Discussion autour du commentaire critique à « L’impossible démocratie » de N. Fraser

Nous vous proposons ici un compte rendu d’un discussion avec J.Wajnsztejn sur son commentaire critique (ici sur le blog) de l’article de Nancy Fraser « L’impossible démocratie de marché » lors d’une réunion organisée le 27 janvier 2025 par le groupe de discussion « soubis ».


Jacques : L’article m’a été signalé par NT au moment d’un échange avec AD sur Braudel, et de l’envoi sur la liste de citations de Braudel par HD. Il m’apparaissait intéressant sur deux points « théoriques » qui aujourd’hui ne sont pas discutés en milieu militant : le premier sur le lien entre capitalisme et économie de marché, le second entre État, démocratie et capitalisme – la notion de néolibéralisme noie le poisson. Or l’article avait le mérite de poser ces questions. Braudel a regardé comment s’articule développement du capitalisme, du marché, de l’État depuis le XVe siècle. Mais il s’est fait rattraper par ses positions politiques communisantes, ce qui l’a fait adhérer à l’idée de capitalisme monopoliste d’État – qui revient à redorer le blason de l’économie libérale.

La notion de démocratie de marché est liée à des idées de fin XVIIIe. Pour Adam Smith, le marché est une sorte de procédure permettant de développer des valeurs, de calculer le dynamisme sur la base de l’individu rationnel. Il rejoint en cela Hegel. Tocqueville développe l’égalité des conditions, base de la démocratie américaine puis de la révolution française, qui viennent réunir économie et politique (on parle alors « d’économie politique »). Cette réunion va exploser avec le développement de l’économie capitaliste et la tendance à la concentration des capitaux. C’est là que naît la science économique avec les théories « néolibérales » mais aussi la théorie marxiste, qui privilégie de fait l’économie. Polanyi parle de désencastrement de l’économie d’un ensemble qui est fait aussi de morale. Smith juge par exemple anormal que sa fabrique d’épingles produise des ouvriers aliénés incapables d’être des citoyens : la production capitaliste ne fait pas société.

André : Fraser parle aussi la financiarisation de l’économie. Cette idée pèse dans les analyses à gauche. Si c’est inexact, quelles conséquences ? Dans son texte L’âge de la régression, écrit en 2017 juste avant l’élection de Trump, on retrouve ces mêmes analyses. L’élément nouveau dans cet article, c’est l’accent mis sur la démocratie. Son analyse de l’État, qu’elle voit divisé entre économie et politique. Dans cette conception, l’État défend à la fois les intérêts de la société et ceux du capital. Quand le consensus ne fonctionne plus, c’est ça crise, l’interrègne. S’agit-il d’un retour aux idées des années 1970 sur l’autogestion ?

Jérôme : Fraser vient de sortir un livre, Le capitalisme est un cannibalisme. Il s’agit de textes d’intervention. Il faut remettre ça dans les débats politiques qui animent les milieux militants. Elle revient au post-marxisme, en essayant de sortir des débats postmodernistes. Dans Jacobin elle dit qu’elle essaie de sortir du marxisme pour prendre en compte d’autres revendications ; et se demande comment créer une hégémonie culturelle

André : Dans le texte de 2017, elle voit quelque chose de positif à gauche : Syriza et Podemos.

Pierre-Do : En fin d’article, dit que le populisme de droite est gagnant, et que derrière le rideau les gagnants prospèrent. Bien d’accord, mais à la suite elle dit que « ces crises représentent des moments décisifs où la possibilité d’agir est à portée de main ». Et là on ne voit pas…

Jacques : Si j’ai écrit cet article, c’est pour répondre à ce qui est intéressant ou original dedans. Sur l’enjeu question sociale/ questions sociétales, il y a un débat qui se fait et se prolongera, mais ce n’est pas central dans l’article de Fraser et je ne m’y suis donc pas attaché. Le plus important c’est au niveau des notions. « Le capital est hostile à la démocratie », écrit-elle ! Or le développement des échanges se fait par la circulation du capital et avec des États créant des marchés nationaux, à l’intérieur d’un rapport à la démocratie. Quand on fait référence à la démocratie, c’est celle du capital. Pour elle, il existerait une démocratie adossée à l’économie de marché et garantie par l’État.

Mohamed : Ne ferait-elle pas référence à Hayek et l’idée de démocratie limitée ?

Monique : Dans ces textes et dans notre débat, il y a beaucoup de flou sur la notion de démocratie, et plus largement sur le « politique » comme dimension face à l’économique, au capitalismes (et aux diverses formes dans lesquelles il se manifeste).

En effet, parfois il est question du pouvoir politique de façon vague, ou de l’État, ou des institutions juridiques, ou de la démocratie. Or tout cela est différent.

De même, les relations entre le politique et l’économique (entendues souvent comme deux « instances » dans le texte de Fraser) sont formulées dans le débat ici en termes de séparation ou de fusion. Or il est clair que ce qu’il faut réussir à penser, théoriquement et historiquement, c’est l’articulation de ces deux dimensions des sociétés.

Si on prend A. Smith, un des fondateurs du libéralisme économique, il envisage la société civile comme « autonome » par rapport au politique, car elle assure son ordre interne par le marché (il est passé, pour dire très vite, de l’idée de la sympathie à celle de l’intérêt comme base du lien social). Mais pour autant il n’envisage pas la disparition de l’État ; au contraire, l’État doit fournir un cadre juridique qui permette le développement du capitalisme, et même ce que nous pourrions appeler certaines infrastructures.

Les libertariens eux-mêmes conservent les fonctions régaliennes (répressives essentiellement) de l’État.

Bref, pour revenir à la démocratie, on ne peut dire tout simplement que le capitalisme fonctionne de façon évidente avec la démocratie, sauf à réduire considérablement la grande polysémie du terme.

Historiquement, le capitalisme a eu besoin du cadre juridico-politique fourni par le libéralisme politique après le Révolution en France (garantir une société d’individus, le droit de propriété, les théories du contrat et bien d’autres choses encore). Mais pas de la démocratie !! Les libéraux (Siéyès, etc.) étaient antidémocrates, et c’est pour ça qu’ils ont installé un régime (et non une démocratie ) représentatif. Régime qui a été « mal » démocratisé (et partiellement, suffrage masculin uniquement) en 1848, par la révolution.

Tout ça pour préciser que le régime dans lequel nous vivons et qui s’appelle démocratie est une oligarchie représentative, où le vote est biaisé de multiples façons.

Mais la démocratie, au sens authentique, radical du terme, « pouvoir du peuple », participation réelle aux décisions, garde un pouvoir mobilisateur, est un horizon d’attente, contient une dimension utopique, et on ne peut limiter son sens à celui des régimes actuels qui nous gouvernent.

De même, on ne peut limiter le terme « démocratie » à son acception sociologique, tocquevillienne , d’« état de société », et donc régie par le marché (comme on le trouve dans le texte de Temps critiques). Parler de « démocratie de marché » est, d’une certaine façon, un oxymore (on voit bien l’intérêt de ce pseudo-concept forgé par des sociologues dans les années 60), et ce terme n’a pas grand-chose à voir avec la démocratie politique.

Mais si on revient à l’actualité du rapport entre démocratie politique et capitalisme néolibéral, on a matière à réflexion…

En effet on observe aujourd’hui que les secteurs de la Silicon Valley aux USA, et ici des financiers comme Pierre Edouard Sterin (qui apparemment est dans la finance de ce qui est à la pointe de l’informatisation et du virtuel), soutiennent Trump pour les premiers et le RN pour l’autre, en finançant aussi des officines conservatrices (Périclès par exemple), dont le but est d’infuser une idéologie réactionnaire, et de favoriser une certaine « fascisation » des esprits. Et ces secteurs économiques « de pointe » semblent avoir besoin de régimes politiques autoritaires, qui n’ont rien à voir avec une démocratie même affadie.

On aurait de quoi s’occuper en essayant de démêler ces questions…

Ci joint un lien vers un article qui traite de cet aspect…

https://lundi.am/Dark-Gothic-MAGA-Elon-Musk-la-neoreaction-et-l-esthetique-du-cyberfascisme

Gianni : Fraser n’a pas besoin de définir la démocratie dont elle parle, elle se fonde sur ce qu’on a sous les yeux. Parle d’un processus en cours de montée de l’autoritarisme ; elle note une tendance, voyant que la démocratie représentative devient de plus en plus autoritaire : le constat est banal.

Jacques : Alors elle reconnait un lien entre économie et politique. Le développement des GAFAM, ce n’est pas de l’autoritarisme mais un processus de fusion entre économie politique, technologie et « social ».

André : La fusion existait aussi sous le régime nazi. Elle conçoit la démocratie comme une agora où on discute des questions de société, qui pourrait imposer ses choix à l’Etat. Qu’entend-elle par pouvoir politique ? La Chine, qui a sauvé le capitalisme en 2009, est un pouvoir autoritaire.

Jacques : Le capitalisme n’a pas de nature. La supériorité de son mode de production est sa liabilité, sa fluidité, sa capacité de dépassement dans la conservation, il réactive des formes anciennes (post ou présalariales). Financiarisation : la finance est au premier rang dans toutes les transformations du capitalisme. Aujourd’hui, elle finance tout le secteur capitaliste d’avant-garde.

Larry : Fraser est liée depuis assez longtemps à la New Left Review (revue dominante à gauche, de qualité, avec beaucoup d’ex-trotskistes, jamais d’articles sur l’utopie – au mieux une défense des mouvements de années 60, une nostalgie d’une époque de forts mouvements sociaux). Le soubassement de convictions et perspectives a presque disparu. Pour elle le féminisme est essentiel. Elle considère qu’il existe un monde non capitaliste indispensable au capitalisme (care), que le système a tendance à détruire tout en en ayant toujours besoin. Les luttes pour elle sont dans ce domaine ; celles qui engagent les producteurs sont secondaires (ils sont au bas de la liste, après femmes, noirs, handicapés, etc.). Elle promeut l’idée d’une alliance entre toutes ces forces. Or si en 2017 il y a eu des manifs importantes contre l’investiture de Trump, aujourd’hui, rien. Ellen Meiksins Wood est à l’origine de l’idée de séparation entre politique et économique, qui concorde selon elle avec la sortie du féodalisme.

Jérôme : Il y a plusieurs conceptions de démocratie. La question est le lien entre capitalisme et démocratie. Le capitalisme est devenu démocratique en réponse à des luttes, il a dû accepter une forme limitée de démocratie, compatible avec ses intérêts. Le problème : quelle démocratie radicale pourrait remettre en cause le capitalisme ? Le capitalisme néolibéral est différent du capitalisme libéral : il a utilisé l’État pour des formes lui permettant de se reproduire.

Jacques : Dans l’article, il est question de « crise de la démocratie ». Oui, il y a crise de la démocratie bourgeoise, mais ça ne va pas forcément vers l’autoritarisme. Les institutions sont en train de se défaire de leurs formes autoritaires (école, armée, justice…), on va vers plus de laxisme, de fluidité, d’arrangement, de nouvelles procédures… La loi n’existe plus, il n’y a plus que de multiples petites lois et règlements : est-ce que c’est de l’autoritarisme ? Il y a fusion dans une société capitalisée : tout est inséré dans un fonctionnement assurant une emprise. Et ce n’est pas extérieur à nous, bien d’accord avec Fraser là-dessus. Fraser pense qu’il y a des résistances, mais le logiciel libre est bien le produit de ce monde, qui offre des alternatives à nos défaites.

Jérôme : Le capitalisme reconfigure plutôt d’anciens modes autoritaires. L’autorité n’a pas disparu de l’école, loin de là.

Nicole : Le problème dans cette idée que le capitalisme se renouvelle en absorbant les contestations et dépassant ses contradictions, c’est qu’on ne comprend plus très bien ce que recouvre l’idée de « crise ». Or le « capitalisme », qui n’est qu’un ensemble de forces parfois contradictoires, a pour les moins des points de faiblesse. Crise écologique, une crise de légitimité du système…

Jérôme : Oui, il y a une crise de légitimation du capitalisme, et il s’agit de comprendre pourquoi. La crise écologique, elle pèse, car le capitalisme ne peut s’abstraire des limites de la planète.

Marcel : La crise désigne un moment précis. En ce sens, le terme de « crise écologique » est réducteur.

Jacques : Inapproprié plutôt, car il induit une projection de ce qui va arriver. Or c’est dans le moment de la crise que la crise se repère. Nous ne sommes pas dans un moment de grande crise, comme en 29, où la réaction est immédiate.

Nicole : Et il n’y a pas une crise de rentabilité du capital ?

Larry : Avec l’IA on ne sait pas comment ça va évoluer. La rentabilité ? On est à la veille d’un grand bouleversement, qui peut se traduire par la stagnation ou le décollage. La réorganisation technologique en cours aux USA se fait autour du pouvoir avec des gens de 40-45 ans, des non-héritiers (pas oligarchiques). Il y a eu récemment une sorte de conclave à Washington sur les voitures électriques : Tesla, le seul constructeur, était absent. C’était le capital oligarchique qui était réuni là, des dynasties, qui avaient touché un fric monstre pour être sauvées. On a, il va y avoir une concurrence âpre avec la Chine, et ceux qui arrivent au pouvoir aujourd’hui ne se racontent pas d’histoires, ne sous-estiment pas leur adversaire.

Anne : Sur France Culture, une émission récente sur la mondialisation et la Chine.

Mohamed : Pourquoi cette extrémisation du débat politique, cette impression de guerre civile à venir aux USA ? Comment vont agir des sociétés (mines, pétrole) qui ont poussé Trump et le Parti républicain au pouvoir ? On a fait un peu vite la comparaison avec la période précédant le nazisme, mais…

Jacques : C’est essentiellement du pragmatisme. De la part d’anciens libertariens (leur action a été saluée y compris par des gens de gauche). Pas forcément les mêmes fractions. Le Parti démocrate n’a rien à leur proposer d’autre, ils peuvent donc se rattacher à un pouvoir assez musclé. Actuellement, une plus grande liberté est offerte au secteur censé porter la concurrence au niveau mondial. Après ça va faire naître une contradiction au sein de ce groupe-là, qui est déjà près d’éclater sur la question du protectionnisme. Une alliance s’est formée qui n’est pas stable. Idem sur l’immigration. En plus, Wall Street s’est prononcé contre Musk : les grandes banques sont contre Trump. Les financiers n’ont pas les mêmes attentes que le bloc au pouvoir. L’administration américaine a elle aussi un poids, qui défend aussi des intérêts.

Mohamed : Amazon a décidé de fermer ses entrepôts dans la province du Québec, parce qu’un syndicat s’y est monté.

Jacques : Mais Amazon a monté le salaire minimum à 15 dollars dans plusieurs Etats du Sud des EU (contre anciennement 7,50 dans le Texas). Le prix de la force de travail pour les forces productives dominantes du capital n’est pas un problème.

Pierre-Do : Les indicateurs d’Emmanuel Todd sont intéressants, même si on les entend moins. Le groupe coalisé autour des technologies de pointe. Todd dit qu’au niveau de la formation, il y a un nombre croissant d’Américains qui se destinent au droit, à…, et que ça va se casser la gueule. Concurrence de la recherche chinoise.

Jacques : Mais les USA captent les savoirs produits ailleurs, ils continuent à attirer les cerveaux. Ce qui leur donne une puissance que la Chine n’a et n’aura probablement pas. Voir aussi l’immense puissance du dollar. Les USA sont le seul pays qui a une marge de manœuvre importante (élever les taux d’intérêt ou pas). Il est aussi celui qui a le plus d’autosuffisance, même s’il est dépendant des flux financiers. La Chine ne crée pas de marché intérieur.

Larry : Le plat dominant dans toutes les régions de France, c’est désormais le burger…

Anne : Un certain nombre de pays sont en train d’échapper à l’emprise du dollar. C’est encore minoritaire, mais…

Mohamed : Il y a au moins dix ans de cela, certains tenaient déjà ce même discours.

Larry : Ça fait un quart de siècle que Todd prédit le déclin imminent des USA…

Jérôme ; Une grande partie des classes populaires qui ont voté pour Trump ont un autre discours sur l’immigration. Elles ont été dévastées par l’économie libérale. Admettons que Trump réussisse… les tensions vont sortir. A qui va profiter la politique de Trump ?

Marcel : Les ouvriers qui ont voté Le Pen ont eu l’impression qu’une certaine gauche mettait l’accent sur les différenciations sociales en oubliant les problèmes économiques et les souffrances induites.

Jacques : La situation la plus grave, c’est l’Allemagne. Le pays le plus industrialisé d’Europe va dans le mur. Des zones entières ont des infrastructures dans un état déplorable. Rien ne fonctionne parfaitement, les trains sont en retard et en cas de problème on laisse les voyageurs se débrouiller tout seuls. Dans certaines concentrations ouvrières, une sorte d’anticapitalisme basique se développe qui porte les gens à voter Afd. Et cela ne touche plus seulement l’ancienne partie Est du pays comme depuis 20 ans mais la partie Ouest et particulièrement celle de la Ruhr dans laquelle l’industrie allemande repose sur l’aristocratie ouvrière, qui est touchée de plein fouet par le déclin. Une enquête faite à Bochum auprès des ouvriers de l’automobile (la plus grande usine Opel d’Allemagne) en atteste (cf. Libération du O5/ 12/2024 et Le Monde du 5/01 2025). Tous les investissements allemands sont allés sur ce qui s’avère être des points faibles dans le nouveau développement.

Catherine : La question des taxes qui vont être imposées à leurs produits va accentuer la crise.

Mohamed : L’ordolibéralisme, cette forme de gestion du capitalisme, s’avère un échec.

Jacques : L’Allemagne et le Japon n’ont pas reconnu le marché financier. Leurs industries étaient liées aux banques, dans un climat de confiance réciproque. Mais avec la mondialisation les marchés bancaires se sont montrés insuffisants et prudents sur l’offre de crédits. Comme le marché financier comporte une perte en termes de sécurité, l’Allemagne a choisi de continuer sur l’ancien mode de financement et a résisté à la domination du marché financier. Capitalisme de papa. Conséquences : ils ont été obligés de changer car les banques allemandes ne sont pas assez fortes pour se passer de ce marché financier. C’est Merkel qui a montré la voie. S’il n’y avait pas eu Merkel au moment de la crise sanitaire, il y aurait eu un risque important de révolte en France dans la foulée des mouvements sociaux récents en France. Avec Macron ils ont fait une alliance et la banque centrale européenne a inondé l’Europe de liquidités. En Allemagne, ils ont traditionnellement les mains liées par la Cour de Karlsruhe pour les questions budgétaires et monétaires, mais Merkel a réussi à imposer son choix.

Mohamed : Ils ont ouvert les cordons de la bourse avec les GJ et le Covid, mais ils sont en train de nous le faire payer. Au total c’est toujours à la société de payer.

Jacques : C’est ce discours de gauche qui a délégitimé toute la gauche. Dire que finalement le capital récupère tout en dernier ressort est profondément démobilisateur. Ce n’est pas ça qui compte. Beaucoup de ceux qui ont voté pour Trump l’ont fait parce que les prix avaient augmenté.

André : Pour l’Allemagne, il faut prendre en compte le cadre géopolitique.

Mohamed : La guerre en Ukraine a pesé sur le commerce allemand. En Tunisie on a crevé de faim pendant le Covid.

Jacques : Si tu n’as pas la rapidité des transports, toute la logistique nécessaire, fournir l’alimentation… Dans la chaîne d’approvisionnement mondiale, s’il y a à un endroit où ça coince, rien n’arrive. Cf. la pénurie de moutarde de Dijon, dont on a appris qu’elle venait du Canada.

Nicole : La France, qui a poussé très loin sa désindustrialisation, se porte-t-elle mieux que l’Allemagne ?

Jacques : Dans le cas de l’Allemagne, tout converge pour qu’il y ait un choc (et les chocs en Allemagne…!) : elle a peu d’amortisseurs sociaux, pas de politique du logement, de gros problèmes sur ses infrastructures. En France, il y a eu une préparation : la « start up nation » de Macron est une réaction, la BPI, qui est une sorte de banque d’Etat, est faite pour diriger l’investissement, cibler, prendre des risques. En France, le secteur le plus puissant est externalisé : les grandes entreprises françaises sont actives à l’extérieur. Aujourd’hui, plus une entreprise est forte à l’extérieur de son pays d’origine, plus le problème du rapatriement des profits et de leur orientation est important. Ça peut être un problème, et c’est pourquoi l’Etat envisage d’augmenter spécifiquement l’impôt sur les sociétés, pour ces grands groupes. Mais au niveau européen, c’est la Commission européenne qui a empêché la formation de monopoles européens (ils sont en train de s’en rendre compte) avec sa stratégie sur les salaires : ne pas les augmenter, mais accroître le pouvoir d’achat par la baisse des prix. Or baisser les prix en renforçant la concurrence comme si elle était principalement intra-européenne a empêché la formation de ces monopoles européens. Par ailleurs, il y a quand même en France une certaine capacité de lutte ou au moins de résistance, pas seulement historique, mais si on regarde la période 2017-2023 qui laisse des espoirs.

André : Pour quelle perspective ?

Jacques : Il y a des mouvements de réaction (ex. : GJ) et d’autres de refus porteurs d’une perspective d’autre société. De mon point de vue (et là je rejoins Henri Simon), la lutte de classe est une lutte de tous les jours, contre les chefs, les abus… Le fait de réfléchir, de ne pas se laisser submerger par les choses, de ne pas sombrer dans l’immédiatisme. Pour moi la question du programme, c’est fini. Si elle se poursuit, c’est dans une espèce de nébuleuse (LFI, Lordon, etc).

Jérome : Dans les textes de Temps critiques, on a l’impression que toute espèce d’antagonisme a disparu. Fraser, malgré les manques de son analyse, essaie d’entreprendre une analyse critique du capitalisme et de repenser un mouvement antisystémique. Dans cette phase où il y a de la colère, qui va leur montrer la direction ? De quel côté ça va tomber ?

Jacques : Avec les Gilets jaunes et contrairement à ce qui a été affirmé au début par les forces de gauche, le danger principal ce n’était pas que la droite reprenne le mouvement puisqu’elle est fondamentalement pour l’ordre. Le mouvement en reprenant la référence à la Révolution française a bien vite penché à gauche … au risque de sa récupération intéressée (l’idéologie syndicale actuelle de la convergence).
Il ne faut pas refuser de rejoindre un mouvement sous prétexte qu’il ne correspond pas à notre schéma préconçu. A Lyon, on a participé au mouvement, avec des AG de 700 à 500 personnes au début. Dans cette assemblée on a prôné le refus de la représentation. On a réussi à ce que les délégués à Commercy n’aient qu’une voix consultative. On a réussi à empêcher la dissolution des assemblées par substitution par un système de commissions prôné par d’anciens Nuit debout. Je suis peu intervenu dans l’assemblée, mais j’y ai quand même soutenu l’idée que « c’est le mouvement qui fait l’assemblée et pas le contraire », alors que dans la forme assembléiste, le risque est que l’assemblée pense diriger le mouvement. Or le mouvement débordait régulièrement de ce qui était décidé en assemblée. Cette forme d’intervention politique initiée par 4 « lyonnais » de Temps critiques autour de ce que nous avons appelé « le journal de bord » (un groupe fluctuant et hétérogène de 30 à 50 personnes de la région dont certains non urbains) n’a pas été considéré comme un groupe extérieur aux Gilets jaunes, mais a été, du fait de sa participation aux actions quotidiennes, intégré à la coordination Lyon et région des GJ qui prenait des décisions.


Quelques précisions par rapport au CR

1) Dans l’exemple de la politique européenne vis-à-vis du processus de concentration en général et plus particulièrement quant aux fusions/acquisitions, j’ai pu donner l’impression de critiquer la « main visible » des institutions de l’UE en négligeant de mentionner que c’est souvent par manque d’unification plutôt que par trop que pêche une politique européenne… du point de vue du capital. Ainsi, si les entreprises du CAC 40 sont plus tournées vers l’extérieur que l’intérieur, c’est que les droits de douane internes y sont très élevés (45% pour les produits industriels, 110% pour les services). Ce caractère national plus important que résiduel concerne aussi des banques trop orientées vers le financement interne (de leur propre État, de l’immobilier et des secteurs traditionnels) ; l’épargne et les investissements se tournent vers l’extérieur. C’est particulièrement dommageable (toujours du point de vue du capital) quand cela se produit dans un pays comme la France qui n’a pas activé de fonds de pension et dont l’épargne s’éparpille (caisse d’épargne, assurance-vie) plus qu’elle ne se concentre des projets industriels.

De ces faits, la concurrence interne plutôt que les accords d’acquisition ou de fusion pousse plutôt les salaires vers le bas et/ou la stagnation avec pour résultat une demande atone.

2) Je voudrais revenir aussi sur l’intervention de Monique qui, telle qu’elle figure dans le CR, a été considérablement allongée post-réunion. Elle y reprend notamment la notion d’oligarchie dont je n’ai pu parler dans le débat lui-même puisqu’elle n’y a pas été discutée.

En tout cas,dans Temps critiques, nous en avons entrepris la critique il y a près de 20 ans (cf. JW : « Reproduction, système, oligarchie » in n°14, 2006 ; B. Pasobrola : « Le retour en grâce du mot oligarchie » et in n°16, 2012) et le cours de l’histoire de ces deux décennies ne semble pas nous avoir démentis à ce sujet.

Aristote dans LaPolitique lui avait donné sa source historique, mais à contre-emploi du sens courant actuel et sans aspect critique : « Ainsi la voie du sort [tirage au sort] pour la désignation des magistrats est une institution démocratique. Le principe de l’élection, au contraire, est oligarchique (…) L’aristocratie et la république puiseront leur système, qui acceptera ces deux dispositions »… pourvu qu’elles s’appuient sur une grande classe moyenne stabilisatrice. Mais c’est Castoriadis qui l’a actualisé et lui a donné sa perspective critique à partir du moment où abandonnant l’analyse strictement classiste, il a développé l’idée d’une nouvelle séparation/domination entre dirigeants et dirigés dans l’entreprise comme dans la vie politique. Une perspective qui restait révolutionnaire malgré un changement de cap. Si Lefort s’est raccroché à la démocratie vraie et Abensour à la démocratie contre l’État, comme antidote aux tendances oligarchiques, Castoriadis semble avoir placé ses espoirs dans l’autogestion (cf. sa participation, comme Mothé, à la CFDT de l’après 1968).Mais la référence à l’oligarchie et sa critique restaient le fait de petits cercles, alors qu’aujourd’hui, elle fait consensus critique pour tous les courants politiques de gauche et de droite qui la dénonce de façon plus morale que politique.Le fait que le terme soit utilisé pour désigner aussi bien la situation aux États-Unis qu’en Russie ne semble gêner personne, en tout cas pas les médias (cf.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/02/12/l-oligarchie-une-elite-argentee-et-dominatrice-au-pouvoir-de-moscou-a-washington_6543101_3232.html).

Or, dans notre hypothèse théorique et critique, s’y référer est devenu inopérant et peu probant, d’une part par la restructuration de l’État sous sa forme réseau, qui tend à se substituer à sa forme nation (ce que méconnaissent les utilisateurs de la notion) et ses conséquences politiques (crise de la représentation et de la démocratie) ; et d’autre part par le processus de globalisation (financiarisation de l’économie et capitalisation de toutes les activités humaines), de sorte que, en tendance, c’est plutôt vers un « tous oligarques » que porte le mouvement du capital ! Une sorte d’oligarchisationmoyenniste des rapports sociaux… À noter que cette formulation de JG résonne comme en écho avec la condition émise par Aristote en son temps.

S’il y a un tel « bombardement » du mot, c’est qu’il contient, en creux, une conception classiste de la société (et que donc cela convient aux marxistes vulgaires, aux démocrates comme aux souverainistes/populistes de droite et de gauche1), une conception selon laquelle il y aurait un petit nombre de « possédants » (comme on disait au XIXe siècle) ou d’ultra-riches, dit-on aujourd’hui,et une masse d’exploités ou de dépossédés, etc.

On reconnaît là le slogan inconsistant (voire inepte) des Occupy Wall Street, décuplé aujourd’hui par l’arrivée au pouvoir de l’équipe Trump/Musk. 

[Note complémentaire de Larry C. : Une partie de la gauche américaine met depuis plusieurs années l’accent sur l’importance de ce que d’aucuns ont pu nommer la Professional Managerial Class, en gros, les cadres supérieurs/professions intermédiaires, pour qui le passage par l’enseignement supérieur va de pair avec des revenus tout aussi supérieurs. C’est, d’après l’historien Adam Tooze, l’hostilité du petit peuple envers ces couches-là, plutôt qu’envers les grands patrons, qui explique en grande partie la polarisation politique actuelle des États-Unis et le vote populaire pour Trump. Cette thèse n’est pas sans poser des problèmes, mais à tout prendre, je le préfère à la rengaine sur le 1 % et, a fortiori, sur les oligarques qui, soudain, se seraient accaparés d’un pouvoir auparavant entre les mains de… de qui au fond ?]

JW

  1. Joe Biden : « Aujourd’hui, une oligarchie prend forme en Amérique, avec une richesse, un pouvoir et une influence extrêmes, qui menacent littéralement notre démocratie. » 

    J-L. Mélenchon : « Le peuple détrônera la petite oligarchie des riches. (…) Du balai ! » (L’Ère du peuple, Pluriel, 2017 []