-Américains ; ensuite, Amazon paye un salaire horaire supérieur à 15 dollars (12,60 euros) de l’heure, soit plus de deux fois le salaire minimum3 (7,25 dollars) en Alabama. Enfin, l’entreprise offre de nombreux plans d’assurance-santé, qui permettent de couvrir les salariés dès le premier jour, ce qui est décisif dans ce Sud pauvre en période de Covid-19, d’autant que nul n’osait exclure qu’Amazon n’en profite pour fermer l’entrepôt géant qui emploie environ 5600 personnes. En effet, début 2019, la firme de Jeff Bezos a renoncé à installer son second siège dans le quartier populaire de Queens, à New York, lorsque les élus locaux, dont le maire démocrate de New York, Bill de Blasio, et la personnalité de la gauche américaine Alexandria Ocasio-Cortez, ont commencé à demander que le site puisse être syndiqué (Le Monde, le 11-12 avril). L’affaire est une victoire pour Amazon, deuxième employeur du pays, après Walmart, avec 950 000 salariés, qui reste une entreprise sans syndicat. Il s’agit d’une nouvelle défaite au sein des entreprises du numérique, où les organisations syndicales ont grand mal à s’implanter. Nouvelle défaite aussi pour les syndicats dans le Sud profond américain, où les consultations donnent inexorablement le même résultat, au vu des échecs de ces organisations à entrer chez Boeing, Mercedes, Volkswagen ou Nissan. Enfin, ce scrutin est un revers pour Joe Biden, qui proclame à juste titre, pour le moment du moins, être le président le plus « pro-syndicats » que les États-Unis aient jamais eus (ibid.).

Mais ce ne sont pas que les petites mains dans les entrepôts qui envisagent de se syndiquer. En début d’année, plusieurs centaines de cols blancs de chez Google ont ainsi lancé l’Alphabet Workers Union, une structure ayant pour champ d’action les États-Unis et le Canada. Fin janvier, Alpha Global, une structure syndicale au niveau mondial, a ensuite vu le jour, en coordination avec la fédération syndicale internationale Uni Global Union. L’Alphabet Workers Union n’a pas tardé à se montrer actif. Dans un data center de Google situé en Caroline du Sud, la section syndicale a récemment volé au secours d’un salarié suspendu pour avoir publié, via Facebook, un texte pro-syndicat, et a aussi contraint Google à faire savoir aux employés de ce centre de données qu’ils avaient le droit de parler de leurs salaires entre eux — ce que le management tentait jusqu’alors de proscrire (Les Échos, le 14 avril).

Les luttes de livreurs ont tendance à se multiplier et démontrent qu’il est malgré tout possible de s’organiser au sein des secteurs qui en apparence s’y prêtent le moins. Autre paradoxe et non des moindres, la revendication qui porte sur le statut juridique du travailleur. Louée au départ comme une alternative décontractée au rapport salarial, voilà que des « auto-entrepreneurs » réclament dorénavant la requalification de leur activité sous le régime du salariat ; certains d’entre eux ont d’ailleurs obtenu gain de cause aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne. Cette conversion n’est pas le fruit d’un travail militant et idéologique auprès d’eux, mais du changement de leurs conditions de travail. Depuis quelque temps, la rémunération, formulée en termes de « chiffre d’affaires » de ces « auto-entrepreneurs », ne cesse d’être revue à la baisse par les patrons du secteur. Demeurant encore, pour un temps au moins, un espace à défricher, l’exploitation de la main d’œuvre s’y réalise autant sur le mode absolu que relatif. La division qui était faite par Marx entre extraction de plus-value absolue (dans la « domination formelle du Capital) et extraction de plus-value relative (dans la « domination réelle du capital, cf. le 6éme chapitre inédit du Capital) est remise en question, d’autant que le phénomène se produit au cœur même des grandes puissances capitalistes et non pas seulement dans le cas de la division internationale du travail. Soumis au contrôle direct de l’algorithme le coursier se devra de travailler à la fois plus vite et plus longtemps pour obtenir en contrepartie une rémunération qui ne cesse de diminuer. À la fin du mois, la plupart d’entre eux sont loin d’approcher le SMIC et pour rester dans la course certains mécanisent leur pratique et délaissent le vélo au profit du booster. Le temps mesuré du capital menace l’intégrité physique du livreur, le nombre de blessés ne cesse d’augmenter et six coursiers ont trouvé la mort sur le bitume ces deux dernières années.

– C’est une nouvelle fracture qui est en train de se dessiner entre les entreprises. L’appétence des dirigeants pour le télétravail est nettement corrélée à la taille de l’entreprise, montre une enquête réalisée par l’institut Viavoice pour Sopra Steria Next et Les Échos. Ainsi, 80 % des dirigeants des grandes entreprises interrogés se disent prêts à pérenniser le télétravail, contre seulement 23 % des patrons de PME. Les postes de travail semblent moins se prêter au télétravail dans les petites structures. Les outils numériques exigent aussi des investissements importants que les PME n’ont pas toujours les moyens d’effectuer. Comme aujourd’hui dans la presse toute différence de situation a tendance à être analysée comme discrimination, on n’a droit à aucune analyse sérieuse des avantages et inconvénients du télétravail pour les salariés.Le risque d’un accroissement des inégalités entre salariés est réel, avec un tissu productif à deux vitesses trouve-t-on dans Les Échos, le 8 avril. Toutefois, le télétravail resterait partiel puisqu’en moyenne, les dirigeants qui veulent développer le travail à domicile de leurs salariés accepteraient que ces derniers télétravaillent 2,5 jours par semaine (ibid.). À ce sujet, le sénateur Julien Bargeton a déposé, le 5 février, une proposition de loi pour faciliter l’accès à des bureaux de proximité. « Des tiers-lieux peuvent permettre des avantages du télétravail en supprimant une partie de ses inconvénients : on y retrouve le principe de la machine à café où on fait des rencontres professionnelles, la connexion y est meilleure parce qu’assurée par de grandes entreprises, on peut avoir des postes de travail bien équipés avec trois écrans, et ça soutient aussi le développement des villes moyennes et des centres-bourgs », a-t-il expliqué au Sénat, le 1er avril, lors d’une table ronde sur « Les perspectives pour le télétravail ». Sur la même ligne, dans un rapport publié en février, le Conseil économique et social d’Auvergne recommande de repenser le maillage territorial en créant des tiers-lieux « pour réduire la fracture numérique et rompre l’isolement » des salariés. Certaines PME ont déjà inclus l’alternative coworking dans leur organisation, en louant des espaces pour leurs salariés. Mais dans les grands groupes, comme Accenture ou Orange, le nomadisme s’organise d’abord au sein du siège. Pour l’opérateur téléphonique, il s’agit de permettre à tout salarié du groupe, quel que soit son lieu de travail en France, de pouvoir travailler au siège. « Orange avait déjà la pratique du télétravail. On est passés à une autre échelle en intégrant le nomadisme : il y aura davantage de personnes qui viendront que de postes affectés, avec de grands espaces de coworking ouverts à ceux qui passeront », a déclaré le PDG, Stéphane Richard, le 18 mars (source INSEE, in Le Monde, le 9 avril). En tout cas la pratique du télétravail est fortement corrélée aux revenus et statuts. Par quintile elle se détermine ainsi : 53 % pour le quintile supérieur des 20 % les plus riches, puis 40 % ; 33 ; 18 et 21 % Libération, le 30 avril).

– Pendant ce temps, dans la vieille industrie, la métallurgie allemande montre une tendance inverse vers la baisse du temps de travail. L’accord patronat-syndicat vient de poser les bases pour sécuriser l’emploi dans des secteurs en pleine reconversion, entre le repli de la sidérurgie et la transition au tout-électrique du secteur automobile. Le passage éventuel à une semaine de quatre jours est un reflet d’une « tendance » a souligné Knut Giesler, le président local (de la région de la Ruhr) du syndicat. Selon un sondage de l’institut économique de Munich, l’Ifo, publié mercredi, 50 % des Allemands et 41 % des Allemandes travaillent plus qu’ils ne le souhaiteraient, soit 41 heures pour les uns et 32 heures pour les autres en moyenne (les Échos, le 31 mars. Toutefois, « Il ne s’agit pas d’une entrée dans une réduction générale du temps de travail », a insisté Stefan Wolf, président de la fédération patronale Gesamt metall. Le puissant syndicat, dont les avancées sociales sont considérées comme pionnières pour le reste de l’économie, y voit un pas décisif vers l’individualisation généralisée du temps de travail (Le Monde, le 2 avril).

En vrac…

– Alors qu’un rapport de la Commission sur l’avenir des finances publiques nous annonce qu’il n’y a pas d’alternative à la compression des dépenses publiques pour rembourser la dette, un article de M. Lavaine, enseignant de droit public à Brest, dans Libération, le 6 avril nous rappelle quelques exemples historiques contraires comme celui qui a vu le gouvernement Poincaré de 1928 annuler législativement 80 % de la dette publique en divisant la valeur du franc par cinq puisque cette dette était exprimée en France. Or, de 1918 à 1926 tous les discours politiques exprimaient la même formule du « il n’y a pas d’alternative possible » et c’est surtout la fonction publique et son trop grand nombre d’agents supposé qui est l’objet de toutes les attaques, aussi bien de celles du ministre des Finances, un ancien de la banque, que du personnel politique (G. Mandel à la Chambre, le 28/02/1924). 110 000 postes de fonctionnaires sont ainsi supprimés entre 1921 et 1923, mais cela ne résout rien, car c’est la dette et son service qui produit la dépense. Comme toujours c’est l’argument de la restauration de la confiance qui est avancé et E. Herriot en 1924 fait une déclaration à la Chambre où on a l’impression qu’il confond le budget de l’État et celui des ménages. Faute d’éteindre une dette trop importante, les politiques vont admettre qu’une solution réside dans le fait de réduire non sa quantité, mais sa qualité, à savoir sa valeur.

– Fonction publique : depuis quinze ans, le nombre d’agents recrutés sur contrat s’est accru dans la fonction publique en France : de 755 307 en 2005, ils sont passés à 1 125 900 en 2019, soit une augmentation de 49 %. Ce qui a porté leur part dans l’emploi public à 19,9 % en 2019, contre 14,3 % à l’époque (Le Monde, le 13 avril). Il n’empêche que le nombre de fonctionnaires continue d’augmenter dans les secteurs de la justice, de la police et de l’enseignement (+2800 en 2020 alors qu’il était prévu de réduire de 200 ; et + 5000 de prévus pour 2021 alors que Macron avait « promis » –  55 000 pendant son mandat de cinq ans). Nous sommes dans une situation où cohabitent la logique du statut, qui demeure majoritaire, et une vision managériale de la fonction publique, qui favorise le contrat. On reste donc dans un modèle confus et antinomique, qui est en tension. Le cadre uniforme du statut demeure influent. Cela se traduit par une rigidification du recrutement des contractuels, soumis à toujours plus de contrôles. Par ailleurs, les agents sous contrat peuvent être en CDI, dérouler une carrière de plus en plus organisée et conserver leur ancienneté. Dans le même temps, le fait de recruter des contractuels permet de contourner les rigidités ou les inadaptations du système statutaire. Il peut s’agir d’assurer des remplacements dans l’Éducation nationale ou d’attirer ponctuellement des spécialistes dont le recrutement est rendu difficile par l’organisation de l’administration en corps. Dans les règles de droit public que l’on applique aux contractuels, on intègre de plus en plus d’éléments qui relèvent du Code du travail, mais sans passer tout à fait dans le droit privé. Bref, le contrat est de moins en moins dérogatoire et les syndicats se plaignent de voir la logique statutaire de 1946 [qui prévoit que les agents publics de l’État soient fonctionnaires] disparaître. C’est un alignement européen qui entérine le modèle allemand : le statut est réservé aux fonctions régaliennes de l’État, mais dans un cadre global très différent (rigidité de l’État jacobin en France alors que le fédéralisme règne en Allemagne). Mais, comme on ne peut pas supprimer les grands corps, dont deux ont un statut constitutionnel, la logique managériale dévie. Elle joue à la périphérie de l’État, pas au cœur. Surtout qu’une autre tension anime la question statut/contrat : derrière la logique statutaire, il y a une logique sociale. En effet le contrat est plutôt réservé aux emplois d’appoint, les moins qualifiés. Plus on monte dans la hiérarchie, plus c’est statutaire, plus c’est fermé, plus on descend, plus cela s’ouvre vers l’extérieur mais avec comme résultat une précarisation à la périphérie. Un dispositif qui place les corps situés au cœur de l’État, ce qui dès lors les fait apparaître indispensables et en position de force. Pour le directeur de recherche au CNRS Luc Rouban, par certains côtés, cela fait penser à la féodalité d’Ancien Régime (Le Monde, le 13 avril).C’est peu dire que la forme réseau a du mal à supplanter la forme nation dans la restructuration de l’État. D’ailleurs les dissensions sont fortes entre les propositions du commissaire des finances de l’Assemblée nationale, le LR Eric Woerth et la ministre de Montchalin ; pas tant sur le maintien du caractère public que doit garder la fonction publique, mais plutôt sur son champ qui doit être restreint au régalien pour le premier, un cadre assoupli pour la seconde pour qui le statut ne doit pas empêcher l’embauche. Par ailleurs la refonte actuelle de l’ENA et les attaques contre le Conseil d’État montrent où se situe la tendance générale qui est de briser les corps et leur bureaucorporatisme.

– la crise sanitaire a de toute façon montré la dépendance public/privé. Quand la pandémie intervient et que le premier confinement est mis en place, l’État s’aperçoit que les seuls chiffres dont il dispose sont ceux de l’INSEE qui concernent l’année précédente. Or, il s’agit de connaître « en temps réel » le niveau d’emploi maintenu, région par région alors que les enquêteurs habituels ne peuvent plus se déplacer et visiter les personnes. Le directeur de l’INSEE doit se retourner vers les données à haute fréquence qui relèvent toutes de l’activité privée (cartes bancaires, relevés de caisse des supermarchés, niveau de fret ferroviaire, consommations énergétiques des entreprises, etc., toutes données qui ont fait l’objet de négociations avec les propriétaires privés de ces données. Il semblerait qu’elles se soient faites sans que la question des coûts de livraison ait posé un problème (Anne-Laure Delatte, CNRS, Université Paris-Dauphine, Libération, le 13 avril).

– À propos des débats autour de l’assurance-chômage, il est à noter que la France est le dernier pays à le faire gérer par les partenaires sociaux, fruit de l’ancien compromis entre classes sociales dans le mode de régulation fordiste. Dans tous les autres pays, elle est intégrée à la loi de finances, en l’occurrence ici, dans le cas de la France ce serait dans la loi de financement de la sécurité sociale. Dans les autres pays, il revient donc au pouvoir législatif de fixer les objectifs et la cohérence de la redistribution sociale en tenant compte donc d’un ensemble de critères et non pas uniquement de ceux qui relèvent du rapport salarial (situation familiale, accès au logement et patrimoine) qui conduisent à une redistribution à l’aveugle. Par exemple, l’assurance-chômage attribue des compléments de revenu substantiels à un jeune vivant chez ses parents et travaillant en CDD la moitié du temps, mais ne donne rien à une mère célibataire à temps partiel gagnant le même salaire mensuel. Elle donne aussi des compléments de revenu pérennes à des salariés en CDD ou intérimaires, sans toutefois en accorder aux salariés à temps partiel (Les Échos le 23 avril).

Le paradoxe est que le grand pays européen le plus en voie de désindustrialisation est celui qui conserve le système social le plus centré sur l’ancienne conception du travail qui a dominé de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1970 à travers ce que certains auteurs (Aglietta et Brender) ont appelé « la société salariale ».

– Un des signes de la caducité de la notion de « société civile » que nous avons développée dans un article du no 20 de la revue Temps critiques apparaît clairement dans la dernière réforme concernant le CECE. Déjà le passage antérieur du Conseil économique et social ancien au nouveau Conseil économique, social et environnemental avait indiqué une évolution postmoderne où aligner les mots, les champs et les supposées intersections relève de l’illusionnisme. Il était évident que Macron le pourfendeur des corps intermédiaires ne pourrait supporter cette institution de « l’Ancien Monde » censée représenter la « société civile ». Néanmoins, le mouvement des Gilets jaunes, en négatif, a amené le Président avait envisagé un recyclage du Conseil dans la perspective de la participation citoyenne. Finalement le Conseil n’a pas véritablement été transformé en Conseil citoyen sur le modèle de la Convention climat et si son maintien est maintenant confirmé ses moyens et le nombre de ses membres vont être quasiment diminués d’un tiers.

Temps critiques (24 mars-5 mai 2021)

  1.  – L’impôt sur les sociétés a en effet commencé à baisser en 1964. Créé en 1909, il avait auparavant gonflé au fil de la Première Guerre mondiale, puis de nouveau pendant la Seconde Guerre en passant de 19 à 40 % sous la houlette du démocrate Franklin Roosevelt, avant d’être porté à 52 % pendant la guerre de Corée. La guerre du Vietnam provoque certes une poussée à 52,8 %, mais la baisse amorcée par John Kennedy reprend vite et s’accélère pendant les années Reagan (34 %). Ce dernier entraîne tout le monde dans son sillage. Élue à la même époque que Reagan, Margaret Thatcher ramène le corporation tax rate de 52 % à 35 %. Le taux britannique diminue ensuite sans cesse jusqu’à 19 % en 2017. La France suit un peu plus tard et moins fort, ramenant son taux de 50 % au milieu des années 1980 à 33 % au milieu de la décennie suivante. Il faut attendre l’élection d’Emmanuel Macron pour que ce taux soit abaissé à 27,5 % en 2021. Le taux moyen des pays de l’OCDE est passé de 28 % à 21 % (Les Échos, le 6 avril). []
  2.  – Un impôt mondial de 2 % sur les fortunes supérieures à 10 millions d’euros rapporterait dix fois plus : 1000 milliards d’euros par an, soit 1 % du PIB mondial, qui pourrait être attribué à chaque pays en proportion de sa population. En plaçant le seuil à 2 millions d’euros, on lèverait 2 % du PIB mondial, voire 5 % avec un barème fortement progressif sur les milliardaires. En s’en tenant à l’option la moins ambitieuse, cela suffirait amplement pour remplacer toute l’aide publique internationale actuelle, qui représente moins de 0,2 % du PIB mondial (et à peine 0,03 % pour l’aide humanitaire d’urgence (ibid.). []
  3.  – D’une manière générale, l’idée du salaire minimum fait son chemin dans les pays de l’OCDE et même dans l’UE ou pourtant la détermination du coût du travail et donc des salaires relève de chaque pays. Il ne s’agira pas dans un premier temps d’un salaire minimum européen unique, mais d’une tendance à l’harmonisation sociale par le haut (clause de non-régression) comme le réclament conjointement Macron et le président du MEDEF (Les Échos, le 30 avril). []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVIII)

Une évolution différenciée de l’ancienne composition de classes

Paupérisation et nouvelles formes de contractualisation du travail

– La menace d’être rattrapé par le salariat pèse désormais sur le modèle Uber des deux côtés de la Manche. Quasiment un an après la décision inédite de la chambre sociale de la Cour de cassation, qui avait décidé de requalifier un chauffeur en salarié, la Cour suprême britannique a, à son tour, tranché en faveur des travailleurs de la gig economy. Mais Uber ne veut pas lâcher et son directeur général a dévoilé une liste de propositions destinées à améliorer les conditions de travail de ses chauffeurs en Europe (accès à des aides, à des indemnisations pendant les congés, à la protection sociale et à une rémunération transparente). Avec une condition : que ceux-ci restent indépendants (Les Échos, le 22 février). La situation est mouvante car la Cour suprême de Londres a requalifié, le 19 février 2021, un chauffeur Uber inscrit comme travailleur indépendant en worker, un statut à mi-chemin entre « salarié » et « indépendant », pour les travailleurs dits « parasubordonnés » car n’ayant aucune marge de négociation et dont le co-contractant n’est pas le client. Avec une protection spécifique : salaire minimal, durée du travail, congés payés, mais ni congés maladie ou maternité, ni indemnités de licenciement ou de chômage, ni retraite financée ce qui aboutit à créer un troisième statut, certes plus proche de la situation concrète, mais plus flou juridiquement et par exemple plus défavorable aux workers en regard du droit du travail français si ce régime venait à s’étendre (Le Monde, le 4 mars). La CGT a d’ailleurs pointé les limites de ce statut qui certes améliorerait la situation d’origine, mais risquerait d’entériner la nouvelle. Pourtant, la démonstration est faite qu’un statut de salarié est viable, à l’instar du modèle choisi par Just Eat Takeaway (livraison de repas), qui a décidé, fin 2020, de recruter 4 500 livreurs salariés en France d’ici à la fin 2021 (Le Monde, le 4 mars).

En Californie, où une loi devait forcer Uber à salarier ses chauffeurs, l’entreprise est sortie gagnante d’un référendum qu’elle a organisé le 3 novembre 2020, aux termes duquel ses conducteurs sont des indépendants, mais reçoivent des compensations (Le Monde, les 22-23 février). De son côté, Just Eat a annoncé, fin janvier, le recrutement en contrat de travail à durée indéterminée (CDI) de 4500 livreurs d’ici à fin 2021. Quand la quasi-totalité des autres plateformes ne fait appel qu’à des auto-entrepreneurs aux conditions très précaires, la société britannique, rachetée en 2019 par le néerlandais Takeaway.com, entend proposer « une solution autre de livraison, plus responsable […] Tous les livreurs sont payés à l’heure et non à la course, qu’ils soient sur le terrain ou non, ce qui leur assure une garantie de revenus, quelle que soit leur activité journalière », souligne l’entreprise. « Just Eat se positionne en chevalier blanc », observe Jérôme Pimot, cofondateur du Collectif des livreurs autonomes de Paris. Mais, à moyen ou long terme, on risque de se retrouver avec une minorité à temps plein et des tas de petits contrats, voire de l’intérim, parce qu’il faudra quand même de la flexibilité pour s’adapter à la demande (Le Monde, les 22-23 février).

En Italie, Amazon avait déjà dû affronter des mouvements sociaux, mais c’est la première fois que les syndicats ont appelé le 22 mars, à une grève nationale de ses plus de 40.000 employés dans la péninsule. « C’est une question de respect du travail, de dignité des travailleurs et de sécurité », affirment-ils, en dénonçant en particulier les conditions dans lesquelles les plus de 15.000 livreurs sont employés (Les Échos, le 23 mars).

– Selon le National Institute of Economic and Social Research (NIESR), un groupe de réflexion, l’extrême pauvreté (définie à 70 livres sterling, soit 80 euros, par semaine pour un adulte seul, après le coût du logement) a doublé au Royaume-Uni pendant la pandémie, et est passée de 0,7 % à1,5 % de l’ensemble des foyers. « Cette crise est venue illustrer qu’il existe en permanence une large population qui se trouve juste au-dessus du seuil de l’extrême pauvreté », souligne Arnab Bhattacharjee, économiste au NIESR (Le Monde, le 3 mars). Pendant ce temps : une étude du Conseil d’analyse économique en France a montré que 70 % de l’épargne supplémentaire produite par les restrictions de la crise sanitaire provenait des 20 % des ménages ayant les revenus les plus hauts. En début de semaine, l’économiste Philippe Aghion, qui a participé à l’élaboration du programme économique du candidat Emmanuel Macron en2017, s’est dit favorable à « une contribution exceptionnelle sur les revenus élevés d’une année ». Le professeur au Collège de France insiste premièrement sur le fait que cette taxe ne devrait être mise en œuvre qu’une seule fois ; deuxièmement que « la fiscalité doit rester inchangée » et enfin, troisièmement, qu’il doit s’agir « d’une initiative de plusieurs pays européens » et ne pas être un cavalier seul de la France (Les Échos, le 26 février).

– Si l’on en croit Walter Scheidel qui vient d’écrire Une histoire des inégalités, de l’âge de pierre au XXIe siècle,Actes sud, 2021), sur le long terme, plus la stabilité des États, régimes politiques et conditions sociales est assurée et moins les inégalités sont susceptibles de régresser ; elles peuvent même s’accentuer. Guerres et révolutions seraient toujours les moteurs des plus grands bouleversements propices à une réduction des inégalités. Or, aujourd’hui, le rapport à la violence a tellement évolué que les mouvements qu’on désigne maintenant comme violents (cf. celui des Gilets jaunes) le sont beaucoup moins qu’avant… et de ce fait ne produisent pas de bouleversement majeur (Libération, le 23 mars) [si la première partie de cette analyse paraît pertinente pour la période dite des Trente glorieuses qui s’enchaîne à la Seconde Guerre mondiale, puis pourrait expliquer le retournement actuel, elle ne cadre pas avec ce qui s’est produit dans l’entre-deux-guerres]

– On les dit « prioritaires »… pour quitter l’entreprise La tendance n’est pas nouvelle, mais, depuis le début de la crise sanitaire, les plus de cinquante ans sont massivement incités à libérer leur poste de travail — parfois ils en sont même instamment priés. Les exemples abondent, d’Airbus — où 60 % des départs volontaires seraient des retraites ou des préretraites — à Michelin, qui prévoit un vaste plan de départs par rupture conventionnelle collective, mais s’appuie aussi sur des mesures de pré-retraite. À un degré moindre la SNCF réduira ses effectifs de 2 % en 2021 « en jouant sur les départs à la retraite et chez Renault Trucks, en décembre 2020, sur les 290 départs prévus, 189 souhaitaient partir à la retraite ou en pré-retraite. Depuis le 1er mars 2020, ce sont quelque 50 000 seniors de plus, ne dépassant pas toujours de beaucoup les cinquante ans, qui pointent au chômage. Les nouveaux inscrits à Pôle emploi de cette classe d’âge représentent d’ailleurs à eux seuls les deux tiers du volume des ruptures de contrat des plans de sauvegarde de l’emploi de l’année 2020. Par le passé, le coût des vagues de préretraites a été considérable : il a fallu les indemniser plus de cinq ans. « De 1979 à 1983, le nombre de départs à partir de 55 ans est passé de 160 000 à 700 000 par an et n’est redescendu en dessous des 500 000 qu’en 1992. Pour l’économiste Annie Jolivet, « à court terme, ces départs anticipés pourraient ne pas coûter grand-chose à la société. Les plans ne sont pas ouverts à tous. Les entreprises jouent sur les départs volontaires et se calent sur l’âge de la retraite à taux plein. Elles ciblent les seniors à maximum trente mois de la retraite » soit en moyenne à l’âge de soixante ans contre cinquante-huit à l’époque. La BNP et les banques en général ont de fait profité de la crise sanitaire pour tester leurs besoins en situation expérimentale de télétravail. « Faire partir les seniors au motif que la transformation numérique va faire la jonction expose les entreprises à des risques importants, notamment sur la qualité des services clients, estime Annie Jolivet, car ce sont ceux qui sont au plus près du travail qui évitent de faire de cette transformation une usine à gaz. En outre, ces suppressions d’effectifs ont lieu avant le basculement vers cette transformation »  (Le Monde, le 22 janvier). Pour la sociologue Anne-Marie Guillemard, la population des seniors « ni retraités ni actifs » augmente (il est vrai que leur taux d’emploi reste très nettement inférieur à la moyenne européenne) même si, paradoxalement, le taux d’emploi des seniors est supérieur au taux d’emploi des jeunes (ibid.).

[le patronat du privé renoue ainsi avec sa politique des années 1970-80… mais alors que le contexte de l’époque était celui de la tendance séculaire à la baisse du temps de travail et à la retraite à soixante ans que les politiques allaient acter en 1981, celui d’aujourd’hui est, en toute incohérence, de nous faire croire qu’il faudrait travailler plus et plus longtemps].

Par-delà les théories du déclassement, la « moyennisation » continue

La France compte désormais plus de cadres que d’ouvriers. C’est ce que révèle l’enquête sur le marché du travail que vient de publier l’Insee. Le pays comptait l’an dernier 29 millions d’actifs, 92 % d’entre eux ayant un emploi. Un bon quart d’employés (près de sept millions) et autant d’actifs dans les professions intermédiaires (techniciens, instituteurs, beaucoup de professionnels de la santé). Un cinquième de cadres et presque autant d’ouvriers (un peu plus de cinq millions pour chaque catégorie). Pour la première fois donc, les cadres sont devenus plus nombreux que les ouvriers. Les professions intermédiaires ont aussi dépassé les employés. Or, il y a quarante ans, les ouvriers formaient le groupe social le plus fourni du pays, devant les employés. Occupant près du tiers des emplois, ils étaient alors quatre fois plus nombreux que les cadres. Certes, la notion de « cadre » est très évasive et les « partenaires sociaux » ont essayé de la définir autour de trois notions : l’expertise, la responsabilité et l’autonomie. Si le concept de cadre reste imprécis, la progression du poids des cadres dans l’emploi n’en traduit pas moins deux mutations profondes du travail. La dématérialisation de la production et le poids croissant des services dans le procès de valorisation. C’est l’importance de ce double processus dans les rapports sociaux de production qui permet aussi de comprendre que, malgré la crise sanitaire, la reproduction de ces rapports sociaux ait pu être pérennisée sans que l’économie (production et distribution) ne s’arrête Les Échos, le 23 mars).

Innovations d’organisation et innovations technologiques

– La gestion de l’incertitude et des risques a été rendue beaucoup plus difficile, à partir des années 1980 et la « révolution du capital », par le développement des techniques de « juste à temps » ou de « production à flux tendus » (lean management). À ce niveau, Toyota a développé une politique quelque peu paradoxale puisque champion théorique du « juste à temps », elle s’est avérée beaucoup plus pragmatique : « Le principe du “juste à temps” est souvent mal compris », nuance un porte-parole du constructeur nippon. « En réalité, il n’est pas appliqué de façon dogmatique, il reste flexible et évolutif en fonction de la réalité du terrain. Les composants ne sont d’ailleurs pas forcément stockés chez nous, ils peuvent l’être chez nos fournisseurs […] Nous avons alors réalisé que, même si nous avions diversifié nos fournisseurs de rang 1, c’est-à-dire les plus proches, eux-mêmes n’avaient pas forcément adopté la même stratégie… », poursuit le porte-parole. Depuis Toyota a revu sa supply chain en cherchant à avoir une vue d’ensemble de sa filière de sous-traitants et pas simplement une visibilité sur le niveau I de celle-ci qui concerne les grands équipementiers du type Fauricia, Valéo, Bosch en France parce que l’absence de transparence a oblitéré la dépendance de ces équipementiers au taïwanais TSMC, d’où les ruptures de la chaîne d’approvisionnement. Il faut dire que onze des quinze premiers fabricants mondiaux de semi-conducteurs sous-traitent la fonderie pour la production des plaques de silicium. La spécificité du temps assez long de production des semi-conducteurs n’a pas non plus facilité la fluidité nécessaire rompue en temps de crise sanitaire. Mais bonne nouvelle pour l’Europe, Apple a annoncé mercredi qu’il allait investir plus de 1 milliard d’euros sur trois ans en Allemagne et faire de Munich son centre européen de conception de puces électroniques (Les Échos, le 11 mars).

– Les constructeurs automobiles chinois débarquent en Europe avec une toute nouvelle technologie, la propulsion électrique. Forts de leur expérience sur leur immense marché intérieur, les prix de vente défient toute concurrence et vont favoriser leurs exportations accroissant les excédents par rapport à leurs partenaires commerciaux. Toutefois, la dégradation de la balance commerciale entre l’Europe et la Chine est plutôt imputable aux constructeurs occidentaux qui ont installé leurs usines dans l’Empire du Milieu1. D’autant plus que la fabrication des véhicules électriques coûte moins cher en Chine : un moyen de préserver des marges sous haute pression. À défaut de protéger l’industrie automobile locale, on risque de voir arriver une vague de biens manufacturés en provenance de la Chine », prévient France Stratégie. Et pendant ce temps les Européens souffrent, particulièrement les Anglais. En effet, ces derniers, face à la déconfiture de leur industrie automobile dans les années 1980-90, ont choisi de devenir le porte-avion de la production automobile japonaise à destination de l’Europe. Toyota, Honda et Nissan se sont implantées en masse. L’usine Nissan de Sunderland est la plus grande d’Europe. Cette industrie est tournée à près de 80 % vers l’exportation, surtout en Europe. Le Brexit menace de détruire cette architecture. Ford a quitté l’île, Honda le fera cette année. Toyota s’interroge. Pour rester, en dépit du divorce européen et de l’ultimatum accéléré à la conversion électrique, les constructeurs s’adressent à l’État afin qu’il finance la reconversion. Ainsi, Boris Johnson a décidé de transformer son pays en centre mondial de fabrication de batteries. En 2020 près de 3,3 milliards de livres (3,8 milliards d’euros) d’investissement ont été annoncés dans ce domaine. Cela pourrait encourager les industriels à rester près de la fabrication d’organes essentiels et très lourds à transporter (Le Monde, le 4 mars). Et partout on retrouve cette idée de la nécessité de la reconversion et du rôle que doit y jouer l’État (Cf. Bosch à Rodez, équipementier de l’injection pour les moteurs diesel) qui est en grosse difficulté.

Une relance au risque de l’inflation ?

– Le plan de relance de Joe Biden, d’un montant souhaité de 1 900 milliards de dollars (environ 1 565 milliards d’euros), soit près de 15 % du PIB américain, risque de faire resurgir l’inflation s’inquiètent à la fois Summers le keynésien ancien conseiller d’Obama et Blanchard ex-directeur du FMI à la position plus orthodoxe ; et provoquer en réaction une hausse des taux d’intérêt, précipitant l’Amérique en récession. Mais l’idée de Biden est de ne pas reproduire la frilosité de 2009 et d’éviter ce que les spécialistes appellent « une reprise en K » où ceux qui bénéficient d’un emploi stable à temps plein, de prestations sociales et d’un certain matelas financier s’en sortent bien à l’heure où les marchés boursiers atteignent de nouveaux sommets. Ceux qui, en revanche, sont au chômage ou employés à temps partiel dans des secteurs à faible valeur ajoutée dans les services et dans des emplois ouvriers — le nouveau « précariat » — se retrouvent confrontés aux dettes, au manque de moyens financiers, ainsi qu’à des perspectives économiques qui s’amoindrissent. Nouriel Roubini, un des économistes qui avait annoncé la crise des subprimes et de l’immobilier de 2008 voit aujourd’hui se développer un même phénomène de « démocratisation de la finance » quand plusieurs millions d’Américains ont ouvert un compte sur Robinhood sur lequel ils espèrent faire fructifier leurs rares économies et l’équivalent de plusieurs fois leur salaire en spéculant sur des actions sans aucune valeur. Une opération finalement encensée par certains médias comme un populisme actionnarial qui aurait combattu les fonds spéculatifs de vente à découvert. Comme le relève Roubini, « beaucoup sont persuadés que la réussite financière ne passe plus par un métier de qualité, un travail acharné, une épargne et des investissements patients, mais désormais par des stratagèmes d’enrichissement rapide et autres paris sur des actifs intrinsèquement sans valeur, tels que les cryptomonnaies » (les « shit-coins », comme il les appelle) [il ne va pas jusqu’à en voir la source dans l’avènement d’une société capitalisée qui a largement réussi à diffuser « l’esprit du capitalisme », mais sous sa forme la plus brutale et limpide c’est-à-dire en réalisant l’immédiateté de la transformation A-A’ en gommant toutes les étapes intermédiaires de sa production, NDLR].

Pourtant, la situation n’est pas la même qu’en 2008 dans la mesure, où sous l’administration Trump un massif plan d’aide à l’économie a déjà été enclenché. A. Leparmentier, dans sa chronique du 24 février dans Le Monde, compare Biden à Lyndon Johnson. Tous les deux partiraient d’un bon sentiment qui serait de vouloir aider pauvres, chômeurs et minorités, mais de se noyer dans des guerres inutiles (contre un virus qui recule pour le premier, contre la guerre du Vietnam pour le second) avec les mêmes effets, le gouffre de l’inflation. [Le Parmentier a l’air d’oublier que ce plan d’aide a creusé massivement le déficit budgétaire bien avant la crise sanitaire du fait de la baisse des impôts et des divers avantages accordés aux très grandes firmes. Par ailleurs, les programmes axés sur les petites entreprises n’ont pas été aussi efficaces qu’ils auraient pu ou auraient dû l’être — notamment parce que trop d’argent a été versé à des entreprises pas réellement petites, et en partie à cause d’un ensemble de problèmes administratifs, ce qui pourrait éventuellement être rectifié par l’administration Biden (c’est en tout cas la position de J. Stiglitz exprimée le 1er février 2021 dans la revue Subject syndicate). Il n’empêche que la question de l’impôt semble être un tabou puisque même des représentants de la « Théorie monétaire moderne » (TMM, cf. note 118), comme Stephanie Kelton, la conseillère économique de Sanders ne proposent pas une augmentation des impôts et sa progressivité NDLR]. Toutefois, beaucoup s’interrogent sur l’ampleur du plan de relance. En effet, le Congressional Budget Office estime que l’économie américaine tourne 3 ou 4 % en dessous de son potentiel, soit un déficit d’activité d’environ 800 milliards. Suivant ce raisonnement on aurait pu s’attendre à un plan de relance d’environ 800 milliards en toute logique, alors qu’il se monte à plus du double (T. Philippon, in Les Échos, le 11 mars). Mais même les démocrates semblent vouloir freiner puisqu’ils ont, fin février, renoncé à adopter la hausse de 7,25 dollars (6 euros) à 15 dollars voulue par le président Joe Biden, faute de majorité suffisante au Sénat. Les experts du Congrès ont jugé qu’il fallait non pas une majorité simple, mais une majorité qualifiée de 60 sénateurs sur 100. De longues négociations vont s’engager en faveur d’une hausse moindre — peut être jusqu’à 11 dollars –, mais l’affaire n’aura pas l’ampleur prônée depuis des années par la gauche démocrate. Si moins de 2 % des salariés sont au salaire minimum fédéral, inchangé depuis 2009, son relèvement à 15 dollars aurait concerné finalement 15 % de la population active et surtout, aurait changé radicalement la donne dans les États ruraux les plus pauvres, de l’Alabama au Montana, en touchant plus du quart des travailleurs (Le Monde, le 3 mars). La situation est quand même contrastée au sud des États-Unis, puisqu’à Bessemer chez Amazon en Alabama, l’une des villes les plus pauvres de la région où existe quand même une certaine tradition ouvrière par rapport au Tennessy ou au Mississippi (la ville est proche de Birmingham), un salarié peut espérer commencer à 15,30 dollars de l’heure, soit le double du salaire minimum local. Et il bénéficie d’une couverture santé intéressante. Mais d’autres décrivent aussi la chaleur qui règne dans l’entrepôt, les horaires à rallonge, les changements d’emploi du temps à la dernière minute, la pression insoutenable à mesure que les cadences et les commandes en ligne augmentent, le flicage généralisé et la propagande contre l’organisation d’un vote pour une présence syndicale dans l’entreprise (Les Échos, le 4 mars). Depuis, la lutte pour une syndicalisation des salariés continue avec l’actuelle organisation d’un vote à ce sujet. Quel qu’en soit le résultat, avoir réussi à imposer le vote est déjà considéré comme un demi-succès prometteur et généralisable car si la lutte paye en Alabama, une terre a priori hostile aux luttes sociales, elle doit être généralisable partout (Le Monde, le 22 mars).

[Le plan semble surtout mal centré, car la dépense publique va s’étendre non seulement aux chômeurs et précaires, mais jusqu’aux classes moyennes qui ont pourtant gonflé leur épargne pendant la crise sanitaire. D’autre part, cette dépense concerne une demande constituée surtout de consommation et elle néglige les dépenses structurelles et d’investissement en matière d’infrastructure, de transition écologique. Peut-être est-ce ce défaut que visent les keynésiens historiques qui critiquent le plan de relance de Biden au-delà de sa disproportion (cf. Summers), NDLR]. Enfin, une partie de cette dépense risque en fait de ne permettre que le remboursement de la dette compte tenu des millions de dollars d’arriéré qui concernent d’ores et déjà le paiement des loyers et des factures, ou qui correspondent à une suspension de remboursement des crédits immobiliers et crédits à la consommation. Et Roubini de conclure : « Et dans la mesure où l’épargne supplémentaire finira par se transformer en achats d’obligations d’État, ce qui devait être un sauvetage pour les ménages en difficulté deviendra en réalité un sauvetage pour les banques et autres prêteurs (ibid.), mais verra le risque inflationniste amoindri. Son pronostic à moyen terme : la stagflation [une perspective compatible avec notre hypothèse de « reproduction rétrécie », NDLR].

– Le risque d’inflation ne semble pas concerner l’Europe pour l’instant, du fait de plusieurs éléments ; le premier est que la reprise sera plus tardive et sans doute moins appuyée qu’outre-Atlantique ; la seconde que le taux de chômage européen reste relativement élevé, un facteur plus déflationniste qu’inflationniste et poussant à la stabilité ou même à la baisse des salaires et enfin la sortie de crise n’entraînera pas des effets d’embauche importants. En effet, des plans de licenciement sont déjà prévus et la substitution capital/travail va continuer jouant ainsi sur une masse salariale qui devrait chuter mécaniquement s’il n’y a pas un mouvement de hausse de salaires qui ne se produira pas sans mouvement social fort ou improbable coup de pouce des autorités publiques. Mais si l’on considère ce risque au niveau mondial, des éléments structurels mais exogènes aux politiques des banques centrales (monétisation de la dette, bas taux d’intérêt, politique accommodante) semblent jouer de façon à ce que les objectifs fixés d’une inflation autour de 2 % soient difficilement atteignables du fait de phénomènes telles la mondialisation, la digitalisation, l’évolution de la démographie et de la productivité. En effet, si on en croit Isabel Schnabel du directoire de la BCE (Les Échos, 11 mars) : « Puisque la politique monétaire agit sur la demande, elle a moins d’impact pour contrer des chocs structurels persistants sur l’inflation. » [sous-entendu : qu’une politique qui serait centrée sur l’offre, NDLR]. Toutefois, l’exemple américain actuel semble invalider cette hypothèse puisqu’une relance forte couplée à un redémarrage de même nature produit bien une hausse de l’inflation, certes limitée. Ce serait donc le niveau d’intervention en Europe et non pas le type d’intervention qui serait responsable de la faible inflation et d’une reprise de la croissance quelque peu atone en Europe. C’est en tout cas une hypothèse défendue au sein même du directoire de la BCE par la ligne Daft punk (en référence au titre Harder, Better, Faster, Stronger  du duo électro) de Fabio Panetta : « En réalité, c’est le fait de ne pas utiliser pleinement la politique monétaire dans un contexte de chute de la demande et des anticipations d’inflation plutôt que sa supposée inefficacité qui nous emprisonne dans un environnement de faible inflation, de croissance modérée, et de chômage élevé ». Un argument déjà avancé par des économistes comme Piketty dès le début de la crise sanitaire à propos du premier plan européen (cf. page 34 de la pagination actuelle). Une récente étude de Goldman Sachs va dans ce sens. Pour elle, l’Italie pourrait supporter des taux à long terme (Goldman Sachs choisit une maturité moyenne de la dette de 7 ans pour faire tourner ses modèles de simulation) à 2,75 %, la France à 3 %, l’Espagne à 5,5 % et l’Allemagne à 5,75 % (cf. Sophie Rolland, ibid.). Pour Isabel Schnabel, avant même une hausse des taux il se produit actuellement une réduction de crédit par le biais de conditions plus strictes pour les accorder, de la part des banques (Les Échos, le 19 mars).

– Selon une note publiée, mardi 23 février, par la Banque de France, la dette nette des entreprises, hors sociétés financières, ne s’est accrue que de 17 milliards d’euros en 2020. Soit une hausse engendrée par la crise sanitaire finalement très contenue de 0,8 % (une fois décomptées les dépenses de fonctionnement voyages d’affaires, frais de représentation, salons et réceptions), alors que la dette brute, elle, s’est envolée à 217 milliards d’euros, soit 13 % de croissance. Pour Denis Ferrand, directeur général de Rexecode, « les entreprises ont coupé dans les dépenses, certes, et, grâce au PGE, elles ont une ressource financière qui n’a pas de coût — beaucoup d’entreprises ont d’ailleurs souscrit un PGE, quand bien même elles n’en avaient pas l’usage immédiat, au cas où elles seraient en difficulté ». Mais les chiffres de la Banque de France doivent être nuancés, car ils ne prennent pas en compte ce que les entreprises doivent aujourd’hui à l’Urssaf, du fait des reports de cotisations ou bien au Trésor public. Cette dette fiscale et sociale peut être bien plus lourde que l’endettement bancaire dans les bilans (Le Monde, le 25 février). Aux dernières nouvelles (Les échos le 24 mars), le ministre de l’Économie veut isoler la dette Covid, mais exclut de la rembourser par une taxe comme la CRDS consacrée à la dette sociale. Il se montre plus favorable à « affecter une part des recettes liées au retour de la croissance à l’amortissement de cette dette Covid » (ibid.). À titre d’exemple, il mentionne qu’un regain d’activité gonflerait automatiquement les recettes de l’Impôt sur les sociétés.

– L’inflation dans la zone euro a rebondi en janvier avec la fin de la baisse de la TVA en début d’année en Allemagne. Ce qui a fait immédiatement sortir du bois les responsables de la Bundesbank, prompts à demander une normalisation de la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE), mais celle-ci, comme la Réserve fédérale américaine, continue à racheter les obligations d’État sur les marchés et contrôle donc en partie au moins les taux d’intérêt (Les Échos, le 25 février). « La BCE a intérêt à maintenir le différentiel de taux d’intérêt significatif avec les États-Unis », considère Gilles Moëc, chef économiste d’Axa Investment Managers. « C’est la condition pour que l’euro se déprécie vis-à-vis du dollar et que les Européens profitent à plein de la relance américaine avec leurs exportations », explique-t-il (Les Échos, le 10 mars).

– Dans un article des Échos, le 2 mars, Georges Soros présente deux mesures macro-économiques de sortie de crise ; la première au niveau international est celle de l’émission de droits de tirage spéciaux (DTS). En effet, la majorité des parts sont détenues par les pays riches puisqu’elles sont proportionnelles à la puissance du pays. Or, ceux-ci n’en ont pas réellement besoin, puisqu’ils peuvent réaliser des emprunts en leur nom très favorables sur les marchés financiers. Ils pourraient toutefois prêter les fonds qui leur sont alloués aux pays pauvres de leur choix. La crise sanitaire ne pourra pas être contrôlée si elle n’est pas menée d’action à l’échelle mondiale. Un pays riche comme la France devrait toutefois utiliser un autre instrument, qui ressemble aux DTS, pour répondre à ses propres besoins. La seconde, au niveau national serait l’émission de nouvelles obligations perpétuelles qui ont été utilisées pendant plusieurs siècles. La Grande-Bretagne en a émis en 1752 — ces émissions s’appelaient alors « Consols » — et a ensuite utilisé des « obligations de guerre » pour financer les guerres napoléoniennes. Les États-Unis ont émis à leur tour des Consols dans les années 1870. Les États de l’Union européenne ne les connaissent pas très bien — même si les toutes premières obligations perpétuelles ont été émises en 1648 par les Hollandais pour entretenir leurs digues. Il y en a toujours en circulation, mais les intérêts sont si faibles que très peu d’épargnants potentiels sont au courant de leur existence. Pour Soros, la France aurait tout intérêt à émettre des obligations perpétuelles car elle a garanti un grand nombre de prêts, dont beaucoup ne seront pas remboursés. Comme leur nom l’indique, les obligations perpétuelles ne sont jamais remboursées, seul le versement annuel des intérêts est exigible. Or, les taux d’intérêt ne pourront guère être plus bas qu’actuellement.

 Santé et politiques de santé 

– Derrière le pouvoir gestionnaire des directions d’hôpital, s’affirme le pouvoir technologique des ingénieurs. Ainsi, pour le directeur du groupe d’ingénierie Artelia, Abderrahman Guiga, « l’adaptabilité était déjà une exigence. Mais aujourd’hui il faut pouvoir du jour au lendemain, isoler des secteurs, séparer les flux et les zones de prise en charge des personnes infectées, tout en préservant le fonctionnement des autres services médicaux […] L’hôpital ne pourra plus fonctionner sans un réseau informatique hypersophistiqué, pour échanger avec l’extérieur, les laboratoires, les cabinets médicaux » (Les Échos, le 25 février). [Ce n’est plus ici l’accélération de tendances déjà à l’œuvre, c’est l’accélération de l’accélération, Ndlr].

– Plutôt que des discours, la Cour des Comptes vient de publier des chiffres : de 2013 à 2019, a calculé la Cour, « le nombre de lits [en réanimation] n’a progressé que de 0,17 % par an, soit dix fois moins que les effectifs de personnes âgées qui représentent les deux tiers des malades hospitalisés dans ce secteur ». À la veille de la crise du Covid -19, il n’y avait plus que 37 lits pour 100.000 habitants de plus de 65 ans, contre 44 six ans plus tôt. « En conservant son ratio de 2013, la France aurait disposé de 5.949 lits de réanimation contre 5.080 au 1er janvier 2020 », pointe la Cour (Les Échos, le 19 mars). [Cela vaut tous les discours du jeudi soir !].

– On est passé des racines économiques et capitalistes du chômage dans les années 1970 aux racines psychologiques et à la responsabilité individuelle depuis les années 1980 et cette vision psychologisante gagne aussi le nouveau plan anti-cancer du gouvernement. Il faut savoir que la connaissance épidémiologique repose, en grande partie, sur l’accessibilité des données d’exposition à certains facteurs de risque. Or, par définition, les facteurs de risque les plus accessibles sont ceux liés aux comportements ou aux conditions propres à chaque individu. Chacun est capable de remplir un questionnaire pour estimer sa consommation de fruits et légumes, de viande, de tabac, d’alcool, chacun connaît son poids et son niveau d’activité physique, etc. À l’inverse, nul ne sait à quel perturbateur endocrinien ou autre polluant diffus il est ou a été exposé au cours de sa vie ni à quel niveau. Tout cela conduit mécaniquement à minorer le rôle des dégradations environnementales au sens large dans l’augmentation des maladies chroniques — et à faire de l’environnement le grand impensé du nouveau plan cancer. La focalisation sur les grands facteurs de risque comportementaux (tabac, alcool, habitudes alimentaires, sédentarité…) conforte une vision politique libérale/libertaire qui fait de l’individu l’unique responsable de son destin sanitaire comme il le serait de ses autres activités.

– 4 mars, les 280 000 infirmières et infirmiers du NHS, l’hôpital public en Angleterre, ont appris que le ministère de la Santé ne recommandait qu’une hausse symbolique de 1 % de leur salaire pour l’année 2021, environ 3,50 livres sterling (4 euros) de plus par semaine. À peine de quoi compenser l’inflation (attendue à 1,5 % cette année), ni même payer les places de parking dans les hôpitaux, qui ne sont la plupart du temps pas gratuites pour le personnel. Le Royal College of Nursing (RCN), l’un des syndicats historiques de la profession, a fait savoir qu’il était prêt à l’action pour la première fois depuis… cent cinquante ans, « Être infirmière, c’est une passion, les gens ne font pas ça pour l’argent », avait lancé deux jours plus tôt Nadine Dorries, secrétaire d’État à la santé sur la BBC (Le Monde, le 9 mars). Toujours les mêmes paroles en l’air.

Interlude

– Le gouvernement et les médias traditionnels attaquent les fake news des réseaux sociaux ; Macron riposte par la propagande directe sur Youtube en lançant un défi au duo McFLy et Carlito pour faire une vidéo sur les gestes barrière (les Échos, le 25 février). Ah, comme le « manger des pommes » de Chirac sur Canal + paraît désuet ! Mais « ″parler jeune suffira-t-il à parler aux jeunes ?″ » (Libération, le 25 février).

– Un proche du Président résume : « Un débat Le Pen-Darmanin réunit 1,9 million de spectateurs, la moindre conférence de Jean Castex sur le Covid plus de 11 millions, tout est dit. (Les Échos, le 25 février).

– Dans la Reppublica, le 3 mars, on apprend que Mario Draghi reprend en main le dossier de la campagne de vaccination suite au limogeage du manager Domenico Arcuri, commissaire extraordinaire chargé de l’urgence Covid -19. C’est un militaire que Mario Draghi a choisi à sa place, le général Francesco Paolo Figliuolo. [L’Italie a essayé les « experts », elle recycle maintenant les militaires. Guerre au virus, NDLR].

Un premier bilan

– Les inégalités de revenu n’ont pas augmenté en France après les politiques redistributives — l’indice de Gini, qui les mesure, est le même avant la crise du Covid qu’en 1976 (cf. note 104), alors que la crise sanitaire alimente l’idée d’un creusement des inégalités. Comme les bas salaires sont concentrés dans un certain type de secteurs qui sont d’ailleurs parmi les plus touchés par la crise sanitaire, P. Artus propose (Les Échos, le 4 mars), entre autres, au moins dans le secteur privé, une hausse des salaires. En effet, lorsqu’il s’agit d’emplois dans le secteur privé, on s’inquiète souvent de ce qu’une hausse des salaires des personnes peu qualifiées ne détruise de l’emploi, compte tenu de la forte corrélation entre l’embauche à ce type de postes et leur coût. Mais si l’entreprise peut répercuter les hausses des salaires dans ses prix, il ne doit pas y avoir de perte d’emplois ; d’où la suggestion d’accroître les salaires minimums de branche dans les secteurs d’activité concernés, peu sujets à la concurrence étrangère. Toutes les entreprises étant confrontées à des salaires plus élevés, elles pourront toutes monter leur prix sans perdre de parts de marché (ces secteurs d’activité ont très peu de concurrence étrangère). Pour lui, il faudra accepter cette sorte de taxe sur les acheteurs pour financer la hausse des plus bas salaires. [Une solution plus libérale que la hausse des impôts sur les hauts revenus, NDLR]. Mais la crise sanitaire accroît mécaniquement les inégalités de patrimoine puisque 20 % des Français détiennent 70 % de la hausse des liquidités venant de l’épargne forcée du fait de la crise sanitaire et son traitement monétaire. En effet, le bas de laine des Français — en très grande partie sur des comptes à vue — continue de grossir. La Banque de France anticipe même qu’il atteindra la somme colossale de 200 milliards d’euros à la fin 2021. Deux fois le montant du plan de relance ! 70 % de l’épargne accumulée proviendrait des 20 % des ménages ayant les revenus les plus hauts, selon une étude du Conseil d’analyse économique (CAE). D’où l’idée d’une taxation de l’épargne qui ne plaît pourtant pas à Le Maire. Piketty estime lui, que le rachat des dettes publiques par la Banque centrale européenne (BCE) ne suffira pas à régler l’addition. « C’est en ayant recours à des prélèvements exceptionnels sur les plus aisés que l’on a éteint les grandes dettes publiques de l’après-guerre, et que l’on a rebâti le pacte social et productif des décennies suivantes », soulignait-il à l’automne dernier. Mais Pisani-Ferry, économiste conseiller de Macron n’est pas d’accord et déclare : « le débat sur qui va payer la facture de la crise est légitime, celle-ci ayant été extraordinairement inégalitaire. Mais il est aussi prématuré, voire même contre-productif en plein milieu de la crise. Ce n’est pas le moment d’inciter les consommateurs à l’attentisme. L’essentiel actuellement, c’est de continuer à soutenir les entreprises et les revenus des ménages » (Le Monde, le 6 février).

– En revanche, aux États-Unis, l’association de défense des actionnaires As You Sow pointe du doigt des patrons qui gagnent plus de 1.000 fois le salaire médian de leurs salariés. Ces écarts de rémunération cachent surtout des salaires médians annuels très bas, s’inquiète l’ONG américaine. Dans l’entreprise d’habillement VF Corporation, le salaire médian annuel se situe à 10.099 dollars, ce qui signifie que la moitié des employés est payée moins. La pandémie du Covid -19 a accentué les inégalités économiques. La part des salaires dans le PIB américain est tombée à son plus bas niveau depuis les années 1940 (Les Échos, le 4 mars). Quant aux dividendes au niveau mondial, ils ont baissé de 12,2 % en 2020. Une chute toutefois moins forte qu’attendu, grâce à un quatrième trimestre salvateur, selon une étude publiée, lundi 22 février, par le gestionnaire d’actifs Janus Henderson. Deux tiers des entreprises ont augmenté ou maintenu leurs dividendes. Une société sur huit les a annulés et une sur cinq les a réduits. « L’impact de la pandémie sur les dividendes a suivi la tendance d’une récession classique, et son incidence a été, à l’échelle internationale, moins sévère qu’après la crise financière mondiale » de 2008, souligne l’étude. En Amérique du Nord, les dividendes ont augmenté de 2,6 %, pour atteindre un nouveau record. La France est, avec l’Espagne, le pays qui a le plus annulé leur versement.

– Le renouvellement s’accélère à la tête des grands groupes français. Le CAC 40 serait-il en train de devenir l’indice du luxe ? La crise a donné un coup d’accélérateur à la transformation de l’indice parisien. En un an, les poids lourds historiques de la cotation ont vu leur capitalisation fondre, de Total aux grandes banques, tandis que le secteur du luxe, déjà majeur, est devenu encore plus dominant. Fait nouveau, les valeurs financières ont été dépassées par les valeurs technologiques à la faveur de la crise. Ce secteur, autrefois marginal dans le CAC 40, est désormais l’une de ses composantes les plus importantes, avec un poids de près de 9 %. La pandémie a, par ailleurs, mis en lumière certaines pépites du CAC 40. Les groupes industriels Air Liquide, Schneider Electric et Legrand ont tous terminé l’année dans le vert. Schneider a même réussi l’exploit de grimper plus vite que le secteur du luxe, avec une envolée de près de 30 %. Il a tiré profit de son pari de long terme sur les logiciels industriels. Même s’il reste un groupe industriel, de nombreux gérants le considèrent comme une valeur de croissance, aux caractéristiques plus proches des valeurs technologiques.

– en Angleterre, selon le thinktank Resolution Foundation, un groupe de réflexion spécialisé, 80 % du fardeau fiscal supplémentaire devraient être supportés par les 20 % de ménages les plus riches, là où il ne devrait coûter aux 40 % de foyers les plus pauvres que moins de 100 livres sterling par an d’ici à 2024. Voyons les chiffres : Rishi Sunak, le ministre des Finances, a dans son viseur l’impôt, sur les sociétés. Son taux devrait être revu à la hausse, de 19 % actuellement à 22 %, voire jusqu’à 25 %. Rishi Sunak devrait suivre l’exemple des États-Unis, où la secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen, a annoncé un relèvement des taux de la corporation tax de 21 % à 28 %. Il devrait aussi insister sur le caractère relativement indolore du gel des seuils de l’impôt sur le revenu pour les familles aux revenus les plus modestes. Le ministre des Finances a aussi dans son viseur l’impôt sur les sociétés. Son taux devrait être revu à la hausse, de 19 % actuellement à 22 %, voire jusqu’à 25 % (Les Échos, le 1er mars).

– Le pouvoir d’achat par unité de consommation, c’est-à-dire rapporté au nombre de personnes dans un ménage, n’a pas baissé en France l’an passé mais a stagné en moyenne, selon l’Insee. Pourtant, en 2008 et entre 2011 et 2013, il avait reculé. C’est dire si le soutien public aux revenus des ménages a été important, mais cela doit être relativisé par rapport à l’évolution parallèle dans d’autres pays puisque, par exemple, le revenu des Américains a progressé de 6 % l’an passé malgré la pandémie. Mais la politique sanitaire outre-Atlantique n’a pas consisté à fermer l’économie, contrairement à l’Europe. Toutefois, le chiffre de 2020 cache des disparités importantes en fonction des situations des Français. Le niveau de vie des personnes qui vivent uniquement de revenus de transferts, comme les retraités, a été préservé, ainsi que celui des 20 % des salariés les plus aisés, qui ont pu télétravailler2, le problème se situant au niveau des salariés précaires. Côté entreprises, le taux de marge (le rapport entre chiffre d’affaires et consommations intermédiaires) des entreprises a chuté de 4 points et s’établit à 29,3 % en 2020 après 33,2 % en 2019, soit le niveau le plus bas depuis 1985. Mécaniquement, la capacité d’autofinancement est en chute libre. Bizarrerie statistique, le taux d’investissement des entreprises, rapporté à leur valeur ajoutée, a légèrement progressé l’an passé. Car, contrairement au schéma classique lors d’une crise, l’investissement des entreprises ne s’est pas effondré. Les entreprises françaises ont certes coupé leurs investissements en machines et en construction, mais elles ont continué à investir dans les services informatiques et la digitalisation. Cette dynamique des investissements démontre que « nos réformes ont su convaincre », assure le ministre Franck Riester, qui cite en particulier « la baisse inédite des impôts de production, de 20 milliards d’euros sur la période 2020-2022 ». Plus largement, résume M. Lecourtier, « la France a montré depuis quelques années qu’elle était capable d’améliorer ses points noirs : nous avons assoupli le Code du travail, allégé la fiscalité sur les entreprises et faisons des efforts pour fluidifier le millefeuille administratif pour les investisseurs » (Le Monde, le 3 mars). Un résumé de la politique macronienne condensé en une phrase.

– L’État et les banques ont toujours travaillé en osmose, dans un mélange d’intérêts bien compris, mais parfois avec de sérieux conflits. La crise financière de 2008, par exemple, a dressé le pouvoir contre son allié naturel et les accords de Bâle III ont montré une opposition entre la dérégulation voulue par les banques et la re-régularisation désirée par les États. Or, la crise sanitaire est l’occasion pour les banques, dont la réputation s’est durablement abîmée dans l’opinion [y compris à travers le mouvement des Gilets jaunes qui les a particulièrement visées pendant les manifestations, NDLR] de redorer leur image. « Les banques françaises ont bien traversé la crise, elles ont continué à financer l’économie et ont été des partenaires loyaux dans la mise en œuvre des prêts garantis par l’État », salue Emmanuel Moulin, le directeur général du Trésor (Le Monde, le 3 mars). Parmi les signaux d’alerte, qui ébranlent le monde de la banque on peut d’abord signaler le déclassement des grandes banques françaises dans les activités de banque de marché en Europe, au profit des firmes de Wall Street. Ainsi, « la part de marché des banques américaines atteint 47 % sur les marchés de capitaux européens, contre 38 % pour les banques européennes. L’écart s’est creusé durant les trois dernières années » constate M. Moulin, directeur du Trésor. La première banque européenne, BNP-Paribas, n’est plus que la troisième banque de financement et d’investissement sur la zone Europe, Moyen-Orient, Afrique, derrière deux américaines. Les banques françaises, comme leurs concurrentes européennes, ont vu leur rentabilité chuter depuis la crise financière de 2008 et s’effondrer dans la crise actuelle, sous le coup des énormes provisions passées pour les prêts souscrits par des clients qui risquent de ne pas pouvoir les rembourser. L’avenir n’est pas forcément plus engageant. L’irruption des Big Tech sur le marché des paiements n’annonce rien de bon pour les banques traditionnelles. En Asie, Alipay, la solution de paiement mobile créée par Alibaba, a conquis la Chine, et Google Pay s’impose en Inde. « Dans la décennie à venir, ces plateformes pourraient devenir des opérateurs de paiement en Europe, éventuellement en partenariat avec des banques, qui assureraient alors le back-office (le traitement des à-côtés). Le risque pour elles serait de perdre la relation client au profit des Big Tech », prévient le gouverneur de la Banque de France (ibid.).

La sollicitude du gouvernement à l’égard de la finance agace par ailleurs Jézabel CouppeySoubeyran, économiste à l’université Paris I qui pointe « la consanguinité et les convergences d’intérêts entre les banques et l’État », nourries par les allers-retours de hauts fonctionnaires entre le public et le privé. Un des grands corps de l’Etat incarne cette osmose : l’Inspection générale des Finances, dont sont issus le patron de Société Générale, Frédéric Oudéa, le président de BNP Paribas, Jean Lemierre, et celui du Crédit Mutuel, Nicolas Théry, le numéro deux du Crédit Agricole, Xavier Musca. Ou encore les patrons des réseaux en France de BNP Paribas et de Société Générale, Marguerite Bérard et Sébastien Proto, tous sortis de la même promotion, qui est aussi celle du chef de l’État, Emmanuel Macron, passé par la banque d’affaires Rothschild. « Pouvoir et finance ont toujours été liés, en France, au cours de l’histoire, résume Jean-Pierre Jouyet, lui-même inspecteur des Finances, ancien directeur général du Trésor, de la Caisse des Dépôts et secrétaire général de la présidence de la République sous François Hollande. C’est lorsqu’il y a crise financière ou faillite bancaire que les pouvoirs politiques sont le plus en difficulté. Rappelons que la crise financière a fait tomber la monarchie au XVIIIe siècle. » (ibidem).

Résumons. Depuis plusieurs années l’État était considéré comme le problème (cf. la citation de Lecouturier, supra) ; c’est redevenu une partie de la solution. Les banques centrales devaient être indépendantes et limiter leur offre de monnaie : elles sont de fait sous l’autorité politique des États et créent de la monnaie comme jamais. Les chaînes de production devaient se mondialiser toujours plus, elles se régionalisent. La corporate governance avait enfermé l’entreprise dans l’obsession du rendement de court-terme, gouvernements, salariés et clients lui enjoignent désormais d’intégrer l’intérêt général dans son activité. Il n’est pas donc pas excessif de penser que la crise sanitaire a précipité le déclin de ce que d’aucuns appelaient le néo-libéralisme (Les Échos, le 5 mars).

– Quand, en juin 2020, Emmanuel Faber est parvenu à faire de Danone le premier groupe coté de taille mondiale à se doter du statut juridique d’entreprise à mission (il y en avait 18 en 2018, 88 fin 2020), le volontarisme du PDG avait ouvert de nouvelles perspectives aux réformistes sur une évolution possible du capitalisme puisque leur fixation sur la critique du néo-libéralisme les empêche, de fait, de critiquer le capitalisme. Dans cette optique, l’entreprise n’aurait plus pour unique horizon le retour sur investissement des actionnaires ; elle devrait parallèlement se fixer des objectifs sociaux et environnementaux ambitieux. Un objectif d’ailleurs approuvé par 99 % des actionnaires à l’époque (Les Échos, le 16 mars). Huit mois plus tard, la crise directionnelle que traverse le géant des produits laitiers et de l’eau en bouteille résonne comme un dur rappel du pouvoir des actionnaires sur les autres parties prenantes : consommateurs, fournisseurs et salariés. Le 1er mars, sous la pression de deux fonds actifs3 d’investissement, le conseil d’administration de Danone a réduit les responsabilités d’Emmanuel Faber, P.D-G du groupe. Des fonds qui certes semblent de plus en plus tenir compte d’enjeux éthiques ou environnementaux… s’ils continuent à rapporter 15 % un chiffre digne des années 1990 avec ses taux d’intérêts nettement plus élevés (Le Monde, le 4 mars). [La situation est quand même plus complexe puisqu’en une douzaine de jours la petite musique médiatique sur les vilains actionnaires a laissé place à un discours plus nuancé, NDLR]. En effet, il apparaît aujourd’hui (Le Monde, le 16 mars et Les Échos) que si les fonds activistes sont intervenus pour faire tomber le P.D-G, ce n’est pas à cause des retours sur investissement puisqu’une de ses dernières mesures a été d’augmenter les dividendes, mais parce que ce dirigeant aurait sacrifié la politique commerciale et la bataille des marques (par rapport à Nestlé par exemple) au profit d’une politique à la fois trop ambitieuse (des investissements aléatoires dans le « bio » aux EU qui n’ont pas donné les résultats escomptés) et trop financière (cf. l’annonce d’un plan de licenciements de 2000 salariés). Sans parler d’un virage post-Covid pour une stratégie local first (sic) dont la dénomination résume toutes les contradictions de ces grandes firmes mondialisées, mais dont le signifiant originel reste attaché au local et à la tradition (les eaux d’Evian, la verrerie française). En revanche, Libération, le 16 mars toujours, reste droit dans ses bottes : il n’y a pas de doute le P.D-G est victime des « fonds vautours » et de la mauvaise finance.

– Alors que le gouvernement a décidé de donner un sursis aux entreprises jusqu’en 2022 pour régler leurs arriérés et que d’après Bruno Le Maire, il ne sera pas question de taxer les revenus élevés ou le patrimoine pour financer la crise, il semblerait que les chômeurs n’aient pas droit à ce sursis puisque la première offensive post-Covid est déjà centrée sur la réforme des allocations chômage. Une initiative qui, comme bien d’autres au sein de ce gouvernement, sera court-circuitée par Macron lui-même, plus prudent sur la chose dans la perspective des prochaines échéances électorales. Les Anglais ne semblent pas vouloir suivre le même chemin puisqu’afin de préparer l’après-pandémie, le ministre britannique des Finances, Rishi Sunak, a annoncé mercredi deux hausses d’impôts. Il prévoit de geler de 2022 à 2026 les seuils à partir desquels l’impôt sur le revenu est dû, de quoi rapporter 6 milliards de livres sterling par an. Il compte aussi relever de manière spectaculaire le taux de l’impôt sur les sociétés. Il grimpera de 19 % à 25 %, mais pas avant 2023 pour laisser aux entreprises le temps de sortir des turbulences actuelles. Ceux qui voulaient l’abaisser pour envoyer au monde un message d’attractivité post-Brexit en sont pour leurs frais. Néanmoins, ce taux reste le plus faible parmi les pays membres du G7 affirme le ministre qui ne veut pas passer pour celui qu’il n’est pas (Les Échos, le 4 mars).

Temps critiques, le 23 mars 2021

  1.  – Nous avons signalé dans la note 3 du Relevé X en quoi des agrégats comme le PIB et surtout la balance commerciale avaient perdu de leur pertinence comme instrument de comptabilité nationale. En revanche, si l’on s’intéresse à l’emploi et tout particulièrement à l’emploi industriel, donc à la qualité de l’emploi ainsi qu’à son volume, l’Allemagne préserve son emploi industriel, qualifié et les filières qui vont avec (techniciens, ingénieurs et leur savoir-faire) dans la mesure où son Mittelstand reste exportateur. C’est vrai. L’Italie compte 220.000 entreprises exportatrices, l’Allemagne 300 000 et la France seulement 130.000. Pour être plus précis encore l’Allemagne exporte en valeur cinq fois plus de biens en Chine que la France. Ce déséquilibre entraîne forcément des conséquences sur une possible attitude commune des Européens vis-à-vis de la Chine ; et conduit à une perte relative de savoir-faire en France… aujourd’hui en partie importé. []
  2.  – Les entreprises semblent toujours aussi rétives au télétravail puisque 34 % d’entre elles n’ont pas mis en place le télétravail, selon une étude du ministère du Travail portant sur 1300 sociétés, et ce malgré un an d’appel du gouvernement pour adopter ce mode de travail en temps de crise sanitaire (Le JDD, le 21 mars). Il n’y a pas eu de dynamique de changement […] Des entreprises redoutent une baisse de productivité […] le télétravail suppose la confiance. », regrette Marie Buard, secrétaire nationale de la CFDT F3C (communication, conseil, culture). []
  3.  – Les fonds actifs ou activistes sont des fonds d’investissement qui visent à faire pression sur les dirigeants via les actionnaires de la société visée. « La plupart du temps, les activistes restent des actionnaires minoritaires (avec moins de 5 % des parts), ils ne sont donc pas représentés au Conseil d’administration, mais ils profitent des assemblées générales annuelles pour essayer de rassembler les voix d’autres actionnaires et contester certaines résolutions […] En France, les actionnaires sont souvent vus comme les bad guys (analyse Michel Albouy), alors si en plus vous ajoutez de l’activisme c’est carrément le diable ! Pourtant, comme l’indique une récente étude d’un professeur de Harvard (http//www.columbia.edu/wj2006/HFLTEffects.pdf), l’impact des actionnaires activistes sur la valeur de l’entreprise est loin d’être négatif sur le long terme. « Parfois, les actionnaires activistes peuvent même défendre des revendications sociales, comme ce fut le cas contre Nike et le travail des enfants », ajoute Michel Albouy (Les Échos, le 10 février 2016). À l’inverse, les fonds passifs (les plus nombreux, comme ceux de Soros, par exemple) ne cherchent pas à influencer la performance de l’entreprise ; ils suivent les indices boursiers, se portant ça et là en fonction de l’évolution du marché. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVII)

Le modèle capitalist(ique) allemand en question

Non seulement la crise sanitaire a rompu la ligne politique d’austérité allemande et ouvert à un plus grand interventionnisme de l’État par rapport à « l’économie sociale de marché », jusque-là préconisée (aujourd’hui plutôt dénommée « pensée ordolibérale »), mais elle a dévoilé d’autres faiblesses ou anomalies de son fonctionnement macro-économique. Jusqu’à là, le modèle capitalistique préféré des Allemands restait l’entreprise de taille moyenne non cotée, ou le grand groupe dont le capital est détenu majoritairement par une famille, censée exercer un management stable. « Il y a dans l’économie allemande une méfiance traditionnelle vis-à-vis des marchés financiers », explique Jan Pieter Krahnen, expert des crises financières à l’université de Francfort. « Contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, la Bourse allemande est peu développée, nos entreprises se financent le plus souvent par leurs banques. C’est ce qui explique pourquoi les autorités de contrôle des marchés sont relativement faibles. » L’affaire Wirecard sur le défaut de contrôle a en effet produit une césure. La frustration liée au scandale est d’autant plus grande que l’Allemagne produit bien des innovations de rupture, mais qui trouvent souvent un financement efficace… en dehors de la Bourse allemande. C’est le cas de BioNTech, un succès de la biotechnologie allemande, qui a réussi à sortir en quelques mois le premier vaccin contre le SARS-CoV2, à base d’une technologie révolutionnaire, l’ARN messager, procédé dont elle n’est pourtant pas à l’origine (cf. infra). Quant aux essais cliniques du vaccin, ils ont été menés par le groupe pharmaceutique américain Pfizer, avec qui les bénéfices sont partagés. « C’est une invention qui a profité des fonds publics dédiés à la recherche fondamentale allemande, mais dont les retombées financières profitent en grande partie aux Américains. Du point de vue macroéconomique, c’est absurde », déplore Siegfried Bialojan, spécialiste des biotechnologies au cabinet EY, en Allemagne (Le Monde, le 26 janvier). Si Berlin peut agir ainsi, à rebours de ses convictions traditionnelles, c’est aussi que la pression pour plus d’interventionnisme vient des milieux économiques eux-mêmes. Le BDI, la grande fédération industrielle allemande, a publié dès janvier 2019 une prise de position décisive sur la Chine. Il y qualifie pour la première fois le géant asiatique de « concurrent systémique » et appelle à renforcer la « souveraineté technologique » européenne face aux plates-formes américaines et chinoises (ibid.). « En Allemagne, si vous êtes une entreprise de taille moyenne, que vous réalisez un chiffre d’affaires entre 50 et 100 millions d’euros par an et que vous n’êtes pas coté en Bourse, il est très difficile de trouver des sources de financement privées », explique au journal Le Monde un porte-parole de la Deutsche Bank. « Si nous trouvons le moyen en Allemagne de transformer les conditions d’investissement de sorte que ces entreprises aient un meilleur accès au capital-risque privé, nous aurons fait un grand pas en avant. » La banque a constaté pendant la pandémie que le système adopté par l’État pour soutenir ses entreprises pouvait facilement être étendu au financement des technologies d’avenir. Bref, l’Allemagne découvre les vertus capitalistes du marché financier. [Une pierre dans le jardin de ceux qui ne parlent qu’en termes « d’économie réelle ». Avec cette nouvelle direction vers une politique industrielle, l’Allemagne démontre que la vieille distinction des années 1980-90 (cf. les thèses défendues par Albert puis Boyer) opposant le modèle capitaliste anglo-américain financiarisé et de court-terme d’un côté et le modèle allemand d’économie sociale de marché, industriel et de long-terme de l’autre est aujourd’hui remise en question par le procès de totalisation du capital, NDLR].

L’anti-modèle français. À partir d’un petit historique de l’industrie pharmaceutique.

En France, la souveraineté nationale en matière de médicaments s’est effritée dès les années 1950. Ce recul s’explique par les caractéristiques de l’industrie pharmaceutique dans l’Hexagone et par une politique publique réduite au contrôle des prix et à la surveillance sanitaire, sans réelle ambition industrielle. À la différence des firmes pharmaceutiques britanniques, allemandes et nord-américaines, les entreprises françaises étaient éloignées de la recherche académique1 et surtout, la relation avec les laboratoires universitaires dépendait plus de relations interpersonnelles que d’un modèle d’organisation. Dès 1945, l’État a bien tenté un rapprochement forcé entre Institut Pasteur, CNRS et entreprises pharmaceutiques pour organiser la production d’antibiotiques et se défaire de l’emprise américaine, mais sans succès. Dans les années 1950, les capacités de recherche et développement (R-D) des laboratoires français sont en situation d’infériorité. Des années 1950 jusqu’aux années 1980, les différents gouvernements privilégient le contrôle du prix des médicaments pour ne pas accroître davantage les charges de l’Assurance maladie. Faute de ressources propres, les entreprises françaises ne peuvent pas investir dans la R-D : elles préfèrent développer des copies et négocier des licences d’exploitation avec des laboratoires étrangers. Enfin, les procédures d’autorisation de mise sur le marché ne prennent guère en compte la dimension innovante des nouveaux produits puisqu’elles allongent le temps de mise sur le marché si on compare aux procédures des pays similaires. À partir des années 1980, l’industrie pharmaceutique s’internationalise pour répondre à la surenchère des moyens nécessaires à la R-D. La financiarisation du secteur et la création des premières sociétés de biotechnologie font émerger des firmes transnationales, et font disparaître, en deux décennies, les acteurs historiques français à l’occasion d’opérations de fusion/acquisition et d’alliances. Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique française est dominée par ces grands groupes transnationaux, auxquels il serait difficile d’imposer une ambition industrielle nationale. Certes, des incitations à localiser en France les activités de recherche, comme le crédit d’impôt recherche ou la volonté de promouvoir la filière des médicaments issus des biotechnologies, témoignent d’une volonté de renforcer l’attractivité du secteur pour les investisseurs. Mais à l’échelle des géants de la pharmacie, ce sont surtout des opportunités à saisir, sans impact majeur sur leurs stratégies de développement. (Sophie Chauveau a été enseignante en histoire des sciences et des techniques, in Le Monde, le 8 février).

À l’origine, le secteur pharmaceutique est inclus dans l’industrie chimique avant que la tendance en vienne à un recentrage sur le cœur de métier pour l’éclosion de champions nationaux. C’est ainsi que le chimiste français Rhône-Poulenc fusionne en 1999 sa branche pharmacie avec celle du chimiste allemand Hoechst (qui a auparavant racheté le français Roussel-UCLAF) pour créer Aventis et que Sanofi, branche pharmacie d’Elf créée en 1973 et entrée en Bourse en 1980, achète Synthélabo, filiale pharmaceutique de L’Oréal, en 1999, puis Aventis en 2004. Le modèle économique de l’industrie pharmaceutique s’est transformé, passant d’un objectif de santé publique — mettre au point des médicaments soignant le plus grand nombre possible de maladies et de gens contrôlé par la Sécurité sociale — à des objectifs de rentabilisation financière des investissements incluant de gros dividendes aux actionnaires2. De fait il s’est premièrement fait un tri entre les activités, des plus rémunératrices à celles qui le sont le moins – Sanofi est ainsi passé du diabète à l’oncologie et l’hématologie) et deuxièmement il s’agit d’axer le développement de la recherche là où la firme peut espérer les prix les plus élevés, à savoir aux États-Unis et en dehors d’un système tel celui de la Sécurité sociale à la française qui surveille à la fois le caractère innovant des produits et leur prix bas3. La finalité pour la grande entreprise devient la production des « blockbusters » (molécules dont le chiffre d’affaires dépasse le milliard d’euros). Ainsi, le principal actif du laboratoire pharmaceutique français, le Dupixent, a joué le rôle de locomotive dans les résultats financiers 2020 du groupe présentés vendredi. Les ventes de ce « blockbuster », un médicament utilisé dans le traitement de la dermatite et de l’asthme, sont en hausse de 74. Cette progression a largement contribué à l’essor du chiffre d’affaires, qui affiche un gain de 3,3 % à taux de changes constants. Les dépenses annuelles de R-D des firmes pharmaceutiques américaines ont augmenté de 7,4 % entre 2003 et 2007, puis de 8,9 % entre 2013 et 2017, alors qu’elles ont augmenté pour les firmes européennes que de 5,8 % et de 3 % respectivement sur les mêmes périodes. Les coûts en R-D sont par ailleurs grandissants parce qu’on est dans une période de transition technologique entre la chimie, la biologie et la génomique. Un médicament innovant sur deux est aujourd’hui issu des biotechnologies. C’est la qualité de la recherche fondamentale qui conditionne les chances de succès du processus d’innovation. Les grandes entreprises externalisent donc la recherche vers des start-ups spécialisées (car elles sont incapables de prendre des risques sur plusieurs projets à la fois), plus compétentes en biotechnologies (surtout que leur métier d’origine en était très éloigné) avant de les racheter. Le gros de leurs dépenses est donc plus axé sur le marketing et le lobbying que sur la recherche fondamentale qu’elles abandonnent aux start-ups. C’est d’ailleurs le cas de Sanofi. Une complémentarité plus qu’une concurrence donc. Ces dernières, pour innover doivent utiliser le capital-risque pour leur financement [d’où une financiarisation de la production aux deux bouts de la chaîne : en amont de la production avec le capital fictif et en aval avec la course à l’actionnaire et à sa satisfaction pécuniaire, NDLR]. Ce capital-risque étant beaucoup plus développé en Amérique qu’en Europe4, CQFD (cf. Nathalie Coutinet, enseignante en économie au Centre d’économie de l’Université Paris-Nord, in Le Monde, le 8 février).

Recherche et santé

 la France a été pionnière en génomique. De Jacques Monod, découvreur de l’ARN messager, à Emmanuelle Charpentier en passant par Jean Dausset, la France dispose des trois Prix Nobel qui ont charpenté la recherche génomique mondiale. [On pourrait dire qu’il n’y a donc pas de « retard » dans la recherche fondamentale sauf que certains de ces chercheurs sont amenés à s’exiler pour trouver de bonnes conditions (cf. Charpentier), NDLR]. Mais les difficultés apparaissent au niveau de la recherche appliquée où la France se situe à la 32e position du classement Collaboration Université-Industrie en R-D de la Banque mondiale en 2016 lorsque la Suisse, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne occupent respectivement les 1re, 4e, 6e et 8e positions5. Mais la situation serait en train d’évoluer avec la mise en place d’une politique publique (création d’une société d’accélération de transfert de technologie, SATT) qui permet de lier recherche universitaire et start-up. Ainsi, en 2019, l’INSERM était le premier déposant de brevets pharmaceutiques et le troisième en biotechnologie à l’Office européen des brevets. Le nombre de demandeurs de brevets français en biotechnologie a augmenté de 12 % entre 2018 et 2019. Mais cela n’empêche pas des manques flagrants liés à une désindustrialisation ; ainsi, l’entreprise française de biotech Yposkesi devrait être rachetée par un groupe coréen faute d’avoir trouvé un industriel français sur lequel s’appuyer.

– Toutefois, le Conseil d’analyse économique (CAE), une structure rattachée aux services du Premier ministre, a relevé qu’entre 2011 et 2018, les crédits publics alloués à la R-D en matière de médicament ont baissé de 28 %. Durant la même période, ils ont progressé de 11 % en Allemagne et de 16 % aux États-Unis et ceci dans un secteur où les coûts en R-D ont été multipliés par 3 depuis 2003. Aux États-Unis, 82 % du capital des biotechs viennent des fonds nationaux, contre 11 % en France.

– La stratégie du labo (Sanofi) en échec dans la lutte contre le Covid doit-elle être remise en question ? Les vaccins ne représentent que 16 % du chiffre d’affaires et 18 % des bénéfices réalisés par le labo français. Son activité s’exerce également dans les produits de santé grand public ou dans les traitements de maladies chroniques comme le cholestérol ou le diabète. Or Sanofi doit composer avec la concurrence des autres labos et la politique de santé des États. L’augmentation des dépenses de santé, due notamment au vieillissement de la population, conduit les systèmes d’assurance maladie à être de plus en plus restrictifs dans les remboursements des soins (Libération, le 30 janvier). Un nouveau plan d’économies, de 2 milliards d’euros voit le premier laboratoire français arrêter la recherche sur le diabète et les maladies cardiovasculaires. Le tout alors que le chiffre d’affaires 2019 était encore en hausse, à 36,1 milliards pour des profits de 7,5 milliards. D’après les responsables CGC et CFDT les suppressions de postes prévus dans la R-D ne concernent pas la branche vaccin et sont indépendantes de l’échec sur le Covid. La CGT a une vision plus globale et parle d’un manque de connexion dans les divers secteurs qui ne se résume pas à une guerre des chiffres sur les transferts de compétence entre sites avec vases communicants. Pour finir, le groupe vient de céder la firme américaine Regeneron spécialisée dans les maladies de peau au Suisse Roche afin de se refinancer.

– Cruelle vérité ? Alors que beaucoup rejettent sur Astra-Zeneca ou les négociateurs européens le retard des livraisons de vaccin, les retards de production sont surtout la marque du sous-investissement dans les industries de santé en Europe ces vingt dernières années. La faible productivité d’Astra-Zeneca sur le continent contraste avec ses capacités en Inde, notamment. Pfizer et Moderna sont confrontés à la difficulté de produire à très grande échelle des vaccins à ARN messager, une technologie pour laquelle les sites restent rares en Europe. Et qui en France souhaitait jusqu’alors accueillir de telles usines classées Seveso ? (Les Échos, le 3 février). « Le sujet est trop grave pour laisser les brevets aux mains d’intérêts privés », clament haut et fort plusieurs élus du Parti communiste, dont son secrétaire national, Fabien Roussel, qui réclame la « réquisition » des usines (Le Monde, le 9 février) (mais de quelles usines parle-t-il ? [NDLR]).

Une insuffisance dans la production donc, plus que dans la recherche où dans ce secteur ce sont plutôt les petites biotechs qui souffrent d’un soutien moins important qu’en Allemagne, par exemple, mais cela n’empêche pas une centaine de solutions contre le Covid d’être en cours actuellement en France, mais à partir d’une autre technique que celle de l’ARN pour des vaccins de seconde génération qui devraient être plus résistants aux variants (Les Échos, le 4 février). Le fonds d’investissement Bio Discovery a multiplié par 25 ses investissements en Europe dans un secteur pourtant très risqué où, d’après les spécialistes, seul un projet sur 10 est couronné de succès (ce qui justifierait, pour les investisseurs, le niveau élevé exigé de retour sur investissement (15 % au lieu des 5 % en moyenne dans d’autres secteurs).

Crise sanitaire, science et décision politique

Pour Antoine Vauchez6, in Le Monde, le 1er février), affectant l’ensemble des domaines de l’action publique et la totalité des administrations, la crise due à l’épidémie de Covid -19 met à l’épreuve la capacité de l’État à être le lieu où se construit une réponse unitaire, légitime et efficace au croisement d’enjeux sanitaires, économiques, scientifiques, logistiques, sociaux, culturels, éducatifs, etc. La tâche, difficile en soi, l’est plus encore dans un contexte où les services publics (santé, éducation, recherche) sont fortement affaiblis par des années de politiques de réduction des coûts. Mais elle est rendue plus ardue encore par le fait que l’État s’est considérablement complexifié sous l’effet d’un mouvement d’« agencification » de l’action publique, qui a conduit à multiplier les ilots bureaucratiques autonomes (Santé publique France, Haute Autorité de santé, Anses, ANSM…), augmentant d’autant les coûts de coordination de l’action publique. Dans un contexte où les gouvernements peinent à trouver une prise sur des États dont ils sont censés être les animateurs, la politique macroniste s’appuie sur le court-circuitage (ou la mise sous pression) des espaces de coordination, d’évaluation et de contrôle de l’État. Elle trouve sa source dans l’éthos anti-bureaucratique aujourd’hui propre aux fractions les plus néolibérales des grands corps de hauts fonctionnaires, qui voient dans les administrations elles-mêmes un frein et un problème potentiels pour la conduite de l’action publique. [ici Vauchez va plus vite que la musique car cet « éthos anti-bureaucratique » se heurte constamment… au bureaucratisme hérité de la forme nation et jacobine de l’État comme on peut le voir dans le pouvoir pris par les ARS ; un pouvoir dénoncé justement par des personnes classées parmi les « conservateurs » comme on peut le lire dans Le Monde du 9 janvier avec l’articledeChantal et Jean-Philippe Delsol, NDLR] et elle se développe dans une politique législative placée sous le sceau de l’efficacité « quoi qu’il en coûte » : le développement massif des ordonnances, le recours de plus en plus fréquent aux cabinets de conseil privés pour échafauder les projets gouvernementaux, l’usage quasi systématique de la procédure accélérée au Parlement et des réformes qui, au nom des « lenteurs » et des « immobilismes » de l’État, multiplient les procédures dérogatoires ou accélérées. Une voie qui fait porte-voix quand elle est répercutée à longueur de colonnes dans des journaux comme Le Figaro ou Les Échos.

Le pilotage gouvernemental de la crise du Covid -19 s’inscrit, au risque du tête-à-queue, dans ce sillage, qui voit toutes les agences et comités précisément créés au nom de l’efficacité de l’action publique aujourd’hui court-circuités par de nouvelles structures au service d’un gouvernement de crise : le conseil scientifique, créé le 11 mars 2020, le comité analyse, recherche et expertise (CARE), formé le 24 mars 2020, ou encore le conseil vaccinal des 35 citoyens tirés au sort, et le conseil de défense, désormais érigé en conseil des ministres bis. D’où, aussi, le déploiement des cabinets de conseil tout au long de la chaîne de la décision publique – depuis la cellule interministérielle de tests à la task force sur les vaccins et autres « unités Covid-19 » dont se sont dotés les ministères –, s’insérant ainsi au plus près de ce qui est traditionnellement compris comme le cœur de l’action de l’État et du travail gouvernemental : le pilotage stratégique, le benchmark (« comparaison ») international, la construction des systèmes d’information, la capacité logistique, le suivi de la qualité et de la rapidité d’exécution, etc.

Cette stratégie du court-circuit a cependant un coût, des biais et des effets pervers. D’abord, parce qu’au nom de la construction d’une capacité à gouverner à distance, c’est une nouvelle strate d’opérateurs publics et privés qui vient s’intercaler entre les ministères et les professionnels des services publics – générant chevauchements de compétence et incertitudes quant aux rôles et responsabilités de chacun dont les commissions d’enquête des deux assemblées ont pointé les effets déstabilisants tout au long de la chaîne de la décision publique. Elle contribue ensuite – et ce n’est pas le moindre des paradoxes – à faire advenir ce qu’elle critique, à savoir l’incapacité des structures et des agents de l’État à être le lieu de construction d’une stratégie, d’une expertise et d’une efficacité logistique. Ce qui n’est du reste pas propre à la France, puisque c’est l’ensemble des États occidentaux (États-Unis et Royaume-Uni en tête) qui sont semblablement marqués par une dépendance croissante à l’égard de multinationales du conseil qui, à l’image de McKinsey, ont acquis une expertise internationale et intersectorielle de la gestion de la crise du Covid -19 et se sont imposées dans un rôle de conseil aux dirigeants politiques qu’aurait pu jouer, en d’autres temps, une organisation publique internationale telle que l’Organisation mondiale de la santé.

Enfin, le face-à-face qui se construit avec les cabinets de conseil double la clôture des cercles dirigeants et leur coupure à l’égard des acteurs de terrain (personnels soignants, maires, enseignants, etc.). Ce n’est pas seulement que les dirigeants des cabinets de conseil sont eux-mêmes souvent issus des mêmes grands corps ou cabinets ministériels, mais c’est surtout qu’ils sont obnubilés par la vision technocratique et centralisée construite sur la valorisation de la tâche noble d’un « pilotage stratégique », à distance et vertical. Aux dépens de la concertation avec les usagers (réduits à la figure managériale de l’« acceptabilité sociale » comme on peut encore le voir avec aujourd’hui avec la gestion de la décision ou de la non-décision d’un possible troisième confinement), les professionnels des services publics et les élus locaux, dont on a pu voir le désarroi et le sentiment d’inutilité à chacune des différentes phases-clés de la gestion de crise (Antoine Vauchez, ibid.).

– La bataille des agences est aussi un signe de ce mille-feuille technocratique qui a fait polémique autour de la deuxième dose de vaccin : la Haute autorité de la santé (HAS), dans son avis du 23 janvier, dans le prolongement des avis de Santé publique France (SPF), préconise « le report de la deuxième dose à six semaines, pour les deux vaccins à ARN, afin d’accélérer l’administration de la première dose aux personnes les plus vulnérables, dans l’ordre de priorité préalablement établi par la HAS ». En effet, dans un contexte où le nombre de doses est limité, l’option de retarder de vingt et un à quarante-deux jours pourrait permettre en France, selon la HAS, la vaccination de 700 000 personnes supplémentaires de plus de 75 ans en un mois, au rythme de 100 000 doses/jour. Mais malgré ces avis, malgré le choix de nos voisins, le ministre de la Santé a annoncé, lors d’une conférence de presse le 26 janvier, la décision de ne pas suivre les recommandations de ces agences. Les positions du comité vaccin et du conseil scientifique semblent avoir pesé en ce sens. Alors que les arguments de la HAS en faveur de l’allongement du délai entre les doses sont exposés dans un avis public, les arguments contre cet allongement ne sont, eux, pas exposés. « Je fais le choix de la sécurité », a indiqué Olivier Véran. Est-ce à dire que nos trois agences sanitaires nationales sont exagérément portées à la témérité ? Les pouvoirs publics ont sans cesse appelé à la transparence, tout en donnant à chaque occasion les preuves de l’opacité croissante des processus de décision (cf. François Bourdillon ancien directeur général de SPF, in Le Monde, le 1er février).

– Dans le relevé précédent, nous avons parlé du rôle des 4 cabinets privés américains dans la logistique de gestion de crise et particulièrement de Mc Kinsey (« la firme ») et le Mag du journal Le Monde du 6 février présente une étude sur le sujet. Mais on retrouve les mêmes pratiques avec les partenariats entre Bpifrance et Amazon. Le thème de la souveraineté est au cœur des liens entre la structure publique et l’américain. Pour la sénatrice UDI de l’Orne Nathalie Goulet, « l’État est un peu schizophrène ; d’un côté, il aide massivement les entreprises françaises à surmonter la crise liée au Covid19 et de l’autre, il fait appel à Amazon pour stocker des données sensibles de sociétés et pour les former à la numérisation » (Le Monde, le 8 février). Le message envoyé par Bpifrance est doublement problématique : il sous-entend que la solution et la compétence numérique seraient celles d’Amazon, et que la numérisation des commerces et des TPE-PME passerait par les marketplaces américaines », avait déjà dénoncé, dans une tribune au Journal du dimanche, parue fin 2020, Pierre Bonis, le directeur général de l’association des noms de domaines Internet français Afnic (ibid.)

Interlude

– Just a joke : les choix de Trump enfin reconnus (sans trop de bruit toutefois) à leur juste valeur ! L’Allemagne va devenir le premier pays européen à utiliser le traitement expérimental à base d’anticorps monoclonaux administré début octobre à Donald Trump, a annoncé dimanche le ministre de la Santé, Jens Spahn. Le gouvernement a acheté 200 000 doses pour 400 millions d’euros de ce sérum, qui fonctionne comme une « vaccination passive », sans solliciter le système immunitaire, et bloque la pointe du virus lui permettant de s’attacher aux cellules humaines. Cela pourrait aider des malades à haut risque à éviter une évolution plus grave (Les Échos, le 25 janvier).

– Du Figaro (28 janvier), ce constat : « Les Français approuvent l’idée d’un troisième confinement, mais pas les restrictions qui vont avec. » Des deux nouvelles laquelle est fake ?

– Olivier Véran, le ministre de la Santé, déclare, à propos de l’éventualité d’un nouveau confinement (le Journal du dimanche 31 janvier) : « Le danger auquel nous faisons face est possible, voire probable ». C’est connu que gouverner c’est prévoir !

Les États-Unis et « L’argent hélicoptère »

2000 $ par américain en 2021 : avec Biden la manne dépasse largement les 600 $ sous Trump (Ioanna Marinescu, enseignante d’économie à l’université de Pennsylvanie, Libération le 26 janvier). Le choix d’urgence de la nouvelle administration a donc revêtu l’aspect d’une forme particulière d’argent « hélicoptère » pour… les 90 % des moins riches. [On a là une réponse du pouvoir aussi inconséquente que la position qui, au début des années 2000, énonçait que s’attaquer aux 10 % des plus riches constituait la voie de sortie du capitalisme. Dans les deux cas, nous sommes dans un anticapitalisme de pacotille ; mais si certains peuvent croire que s’attaquer aux 10 % les plus riches peut changer quelque chose qui croira qu’il y a 90 % de pauvres ? Biden a semble-t-il le sens de l’ouverture au risque de nous donner une nouvelle version inversée de la « Grande Société » de Johnson, tout le monde classes moyennes du haut devenant classes moyennes du bas. Eh bien non, il y a bien une accentuation des inégalités de salaires. Aujourd’hui les bas salaires sont considérés par le patronat ou l’administration comme tellement élevés en regard de leur productivité qu’ils sont perçus comme des coûts insurmontables économiquement au moins dans les pays où les charges sociales sont élevées, particulièrement pour les PME qui sont pourtant les premières pourvoyeuses d’emplois. Mais même dans ceux où ce n’est pas le cas comme aux États-Unis, la tendance n’est pas à cette augmentation, mais à la lutte contre le chômage par le développement des petits boulots. Si bien qu’on assiste à des transferts d’entreprises vers les États où les salaires sont les plus faibles parce que sans tradition industrielle ni syndicale. D’où une distorsion entre salaires suivant les régions qui vient se rajouter aux autres inégalités, une croissance générale de celles-ci et plusieurs niveaux de marché du travail suivant la plus ou moins grande régulation en place, NDLR].

 Biden et ses conseillers en sont quand même conscients puisque leur second projet vise à porter le salaire minimum fédéral à 15 euros (équivalent $) car à l’heure actuelle, il est tombé à un niveau si bas : 7,25, qu’il ne concerne plus réellement que 2 M de salariés alors que possiblement il pourrait concerner 20 M de personnes avec le nouveau taux horaire (en référence, il faut savoir que le salaire minimum moyen actuel est à 11,80). Il a pour ambition de protéger les nouveaux salariés des nouvelles régions sans tradition ouvrière ni syndicale, aujourd’hui grosses pourvoyeuses de « travailleurs pauvres »7 (Les Échos, le 26 janvier). Pour, l’économiste Larry Summers, ancien de l’administration Obama il a l’espoir d’une présentation, ces prochaines semaines, d’un grand plan d’investissement dans les infrastructures par la Maison-Blanche. « Je pourrais soutenir un montant plus élevé pour une relance. Mais une partie substantielle du programme devrait être consacrée à la promotion d’une croissance économique durable et inclusive pour la décennie et au-delà, et non simplement au soutien des revenus cette année et la prochaine » (Les Échos, le 9 février)

La dette encore

– Si la dette ne doit pas être remboursée à court terme et qu’actuellement les pays riches s’endettent à des taux qui n’alourdiront pas notre la d’intérêt, pourquoi se battre pour obtenir de la BCE qu’elle tire un trait sur les titres d’État qu’elle détient ? (cf. Anton Brender, in Les Échos, le 4 février et une tribune publiée dans Le Monde, le vendredi 5 février, par 150 économistes qui prône une solution radicale : l’annulation de 2 500 milliards d’euros de créances.). Pour lui, il vaudrait mieux profiter de la situation (la crise sanitaire qui a activé la « clause de sauvegarde ») pour ne plus retourner aux accords de Maastricht quant aux limites de politique budgétaire et d’endettement public qui sont des perspectives du passé et dépassées. Bien sûr cette position d’économiste ne peut être défendue par Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne (BCE) pour qui l’annulation de la dette Covid -19 est « inenvisageable » et serait « une violation du traité européen qui interdit strictement le financement monétaire des États », a-t-elle souligné, dans le Journal du dimanche du 7 février où elle rappelle les principes du traité de Lisbonne sur l’indépendance de la BCE vis-à-vis des États membres. « Cette règle constitue l’un des piliers fondamentaux de l’euro, a expliqué Christine Lagarde dans l’hebdomadaire français. « Si l’énergie dépensée à réclamer une annulation de la dette par la BCE était consacrée à un débat sur l’utilisation de cette dette, ce serait beaucoup plus utile ! À quoi sera affectée la dépense publique ? Sur quels secteurs d’avenir investir ? Voilà le sujet essentiel aujourd’hui. » Une position reprise à son compte telle quelle par J. Quatremer le correspondant de Libération à Bruxelles, le 8 février où il parle de « débat lunaire » à propos de celui autour de la dette. Mais pour les économistes de la tribune du 5 février, « L’Europe ne peut plus se permettre d’être systématiquement bloquée par ses propres règles ».

– « Lunaire » ou pas le débat bat son plein y compris parmi les responsables ou ex-responsables des grands organismes internationaux. Ainsi, pour Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI : « S’engager à arrêter inconditionnellement les déficits en 2022 serait une erreur. Le danger c’est que l’on refasse ce qu’on a fait en 2010-2011, à savoir essayer de réduire tout de suite la dette. Mais la plupart des gouvernements ont appris leur leçon, le ratio de dette publique rapporté au PIB n’a en tout cas aucun sens. Je le pensais déjà avant la crise, et le critère européen du seuil d’endettement de 60 % du PIB est parfaitement inopérant. Avoir une dette à 60 % avec un taux d’intérêt à 10 % est une politique dangereuse, avoir la même dette avec un taux de 0 % ne pose aucun problème. Ce qui compte c’est la charge d’intérêts, donc le produit du niveau de dette et des taux d’intérêt. Dans la situation actuelle, la dette a augmenté, mais les charges d’intérêts ont baissé. L’endettement est donc parfaitement soutenable. Historiquement, la diminution du poids de la dette publique est venue plus de l’inflation que de la croissance réelle. Mais il n’y a pas besoin de hausses d’impôts à partir du moment où le taux d’intérêt sur la dette reste inférieur au taux de croissance de l’économie. Le poids de la dette diminuera lentement certes, mais il baissera (Les Échos, le 27 janvier).

Pour entrer dans le mécanisme plus technique de la dette de l’État, il faut savoir que celui-ci pratique deux types d’emprunts : des emprunts à long terme sur une période de deux à cinquante ans : les obligations assimilables au Trésor (OAT)8. Et pour boucher les trous imprévus, ou encore faire face aux urgences, il est fait appel aux bons du Trésor à taux fixe (BTF). Des financements à court terme qui doivent être remboursés en un an maximum. Ce sont justement ces emprunts à court terme qui ont explosé depuis le début de la crise sanitaire9. Ils ont été multipliés par cinq. Pour le moment à l’agence France Trésor qui gère tout cela la solution privilégiée est celle du « cantonnement »  de la dette qui aboutit à isoler la dette spécifique due à ce choc « extérieur » conjoncturel, de la dette structurelle et donc de différencier aussi les modes de remboursement.

Pour les « économistes atterrés » la dette publique est soutenable contrairement aux arguments gouvernementaux ou du directeur de la Banque de France qui disent que c’est engager les générations futures et qu’il faut donc faire des réformes d’austérité et reprendre la réforme des retraites (cf. les déclarations récentes de Le Maire). En effet, pour l’économiste atterré Eric Berr, enseignant à l’université de Bordeaux(Libération le 1erfévrier) : « l’État français, hors périodes de récession sévère, enregistre un excédent budgétaire si l’on enlève les dépenses d’investissement. L’État s’endette donc pour investir, pour préparer l’avenir, pas pour faire n’importe quoi ! » De plus les taux zéro actuels permettent de cibler ces investissements d’abord dans les secteurs dont les manques ont été rendus visibles par la crise sanitaire (hôpitaux, secteur de la recherche) ensuite pour des politiques de transition énergétique et écologique. Berr remet en valeur les politiques de relance par la demande avec le rôle fondamental de l’investissement public et son effet « multiplicateur10 ». Mais même pour le directeur de l’observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Xavier Ragot : « Non, on ne s’endette pas auprès des générations futures », avance-t-il : « On s’endette auprès des générations actuelles, mais on rembourse aux générations futures à qui on paiera les taux d’intérêt. » Pour les générations futures, l’enjeu serait donc celui de la redistribution puisque certains recevront les intérêts de la dette et d’autres acquitteront des impôts pour les payer » (Les Échos, le 2 février).

« La vision des économistes néolibéraux est que la dette publique doit être gérée comme celle d’un ménage ou d’une entreprise. Or les deux n’ont rien à voir car l’État, lui, a une durée de vie infinie. S’il emprunte 100 euros à dix ans à 2 %, il va payer 2 euros d’intérêt tous les ans pendant dix ans. Et à la fin des dix ans, il doit rembourser 100. Mais s’il ne les a pas, il peut réemprunter 100 pour rembourser cette première somme, avec un nouveau taux d’intérêt. C’est cela, « faire rouler » sa dette. Jamais l’État ne remboursera l’intégralité de sa dette, alors qu’un ménage doit le faire. L’État doit seulement être en mesure de payer les intérêts de sa dette afin de garder la confiance de ses créanciers » Kerr, ibid.). Le problème est donc plutôt aujourd’hui, celui de la dette privée qui peut déboucher sur un multiplicateur, mais négatif cette fois.

Banque centrale et intervention macro-économique

Les banques centrales des pays de l’OCDE veulent de plus en plus sortir de leur rôle traditionnel (assurer la stabilité des prix) pour intervenir sur l’économie réelle [laissons dire ici l’économiste P. Artus, Les Échos, le 28 janvierqui pense qu’il y a une « économie irréelle, sous-entendu la finance par rapport à l’économie réelle11 », NDLR]. Il s’agit d’abord d’une influence macroéconomique : réduction du chômage et réduction de l’inflation. La Réserve fédérale américaine a clairement annoncé qu’elle voulait amener le taux de chômage à un niveau très bas pour réduire les inégalités, en particulier en réduisant le taux de chômage des minorités (noirs, hispaniques). Elle utilise pour cela ce qu’on a appelé la politique de la surchauffe : soutenir la demande alors que le taux de chômage est déjà très bas pour amener de nouvelles personnes sur le marché du travail, pour pousser les entreprises à devenir plus efficaces, puisqu’il faut qu’elles produisent davantage pour satisfaire la demande alors que le marché du travail est déjà tendu. Cette politique a clairement été mise en place, avec succès, aux États-Unis depuis 2016. Nous l’avons déjà souligné dans le relevé précédent tout ceci pose d’abord un problème institutionnel et politique dans un régime démocratique. Les choix d’investissement public, de soutien à certains secteurs d’activité ou à certains types d’investissements (comme ceux dans la transition énergétique) doivent être faits par le Parlement, pas par la banque centrale. Soit la banque centrale fait des choix qui ne sont pas validés par les Parlements, et il y a problème de démocratie, « dictature » de la banque centrale ; soit la banque centrale suit les injonctions du Parlement, et elle perd son indépendance. Il se pose ensuite la question de l’utilité de l’intervention de la banque centrale. Si des investissements publics ou privés sont rentables, efficaces, ils peuvent être sans danger financés par la dette publique, puisque la rentabilité des investissements est supérieure au coût de la dette. On ne voit pas alors pourquoi il faudrait un financement monétaire de ces investissements par la BCE, ni le maintien de taux d’intérêt anormalement bas. Le cas le plus intéressant est alors celui d’investissements générant de fortes externalités positives et dont la rentabilité économique est faible. Il s’agit par exemple d’investissements dans la transition énergétique. Il est alors légitime que la banque centrale contribue à l’intermédiation des externalités, par exemple, en refinançant à ces conditions privilégiées les créances (obligations, crédits) qui correspondent à ces investissements. Il faut ensuite regarder la question de la disponibilité de l’épargne pour financer les investissements nécessaires. Les États-Unis, par exemple, ont une insuffisance notoire d’épargne. Si la banque centrale met en place un programme d’« helicopter money » (création monétaire qui finance des dépenses des ménages ou des entreprises) pour financer des investissements supplémentaires, ce qui est parfois réclamé, il y aura hausse de l’investissement sans hausse correspondante de l’épargne. D’où déséquilibre extérieur, accumulation de dette extérieure, et risque de crise de balance des paiements, de l’endettement extérieur : la création monétaire allouée au financement d’un investissement ne résout pas le problème d’insuffisance d’épargne. [ce n’est pas le cas de pays à forte épargne comme l’Allemagne, ce qui explique d’ailleurs ses réserves sur l’intervention de la BCE en ce domaine, NDLR]

France, mondialisation et… désindustrialisation ?

– Un rapport à relativiser, car si les chiffres du commerce extérieur montrent un déficit grandissant, la France est parmi les grands pays européens celui dont les entreprises industrielles ont le niveau le plus élevé d’emplois à l’étranger rapporté aux emplois industriels domestiques », écrit le député Thierry Michels, dans un rapport sur la politique industrielle publié la semaine dernière. Les ventes des filiales étrangères des groupes industriels français pèsent deux fois plus que nos exportations industrielles, alors que ce ratio est de moins de 1 pour l’Allemagne et l’Italie.

– Dans le même ordre d’idée, en 2019, le flux des investissements directs français à l’extérieur des frontières était de 34,5 milliards d’euros, contre 30,2 milliards pour les capitaux étrangers arrivés dans notre pays, selon la Banque de France.

– Nous avons vu dans le relevé XVI que les investissements s’étaient plutôt maintenus à un niveau correct pendant la crise sanitaire (toutefois encore en cours) si on compare avec la crise financière de 2008. Il n’en est pas de même pour les investissements directs à l’étranger (IDE) qui ont chuté de plus de 40 % par rapport à 2019 (Les Échos, le 26 janvier). L’Inde (+13 %) surtout dans le numérique et la Chine (+4) restent positives.

– Quant aux mesures de protection de Carrefour par rapport à son possible acquéreur canadien Couche-tard elles ne sont pas une exception française. Ainsi, si ni le Royaume-Uni ni les Pays-Bas ne disposent à l’heure actuelle d’un tel régime de contrôle, de telles restrictions sont également présentes dans les réglementations de plusieurs grands pays européens, en Allemagne, en Italie et en Espagne où le cadre légal qui fait référence respectivement à l’approvisionnement alimentaire, la filière d’approvisionnement agroalimentaire et la sécurité alimentaire, est suffisamment large pour imposer une autorisation préalable (Les Échos, le 2 février).

Covid et pauvreté globale : un retournement historique

À l’horizon 2030, la visée, établie par l’ONU en tant que premier des objectifs du développement durable (ODD), consistait à mettre fin aux formes extrêmes de pauvreté dans le monde. L’optimisme prévalait depuis une vingtaine d’années. La pauvreté régressait (1,7 milliard d’individus en 1997, moins de 650 millions projetés en 2019). L’épidémie de coronavirus et ses conséquences économiques changent la donne. Selon les estimations de la Banque mondiale, plus de 100 millions de personnes seraient venues, en 2020, grossir les rangs de cette extrême pauvreté. Mais ce pourrait être jusqu’à un demi-milliard selon des approches alternatives de la pauvreté, mesurée en conditions de vie. Les observations sortent renforcées lorsque d’autres indicateurs, tels l’indice de développement humain (IDH), qui agrègent les trois dimensions du niveau de vie, de l’état de santé et de l’éducation sont mobilisés. Cet IDH, pour la première fois depuis son établissement en 1990, baisse significativement en 2020. Les progrès du passé récent s’effacent. La crise du Covid-19 a assurément marqué un coup d’arrêt. Selon le contenu et l’intensité de la reprise économique, il s’agira de voir si cette crise n’aura alimenté qu’un à-coup ponctuel ou si, au contraire, elle aura enclenché un revirement intégral. Quant aux prévisions d’une quasi-éradication de la pauvreté à l’horizon 2030, elles ne sont plus à l’ordre du jour (Les Échos, le 9 février).

  1.  – Alors qu’aujourd’hui, les start-ups sont créées dans la proximité des centres universitaires de recherche fondamentale. []
  2.  – Sanofi garantit un niveau moyen de versement de dividende stable sur plusieurs années indépendamment de l’exercice en cours [Cette décision prise ex ante est aujourd’hui assez courante pour les grandes firmes et on peut dire qu’elle intègre la stratégie plus générale de ces firmes dominantes qui tendent aussi à calculer ex ante leur niveau de profit. D’autre part, nous l’avons déjà mentionné dans un autre relevé, il ne faut pas confondre cause et effet : la forte rémunération en dividendes en France n’est pas le fruit du triomphe de la « finance », mais au contraire un signe de sous-capitalisation des entreprises françaises que, du point de vue de la logique capitaliste il faut compenser. Une sous-capitalisation due à de nombreuses caractéristiques du capitalisme à la française : absence ou presque de retraite par capitalisation, mauvaise allocation de la petite épargne à travers le système de l’assurance-vie, frilosité longtemps entretenue des entreprises familiales vis-à-vis d’introduction en Bourse conduisant à terme à une perte de contrôle, etc. NDLR].  []
  3.  – Pourtant la France a peu recours aux médicaments génériques puisqu’ils ne représentent en volume que 30 % du marché en France, tandis qu’ils représentent 81 % du marché allemand et 85 % du marché britannique. []
  4.  – Or la production française de médicaments correspond pour 80 % à des produits à base chimique et à moins haute valeur ajoutée qu’il est aisé d’externaliser (Frédéric Bizard, enseignant d’économie à l’ESCP, Le Monde, le 8 février). []
  5.  – Cf. Les notes du conseil d’analyse économique, no 62, janvier 2021 : Margaret Kylea et Anne Perrot « Innovation pharmaceutique : comment combler le retard français ? ». Ce retard est ancien car la tradition française est d’exceller dans la recherche pure, mais d’être restée longtemps sans contact avec l’industrie, au moins jusqu’en 1945 et le développement du secteur énergie atomique. Pour de plus amples développements sur ces points on peut se reporter à l’enquête sur la technopole de Grenoble in L’université désintégrée ; la recherche au service du complexe militaro-industriel du groupe Grothendick, Le Monde à l’envers, 2021. []
  6.  – Antoine Vauchez est directeur de recherche CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique (université Paris-I-Sorbonne-EHESS). Il a notamment écrit, avec Pierre France, « Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage » (Presses de Sciences Po, 2017). []
  7.  – En 2021, plus de 20 États auront augmenté leur salaire minimum. Dernière à rejoindre le mouvement, la Floride a décidé par référendum en novembre 2020 de passer de 8,56 à 15 dollars d’ici à 2026. Les écarts territoriaux restent considérables : la rémunération minimale locale est au plus haut dans les riches régions démocrates San Francisco, 16,07 dollars, Seattle et New York (15 dollars), Californie (13 dollars) et au plus bas dans le Wyoming ou en Géorgie (5,15 dollars). Entre salaire minimal fédéral et local, c’est le plus élevé qui s’applique. Ainsi, une grande partie du chemin vers les 15 dollars a été de facto accomplie : au total, le salaire minimal « moyen » aux États-Unis était en 2019 de 11,80 dollars, selon l’économiste Ernie Tedeschi. Les entreprises ont bougé elles aussi : Amazon a augmenté sa rémunération à 15 dollars sous la pression politique et devant le manque de main-d’œuvre. La hausse toucherait 28 % des salariés d’Alabama, de Louisiane et d’Arkansas, 26 % en Floride ou dans le Montana, mais personne en Californie et 1,4 % seulement dans l’État de New York. Elle bénéficierait à 25 % des Noirs, 20 % des Hispaniques et 13 % des Blancs. Dans la restauration et l’hôtellerie, 40 % et 33 % des salariés en profiteraient, contre 3,7 % des employés du public et 10 % des salariés souvent syndiqués de l’industrie et de la construction. En termes réels, le salaire minimal fédéral n’a cessé de reculer : il fut d’abord laminé par l’inflation auquel s’ajouta la désyndicalisation des années 1980 qui réduisait le pouvoir de négociation des salariés. Ensuite, pour ne pas augmenter le coût du travail et lutter contre le chômage, les pouvoirs publics ont préféré instaurer des aides fiscales pour lutter contre la pauvreté. Tout cela dans le cadre de la remise en cause des politiques keynésiennes au profit des thèses monétaristes et libérales. []
  8.  – France Trésor, chargée de placer la dette de l’État sur les marchés, a levé la semaine dernière 7 milliards d’euros (record battu) pour une nouvelle obligation à 50 ans. []
  9.  – Et c’est là que se trouve le risque. En effet en période de taux bas il y a tout intérêt à emprunter sur le long terme s’il y a des acquéreurs ce qui semble le cas (on dira alors que la maturité de la dette est longue, car cela correspond à un allongement de la dette) or le Trésor public n’a pour le moment proposé cette opportunité qu’aux investisseurs institutionnels (grandes banques et assurances nationales). []
  10.  – Théorisé par Keynes et appliqué pour sortir de la crise des années 1930. Pour le résumer, c’est l’idée qu’une variation d’une grandeur macro-économique (ici l’investissement public qui se substitue au manque d’investissement privé vu les anticipations plutôt négatives de celui-ci en période de crise comme à l’époque ou de forte incertitude comme aujourd’hui) produit une variation amplifiée d’une autre grandeur macro-économique (par exemple de revenu). Dans l’exemple le plus couramment utilisé, le multiplicateur est fonction de la propension à consommer des agents économiques et sa mise en action produit des ondes successives de dépenses. Par exemple si la propension à consommer est de 0,8 (0,2 étant la propension à épargner, le revenu étant = à 1), le multiplicateur, en bout de course sera de 5 suivant une progression géométrique de 0,8. Dans la première étape investir 100 produit une consommation de 80 (100 x 0,8) qui pour d’autres agents sera un revenu ensuite dépensé pour 64 (80 x 0,8), ces 64 devenant un revenu dépensé pour 51,2 (64 x 0,8) etc. au fil des étapes jusqu’à ce que ce revenu supplémentaire devienne négligeable. La formule qui donne le multiplicateur est a (le premier terme de la progression, ici 100)  / par 1-0,8 soit 100 / 20, donc un coefficient multiplicateur de 5. []
  11.  – Le vocabulaire des économistes classiques et de Marx avait au moins l’avantage d’être matérialiste en parlant d’activité productive et d’activité improductive, même si cela ne nous sert pas à grand pour comprendre la révolution du capital aujourd’hui, [NDLR]. []