Forme, substance, représentation, catégorie
Cet échange fait suite à divers écrits autour de la question des rapports entre capital et valeur : 40 ans après, retour sur la revue Invariance de Jacques Wajnsztejn ; Lettre à quelques amis sous l’œil de la réification1 une lettre privée de Henri Bastelica et Jean-Louis Darlet à Jacques Guigou qui leur à répondu publiquement cette fois dans l’article : Le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel. J.Guigou et J.Wajnsztejn ont ensuite repris cette question dans Dépassement et englobement. La dialectique revisitée (L’Harmattan, 2016). C’est donc dans cet échange, que de manière plus ou moins explicite, la question de notre rapport à Hegel et à la dialectique est amorcée, comme il l’était aussi dans les discussions avec Bernard Pasobrola autour de la rationalité et qui ont fait l’objet d’une parution précédente sur le blog.
Enfin, cet échange n’est pas indépendant, ou du moins il croise l’échange avec David, paru sous le titre La valeur à toutes les sauces et le capital fictif pour la bonne bouche.
Par rapport à la version originale parue sur le blog en 20162, cette version nouvelle de mars 2025, intègre les réponses et commentaires qu’y apportait Jean-Louis Darlet, mais qu’il ne nous avait pas envoyés à l’époque, chose faite désormais. Nous reprenons ici l’ensemble des échanges de lettres et les commentaires de Jean-Louis Darlet sont en bleu et entre crochets[ ].
Le 23/11/2016
Lettre de J.Guigou à Jean-Louis Darlet, bonjour,
Tu viens de nous manifester ton souhait de discuter avec les auteurs de Temps critiques. Nous sommes ouverts à ce dialogue. Mais nous trouvons cependant étonnant que tu ne fasses pas état de ma critique à votre texte « Lettre à quelques amis sous l’œil de la réification » qu’Henri B. et toi avez pourtant reçu Le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel il y a bientôt deux ans.… Or, s’il y a un texte susceptible de constituer une première base à notre discussion, c’est celui-là.
Qu’en penses-tu ?
Amitiés
Jacques Guigou
Le 25/11/2016
Bonjour Jacques Guigou, et vous autres…
Une petite (grosse !) précision : je ne suis aucunement responsable du texte auquel tu fais allusion et pour lequel vous m’associez a mon ami Henri.
Je n’ai en effet revu Henri qu’au moment où je vous ai contacté à l’occasion d’une remarque sur « une porte d’entrée… » [qui introduit le blog]. Mes échanges avec lui sont fréquents mais je dois avouer que la grande différence de nos connaissances me laisse a la traîne de ses réflexions. Certains points sont toutefois très « discutés » mais ne concernent jamais que les fondements des écrits de Marx et autres concepts économiques. A la lecture de Temps Critiques je me retrouve assez proche de J.Wajnsztejn ; dans « Valeur et crise » notamment, je retrouve des affirmations qui m’étaient familières lorsque je participai à Invariance avec J. Camatte, dans un temps ou mes boutades sur Hegel n’étaient qu’une réaction a la « dialectique », au refus de « la négation de la négation » … qui me semblent encore des artifices, des effets de manche pour poser un « système » de penser qui m’est totalement étranger. Le « fétichisme » a toutes les sauces et autres expressions passe-partout les remplacent aujourd’hui allégrement !
Mes préoccupations actuelles sont plutôt de saisir ce qui se cache derrière des expressions assez pertinentes comme « évanescence de la valeur » et « inessentialité du travail ». Lorsque l’on pense « désubstancialisation de la valeur » est-on sûr d’avoir saisi la » substance » ? Que se cache-t-il « dans » la valeur, quel geste l’humanité mime telle face a ce phénomène central de son fonctionnement actuel ? De quoi la valeur est-elle le miroir ? Face à l’inessentialité du travail qu’est-ce que le capital prend a l’humanité au travers de sa valorisation ? En résumé : c’est quoi l’essence de la valeur ?
Lorsqu’avec J. Camatte je critiquai la « Loi de la Valeur », je me souviens que la définition nécessairement précise de la productivité du travail a entraîné la démonstration de la caducité de cette même loi. Il est bien aisé aujourd’hui de déclarer que cette loi n’est qu’une représentation qui ne vaut que ce que valent les représentations ! Mais quand le paradigme ne convient plus il est nécessaire de le faire évoluer. Cette évolution d’un nouveau paradigme s’appelle « dépassement et englobement ». Qu’est-ce qui a été « dépassé » et qu’est-ce qui a été « englobé » ? Quelle était alors la « substance » que révèle le nouveau paradigme ? Einstein n’a pas tué Newton ! S’il est des ruptures dans la représentation il y a des continuités dans le vivant et le Capital (et l’humanité !) suit son bonhomme de chemin… Mais bien évidemment pour moi le chemin ne vaut pas ; en tout cas pas ce chemin-là. Je lis avec attention vos échanges avec Bernard Pasobrola. Je partage son intérêt pour les sciences cognitives… et bien d’autres choses.
Voilà Jacques le point sur ma position avec Temps Critiques. Il m’est difficile de participer plus directement à vos discussions car il me manque la culture nécessaire a défendre mes positions. Face a votre savoir universitaire je n’ai que quelques lectures qui limitent beaucoup mes argumentations, Henri me fait l’amitié d’une chaleureuse écoute ! Et en parlant d’Henri, il est assez armé pour répondre a votre texte (que je lis avec intérêt et attention).
Bien Cordialement à vous tous,
Jean-Louis Darlet
Le 25/11/2016
Lettre de J.Wajnsztejn aux autres de la revue
Je trouve très intéressante la réponse de Jean-Louis Darlet et en tout cas elle lève le voile sur l’imbroglio avec Henri que je viens de contacter hier, mais qui ne m’a pas répondu pour le moment […] En tout cas ce courrier peut entrer sur le blog parce qu’il pose des questions quand même, y compris sur la dialectique mais aussi sur la valeur, l’évanescence et l’inessentialisation. Une occasion pour nous de préciser notre pensée. A ce propos, le fait que lui aussi, après les « soubis » reprenne la formule « inessentialisation du travail » au lieu « d’inessentialisation de la force de travail » prouve que cela ne vient pas de mauvaises lectures de ce que l’on dit mais de l’insuffisance d’approfondissement de notre part. En relisant Tronti et Ouvriers et capital pour mon texte sur Nous opéraïstes, je me suis demandé, à la lecture que lui faisait de la différence entre force de travail (la classe ouvrière) et travail (le capital variable), si je ne voulais pas finalement signifier par « inessentialisation de la force de travail », celle du travail concret dans la valorisation et qu’on pourrait donc rendre ça compatible avec une « inessentialisation du travail » avec cette fois le travail en tant que travail abstrait. Dans la mesure où cette notion de travail abstrait représente aujourd’hui la forme pure, jamais réalisée certes, du travail, ne serait-ce pas finalement contrairement à ce que je soutiens depuis plus de vingt ans, cette seconde formulation qui serait plus juste que la première ou alors est-ce que les deux pourraient coexister en exprimant deux dimensions des rapports sociaux de production ? Qu’en pensez-vous ?
Il faudrait faire une réponse à Jean-Louis Darlet. Collective ?
A vous lire,
J.Wajnsztejn
Le 25/11/2016
Lettre de J.Guigou à la revue
(et début des interventions de Jean-Louis Darlet insérées en bleu)
Oui, faisons maintenant une réponse collective.
Je prépare quelques remarques sur ce qu’il nomme « l’essence de la valeur » et plus loin « la substance de la valeur». Cela est étonnant pour quelqu’un qui a travaillé avec J. Camatte la question de la valeur au début des années 1970.[Commentaire de Jean-Louis Darlet. Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir d’étonnant dans ces formulations si l’on comprend, par exemple, que LA VALEUR a pour essence le travail (c’est le concept) et pour substance une quantité de travail mesurée par un temps (c’est une catégorie économique) ! Avec J. Camatte nous avons beaucoup « échangé » mais jamais « travaillé »].
Basiquement, la valeur est d’abord une forme… [Commentaire de Jean-Louis Darlet. La Valeur « est » et dans son concept elle prend certaines formes ! La Valeur est le concept d’un « Vécu , d’un « Sentiment de vécu », un ressenti… elle est aussi un concept économique sous forme de bien des catégories mais elle reste catactérisée par son contenu jamais par une forme vide. A ce sujet il y a beaucoup à dire sur le texte de J.Wajnsztejn du n°17 « Valeur d’usage, valeur d’échange » (il n’y a pas d’article de J.Wajnsztejn sous ce titre. Peut-être Jean-Louis veut-il parler de l’article « La théorie de la communisation n’est pas un long fleuve tranquille » ?)] et j’aimerai en débattre avec lui… et ceci est une autre histoire à vivre !]
… et en cela nous somme en accord avec Marx sur ce point et seulement sur ce point car il n’y a pas chez Marx une théorie de la genèse de la valeur. Cette forme prend des contenus divers [Remarque de Jean-Louis Darlet. Chacune de ces formes a un contenu différent…] selon les époques historiques, les modes de domination de l’Etat et d’autres déterminations économiques et sociales. Bref, il faudrait déjà qu’il lise de manière approfondie nos approches successives de la valeur depuis la valeur sans le travail et l’inessentialisation de la force de travail (je reviendrai sur la distinction proposée par J.Wajnsztejn à ce sujet) [Commentaire de Jean-Louis Darlet. Je me permettrai de citer un texte que sans doute tu n’a pas lu non plus : « …Marx lui-même semble enfermé dans cette représentation du Capital ; mais a y regarder de près on constate que deux visions différentes du Capital nous sont toujours présentées : l’une montre le capital au travers du mouvement dialectique de son concept , l’autre sous l’aspect mathématique étroit de la loi de la valeur et il est vrai que l’écriture mathématique du capital nie tout mouvement « en devenir » et garde un simple aspect mécaniste. Le mouvement dialectique a essentiellement la ‘forme’ pour sujet, la loi de la valeur n’a trait qu’a la substance ; qu’il existe un procès de désubstancialisation du capital n’est pas immédiatement saisissable sinon dialectiquement et toute la question de la dévalorisation, non développée chez Marx, montre toutefois qu’il avait constamment ce problème a l’esprit. » Jean-Louis Darlet, Invariance série III, n°2 page 25 ! Quarante ans déjà. Si cette « désubstancialisation DU CAPITAL, n’a pas un caractère hégélien je veux bien me faire curé !]
; puis l’évanescence de la valeur (le capital domine la valeur) [Remarque de Jean-Louis Darlet. D’abord il « autonomise la valeur économique » dans sa forme de valeur d’échange ! ],puis les discussions sur le blog depuis 2 ou 3 ans…
Il télescope pas mal de choses dans son écriture toute en éclaboussures… A suivre
J.Guigou
Le 25/11/2016
Message de J.Guigou
Suite de mes remarques à propos de Jean-Louis Darlet
Vous l’aviez perçu, mon expression « toute en éclaboussures » pour qualifier l’écriture de Jean-Louis Darletn’est pas péjorative mais figurative : un jaillissement d’éclats…notionnels. [Commentaire Jean-Louis Darlet. C’est ce ton « professoral » un peu dévalorisant qui me fait prendre du recul par rapport à toute discussion, et ici je fais de réels efforts pour échanger avec Temps Critiques].
Ceci dit, je remarque qu’il se désolidarise du texte « A quelques amis… » [Commentaire Jean-Louis Darlet. Non ! Je n’en revendique pas l’écriture. Et je n’en suis pas cosignataire ce qui ne m’empêche pas d’être d’accord], alors qu’il en est cosignataire. Cette distanciation se confirme lorsqu’on lit qu’il traite ses références de 1973 à Hegel de « simple boutade ».] Propos désinvolte qui était loin d’être le cas pour J.Camatte comme le montre ma correspondance avec ce dernier il y a un an (publiée dans notre livre sur la dialectique) […] [Commentaire de Jean-Louis Darlet. Il ne s’agissait pas de « mes références » mais seulement de mes « boutades » au sujet de quelques concepts hégéliens ! Et ces propos n’étaient pas « désinvoltes » aux oreilles de Jacques et Henri mais plus tôt des interpellations qui appelaient réflexions…. Mon intuition profonde (sans doute suspecte aux yeux de Hegel…) est que Hegel « dit » le Capital, Marx tente de l’expliquer ! Le Capital est le Paradigme révolutionnaire du jeune Hegel… Alors sans doute le Capital réalise-t-il ce que Hegel en a vu ! ].
S’il s’avère nécessaire de revenir sur la notion « d’inessentialisation de la force de travail » ce n’est pas à partir des contre sens qu’en font certains lecteurs. Pas sûr que la référence au travail abstrait n’était pas déjà contenue dans la formule. Laissons cette recherche à nos exégètes…
Pour aujourd’hui, on pourrait avancer que le travail (concret et abstrait) ayant perdu sa substance, il n’est plus d’abord une forme mais un opérateur, et le travail se perpétue comme opérateur de capitalisation des activités humaines ; ce qui permettrait de clarifier la question que pose Jean-Louis Darlet d’une sorte de prélèvement capté par le capital sur l’humanité. Mais j’ai déjà abordé cela dans ma critique des ressources humaines (cf. le n°6 de Temps critiques sur La valeur sans le travail et « L’homme en trop », à l’automne 1993). [Commentaire de Jean-Louis Darlet. Quelle lecture réductionniste de mon propos : « Face à l’inessentialité du travail qu’est-ce que le capital prend a l’humanité au travers de sa valorisation ? ». Il n’est pas question ici d’un « prélèvement comptable » mais de l’expression d’une emprise du Capital sur l’ensemble de l’humanité et non sur une catégorie « travailleuse » ].
J.Guigou
Le 26/11/2016
Jacques (Guigou),
Attention, dans ton avant dernier message tu dis que la valeur est une forme ce qui sous-entend une critique de la valeur-travail et un point commun avec le groupe Krisis; mais dans ton dernier message c’est le travail (!) qui devient une forme. J’avoue ne pas comprendre. Depuis vingt ans nous répétons, à la suite d’Invariance d’ailleurs, que le travail devient fonction mais pas qu’il est une forme ou alors il faudrait revenir à l’idée qu’il est une forme de l’activité humaine dans l’aliénation et l’exploitation, mais cela nous projette alors dans un autre débat qui ne me paraît pas être celui autour de la valeur, ni le sujet de l’échange avec Jean-Louis Darlet.
Est-ce que c’est la virtualisation du travail qui te le fait poser comme ça ?
Autre point, on ne peut pas toujours renvoyer les individus qui échangent avec nous à des textes passés comme si ces textes étaient suffisants, alors que comme je l’ai dit plusieurs et pas seulement par rapport à Jean-Louis Darlet, ces textes ne sont pas sans faille et certaines de nos affirmations sont insuffisamment démontrées ou explicitées. Cela a d’ailleurs été l’objet de mon article sur l’État qui reposait la question du rapport entre État-réseau et souveraineté et tout ce qui se passe depuis deux-trois ans montre, je pense, cette nécessité.
Par ailleurs, je ne sais pas si tu ne devrais pas mener de front la réponse à Jean-Louis Darlet et celle au cheminot (David) parce qu’il me semble y avoir des croisements dans les interrogations ou questionnements et donc des passerelles possibles pour une réponse qui serait plus générale que spécifiquement adressée à un individu en particulier.
J.Wajnsztejn
Le 26/11/2016
Dans mon dernier message, je n’écris pas que le travail est une forme, mais qu’au contraire il N’EST PLUS une forme mais un opérateur ; ce qui se rapproche de la notion de « fonction » mais qui est plus général et correspond davantage à l’actuel mouvement du capital. L’analyse en termes de « fonction » court toujours le risque de verser dans le fonctionnalisme. Le travail comme opérateur peut se réaliser selon différentes « fonctions ».
Je prépare quelque chose sur ces questions, mais il est bien peu probable que je puisse le faire dans les jours qui viennent.
J.Guigou
Le 26/11/2016
Jacques (Guigou),
Oui c’est une erreur de ma part et je comprends mieux comme ça. Dont acte ! Mais si le terme de fonction peut effectivement dériver vers le fonctionnalisme, celui « d’opérateur » ne risque-t-il pas, s’il n’est pas employé de façon très restrictive, de dériver vers une approche structuraliste ?
Je reviens à la discussion d’ensemble
Je parle de « désubstantialisation de la valeur » dans « valeur et crise » du n°17, p. 127 qu’il faudrait que vous relisiez puisque c’est la plus récente production sur la question ce qui ne veut pas dire la meilleure mais enfin … A la relecture, je trouve que le terme même est équivoque car si la valeur est une forme il ne peut y avoir désubstancialisation puisque là encore il s’agit d’une critique de la valeur substance qui reposait sur l’idée du travail-substance comme seul créateur de la valeur (cf. l’indétermination marxiste sur le travail source, substance et mesure de la valeur dans la théorie de la valeur-travail). [Commentaire Jean-Louis Darlet. Pour Marx ce n’est pas le « travail » mais le « temps de travail » qui est mesure de la valeur].
C’est une contradiction que le groupe Krisis ne « dépasse » pas avec son utilisation du concept de travail abstrait. C’est aussi parce que les hypothèses de la valeur comme représentation (Camatte puis nous), comme signification imaginaire sociale (Castoriadis) ou comme essence (Darlet) ne nous satisfont pas complètement que j’ai proposé de contourner cette problématique sur la valeur par une critique des catégories (la valeur n’a plus de fonction explicative et on appréhende mieux le rapport marchand à travers les prix3), la « dépasser » ou au moins « l’englober » dans notre développement plus général sur la capitalisation.
De plus quand je dis que ce que l’on écrit n’est pas coulé dans le marbre, je ne comprends même plus la première phrase de la page quand je dis « Pour Marx, la valeur est la forme du travail abstrait et ce dernier en est la substance». [Commentaire Jean-Louis Darlet. Chez Marx, c’est plus tôt le travail abstrait qui est la forme de la valeur ! Il en est aussi sa substance quantifiable ! Le travail abstrait prend la forme de valeur et en constitue sa substance mesurable !!! Marx ne pensait surement pas que la valeur est a la fois forme et substance mais que la substance « travail abstrait » prends la forme Valeur. Point de Marx Exo ou Eso ! J’apprécie toutefois ta profonde modestie par rapport à tes écrits et a tes doutes légitimes qui, dans ce genre de discipline, sont très rarement partagés ! Et à ce tire je suis plein de doute au sujet de mes présentes remarques].
Ce que je voulais sûrement dire, c’est que pour Marx la valeur est à la fois forme (la forme-valeur) et substance (la valeur-travail) soit sa part esotérique et sa part exotérique pour parler comme Krisis. Or, sur cette base on ne peut sortir de la dichotomie d’où le va et vient continuel entre ces deux possibilités, de la part du groupe Krisis depuis la crise de 2008, la forme permettant de maintenir leur champ théorique en l’état (la valeur domine le capital) et la substance leur permettant d’expliquer la crise par la baisse du taux de profit via la hausse de la composition organique du capital (substitution capital-travail de plus en plus importante dans le procès de production). [Commentaire Jean-Louis Darlet. Je pensais avoir montré dans Invariance III-2 la vacuité du devenir de la « Loi de la Valeur » et de ses catégories comme « baisse tendancielle du taux de profit » ! (De cela aussi je dois débattre avec J.Wajnsztejn) L’incompréhension du capital fictif, de sa caractérisation et son implication sociale ramène de manière tautologique les représentations historiquement datées de « l’économie marxienne » ; sont alors évacuées les phénomènes d’actualisations permanente du capital dans sa forme fictive qui permet de maintenir l’idée d’une valorisation continue de la Valeur,
Le Capital reste la Valeur se valorisant].
Ils font comme si c’était encore le profit qui était le moteur du capitalisme à l’heure des grandes firmes multinationales et de l’inhérence capital/Etat au niveau de l’hyper-capitalisme. Dès la « domination réelle du capital » (cf. le sixième chap. inédit du Capital de Marx) et le dépassement d’une appréhension protestante du capitalisme, l’idée que le but du profit ne soit que de faire encore plus de profit est absurde du point de vue d’une classe dominante comme du point de vue de l’individu rationnel. [Commentaire Jean-Louis Darlet. « Dès la « domination réelle du capital » … » Vu sans doute du point de vue du capital ! « …et le dépassement d’une appréhension protestante du capitalisme… » vu de quel lieu ? « …il devient difficile d’accepter que cette absurdité… » de la part de qui ? Bien entendu l’entrepreneur capitaliste a cette idée bien ancrée dans le ciboulot ! Et c’est pour cette raison « essentielle » qu’il cherche à abaisser ses couts, augmenter la productivité et élargir son marché ! Sous d’autre forme les multinationales ont le même projet ! Même si de bien entendu elles recherchent un plus grand pouvoir, une plus grande influence. Face à ce type d’attitude il est compréhensible que certaines analyses restent coincées dans les méandres messianiques de la loi de la valeur ! Le Sauveur ne se cache pas dans l’économique.]
Après, il devient difficile d’accepter que cette absurdité ait été mise sous forme de loi économique intangible et a fortiori en lois tendancielles toujours contredites pas des contre-tendances. Il en va ainsi de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit et encore plus de celle de l’égalisation des taux de profit.
Certains peuvent donc toujours attendre que la tendance devienne une baisse, la baisse une chute, puisque même l’Empire romain est tombé un jour, mais alors c’est avec la foi du charbonnier !Si on veut être moins dans la croyance ou l’incantation, il faut plutôt reconnaître que la puissance du capital ne peut être détruite, sauf catastrophe atomique ou « naturelle » (les limites externes) que par une autre puissance
[Commentaire Jean-Louis Darlet; Nous sommes parfaitement en accord !]
C’était bien l’idée socialiste, celle de la puissance ouvrière et de sa « civilisation » pour parler comme Tronti dans son dernier livre Nous opéraïstes sur lequel je travaille actuellement pour un texte avec Scalzone, même si dans sa forme « réelle » elle a pris la figure de la dictature du (sur) le prolétariat pour répondre au despotisme du capital. Or, c’est cette « civilisation » qui est en train de disparaître et avec elle toute perception immédiate d’autre chose qui pourrait atteindre à une telle dimension. N’est-ce pas pour cela que nous jugeons dérisoires finalement les différentes actions alternatives qui nous sont présentées comme les « nouvelles trajectoires révolutionnaires pour le XXIème siècle » comme le livre éponyme aux éditions de l’Éclat le laisse entendre ? N’est-ce pas aussi pour cela que surgissent aujourd’hui des discussions sur ce qui seraient les limites « externes » du capital, l’anthropocène, les rapports aux autres vivants (humains-non-humains), etc. ? N’est-ce pas, mais dans d’autres termes, un retour au Bordiga de « l’espèce humaine4», un niveau auquel devait se porter la perspective communiste selon lui ?
Ce point nous éloigne de notre base de départ au moins pour cette discussion, mais nous maintient, je crois, dans le rapport à la dialectique et à la négation. En effet, cette puissance qui pouvait contrer celle du capital, cette puissance de la classe ouvrière comme classe « dans et contre » (donc affirmation et négation, là encore pour reprendre Tronti) était-elle transposable dans la figure du prolétariat défini comme classe de la négation (l’auto-négation) ?
Comme nous le disons dans notre dernier livre : retour à la dialectique et à ses apories.
Les divers tenants du « capital automate » aujourd’hui, comme Krisis, sont bien conscients du problème, même si leur doxa générale ne les amène pas à pouvoir en faire l’énoncé : incapables de concevoir le capital comme un rapport social ils sont alors obligés de « bétonner » leur argumentation pour laisser la voie à un retour althussérien plus ou moins prononcé et structuralisé suivant si on suit la filière Krisis ou la filière Théorie Communiste. Dans le cas de Krisis, par exemple, ce n’est alors pas l’intérêt exclusif du capitaliste qui est la figure principale du capital mais celle du fonctionnaire du capital, le porteur (träger) du capital5. Il serait l’agent d’une structure matérielle, le « capital automate », composée certes de forces productives et de rapports de production, mais dans laquelle ceux-ci auraient perdu leur caractère de rapports sociaux et de forces sociales ; qu’aurait disparu les questions de pouvoir sous prétexte qu’aurait disparu les antagonismes de classes. Le profit ne serait donc plus qu’un impératif catégorique fonctionnaliste aussi matérialiste qu’était idéaliste la théorie de la « main invisible » de Smith, mais tout aussi magique. Mais quand même, pour faire tenir toute cette mécanique qui relève de l’alchimie, il faut faire intervenir autre chose. D’où la complémentarité pourtant a priori paradoxale entre d’un côté cette fixation sur une sorte de pratico-inerte (Sartre); infrastructurel et en dernière instance (Althusser), automatique (Krisis et à un autre niveau Negri) et de l’autre le recours incessant au concept de fétichisme [Commentaire Jean-Louis Darlet : Merci Jacques] où les relations entre les hommes ne sont vues qu’à travers la réification (les rapports entre les hommes se manifestent fantastiquement comme des rapports entre des choses) pour expliquer les différentes formes de fausse conscience comme celle vouée au culte de la valeur d’échange auquel il faut opposer le vrai, la vraie vie, l’essence au-delà de l’apparence, etc.
Entre parenthèse tout cela conduit à inverser la relation cause/effet en faisant de la loi de la valeur le créateur de l’échange, du marché, de la concurrence.
Dans ces perspectives, la question de l’Etat et de son rôle est complètement occultée et ce, aussi bien pour l’école critique de la valeur que pour le courant dit « communisateur ». Les rapports de pouvoir sont éjectés de la circulation c’est le cas de le dire, rapports de forces entre puissances dès le commerce au long cours comme l’a montré Braudel, rapport de forces entre les classes comme l’a montré aussi Marx parfois, Keynes ensuite (la discussion autour des théories de la valeur assimilée aux polémiques religieuses sur le sexe des anges) et aussi depuis, les opéraïstes avec leur concept de salaire politique et enfin nous, avec l’idée que le capital dominant la valeur, le prix épuise la valeur ce qui est compatible avec notre notion d’évanescence de la valeur. [Commentaire Jean-Louis Darlet. Que le capital ait « dominé » « La Loi de la Valeur » est sans doute une réalité historique après que celle-ci est été efficiente et ait permis a Smith Ricardo puis Marx d’énoncer des « règles » ou « lois » de fonctionnement réel du capital productif et du commerce, mais on ne peut admettre que le capital ait « dominé la valeur ».
Je pense que le capital a fait de la valeur son Golem, une espèce de monstre dont il n’est plus le maitre ! Ceci dit, le prix masque la valeur mais ne l’épuise en aucun cas. Sous la forme idéelle de capital fictif la valeur échappe au capital en se perdant dans les rouages obscurs des algorithmes de la finance et de la spéculation ! La liquidation violente de quelques entités bancaires pourrait en être la preuve. Se poser la question sur « l’essence de la Valeur », c’est s’interroger sur l’en quoi est pétri la chair du Golem !
Pour saisir les implications et l’emprise du capital fictif sur le réel, la réalité objective de la société, il suffit de suivre le cheminement du revenu totalement fictif des tradeurs et autres artisans de la spéculation qui réalisent effectivement, au travers de leur consommation, la valeur de marchandises bien réelles qui trouvent alors un équivalent totalement improbable ; l’épandage de la dette publique au sein de la société assistée, et néanmoins consommatrice du capital, montre le mouvement de réalisation effective et objective de valeur fictive. C’est au travers de ce mouvement que se perpétue le « Capital valeur se valorisant » au-delà d’une loi de la valeur « marxienne » et en dehors de toute maitrise du capital lui-même sur le phénomène. La marchandise reste alors son point d’ancrage dans le réel en permettant aussi la survie de l’individu tout aussi réel. D’où mon intervention première avec TC : La Marchandise (du capital, bien évidemment !) comme « porte d’entrée » a la critique du capital ; ce qui, dit en passant, m’a valu les foudres de JG…
Et si pour saisir le mouvement actuel du capital nous devions suivre les péripéties de la … [Il manque une fin de phrase]
Le prix est aussi beaucoup plus en phase avec l’argent que ne l’est la valeur et cela participe de la tendance capitaliste actuelle à privilégier la capitalisation par rapport à la valorisation dans la révolution du capital (ce que j’appelle la « reproduction rétrécie »).
Pour répondre à Jean-Louis Darlet sur la question de « l’essence de la valeur », je ne poserai pas la question exactement dans ces termes, mais dans des termes pas très éloignés quand même, dans la mesure ou les valeurs d’usage et d’échange ont justement leur être non pas dans les théories de la valeur qui partageront les polémistes entre tenants de la valeur-utilité (Say puis l’école marginaliste, puis encore les néo-classiques du désir) et tenants de la valeur coût de production (Smith, Ricardo, Mill) ou de sa variante marxiste (valeur-travail), alors qu’elles ne sont que des formalisations du processus qui voit la Puissance, puissance originelle de l’Etat, puissance de la propriété, descendre au niveau des rapports sociaux, c-à-d des individus producteurs et consommateurs, puissance de l’énergie sociale.
Si on intègre cette notion de valeur comme concept politique et pouvoir (l’idée de valeur-puissance que je reprends de F. Fourquet), elle n’est pas que représentation, elle est une structure de représentation du rapport social capitaliste. et je renvoie à mes interrogations dans « La valeur : représentation et signification », p. 130-132 du n° 17 de Temps critiques.
Pour finir, ta question « Qu’est-ce que le capital prend à l’humanité au travers de sa valorisation » m’apparaît fondamentale parce qu’elle suppose l’idée d’un capital qui domine la valeur.
; mais elle a l’inconvénient de s’éloigner de l’idée de capital comme rapport social pour en faire une communauté matérielle autonomisée des hommes. Soit un retour aux positions de la revue Invariance à partir des séries II et III des années 1970 [Commentaire Jean-Louis Darlet. Pas nécessairement ! Et en quoi « la communauté matérielle autonomisée des hommes » empêcherait que le capital ne soit un rapport social ?]
Voilà pour le moment
J.Wajnsztejn
PS: Cf. A. Bordiga, Espèce humaine et croûte terrestre, Petite bibliothèque Payot, 1978, dans lequel il remarque que le capitalisme italien, relativement moins développé que bien d’autres, a pourtant développé de façon magistrale « l’économie de la catastrophe » (p. 49).
En complément la lettre initiant ce qui deviendra un échange fructueux :
- Disponible à la fin de ce billet [↩]
- Billet original : http://blog.tempscritiques.net/archives/1622 [↩]
- Quand je parle de la « catégorie » valeur » ce n’est pas comme catégorie de l’entendement (Kant) que je l’entends, ni au sens de valeur comptable (cf. le PIB comme comptabilité de la puissance), mais en tant que conceptualisation à valeur heuristique située historiquement. Sa légitimité historique, dans l’époque, la situait donc en dehors d’une « vérité » économique parce qu’elle se situait sur un autre terrain, celui d’une forme (sociale) rendant compte du rapport social capitaliste. Son utilisation était donc aussi politique — la valeur et la recherche de l’origine de la richesse des nations chez Smith, la valeur et le travail productif chez Ricardo et Marx pour combattre la classe des rentiers et des grands propriétaires terriens oisifs d’abord et affirmer ensuite la puissance politique des deux nouvelles grandes classes productives, ce qui, incidemment rend artificielle la coupure effectuée par Krisis entre un Marx ésotérisme/exotérisme.
Je suis d’ailleurs en train de retomber sur cette qualification de la valeur en tant que concept politique car Tronti en parle très clairement dans Ouvriers et capital, puis on retrouve cela plus précisément dans les concepts opéraïstes de salaire comme « variable indépendante », puis dans celui de » salaire politique ». [↩]
- cf. Espèce humaine et croûte terrestre : https://entremonde.net/espece-humaine-et-croute-terrestre [↩]
- Quelques réactions à la suite de « Not in my name » d’A.Jappe, une expression typique de l’idéalisme allemand marxisé par l’école dite de la critique de la valeur. [↩]