Compte rendu de la discussion avec J. Wajnsztejn sur son article : Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne

Les deux textes « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme » et « Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne » présents dans le numéro 23 de la revue Temps critiques autour des Etats-Unis tiennent évidemment compte du phénomène Trump, mais ils essaient de ne pas céder à l’actualisme en abordant un contexte plus large. Ils ont tous deux fait l’objet d’une discussion à Paris avec le groupe « soubis » et ont fait l’objet de comptes-rendus collectifs de la part de ce même groupe que nous publions.

Dans « Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne »  il s’agissait de sortir de cette mode post-moderne qui réintroduit du binaire pourtant dénoncée par ailleurs. Rapporté aux E-U il s’agissait de tenir les 2 bouts en réaffirmant le maintien de leur statut de puissance au sein d’un monde occidental globalement en déclin parce que son progressisme originel s’est épuisé. Dans cette mesure le trumpisme n’est pas un nouvel extrémisme mais une tentative d’improbable synthèse entre accélération capitaliste et conservatisme.


JW : Larry et moi avons travaillé de façon indépendante, donc nos articles ne se chevauchent pas. Je traite du contexte plus global, Larry de la situation plus particulière aux USA.

J’ai en effet voulu remettre en perspective théorique et historique la question du déclin ou celle de décadence puisqu’elles réapparaissaient aujourd’hui en filigrane autour de la politique de Trump et de son équipe. C’est pourquoi, sans cuistrerie aucune, j’ai cité Derrida et Lyotard, qui sont des auteurs assumés de la décadence.

A propos des USA, on parle de déclin de puissance par rapport à la Chine et de déclin de la démocratie. Or une puissance peut être hégémonique et en déclin du fait de contre-tendances fortes à sa domination. Trump a bien conscience du déclin : les mesures protectionnistes sont toujours une forme de défense des puissances dominantes par rapport au dynamisme produit par le libre-échange. Aspect malthusien de sa politique économique : le pays  participait largement à la « globalisation heureuse » et au donnant-donnant que présupposait le développement de l’OMC ; or la crise sanitaire a montré que la division internationale du travail ainsi créée avait amené les pays à trop se spécialiser : une harmonie illusoire donc, qui indique que la complémentarité économique peut se transformer en concurrence en période de crise. La question nationale et politique n’est donc pas réglée, car  les accords entre les puissances au sommet n’empêchent pas les conflits. Cette division internationale du travail fonctionne encore, mais une vision critique souverainiste déjà repérable avec le Brexit s’est développée. Et par exemple, dans la vision trumpienne, il n’y a pas que des gagnants si le « gâteau » n’augmente plus de taille.

La question de l’Ukraine a aussi montré que les questions géopolitiques pouvaient intervenir dans le cadre de cette nouvelle tendance souverainiste à l’oeuvre.

A : Je pense qu’il y a un déclin économique. Reste à voir si c’est inéluctable ou non. Ce sont les ruptures qui se créent dans le monde qui sont intéressantes. Dans certains textes, on veut voir une continuité entre Démocrates et Républicains sans voir les ruptures en cours.

JW : Larry voit beaucoup plus la continuité, je vois un peu plus de discontinuité, mais on est d’accord tous les deux pour dire que la puissance économique des USA demeure : voir les chiffres avancés dans ma brochure sur les investissements directs à l’étranger (IDE), la puissance des firmes multinationales (FMN) américaines et leur énorme pouvoir de capitalisation qui mesure bien plus la puissance qu’un niveau de PIB.

G : Je suis impressionné par la quantité des éléments  que tu fournis, mais ne comprends pas où tu veux en venir. Dans ta conclusion tu parles des « lumières noires » qui nous ramèneraient à une spécificité occidentale mais non universaliste, comme avant la Première Guerre mondiale. Que vois-tu comme perspective à partir de là ?

JW : On a dû boucler les textes très vite pour garantir la sortie de la revue d’où le fait que certains points sont posés plus qu’explicités. Les attaques contre les Lumières traditionnelles et l’universalisme qui sont portées aux Etats-unis proviennent aussi bien des tendances de la nouvelle droite américaine que de la gauche démocrate, et de fait elles se rejoignent, fragilisant un possible retour à la question sociale par la polarisation sur le débat woke/antiwoke. De ce point de vue il n’y a guère de perspective pour nous, puisque le combat pour l’hégémonie culturelle se joue en fait dans la perspective américaine, d’où par exemple l’extension des courants racialistes dans le monde, alors que jusque-là la question de la race était considérée comme une spécificité américaine et le concept négligé ailleurs. Donc, si perspective il y a, c’est en dehors ou au-delà de cette polémique idéologique. Sur le terrain comme l’ont fait les GJ. Mais pour le moment on ne voit rien venir comme pôle significatif de résistance, malgré le côté inquiétant de ce qui se passe aux Etats-Unis comme en Allemagne.

G : La Californie, c’est l’extrême Occident.

A : C’est un camp à l’intérieur de ces pays qui remet en question les valeurs des Lumières.

JW : Cela rentre dans le cadre de la bataille pour l’hégémonie culturelle. Mais celle-ci est aussi définie par l’évolution des rapports de classe. Ca n’entre pas dans la tradition du mouvement révolutionnaire ni ouvrier : c’est pour cela que ça nous secoue. On observe un retour en grâce de l’idéalisme – voir l’usage de Gramsci par des gens de tout bord. L’insistance sur l’aspect performatif (imposer la révolution par le langage) se retrouve dans tous les termes employés par les essayistes, qui cherchent à nommer les choses pour les faire exister.

G : Allusion finale du texte. Allusif aussi dans « le premier des déclins est celui de la gauche qui n’a plus rien à dire que la défense de l’Etat de droit protecteur ».

JW : C’était exceptionnel de voir la presse quotidienne défendre l’existence d’institutions américaines vilipendées encore hier, mais qui trouvent un retour en grâce (de l’OMC jusqu’à l’OTAN, en passant par CNN et les grandes universités de classe) du simple fait qu’elles sont attaquées aujourd’hui par Musk,  et aussi la prolifération d’articles sur l’Etat de droit et sa pure défense du pouvoir judiciaire sans analyse théorique de l’Etat. Simple désir de retour à une légalité de société capitalisée enserrée dans des règles normatives acceptables. Le trumpisme serait illégal. Il s’agissait alors, pour la bonne gauche démocrate d’essayer de faire la différence entre un Etat de droit et un état d’exception. Tous les états d’exception ont fait attention à la dimension de l’Etat de droit. C’est ce qui les différencie des Etats issus de pronunciamentos (ex. Argentine ou Afrique), où il n’y a pas de Constitution ni d’élections, où l’armée intervient en tant que corps de la nation. La défense de l’Etat de droit par la gauche se fait maintenant au nom de la défense des acquis. Le risque est qu’aux échappements des démocraties dites illibérales et à leur durcissement répressif ne soit opposé qu’un retour à la démocratie libérale. Une exigence de légalité bien plus que de légitimité, qui ne peut guère être mobilisatrice.

G : Dans un passage tu montres une fracture au sein du capital. Paradoxalement ces gens dénoncés autrefois par la gauche sont perçus comme un rempart face au trumpisme. Ce que cela montre, c’est l’effondrement de la capacité de la gauche à penser autre chose. Ce que le trumpisme vient mettre en lumière.

JW : Il passe tout au révélateur parce qu’il contredit l’idée qu’il s’agit d’un système où rien ne serait repérable et où tout irait dans le même sens parce que suivant un « plan du capital ». Rien de plus faux pour nous. La victoire de Trump et la recomposition du pouvoir qui s’effectue autour de lui sont plutôt le signe de la dureté des luttes entre fractions du capital, comme je le développais dans un précédent numéro. J’y attirais aussi l’attention sur « la démocratisation du capital » (fonds de pension et capital fictif) et ma critique de toute théorie en termes de pouvoir oligarchique. En effet, l’apparition et le développement des plateformes a été favorisé par la financiarisation du capital, et cette même « démocratisation » a aussi affaibli les  positions hiérarchiques héritées. Je parlais alors, dans ce numéro 21 de la revue, des fractions financières ; cette fois, autour de Trump, il s’agit des fractions technologiques. Il y a un renouvellement des élites. Il ne faut pas oublier que dans la modernité le brassage s’est toujours fait par le biais des classes moyennes, et cela dès le développement des villes et de la première bourgeoisie, avant même la Révolution française par exemple, parce que ce sont les lieux de brassage entre nouvelles et anciennes couches (par exemple, plus personne ne parle en termes de petite bourgeoisie parce que cette ancienne fraction propriétaire a été remplacée par les nouvelles couches moyennes salariées). A présent on observe un peu le même phénomène dans les cercles dirigeants : ce sont les marginaux de la classe capitaliste qui ont formé des fractions très dynamiques et les plus innovantes, parce qu’elles n’avaient rien à perdre (elles n’avaient rien accumulé) et tout à gagner, le risque étant pris par d’autres (capital-risque) en échange du contrôle de la capitalisation finale.  C’est encore plus net aux USA où la mobilité est bien plus forte, mais en France il y a eu une mise au rancart progressive des capitalistes traditionnels (voir l’évolution du CNPF devenu Medef et maintenant dirigé par les secteurs de pointe et non plus par les mines et la sidérurgie).

A : Les idées nouvelles viennent des classes moyennes ?

JW : Oui, car ce sont les classes du brassage des idées et des pratiques ; elles ne viennent jamais de l’aristocratie ni du prolétariat (l’idée de révolution, contrairement à celle de révolte ou d’émeute, est bourgeoise et sera seulement reprise plus tard par le prolétariat). Mais il faut qu’il y ait des possibilités. La « révolution du capital » l’a permis.

A : La grande rupture d’aujourd’hui est portée par des puissants.

JW : Ce gens-là ont remplacé les dynasties. Il faut voir aussi combien de gens de la finance ont chuté. Ce sont des fractions du capital sans assise stable, ni héréditaire, ni fonctionnelle, ni juridique. La source de leur puissance, c’est la prise de risque, l’innovation, la circulation, pas l’accumulation.

A : Ceux qui financent sont souvent des héritiers. Les ruptures actuelles ne sont pas seulement sociétales. La gauche a des raisons d’être inquiète de l’illibéralisme montant. L’Etat de droit, c’est un rempart par rapport à cette autre chose qu’est le trumpisme. Bernard Aspe dans Lundi matin (https://lundi.am/La-division-du-politique) dit vouloir reconstituer un mouvement révolutionnaire, il reprend des concepts comme « matérialisme historique », ramène la question du travail.

JW : Je n’ai jamais attaqué le libéralisme. Ceux qui l’ont fait ne s’attaquaient pas au capitalisme, ils voulaient réinstaurer le programme du Centre national de la Résistance. Le libéralisme est une des formes du capitalisme. Démission théorique de la gauche avec rattachement à l’Etat. Dans les luttes c’est souvent l’Etat qu’on a en face de nous et non pas le « patronat », car le capital est plus que jamais puissance et pouvoir (et non pas taux de profit, ce que ne peuvent comprendre les tenants du décrochage entre « économie réelle » et finance – économie irréelle !).

N : On se trompe en parlant de crise du capitalisme ?

JW : Il n’y a pas de crise finale, pas de parachèvement, le capitalisme a gagné (au moins pour l’instant) par sa dynamique de fuite en avant autant que par la résolution qu’il apporte à ses contradictions ; il essaie de les englober. Dans sa dynamique, le capitalisme se nourrit des luttes (de classe), comme on a pu le voir après les mouvements d’insubordination des années 1960-1970, mais, même en leur absence significative, il ne supprime pas tous les conflits. Il n’a ainsi résolu ni la question de la religion ni la question de la nation. Le dépassement de la nation s’est avéré en partie illusoire. Elle revient sous la forme des souverainismes et de l’isolationnisme, ou à l’inverse par le retour de certaines tendances impériales comme en Russie. 

Avec Trump le souverainisme n’est pas équivalent à la forme Brexit : il n’est pas pur isolationnisme, mais coexiste avec une théorie des zones d’influence (Amérique centrale et du Sud pour lui, éventuellement Canada ; Europe de l’Est pour la Russie, Taiwan pour la Chine, etc. Ce retour à l’expression d’une puissance nationale vient bloquer le fonctionnement du capitalisme du sommet tel qu’il s’était organisé à partir de l’OMC au niveau de la division internationale du travail et des G7 à G+++ qui lui ont succédé.

N : Pourtant, Internet et le rôle des plateformes, ça tend plutôt à effacer les frontières nationales.

JW : Toutes les mesures de Trump sont anti-plateformes. C’est aussi instable que le sont  les différentes luttes de fraction pour le partage ou la prédominance du pouvoir…

G : Ce n’est pas un retour du nationalisme, c’est autre chose. Autrefois, le nationalisme correspondait à l’émergence de nouveaux Etats cassant les empires (Autriche-Hongrie et Russie) et ensuite à l’affrontement entre Etats repus (Grande-Bretagne et France) et Etats faméliques (Allemagne, Italie, Japon). C’étaient des sociétés jeunes, en recherche d’expansion. Les Etats-Unis ont profité de ces affrontements pour affirmer et consolider leur suprématie. Les souverainismes d’aujourd’hui sont des formes de repli sur soi : des sociétés vieillissantes qui ont peur des nouveaux arrivants, qui fuient les guerres qu’elles ont elles-mêmes alimentées. Exemple du Brexit. Pour ce qui est du retour des zones d’influence, il faut se rappeler qu’on les a connues à l’époque de la guerre froide.

JW : Fluidité et non pas fixité de l’époque de la guerre froide.

La Chine est la grande gagnante de la période OMC.

N: Tout ça donne l’impression que la classe dirigeante ne sait pas où elle va.

JW : Parce qu’il n’y a plus de classe dirigeante au sens de l’ancienne bourgeoisie et cela au moins depuis les années 1930 et 1940. D’où le fait qu’ait fleuri, à l’ultragauche, la théorie d’un « capital automate » déjà quelque peu esquissée par Marx dans les Grundrisse. D’où aussi, mais en contrepoint, mes notes sur les fractions du capital.

On vit une accélération qui se met hors du temps historique. Fuite en avant. Cela correspond aussi à la transformation des éléments de base du capitalisme. Dans un système fondé sur la circulation de l’information, il n’y a plus de processus de longue durée comme celui qui a permis la formation de la classe bourgeoise. Le temps de l’accumulation est très lent. Même la révolution industrielle s’est faite lentement. Aujourd’hui le rythme est plus rapide pour tout le monde, la diffusion des innovations, la circulation des marchandises se sont accélérées. Les théories classiques de l’échange étaient fondées sur l’idée que le capital fixe (les immobilisations patrimoniales) ne circulait pas, seules le faisaient les matières premières (rapports coloniaux) et la force de travail (immigration), c’est-à-dire ce qu’on appelle techniquement le « capital circulant ». Par exemple, Staline et Mao, mais aussi l’Inde, pour d’autres raisons, avaient décidé de faire avec leurs propres forces. Mais aujourd’hui il est impossible d’empêcher la circulation du capital non seulement à travers la puissance loin d’être nouvelle des FMN, qui se rattachait plus à l’ancienne forme de domination impérialiste, que par le poids des investissements directs à l’étranger. Le développement du capitalisme n’est plus essentiellement par enclaves, comme avant la révolution du capital, car, avec la globalisation, la diffusion des innovations est formidable et bouleverse l’ensemble des conditions de vie — avec, par exemple, l’urbanisation sauvage, la production agricole intensive sous OGM, les élevages en batterie.

A : Autrefois les productions étaient proches de leurs marchés. L’énorme concentration du capital conjuguée à plusieurs révolutions techniques (porte-conteneurs, télécoms…) ont permis la mondialisation.

JW : On a connu les start-up sous d’autres formes (cf. les majors, qui faisaient travailler des « indépendants » dans le secteur artistique). Aujourd’hui c’est caricatural car tu fructifies à partir de rien.

N : Une démondialisation est-elle concevable, à ton avis ?

JW : Relocaliser artificiellement est impossible. Tout le monde est pris. C’était possible quand les Etats avaient une autonomie (une production et un marché national et colonial autosuffisant permettant la fermeture des frontières), autonomie qui a mené à la guerre comme dans les années 1930. Or, quelque chose qui pousse en avant empêche de revenir en arrière. Revenir à un temps historique ne peut venir que de luttes qui perturberaient la « fuite effrénée du monde », comme nous le disons en sous-titre de couverture de notre dernier numéro de la revue. La relocalisation ne pourrait se faire que sous une forme nouvelle d’artisanat, et encore, car l’exemple allemand de la petite et moyenne entreprise et de l’apprentissage bat de l’aile.

La fraction technologique du capital, au-delà de la dimension géopolitique de la lutte entre grandes puissances, vise à imposer une nouvelle vision du monde qui remplace l’ancienne Weltanschauung bourgeoise (d’où à nouveau l’idée de conquête de l’espace, le développement de l’IA, le transhumanisme). Encore plus que l’adhésion à la notion de progrès, il s’agit, pour les décideurs ou autres influenceurs, d’obtenir une adhésion immédiate de la population au « tout est possible ». Ce qui est grosso modo le cas et renvoie, pour le moment du moins, les actions de résistance à l’éclatement ou/et à l’infinitésimal.

Pour faire face, peu d’alternative et de marge de manoeuvre et au niveau théorique, cf. La synthèse de R. Garcia dans Le Désert de la critique. Avant, deux visions du monde s’opposaient et surtout une perspective (ex : « socialisme ou barbarie »). Puis période sans visions autre que le vague des « alternatives ». Aujourd’hui, une vision qui pousse à l’accélération, très en prise avec le quotidien, avec adhésion objective et subjective parce que, sensiblement et aussi insensiblement, il y a une transformation des rapports sociaux. La dépendance réciproque capital/travail, sans cesser d’exister, est aujourd’hui incluse dans une dépendance réciproque qui dépasse la seule exploitation pour toucher à une aliénation plus générale, mais contradictoire : dit autrement, à une coexistence entre aliénation et libération/émancipation. Exemple : avant, si j’étais obligé d’aller travailler, je n’étais pas obligé d’avoir une voiture, un téléphone ; aujourd’hui, je suis bien plus contraint. Les robots accèlèrent les choses. On est contraint et pris dans cette vision du monde. En vingt ans il s’est dégagé une vision, on n’est plus dans une simple nouveauté techno avec laquelle on peut jouer.

Mais dans ce processus, tout ne se joue pas à la même vitesse. Le marasme de l’industrie automobile européenne et particulièrement allemande est lié à son impossibilité à accélérer à la même vitesse que les entreprises plus jeunes du même secteur, mais agissant à l’autre bout du monde et dans un pays qui n’est pas limité par les mêmes barrières capitalistes. Ce qui faisait sa force était son avancée à un rythme maîtrisé basé sur des savoir-faire, les avantages sociaux de la classe ouvrière allemande en tant que catégorie sociale et non pas en tant que classe antagonique (cogestion, 32 à 35 heures dans la grande industrie, etc.) et des innovations de confort. La seule défense qu’elle peut avoir, c’est de retarder le moment de l’application des mesures et préparer des plans sociaux.

Le poids des entreprises dans les décisions est aujourd’hui fonction d’une structuration plus globale (au niveau de l’hypercapitalisme, comme on le voit par rapport aux questions de climat). Les lieux de décision ont changé : ils sont non seulement encore répartis et hiérarchisés verticalement, mais aussi organisés horizontalement en réseaux.

A : Zuckerberg est le seul à prendre des décisions dans sa boîte. Les entrepreneurs font tout pour s’émanciper des mesures gouvernementales.

JW : Ce sont les libertariens. Mais il y a aussi des entrepreneurs en marge qui ne sont pas dans l’establishment ou la politique.

On est dans un temps du capital qui n’est plus celui de la bourgeoisie qui intégrait le temps historique dans la mesure où il intégrait aussi les luttes de classe et la notion de conflit — la « grande politique », comme disait Mario Tronti. Mais là j’anticipe sur mon livre à venir…

Discussion autour du texte : « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme »

Les deux textes présents dans le numéro 23 de la revue autour des Etats-Unis tiennent évidemment compte du phénomène Trump, mais ils essaient de ne pas céder à l’actualisme en abordant un contexte plus large. Ils ont tous deux fait l’objet d’une discussion à Paris avec le groupe « soubis ».

Ils ont fait l’objet de comptes-rendus collectifs de la part de ce même groupe.
Voici le premier autour du texte de Larry « États-Unis : révolution politique et réorganisation chaotique » au sommet du capitalisme, dans lequel Larry maintient l’hypothèse d’une puissance américaine qui perdure, malgré tout.


Autour du texte : « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme » (Temps critiques n° 23)

Durant la présentation, Larry compte mettre en évidence les questions les plus importantes.
On assiste à des bouleversements importants. Le deuxième mandat de Trump est un vrai événement. Son refus de reconnaître sa défaite face à Biden en 2020 et l’amnistie des meneurs de l’assaut contre le Capitole en janvier 2021 étaient sans précédent. Qu’une partie de la droite US trouve cela acceptable en dit long par ailleurs sur le climat politique. En outre, Trump procède systématiquement par décrets (executive orders) plutôt qu’en s’en remettant au vote de lois par le Congrès. Cela témoigne de la volonté de concentrer le pouvoir, Trump faisant comme si la légitimité politique émanait de lui seul. Ne pas oublier que Trump est avant tout un homme d’affaires : il gouverne comme on dirige une entreprise. Or, une partie de la population adhère à cette politique spectaculaire en y voyant de l’efficacité.


Le retour de la politique

Le fonctionnement habituel de la politique, la séparation des pouvoirs notamment, est vu comme laborieux et inefficace. Trump dit : « Je ne m’embarrasse pas de tout ça, je gouverne par des décrets ».

Par rapport à son premier mandat quand il paraissait peu expérimenté et donc obligé de s’appuyer sur des professionnels de la fonction publique, il s’est entouré de gens montrant une fidélité sans faille, y compris de conseillers incompétents. Le nombre de collaborateurs issus de la chaîne Fox News est un exemple qui illustre bien cette situation. A ce propos, on a en mémoire l’affaire du « Signalgate ». Mike Waltz, le conseiller national à la sécurité de l’administration Trump, a invité par mégarde dans une conversation concernant le bombardement de positions houthis une personne non autorisée (un journaliste).

Pour la gauche, c’est la crise du capitalisme US face à la Chine qui permet d’expliquer la politique de rupture et l’autoritarisme ouvert de Trump. Il y a du vrai et cela explique le choix d’un entourage de gens fidèles.

Parmi les inspirateurs de Trump, il y a Roy Cohn. C’est un juriste qui a condamné les époux Rosenberg. Il doit sa notoriété aux enquêtes lancées par le sénateur Joseph McCarthy à l’époque des campagnes anticommunistes. Il a en son temps (il est mort en 1986) défendu des mafieux, avant de devenir le mentor du jeune Trump. Son mot d’ordre « Attaquer, contre-attaquer et ne jamais s’excuser » semble être la devise de l’administration actuelle du reste.

Les droits de douane sont une obsession de Trump depuis les années 1980, et il n’est pas sorti de cette mentalité : nous nous sommes fait avoir hier par les Japonais et aujourd’hui par les Chinois. Pourtant, les flux financiers sont largement au profit des USA, même si la balance commerciale des USA est déficitaire. Même s’il rencontre des échecs, il ne démord pas des droits de douane.

S’il doit négocier à la baisse par rapport à ses premières exigences, il y a pourtant bien un accord, avec la Grande-Bretagne (pratiquement le seul pays important avec lequel les USA ont un excédent commercial). Avec la Chine, les USA ont dû céder car elle a refusé de jouer le jeu. Mais Trump essaie de maintenir ses partenaires dans l’insécurité, cela fait partie de sa politique.

Autre élément : Trump essaie de remettre la politique au centre. Il croit en effet au populisme, même si l’idée que le peuple américain se fait avoir est une vision simpliste. Cela plaît à son électorat de base en tout cas.

Sur le régime « oligarchique » de Trump

La plupart des milliardaires se sont ralliés sur le tard à Trump. Steve Bannon ne s’est d’ailleurs pas gêné pour le dire. Trump a pourtant fait du tort aux multinationales US (la « Tech » notamment). Parler de l’accession des oligarques au pouvoir dans ces conditions n’a pas grand sens. Au mieux, c’est une banalité puisque les capitalistes n’ont jamais cessé d’influencer Washington. Mais ce n’est pas eux qui déterminent la politique de Trump de toute façon.

Pour Larry, Trump a en tête un régime inspiré par les militaires au pouvoir en Amérique latine (ou ailleurs dans le tiers monde) dans les années 1960-1970 : des régimes autoritaires sur fond de capitalisme mafieux. Un exemple : le cadeau offert dernièrement à Trump par le Qatar. La ministre de la Justice est une ancienne lobbyiste du Qatar…

Dans ces conditions, on peut parler de politisation à outrance du gouvernement…
Pourtant, il n’y a pas que de l’incompétence. Les liens avec les nouvelles technologies sont en effet forts : au centre se trouve le patron de Paypal (Peter Thiel). Ces chefs d’entreprise s’allient avec Trump parce qu’ils veulent maintenir l’hégémonie des Américains. Parmi les rallié-es à Trump, il y a des gens qui ont une vision pour l’Amérique. Ce serait par conséquent une erreur de ne voir dans la situation actuelle que de l’irrationalité.

On ne peut donc pas parler d’un pays qui sombre. Il y a des investisseurs et des ingénieurs, souvent d’origine étrangère, attachés au pays, qui entendent maintenir le rang des USA. Or, ils ont des compétences techniques non négligeables. Ils se sont mis au service de Trump (et des USA). Il y a aussi la volonté de renouer avec la politique des grands projets. L’exemple le plus évident est le « Dôme d’or », sans doute le projet d’investissement militaire le plus ambitieux depuis la « Guerre des étoiles » du début des années 1980. Il s’agit d’une protection des USA à base de satellites sur le modèle du « Dôme de fer » d’Israël. Tesla et Palantir Technologies pourraient décrocher le marché.

Attaque contre les progressistes et réaction politique

Les « trumpistes » ont surfé sur la vague anti-wokes largement partagée au sein des classes populaires. Les Démocrates n’ont pas du tout compris cela.

La gauche démocrate présente les « trumpistes » comme racistes, réactionnaires, homophobes… Or, il y a des homosexuels y compris chez les « trumpistes » (dont Scott Bessent, secrétaire au Trésor, marié à un homme avec qui il élève deux enfants), sans que l’on entende les conservateurs chrétiens s’en plaindre. Les électeurs de Trump non plus d’ailleurs. Le vice-président est marié par ailleurs avec une Indienne. Les Démocrates n’ont donc plus le monopole de la diversité. A l’heure actuelle, la seule minorité qui semble faire figure de paria chez les « trumpistes », ce sont les Noirs. La gauche n’a pas vu que les conservateurs ont réussi à s’approprier d’une certaine manière la diversité pour la retourner contre leurs adversaires.

Sur la réforme de l’État fédéral et la commission pour « l’efficacité gouvernementale » (DOGE), certain-es ont dénoncé des opérations de corruption mais elles et ils ont échoué à le prouver. Reste que la réforme risque de coûter plus cher que de tout laisser en l’état…

Quant à la fin de l’aide au développement US : ce serait 20 000 morts à court terme.
Lutte contre l’immigration : le gouvernement Trump a tenté de faire de véritables razzias dès les premiers jours de l’investiture. Mais les autorités ont rencontré des problèmes logistiques : places dans les prisons et les centres de rétention insuffisantes, et tarissement du flux des arrivées à la frontière. C’est la raison pour laquelle les expulsions ont été très faibles. La Cour suprême s’est en outre opposée à cette politique d’expulsions sans procédures justes. Comme Trump refuse les verdicts de la Cour suprême dans certains cas, on peut parler de véritable crise constitutionnelle.

L’opinion publique est pourtant du côté de Trump et soutient sa politique anti-immigrés. Certains électeurs républicains, respectueux de la Constitution, ont d’ailleurs interpellé les élus à ce sujet.

Un dernier point sur les formes de résistance politique et sociale

Cette résistance est faible. Il y a les tribunaux qui réagissent de plus en plus. Il en va de la raison d’être des juges : que deviennent-ils si le droit n’est plus respecté ? Or la Cour suprême ne peut pas les désavouer. La population fait confiance aux juges. Mais une juge a été arrêtée par le FBI car elle refusait l’intervention de la police des frontières sur une affaire concernant un étranger et doit passer en procès. Elle a déclaré qu’elle devait assurer la sécurité des justiciables dans l’enceinte de son tribunal.
Il y a eu des petits rassemblements contre Trump et sa politique, mais la majorité des contestataires fait confiance aux Démocrates.

Les Démocrates vont sûrement gagner les prochaines élections. Une partie du capitalisme US — la grande distribution par exemple — ne peut pas supporter des droits de douane élevés. Par ailleurs, les Républicains sont divisés sur la politique à mener. Les MAGA veulent maintenir une protection sociale, les autres Républicains non.

Discussion

  • Les décrets (executive orders) : ils ont une validité limitée. Si les Démocrates acquièrent la majorité aux élections de mi-mandat de novembre 2026, ils peuvent essayer d’invalider les décrets, qui ont pourtant force de loi. Au bout de quelques années, les décrets de Trump risquent de modifier profondément le cadre politique américain. Il faut voir qu’il y a un précédent ici : si d’autres présidents en ont fait, Trump est le premier à en abuser.
  • Sur la logique derrière tout cela : c’est la perte d’hégémonie des USA face à la Chine qui peut expliquer les revirements actuels aux Etats-Unis. D’où la remise en cause du capitalisme libéral pour aller vers des politiques autoritaires qui garantissent cette hégémonie.
  • Larry : Il y a sans doute un peu de ça. D’ailleurs, Biden avait commencé à mener une politique plus nationaliste. La montée de la Chine y est sans doute pour quelque chose. J’ai toutefois voulu mettre l’accent dans mon texte sur la perte d’identité politique et de repères aux USA. Les explications purement économiques sont insuffisantes pour comprendre ce qui se joue. Il y a encore des Américains qui ont énormément de richesses sans que cela ait une quelconque utilité économique. Il pourrait y avoir une redistribution sans que cela impacte gravement le capitalisme US. Il y a aussi des rapports de force dans la société qu’il faut interroger. Par exemple, le prix exorbitant des médicaments. A côté de ce qu’ont vécu les régions dévastées aux USA, la désindustrialisation de certaines régions en Europe, ce n’est rien. Si on a pu nourrir les gens pour pas grand-chose aux USA, c’est grâce aux importations bon marché en provenance de Chine. C’est l’une des contradictions de la politique actuelle.
  • Comment expliquer les transformations sociales et les conséquences politiques ? Problème de rapacité ou de valorisation du capital ? Comment expliquer le ralliement d’une partie des capitalistes à Trump ?
  • Larry : L’impuissance de la gauche face à Trump doit nous faire réfléchir (diversité, wokisme…). Dans deux ans, on ne parlera plus des droits de douane mais du wokisme qui mobilise une partie de l’électorat de Trump. Or, les sportifs transgenres, ça ne représente que dix athlètes…
    Pour les Américains, tant que l’inflation est contenue, tout va bien. Walmart a déclaré qu’il n’y aurait plus d’articles en rayon à Noël si la politique tarifaire était maintenue. Et effectivement, les conteneurs chinois n’arrivaient plus en Californie suite aux annonces d’augmentation des droits de douane. C’est à ce moment que Trump a annoncé un moratoire de quelques mois sur les droits de douane …
    Mais ce sont peut-être les marchés financiers et le principe de réalité qui auront raison de Trump. Car derrière les capitaux, il y a des usines.
  • Il ne faut pas sous-estimer Trump. Et d’ailleurs, comme Larry le dit dans son texte, il n’est pas seul. Il y a des erreurs mais elles sont rectifiées. Le but reste. C’est là où la rupture est profonde. Sous Biden, les déficits étaient plus importants que sous Roosevelt. Sur l’inflation, Trump corrige les choses…
  • Larry : Trump a de plus des capacités de rebond. Après l’assaut du Capitol, tout le monde pensait qu’il était fini. Il a remonté la pente en partie grâce à ses réseaux dans les pays du Golfe…
    Le soutien à Israël est en train de s’effriter avec Trump. C’est ainsi qu’il a fait libérer un prisonnier palestinien. Il essaie de reconstituer des réseaux et d’obtenir d’autres points d’appui. D’où ses bonnes relations avec les monarchies du Golfe avec lesquelles il compte développer des partenariats économiques.
    On supposait au départ que, Trump est tellement âpre aux gains qu’il a réclamé aux Ukrainiens leurs terres rares. En réalité, c’est Zelenski qui, en cherchant à faire comprendre à Trump que Poutine le menait en bateau, lui a proposé l’accès aux terres rares… Mais l’accord est favorable aux Ukrainiens, car ils conservent juridiquement la propriété du sous-sol. Trump pourrait bien utiliser Zelenski pour négocier avec les Russes.

Au-delà des luttes juridiques, y a-t-il une partie de la gauche de la gauche qui réfléchit à une renaissance critique ? Un mouvement de contestation anticapitaliste ?

  • Larry : Très peu pour l’instant. En l’absence de proposition de révolution sociale, le discours sur une révolution politique comme le défend Bernie Sanders n’a pas de sens…
  • Si la contestation est surtout juridique, c’est parce que la base sociale des Démocrates est réduite. Est-ce que les oppositions à Trump sur le plan de l’analyse se dirigent vers autre chose que le soutien aux démocrates ?
  • Nancy Fraser, constatant l’impuissance de la gauche américaine, soulève la question et en appelle à un front anticapitaliste. Le capitalisme n’est pas un bloc. Trump essaie des choses et recule quand ça ne marche pas, navigue à vue. Nous sommes dans une nouvelle phase où on ne peut plus appliquer les vieilles recettes. C’est une période un peu nouvelle, où il faut essayer d’autres méthodes. Si les classes dirigeantes américaines s’éloignent du « libre-échange » et du libéralisme politique pour des politiques plus brutales, c’est pour mieux défendre leurs intérêts, pensent-elles.
  • Il y a quand même des tensions dans le « camp trumpiste », entre Musk qui voudrait pouvoir embaucher des Indiens et Bannon qui lui oppose un « America first ». Trump doit conserver sa base sociale tout en favorisant le business. Ce bloc aux intérêts contradictoires peut-il tenir à long terme ?
  • Larry : Si en face ils se trouvent un ennemi commun, ils continueront. Sinon ils s’entretueront.
    Les Américains ne se reconnaissaient pas dans Biden, ils se retrouvent davantage dans Trump ; c’est une rupture culturelle et politique majeure qui ne s’explique pas par une analyse en termes économiques seulement. Par exemple, sous Biden il s’est construit beaucoup d’usines. Or, cela n’a pas résolu les Américains, y compris les classes populaires, à voter en nombre pour les Démocrates.
    Enfin, un point lourd de conséquence doit nous interpeller. Si le pays qui a servi de modèle au (néo)libéralisme abandonne une grande partie de l’Etat de droit, ça ne peut qu’avoir des répercussions dans le reste du monde.

Essence ou historicité politique du concept de valeur

Forme, substance, représentation, catégorie

Cet échange fait suite à divers écrits autour de la question des rapports entre capital et valeur : 40 ans après, retour sur la revue Invariance de Jacques Wajnsztejn ; Lettre à quelques amis sous l’œil de la réification1 une lettre privée de Henri Bastelica et Jean-Louis Darlet à Jacques Guigou qui leur à répondu publiquement cette fois dans l’article : Le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel. J.Guigou et J.Wajnsztejn ont ensuite repris cette question dans Dépassement et englobement. La dialectique revisitée (L’Harmattan, 2016). C’est donc dans cet échange, que de manière plus ou moins explicite, la question de notre rapport à Hegel et à la dialectique est amorcée, comme il l’était aussi dans les discussions avec Bernard Pasobrola autour de la rationalité et qui ont fait l’objet d’une parution précédente sur le blog.

Enfin, cet échange n’est pas indépendant, ou du moins il croise l’échange avec David, paru sous le titre La valeur à toutes les sauces et le capital fictif pour la bonne bouche.

Par rapport à la version originale parue sur le blog en 20162, cette version nouvelle de mars 2025, intègre les réponses et commentaires qu’y apportait Jean-Louis Darlet, mais qu’il ne nous avait pas envoyés à l’époque, chose faite désormais. Nous reprenons ici l’ensemble des échanges de lettres et les commentaires de Jean-Louis Darlet sont en bleu et entre crochets[ ].


Le 23/11/2016

Lettre de J.Guigou à Jean-Louis Darlet, bonjour,

Tu viens de nous manifester ton souhait de discuter avec les auteurs de Temps critiques. Nous sommes ouverts à ce dialogue. Mais nous trouvons cependant étonnant que tu ne fasses pas état de ma critique à votre texte « Lettre à quelques amis sous l’œil de la réification » qu’Henri B. et toi avez pourtant reçu  Le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel il y a bientôt deux ans.… Or, s’il y a un texte susceptible de constituer une première base à notre discussion, c’est celui-là.

Qu’en penses-tu ?

Amitiés

Jacques Guigou


Le 25/11/2016

Bonjour Jacques Guigou, et vous autres…

Une petite (grosse !) précision : je ne suis aucunement responsable du texte auquel tu fais allusion et pour lequel vous m’associez a mon ami Henri.

Je n’ai en effet revu Henri qu’au moment où je vous ai contacté à l’occasion d’une remarque sur « une porte d’entrée… » [qui introduit le blog]. Mes échanges avec lui sont fréquents mais je dois avouer que la grande différence de nos connaissances me laisse a la traîne de ses réflexions. Certains points sont toutefois très « discutés » mais ne concernent jamais que les fondements des écrits de Marx et autres concepts économiques. A la lecture de Temps Critiques je me retrouve assez proche de J.Wajnsztejn ; dans « Valeur et crise » notamment, je retrouve des affirmations qui m’étaient familières lorsque je participai à Invariance avec J. Camatte, dans un temps ou mes boutades sur Hegel n’étaient qu’une réaction a la « dialectique », au refus de « la négation de la négation » … qui me semblent encore des artifices, des effets de manche pour poser un « système » de penser qui m’est totalement étranger. Le « fétichisme » a toutes les sauces et autres expressions passe-partout les remplacent aujourd’hui allégrement !

Mes préoccupations actuelles sont plutôt de saisir ce qui se cache derrière des expressions assez pertinentes comme « évanescence de la valeur » et « inessentialité du travail ». Lorsque l’on pense « désubstancialisation de la valeur » est-on sûr d’avoir saisi la » substance » ? Que se cache-t-il « dans » la valeur, quel geste l’humanité mime telle face a ce phénomène central de son fonctionnement actuel ? De quoi la valeur est-elle le miroir ? Face à l’inessentialité du travail qu’est-ce que le capital prend a l’humanité au travers de sa valorisation ? En résumé : c’est quoi l’essence de la valeur ?

Lorsqu’avec J. Camatte je critiquai la « Loi de la Valeur », je me souviens que la définition nécessairement précise de la productivité du travail a entraîné la démonstration de la caducité de cette même loi. Il est bien aisé aujourd’hui de déclarer que cette loi n’est qu’une représentation qui ne vaut que ce que valent les représentations ! Mais quand le paradigme ne convient plus il est nécessaire de le faire évoluer. Cette évolution d’un nouveau paradigme s’appelle « dépassement et englobement ». Qu’est-ce qui a été « dépassé » et qu’est-ce qui a été « englobé » ? Quelle était alors la « substance » que révèle le nouveau paradigme ? Einstein n’a pas tué Newton ! S’il est des ruptures dans la représentation il y a des continuités dans le vivant et le Capital (et l’humanité !) suit son bonhomme de chemin… Mais bien évidemment pour moi le chemin ne vaut pas ; en tout cas pas ce chemin-là. Je lis avec attention vos échanges avec Bernard Pasobrola. Je partage son intérêt pour les sciences cognitives… et bien d’autres choses.

Voilà Jacques le point sur ma position avec Temps Critiques. Il m’est difficile de participer plus directement à vos discussions car il me manque la culture nécessaire a défendre mes positions. Face a votre savoir universitaire je n’ai que quelques lectures qui limitent beaucoup mes argumentations, Henri me fait l’amitié d’une chaleureuse écoute ! Et en parlant d’Henri, il est assez armé pour répondre a votre texte (que je lis avec intérêt et attention).

Bien Cordialement à vous tous,

Jean-Louis Darlet


Le 25/11/2016

Lettre de J.Wajnsztejn aux autres de la revue

Je trouve très intéressante la réponse de Jean-Louis Darlet et en tout cas elle lève le voile sur l’imbroglio avec Henri que je viens de contacter hier, mais qui ne m’a pas répondu pour le moment […] En tout cas ce courrier peut entrer sur le blog parce qu’il pose des questions quand même, y compris sur la dialectique mais aussi sur la valeur, l’évanescence et l’inessentialisation. Une occasion pour nous de préciser notre pensée. A ce propos, le fait que lui aussi, après les « soubis » reprenne la formule « inessentialisation du travail » au lieu « d’inessentialisation de la force de travail » prouve que cela ne vient pas de mauvaises lectures de ce que l’on dit mais de l’insuffisance d’approfondissement de notre part. En relisant Tronti et Ouvriers et capital pour mon texte sur Nous opéraïstes, je me suis demandé, à la lecture que lui faisait de la différence entre force de travail (la classe ouvrière) et travail (le capital variable), si je ne voulais pas finalement signifier par « inessentialisation de la force de travail », celle du travail concret dans la valorisation et qu’on pourrait donc rendre ça compatible avec une « inessentialisation du travail » avec cette fois le travail en tant que travail abstrait. Dans la mesure où cette notion de travail abstrait représente aujourd’hui la forme pure, jamais réalisée certes, du travail, ne serait-ce pas finalement contrairement à ce que je soutiens depuis plus de vingt ans, cette seconde formulation qui serait plus juste que la première ou alors est-ce que les deux pourraient coexister en exprimant deux dimensions des rapports sociaux de production ? Qu’en pensez-vous ?

Il faudrait faire une réponse à Jean-Louis Darlet. Collective ?

A vous lire,

J.Wajnsztejn


Le 25/11/2016

Lettre de J.Guigou à la revue

(et début des interventions de Jean-Louis Darlet insérées en bleu)

Oui, faisons maintenant une réponse collective.

Je prépare quelques remarques sur ce qu’il nomme « l’essence de la valeur » et plus loin « la substance de la valeur». Cela est étonnant pour quelqu’un qui a travaillé avec J. Camatte la question de la valeur au début des années 1970.[Commentaire de Jean-Louis Darlet. Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir d’étonnant dans ces formulations si l’on comprend, par exemple, que LA VALEUR a pour essence le travail (c’est le concept) et pour substance une quantité de travail mesurée par un temps (c’est une catégorie économique) ! Avec J. Camatte nous avons beaucoup « échangé » mais jamais « travaillé »].

Basiquement, la valeur est d’abord une forme…  [Commentaire de Jean-Louis Darlet. La Valeur « est » et dans son concept elle prend certaines formes ! La Valeur est le concept d’un « Vécu , d’un « Sentiment de vécu », un ressenti… elle est aussi un concept économique sous forme de bien des catégories mais elle reste catactérisée par son contenu jamais par une forme vide. A ce sujet il y a beaucoup à dire sur le texte de J.Wajnsztejn du n°17 « Valeur d’usage, valeur d’échange » (il n’y a pas d’article de J.Wajnsztejn sous ce titre. Peut-être Jean-Louis veut-il parler de l’article « La théorie de la communisation n’est pas un long fleuve tranquille » ?)] et j’aimerai en débattre avec lui… et ceci est une autre histoire à vivre !]

… et en cela nous somme en accord avec Marx sur ce point et seulement sur ce point car il n’y a pas chez Marx une théorie de la genèse de la valeur. Cette forme prend des contenus divers [Remarque de Jean-Louis Darlet. Chacune de ces formes a un contenu différent…] selon les époques historiques, les modes de domination de l’Etat et d’autres déterminations économiques et sociales. Bref, il faudrait déjà qu’il lise de manière approfondie nos approches successives de la valeur depuis la valeur sans le travail et l’inessentialisation de la force de travail (je reviendrai sur la distinction proposée par J.Wajnsztejn à ce sujet) [Commentaire de Jean-Louis Darlet. Je me permettrai de citer un texte que sans doute tu n’a pas lu  non plus  : « …Marx lui-même semble enfermé dans cette représentation du Capital ; mais a y regarder de près on constate que deux visions différentes du Capital nous sont toujours présentées : l’une montre le capital au travers du mouvement dialectique de son concept , l’autre sous l’aspect mathématique étroit de la loi de la valeur et il est vrai que l’écriture mathématique du capital nie tout mouvement « en devenir » et garde un simple aspect mécaniste. Le mouvement dialectique a essentiellement la ‘forme’ pour sujet, la loi de la valeur n’a trait qu’a la substance ; qu’il existe un procès de désubstancialisation du capital n’est pas immédiatement saisissable sinon dialectiquement et toute la question de la dévalorisation, non développée chez Marx, montre toutefois qu’il avait constamment ce problème a l’esprit. » Jean-Louis Darlet, Invariance série III, n°2 page 25 ! Quarante ans déjà. Si cette « désubstancialisation DU CAPITAL, n’a pas un caractère hégélien je veux bien me faire curé !]

; puis l’évanescence de la valeur (le capital domine la valeur) [Remarque de Jean-Louis Darlet. D’abord il « autonomise la valeur économique » dans sa forme de valeur d’échange ! ],puis les discussions sur le blog depuis 2 ou 3 ans…

Il télescope pas mal de choses dans son écriture toute en éclaboussures… A suivre

J.Guigou


Le 25/11/2016

Message de J.Guigou

Suite de mes remarques à propos de Jean-Louis Darlet

Vous l’aviez perçu, mon expression « toute en éclaboussures » pour qualifier l’écriture de Jean-Louis Darletn’est pas péjorative mais figurative : un jaillissement d’éclats…notionnels. [Commentaire Jean-Louis Darlet. C’est ce ton « professoral » un peu dévalorisant qui me fait prendre du recul par rapport à toute discussion, et ici je fais de réels efforts pour échanger avec Temps Critiques].

Ceci dit, je remarque qu’il se désolidarise du texte « A quelques amis… » [Commentaire Jean-Louis Darlet. Non ! Je n’en revendique pas l’écriture. Et je n’en suis pas cosignataire ce qui ne m’empêche pas d’être d’accord], alors qu’il en est cosignataire. Cette distanciation se confirme lorsqu’on lit qu’il traite ses références de 1973 à Hegel de « simple boutade ».] Propos désinvolte qui était loin d’être le cas pour J.Camatte comme le montre ma correspondance avec ce dernier il y a un an (publiée dans notre livre sur la dialectique) […] [Commentaire de Jean-Louis Darlet. Il ne s’agissait pas de « mes références » mais seulement de mes « boutades » au sujet de quelques concepts hégéliens ! Et ces propos n’étaient pas « désinvoltes » aux oreilles de Jacques et Henri mais plus tôt des interpellations qui appelaient réflexions…. Mon intuition profonde (sans doute suspecte aux yeux de Hegel…) est que Hegel « dit » le Capital, Marx tente de l’expliquer ! Le Capital est le Paradigme révolutionnaire du jeune Hegel… Alors sans doute le Capital réalise-t-il ce que Hegel en a vu ! ].

S’il s’avère nécessaire de revenir sur la notion « d’inessentialisation de la force de travail » ce n’est pas à partir des contre sens qu’en font certains lecteurs. Pas sûr que la référence au travail abstrait n’était pas déjà contenue dans la formule. Laissons cette recherche à nos exégètes…

Pour aujourd’hui, on pourrait avancer que le travail (concret et abstrait) ayant perdu sa substance, il n’est plus d’abord une forme mais un opérateur, et le travail se perpétue comme opérateur de capitalisation des activités humaines ; ce qui permettrait de clarifier la question que pose Jean-Louis Darlet d’une sorte de prélèvement capté par le capital sur l’humanité. Mais j’ai déjà abordé cela dans ma critique des ressources humaines (cf. le n°6 de Temps critiques sur La valeur sans le travail et « L’homme en trop », à l’automne 1993). [Commentaire de Jean-Louis Darlet. Quelle lecture réductionniste de mon propos : « Face à l’inessentialité du travail qu’est-ce que le capital prend a l’humanité au travers de sa valorisation ? ». Il n’est pas question ici d’un « prélèvement comptable » mais de l’expression d’une emprise du Capital sur l’ensemble de l’humanité et non sur une catégorie « travailleuse » ].

J.Guigou


Le 26/11/2016

Jacques (Guigou),

Attention, dans ton avant dernier message tu dis que la valeur est une forme ce qui sous-entend une critique de la valeur-travail et un point commun avec le groupe Krisis; mais dans ton dernier message c’est le travail (!) qui devient une forme. J’avoue ne pas comprendre. Depuis vingt ans nous répétons, à la suite d’Invariance d’ailleurs, que le travail devient fonction mais pas qu’il est une forme ou alors il faudrait revenir à l’idée qu’il est une forme de l’activité humaine dans l’aliénation et l’exploitation, mais cela nous projette alors dans un autre débat qui ne me paraît pas être celui autour de la valeur, ni le sujet de l’échange avec Jean-Louis Darlet.

Est-ce que c’est la virtualisation du travail qui te le fait poser comme ça ?

Autre point, on ne peut pas toujours renvoyer les individus qui échangent avec nous à des textes passés comme si ces textes étaient suffisants, alors que comme je l’ai dit plusieurs et pas seulement par rapport à Jean-Louis Darlet, ces textes ne sont pas sans faille et certaines de nos affirmations sont insuffisamment démontrées ou explicitées. Cela a d’ailleurs été l’objet de mon article sur l’État qui reposait la question du rapport entre État-réseau et souveraineté et tout ce qui se passe depuis deux-trois ans montre, je pense, cette nécessité.

Par ailleurs, je ne sais pas si tu ne devrais pas mener de front la réponse à Jean-Louis Darlet et celle au cheminot (David) parce qu’il me semble y avoir des croisements dans les interrogations ou questionnements et donc des passerelles possibles pour une réponse qui serait plus générale que spécifiquement adressée à un individu en particulier.

J.Wajnsztejn


Le 26/11/2016

Dans mon dernier message, je n’écris pas que le travail est une forme, mais qu’au contraire il N’EST PLUS une forme mais un opérateur ; ce qui se rapproche de la notion de « fonction » mais qui est plus général et correspond davantage à l’actuel mouvement du capital. L’analyse en termes de « fonction » court toujours le risque de verser dans le fonctionnalisme. Le travail comme opérateur peut se réaliser selon différentes « fonctions ».

Je prépare quelque chose sur ces questions, mais il est bien peu probable que je puisse le faire dans les jours qui viennent.

J.Guigou


Le 26/11/2016

Jacques (Guigou),

Oui c’est une erreur de ma part et je comprends mieux comme ça. Dont acte ! Mais si le terme de fonction peut effectivement dériver vers le fonctionnalisme, celui « d’opérateur » ne risque-t-il pas, s’il n’est pas employé de façon très restrictive, de dériver vers une approche structuraliste ?

Je reviens à la discussion d’ensemble

Je parle de « désubstantialisation de la valeur » dans « valeur et crise » du n°17, p. 127 qu’il faudrait que vous relisiez puisque c’est la plus récente production sur la question ce qui ne veut pas dire la meilleure mais enfin … A la relecture, je trouve que le terme même est équivoque car si la valeur est une forme il ne peut y avoir désubstancialisation puisque là encore il s’agit d’une critique de la valeur substance qui reposait sur l’idée du travail-substance comme seul créateur de la valeur (cf. l’indétermination marxiste sur le travail source, substance et mesure de la valeur dans la théorie de la valeur-travail). [Commentaire Jean-Louis Darlet. Pour Marx ce n’est pas le « travail » mais le « temps de travail » qui est mesure de la valeur].

C’est une contradiction que le groupe Krisis ne « dépasse » pas avec son utilisation du concept de travail abstrait. C’est aussi parce que les hypothèses de la valeur comme représentation (Camatte puis nous), comme signification imaginaire sociale (Castoriadis) ou comme essence (Darlet) ne nous satisfont pas complètement que j’ai proposé de contourner cette problématique sur la valeur par une critique des catégories (la valeur n’a plus de fonction explicative et on appréhende mieux le rapport marchand à travers les prix3), la « dépasser » ou au moins « l’englober » dans notre développement plus général sur la capitalisation.

De plus quand je dis que ce que l’on écrit n’est pas coulé dans le marbre, je ne comprends même plus la première phrase de la page quand je dis « Pour Marx, la valeur est la forme du travail abstrait et ce dernier en est la substance». [Commentaire Jean-Louis Darlet. Chez Marx, c’est plus tôt le travail abstrait qui est la forme de la valeur ! Il en est aussi sa substance quantifiable ! Le travail abstrait prend la forme de valeur et en constitue sa substance mesurable !!! Marx ne pensait surement pas que la valeur est a la fois forme et substance mais que la substance « travail abstrait » prends la forme Valeur. Point de Marx Exo ou Eso ! J’apprécie toutefois ta profonde modestie par rapport à tes écrits et a tes doutes légitimes qui, dans ce genre de discipline, sont très rarement partagés ! Et à ce tire je suis plein de doute au sujet de mes présentes remarques].

Ce que je voulais sûrement dire, c’est que pour Marx la valeur est à la fois forme (la forme-valeur) et substance (la valeur-travail) soit sa part esotérique et sa part exotérique pour parler comme Krisis. Or, sur cette base on ne peut sortir de la dichotomie d’où le va et vient continuel entre ces deux possibilités, de la part du groupe Krisis depuis la crise de 2008, la forme permettant de maintenir leur champ théorique en l’état (la valeur domine le capital) et la substance leur permettant d’expliquer la crise par la baisse du taux de profit via la hausse de la composition organique du capital (substitution capital-travail de plus en plus importante dans le procès de production).  [Commentaire Jean-Louis Darlet. Je pensais avoir montré dans Invariance III-2 la vacuité du devenir de la « Loi de la Valeur » et de ses catégories comme « baisse tendancielle du taux de profit » ! (De cela aussi je dois débattre avec J.Wajnsztejn) L’incompréhension du capital fictif, de sa caractérisation et son implication sociale ramène de manière tautologique les représentations historiquement datées de « l’économie marxienne » ; sont alors évacuées les phénomènes d’actualisations permanente du capital dans sa forme fictive qui permet de maintenir l’idée d’une valorisation continue de la Valeur,

Le Capital reste la Valeur se valorisant].

Ils font comme si c’était encore le profit qui était le moteur du capitalisme à l’heure des grandes firmes multinationales et de l’inhérence capital/Etat au niveau de l’hyper-capitalisme. Dès la « domination réelle du capital » (cf. le sixième chap. inédit du Capital de Marx) et le dépassement d’une appréhension protestante du capitalisme, l’idée que le but du profit ne soit que de faire encore plus de profit est absurde du point de vue d’une classe dominante comme du point de vue de l’individu rationnel. [Commentaire Jean-Louis Darlet. « Dès la « domination réelle du capital » … » Vu sans doute du point de vue du capital ! « …et le dépassement d’une appréhension protestante du capitalisme… » vu de quel lieu ? « …il devient difficile d’accepter que cette absurdité… » de la part de qui ? Bien entendu l’entrepreneur capitaliste a cette idée bien ancrée dans le ciboulot ! Et c’est pour cette raison « essentielle » qu’il cherche à abaisser ses couts, augmenter la productivité et élargir son marché ! Sous d’autre forme les multinationales ont le même projet ! Même si de bien entendu elles recherchent un plus grand pouvoir, une plus grande influence. Face à ce type d’attitude il est compréhensible que certaines analyses restent coincées dans les méandres messianiques de la loi de la valeur ! Le Sauveur ne se cache pas dans l’économique.]

Après, il devient difficile d’accepter que cette absurdité ait été mise sous forme de loi économique intangible et a fortiori en lois tendancielles toujours contredites pas des contre-tendances. Il en va ainsi de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit et encore plus de celle de l’égalisation des taux de profit.

Certains peuvent donc toujours attendre que la tendance devienne une baisse, la baisse une chute, puisque même l’Empire romain est tombé un jour, mais alors c’est avec la foi du charbonnier !Si on veut être moins dans la croyance ou l’incantation, il faut plutôt reconnaître que la puissance du capital ne peut être détruite, sauf catastrophe atomique ou « naturelle » (les limites externes) que par une autre puissance

[Commentaire Jean-Louis Darlet; Nous sommes parfaitement en accord !]

C’était bien l’idée socialiste, celle de la puissance ouvrière et de sa « civilisation » pour parler comme Tronti dans son dernier livre Nous opéraïstes sur lequel je travaille actuellement pour un texte avec Scalzone, même si dans sa forme « réelle » elle a pris la figure de la dictature du (sur) le prolétariat pour répondre au despotisme du capital. Or, c’est cette « civilisation » qui est en train de disparaître et avec elle toute perception immédiate d’autre chose qui pourrait atteindre à une telle dimension. N’est-ce pas pour cela que nous jugeons dérisoires finalement les différentes actions alternatives qui nous sont présentées comme les « nouvelles trajectoires révolutionnaires pour le XXIème siècle » comme le livre éponyme aux éditions de l’Éclat le laisse entendre ? N’est-ce pas aussi pour cela que surgissent aujourd’hui des discussions sur ce qui seraient les limites « externes » du capital, l’anthropocène, les rapports aux autres vivants (humains-non-humains), etc. ? N’est-ce pas, mais dans d’autres termes, un retour au Bordiga de « l’espèce humaine4», un niveau auquel devait se porter la perspective communiste selon lui ?

Ce point nous éloigne de notre base de départ au moins pour cette discussion, mais nous maintient, je crois, dans le rapport à la dialectique et à la négation. En effet, cette puissance qui pouvait contrer celle du capital, cette puissance de la classe ouvrière comme classe « dans et contre » (donc affirmation et négation, là encore pour reprendre Tronti) était-elle transposable dans la figure du prolétariat défini comme classe de la négation (l’auto-négation) ?

Comme nous le disons dans notre dernier livre : retour à la dialectique et à ses apories.

Les divers tenants du « capital automate » aujourd’hui, comme Krisis, sont bien conscients du problème, même si leur doxa générale ne les amène pas à pouvoir en faire l’énoncé : incapables de concevoir le capital comme un rapport social ils sont alors obligés de « bétonner » leur argumentation pour laisser la voie à un retour althussérien plus ou moins prononcé et structuralisé suivant si on suit la filière Krisis ou la filière Théorie Communiste. Dans le cas de Krisis, par exemple, ce n’est alors pas l’intérêt exclusif du capitaliste qui est la figure principale du capital mais celle du fonctionnaire du capital, le porteur (träger) du capital5. Il serait l’agent d’une structure matérielle, le « capital automate », composée certes de forces productives et de rapports de production, mais dans laquelle ceux-ci auraient perdu leur caractère de rapports sociaux et de forces sociales ; qu’aurait disparu les questions de pouvoir sous prétexte qu’aurait disparu les antagonismes de classes. Le profit ne serait donc plus qu’un impératif catégorique fonctionnaliste aussi matérialiste qu’était idéaliste la théorie de la « main invisible » de Smith, mais tout aussi magique. Mais quand même, pour faire tenir toute cette mécanique qui relève de l’alchimie, il faut faire intervenir autre chose. D’où la complémentarité pourtant a priori paradoxale entre d’un côté cette fixation sur une sorte de pratico-inerte (Sartre); infrastructurel et en dernière instance (Althusser), automatique (Krisis et à un autre niveau Negri) et de l’autre le recours incessant au concept de fétichisme [Commentaire Jean-Louis Darlet : Merci Jacques] où les relations entre les hommes ne sont vues qu’à travers la réification (les rapports entre les hommes se manifestent fantastiquement comme des rapports entre des choses) pour expliquer les différentes formes de fausse conscience comme celle vouée au culte de la valeur d’échange auquel il faut opposer le vrai, la vraie vie, l’essence au-delà de l’apparence, etc.

Entre parenthèse tout cela conduit à inverser la relation cause/effet en faisant de la loi de la valeur le créateur de l’échange, du marché, de la concurrence.

Dans ces perspectives, la question de l’Etat et de son rôle est complètement occultée et ce, aussi bien pour l’école critique de la valeur que pour le courant dit « communisateur ». Les rapports de pouvoir sont éjectés de la circulation c’est le cas de le dire, rapports de forces entre puissances dès le commerce au long cours comme l’a montré Braudel, rapport de forces entre les classes comme l’a montré aussi Marx parfois, Keynes ensuite (la discussion autour des théories de la valeur assimilée aux polémiques religieuses sur le sexe des anges) et aussi depuis, les opéraïstes avec leur concept de salaire politique et enfin nous, avec l’idée que le capital dominant la valeur, le prix épuise la valeur ce qui est compatible avec notre notion d’évanescence de la valeur. [Commentaire Jean-Louis Darlet. Que le capital ait « dominé » « La Loi de la Valeur » est sans doute une réalité historique après que celle-ci est été efficiente et ait permis a Smith Ricardo puis Marx d’énoncer des « règles » ou « lois » de fonctionnement réel du capital productif et du commerce, mais on ne peut admettre que le capital ait « dominé la valeur ».

Je pense que le capital a fait de la valeur son Golem, une espèce de monstre dont il n’est plus le maitre ! Ceci dit, le prix masque la valeur mais ne l’épuise en aucun cas. Sous la forme idéelle de capital fictif la valeur échappe au capital en se perdant dans les rouages obscurs des algorithmes de la finance et de la spéculation ! La liquidation violente de quelques entités bancaires pourrait en être la preuve. Se poser la question sur « l’essence de la Valeur », c’est s’interroger sur l’en quoi est pétri la chair du Golem !

Pour saisir les implications et l’emprise  du capital fictif sur le réel, la réalité objective de la société, il suffit de suivre le cheminement du revenu totalement fictif des tradeurs et autres artisans de la spéculation qui réalisent effectivement, au travers de leur consommation, la valeur de marchandises bien réelles qui trouvent alors un équivalent totalement improbable ; l’épandage de la dette publique au sein de la société assistée, et néanmoins  consommatrice du capital, montre le mouvement de réalisation effective et objective de valeur fictive. C’est au travers de ce mouvement que se perpétue le « Capital valeur se valorisant » au-delà d’une loi de la valeur « marxienne » et en dehors de toute maitrise du capital lui-même sur le phénomène. La marchandise reste alors son point d’ancrage dans le réel en permettant aussi la survie de l’individu tout aussi réel. D’où mon intervention première avec TC : La Marchandise (du capital, bien évidemment !) comme « porte d’entrée » a la critique du capital ; ce qui, dit en passant, m’a valu les foudres de JG…

Et si pour saisir le mouvement actuel du capital nous devions suivre les péripéties de la … [Il manque une fin de phrase]

Le prix est aussi beaucoup plus en phase avec l’argent que ne l’est la valeur et cela participe de la tendance capitaliste actuelle à privilégier la capitalisation par rapport à la valorisation dans la révolution du capital (ce que j’appelle la « reproduction rétrécie »).

Pour répondre à Jean-Louis Darlet sur la question de « l’essence de la valeur », je ne poserai pas la question exactement dans ces termes, mais dans des termes pas très éloignés quand même, dans la mesure ou les valeurs d’usage et d’échange ont justement leur être non pas dans les théories de la valeur qui partageront les polémistes entre tenants de la valeur-utilité (Say puis l’école marginaliste, puis encore les néo-classiques du désir) et tenants de la valeur coût de production (Smith, Ricardo, Mill) ou de sa variante marxiste (valeur-travail), alors qu’elles ne sont que des formalisations du processus qui voit la Puissance, puissance originelle de l’Etat, puissance de la propriété, descendre au niveau des rapports sociaux, c-à-d des individus producteurs et consommateurs, puissance de l’énergie sociale.

Si on intègre cette notion de valeur comme concept politique et pouvoir (l’idée de valeur-puissance que je reprends de F. Fourquet), elle n’est pas que représentation, elle est une structure de représentation du rapport social capitaliste. et je renvoie à mes interrogations dans « La valeur : représentation et signification », p. 130-132 du n° 17 de Temps critiques.

Pour finir, ta question « Qu’est-ce que le capital prend à l’humanité au travers de sa valorisation » m’apparaît fondamentale parce qu’elle suppose l’idée d’un capital qui domine la valeur.

 ; mais elle a l’inconvénient de s’éloigner de l’idée de capital comme rapport social pour en faire une communauté matérielle autonomisée des hommes. Soit un retour aux positions de la revue Invariance à partir des séries II et III des années 1970 [Commentaire Jean-Louis Darlet. Pas nécessairement ! Et en quoi « la communauté matérielle autonomisée des hommes » empêcherait que le capital ne soit un rapport social ?]

Voilà pour le moment

J.Wajnsztejn

PS: Cf. A. Bordiga, Espèce humaine et croûte terrestre, Petite bibliothèque Payot, 1978, dans lequel il remarque que le capitalisme italien, relativement moins développé que bien d’autres, a pourtant développé de façon magistrale « l’économie de la catastrophe » (p. 49).


En complément la lettre initiant ce qui deviendra un échange fructueux :

  1. Disponible à la fin de ce billet []
  2. Billet original : http://blog.tempscritiques.net/archives/1622 []
  3. Quand je parle de la « catégorie » valeur » ce n’est pas comme catégorie de l’entendement (Kant) que je l’entends, ni au sens de valeur comptable (cf. le PIB comme comptabilité de la puissance), mais en tant que conceptualisation à valeur heuristique située historiquement. Sa légitimité historique, dans l’époque, la situait donc en dehors d’une « vérité » économique parce qu’elle se situait sur un autre terrain, celui d’une forme (sociale) rendant compte du rapport social capitaliste. Son utilisation était donc aussi politique — la valeur et la recherche de l’origine de la richesse des nations chez Smith, la valeur et le travail productif chez Ricardo et Marx pour combattre la classe des rentiers et des grands propriétaires terriens oisifs d’abord et affirmer ensuite la puissance politique des deux nouvelles grandes classes productives, ce qui, incidemment rend artificielle la coupure effectuée par Krisis entre un Marx ésotérisme/exotérisme.

    Je suis d’ailleurs en train de retomber sur cette qualification de la valeur en tant que concept politique car Tronti en parle très clairement dans Ouvriers et capital, puis on retrouve cela plus précisément dans les concepts opéraïstes de salaire comme « variable indépendante », puis dans celui de » salaire politique ». []

  4. cf. Espèce humaine et croûte terrestre : https://entremonde.net/espece-humaine-et-croute-terrestre []
  5. Quelques réactions à la suite de « Not in my name » d’A.Jappe, une expression typique de l’idéalisme allemand marxisé par l’école dite de la critique de la valeur. []

Discussion autour du commentaire critique à « L’impossible démocratie » de N. Fraser

Nous vous proposons ici un compte rendu d’un discussion avec J.Wajnsztejn sur son commentaire critique (ici sur le blog) de l’article de Nancy Fraser « L’impossible démocratie de marché » lors d’une réunion organisée le 27 janvier 2025 par le groupe de discussion « soubis ».


Jacques : L’article m’a été signalé par NT au moment d’un échange avec AD sur Braudel, et de l’envoi sur la liste de citations de Braudel par HD. Il m’apparaissait intéressant sur deux points « théoriques » qui aujourd’hui ne sont pas discutés en milieu militant : le premier sur le lien entre capitalisme et économie de marché, le second entre État, démocratie et capitalisme – la notion de néolibéralisme noie le poisson. Or l’article avait le mérite de poser ces questions. Braudel a regardé comment s’articule développement du capitalisme, du marché, de l’État depuis le XVe siècle. Mais il s’est fait rattraper par ses positions politiques communisantes, ce qui l’a fait adhérer à l’idée de capitalisme monopoliste d’État – qui revient à redorer le blason de l’économie libérale.

La notion de démocratie de marché est liée à des idées de fin XVIIIe. Pour Adam Smith, le marché est une sorte de procédure permettant de développer des valeurs, de calculer le dynamisme sur la base de l’individu rationnel. Il rejoint en cela Hegel. Tocqueville développe l’égalité des conditions, base de la démocratie américaine puis de la révolution française, qui viennent réunir économie et politique (on parle alors « d’économie politique »). Cette réunion va exploser avec le développement de l’économie capitaliste et la tendance à la concentration des capitaux. C’est là que naît la science économique avec les théories « néolibérales » mais aussi la théorie marxiste, qui privilégie de fait l’économie. Polanyi parle de désencastrement de l’économie d’un ensemble qui est fait aussi de morale. Smith juge par exemple anormal que sa fabrique d’épingles produise des ouvriers aliénés incapables d’être des citoyens : la production capitaliste ne fait pas société.

André : Fraser parle aussi la financiarisation de l’économie. Cette idée pèse dans les analyses à gauche. Si c’est inexact, quelles conséquences ? Dans son texte L’âge de la régression, écrit en 2017 juste avant l’élection de Trump, on retrouve ces mêmes analyses. L’élément nouveau dans cet article, c’est l’accent mis sur la démocratie. Son analyse de l’État, qu’elle voit divisé entre économie et politique. Dans cette conception, l’État défend à la fois les intérêts de la société et ceux du capital. Quand le consensus ne fonctionne plus, c’est ça crise, l’interrègne. S’agit-il d’un retour aux idées des années 1970 sur l’autogestion ?

Jérôme : Fraser vient de sortir un livre, Le capitalisme est un cannibalisme. Il s’agit de textes d’intervention. Il faut remettre ça dans les débats politiques qui animent les milieux militants. Elle revient au post-marxisme, en essayant de sortir des débats postmodernistes. Dans Jacobin elle dit qu’elle essaie de sortir du marxisme pour prendre en compte d’autres revendications ; et se demande comment créer une hégémonie culturelle

André : Dans le texte de 2017, elle voit quelque chose de positif à gauche : Syriza et Podemos.

Pierre-Do : En fin d’article, dit que le populisme de droite est gagnant, et que derrière le rideau les gagnants prospèrent. Bien d’accord, mais à la suite elle dit que « ces crises représentent des moments décisifs où la possibilité d’agir est à portée de main ». Et là on ne voit pas…

Jacques : Si j’ai écrit cet article, c’est pour répondre à ce qui est intéressant ou original dedans. Sur l’enjeu question sociale/ questions sociétales, il y a un débat qui se fait et se prolongera, mais ce n’est pas central dans l’article de Fraser et je ne m’y suis donc pas attaché. Le plus important c’est au niveau des notions. « Le capital est hostile à la démocratie », écrit-elle ! Or le développement des échanges se fait par la circulation du capital et avec des États créant des marchés nationaux, à l’intérieur d’un rapport à la démocratie. Quand on fait référence à la démocratie, c’est celle du capital. Pour elle, il existerait une démocratie adossée à l’économie de marché et garantie par l’État.

Mohamed : Ne ferait-elle pas référence à Hayek et l’idée de démocratie limitée ?

Monique : Dans ces textes et dans notre débat, il y a beaucoup de flou sur la notion de démocratie, et plus largement sur le « politique » comme dimension face à l’économique, au capitalismes (et aux diverses formes dans lesquelles il se manifeste).

En effet, parfois il est question du pouvoir politique de façon vague, ou de l’État, ou des institutions juridiques, ou de la démocratie. Or tout cela est différent.

De même, les relations entre le politique et l’économique (entendues souvent comme deux « instances » dans le texte de Fraser) sont formulées dans le débat ici en termes de séparation ou de fusion. Or il est clair que ce qu’il faut réussir à penser, théoriquement et historiquement, c’est l’articulation de ces deux dimensions des sociétés.

Si on prend A. Smith, un des fondateurs du libéralisme économique, il envisage la société civile comme « autonome » par rapport au politique, car elle assure son ordre interne par le marché (il est passé, pour dire très vite, de l’idée de la sympathie à celle de l’intérêt comme base du lien social). Mais pour autant il n’envisage pas la disparition de l’État ; au contraire, l’État doit fournir un cadre juridique qui permette le développement du capitalisme, et même ce que nous pourrions appeler certaines infrastructures.

Les libertariens eux-mêmes conservent les fonctions régaliennes (répressives essentiellement) de l’État.

Bref, pour revenir à la démocratie, on ne peut dire tout simplement que le capitalisme fonctionne de façon évidente avec la démocratie, sauf à réduire considérablement la grande polysémie du terme.

Historiquement, le capitalisme a eu besoin du cadre juridico-politique fourni par le libéralisme politique après le Révolution en France (garantir une société d’individus, le droit de propriété, les théories du contrat et bien d’autres choses encore). Mais pas de la démocratie !! Les libéraux (Siéyès, etc.) étaient antidémocrates, et c’est pour ça qu’ils ont installé un régime (et non une démocratie ) représentatif. Régime qui a été « mal » démocratisé (et partiellement, suffrage masculin uniquement) en 1848, par la révolution.

Tout ça pour préciser que le régime dans lequel nous vivons et qui s’appelle démocratie est une oligarchie représentative, où le vote est biaisé de multiples façons.

Mais la démocratie, au sens authentique, radical du terme, « pouvoir du peuple », participation réelle aux décisions, garde un pouvoir mobilisateur, est un horizon d’attente, contient une dimension utopique, et on ne peut limiter son sens à celui des régimes actuels qui nous gouvernent.

De même, on ne peut limiter le terme « démocratie » à son acception sociologique, tocquevillienne , d’« état de société », et donc régie par le marché (comme on le trouve dans le texte de Temps critiques). Parler de « démocratie de marché » est, d’une certaine façon, un oxymore (on voit bien l’intérêt de ce pseudo-concept forgé par des sociologues dans les années 60), et ce terme n’a pas grand-chose à voir avec la démocratie politique.

Mais si on revient à l’actualité du rapport entre démocratie politique et capitalisme néolibéral, on a matière à réflexion…

En effet on observe aujourd’hui que les secteurs de la Silicon Valley aux USA, et ici des financiers comme Pierre Edouard Sterin (qui apparemment est dans la finance de ce qui est à la pointe de l’informatisation et du virtuel), soutiennent Trump pour les premiers et le RN pour l’autre, en finançant aussi des officines conservatrices (Périclès par exemple), dont le but est d’infuser une idéologie réactionnaire, et de favoriser une certaine « fascisation » des esprits. Et ces secteurs économiques « de pointe » semblent avoir besoin de régimes politiques autoritaires, qui n’ont rien à voir avec une démocratie même affadie.

On aurait de quoi s’occuper en essayant de démêler ces questions…

Ci joint un lien vers un article qui traite de cet aspect…

https://lundi.am/Dark-Gothic-MAGA-Elon-Musk-la-neoreaction-et-l-esthetique-du-cyberfascisme

Gianni : Fraser n’a pas besoin de définir la démocratie dont elle parle, elle se fonde sur ce qu’on a sous les yeux. Parle d’un processus en cours de montée de l’autoritarisme ; elle note une tendance, voyant que la démocratie représentative devient de plus en plus autoritaire : le constat est banal.

Jacques : Alors elle reconnait un lien entre économie et politique. Le développement des GAFAM, ce n’est pas de l’autoritarisme mais un processus de fusion entre économie politique, technologie et « social ».

André : La fusion existait aussi sous le régime nazi. Elle conçoit la démocratie comme une agora où on discute des questions de société, qui pourrait imposer ses choix à l’Etat. Qu’entend-elle par pouvoir politique ? La Chine, qui a sauvé le capitalisme en 2009, est un pouvoir autoritaire.

Jacques : Le capitalisme n’a pas de nature. La supériorité de son mode de production est sa liabilité, sa fluidité, sa capacité de dépassement dans la conservation, il réactive des formes anciennes (post ou présalariales). Financiarisation : la finance est au premier rang dans toutes les transformations du capitalisme. Aujourd’hui, elle finance tout le secteur capitaliste d’avant-garde.

Larry : Fraser est liée depuis assez longtemps à la New Left Review (revue dominante à gauche, de qualité, avec beaucoup d’ex-trotskistes, jamais d’articles sur l’utopie – au mieux une défense des mouvements de années 60, une nostalgie d’une époque de forts mouvements sociaux). Le soubassement de convictions et perspectives a presque disparu. Pour elle le féminisme est essentiel. Elle considère qu’il existe un monde non capitaliste indispensable au capitalisme (care), que le système a tendance à détruire tout en en ayant toujours besoin. Les luttes pour elle sont dans ce domaine ; celles qui engagent les producteurs sont secondaires (ils sont au bas de la liste, après femmes, noirs, handicapés, etc.). Elle promeut l’idée d’une alliance entre toutes ces forces. Or si en 2017 il y a eu des manifs importantes contre l’investiture de Trump, aujourd’hui, rien. Ellen Meiksins Wood est à l’origine de l’idée de séparation entre politique et économique, qui concorde selon elle avec la sortie du féodalisme.

Jérôme : Il y a plusieurs conceptions de démocratie. La question est le lien entre capitalisme et démocratie. Le capitalisme est devenu démocratique en réponse à des luttes, il a dû accepter une forme limitée de démocratie, compatible avec ses intérêts. Le problème : quelle démocratie radicale pourrait remettre en cause le capitalisme ? Le capitalisme néolibéral est différent du capitalisme libéral : il a utilisé l’État pour des formes lui permettant de se reproduire.

Jacques : Dans l’article, il est question de « crise de la démocratie ». Oui, il y a crise de la démocratie bourgeoise, mais ça ne va pas forcément vers l’autoritarisme. Les institutions sont en train de se défaire de leurs formes autoritaires (école, armée, justice…), on va vers plus de laxisme, de fluidité, d’arrangement, de nouvelles procédures… La loi n’existe plus, il n’y a plus que de multiples petites lois et règlements : est-ce que c’est de l’autoritarisme ? Il y a fusion dans une société capitalisée : tout est inséré dans un fonctionnement assurant une emprise. Et ce n’est pas extérieur à nous, bien d’accord avec Fraser là-dessus. Fraser pense qu’il y a des résistances, mais le logiciel libre est bien le produit de ce monde, qui offre des alternatives à nos défaites.

Jérôme : Le capitalisme reconfigure plutôt d’anciens modes autoritaires. L’autorité n’a pas disparu de l’école, loin de là.

Nicole : Le problème dans cette idée que le capitalisme se renouvelle en absorbant les contestations et dépassant ses contradictions, c’est qu’on ne comprend plus très bien ce que recouvre l’idée de « crise ». Or le « capitalisme », qui n’est qu’un ensemble de forces parfois contradictoires, a pour les moins des points de faiblesse. Crise écologique, une crise de légitimité du système…

Jérôme : Oui, il y a une crise de légitimation du capitalisme, et il s’agit de comprendre pourquoi. La crise écologique, elle pèse, car le capitalisme ne peut s’abstraire des limites de la planète.

Marcel : La crise désigne un moment précis. En ce sens, le terme de « crise écologique » est réducteur.

Jacques : Inapproprié plutôt, car il induit une projection de ce qui va arriver. Or c’est dans le moment de la crise que la crise se repère. Nous ne sommes pas dans un moment de grande crise, comme en 29, où la réaction est immédiate.

Nicole : Et il n’y a pas une crise de rentabilité du capital ?

Larry : Avec l’IA on ne sait pas comment ça va évoluer. La rentabilité ? On est à la veille d’un grand bouleversement, qui peut se traduire par la stagnation ou le décollage. La réorganisation technologique en cours aux USA se fait autour du pouvoir avec des gens de 40-45 ans, des non-héritiers (pas oligarchiques). Il y a eu récemment une sorte de conclave à Washington sur les voitures électriques : Tesla, le seul constructeur, était absent. C’était le capital oligarchique qui était réuni là, des dynasties, qui avaient touché un fric monstre pour être sauvées. On a, il va y avoir une concurrence âpre avec la Chine, et ceux qui arrivent au pouvoir aujourd’hui ne se racontent pas d’histoires, ne sous-estiment pas leur adversaire.

Anne : Sur France Culture, une émission récente sur la mondialisation et la Chine.

Mohamed : Pourquoi cette extrémisation du débat politique, cette impression de guerre civile à venir aux USA ? Comment vont agir des sociétés (mines, pétrole) qui ont poussé Trump et le Parti républicain au pouvoir ? On a fait un peu vite la comparaison avec la période précédant le nazisme, mais…

Jacques : C’est essentiellement du pragmatisme. De la part d’anciens libertariens (leur action a été saluée y compris par des gens de gauche). Pas forcément les mêmes fractions. Le Parti démocrate n’a rien à leur proposer d’autre, ils peuvent donc se rattacher à un pouvoir assez musclé. Actuellement, une plus grande liberté est offerte au secteur censé porter la concurrence au niveau mondial. Après ça va faire naître une contradiction au sein de ce groupe-là, qui est déjà près d’éclater sur la question du protectionnisme. Une alliance s’est formée qui n’est pas stable. Idem sur l’immigration. En plus, Wall Street s’est prononcé contre Musk : les grandes banques sont contre Trump. Les financiers n’ont pas les mêmes attentes que le bloc au pouvoir. L’administration américaine a elle aussi un poids, qui défend aussi des intérêts.

Mohamed : Amazon a décidé de fermer ses entrepôts dans la province du Québec, parce qu’un syndicat s’y est monté.

Jacques : Mais Amazon a monté le salaire minimum à 15 dollars dans plusieurs Etats du Sud des EU (contre anciennement 7,50 dans le Texas). Le prix de la force de travail pour les forces productives dominantes du capital n’est pas un problème.

Pierre-Do : Les indicateurs d’Emmanuel Todd sont intéressants, même si on les entend moins. Le groupe coalisé autour des technologies de pointe. Todd dit qu’au niveau de la formation, il y a un nombre croissant d’Américains qui se destinent au droit, à…, et que ça va se casser la gueule. Concurrence de la recherche chinoise.

Jacques : Mais les USA captent les savoirs produits ailleurs, ils continuent à attirer les cerveaux. Ce qui leur donne une puissance que la Chine n’a et n’aura probablement pas. Voir aussi l’immense puissance du dollar. Les USA sont le seul pays qui a une marge de manœuvre importante (élever les taux d’intérêt ou pas). Il est aussi celui qui a le plus d’autosuffisance, même s’il est dépendant des flux financiers. La Chine ne crée pas de marché intérieur.

Larry : Le plat dominant dans toutes les régions de France, c’est désormais le burger…

Anne : Un certain nombre de pays sont en train d’échapper à l’emprise du dollar. C’est encore minoritaire, mais…

Mohamed : Il y a au moins dix ans de cela, certains tenaient déjà ce même discours.

Larry : Ça fait un quart de siècle que Todd prédit le déclin imminent des USA…

Jérôme ; Une grande partie des classes populaires qui ont voté pour Trump ont un autre discours sur l’immigration. Elles ont été dévastées par l’économie libérale. Admettons que Trump réussisse… les tensions vont sortir. A qui va profiter la politique de Trump ?

Marcel : Les ouvriers qui ont voté Le Pen ont eu l’impression qu’une certaine gauche mettait l’accent sur les différenciations sociales en oubliant les problèmes économiques et les souffrances induites.

Jacques : La situation la plus grave, c’est l’Allemagne. Le pays le plus industrialisé d’Europe va dans le mur. Des zones entières ont des infrastructures dans un état déplorable. Rien ne fonctionne parfaitement, les trains sont en retard et en cas de problème on laisse les voyageurs se débrouiller tout seuls. Dans certaines concentrations ouvrières, une sorte d’anticapitalisme basique se développe qui porte les gens à voter Afd. Et cela ne touche plus seulement l’ancienne partie Est du pays comme depuis 20 ans mais la partie Ouest et particulièrement celle de la Ruhr dans laquelle l’industrie allemande repose sur l’aristocratie ouvrière, qui est touchée de plein fouet par le déclin. Une enquête faite à Bochum auprès des ouvriers de l’automobile (la plus grande usine Opel d’Allemagne) en atteste (cf. Libération du O5/ 12/2024 et Le Monde du 5/01 2025). Tous les investissements allemands sont allés sur ce qui s’avère être des points faibles dans le nouveau développement.

Catherine : La question des taxes qui vont être imposées à leurs produits va accentuer la crise.

Mohamed : L’ordolibéralisme, cette forme de gestion du capitalisme, s’avère un échec.

Jacques : L’Allemagne et le Japon n’ont pas reconnu le marché financier. Leurs industries étaient liées aux banques, dans un climat de confiance réciproque. Mais avec la mondialisation les marchés bancaires se sont montrés insuffisants et prudents sur l’offre de crédits. Comme le marché financier comporte une perte en termes de sécurité, l’Allemagne a choisi de continuer sur l’ancien mode de financement et a résisté à la domination du marché financier. Capitalisme de papa. Conséquences : ils ont été obligés de changer car les banques allemandes ne sont pas assez fortes pour se passer de ce marché financier. C’est Merkel qui a montré la voie. S’il n’y avait pas eu Merkel au moment de la crise sanitaire, il y aurait eu un risque important de révolte en France dans la foulée des mouvements sociaux récents en France. Avec Macron ils ont fait une alliance et la banque centrale européenne a inondé l’Europe de liquidités. En Allemagne, ils ont traditionnellement les mains liées par la Cour de Karlsruhe pour les questions budgétaires et monétaires, mais Merkel a réussi à imposer son choix.

Mohamed : Ils ont ouvert les cordons de la bourse avec les GJ et le Covid, mais ils sont en train de nous le faire payer. Au total c’est toujours à la société de payer.

Jacques : C’est ce discours de gauche qui a délégitimé toute la gauche. Dire que finalement le capital récupère tout en dernier ressort est profondément démobilisateur. Ce n’est pas ça qui compte. Beaucoup de ceux qui ont voté pour Trump l’ont fait parce que les prix avaient augmenté.

André : Pour l’Allemagne, il faut prendre en compte le cadre géopolitique.

Mohamed : La guerre en Ukraine a pesé sur le commerce allemand. En Tunisie on a crevé de faim pendant le Covid.

Jacques : Si tu n’as pas la rapidité des transports, toute la logistique nécessaire, fournir l’alimentation… Dans la chaîne d’approvisionnement mondiale, s’il y a à un endroit où ça coince, rien n’arrive. Cf. la pénurie de moutarde de Dijon, dont on a appris qu’elle venait du Canada.

Nicole : La France, qui a poussé très loin sa désindustrialisation, se porte-t-elle mieux que l’Allemagne ?

Jacques : Dans le cas de l’Allemagne, tout converge pour qu’il y ait un choc (et les chocs en Allemagne…!) : elle a peu d’amortisseurs sociaux, pas de politique du logement, de gros problèmes sur ses infrastructures. En France, il y a eu une préparation : la « start up nation » de Macron est une réaction, la BPI, qui est une sorte de banque d’Etat, est faite pour diriger l’investissement, cibler, prendre des risques. En France, le secteur le plus puissant est externalisé : les grandes entreprises françaises sont actives à l’extérieur. Aujourd’hui, plus une entreprise est forte à l’extérieur de son pays d’origine, plus le problème du rapatriement des profits et de leur orientation est important. Ça peut être un problème, et c’est pourquoi l’Etat envisage d’augmenter spécifiquement l’impôt sur les sociétés, pour ces grands groupes. Mais au niveau européen, c’est la Commission européenne qui a empêché la formation de monopoles européens (ils sont en train de s’en rendre compte) avec sa stratégie sur les salaires : ne pas les augmenter, mais accroître le pouvoir d’achat par la baisse des prix. Or baisser les prix en renforçant la concurrence comme si elle était principalement intra-européenne a empêché la formation de ces monopoles européens. Par ailleurs, il y a quand même en France une certaine capacité de lutte ou au moins de résistance, pas seulement historique, mais si on regarde la période 2017-2023 qui laisse des espoirs.

André : Pour quelle perspective ?

Jacques : Il y a des mouvements de réaction (ex. : GJ) et d’autres de refus porteurs d’une perspective d’autre société. De mon point de vue (et là je rejoins Henri Simon), la lutte de classe est une lutte de tous les jours, contre les chefs, les abus… Le fait de réfléchir, de ne pas se laisser submerger par les choses, de ne pas sombrer dans l’immédiatisme. Pour moi la question du programme, c’est fini. Si elle se poursuit, c’est dans une espèce de nébuleuse (LFI, Lordon, etc).

Jérome : Dans les textes de Temps critiques, on a l’impression que toute espèce d’antagonisme a disparu. Fraser, malgré les manques de son analyse, essaie d’entreprendre une analyse critique du capitalisme et de repenser un mouvement antisystémique. Dans cette phase où il y a de la colère, qui va leur montrer la direction ? De quel côté ça va tomber ?

Jacques : Avec les Gilets jaunes et contrairement à ce qui a été affirmé au début par les forces de gauche, le danger principal ce n’était pas que la droite reprenne le mouvement puisqu’elle est fondamentalement pour l’ordre. Le mouvement en reprenant la référence à la Révolution française a bien vite penché à gauche … au risque de sa récupération intéressée (l’idéologie syndicale actuelle de la convergence).
Il ne faut pas refuser de rejoindre un mouvement sous prétexte qu’il ne correspond pas à notre schéma préconçu. A Lyon, on a participé au mouvement, avec des AG de 700 à 500 personnes au début. Dans cette assemblée on a prôné le refus de la représentation. On a réussi à ce que les délégués à Commercy n’aient qu’une voix consultative. On a réussi à empêcher la dissolution des assemblées par substitution par un système de commissions prôné par d’anciens Nuit debout. Je suis peu intervenu dans l’assemblée, mais j’y ai quand même soutenu l’idée que « c’est le mouvement qui fait l’assemblée et pas le contraire », alors que dans la forme assembléiste, le risque est que l’assemblée pense diriger le mouvement. Or le mouvement débordait régulièrement de ce qui était décidé en assemblée. Cette forme d’intervention politique initiée par 4 « lyonnais » de Temps critiques autour de ce que nous avons appelé « le journal de bord » (un groupe fluctuant et hétérogène de 30 à 50 personnes de la région dont certains non urbains) n’a pas été considéré comme un groupe extérieur aux Gilets jaunes, mais a été, du fait de sa participation aux actions quotidiennes, intégré à la coordination Lyon et région des GJ qui prenait des décisions.


Quelques précisions par rapport au CR

1) Dans l’exemple de la politique européenne vis-à-vis du processus de concentration en général et plus particulièrement quant aux fusions/acquisitions, j’ai pu donner l’impression de critiquer la « main visible » des institutions de l’UE en négligeant de mentionner que c’est souvent par manque d’unification plutôt que par trop que pêche une politique européenne… du point de vue du capital. Ainsi, si les entreprises du CAC 40 sont plus tournées vers l’extérieur que l’intérieur, c’est que les droits de douane internes y sont très élevés (45% pour les produits industriels, 110% pour les services). Ce caractère national plus important que résiduel concerne aussi des banques trop orientées vers le financement interne (de leur propre État, de l’immobilier et des secteurs traditionnels) ; l’épargne et les investissements se tournent vers l’extérieur. C’est particulièrement dommageable (toujours du point de vue du capital) quand cela se produit dans un pays comme la France qui n’a pas activé de fonds de pension et dont l’épargne s’éparpille (caisse d’épargne, assurance-vie) plus qu’elle ne se concentre des projets industriels.

De ces faits, la concurrence interne plutôt que les accords d’acquisition ou de fusion pousse plutôt les salaires vers le bas et/ou la stagnation avec pour résultat une demande atone.

2) Je voudrais revenir aussi sur l’intervention de Monique qui, telle qu’elle figure dans le CR, a été considérablement allongée post-réunion. Elle y reprend notamment la notion d’oligarchie dont je n’ai pu parler dans le débat lui-même puisqu’elle n’y a pas été discutée.

En tout cas,dans Temps critiques, nous en avons entrepris la critique il y a près de 20 ans (cf. JW : « Reproduction, système, oligarchie » in n°14, 2006 ; B. Pasobrola : « Le retour en grâce du mot oligarchie » et in n°16, 2012) et le cours de l’histoire de ces deux décennies ne semble pas nous avoir démentis à ce sujet.

Aristote dans LaPolitique lui avait donné sa source historique, mais à contre-emploi du sens courant actuel et sans aspect critique : « Ainsi la voie du sort [tirage au sort] pour la désignation des magistrats est une institution démocratique. Le principe de l’élection, au contraire, est oligarchique (…) L’aristocratie et la république puiseront leur système, qui acceptera ces deux dispositions »… pourvu qu’elles s’appuient sur une grande classe moyenne stabilisatrice. Mais c’est Castoriadis qui l’a actualisé et lui a donné sa perspective critique à partir du moment où abandonnant l’analyse strictement classiste, il a développé l’idée d’une nouvelle séparation/domination entre dirigeants et dirigés dans l’entreprise comme dans la vie politique. Une perspective qui restait révolutionnaire malgré un changement de cap. Si Lefort s’est raccroché à la démocratie vraie et Abensour à la démocratie contre l’État, comme antidote aux tendances oligarchiques, Castoriadis semble avoir placé ses espoirs dans l’autogestion (cf. sa participation, comme Mothé, à la CFDT de l’après 1968).Mais la référence à l’oligarchie et sa critique restaient le fait de petits cercles, alors qu’aujourd’hui, elle fait consensus critique pour tous les courants politiques de gauche et de droite qui la dénonce de façon plus morale que politique.Le fait que le terme soit utilisé pour désigner aussi bien la situation aux États-Unis qu’en Russie ne semble gêner personne, en tout cas pas les médias (cf.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/02/12/l-oligarchie-une-elite-argentee-et-dominatrice-au-pouvoir-de-moscou-a-washington_6543101_3232.html).

Or, dans notre hypothèse théorique et critique, s’y référer est devenu inopérant et peu probant, d’une part par la restructuration de l’État sous sa forme réseau, qui tend à se substituer à sa forme nation (ce que méconnaissent les utilisateurs de la notion) et ses conséquences politiques (crise de la représentation et de la démocratie) ; et d’autre part par le processus de globalisation (financiarisation de l’économie et capitalisation de toutes les activités humaines), de sorte que, en tendance, c’est plutôt vers un « tous oligarques » que porte le mouvement du capital ! Une sorte d’oligarchisationmoyenniste des rapports sociaux… À noter que cette formulation de JG résonne comme en écho avec la condition émise par Aristote en son temps.

S’il y a un tel « bombardement » du mot, c’est qu’il contient, en creux, une conception classiste de la société (et que donc cela convient aux marxistes vulgaires, aux démocrates comme aux souverainistes/populistes de droite et de gauche1), une conception selon laquelle il y aurait un petit nombre de « possédants » (comme on disait au XIXe siècle) ou d’ultra-riches, dit-on aujourd’hui,et une masse d’exploités ou de dépossédés, etc.

On reconnaît là le slogan inconsistant (voire inepte) des Occupy Wall Street, décuplé aujourd’hui par l’arrivée au pouvoir de l’équipe Trump/Musk. 

[Note complémentaire de Larry C. : Une partie de la gauche américaine met depuis plusieurs années l’accent sur l’importance de ce que d’aucuns ont pu nommer la Professional Managerial Class, en gros, les cadres supérieurs/professions intermédiaires, pour qui le passage par l’enseignement supérieur va de pair avec des revenus tout aussi supérieurs. C’est, d’après l’historien Adam Tooze, l’hostilité du petit peuple envers ces couches-là, plutôt qu’envers les grands patrons, qui explique en grande partie la polarisation politique actuelle des États-Unis et le vote populaire pour Trump. Cette thèse n’est pas sans poser des problèmes, mais à tout prendre, je le préfère à la rengaine sur le 1 % et, a fortiori, sur les oligarques qui, soudain, se seraient accaparés d’un pouvoir auparavant entre les mains de… de qui au fond ?]

JW

  1. Joe Biden : « Aujourd’hui, une oligarchie prend forme en Amérique, avec une richesse, un pouvoir et une influence extrêmes, qui menacent littéralement notre démocratie. » 

    J-L. Mélenchon : « Le peuple détrônera la petite oligarchie des riches. (…) Du balai ! » (L’Ère du peuple, Pluriel, 2017 []

Discussion autour du texte sur les émeutes au Royaume-Uni

Discussion autour du texte de Larry publié dans Interventions n° 28, « Questions sur les émeutes de l’été 2024 au Royaume-Uni » (lisible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article547)

Larry : Je n’ai pas écrit ce texte à partir de témoignages ou d’échanges directs, mais de lectures. Première impression : horreur. Les réactions de xénophobie en France, c’est de la petite bière en comparaison (à l’exception de la période post-guerre d’Algérie). En Angleterre, c’est presque un problème endémique. Pas sûr que les Anglais se rendent compte de la dureté de leur société. Dans la période altermondialiste, des gens du Monde diplo se sont fait reprocher le système de laïcité français, au nom du respect de l’autre, de la bonne entente telle qu’on la pratique au Royaume-Uni. On a vu l’été dernier le « succès » de ce modèle-là. Après les attentats islamistes en France, je m’attendais à des pogroms, mais ça ne s’est pas produit. En Angleterre, ça n’a presque jamais arrêté. Dans les sondages, les comportements de tous les jours, on voit pourtant un pays qui accueille un grand nombre d’immigrés et une population qui finit par l’accepter bon an mal an. Un boucher m’a dit : notre pays a toujours accueilli du monde. Mais en situation de tension, ça peut très vite dégénérer. Le hooliganisme atteint au Royaume-Uni un niveau sans égal ailleurs (Tommy Robinson, figure de proue de l’extrême droite, a commencé sa carrière comme supporter). C’est une tradition des milieux populaires : on se bat.

Les premières émeutes racistes après la Seconde Guerre mondiale concernaient une population étrangère minuscule. Dans cette première vague d’immigration, c’étaient surtout des Antillais (issus de colonies britanniques et chrétiens) ; celle des Bangladais-Pakistanais est venue dix ans plus tard et en grand nombre (culturellement plus éloignés des Anglais), et elle continue. Je n’ai pas l’impression que la religion joue un rôle très important. L’Angleterre est habituée depuis la Réforme à avoir des sectes différentes. L’idée de voir débarquer des gens pratiquant une autre religion n’est donc pas la source d’hostilité. En revanche, les Pakistanais détiennent (après les Soudanais) le record mondial du mariage entre cousins (50 % au Pakistan) ; or la culture anglaise est la plus éloignée possible de cela. Autrefois, même les paysans aisés avaient coutume d’envoyer leurs enfants travailler chez d’autres exploitants, ce qui a donné par la suite la tradition de l’internat. Cela produit une société individualiste où un jeune apprend assez tôt à se débrouiller loin des parents. La ville de Bradford, dans le Nord, compte près de 26 % de Pakistanais, et un taux de mariages entre cousins encore plus fort : 70 % il y a quelques années. Depuis les années Thatcher, avoir le soutien de la famille, ce n’est pas rien du tout, or les couples autochtones n’en bénéficient pas. Les ménages regroupant plusieurs générations jouent un rôle très protecteur – et ce n’est pas l’islam qui impose cela. En tout cas, cela donne une intégration très limitée.

Dans la mentalité anglaise, c’est normal que les gens restent dans leur groupe d’origine. Les Français, eux, pensent majoritairement que tous les immigrés ont vocation à devenir français. Cette tradition où le peuple anglais bagarreur s’en prend aux nouveaux venus, c’est une constante. A Leeds en 1917, il y a eu des émeutes anti-juives, motivées, d’une part, par la tenue d’un congrès de gauche où beaucoup de juifs étaient présents et, d’autre part, par le ressentiment contre un groupe échappant en grande partie au service militaire (la plupart étant de nationalité russe). La déclaration Balfour sur la création d’un foyer national juif en Palestine a suscité la création de groupes pour dire : bon débarras. Donc les immigrés sont censés revendiquer ce qui les distingue.

Derrière les émeutes de l’été, il y a aussi une dimension économique. La disparition des services et transports publics est allée beaucoup plus loin qu’en France. Exaspération due au fait qu’il y a de moins en moins de tout – et si en plus on doit accueillir des nouveaux venus… Les demandeurs d’asile, c’est 7 % des étrangers présents, et l’immigration illégale c’est 1 % environ, donc un pourcentage très faible, mais cela devient néanmoins le symbole de ce qui ne va pas.

Sous Blair, forte arrivée d’Européens de l’Est. Les régions traditionnellement ouvrières ont voté pour le Brexit parce qu’ils se sentaient menacés par eux.

Monique : La législation anglaise est relativement permissive au plan de l’acquisition de la citoyenneté.

Larry : Ils ont limité par étapes le droit, pour les immigrés issus des pays du Commonwealth, de s’installer au Royaume-Uni. Toujours est-il que, en 2021, 37 % seulement des nouveaux médecins enregistrés étaient d’origine britannique, contre 50 % venus de pays non européens, essentiellement d’Inde et du Pakistan – tout bénéfice pour l’Angleterre en termes de coûts de formation. Il y a des raisons de croire que cette même politique peut venir en Europe continentale. Mais la privatisation et la sous-traitance restent beaucoup plus poussées au Royaume-Uni qu’en France.

Pourquoi ces émeutes ? On a vu la toile de fond économique et sociale, mais Il y a véritablement de la haine aussi. Il y a eu des actes gravissimes.

David : Quel rôle a joué la volonté de la droite de se mobiliser contre le gouvernement travailliste récemment élu ?

Larry : D’après les relevés de la police, ce ne sont pas avant tout les militants d’extrême droite qui ont fait les émeutes.

David : L’assaut contre le Congrès aux USA, c’était un groupe de meneurs qui ont chauffé le racisme dans les esprits sur Internet. Voir aussi les événements à Amsterdam.

Jackie : Selon le New York Times, il y a eu manipulation des services secrets dans l’assaut du Capitole.

Larry : L’identité du meurtrier n’a pas été divulguée car la loi interdit qu’elle le soit pour un mineur. Quand on l’a connue, le gouvernement a dit : ça n’a rien à voir avec le terrorisme. Or il avait des documents djihadistes chez lui. La police a sûrement eu accès à cette info très tôt, et les conservateurs prétendent, avec ou sans raison, que la divulguer aurait empêché les extrémistes d’en profiter pour déclencher des émeutes.

Nicole : Tu parles à un moment donné de la meilleure réussite universitaire des fils d’immigrés. Y a-t-il dans ces émeutes une part d’hostilité des prolos anglais envers ceux qui s’en sortent mieux qu’eux ?

Larry : Un Anglais qui a lu mon texte m’a signalé qu’il n’y a pas de politique officielle de discrimination positive. En Angleterre, on donne les statistiques ethniques, mais sur des bases quasi raciales et donc non différenciées : la catégorie « Asiatiques » recouvre à la fois Indiens, Chinois, Bangladais… Pourquoi les jeunes « autochtones » des milieux populaires réussissent mal à l’école, ce n’est pas clair. Il y a des bourses, mais les étudiants étrangers, eux, paient plein pot. En gros, la classe ouvrière autochtone ne va pas à l’université. Certains prétendent qu’il n’y a aucune chance pour un jeune prolo blanc du Centre-Nord.

Fabien : J’ai l’impression qu’il y a des différences culturelles entre les Américains et les Anglais, le sentiment de classe est différent :  aux Etats-Unis, il y a un idéal de la middle class , tandis qu’il y a eu historiquement davantage de fierté d’être la working class en Angleterre, avec moins de projection dans une ascension vers les classes moyennes ou l’université. Même si ce sentiment, en rapport avec des communautés locales, est moins fort aujourd’hui, le grand gala des mineurs de Durham, près de Newcastle, perdure, par exemple. Cet aspect est peut-être un facteur d’explication.

Larry : C’est vrai, mais qu’est-ce que cette identité ouvrière dans un pays où il y a désormais si peu d’usines ? Au départ, dans le Yorkshire, les gens des vallées encaissées ne pouvaient pas vivre de la terre et vivaient du tissage à domicile, puis peu à peu ont évolué vers le travail en usines. Il y a eu des percées technologiques dans le textile avant la machine à vapeur. A part le métier Jacquart, toutes les avancées technologiques venaient d’Angleterre – on utilise d’ailleurs couramment le mot mill (moulin)pour désigner une usine. L’Angleterre est le pays ouvrier. Difficile d’expliquer ce qu’est cette mentalité ouvrière : elle a été fortement contestataire aux débuts, puis il y a eu une répression féroce. En France, la jeune classe ouvrière était héritière de la Révolution : dans les esprits, elle agissait pour toute la société. En Angleterre, le mouvement ouvrier s’est peu à peu replié sur les coopératives et les syndicats, sans perspective allant au-delà… Quand Marx et Engels ont écrit le Manifeste communiste, le mouvement qu’ils avaient sous les yeux constituait en fait la queue de comète. Les ouvriers britanniques ont obtenu le droit de vote bien plus tard que les Français. L’Angleterre est un petit pays (sans l’Ecosse et le pays de Galles, c’est juste un peu plus grand que la région parisienne), avec des villes partout, chacune avec sa spécialité industrielle. Les nouveaux venus ne font pas partie de la communauté ouvrière, d’où peut-être cette réaction courante de rejet. Provoquer une bagarre, ça fait partie de la culture ouvrière. Le chav, c’est la désignation péjorative pour le prolo vulgaire, traduisant un mépris des classes supérieures qu’on n’oserait jamais exprimer envers les Noirs ou les étrangers.

Fabien : S’ajoute sans doute le fait que les politiques d’identité (identity politics) sont très développées au sein des classes moyennes anglaises, comme aux USA.

Larry : Avec Le Pen ici, ce sera la même chose. Liz Truss a tenu 50 jours comme Première ministre conservatrice en 2022, avec un gouvernement qui était un arc-en-ciel d’origines (il y a une politique au sommet de l’État consistant à donner une place importante aux groupes issus des colonies). Tony Blair a voulu s’assurer le soutien des pays de l’Est pour la guerre en Irak en leur proposant la liberté de circulation par anticipation, d’où une arrivée massive d’Européens de l’Est, qui, là aussi, a suscité de la violence xénophobe.

Nicole : N’y a-t-il pas des tentatives de syndicalisation parmi les immigrés ?

Larry : Taj Ali, jeune militant d’origine du sous-continent indien, prétend que la gauche britannique d’aujourd’hui ne connaît pas la classe ouvrière, ni autochtone ni immigrée.

Fabien : A ma connaissance, dans le nettoyage, à Londres, il y a une certaine syndicalisation, mais plutôt chez les immigrés d’Amérique du Sud.

Larry : Lors de la vague de grèves de 2023, il a dû y avoir de la solidarité entre groupes différents. Mais ces grèves n’ont concerné que les services (hôpitaux, nettoyage, chauffeurs de bus), à l’exception des boulangeries industrielles. Dans les entrepôts Amazon, les conditions sont tellement dures que le turn-over est très important.

Est-ce qu’on peut dépasser cela ? Je ne suis pas très optimiste. Le remplacement de ceux qui ne veulent plus ou ne peuvent plus accepter des conditions de travail très difficiles, souvent pour des raisons de mauvaise santé, va vraisemblablement continuer. Le capital accepte de les mettre au rebut.

Fabien : L’internationalisme, la solidarité doivent être distingués du libre-échangisme et de la mise en concurrence.

Larry : Dans tout ce que j’ai lu, le rejet des immigrés apparaît comme un phénomène principalement prolétarien. Quand on lit Le Monde, on a l’impression que certains ont choisi le racisme et d’autres l’antiracisme. Dans la réalité ce n’est pas comme ça. Les milieux populaires ne sont pas hostiles à l’immigration en tant que telle, ils pensent tout simplement qu’il y en a trop et qu’il vaudrait mieux la maîtriser. Dans tous les pays, c’est aux milieux populaires d’assurer l’intégration. Les immigrés d’hier, dont l’intégration reste fragile, ont d’ailleurs parfois tendance à vouloir limiter la poursuite de l’immigration. Voir Le mur invisible, film produit par Zanuck (des producteurs juifs de Hollywood l’ont supplié de ne pas faire ce fim, qui risquait d’attiser l’hostilité envers les juifs). La nouvelle vague d’immigration menace avant tout la vague précédente, dont les membres n’ont pas toujours les outils pour s’orienter vers des métiers moins durs, mieux payés, plus respectés. En Australie, le peuplement européen était lié à l’échec du mouvement chartiste en Angleterre, ce qui a donné une forte cohésion de classe. Or, c’est ce mouvement ouvrier qui a obtenu l’instauration d’une politique visant à limiter les arrivées d’immigrés asiatiques, soupçonnés de miner la solidarité et les conditions imposées au patronat : l’« Australie blanche ».

André : Dans ton texte tu poses des questions importantes à la fin : devant ces classes dominées tellement divisées, faut-il et peut-on redéfinir un projet commun ? Il me semble que c’est important dans la mesure où cette perspective a été abandonnée.

Fabien : Les politiques de l’identité n’aident pas à cela.

Larry : Oui, cela ne donne que des initiatives multiculturelles comme le carnaval annuel de Notting Hill, premier quartier de Londres à connaître des émeutes anti-Noirs dans les années 1950.

Helen : Un vieux texte de Mumford récemment republié (« Les transformations de l’homme ») parle de l’importance des communautés humaines et en même temps de l’enfermement qu’elles comportent. C’est une question très importante. L’individu sans communauté est une aberration, et le besoin de communauté est à la fois essentiel et à redéfinir.

À propos des Leurres postmodernes contre la réalité sociale des femmes (Vanina, Acratie, 2023)

Ces quelques remarques ne concernent pas tout ce qu’il y a de bienvenu dans ce livre, et Vanina et moi avons déjà échangé sur ces questions ne serait-ce qu’à la présentation de mon livre Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme à Limoges, à laquelle elle était présente. Pour mes remarques (donc forcément critiques), je partirai, comme base supposée lue par vous tous, du compte rendu écrit établi par le groupe « Soubis » et aussi, bien sûr, de la lecture d’ensemble du livre. Et malgré toutes nos remarques critiques nous conseillons grandement la lecture du livre.


Dans l’introduction au débat, Vanina énonce : « pour moi, tout individu doit être libre de faire ce qu’il ou elle veut faire de son corps — être libre d’en disposer, que ce soit pour le parer, le dévoiler, le cacher ou le transformer », comme s’il fallait marquer son appartenance identitaire au féminisme historique par l’adhésion à un préalable ne souffrant pas de discussion, tout en faisant signe d’ouverture vers certaines tendances néo-féministes (queer en l’occurrence avec l’ajout  “transformer”). Or, pour moi, cette affirmation s’avère contradictoire avec sa position critique contre l’individualisme dominant, qui prédomine pourtant dans le reste de son exposé et le livre tout entier. Individualisme produit du capitalisme et de l’idéologie postmoderne qui ne sont vus et critiqués, à travers les exemples de la GPA, de la prostitution, du transhumanisme, de la séparation du « corps », que comme des dérives des tendances néo-féministes, sans remonter jusqu’au fait que le ver était peut-être dans le fruit à cause du présupposé libéral sur la propriété de son corps. Un présupposé qui a certes pu avoir un intérêt heuristique ou en tout cas militant dans le cadre de ce qui se concevait encore à l’intérieur du mouvement plus général d’émancipation de l’époque et au sein de celui-ci, du mouvement particulier des femmes contre le double carcan étatico-bourgeois. Mais plus aujourd’hui que la « révolution du capital » pour moi, la « contre-révolution » pour Vanina, a triomphé et que la « libération » n’a plus pour ennemi cette bourgeoisie et son État (cf. à ce sujet la rupture que représente la thèse de Ch. Delphy sur « l’ennemi principal »). Cette compréhension du sens de la révolution lui fait tout percevoir en termes de « régression » qu’elle oppose à l’époque précédente des « libérations ». Sa lecture de l’époque me paraît trop biaisée par son angle social et classiste où effectivement, de ce point de vue, la défaite est consommée (elle la date de 1980, p. 45). Comme disait à peu près le dirigeant capitaliste W. Buffet, nous avons livré une guerre de classes et nous l’avons gagnée.

Malgré des allusions à la régression sociale, Vanina ne reconnaît pas cette défaite (il ne s’agit pas là de savoir si elle est provisoire ou définitive) puisqu’elle interprète la prédominance d’autres causes (raciales, par exemple) comme « masquant » la lutte des classes (p. 55). Or, si on peut reconnaître, avec Vanina, la lutte des Gilets jaunes comme l’équivalent d’une lutte de classes, elle n’a pas du tout été « masquée » par les luttes particularistes ; elle a été déconsidérée et moquée parce que populaire et illisible selon les canons postmodernes. En effet, les femmes Gilets jaunes pourtant ou parce très nombreuses n’ont pas été féministes, mais Gilets jaunes ; il a fallu les magouilles de l’assemblée des assemblées de Commercy noyautée par les gauchistes pour imposer la parité et favoriser l’écriture inclusive en fin de mouvement((– Alors que Vanina reconnaît que l’écriture inclusive rend la lecture impossible, elle l’utilise comme rappel chaque fois qu’elle le juge nécessaire, donc en performant à son tour, un procédé qu’elle juge pourtant idéaliste. On peut être d’autant plus étonné que, si elle regrette que le néo-féminisme soit devenu le mouvement des minorités divisé en multiples minorités, alors que la révolution est une question de majorité qui n’est pas assimilable à la règle démocratique, elle utilise néanmoins un langage qui ne sera jamais repris par la majorité ou alors grand malheur à nous (cf. Orwell et la novlangue ou encore Viktor Klemperer et la « langue » du nazisme). Sans doute est-ce la manifestation d’une contre-dépendance à son « identité » féministe affirmée, mais elle reste minimaliste, ce qui fait que nous n’avons pas eu droit au point médian, ni au iel et autres catalogages.)).

Le rapport social capitaliste n’est pas formé uniquement de la contradiction capital/travail et du point de vue de sa reproduction globale, les processus d’émancipation ont perduré bien au-delà des années 1980 et particulièrement ceux qui concernent les femmes et leurs droits et ceux de nouvelles catégories (cf. le droit des enfants, le mariage pour tous ou bientôt le droit des animaux). Mais si j’emploie le terme de processus, ce n’est pas par hasard parce que cela n’est pas le fruit de « mouvements ». Mon point de vue est exprimé de façon plus dure encore par Véra Nikolsky qui souligne que cela ne plaît pas du tout aux milieux « progressistes » en général de penser que des processus impersonnels (révolution technologique, machine à laver, contraceptifs) auraient pesé bien plus lourd que les manifestations et autres cercles de parole((– Cf. Véra Nikolsky, Féminicène. Les vraies raisons de l’émancipation des femmes. Les vrais dangers qui la menace, Fayard, 2023.)).

Sur cette base retournée et dévoyée, comme le furent pas mal de propositions de la fin des années 1960 (« Il est interdit d’interdire », « Prenez vos désirs pour des réalités », « L’imagination au pouvoir »), c’est alors la boîte de Pandore qui peut s’ouvrir puisqu’on est passé de son expression libérale, au sens américain du terme, à sa réplique libérale/libertaire. Pour le sujet qui nous occupe ici, les féministes favorables à la prostitution et en soutien des « travailleuses du sexe » ont pu alors sortir de leur boîte et il en est de même pour les courants qui remettent physiquement en cause leur corps d’origine.

La critique de Vanina manque son objet parce qu’elle en devient alors une critique particulière et non générale. En effet, elle ne remonte pas jusqu’à la critique de cette affirmation de principe sur laquelle toutes les féministes sont censées être d’accord. Elle n’en dénonce que les effets pervers. Un principe dont la perte de valeur politique émancipatrice aujourd’hui ne peut que dévoiler ce qu’il a de velléitaire et d’idéaliste quand ce corps, celui des femmes comme des hommes, est de plus en plus médicalisé par les progrès de la médecine et de la chirurgie, y compris esthétique (mon corps appartient à la science, pourrait-on dire en exagérant un peu) et de plus en plus socialisé par les prises en charge de la sécurité sociale.

Ce qui distingue le capital, historiquement, c’est justement sa grande capacité d’adaptation et de transformation, qui fait que ce n’est pas un « système ». Rien ne l’empêcherait donc a priori de se passer du patriarcat. Mais pour dire cela, il faut faire la différence entre la société du capital aujourd’hui (c’est-à-dire pour Temps critiques la « société capitalisée ») et la société bourgeoise (capitaliste) antérieure. Et si l’on remonte encore plus loin dans le temps, il faut faire la différence entre capitalisme et patriarcat puisqu’en tant que « système »/institution ce patriarcat existe au moins depuis la Rome antique. Ce ne semble pas être le cas de Vanina, d’abord parce qu’elle ne voit pas le patriarcat comme un système séparé (cf. sa critique à Delphy, p. 37) et qu’elle le rattache, au moins de façon sous-entendue, au capitalisme comme quelque chose qui lui serait spécifique ; ensuite parce qu’elle me paraît confondre la division sexuée du travail reconnue comme la première forme de division du travail, dans la mesure où les anthropologues ont repéré l’universalité de la domination masculine dès les sociétés premières du fait de la place des femmes dans la reproduction (il ne s’agit donc pas d’un « système ») ; et l’institution patriarcale, par exemple quand elle parle des travailleuses du « care » (p. 258-9). S’il y a eu un « système », il a été « déconstruit » par une série de lois depuis les années 1950 (et on pourrait facilement en faire le long catalogue)… qui n’empêchent pas que perdurent des différences, des inégalités de fait, des comportements qui seront maintenant jugés sexistes à l’aune de l’évaluation de ces lois.

Parler en termes de « leurres » me semble une erreur. Les néo-féministes ne se trompent pas de cible ; certains courants affermissent et approfondissent le sillon, d’autres l’élargissent jusqu’à en brouiller la trace. Mais tous, c’est-à-dire y compris les « matérialistes », n’entretiennent qu’un rapport ténu ou même inexistant avec ce qui a été le fil rouge historique des luttes de classes, et ce non pas parce que celui-ci a été coupé par la défaite du dernier assaut révolutionnaire du tournant des années 1960/1970, mais parce qu’il n’a jamais été une référence pour les générations nées après les années 1980. Cela n’a pas empêché des révoltes et émeutes chez les « pauvres » jusqu’à même celle des Gilets jaunes, mais pour les autres, et Vanina pointe particulièrement les jeunes des nouvelles classes moyennes et je suis d’accord, ce sont même toutes ses références qui sont taxées de réactionnaires parce qu’elles s’opposent finalement à la nouvelle dynamique du capital et ce sont alors aussi non seulement les frontières de classes (comme on parlait avant) qui disparaissent ou sont occultées, mais la pertinence des notions de droite et de gauche.

Malheureusement, les leurres, aujourd’hui, ce sont ceux de l’émancipation (« par les travailleurs eux-mêmes ») quand c’est le capital qui émancipe à sa façon ; celui de l’autonomie (quand elle n’est plus « ouvrière » et que de l’autogestion on est passé à l’égogestion).

Plus généralement, ces notions, qui ont pu fonctionner comme slogans ou mantras, doivent être questionnées en dehors des sources révolutionnaires d’origine, parce qu’elles doivent être confrontées à de nouveaux questionnements, aussi bien du point de vue du rapport à la « nature intérieure » (cf. la perspective transhumaniste critiquée par Vanina et le sujet global de son livre), que du rapport à la « nature extérieure » (environnement au sens large, écologie, changement climatique). Sans jouer sur les mots, s’il faut alors s’émanciper, c’est de cette idée de toute-puissance (et de la domination qui l’accompagne) qu’on retrouve aussi bien dans les thèses classiques du capital que dans celles du marxisme. Cela ne dégage certes pas une issue de sortie à portée stratégique, de toute façon bien problématique dans le contexte actuel, mais éclaire un peu la conduite à tenir au cours des luttes quotidiennes auxquelles nous pourrons participer… ou non en fonction de cet éclairage. Une sorte de boussole a minima en quelque sorte dont il nous a fallu user au sein du mouvement des Gilets jaunes ou face aux manifestations antivax pour ne prendre que ces deux exemples ayant entraîné des positionnements variés et sujets à controverse.

JW, le 23 février 2024

Capitalisme de commandement et commandement capitaliste

Il nous semble toujours nécessaire, du point de vue théorique comme dans des perspectives de lutte, de faire ressortir le fait que le capital est avant tout un rapport social de forces en interaction dialectique qui toutes participent, certes à des pôles différents (capital, travail, État), de sa reproduction ; et non pas un « système » essentiellement abstrait régi soit par des automatismes dont les agents ne seraient que des fonctionnaires impersonnels (cf. la notion de « capital-automate » qu’on rencontre parfois chez Marx puis Bordiga), soit par des forces plus ou moins occultes tirant les ficelles (finance, « banque juive », franc-maçonnerie, etc). 

Dans cet ordre d’idées, nous vous proposons ici un compte rendu d’une réunion débat organisée le 17 décembre 2023 par le groupe de discussion et de rencontre « soubis » autour de l’article de Larry Cohen : « Victimes, complices ou acteurs de premier plan ; le rôle des États dans le tournant dit néolibéral » paru dans le numéro 22 de Temps critiques (automne 2023).


SouBis – Compte rendu de la réunion du 17 décembre 2023

Débat avec Larry Cohen sur son article paru dans Temps critiques n° 22, « Victimes, complices ou acteurs de premier plan ? Le rôle des États dans le tournant dit néolibéral »

Larry : Pourquoi j’ai écrit cet article ? Je suis tombé par hasard sur l’article de Jack Copley [auteur du livre Governing Financialization, sur le Royaume-Uni], qui m’a intrigué : je pourrais jeter trente ans de Monde diplomatique car son discours sur le tournant néolibéral est faux. Tournant oui, mais pas la forme exposée jusque-là. Donc je me suis proposé d’approfondir le sujet, sachant que les auteurs qui ont écrit sur le sujet l’ont tous fait en anglais ou en allemand. La question qu’il y a derrière, c’est : quel est le rôle de l’État dans l’économie capitaliste ? En France le débat sur ce point s’est peu ou prou éteint après Poulantzas. Se focaliser sur les USA et la Grande-Bretagne est justifié, car ces deux pays ont été les premiers à faire ce tournant, et aussi compte tenu de l’impact mondial des USA et l’impact de la politique de Thatcher.

J’ai découvert dans ces livres que curieusement le travail idéologique de préparation par les courants néolibéral ou ordolibéral existait bien, mais que ce n’est pas ce qui a enclenché le mouvement. Et que ce ne sont pas les banques non plus. Tout s’est joué au niveau des États. Daniel a dit dans un de nos débats que Castoriadis n’avait pas voulu voir à quel point l’économie capitaliste s’était imposée et  n’avait voulu voir que le poids du rôle de l’État. Mais Castoriadis n’avait pas si tort que ça. Mes lectures montrent plutôt que les acteurs de ce changement, ce sont les États.

On peut se demander : quel est l’intérêt de le savoir ? Je pense que ce n’est pas anodin ; l’idée que les pauvres États ont subi impuissants la menace des grandes entreprises de délocaliser ne tient pas la route.

Pierre-Do : J’ai été très intéressé par ce texte. L’idée que la responsabilité du tournant néolibéral de l’économie capitaliste provient essentiellement des grandes entreprises, du secteur bancaire, des idéologues néolibéraux, c’est aussi une manière d’évacuer la question de la responsabilité politique de l’Etat. L’économie capitaliste demande avant tout deux types d’action à l’État : d’une part de favoriser l’extraction de la plus-value en assurant des conditions optimales à sa reproduction : transports, santé, éducation, aides et subventions publiques au secteur privé en cas de difficultés ; d’autre part de s’immiscer le moins possible dans l’économie. Dans le contexte de la mondialisation du marché et des échanges, et ultérieurement du déficit des dépenses publiques en Europe de l’Ouest, l’État dit « surchargé » a cherché, pour résister à la double pression du marché et de la pression sociale, à s’alléger politiquement en se plaçant volontairement sous la contrainte d’organismes supranationaux, OMC, FMI, UE… et au niveau micro-économique en initiant graduellement : privatisations, réforme des systèmes de retraite, de santé, d’éducation. Tout cela en tentant d’éviter l’affrontement social massif. En dernier ressort est posée la question de la légitimité de l’État. C’est bien l’État qui décide, dans le cadre contraint auquel il a volontairement consenti, de la redistribution des richesses, des aides aux secteurs de l’économie capitaliste qu’il souhaite favoriser. Enfin l’État possède l’appareil coercitif pour faire appliquer les mesures prises en particulier les plus socialement funestes.

Larry : Selon les auteurs canadiens que je cite, Panitch et Gindin, casser le mouvement ouvrier américain était encore plus important que casser les mouvements ouvriers européens. La défaite de la grève des aiguilleurs du ciel a ouvert les vannes qui ont permis aux entreprises de négocier les salaires et les conditions à la baisse. Pourquoi aux USA ? Parce qu’ils représentaient encore 25 % de la production capitaliste globale.

André : Oui, il me semble que c’est bien ce qu’il faudrait comprendre, pourquoi les luttes ouvrières deviennent si violentes au tournant des années 70-80, qu’est-ce qui explique le basculement néo-libéral ? L’idée d’un État qui n’est pas la marionnette des grandes entreprises m’a intéressé. Mais ton argumentation part sur deux des grands thèmes des années 80-90 : la critique de la mondialisation et celle de la financiarisation. Pour la financiarisation, tu dis : le manque de rentabilité des entreprises, la baisse de leur taux de profit, a poussé celles-ci à placer dans la sphère financière l’argent qu’elles n’avaient plus intérêt à investir dans leurs propres activités, thèse défendue par beaucoup d’économistes. D’après toi, cette baisse serait due aux taux d’intérêt très élevés. Mais la mise en place de cette politique monétaire par le président de la réserve fédérale Paul Volcker pour lutter contre l’inflation arrive après cette baisse du taux de profit. La très nette baisse du taux de profit s’observe sur la période 74-75 jusqu’à 80-82 en Grande-Bretagne et en France, peut-être un peu plus tôt aux USA. Dans ton article la politique monétaire occupe une grande place, tant dans le cas de la financiarisation que dans celui de la mondialisation. Je pense qu’à tout le moins c’est discutable.

Larry : Ce n’était pas mon propos d’expliquer la baisse du taux de profit. La concurrence grandissante subie par les USA, qui a mis à mal leur domination de l’économie mondiale, a fait que les marges bénéficiaires ont rétréci (les capitalistes n’aiment pas beaucoup la concurrence en fait). Cela explique donc pourquoi les entreprises étaient en difficulté, mais pas leur orientation vers la finance. Greta Krippner [autrice de Capitalizing on Crisis, sur les USA] a pu s’entretenir longuement avec les acteurs de l’époque. Les pays développés ne pouvaient pas assumer les taux d’intérêt de 20 % atteints aux USA sous l’effet de la politique anti-inflationniste de la Réserve fédérale sous Paul Volcker. La fronde contre cette politique de taux élevés de dollar fort a été menée par la Business Roundtable, dont le texte a été rédigé par le patron de Caterpillar, qui a presque demandé : « Vous voulez désindustrialiser notre pays ? » Avec un dollar fort on n’arrive pas à exporter, mais avec un taux d’intérêt élevé c’est intéressant d’investir dans des outils financiers.

André : On peut également discuter le point de vue que tu adoptes : l’État a en main les instruments monétaires (keynésianisme). Il est intéressant de prendre la thèse d’autres économistes comme Michel Husson ou ceux de la théorie de la valeur pour qui le tournant néolibéral est le produit d’une crise structurelle du capital. L’industrie automobile n’est plus rentable. La survaleur extraite est insuffisante. Pourquoi les luttes sociales en Grande Bretagne devenaient-elles aussi violentes ? Durant les années 70, les travaillistes cherchent à sortir de la crise, c’est-à-dire à restaurer un taux de profit suffisant, et n’y arrivent pas. Ce seront ces nouvelles politiques dites néolibérales qui vont permettre le rétablissement des taux de profit à leur ancien niveau (cela au détriment des rémunérations, de l’emploi, des conditions de travail, des solidarités nationales, des services publics). Je pense qu’il est important de discuter de ces thèses, car selon l’explication que l’on a de ces crises, la critique et les luttes dans lesquelles on s’engage peuvent être très différentes.

Pierre-Do : Il y a un ajournement continuel de la crise structurelle du capitalisme. Cette crise n’a pas l’effet décrit par la théorie marxiste. Car le capitalisme continue à fonctionner pas trop mal. Il y a eu déplacement de la lutte de classe vers une lutte fiscale (« lutte des taxes ») dans les années 80-85.

Larry : James O’Connor a écrit au début des années 1970 que c’était ce qui se profilait. Ce que dit André ne contredit pas ce que je soutiens. Les États ont agi sous l’effet d’une pression objective : le gâteau à répartir avait rétréci. Si les États avaient agi autrement, je ne sais pas quelle forme la crise aurait pris. Je veux seulement mettre en avant des aspects sous-estimés à gauche.

André : Je trouve très intéressante ta thèse principale, le fait que les politiques menées ne sont pas dictées par tel ou tel pouvoir occulte. On constate que les gouvernements ont très peu de marge de manœuvre. La même politique se met en place partout, par des gouvernements de droite comme de gauche.

Larry : Une voie a été essayée mais pas prise au sérieux par des gens comme nous, celle préconisée par l’union de la gauche, qui était une autre façon de réagir. Est-ce qu’il était possible de convaincre le gouvernement allemand de faire cause commune sur cette base ? S’il avait refusé le tournant néolibéral, on ne sait pas ce qui se serait passé.

Pierre-Do : En 1981 la gauche dite « plurielle » n’aurait eu aucune chance de succès en proposant une politique économique néolibérale. Plus tard Mélenchon, pour se faire élire, faisait essentiellement des propositions de redistribution différente de la richesse sans toucher aux fondements du système capitaliste.

Gianni : Tu dis qu’à l’origine du tournant il y a à la fois la crise fiscale de l’État et une baisse de la productivité qui les empêchent d’ouvrir les cordons de la bourse pour acheter la paix sociale. Mais un aspect des choses me laisse perplexe : l’endettement des États ne baisse pas, il y a seulement redirection de l’investissement public vers d’autres investissements, avec recours à la répression une fois qu’on ne peut plus acheter la paix sociale. La révolution informatique a supposé d’énormes investissements de la part de l’État ; or ces investissements ont coupé l’herbe sous les pieds aux salariés, donc sapé les rapports de force qui leur permettaient d’obtenir des avancées – rendant les salariés « inessentiels », pour utiliser le vocabulaire de Temps critiques. Tu n’abordes pas cette question.

Pierre-Do : L’endettement et le déficit public : on vient bien comment c’est devenu une méthodologie de gestion de l’État. Il y a mise en avant constante d’une contrainte présentée comme supranationale. Contrainte établie par l’UE à partir de ce qu’Alfred Sauvy avait écrit en 1952sur le niveau de déficit qui permettrait d’avoir une gestion saine des finances publiques. Les 3 % sont devenus un dogme, constamment remis en question mais maintenu comme ligne de conduite, et utilisé par l’Etat pour justifier les privatisations par exemple. Le prix ridiculement bas de l’action France Telecom mise en vente par l’État, c’était une façon d’accoutumer les gens au système boursier et  par là de dévier la colère sociale. L’ajournement de la dette structurelle se fait à travers un certain nombre d’artifices. Point intéressant dans l’article : l’importance de l’adhésion de la population à ces programmes. Au bout d’un moment, c’est le public qui devient cogestionnaire. Il a le sentiment de faire un choix devant une offre de services, que ce n’est pas l’État qui l’impose. Bien sûr il faut avoir obtenu auparavant un consensus public, une intégration idéologique de secteurs entiers de la population au système.

Nicole : Sous le « néolibéralisme », il y a eu aussi une transformation de la nature de l’État. En France, la décentralisation a beaucoup transformé le paysage politique, avec des décisions qui se prennent désormais à niveaux multiples, et pas toujours de façon cohérente, mais qui impliquent bien plus la population notamment à travers le tissu associatif.

Larry : C’est ce que Temps critiques appelle l’État-réseau. Jusqu’où va l’État ? Il y a à ça une dimension technique, mais il est plus intéressant de comprendre ce que ça implique socialement. C’est appuyé par une partie de la population, militante pour une partie d’entre elle. Exemple avancé par Todd : dans son coin de Bretagne, une soixantaine de personnes sont mobilisées pour aider une seule famille de réfugiés ; on pourrait penser que ce devrait être la tâche de l’État. Cette évolution vers l’État-réseau représente aussi une manière de répondre aux attentes de la population. En 2015 en Allemagne, les associations caritatives ont été débordées par les demandes des citoyens volontaires pour accueillir la vague des réfugiés. L’argent public est là, mais l’action est faite par d’autres agents que l’État.

Jackie : La décentralisation, c’est quand même un phénomène franco-français.

Monique : C’était une revendication sociale en raison de la grande centralisation du pays héritée de l’histoire. La gauche s’est fait plaisir idéologiquement en la mettant en œuvre. Mais l’abondement des collectivités locales par l’État central a toujours été insuffisant. Et la gauche a largement participé à ce phénomène.

L’idée que l’État est une marionnette aux mains du capital ne tient pas la route dès que l’on se renseigne un peu. Même chez Adam Smith il est expliqué que, pour que le marché fonctionne, il faut un État qui crée des structures juridiques adaptées. Balancer l’État, c’est l’idée des libertariens (Rothbard). Même Marx lorsqu’il analyse la Commune reconnaît une certaine autonomie de l’État. Le pouvoir des entrepreneurs est réel, mais ils n’ont pas de force de frappe. La répression est la tâche de l’État. L’État démantèle les services publics et assure la répression.

Il y a une chose que je n’ai pas bien comprise : pourquoi à la fin des années 70 il y a une rupture fiscale ? Je me souviens d’une période où la dette publique n’était pas une obsession. Le dogme de la dette est apparu au début des années 80.

Larry : C’est un problème européen plus qu’américain. L’Allemagne a l’obsession, pour des raisons historiques, de la stabilité financière et économique. Mais cela n’est pas pire que la méthode italienne qui consistait à distribuer de l’argent ici et là puis de temps en temps à dévaluer la monnaie. Streek dit qu’un pays peut choisir d’opter pour l’équilibre économique ou pour l’équilibre social – en gros, la division entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud.  La France est en position intermédiaire. Depuis les années 80, on ne compte pas les gouvernements qui ont voulu réduire ceci ou cela. La France est plutôt du côté des pays égalitaires. Certes on va dans le sens de l’inégalité, mais depuis vingt-cinq ans. Rien à voir avec ce qu’ils se sont permis aux USA et en Grande-Bretagne.

Henri D : Les États sont intervenus massivement pour sauver les banques en 2008, au détriment de la population. L’État est bien au service des puissants.

Larry : Oui, mais ils l’ont fait surtout pour maintenir l’équilibre du système. Il fallait sauver les banques. Pendant la crise des subprime, la Réserve fédérale a ouvert avec l’UE une ligne de swaps de devises donnant accès à une quantité quasi illimitée de dollars. Sans ça, on aurait eu une crise bien pire que celle de 1929. Et ils ont en grande partie réussi. Le niveau de vie a baissé, certes, mais ce n’est rien par rapport à ce que c’était en 1929. Un de mes profs de lycée aux USA, fils de paysans du Sud profond, évoquait une armée de gens venue quémander du travail sans salaire, en échange d’un repas pour la famille.

Henri S : Il y a une question centrale, à savoir le déséquilibre dans la loi de l’offre et la demande, quand l’offre ne répond pas à la demande. Le taux d’inflation est la pomme de discorde de tout le système. Tous les États font des efforts pour la contrer.

André : Wolfgang Streeck que tu cites avait publié dans Le Monde diplomatique en 2008 un article décrivant les diverses politiques mises en place depuis le début des années 70 pour tenter de résoudre la crise tout en achetant la paix sociale. L’endettement explose à partir des années 80. La première manière d’acheter la paix sociale, dans les années 70, c’est l’inflation, mais ça ne marche pas. La politique néolibérale se met alors en place, lutte contre l’inflation, envol de la dette publique. Vu l’ampleur prise par la dette, l’État cherche à en faire porter le poids par le public en desserrant fortement les règles encadrant le crédit aux ménages ; la crise des subprime en découle.

Larry : Les auteurs canadiens disent que l’offre de crédits immobiliers à des gens aux très faibles moyens ne peut se comprendre sans tenir compte de la stratégie d’intégration de la classe ouvrière par la propriété : le cadre est idéologique au moins autant qu’économique.

André : Idem pour les participations au capital des entreprises proposées aux salariés.

Larry : A la fin des années 50, on était encore dans un niveau de vie très bas. L’endettement des États, au fond, je m’en fous. La dette américaine des années Reagan et après était astronomique et ils ont réussi à l’endiguer.

Henri S : La pandémie a limité la production, donc l’inflation.

Larry : Je voudrais revenir à un aspect qui m’est cher car il rejoint un débat qui a eu lieu à Socialisme ou Barbarie. Habermas parlait de crise de légitimation – on n’est pas très loin des thèses de Castoriadis. Il disait que c’est le succès même de ce type de capitalisme qui va faire perdre de sa légitimité au système ; or ça ne s’est pas produit à l’époque, comme n’ont pas manqué de le signaler des critiques comme Perry Anderson, de la New Left Review. Mais je pense que cette délégitimation du système, on est en train de la vivre maintenant. Il y a dans l’air un anticapitalisme certes superficiel, mais qui traduit une certaine perte de légitimité des institutions. Les défenseurs du marché se font très très discrets depuis 2008.

André : Musk réclame moins d’État.

Nicole : Dans une conception devenue commune aujourd’hui au moins à gauche, le tournant néolibéral est associé à la montée des inégalités. Tu ne dis rien de cet aspect des choses, pourquoi ?

Larry : Mon texte parle très peu de l’actualité. Il y a aujourd’hui la question des inégalités, mais aussi celle des discriminations. Autrefois on disait que toute la classe ouvrière était soumise à l’exploitation, et qu’il s’agissait de la faire progresser ensemble. Aujourd’hui, c’est : que les meilleurs gagnent, qu’ils soient noirs, handicapés ou trans. Le système d’accès aux facs d’élite est accepté aux USA malgré ses inégalités fondamentales, puis dans ces facs on chipote sur la représentation des minorités… Par exemple, Louis Maurin, fondateur de l’Observatoire des inégalités, n’a aucune culture politique qui aille au-delà du keynésianisme. Dans la gauche française, c’est la nostalgie de l’époque keynésienne. Je ne sais pas comment faire comprendre à nos interlocuteurs plus jeunes que réduire les inégalités ne réglerait pas le problème. Quand le gâteau n’est pas en expansion, il y a des choix douloureux à faire. Quand c’est l’État qui les fait, cela comporte un risque politique. Quand ça vient de mécanismes en apparence de marché, comme avec la déréglementation, on peut dire : c’est pas nous, ce sont les taux qui nous l’imposent. Or c’est la Banque centrale et pas les marchés qui gère les taux d’intérêt.

Henri D : Il va y avoir un mur : quand il n’y aura plus de services publics, avec de plus en plus de pauvres, ça va devenir ingérable.

André : Le secteur de la santé représente encore 15% des dépenses publiques.

Gianni : Il y a des dépenses publiques non inflationnistes, notamment les dépenses militaires (pour aider l’Ukraine par exemple). 413 milliards d’euros programmés sur sept ans…

Pierre-Do : Les deux fonctions de l’État : créer les conditions nécessaires à l’accumulation du capital, ce qui a un coût ; et acheter la paix sociale ou organiser la guerre sociale (rôle coercitif). C’est en 68 que j’ai eu le sentiment d’une délégitimation de l’État, puis de nouveau avec le mouvement des gilets jaunes. Il y a eu une lutte des taxes très violente à ce moment-là, avec une violente réponse militaire de l’État. Puis est arrivée la crise du Covid, avec le « quoi qu’il en coûte » et les confinements majoritairement respectés, et l’État s’est appuyé sur de nouveaux outils de contrôle.

Monique : L’éducation fait aussi partie des fonctions de l’État. Or on est arrivé à un point où cela est devenu dysfonctionnel, ça se délite. On ne sait même plus quel type de formation va être utile dans les années qui viennent. Mais surtout, alors que l’éducation nationale servait malgré tout à intégrer les individus, aujourd’hui elle semble être la fabrique des exclus, condamner certaines catégories à être des « superflus », comme disait H. Arendt.

Pierre-Do : il y a une forme de privatisation de l’école, une partie des couches sociales s’oriente vers le privé.

Helen : Aux USA, le fait qu’une bonne partie de la population est sous-instruite ne pose pas problème aux dirigeants. D’ailleurs il y a toute une partie de la population américaine noirs et « petits blancs » pauvres, qui sont exclus, économiquement et socialement, et personne ne s’en soucie.

Larry : Il y a aussi le phénomène d’importation massive de personnel qualifié aux USA. Si un pays peut le faire aux frais d’autres pays, pourquoi payer une scolarité normale aux enfants du pays ? On parle de morts de désespoir aux USA, les taux de drogue et de suicides ont explosé, bien au-delà des ghettos noirs. Mais est-ce que tous les pays peuvent se permettre de jouer là-dessus ? Ce n’est pas évident.

André : Un gouvernement qui ferait le choix d’abandonner l’éducation d’une grande partie de la population me semble d’une grande absurdité, ce serait aller vers une société très violente, la fin de la société. Les gouvernants peuvent-ils dire : on s’en fout ? Je ne le crois pas, je pense que les difficultés du système éducatif relèvent de multiples causes, sociales, économiques culturelles, historiques ; mais pas d’une volonté délibérée d’abandonner l’instruction du plus grand nombre.

Larry : Je ne dis pas qu’un comité central l’a décidé, mais si une entreprise cherche à recruter du personnel compétent et y arrive…

Monique : Ce n’est pas un complot mais une pente vers laquelle ils sont entraînés.

Henri D : On parle de métiers en tension, mais on ne dit jamais que si les boulots étaient bien payés le problème serait résolu.

Larry : Larry : Tout à fait. La question est : à quel prix ? Quand la voirie des villes américaines payaient de hauts salaires, par exemple, personne ne faisait la fine bouche devant ce type d’emplois.

André : Aux USA, il y a un clivage dans la société qui est effrayant. Des dirigeants politiques fous prennent le pouvoir un peu partout…

Larry : Le rôle traditionnel des États-nations n’a pas disparu dans les discours aux USA, Trump peut tenir ce langage. Mais entre la France, la Belgique, l’Allemagne… je ne vois pas quelles sont les tensions qui pourraient alimenter ce discours. Les jeunes européens ne semblent pas avoir une forte identité nationale.

Nicole : Une fois pris en compte le rôle décisif des États dans le tournant néolibéral, quel serait d’après toi le discours anticapitaliste cohérent à tenir aux nombreux « anticapitalistes » avec qui on est amené à discuter ?

Larry : Je me pose cette même question, vu mon expérience récente dans un débat à Figeac. J’essaie de m’adresser à ceux qui veulent renforcer l’État pour parvenir à une situation plus humaine pour leur dire que c’est une illusion.

Gianni : Il faut remettre l’accent sur l’exploitation et sur le fait que le capitalisme est un rapport social.

Helen : Convaincre qu’il faut avoir une vision un peu complexe des choses.

Nicole : Oui, mais la complexité sert aujourd’hui d’argument pour à peu près tout…

Larry : Le discours du type « c’est la finance qui dirige tout » est omniprésent. Même Trotsky, qui se piquait d’être le plus révolutionnaire de tous, ne pouvait pas s’empêcher de simplifier son message en parlant des 200 familles. C’est un problème qui se pose à nous tous ici, de poser autrement la question de l’anticapitalisme, et en des termes compréhensibles.

Autour de la notion d’ultragauche

Ce texte a été envoyé à Lundi matin qui nous avait sollicités pour une table ronde autour de cette question à laquelle devaient participer aussi S. Quadrupanni et Charles Reeve. Un refus amical argumenté donc…



L’écologie est-elle de droite parce que décroissante, mystique et forcément autoritaire ou de gauche parce que les rapports à la nature extérieure doivent sortir du monde et des pratiques de domination ? La libre circulation des personnes est-elle de gauche ou de droite quand on sait qu’un grand nombre de ces personnes (migrants officiels ou sans papier ou réfugiés) sont considérées comme des marchandises ? Accepter les mesures sanitaires contre la pandémie est-ce être plutôt de gauche ou de droite ? Est-ce être de gauche que de soutenir de fait la prostitution sur la base du « choix » de personnes prostituées qui doivent être défendues ? Est-ce être de droite ou de gauche que de promouvoir les politiques de quotas et l’équité à la place de l’égalité, les luttes contre les discriminations par rapport aux luttes contre les inégalités ? Toute une série de questions qui flottent en l’air au-dessus de l’ancien champ politique dévasté et délaissé. Or, ces questions divisent plus qu’elles n’unissent sur des bases qui n’ont plus rien à voir avec les anciennes perspectives émancipatrices globalement universalistes et unitaires dans lesquelles s’inscrivait ce qui fut parfois appelée improprement « l’ultragauche ».

Pour tenter de répondre à ce que pourrait être la question « Qu’est ce que l’ultragauche ? » il faut d’abord se demander si elle a encore une valeur heuristique en dehors de ce qui la sous-tendait à l’origine, à savoir une théorie du prolétariat et du communisme comme mouvement abolissant l’ordre capitaliste des choses qui se démarquait de l’orthodoxie marxiste, qu’elle soit d’origine social-démocrate ou léniniste.

C’est un peu le même problème que lorsqu’on se pose la question de savoir ce qu’est  « l’Autonomie » quand le parcours historique de cette notion nous conduit de sa tentative de conceptualisation par Castoriadis à ses utilisations par un patronat éclairé dans une optique d’égogestion de « sa » ressource humaine en passant par les différentes formes pratiques qu’elle a prise au sein des mouvements de « l’autonomie » des années 1960-1970 (comment délimiter l’aire de l’autonomie, l’Autonomie ou les autonomies, l’Autonomie et le mouvement autonome, etc).

 Il y a donc un travail historique qui doit être fait pour remonter à l’origine du terme qui ne porte même pas le même nom puisque c’est « le gauchisme » qui est critiqué par Lénine comme « maladie infantile du communisme ». Il en avait déjà été de même antérieurement de la part d’Engels dans la Seconde Internationale quand il s’agira d’exclure les « fractions de gauche » (Die Jungen du parti social-démocrate allemand et les anarchistes-communistes) qui critiquaient à la fois le collectivisme et la social-démocratie dans les années 18901.

Les « gauches communistes » vont rester minoritaires au sein de la Troisième Internationale, que ce soit la Gauche dite germano-hollandaise plutôt conseilliste ou bien la Gauche italienne antiparlementariste. La faites des révolutions allemandes puis le nazisme, la défaite des conseils de Turin de 1919 puis le fascisme d’une part ; le recul de la révolution russe d’autre part vont faire de ces deux tendances l’expression du mouvement et de la théorie communistes en période de contre révolution, d’où leur caractère de « fractions » plus que de parti si on les positive ou de « sectes » si on critique ce fractionnement. La critique de la politique et du formalisme démocratique est ce qui leur est commun.

Le terme « ultragauche » apparaît subrepticement dans une préface d’Alain et Dora Prudhommeaux à la brochure Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, Spartacus 1977 avec comme origine un texte de 1930 dans L’ouvrier communiste qui accolait cette qualification au KAPD allemand.Mais c’est le texte de Barrot (Dauvé) : « Contribution à la critique de l’idéologie ultra-gauche » qui lui donne son premier retentissement dans l’après mai 68. Paradoxalement d’ailleurs parce si d’un côté il critique ces deux courants, il reprend une dénomination plus vague et moins historique et politique que celle « des Gauches », expression la plus communément employée dans le milieu militant à l’époque. Il y avait sans doute là une volonté de se situer en rupture avec tout le champ politique et donc aussi avec toutes les composantes « de gauche » englobées dans le même qualificatif de « gauche du capital ».

On pourrait résumer la position de Barrot dans la phrase suivante : « Le communisme n’est pas un programme à réaliser (un communisme théorique), mais un mouvement social ».

À la page 290 d’Histoire critique de l’ultragauche, Senonevero, 2009, Roland Simon en donne la définition théorique suivante : « On peut appeler ultragauche, toute pratique, organisation, théorie, qui pose la révolution comme affirmation du prolétariat, en considérant cette affirmation comme critique et négation de tout ce qui définit le prolétariat dans son implication avec le capital. En cela l’ultragauche est une contradiction en procès ». Par extension, on pourrait dire que cette contradiction en procès est la même que celle que Tronti développera dans Ouvriers et capital, avec sa notion de classe ouvrière « dans et contre ». Mais au-delà de cette contradiction que l’on doit reconnaitre si on se réfère à « l’ultragauche », cette définition apparaît très large et le conduit à classer l’Internationale situationniste dans l’ultragauche de façon assez arbitraire dans la mesure où ce groupe n’a pas de filiation directe avec cette référence historique car sa critique est extérieure à la critique prolétarienne (elle continue la critique de l’art amorcée par l’avant-garde des années 1920) et qu’elle ne va s’y rattacher explicitement (à la théorie des conseils ouvriers pour être précis) qu’en 1968 avec l’article de René Riesel… À l’inverse, cette définition en exclut de fait la mouvance anarcho-autonome ou insurrectionniste qui ne raisonne effectivement ni en termes de contradiction ni en termes de processus si on se base sur la définition de R. Simon.

Aujourd’hui , il faut tenir compte du fait que le recours à la notion « ultra gauche » souffre du fait qu’elle a été recyclée par les médias (depuis le livre de Bourseiller au moins) puis l’État pour désigner tous les courants supposés révolutionnaires parce que critiques de la démocratie et/ou que l’État considère comme violents (par exemple la « mouvance » anarcho-autonome) sans plus de référence ni à une « Gauche » devenue souverainiste ou sécuritaire, pas plus qu’à une « extrême  gauche » anticapitaliste et postmoderne type NPA.  

De ce que ce terme soit utilisé suivant ces acceptions pour le moins discutables, on ne peut pourtant se laver les mains comme le pense Roland Simon (op. cit) quand il dit que nous ne sommes pas responsables de l’emploi des termes par l’ennemi. C’était déjà le problème avec le « socialisme réel » qui n’aurait aucun rapport avec Marx. En effet, on ne peut prouver ce qu’on a posé au départ comme un présupposé. Il y a là une démarche tautologique. C’est l’a priori théorique qui détermine la définition de ce qui est l’objet d’analyse. Le titre du livre de Simon est lui-même un aveu de cette démarche qui avalise ce qui devrait être au contraire questionnée.

Par ailleurs, il se trouve que l’emploi de cette notion est particulièrement critiqué par quelques individus qu’on pourrait appeler les derniers des Mohicans ou les gardiens du temple, en l’occurence Bitot, Camoin2, des anciens du Courant Communiste International. Ils se veulent en effet les tenants/garants du terme de « gauches » germano-hollandaise et italienne, même si certains préfèrent parfois d’autres notions comme celle de « maximalisme »3 ).  Ils restent très à cheval sur les termes comme une lettre récente de Camoin à JW adressée l’indique, dans laquelle il s’inquiète d’un manque de clarté dans l’emploi des termes au sein des écrits de Temps critiques puisque nous alternons souvent les termes de « communisme radical » ou communisme de gauche pour les périodes post-68 comme s’ils étaient équivalents, tout en reprenant le terme d’ultragauche au détour d’une phrase pour ce qui est de la référence historique.

Ce qu’a écrit Roland Simon sur la question (Histoire critique de l’ultra gauche, Senonevero, 2009), n’est pas plus éclairant. En tout cas, le projet avait déjà été relevé à l’époque puisque ce fut l’objet de quatre conférences à Avignon autour de la même question : « Qu’est-ce que l’ultra gauche ? » 

En sommes nous encore là ? Nous ne le pensons pas.

Si le terme de « gauche » n’a plus grand sens en général dans le champ des forces politiques, il n’a plus non plus de sens au sein de la classe ouvrière ou des couches populaires et encore moins en rapport avec une perspective révolutionnaire. Les partis socialistes ne sont plus des partis ouvriers depuis au moins les années 1970 (ils avaient parfois gardé à la marge ce caractère comme en Italie avec une gauche du PSI dont faisait par exemple partie les futurs « opéraïstes » Negri et Panzieri ; ou en France avec la fédération du Nord-Pas de Calais) ; quant aux partis communistes soit ils en ont abandonné jusqu’au nom, soit ils sont réduits à l’état de groupuscules que pourtant ils dénonçaient auparavant.

Dès les années 1990, prenant acte de cette rupture du fil historique des luttes de classes et la fin de l’ère des révolutions, une revue comme Invariance (série IV, n°9, 1992)et particulièrement Camatte et Bochet par rapport à leurs développements sur la communauté, en viennent à reconsidérer l’apport du populisme russe (lettres de Marx à et de Vera Zassoulitch autour de la communauté paysanne, de la révolution conservatrice allemande des années 1920 et avant elle du romantisme) et leur dimension anticapitaliste ainsi que les combinatoires qui sont tentées entre Nietszche et Marx à travers les ouvrages documentés de Louis Dupeux. Ces recherches théorico-historiques remettent en cause, à travers la notion de communauté humaine (Gemeinwesen) la pertinence d’un clivage politique lié à une période précise qui est celle de la société bourgeoise et non pas celle de la société du capital qui prévaut aujourd’hui et dans laquelle le « discours du capital » a remplacé l’idéologie bourgeoise.

En effet, le terme de « gauche », nous l’avons déjà dit, n’a plus grande signification aujourd’hui. Il n’est plus rattaché à son origine parlementaire au cours de la révolution française, laquelle était déjà sujette à caution puisque si les Montagnards se plaçaient bien à gauche, ils étaient plutôt définis par le fait d’être en haut par opposition à « la plaine » (en bas) plutôt qu’à gauche. De la même façon, les Girondins n’étaient pas encore une « droite » même s’ils étaient plutôt libéraux en économie et décentralisateurs en politique. C’est la Troisième république qui consacrera officiellement le rapport entre représentants parlementaires des groupes politiques suivant leur classement droite-centre-gauche dans l’hémicycle alors que le mouvement révolutionnaire, dans ses différentes composantes depuis l’éclatement de la Première Internationale, n’utilise ce repère parlementaire qu’à travers sa tendance social-démocrate, la seule tendance socialiste, au sens de la Première Internationale, à participer aux élections parlementaires et à siéger à une place dans l’échiquier politique. Après la scission, les partis communistes lui emboîteront le pas.

« L’originalité » de Lénine, préfigurant par là Staline puis Mao va être de réintroduire subrepticement droite, gauche et centre au sein des partis du prolétariat en transformant des désaccords politiques en une maladie (Le gauchisme, maladie infantile du communisme, 1920) qui entraînera une réplique de Gorter (Lettre ouverte à Lénine, 1920)4. Si on prend l’exemple du congrès de Tours en 1920, il y a une droite socialiste à l’ancienne avec Blum, un centre hésitant derrière Longuet et une gauche qui prône le ralliement à la Troisième Internationale. Les staliniens seront traités ensuite de centristes par les trotskistes, etc.

Les fractions ou gauches communistes entrent paradoxalement dans cette catégorisation à la fois en rupture avec la voie parlementaire et avec les partis socialistes et communistes qui tous y participent au moins de façon tactique. La question syndicale et le type d’organisation de lutte sont aussi parmi les principaux désaccords entre les différents courants.

Le KAPD allemand va être le prototype de tendances politiques qui vont se situer non pas à la gauche de la Troisième Internationale (finalement une position que les « opposants de gauche », Trotsky et Bordiga vont occuper un temps au sein de la Troisième Internationale), mais en dehors, en refusant le principe des 21 conditions d’adhésion défini par Lénine et la majorité. Une position jugée « gauchiste » par Lénine parce qu’elle ne cherchait pas à construire un parti fort à vocation de masse, mais des partis d’avant-garde. Cette position pouvait toutefois être assimilée à une position « ultragauche », dans la mesure où elle sortait du cadre politique intégrant les partis communistes orthodoxes dans les pratiques politiciennes communes à tous les partis politiques. Une position de rupture qui semblait possible dans la mesure où l’Allemagne apparaissait encore comme l’épicentre d’une révolution future et la condition de survie d’une URSS isolée et pas encore gagnée par l’idée de la possibilité du socialisme dans un seul pays.

Toutefois, là où le KAPD agissait encore en tant que parti pendant la période révolutionnaire et d’autres organisations plus conseillistes comme l’AAUD et l’AAUD-E en tant qu’organisations unitaires de la classe ouvrière, la défaite prolétarienne en Allemagne et en Hongrie et le début d’un cycle contre-révolutionnaire en Europe allaient poser les questions en d’autres termes. C’est l’idée même de parti qui devenait problématique au sein du courant germano-hollandais, pendant que la Gauche italienne repoussait le moment de sa formation en reprenant la distinction faite par Engels et Marx entre parti au sens historique (le parti Marx après la défaite de la Commune et la dissolution de la Première Internationale) et parti au sens formel (l’organisation politique de la classe). Dans les deux cas, les organisations qui se maintiennent tant bien que mal ne sont plus que des « fractions communistes de gauche ».

Si maintenant on prend la situation qui fut celle des années 1960-1970, un pas en avant semblait avoir été fait avec la critique (souvent sous forme d’autocritique) de l’opposition entre marxistes et anarchistes et implicitement (ou explicitement, on l’a vu avec Barrot/Dauvé) de la référence à la notion d’ultragauche. Daniel Guérin avait assez tôt tenté une synthèse dans Ni dieu ni maître et des groupes comme Socialisme ou Barbarie, l’Internationale Situationniste et Noir et rouge ou Information Correspondance Ouvrière ne se référaient plus aux classiques différenciations théoriques et encore moins à leur ancrage ou non « à gauche5 ». Cela fut confirmé en 1968 que ce soit en Allemagne avec le mouvement défini comme «extra-parlementaire6 », en France (le Mouvement du 22 mars), en Italie (le groupe opéraïste Lotta continua puis Ludd et Comontismo7 ou encore Collegamenti) ou au Portugal (l’armée en révolte et Otelho de Carvalho étaient-ils « de gauche ») et en Pologne (comment qualifier les « conseillers » de Solidarnosc Kuron et Modzelevski et un syndicat/mouvement comme Solidarnosc ?). Tous ces mouvements échappèrent, tout ou partie, aux organisations de gauche et d’extrême gauche. Et les groupes qui eurent une influence en tant que prémisses théoriques ou sur le terrain ne s’y référèrent pas directement. D’ailleurs, Oreste Scalzone dans ses notes en marge du livre L’opéraïsme au crible du temps (À plus d’un titre, octobre 2021), montre bien comment ce mouvement historique de l’ultragauche a été squeezé par le mouvement réel de l’époque parce que l’opéraïsme tenait à se présenter comme une nouvelle appréhension du capital et de la lutte des classes à nulle autre pareille. Même les expériences de Ludd-conseils prolétaires n’étaient pas référées explicitement aux conseils allemands des années 1920 ni aux conseils turinois de l’Ordine nuovo de 1919 car elles étaient au-delà de la seule perspective prolétarienne. Seul Sergio Bologna (“La composition des classes et la théorie du parti aux origines des conseils ouvriers”) puis Adriano Sofri (Sur les conseils de délégués, in Les Temps modernes, n°335, juin 1974) y firent référence, marginalement ou rétrospectivement.

Les discussions autour de ces questions ne se développeront et ne se renouvelleront qu’en sortie du mouvement d’insubordination de l’époque, à partir de la seconde moitié des années 1970.

Il en ressort qu’en dehors des grandes actions syndicales, d’ailleurs parfois influencées par une base qui n’en est pas vraiment une dans la mesure où elle est « infiltrée » par les différents courants rattachés au trotskisme (c’est encore plus net dans les pays sans tradition de forts partis communistes comme l’Angleterre ou les Pays-Bas), les derniers mouvements auxquels on a assisté sont des mouvements qui auraient été qualifiés ou le sont encore par l’extrême gauche ou les restes de « l’ultragauche » comme des mouvements impurs, inter-classistes au mieux ou pire encore des mouvements en rupture avec la tradition prolétarienne, que ce soit de par la forme des luttes entreprises ou de par leur contenu. Si avec le mouvement des places quelques individus issus de l’ultragauche historique (le CCI en l’occurrence) ou du courant « communisateur » ont pu intervenir dans des AG de la place de la République à Paris, c’est parce que ce mouvement relevait plus d’une prise de parole démocratique en général et que son degré de tolérance permettant d’y inclure encore tout ce qui était à la gauche de la gauche et même à la gauche de l’extrême gauche, dans la mesure où le révolutionarisme du discours n’y était toléré que dans l’équivalence de tous les discours en provenance d’une gauche générique.

 Néanmoins, des courants anarcho-autonomes ou « insurrectionnistes » s’en sont largement tenus à l’écart parce que, pour eux, il lui manquait l’estampille radicale nécessaire à leur participation sur le « terrain » pour ne pas dire la rue où c’est là que tout semble se jouer. L’extension du terme de « radical » depuis une vingtaine d’années fait que certains en sont arrivés à parler d’un « milieu radical » définit par lui-même selon ses propres principes théoriques et d’action, sans plus de mention ou référence aux termes de gauche, extrême gauche ou ultragauche. « Prendre les choses à la racine » devenant ainsi une nouvelle méthode spécifiant la définition et la qualité de « révolutionnaire ». Plus prêt de nous, le mouvement zapatiste, les mouvements No-Tav et NDDL ne se réfèrent pas non plus prioritairement à une ligne de front droite-gauche et encore moins à l’idée d’une « ultragauche » alors que les thèses altermondialistes se sont développées un peu partout dans le monde.

Avec le mouvement des Gilets jaunes on assiste à une radicalisation du phénomène de décentrement par rapport aux lignes de classes puisqu’alors que le mouvement des places ne faisait que critiquer et tenter de renouveler les pratiques de la démocratie parlementaire et des organisations politiques traditionnelles, les gilets jaunes affirment se situer en dehors de l’échiquier politique parlementaire (cf. l’échec des candidatures autoproclamées aux élections européennes) et de la représentation syndicale. D’une certaine façon il se situe immédiatement au niveau des gauches communistes non pas dans l’expression d’un programme prolétarien qui n’est plus à l’ordre du jour, mais dans la critique de la démocratie et de la politique comme sphère séparée dans laquelle s’exerce la domination d’un appareil d’État et de ses médiations institutionnelles politiques et syndicales. Certes cette domination n’est perçue que comme domination d’une oligarchie au profit des FMN et autres banques. C’est là une limite car il n’y a qu’une compréhension limitée du capital là-dedans8. La référence à la révolution française est posée comme un avant de la séparation politique dans le désir de faire communauté (« Tous Gilets jaunes » à la fois peuple et mouvement). Ce qui est dit là est encore plus net si on analyse les manifestations anti-vaccins ou passe-sanitaire, où il ne s’agit pas véritablement d’un mouvement au sens constitué du terme, mais plutôt d’une colère contre le pouvoir qui déborde tout cadrage politique et où, comme pour les Gilets jaunes, le clivage divise les familles traditionnelles ou reconfigurées et les familles affinitaires et politiques.

Comme nous le disions dans notre texte : “Pourquoi le communisme n’est-il plus qu’une référence historique pour les membres de Temps critiques” (mai 2019), avec ce mouvement des Gilets jaunes, c’était une nouvelle immédiateté dont il fallait reconnaître l’advenu et la penser et la mettre en perspective puisque cette nouvelle situation provenait de l’abandon de la relation historique établie par le mouvement ouvrier révolutionnaire entre luttes contingentes et débouché révolutionnaire prolétarien. Ce qu’on appelait auparavant la possibilité d’une transcroissance des luttes.

Reste en creux que les divers courants confusément, extérieurement et négativement appelés « ultragauche », si on peut les regrouper sous une appellation commune même vague, n’ont pas dégagé une quelconque auto-définition positive. De quoi celle-ci, à supposer qu’elle soit utile ou souhaitable, serait faite ? Quoi précisément de commun entre ces différents groupes ou mouvances ? Quel est le projet (quand il y en a un) qui pourrait être commun et capable de se préciser chemin faisant ? Peut-on se passer d’en avoir un ? Ce qui faisait une certaine unité des courants ultragauche dans les années 1920-1930, quelles que soient les différences par exemple entre gauche germano-hollandaise et italienne, passait au second plan par rapport à un cursus commun fait de références théoriques communes et d’une expérience de lutte aussi partagée. Rien de tout cela n’est repérable aujourd’hui et le journal Lundi matin nous en fournit un exemple qui parti de l’insurrectionnisme a fait coexister des textes peu compatibles dans un geste positif d’ouverture certes, mais qui justement rend difficile ou impossible la définition de ce que serait ou pourrait être l’ultragauche aujourd’hui.

Dernièrement, les groupes dits Black Bloc et les groupes se caractérisant principalement antifascistes sont encore venus rajouter de la confusion en proclamant une radicalité spécialisée.

La tension vers la communauté humaine, dit-on parfois mais encore ? Est-il possible de combler, fût-ce abstraitement, le fossé séparant ce qui est, mettons la société capitalisée, et ce qui serait ou « devrait » être ? Dans les conditions actuelles ce sont les données « humaines » que les mouvements doivent faire transparaître par delà leurs revendications concrètes. Elles doivent apparaître en référence à une « nature humaine » (la révolution à titre humain) posée comme alternative à la « seconde nature », qu’engendre progressivement un devenir capitaliste du monde dont nous participons à la reproduction, même si c’est parfois malgré nous. La dépendance réciproque n’est en effet plus seulement une dépendance dialectique réservée ou centrée sur le rapport capital/travail ; elle recouvre l’ensemble du rapport social et à ce titre il n’y a plus de possibilité de placer le capitalisme et son monde ni même son expression étatique comme un extérieur à combattre puisque ce capitalisme c’est bien notre monde. Nous parlions plus haut des perspectives « alter » et bien, dans leurs versions actuelles elles ne peuvent qu’être sécessionnistes de la même façon que les luttes plus classiques contre ou sur le travail ne peuvent qu’acter la rupture du fil rouge des luttes de classes et conséquemment avec ses anciennes tendances dont l’ultragauche n’aura été qu’une variante plus extrême, mais au sein de la même problématique.

Laurent I et Jacques W, le 17 août 2021, revu le 18 mai 2022.

Sans appartenir à des organisations ultragauche officielles, Laurent et JW ont tous les deux participé aux discussions et groupes informels qui ont développé une critique de cette idéologie ultragauche initiée par la brochure de Barrot (op. cit)   

  1. Un travail que Combin a essayé de faire de façon descriptive et un peu superficielle  faire dans son livre : Aux origines du gauchisme, Seuil, 1971)  ; puis entrepris de façon plus synthétique et satisfaisante par J-Y. Bériou dans le texte  : « Théorie révolutionnaire et cycles historiques« , postface à Le socialisme en danger de Diomela Nieuwenhuis, Payot, 1975, disponible sur notre site à Archives. []
  2. Celui-ci indique in Présence communiste n°51-52, que Trotsky employa le terme d’ultragauche dans un sens péjoratif pour déconsidérer des positions oppositionnelles différentes de la sienne (Bordiga, Van Overstraeten fondateur du PCB, Kirchoff fondateur du KAPD) []
  3. J-Louis Roche : Histoire du maximalisme dit ultragauche, éd du Pavé, 2008 []
  4. On retrouve la même contre dépendance problématique, mais de façon plus confusionniste, avec la version actualisée de la polémique qu’en ont donné les frères Cohn-Bendit dans Le gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, Seuil 1968. []
  5. Nous-mêmes à Temps critiques n’avions qu’un lien ténu avec le courant historique des Gauches communistes germano-hollandaise ou italienne (une seule personne rattachée un temps à une organisation conseilliste, une autre proche de SoB, une autre restée peu longtemps et en provenance de la gauche italienne les autres provenaient de l’autogestion d’avant 1968, de l’anarchisme, de l’autonomie ou étaient influencés par l’École de Francfort pour les allemands ou la lutte armée pour les italiens). Un ensemble donc très hétérogène et d’accord vraiment sur un seul point : faire le bilan théorique et pratique des vingt dernières années. Par la suite, seulement deux seuls anciens membres de cette « ultragauche » officielle c’est-à-dire organisée nous ont rejoints dont l’un pour un temps très court. De toute façon, aujourd’hui, les jeunes qui s’intéressent encore sérieusement à l’activité théorique ne le font que rarement à partir de la connaissance de ces groupes révolutionnaires historiques. Karl Korsch est peut être encore le plus utilisé à propos dans la mesure où ses trois pages que forment ses « Dix thèses sur le marxisme aujourd’hui »disent l’essentiel. []
  6. L’exemple de l’Allemagne est à cet égard significatif ; alors que ce pays avait été le terroir d’élection de la gauche dite germano-hollandaise, la reprise du mouvement révolutionnaire en Allemagne dans les années 1960-1970 y fait très peu référence et a plus comme source les thèses de Marcuse et de l’école de Francfort qui ne se situent pas clairement d’un point de vue politique. A part Marcuse qui théorise le nouveau sujet révolutionnaire, Adorno et Horkheimer sont plutôt sur la défense de la démocratie bourgeoise faute de mieux et en rupture avec le marxisme. À quel point ce thème de l’ultragauche lui est étrangère, une revue allemande disparue aujourd’hui nous avait demandé, il y a 25 ans, de répondre à la question : « Qu’est-ce que la gauche en France ? » ! []
  7. Ce groupe et Riccardo d’Este furent même traités de « fascistes » par l’extrême gauche, y compris Lotta Continua) après avoir attaqué des sièges de partis politiques. []
  8. Une critique certes immédiatiste qu’on trouvait aussi dans le « Nous sommes les 99%, ils sont les 1% » du mouvement « Occupy Wall street » , un mouvement pourtant immédiatement classé à gauche malgré certaines de ses attaques contre « la banque juive ». []

Manifestations de Gilets jaunes, Black bloc et antifas ; retour et précisions

Ces échanges entre des camarades américains et nous sont intervenus suite à la traduction de plusieurs de nos textes en langue anglaise (américain). Par delà ces textes qui portaient sur d’autres thèmes, ces camarades ont voulu clarifier le rapport que le mouvement des Gilets jaunes entretenait avec l’anticapitalisme d’une part,  des groupes extérieurs d’autre part ; extrême droite, Black bloc et antifas.

Le 01/01/2022

On viens de traduire un deuxième texte de Temps Critiques : https://illwill.com/labor-value

Amicalement,

Adrian, ill will 


Le 02/01/2022

merci. Je viens de commander le livre sur le GJ…j’aimerais bien le lire. J’ai écrit un texte sur cette événement est ici (malheureusement pas disponible en français) encore): https://www.metamute.org/editorial/articles/memes-force-%E2%80%93-lessons-yellow-vests

Bises,

Adrian


Le 02/01/2022

Adrian,

Oui notre éditeur l’a envoyé. Pour être complet voici quelques précisions :

Notre livre couvre la période novembre 2018-mars 2019. Nous pensions urgent de le livre et il ne fallait pas non plus que le livre soit trop gros. Résultat, nous avons continué à sortir des brochures à propos du mouvement et qui, évidemment, ne figurent pas dans le livre :

-« Gilets jaunes : une résistance à la révolution du capital » (avril 2019) qui est une petite synthèse que nous demandait la revue suédoise Subaltern

-« Du droit de pétition au référendum d’initiative citoyenne » (juillet 2019) : une mise en perspective historique et critique du RIC

-« Un analyseur de la crise de la reproduction des rapports sociaux capitalistes : les Gilets jaunes » (septembre 2019). C’est à ce moment que nous nous sommes retirés de ce qui, pour nous, n’avait plus qu’un lointain rapport avec le mouvement d’origine  alors qu’à Lyon au moins nous avions été fait groupe Gilet jaune par les Gilets jaunes eux-mêmes du fait de nos interventions (un groupe beaucoup plus large évidemment que les quelques lyonnais de Temps critiques). Nous étions en effet regroupés dans la structure informelle appelée le « Journal de bord ». Sur cette activité spécifique tu peux te reporter à l’article   » Activité critique et intervention politique » paru dans le n°20 de Temps critiques et disponible sur notre site. Il a été écrit par trois membres de ce « Journal de bord ».

-« Les Gilets jaunes et la crise de légitimité de l’Etat (janvier 2000).

Ces brochures complémentaires sont disponibles sur le site mais si tu nous en fait la demande expresse on peut te les envoyer gratuitement par la poste en tarif livre de vitesse lente (mais pas si lente que ça aujourd’hui que plus personne n’utilise le courrier postal !).

Nous allons jeter un œil à ton texte indiqué dans ta lettre.

Amicalement,

Pour Temps critiques,

JW


Le 02/01/2022

Merci bien pour tout cela. 

J’ai parle hier avec un ami de Marseille, qui m’a dit que les GJ (peut-être pas partout, mais quelque part) ont commencé un dérive vers la droite, particulièrement avec les manifs contre le passe sanitaire. Moi je suis curieux de ton avis de ça, et s’il importe quelque choses à propos du mouvement dans un sens plus large. Si tu lis notre texte, tu trouvera un argument / hypothèse concernant le question de quoi permettait les GJ de ne pas fais un dérive comme ça plus tôt, et peut-être c’est le manque des actions visant la propriété privée / capitaliste dans ce nouveau cycles des luttes qui permet une dérive au présent ? 

C’est juste une curiosité…

Bien à toi,

A


Le 02/01/2022

Bonjour,

Après concertation on t’envoie ça comme approche synthétique par rapport à ta question :

Le mouvement des GJ n’a pas véritablement « dérivé » parce qu’il n’a jamais eu une ligne déterminée ni même de revendications unifiées. On peut plutôt dire qu’il s’est étiolé pour deux raisons principales : son incapacité à réaliser le « Tous Gilets jaunes » d’une part (la reformation d’un peuple qui dépasserait à nouveau la question des classes dans l’exigence d’une nouvelle révolution fortement influencée par les idéaux de la révolution française, de 1848 ou même de la Commune plus que par la lutte contre le capital de la révolution prolétarienne ; la réalité de la répression d’autre part et nous ne parlons pas principalement de la violence policière dans les manifestations mais du traitement général contre le mouvement avec très rapidement l’impossibilité de continuer l’occupation des ronds points. Devant son isolement le mouvement, dans une forme déjà fortement réduite a toléré plus que cherché des convergences à gauche et par rapport aux militants climat qui s’offraient à lui, mais à aucun moment il n’y a eu alliage entre ces forces. Les heurts avec les militants climats étant parfois même assez durs dans l’attitude même s’il n’y a pas eu d’affrontement physique. De la même façon qu’aujourd’hui, les individus ex-Gilets jaunes ou portant encore le gilet et non pas un « mouvement » qui n’existe plus, cherchent des convergences à droite chez les anti-vax sous prétexte d’un refus du passe-sanitaire qui leur semble continuer leur combat d’origine contre la « tyrannie ». Mais cela est très confus puisque des ex-Gilets jaunes se sont « radicalisés » au point d’abandonner leur ouverture d’esprit d’origine pour des positions antifa qui les amène à refuser tout contact avec les manifestants appelés par Philippot d’une part, le docteur Foucher de Marseille d’autre part. Ce sont les termes de droite et de gauche qui sont inopérants pour saisir la situation comme ils l’étaient déjà en 2018 et c’est l’une des originalités du mouvement des GJ de les avoir mis de côté.

Ce que tu appelles des dérives nous paraît plutôt relever des limites intrinsèques du mouvement. Malgré les slogans des gauchisés, il n’était pas anticapitaliste et c’est ce qui le rapprochait de 1789 et 1793. L’attaque contre la propriété n’était pas centrale car aujourd’hui très peu de gens remettent en cause la propriété privée si elle est fondée sur le travail. Donc s’il y avait anticapitalisme, il était très superficiel et comme pour les « occupy Wall street, c’est la finance et l’oligarchie qui étaient attaqués en priorité d’où sur ce point une convergence entre ex-droite et ex-gauche pour « exploiter » le moment et le mouvement.

Par ailleurs, ce que tu appelles un « nouveau cycle de lutte » est très discutable. Le terme n’est pas aberrant si on prend le cas de la France où s’enchaînent des mouvements depuis 2016, mais c’est une exception. Aux EU par exemple il n’y a pas de fil conducteur entre « occupy » et BLM. Et même en France, la lutte sur les retraites suit le mouvement des GJ mais sans réelle continuité autre que celle d’une encore relative présence massive d’ex-GJ dans les cortèges. La présence de cortèges de tête dans les manifs en France ne peut suffire à qualifier le cycle ; d’ailleurs à ce compte ce cycle s’arrêterait avec les manifs antipass qui n’en comportent pas. Il nous semble même que le cortège de tête soit devenu une idéologie du cortège de tête (cf. déjà notre n°20) … et que la réalité de ce cortège soit battue en brèche aujourd’hui principalement par l’éclatement et même la désintégration interne des manifs et secondairement par la place disproportionnée qu’y prennent les antifa, le plus souvent sans aucun rapport avec la manif elle-même. C’était déjà le cas des BB pourrait-on dire, mais eux profitaient de la force politique de la manifestation et du mouvement, mais de sa seule faiblesse « militaire » pour en assurer un succédané, alors que les antifa et actuels participants des cortèges de tête nous semblent bien plus profiter de la faiblesse structurelle et politique des dernières manifestations comme celle appelée par les syndicats au mois de novembre.

Pour Temps critiques,

JW


Le 26/01/2022

Hi there

Thanks for this email, and apologies for the slow reply, it’s been a very busy month. 

Your arguments here are very challenging to our reading of the situation, but in ways that make things more complex not less, and we are very appreciative of that. 

As for your reading of property, my sense is that you must avoid many details in order to make the claim you make about property not being central. What I mean is, there’s a difference between a tactical repertoire and a broad framework that sets the ‘problem’ (problems, plural) of a struggle within which this repertoire is active. I think we emphasized the tactical repertoire, and the importance of property destruction within it as a way of blocking fascist hegemony, because we actually agree with you on another level that, as you say in the first sentence, there never was a determinate line or set of demands framing the struggle. For this reason, so long as the antagonism has a flexible frame and is able to continue mutating and growing (as we emphasize in our theory of the ‘meme with force’), the capacity to avoid fascist reterritorializations will depend to some extent on the tactics that become widespread. We should not confuse a willingness to use property destruction tactically to attack the rich or the ‘elites’ with a critique of all property. I think you’re right that the movement wasn’t properly speaking ’anti-capitalist’ (in fact: no mass movements today are, by our estimation…and this in spite of producing ethically communist phenomena in their midst with relative frequency), as it did not seek to abolish all social property. In other words, I think I agree with you about the general frame or lack thereof, but I would question the extent to which you wish to marginalize the violence by laying it at the doorstep of ‘outside agitators’ from the extreme left or right. This was not our perception, during several of the big days of action in Paris. Extreme leftists joined in the fun, but it was also GJs, suburban kids, and various others all at once. 

What you point to regarding the limits encountered by the movement seems correct to us and also to be of great importance. The disappearance of the roundabouts was a tremendous blow, and it’s not for nothing that the state expended so much energy attacking and crushing them. In an interview I did at the time, with friends from Rouen and Paris, they describe how the roundabout in Rouen had to be destroyed and reconstructed fifteen times. This indicates that the state is not so stupid, and clearly perceived the material basis of self organization of the movement. 

Lastly I appreciated your comments on the ‘cycle’ question, and that of the cortèges. I will think more about this, and try to reply more. I’m not sure, however, that I understand the significance, for your reading of our present moment, of this analysis you shared with me. Could you clarify why you feel the need to insist on the distinction between antifascists and BB from the rest of the movement in such stark ways? This seems like it risks falling prey, once more, to the idea of an “essential” movement that is then invaded by outsiders. That doesn’t seem like the basic situation we’re in today, globally: rather, it seems like whenever conflicts kick off, a plethora of different composing forces throw themselves in, and begin experimentally forming a composition. Why index tactics only to certain groups? What function does this play in your analysis? 

As a final note: our friends in Rome translated your text, that we published : https://www.archeologiafilosofica.it/valore-lavoro-e-il-lavoro-come-valore/

They asked us to tell you.

Best,

 Adrian 

and also I forgot to link to the interview I mentioned: https://communemag.com/the-counter-insurrection-is-failing/


Traduction : L.Cohen

Salut.

Merci pour ton e-mail, et toutes mes excuses pour la lenteur de ma réponse : le mois écoulé a été très chargé.

Les arguments avancés dans ton message posent des problèmes considérables pour notre lecture de la situation, mais de telle sorte que les choses paraissent plus complexes au lieu de moins complexes qu’auparavant. Ce que nous apprécions beaucoup.

Concernant tes remarques sur la propriété, j’ai l’impression que vous ne pouvez maintenir votre position sur le caractère non central de cette question qu’en faisant l’impasse sur pas mal de détails. J’entends par là qu’il y a une différence entre un répertoire tactique et le contexte plus général qui délimite le « problème » / les problèmes autour d’une lutte et à l’intérieur duquel ce répertoire est mis en œuvre. Je pense que si nous avons insisté sur le répertoire tactique et sur l’importance, dans ce cadre, de la destruction de propriété comme moyen d’empêcher l’hégémonie des fascistes, c’est parce que, à un autre niveau, nous sommes au fond d’accord avec ton affirmation dans la première phrase que le mouvement des GJ n’a jamais eu de ligne déterminée ni même de revendications unifiées. Donc, tant que l’antagonisme s’exprime dans un cadre mouvant et reste capable de transformation et de développement (aspect que nous soulignons dans notre théorie des « mèmes-avec-force »), la capacité à éviter des reterritorialisations fascistes dépendra dans une certaine mesure des choix de tactique qui se diffusent. Il ne faut pas prendre pour une critique de toute propriété une disposition tactique à détruire des biens comme moyen d’attaquer les riches ou les « élites ». Je pense que vous avez raison de dire que le mouvement n’était pas à proprement parler « anticapitaliste » (à notre avis d’ailleurs, cela vaut pour tous les mouvements de masse actuels, et ce malgré leur capacité à produire assez souvent des phénomènes communistes sur le plan éthique), étant donné qu’il n’a pas cherché à abolir toute propriété sociale. Pour le dire autrement, je pense être d’accord avec vous sur le contexte général ou son absence, mais je me demande si vous ne cherchez pas trop à marginaliser la violence qui a eu lieu en la mettant sur le compte d’« éléments extérieurs », qu’ils soient d’extrême gauche ou d’extrême droite. En effet, ce n’était pas l’impression que nous avions eue au cours de plusieurs journées de grande mobilisation à Paris. Des gens d’extrême gauche s’en sont certes donnés à cœur joie, mais il y avait aussi des GJ, des jeunes de banlieue et bien d’autres qui s’y sont mis.

Votre caractérisation des limites auxquelles s’est heurté ce mouvement nous semble non seulement bien vue, mais de la plus grande importance. La disparition des ronds-points aura été un coup terrible, et ce n’est pas un hasard que l’État se soit tant acharné à les attaquer et à les écraser. Dans un entretien que j’ai réalisé à l’époque, des copains de Rouen et de Paris m’ont raconté que le campement de Rouen a été démoli et reconstruit quinze fois. Cela laisse penser que l’État n’est pas si bête que ça et avait pris clairement conscience de cette base matérielle de l’auto-organisation du mouvement.

Pour finir, j’ai bien aimé tes remarques sur la question du « cycle » et sur celle des cortèges. Je vais y réfléchir encore et j’essaierai d’y répondre plus avant. Cela dit, je ne suis pas sûr de saisir la signification, pour votre interprétation de la conjoncture actuelle, de l’analyse que tu m’as fait parvenir. Pourrais-tu expliciter les raisons qui t’ont poussé à établir une distinction aussi tranchée entre les antifa et les BB d’un côté et le reste du mouvement de l’autre ? On voit poindre là le risque de retomber dans l’idée d’un mouvement « essentiel » qui subit ensuite l’invasion d’éléments extérieurs. Or, à l’heure actuelle, cela ne me semble pas correspondre à l’état des mouvements dans le monde. Je pense plutôt que dès qu’éclate un conflit, une pléthore de forces différentes s’y engouffrent et se mettent de façon expérimentale à constituer un ensemble. Pourquoi alors attribuer une tactique précise à tel groupe en particulier ? Et quelle place cette interprétation occupe-t-elle dans votre vision globale ?

Amitiés,

Adrian


Le 02/02/2022

Adrian,

C’est à 2 que nous te répondons car nous avons co-écrit dans le numéro 20 de Temps critiques : « Activité critique et intervention politique » qui parle des Gilets jaunes.

Nous ne savons pas si c’est un problème de traduction mais l’attaque symbolique des biens et la destruction de la propriété nous semblent deux perspectives différentes même si dans les deux cas, il s’agit bien d’une atteinte à la propriété. Par exemple, le premier terme peut recouvrir l’incendie du Third Precinct tandis que le second peut se comprendre de façon plus générale, telle une remise en cause de la propriété comme éléments du capital. Il faudrait nous dire précisément ce que tu entends par des « actions visant la propriété » ?

De manière générale, nous pensons que l’antienne marxiste de la « socialisation des biens » par le processus au cours duquel les travailleurs abolissent la propriété en s’appropriant et en socialisant les moyens de production détenus par une classe parasitaire n’a plus guère de sens dans une époque actuelle où les classes sont devenues introuvables. En effet, nous avons tenté d’expliquer cette dissolution/disparation dans ce que nous avons appelé « la révolution du capital » où, à la suite des échecs du dernier assaut prolétarien des années 60/70, le capital s’est restructuré ouvrant un nouveau cycle, sa dynamique ne se développant plus à partir des antagonisme historiques (ce qui sonne la fin du moteur qu’a pu être la lutte des classes) mais à partir de la part croissante du travail mort (les machines) au dépend du travail vivant par l’intégration de la technoscience dans le processus de production.

Pour revenir au mouvement des GJ, il illustra bien ce « pas de côté » et cette critique des conditions de vie dégradées dans le rapport social capitaliste en apportant de façon inédite la lutte sur des lieux liés au flux et la circulation des biens et des personnes. Cela nous a appris que la lutte ne peut plus guère être menée sur des lieux historiques que sont l’usine ou l’entreprise où le travail vivant à largement cessé d’être à la base du procès de production valorisation (restructuration, licenciement massif). Les lieux aujourd’hui qui nous paraissent déterminants sont ceux au centre de la reproduction des rapports sociaux et des flux (hôpitaux, écoles, transports, plateformes, entrées d’hypermarchés, nœuds routiers, artères commerçantes des hypercentres des villes) où la lutte se confronte directement à l’État comme interlocuteur garant de ces flux.

Quant à la place de la violence au sein du mouvement, il s’est trouvé que nous étions des rares à ne pas l’ignorer quand d’autres cherchaient purement et simplement à la minorer ou en ignorer la présence au cœur du mouvement. En ne respectant pas la règle du dépôt de manifestation, ou en occupant sans titre ni droit ces non lieux du développement urbain comme les ronds-points ils faisaient immédiatement violence à l’État. Et d’ailleurs, c’est ce sont ces occupations qui ont rendu matériellement possible l’éclosion d’une communauté de lutte active. Les Gilets jaunes dans leur grande majorité voyaient cela comme le simple exercice de leur droit fondamental à pouvoir manifester, se parler et mettre en place la fraternité présente au fronton de tous nos lieux publics.

Cela n’a pas empêché, dès les premiers temps, que de petits groupes déposent des parcours de manifestations et pas que sur Paris, mais il était impossible de s’y tenir vu le caractère hétéroclite que prenait les manifs GJ où se mêlaient pelle mêle des jeunes des banlieues, des ouvriers artisans, des handicapés, etc. et où la spontanéité et l’improvisation étaient souvent le maître mot pour s’engager exprimant cet engagement sur des voies encore jamais empruntées par des manifestants et surtout pas par les syndicats. Et ceci a perduré tant que les GJ ont conservé l’initiative sous la perplexité des forces de l’ordre qui avait toujours un temps de retard. Tandis qu’une fois passée la surprise du 1er décembre (et à la rigueur le 8) c’est au contraire le pouvoir et ces mêmes forces de l’ordre qui a déterminé le niveau de l’affrontement.

Pour ta question sur la distinction entre Blackbloc, Antifas et mouvement des GJ, nous pouvons répondre que si les minorités actives de BB se sont mises, un temps, au service du mouvement cela transcrit le fait que ce dernier n’arrivait pas à assumer par lui-même une violence diffuse et qu’il déléguait de fait la chose à des « spécialistes » où plutôt un groupe se présentant comme tel. Mais ce n’est pas simple car les BB ont aussi parfois desservi ce mouvement en provocant la confrontation sans la moindre stratégie collective donnant toute légitimité aux forces de l’ordre pour réprimer et tenter de disperser les manifs.

De plus il faudrait distinguer ville par ville leur action. Par exemple ce qui se passait à Paris relevait plus de l’exception que d’une règle. En effet les personnes qui « montaient » à Paris y allaient pour participer à ce qui leur semblait être une manifestation nationale où tout était possible parce qu’en dehors de chez eux et par exemple par des attaques contre des biens particuliers qui ne sont même pas des attaques contre la propriété mais des attaques contre des symboles de celle-ci ou du pouvoir, ou du luxe et de la richesse. Ces pratiques de BB relèvent pourtant, en partie, de personnes incapables de faire ces actions dans leur propre ville…

Avant d’en venir aux Antifas il faut signaler que notre livre L’événement Gilets jaunes ne reflète que partiellement notre activité durant le mouvement qui a eu lieu en participant aux manifestations et autour de l’assemblée générale (AG) lyonnaise des GJ. Celle-ci avec ces commissions (actions, revendications, etc.) nous a permis de bien distinguer les rôles et les lignes de force du mouvement. Même, si comme tu le dis et nous en conviendrons, lorsqu’un conflit social d’une certaine ampleur éclate, pléthore de forces différentes s’y engouffrent et se mettent à constituer un ensemble, il ne faut cependant pas être dupe de certains protagonistesqui comportent des positions de principe par exemple : les BB donnent la primauté à la violence contre les biens et les forces de l’ordre et inversement les chantres de la non-violence et de l’écologie radical qui veulent un mouvement pacifique.
Quant aux Antifas, ils venaient faire la leçon aux GJ en assemblée générale sur comment reconnaître un fasciste qu’il définisse comme l’ennemi de l’antifa, ce qui ne veut effectivement strictement rien dire pour un GJ qui ne pensent ni les « fascistes » ni les « antifa » comme des ennemis (ni d’ailleurs comme des amis). Ceci si bien que cela à fait fuir des GJ qui avait rejoint le mouvement pour son caractère au-delà des étiquettes politiques. Par ailleurs, si l’on s’en tient à l’exemple lyonnais sur les manifestations celui-ci est assez significatif des distinctions que nous faisons : au mois de février 2019, des fascistes ont attaqué les antifas présent en cortège dans la manifestation. Conséquence ? Ce jour-là un bon nombre de GJ sont partis écœurés ne voyant dans l’incident qu’une violence insupportable entre manifestants alors qu’ils venaient nouvellement rejoindre le mouvement à Lyon. L’action des Antifas au sein du cortège, avec leur guerre privée dont nous venons de donner l’exemple n’a pas constitué une réponse de fonds. Une fois les affrontements terminés les Antifas ne sont plus venus en AG. Pour ceux-ci tous les Gilets jaunes étaient suspects d’accointance avec des fascistes, c’était assez flagrant dans leurs interventions en AG.

Aujourd’hui tu cherches encore si les restes de GJ ont des sympathies fascistes ou non ce qui est un non-sens car pour nous il n’y a plus que des individus dans la rue et rien d’autres (Cf. l’article de Temps critiques : Les manifestations contre le pass sanitaire : un non-mouvement ?). De plus nous n’avons jamais eu l’intention de déterminer qui devait être exfiltré de la lutte ou non, ce sont aux mouvements de le décider et non des spécialistes de la bonne ou mauvaise idéologie. En ce sens, nous sommes maintes fois intervenus pour critiquer des positions (BB et antifa) à partir de notre insertion dans le mouvement comme « groupe non groupe » du Journal de bord.

Ju et Gzavier


Bonjour

Quelques précisions en complément de la lettre de Gzav et Ju

– Que voudrait dire s’emparer aujourd’hui de ces forces productives (et donc de la propriété des moyens de production) ? Dans quelle mesure ne sont-elles pas devenues aujourd’hui seulement « pour le capital » et non pas « progressistes » en général comme le concevait Marx dans son évaluation du MPC ?

-Par rapport à ce point fondamental les atteintes à la propriété que représentent les attaques ponctuelles contre leur représentation concrète (banques, pub des abribus), ne sont que des attaques contre des symboles de la propriété ou du pouvoir, ou du luxe et de la richesse, comme d’ailleurs celles contre des flics qu’on ne peut battre aujourd’hui militairement. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’opposer y compris physiquement aux forces de l’ordre, mais pas de la même façon que quand ce rapport de forces était moins déséquilibré (par exemple en 1968 et début des années 70).

-Alors que les BB pensent prendre l’initiative de l’affrontement eu donnant la primauté à la violence contre les biens et les forces de l’ordre, une fois passée la surprise du 1er décembre  (et à la rigueur le 8) c’est au contraire le pouvoir et ces mêmes forces de l’ordre qui ont déterminé le niveau de l’affrontement. Dans un premier temps le refus de l’Etat de procéder au corps à corps à travers l’action des CRS formés à cela mais où les risques de décès sont importants, a conduit à laisser faire les manifestants tant qu’ils ne pénétraient pas dans la « zone rouge », d’où les pillages du 1et et du 8 puis à un changement de stratégie des forces de l’ordre et l’arrivée du préfet Lallement, par tirs à longue distances et LBD pour faire mal (mutilations diverses), mais toujours en limitant les contacts physiques. Les BB comme d’ailleurs la BAC de son côté pouvaient donc opérer quelques raids sans que cela change le cours des choses. Le moment charnière a peut-être été celui correspondant à l’action avec le boxeur. A partir de là, les choses étaient réglées, chacun jouant sa partition sans surprise, d’autant que les fouilles préventives ôtaient toute spontanéité à un quelconque affrontement un peu moins asymétrique que celui entre manifestants désarmés et robocops. Pour résumer, et pour moi en tout cas, dès le 15 décembre, ce sont bien le pouvoir et les forces de l’ordre qui ont repris l’initiative et de fait, malgré de nombreuses actions moins visibles en semaine, le mouvement s’est mis à décliner de samedi en samedi si on juge cette évolution à la visibilité de ce qui se passait les samedis, puisque les ronds-points allaient être parallèlement démantelés sans véritable résistance. Pour se tenir les manifs ont commencé à être déclarées à Paris, même si en province la situation restait plus confuse, mais surtout la liberté de parcours était interdite, les flics coupant les ponts et sanctuarisant les hypercentres restreints des villes de province ce qui est très facie dans les villes de province et à fortiori pour celle traversées par un ou des fleuves délimitant les espaces.

-Si les BB étaient extérieurs au mouvement c’est surtout parce qu’ils se veulent tels en tant que « non groupe et surtout non groupe politique ; donc ils n’étaient pas plus extérieurs à ce mouvement-ci qu’ils ne l’avaient été au mouvement contre le projet de loi travail. En effet, ils négligent des différences théoriques et les préjugés éventuels contre le mouvement parce qu’ils privilégient toujours un commun possible qu’ils ressentent comme insurrectionniste, dimension qui ressort ou qu’il faut faire ressortir. D’une certaine façon, on peut dire qu’ils utilisent le mouvement, mais à l’inverse des « antifas », ils ne cherchent nullement à l’instrumentaliser. En effet, les premiers ne sont pas guidés exclusivement par leur idéologie (insurrectionniste) dans la mesure où celle-ci rencontre ou peut rencontrer la pratique d’un mouvement qui porte en son sein la possibilité de cette dimension quand il n’est pas étroitement encadré ; et c’est ce qui s’est passé avec les Gilets jaunes même si, comme disent Gzav et Ju cela a été aussi le produit d’une incapacité de ce même mouvement à penser sa propre violence … et, à Paris surtout, à s’en remettre à une nouvelle sorte « d’experts ».

-Les Gilets jaunes qui participent aujourd’hui aux manifestations antipass ne sont pas la frange fasciste des GJ qui rejoindrait les manifs Philippot de droite, mais comme nous le disons dans le dernier bulletin qu’on vient de t’envoyer ((« Un rééquilibrage … » dans la partie II), la queue de la comète Gilets jaunes, un noyau d’irréductibles y compris aux appels lancés par quelques GJ se croyant représentants du mouvement passé ou d’un mouvement qui perdure. Ils enfourchent les luttes au fur et à mesure, en toujours plus petit nombre. Ce sont des individus. Et nous en connaissons personnellement et sommes en rapport, au moins à Lyon, avec eux, mais nous ne sommes pas avec eux dans ces manifestations pour les raisons que nous avons exposé dans la brochure que vous avez traduite.

Bien à toi et à te lire

JW