Parcours de l’opéraïsme
Dans le cadre de la parution du livre de J.Wajnsztejn L’opéraïsme italien au crible du temps (A plus d’un titre, 2021) un mémento sur le parcours d’un opéraïste dont l’action fut marquante dans le mouvement de 1977. En concordance avec le livre sus cité il essaie de rendre compte du devenu de l’opéraïsme (mes commentaires sont en caractères gras)
JW, le 25 octobre 2021
Franco Berardi (« Bifo ») est un ancien responsable du groupe Potere operaio (Pot Op) pendant les années 1969-1973. Ce groupe défend une orientation assez avant-gardiste mais toutefois très différente de ce qui est appelé péjorativement « gauchisme » en France. Ce groupe forme un des rameaux du courant qu’on a appelé opéraïste développé d’abord dans la revue indépendante Quaderni Rossi (même si ses membres sont souvent encore inscrits au PSI ou au PCI) dès le début des années 60, autour de Panzieri, Tronti, Alquati et Negri.
Un ouvrage en français synthétise cette expérience des Quaderni Rossi : Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui (Maspéro. 1968). Ce courant va ensuite essaimer au sein d’autres revues comme Classe Operaia (Tronti, Negri) puis encore de groupes politiques comme PO (Berardi, Negri, Piperno, Scalzone) et Lotta Continua (Erri de Luca, Sofri).
Le terme italien d’opéraïsme n’est pas comparable au terme français d’ouvriérisme et il correspond à un courant très intéressant (dit de « l’autonomie ouvrière ») mais très peu exporté à l’extérieur de l’Italie sauf peut être en Allemagne, alors qu’il a été très en phase avec les luttes prolétaires du mai rampant italien. Ses bases de départ sont :
- 1° une critique de la neutralité de la technique et donc de la position marxiste traditionnelle sur le rôle progressiste du capital en lien avec une analyse des transformations du capitalisme dans les années 1960 et particulièrement de l’importance prise par l’utilisation de la technoscience dans le procès de production (Panzieri) ;
- 2° dans le rapport social capitaliste la dépendance réciproque entre capital et travail le « dans et contre » (de Tronti) est inversée par rapport au marxisme orthodoxe dans la mesure où c’est le travail qui constitue la dynamique de l’ensemble à travers les luttes de classes ;
- 3° une critique de la séparation entre luttes économiques et luttes politiques ;
- 4° une critique de l’idée de crise finale du capitalisme due à des conditions objectives parce qu’il n’y a pas de contradiction mortelle entre développement des forces productives et étroitesse des rapports de production (la thèse marxiste classique) car le développement des forces productives englobe les rapports de production (thèse cohérente avec le premier point) ;
Potere operaio (Pot Op) va continuer à approfondir certains points de ces thèses ce qui conduit le groupe à une amorce de critique de la loi de la valeur et de sa rationalité supposée, critique que ce groupe (ainsi que Lotta Continua) va essayer de mettre en pratique dans certaines entreprises et plus particulièrement à la Fiat à travers la lutte sur le salaire égal pour tous et indépendant de la productivité. La thèse marxiste de « toute la valeur est produite par le travail vivant » ne doit plus être comprise comme théorie économique, mais comme mot d’ordre politique.
Par rapport à l’époque des Quaderni Rossi la théorie operaïste se fait clairement subjectiviste. Toute cette lutte sur les salaires se fait en rupture avec une certaine idéologie traditionnelle du mouvement ouvrier autour de la professionnalité. C’est que la lutte est souvent menée par des prolétaires du sud qui ne sont prolétaires que de fraîche date et qui de fait s’inscrivent dans une lutte contre une usine qui symbolise leur enfermement et en même temps fait leur force (c’est le temps de l’ouvrier-masse dans la « forteresse ouvrière). Cette lutte dans et contre l’usine (mise en pratique de la thèse fondamentale de Tronti dans Ouvriers et capital) conduit à de nombreuses pratique de refus du travail (absentéisme, sabotage, turn over, affrontements avec les chefs).
Je ne vais pas plus loin dans cette présentation générale mais rapide du courant opéraïste et du groupe Pot Op pour revenir à Franco Berardi (« Bifo »). A partir de 1975, une frange de l’autonomie ouvrière dont Negri et Bifo développe de nouvelles idées qui vont être à la base du futur mouvement de 1977 en Italie. Si les Quaderni Rossi sont surtout partis de l’analyse du Capital, eux se réfèrent maintenant plutôt aux Grundrisse (surtout le passage dit du « Fragment sur les machines ») et au VIème chapitre inédit du Capital qui périodise la domination du capital en domination formelle et domination réelle. Résultats de leur lecture : le temps de travail direct n’est plus la base de la valorisation et donc ne peut plus être la mesure de la valeur. C’est de plus en plus le temps de tous les humains qui devient productif pour le capital. Cela renforce les éléments de critique de la loi de la valeur qui avaient été déjà énoncés quelques temps auparavant1.
De ces prémisses, Negri et Bifo, d’abord ensemble puis chacun de leur côté vont tirer des conclusions de plus en plus subjectivistes. Ensemble d’abord car ils sont d’accord sur la puissance illimitée d’une production totalement automatisée produit de l’intelligence collective (le General intellect de Marx dans le « Fragment ») permettant richesse, appropriation par tous et jouissance. Chacun de leur côté car Negri va progressivement développer l’idée d’un capitalisme devenu pur parasite du procès de production (simple pouvoir de commandement des capitalistes) ; alors que Berardi va développer l’idée que le nouveau sujet révolutionnaire est celui qui, volontairement ou non reste à la marge du « système ». Cette dernière position trouve son expression en 1977 dans le mouvement des indiens métropolitains » et leur idéologie « juvéniliste » (giovanilisti). On est ainsi passé de « l’autonomie ouvrière » (operaïsme d’origine) à « l’autonomie organisée » (Negri et la période du groupe Rosso) à « l’Autonomie » tout court pour finir avec « les autonomies ».
La recomposition de classe (terme central de la théorie opéraïste) ne se résume plus à ce qui se passe dans l’usine, ce que les opéraïstes appelaient « la centralité ouvrière » de la classe, parce que ce n’est plus, pour Berardi, que le maintien de l’éternité des lois économiques et d’une hégémonie qui correspond à une dictature du donné hypostasié sur le sujet réel. En effet, aujourd’hui, la conflictualité se déplace et envahit le terrain urbain et social pour y découvrir une dimension spécifique que Negri va théoriser et personnifier dans la figure de « L’ouvrier-social » qui remplace « l’ouvrier-masse » comme tendance dominante de la nouvelle composition de classe dès 1974-75.
C’est aussi le moment où Lotta Continua rend plus concrète cette thèse de Negri à travers le mouvement « reprenons la ville » et la pratique des autoréductions tarifaires. Puis Bifo va mettre en avant la notion de « jeune prolétariat » qui remplace celle d’ouvrier-social comme figure centrale de la production diffuse de valeur, par exemple dans le développement massif du travail au noir. La définition de la classe ne peut plus être de nature économique ou idéologique, elle devient immédiatement politique : la classe ouvrière n’est plus celle qui produit de la valeur (la classe ouvrière n’est pas assimilable au travail productif), mais celle qui libère la vie et de ce fait produit de l’autonomie. Berardi recycle alors des éléments des théories de Foucault (tout le savoir est pouvoir, l’université comme usine de dissidence, les formes de pouvoir et de domination sont multiples), de Deleuze et Guattari (les subjectivités désirantes, les pratiques alternatives et les luttes dans le quotidien avec les « révolutions moléculaires », critique de l’idéologie du Grand soir et plus généralement de la politique) dont certaines se retrouvent aujourd’hui dans des thèmes insurrectionnistes comme ceux de L’insurrection qui vient2, mais aussi chez les tenants des luttes intersectionnelles.
Bifo va animer à Bologne Radio Alice, la radio emblématique du mouvement de 1977 et la revue A/Traverso. Elles s’attaquent aux aspects culturels du capitalisme et de la domination sous l’égide du couple improbable Mao-Dada (la révolution culturelle chinoise est perçue positivement ce qui n’empêche pas une critique virulente du léninisme et du stalinisme). Le nom de la revue fait référence à l’idée de transversalité de L’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari. Il n’y aurait plus de séparation entre sujet et procès alors que dans le marxisme orthodoxe le procès ce n’est que l’économie et le sujet une conscience dépourvu d’épaisseur matérielle, le Parti étant chargé de réunir tout ça.
Une synthèse des textes de Bifo a été traduite et publiée en français : Le ciel est enfin tombé sur la terre (Seuil, 1979). Il y critique la théorie de Marx des « besoins radicaux » (« Une révolution ne peut être qu’une révolution des besoins radicaux » in Pour la critique de la philosophie de droit de Hegel) parce que ces besoins y apparaissent comme déjà existants et à la recherche de leur sujet (la classe ouvrière) ce qui réintroduirait humanisme et idéalisme alors que c’est le désir qui produit lui-même la négation comme pratique historique. Un désir qui ne déboucherait pas sur une synthèse (l’unité de classe), mais sur une transversalité qui traverse le jeune prolétariat, concept que Bifo énonce tout en reconnaissant son manque de définition claire et précise.
[Mais avec la défaite du mouvement de 1977, le nouveau concept ne sera pas précisé car c’est toute la théorie du sujet qui s’écroule aussi bien dans sa conception bourgeoise (il est remplacé par l’individu-démocratique) que dans sa version prolétarienne (la classe-sujet remplacée par les particularismes radicaux et les politiques de l’identité ((Cf : JW Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût. L’Harmattan. 2002)) ) Or Bifo reste bloqué sur une problématique du sujet]Dès 1976, Bifo signalait les risques de retournement des flux désirants dans l’instinct de mort, le terrorisme, l’auto-destruction face à l’action répressive des forces stalino-fascistes. En effet, contre le mouvement général d’insubordination, on aurait, d’après lui, assisté à une alliance objective entre l’État italien qui tendrait au fascisme à travers ses compromissions avec des groupes d’extrême droite d’une part et la mise en place de lois d’exception d’autre part ; et un PCI/CGIL qui tend lui vers le stalinisme alors qu’au départ du mouvement il avait décidé de « chevaucher le tigre » pour ne pas laisser passer devant lui le train de la conflictualité sociale et prolétaire. Une position opportuniste qui prendra fin dès 1973 avec des accords patronat/syndicats pour faire rentrer les revendications « opéraïstes » de l’ouvrier-masse dans le cadre plus habituel et conforme de la juste proportionnalité entre productivité et prix de la force de travail.
[Mais la recomposition de classe sur de nouvelles bases espérée par Negri et Bifo va laisser place à la décomposition de classe. Le futur concept negriste de « multitude » est un produit de ce constat censé dépasser et la notion de classe et celle de sujet].
Toutefois, Berardi restait résolument optimiste puisqu’il pensait que le capitalisme n’avait pas d’avenir. Pour lui, c’est un système fini et donc la révolution est aussi finie. Dans un numéro de juin 1977 de sa revue A/Traverso, intitulé La rivoluzione e finito, abbiamo vinto, était annoncée la victoire et la fin de la révolution.
[Malheureusement, rétrospectivement nous savons bien aujourd’hui que c’est la capital qui a vaincu dans cette bataille des années 60-70 et que c’est lui qui a pu faire « sa » révolution.].
Berardi est ensuite emprisonné en 1979 avec 5000 autres protagonistes du mouvement.
[Malgré des manques certains où même des erreurs, les analyses opéraïstes ont non seulement su rendre compte de la situation italienne, mais en être l’expression et particulièrement celles de Bifo avec le mouvement de 1977. Ce n’étaient pas forcément les analyses les plus avancées de l’époque (par exemple les communistes de gauche comme le groupe Ludd-conseils prolétaires avec Cesarano, d’Este, Faïna et Lippolis pouvaient dire des choses plus profondes ou plus justes mais leur rôle dans le mouvement fut secondaire3 . Là aussi cela doit nous aider à mieux comprendre les rapports entre théorie et pratique et nos types d’intervention possibles]
Pour terminer sur son recueil de texte Le ciel est enfin tombé sur la tête je ne peux me retenir de citer un passage sur les rapports théorie/pratique :« Si Marx dit bien que le travail abstrait n’est pas seulement une construction intellectuelle, mais une abstraction réelle, il faut alors affirmer le primat du sujet pratique sur la réalité à connaître. Dans la présentation formaliste [Bifo critique ici le philosophe marxiste italien Lucio Colletti], le présent à partir duquel est engagée l’histoire passée constitue une catégorie, une structure de concepts […] Mais le primat épistémologique du présent sur le passé est encore primat structuraliste du concept sur la conscience, primat de la théorie (comme système séparé, formel, indéterminé) sur le sujet pratico-matériel, sur l’histoire. Le prolétariat ne serait ainsi le fondement de la connaissance qu’en tant qu’abstraction empirique, en tant que catégorie : ce n’est pas un sujet matériel, mais un concept […] [Il passe ensuite à la critique d’Althusser] pour qui la fonction constitutive et structurante est prise en charge non pas par une figure externe au processus de connaissance, par un sujet matériel, mais par un élément interne au système : le concept dominant. Il n’y a alors plus de lieu de formation de l’histoire, plus de sujet historique matériel ni de tension pratique. Chez Colleti comme chez Althusser, le concept de travail, le concept de travail abstrait n’existe que comme caractéristique commune à une catégorie4. Or c’est au contraire dans les rapports qui produisent l’abstraction, dans les rapports historiques entre les classes, qu’il faut aller chercher le fondement de la théorie qui a comme concept dominant le concept de travail abstrait. Le travail abstrait n’est pas une donnée à reproduire sur une base empirique dans une catégorie abstraite : c’est la forme d’existence pratique, vivante du sujet. La catégorie de travail abstrait n’est pas le moteur du processus de connaissance, elle en est le produit général. Le travail abstrait est le produit à la fois du processus continu de réorganisation capitaliste et de la classe qui reconnaît et lutte contre son extranéité totale par rapport au travail » (p. 68).
[Cette position théorique peut être considérée comme l’une des meilleures réponses possibles à faire à des tendances comme l’autoproclamée « école critique de la valeur » (Krisis, sa descendance et mouvance) et le courant autour de Théorie Communiste]
Dans les années 1970, cette restructuration du capital en était à ses débuts et la majorité de la classe, celle qui se sentait ouvrière et fière de l’être n’avait pas encore fait l’expérience (négative). Nous n’en sommes plus là et ce que décrit Bifo ici trouve sa « vérité » dans l’impossible affirmation de toute identité ouvrière aujourd’hui.
Pour faire le lien avec aujourd’hui et la dernière intervention de Bifo autour des rapports entre luttes et nouvelles technologies, je dois d’ajouter que lui-même et Negri puis tout le courant néo ou post-opéraïste en exil politique en France vont développer ce qui m’apparaît comme un abandon de la théorie opéraïste d’origine et particulièrement des thèses de Panzieri, le fondateur des Quaderni Rossi, sur la question de la neutralité de la technique. En effet, à partir de la notion de Marx de general intellect développée dans les Grundrisse (et tout particulièrement du « Fragment sur les machines »), ils vont abandonner la thèse de la technique forcément capitaliste parce que faisant face au travail (le general intellect reste pour Marx du savoir objectivé dans du capital fixe) pour celle d’une intelligence technique de masse appropriable immédiatement parce qu’elle n’est pas extérieure aux individus de la « multitude ». Elle ferait partie de leurs potentialités à travers les nouveaux médias, la culture au sens large et tout ce que ce courant appelle le travail immatériel, le salariat du cognitif. Les nouvelles subjectivités ouvrières ou celles de la « multitude » pourraient ainsi s’exprimer dans un « travail en général » qui rend caduc les anciennes déterminations du travail (concret/abstrait, productif/improductif, simple/complexe, salarié/non salarié). La multitude serait maintenant riche de tout le general intellect accumulé par le développement des forces productives devenues enfin sociales. Tout le point de vue critique sur le rôle de la techno-science dans la révolution du capital est occulté à travers une utilisation a-critique, justement, des nouvelles technologies qui exprimeraient les nouvelles dimensions symboliques de l’activité.
En fait, la révolution du capital aurait rendu le socialisme à portée de main car elle redonnerait de la puissance au travail/activité à travers ces nouvelles activités liées à un savoir de plus en plus socialisé qui intègre jusqu’à ce que Negri appelle « l’entreprenariat politique ». Le paradoxe serait que le processus de refus du travail ait conduit à une utilisation plus intensive de la technologie. Pour un hégélien de gauche ou un marxiste il s’agit là d’une nouvelle ruse de l’histoire, mais pas pour les néo-opéraïstes. En effet, ceux-ci se situent maintenant derrière Spinoza, Deleuze, Guattari, Foucault, dans une pensée du plan d’immanence (une sorte de page blanche à partir de laquelle il s’agit simplement d’affirmer une puissance) et contre une critique qui est forcément dialectique et négative5.
Je termine ce mémo par quelques mots sur l’intervention récente de Berardi qui a circulée sur le site (il faudrait la retrouver !). Pour qui connaît le parcours de « Bifo », c’est on ne peut plus décevant. Il y a une véritable involution théorique et stratégique qui s’exprime dans cette vidéo :
– alors qu’en 1977 il mettait en avant la contradiction entre politique et mouvement qui éclate avec la crise des organisations extra-parlementaires à partir de 1973 et la dissolution de Pot Op, il retombe aujourd’hui sur la banale opposition citoyenniste entre monde politique et société civile comme s’il existait encore une société civile dans la société capitalisée.
– alors qu’il oppose révolte et indignation, toute son attaque contre les banques et le capital financier est de l’ordre de l’indignation. Tenir un cours à la banque pourquoi pas mais c’est dans l’ordre de ce qui se passe actuellement à New-York et autres villes et en quoi est-ce différent du mouvement des indignés en Europe qui semble pourtant agacer Berardi ?
– il ne mentionne plus le capital mais seulement le capital financier et le capitalisme néo-libéral comme n’importe quel lecteur du Monde Diplomatique ou n’importe quel militant anti-capitaliste (d’extrême gauche…ou d’extrême droite). Il ne s’agit pas ici de mépris, mais si on doit chercher des références il ne faut quand même pas qu’elles vivent sur leur passé ! Bifo rejoint ici Negri dont la plupart des positions actuelles sont devenus très discutables pour faire dans la litote.
– à la « misère même du quotidien » (p. 23, Bifo, op.cit) qui n’est jamais unidimensionnelle, il préfère aujourd’hui parler de la « vie de merde » que nous sommes censés vivre (une radicalisation de la « survie » situationniste des années 60-70). La société semble être complètement un extérieur, un Moloch et l’État un Léviathan. Nous n’y participerions en rien. Nous avons souvent dit pourquoi ce mépris de la vie des gens était à la fois insupportable et vain. En quoi il produit aujourd’hui tous les comportements identitaires entre semblables alors qu’il était censé les combattre.-il s’agirait de s’approprier ce qui est à nous (« tout est à nous, rien n’est à eux comme crient les jeunes dans les manifestations alors qu’ils n’ont jamais travaillé) ; et cela, comme si tout ce qui est produit aujourd’hui était richesse et bon à récupérer dans le cadre d’un devenir autre. Tout ne serait plus qu’une question de pouvoir ou de commandement, donc de propriété. Bifo le dit bien dans son intervention : Les armes de la critique et de la technique sont à nous et l’insurrection consistera à s’approprier ce qui est à nous. Le langage du NPA ou de la CNT quoi !
- Il n’y a pas de « courant critique de la valeur » ou de courant « critique des théories de la valeur » qui commenceraient avec Krisis d’un côté et Temps critiques de l’autre. C’est la critique en tant que description active et inscrite dans des pratiques de lutte qui dévoile ce qui jusqu’à là n’apparaissait pas ou difficilement. Elle prend différentes formes concrètes, suivant les pays et les références théoriques. C’est d’ailleurs pour cela qu’à l’origine du projet Temps critiques en 1989 nous avons essayé entre allemands, italiens et français de faire un bilan des vingt années précédentes tenant compte de ces différences d’approche à partir du moment où nous avions constaté que la crise de la théorie du prolétariat et même de la théorie communiste ne pouvait plus trouver d’alternative dans une refondation unifiée a priori autour d’une « vérité ». Ce que je viens de dire sur les Quaderni Rossi et PotOp me paraît une preuve, s’il en fallait encore une, que la critique n’est pas une activité d’intellectuels qui font preuve d’originalité afin de se distinguer les uns les autres par de petites différences qui les font exister et se valoriser, mais elle représente un courant profond avec diverses ramifications, passerelles et voies d’entrée ou de sorties. Et c’est souvent sur la sortie que les divergences explosent car elles sont inscrites dans des pratiques.
Nous avions noté cette méconnaissance de la théorie opéraïste de la part du groupe Krisis dans un passage de L’évanescence de la valeur (L’Harmattan. 2004, p. 123-135) quand Kurz et Jappe (Les habits neufs de l’Empire) se gaussent de Négri qui confondrait le concept de travail abstrait avec l’abstraction du travail dans le procès de production. [↩]
- Pour une critique de ces thèses, cf. J. Wajnsztejn et C. Gzavier : La tentation insurrectionniste, Acratie, 2012. [↩]
- Pour une analyse plus fouillée de cette tendance radicale, cf. J. Guigou et J. Wajnsztejn, Mai 1968 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2018. [↩]
- Tout ce fatras formaliste (Colletti) ou structuraliste (Althusser) trouve son origine dans L’Introduction à la critique de l’économie politique de 1857 de Marx. Ce texte signe, à mon avis, la date de naissance de ce marxisme qui va progressivement s’ériger en science dominante. Je cite « Le travail est semble-t-il une catégorie toute simple…Conçu sous l’angle économique, dans toute sa simplicité, le travail est cependant une catégorie aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction pure et simple…A cette généralité abstraite de l’activité productive correspond la généralisation de l’objet défini comme richesse, ou de nouveau, le travail en général…Ainsi donc les abstractions les plus générales ne surgissent qu’avec le développement le plus riche du concret où un même caractère est commun à beaucoup d’autres, à la totalité des éléments » (p. 64 mais la citation correspond à trois passages mis bout à bout correspondant aux pages 64-65-66 de l’édition française (Anthropos, coll 10/18. 1968). De cela, Althusser en déduit que « L’histoire aurait en quelque sorte atteint ce point, produit ce présent spécifique exceptionnel où les abstractions scientifiques existent à l’état de réalités empiriques, où les concepts scientifiques existent dans la forme du visible, de l’expérience comme autant de vérités à ciel ouvert » (Lire le Capital, Maspéro, tome 2, p. 80). Le sujet historique s’en trouve effacé comme protagoniste matériel du processus au profit de catégories qui le systématisent au plan du concept [bien sûr, ceci est rétrospectif puisque de toute façon, pour nous, ce sujet historique n’existe plus]. [↩]
- Certaines franges de ce qu’on peut appeler le courant « insurrectionniste » s’y rapportent d’ailleurs expressément. Pour elles, il ne s’agit plus de participer au travail du négatif, mais d’affirmer une rupture avec « le système » ou plus exactement avec un capitalisme qu’elles perçoivent comme un « système » extérieur à elles. Il s’agirait alors de dégager de nouvelles aires sociales capables d’incarner d’autres formes de vie. Pour une critique de ces courants insurrectionnistes on peut se reporter au n°10 de la revue Interventions, en ligne sur le site de Temps critiques et sur le livre de JW et C.Gzavier, La tentation insurrectionniste, Acratie 2012. [↩]