Discussion autour du commentaire critique à « L’impossible démocratie » de N. Fraser

Nous vous proposons ici un compte rendu d’un discussion avec J.Wajnsztejn sur son commentaire critique (ici sur le blog) de l’article de Nancy Fraser « L’impossible démocratie de marché » lors d’une réunion organisée le 27 janvier 2025 par le groupe de discussion « soubis ».


Jacques : L’article m’a été signalé par NT au moment d’un échange avec AD sur Braudel, et de l’envoi sur la liste de citations de Braudel par HD. Il m’apparaissait intéressant sur deux points « théoriques » qui aujourd’hui ne sont pas discutés en milieu militant : le premier sur le lien entre capitalisme et économie de marché, le second entre État, démocratie et capitalisme – la notion de néolibéralisme noie le poisson. Or l’article avait le mérite de poser ces questions. Braudel a regardé comment s’articule développement du capitalisme, du marché, de l’État depuis le XVe siècle. Mais il s’est fait rattraper par ses positions politiques communisantes, ce qui l’a fait adhérer à l’idée de capitalisme monopoliste d’État – qui revient à redorer le blason de l’économie libérale.

La notion de démocratie de marché est liée à des idées de fin XVIIIe. Pour Adam Smith, le marché est une sorte de procédure permettant de développer des valeurs, de calculer le dynamisme sur la base de l’individu rationnel. Il rejoint en cela Hegel. Tocqueville développe l’égalité des conditions, base de la démocratie américaine puis de la révolution française, qui viennent réunir économie et politique (on parle alors « d’économie politique »). Cette réunion va exploser avec le développement de l’économie capitaliste et la tendance à la concentration des capitaux. C’est là que naît la science économique avec les théories « néolibérales » mais aussi la théorie marxiste, qui privilégie de fait l’économie. Polanyi parle de désencastrement de l’économie d’un ensemble qui est fait aussi de morale. Smith juge par exemple anormal que sa fabrique d’épingles produise des ouvriers aliénés incapables d’être des citoyens : la production capitaliste ne fait pas société.

André : Fraser parle aussi la financiarisation de l’économie. Cette idée pèse dans les analyses à gauche. Si c’est inexact, quelles conséquences ? Dans son texte L’âge de la régression, écrit en 2017 juste avant l’élection de Trump, on retrouve ces mêmes analyses. L’élément nouveau dans cet article, c’est l’accent mis sur la démocratie. Son analyse de l’État, qu’elle voit divisé entre économie et politique. Dans cette conception, l’État défend à la fois les intérêts de la société et ceux du capital. Quand le consensus ne fonctionne plus, c’est ça crise, l’interrègne. S’agit-il d’un retour aux idées des années 1970 sur l’autogestion ?

Jérôme : Fraser vient de sortir un livre, Le capitalisme est un cannibalisme. Il s’agit de textes d’intervention. Il faut remettre ça dans les débats politiques qui animent les milieux militants. Elle revient au post-marxisme, en essayant de sortir des débats postmodernistes. Dans Jacobin elle dit qu’elle essaie de sortir du marxisme pour prendre en compte d’autres revendications ; et se demande comment créer une hégémonie culturelle

André : Dans le texte de 2017, elle voit quelque chose de positif à gauche : Syriza et Podemos.

Pierre-Do : En fin d’article, dit que le populisme de droite est gagnant, et que derrière le rideau les gagnants prospèrent. Bien d’accord, mais à la suite elle dit que « ces crises représentent des moments décisifs où la possibilité d’agir est à portée de main ». Et là on ne voit pas…

Jacques : Si j’ai écrit cet article, c’est pour répondre à ce qui est intéressant ou original dedans. Sur l’enjeu question sociale/ questions sociétales, il y a un débat qui se fait et se prolongera, mais ce n’est pas central dans l’article de Fraser et je ne m’y suis donc pas attaché. Le plus important c’est au niveau des notions. « Le capital est hostile à la démocratie », écrit-elle ! Or le développement des échanges se fait par la circulation du capital et avec des États créant des marchés nationaux, à l’intérieur d’un rapport à la démocratie. Quand on fait référence à la démocratie, c’est celle du capital. Pour elle, il existerait une démocratie adossée à l’économie de marché et garantie par l’État.

Mohamed : Ne ferait-elle pas référence à Hayek et l’idée de démocratie limitée ?

Monique : On sait tous qu’on est en oligarchie, mais on ne peut pas réduire la notion de démocratie à ça ; dans l’idée de démocratie il y a aussi une dimension utopique, critique. Parler d’un état de société a une dimension sociologique qui gomme sa dimension politique. « Démocratie » est un terme venu des Anciens. Contient l’idée de pouvoir du peuple : Babeuf, etc. On ne peut pas la réduire la démocratie à ce qui a existé historiquement.

Gianni : Fraser n’a pas besoin de définir la démocratie dont elle parle, elle se fonde sur ce qu’on a sous les yeux. Parle d’un processus en cours de montée de l’autoritarisme ; elle note une tendance, voyant que la démocratie représentative devient de plus en plus autoritaire : le constat est banal.

Jacques : Alors elle reconnait un lien entre économie et politique. Le développement des GAFAM, ce n’est pas de l’autoritarisme mais un processus de fusion entre économie politique, technologie et « social ».

André : La fusion existait aussi sous le régime nazi. Elle conçoit la démocratie comme une agora où on discute des questions de société, qui pourrait imposer ses choix à l’Etat. Qu’entend-elle par pouvoir politique ? La Chine, qui a sauvé le capitalisme en 2009, est un pouvoir autoritaire.

Jacques : Le capitalisme n’a pas de nature. La supériorité de son mode de production est sa liabilité, sa fluidité, sa capacité de dépassement dans la conservation, il réactive des formes anciennes (post ou présalariales). Financiarisation : la finance est au premier rang dans toutes les transformations du capitalisme. Aujourd’hui, elle finance tout le secteur capitaliste d’avant-garde.

Larry : Fraser est liée depuis assez longtemps à la New Left Review (revue dominante à gauche, de qualité, avec beaucoup d’ex-trotskistes, jamais d’articles sur l’utopie – au mieux une défense des mouvements de années 60, une nostalgie d’une époque de forts mouvements sociaux). Le soubassement de convictions et perspectives a presque disparu. Pour elle le féminisme est essentiel. Elle considère qu’il existe un monde non capitaliste indispensable au capitalisme (care), que le système a tendance à détruire tout en en ayant toujours besoin. Les luttes pour elle sont dans ce domaine ; celles qui engagent les producteurs sont secondaires (ils sont au bas de la liste, après femmes, noirs, handicapés, etc.). Elle promeut l’idée d’une alliance entre toutes ces forces. Or si en 2017 il y a eu des manifs importantes contre l’investiture de Trump, aujourd’hui, rien. Helen est à l’origine de l’idée de séparation entre politique et économique, qui concorde selon elle avec la sortie du féodalisme.

Jérôme : Il y a plusieurs conceptions de démocratie. La question est le lien entre capitalisme et démocratie. Le capitalisme est devenu démocratique en réponse à des luttes, il a dû accepter une forme limitée de démocratie, compatible avec ses intérêts. Le problème : quelle démocratie radicale pourrait remettre en cause le capitalisme ? Le capitalisme néolibéral est différent du capitalisme libéral : il a utilisé l’État pour des formes lui permettant de se reproduire.

Jacques : Dans l’article, il est question de « crise de la démocratie ». Oui, il y a crise de la démocratie bourgeoise, mais ça ne va pas forcément vers l’autoritarisme. Les institutions sont en train de se défaire de leurs formes autoritaires (école, armée, justice…), on va vers plus de laxisme, de fluidité, d’arrangement, de nouvelles procédures… La loi n’existe plus, il n’y a plus que de multiples petites lois et règlements : est-ce que c’est de l’autoritarisme ? Il y a fusion dans une société capitalisée : tout est inséré dans un fonctionnement assurant une emprise. Et ce n’est pas extérieur à nous, bien d’accord avec Fraser là-dessus. Fraser pense qu’il y a des résistances, mais le logiciel libre est bien le produit de ce monde, qui offre des alternatives à nos défaites.

Jérôme : Le capitalisme reconfigure plutôt d’anciens modes autoritaires. L’autorité n’a pas disparu de l’école, loin de là.

Nicole : Le problème dans cette idée que le capitalisme se renouvelle en absorbant les contestations et dépassant ses contradictions, c’est qu’on ne comprend plus très bien ce que recouvre l’idée de « crise ». Or le « capitalisme », qui n’est qu’un ensemble de forces parfois contradictoires, a pour les moins des points de faiblesse. Crise écologique, une crise de légitimité du système…

Jérôme : Oui, il y a une crise de légitimation du capitalisme, et il s’agit de comprendre pourquoi. La crise écologique, elle pèse, car le capitalisme ne peut s’abstraire des limites de la planète.

Marcel : La crise désigne un moment précis. En ce sens, le terme de « crise écologique » est réducteur.

Jacques : Inapproprié plutôt, car il induit une projection de ce qui va arriver. Or c’est dans le moment de la crise que la crise se repère. Nous ne sommes pas dans un moment de grande crise, comme en 29, où la réaction est immédiate.

Nicole : Et il n’y a pas une crise de rentabilité du capital ?

Larry : Avec l’IA on ne sait pas comment ça va évoluer. La rentabilité ? On est à la veille d’un grand bouleversement, qui peut se traduire par la stagnation ou le décollage. La réorganisation technologique en cours aux USA se fait autour du pouvoir avec des gens de 40-45 ans, des non-héritiers (pas oligarchiques). Il y a eu récemment une sorte de conclave à Washington sur les voitures électriques : Tesla, le seul constructeur, était absent. C’était le capital oligarchique qui était réuni là, des dynasties, qui avaient touché un fric monstre pour être sauvées. On a, il va y avoir une concurrence âpre avec la Chine, et ceux qui arrivent au pouvoir aujourd’hui ne se racontent pas d’histoires, ne sous-estiment pas leur adversaire.

Anne : Sur France Culture, une émission récente sur la mondialisation et la Chine.

Mohamed : Pourquoi cette extrémisation du débat politique, cette impression de guerre civile à venir aux USA ? Comment vont agir des sociétés (mines, pétrole) qui ont poussé Trump et le Parti républicain au pouvoir ? On a fait un peu vite la comparaison avec la période précédant le nazisme, mais…

Jacques : C’est essentiellement du pragmatisme. De la part d’anciens libertariens (leur action a été saluée y compris par des gens de gauche). Pas forcément les mêmes fractions. Le Parti démocrate n’a rien à leur proposer d’autre, ils peuvent donc se rattacher à un pouvoir assez musclé. Actuellement, une plus grande liberté est offerte au secteur censé porter la concurrence au niveau mondial. Après ça va faire naître une contradiction au sein de ce groupe-là, qui est déjà près d’éclater sur la question du protectionnisme. Une alliance s’est formée qui n’est pas stable. Idem sur l’immigration. En plus, Wall Street s’est prononcé contre Musk : les grandes banques sont contre Trump. Les financiers n’ont pas les mêmes attentes que le bloc au pouvoir. L’administration américaine a elle aussi un poids, qui défend aussi des intérêts.

Mohamed : Amazon a décidé de fermer ses entrepôts dans la province du Québec, parce qu’un syndicat s’y est monté.

Jacques : Mais Amazon a monté le salaire minimum à 15 dollars dans plusieurs Etats du Sud des EU (contre anciennement 7,50 dans le Texas). Le prix de la force de travail pour les forces productives dominantes du capital n’est pas un problème.

Pierre-Do : Les indicateurs d’Emmanuel Todd sont intéressants, même si on les entend moins. Le groupe coalisé autour des technologies de pointe. Todd dit qu’au niveau de la formation, il y a un nombre croissant d’Américains qui se destinent au droit, à…, et que ça va se casser la gueule. Concurrence de la recherche chinoise.

Jacques : Mais les USA captent les savoirs produits ailleurs, ils continuent à attirer les cerveaux. Ce qui leur donne une puissance que la Chine n’a et n’aura probablement pas. Voir aussi l’immense puissance du dollar. Les USA sont le seul pays qui a une marge de manœuvre importante (élever les taux d’intérêt ou pas). Il est aussi celui qui a le plus d’autosuffisance, même s’il est dépendant des flux financiers. La Chine ne crée pas de marché intérieur.

Larry : Le plat dominant dans toutes les régions de France, c’est désormais le burger…

Anne : Un certain nombre de pays sont en train d’échapper à l’emprise du dollar. C’est encore minoritaire, mais…

Mohamed : Il y a au moins dix ans de cela, certains tenaient déjà ce même discours.

Larry : Ça fait un quart de siècle que Todd prédit le déclin imminent des USA…

Jérôme ; Une grande partie des classes populaires qui ont voté pour Trump ont un autre discours sur l’immigration. Elles ont été dévastées par l’économie libérale. Admettons que Trump réussisse… les tensions vont sortir. A qui va profiter la politique de Trump ?

Marcel : Les ouvriers qui ont voté Le Pen ont eu l’impression qu’une certaine gauche mettait l’accent sur les différenciations sociales en oubliant les problèmes économiques et les souffrances induites.

Jacques : La situation la plus grave, c’est l’Allemagne. Le pays le plus industrialisé d’Europe va dans le mur. Des zones entières ont des infrastructures dans un état déplorable. Rien ne fonctionne parfaitement, les trains sont en retard et en cas de problème on laisse les voyageurs se débrouiller tout seuls. Dans certaines concentrations ouvrières, une sorte d’anticapitalisme basique se développe qui porte les gens à voter Afd. Et cela ne touche plus seulement l’ancienne partie Est du pays comme depuis 20 ans mais la partie Ouest et particulièrement celle de la Ruhr dans laquelle l’industrie allemande repose sur l’aristocratie ouvrière, qui est touchée de plein fouet par le déclin. Une enquête faite à Bochum auprès des ouvriers de l’automobile (la plus grande usine Opel d’Allemagne) en atteste (cf. Libération du O5/ 12/2024 et Le Monde du 5/01 2025). Tous les investissements allemands sont allés sur ce qui s’avère être des points faibles dans le nouveau développement.

Catherine : La question des taxes qui vont être imposées à leurs produits va accentuer la crise.

Mohamed : L’ordolibéralisme, cette forme de gestion du capitalisme, s’avère un échec.

Jacques : L’Allemagne et le Japon n’ont pas reconnu le marché financier. Leurs industries étaient liées aux banques, dans un climat de confiance réciproque. Mais avec la mondialisation les marchés bancaires se sont montrés insuffisants et prudents sur l’offre de crédits. Comme le marché financier comporte une perte en termes de sécurité, l’Allemagne a choisi de continuer sur l’ancien mode de financement et a résisté à la domination du marché financier. Capitalisme de papa. Conséquences : ils ont été obligés de changer car les banques allemandes ne sont pas assez fortes pour se passer de ce marché financier. C’est Merkel qui a montré la voie. S’il n’y avait pas eu Merkel au moment de la crise sanitaire, il y aurait eu un risque important de révolte en France dans la foulée des mouvements sociaux récents en France. Avec Macron ils ont fait une alliance et la banque centrale européenne a inondé l’Europe de liquidités. En Allemagne, ils ont traditionnellement les mains liées par la Cour de Karlsruhe pour les questions budgétaires et monétaires, mais Merkel a réussi à imposer son choix.

Mohamed : Ils ont ouvert les cordons de la bourse avec les GJ et le Covid, mais ils sont en train de nous le faire payer. Au total c’est toujours à la société de payer.

Jacques : C’est ce discours de gauche qui a délégitimé toute la gauche. Dire que finalement le capital récupère tout en dernier ressort est profondément démobilisateur. Ce n’est pas ça qui compte. Beaucoup de ceux qui ont voté pour Trump l’ont fait parce que les prix avaient augmenté.

André : Pour l’Allemagne, il faut prendre en compte le cadre géopolitique.

Mohamed : La guerre en Ukraine a pesé sur le commerce allemand. En Tunisie on a crevé de faim pendant le Covid.

Jacques : Si tu n’as pas la rapidité des transports, toute la logistique nécessaire, fournir l’alimentation… Dans la chaîne d’approvisionnement mondiale, s’il y a à un endroit où ça coince, rien n’arrive. Cf. la pénurie de moutarde de Dijon, dont on a appris qu’elle venait du Canada.

Nicole : La France, qui a poussé très loin sa désindustrialisation, se porte-t-elle mieux que l’Allemagne ?

Jacques : Dans le cas de l’Allemagne, tout converge pour qu’il y ait un choc (et les chocs en Allemagne…!) : elle a peu d’amortisseurs sociaux, pas de politique du logement, de gros problèmes sur ses infrastructures. En France, il y a eu une préparation : la « start up nation » de Macron est une réaction, la BPI, qui est une sorte de banque d’Etat, est faite pour diriger l’investissement, cibler, prendre des risques. En France, le secteur le plus puissant est externalisé : les grandes entreprises françaises sont actives à l’extérieur. Aujourd’hui, plus une entreprise est forte à l’extérieur de son pays d’origine, plus le problème du rapatriement des profits et de leur orientation est important. Ça peut être un problème, et c’est pourquoi l’Etat envisage d’augmenter spécifiquement l’impôt sur les sociétés, pour ces grands groupes. Mais au niveau européen, c’est la Commission européenne qui a empêché la formation de monopoles européens (ils sont en train de s’en rendre compte) avec sa stratégie sur les salaires : ne pas les augmenter, mais accroître le pouvoir d’achat par la baisse des prix. Or baisser les prix en renforçant la concurrence comme si elle était principalement intra-européenne a empêché la formation de ces monopoles européens. Par ailleurs, il y a quand même en France une certaine capacité de lutte ou au moins de résistance, pas seulement historique, mais si on regarde la période 2017-2023 qui laisse des espoirs.

André : Pour quelle perspective ?

Jacques : Il y a des mouvements de réaction (ex. : GJ) et d’autres de refus porteurs d’une perspective d’autre société. De mon point de vue (et là je rejoins Henri Simon), la lutte de classe est une lutte de tous les jours, contre les chefs, les abus… Le fait de réfléchir, de ne pas se laisser submerger par les choses, de ne pas sombrer dans l’immédiatisme. Pour moi la question du programme, c’est fini. Si elle se poursuit, c’est dans une espèce de nébuleuse (LFI, Lordon, etc).

Jérome : Dans les textes de Temps critiques, on a l’impression que toute espèce d’antagonisme a disparu. Fraser, malgré les manques de son analyse, essaie d’entreprendre une analyse critique du capitalisme et de repenser un mouvement antisystémique. Dans cette phase où il y a de la colère, qui va leur montrer la direction ? De quel côté ça va tomber ?

Jacques : Avec les Gilets jaunes et contrairement à ce qui a été affirmé au début par les forces de gauche, le danger principal ce n’était pas que la droite reprenne le mouvement puisqu’elle est fondamentalement pour l’ordre. Le mouvement en reprenant la référence à la Révolution française a bien vite penché à gauche … au risque de sa récupération intéressée (l’idéologie syndicale actuelle de la convergence).
Il ne faut pas refuser de rejoindre un mouvement sous prétexte qu’il ne correspond pas à notre schéma préconçu. A Lyon, on a participé au mouvement, avec des AG de 700 à 500 personnes au début. Dans cette assemblée on a prôné le refus de la représentation. On a réussi à ce que les délégués à Commercy n’aient qu’une voix consultative. On a réussi à empêcher la dissolution des assemblées par substitution par un système de commissions prôné par d’anciens Nuit debout. Je suis peu intervenu dans l’assemblée, mais j’y ai quand même soutenu l’idée que « c’est le mouvement qui fait l’assemblée et pas le contraire », alors que dans la forme assembléiste, le risque est que l’assemblée pense diriger le mouvement. Or le mouvement débordait régulièrement de ce qui était décidé en assemblée. Cette forme d’intervention politique initiée par 4 « lyonnais » de Temps critiques autour de ce que nous avons appelé « le journal de bord » (un groupe fluctuant et hétérogène de 30 à 50 personnes de la région dont certains non urbains) n’a pas été considéré comme un groupe extérieur aux Gilets jaunes, mais a été, du fait de sa participation aux actions quotidiennes, intégré à la coordination Lyon et région des GJ qui prenait des décisions.

Capitalisme de commandement et commandement capitaliste

Il nous semble toujours nécessaire, du point de vue théorique comme dans des perspectives de lutte, de faire ressortir le fait que le capital est avant tout un rapport social de forces en interaction dialectique qui toutes participent, certes à des pôles différents (capital, travail, État), de sa reproduction ; et non pas un « système » essentiellement abstrait régi soit par des automatismes dont les agents ne seraient que des fonctionnaires impersonnels (cf. la notion de « capital-automate » qu’on rencontre parfois chez Marx puis Bordiga), soit par des forces plus ou moins occultes tirant les ficelles (finance, « banque juive », franc-maçonnerie, etc). 

Dans cet ordre d’idées, nous vous proposons ici un compte rendu d’une réunion débat organisée le 17 décembre 2023 par le groupe de discussion et de rencontre « soubis » autour de l’article de Larry Cohen : « Victimes, complices ou acteurs de premier plan ; le rôle des États dans le tournant dit néolibéral » paru dans le numéro 22 de Temps critiques (automne 2023).


SouBis – Compte rendu de la réunion du 17 décembre 2023

Débat avec Larry Cohen sur son article paru dans Temps critiques n° 22, « Victimes, complices ou acteurs de premier plan ? Le rôle des États dans le tournant dit néolibéral »

Larry : Pourquoi j’ai écrit cet article ? Je suis tombé par hasard sur l’article de Jack Copley [auteur du livre Governing Financialization, sur le Royaume-Uni], qui m’a intrigué : je pourrais jeter trente ans de Monde diplomatique car son discours sur le tournant néolibéral est faux. Tournant oui, mais pas la forme exposée jusque-là. Donc je me suis proposé d’approfondir le sujet, sachant que les auteurs qui ont écrit sur le sujet l’ont tous fait en anglais ou en allemand. La question qu’il y a derrière, c’est : quel est le rôle de l’État dans l’économie capitaliste ? En France le débat sur ce point s’est peu ou prou éteint après Poulantzas. Se focaliser sur les USA et la Grande-Bretagne est justifié, car ces deux pays ont été les premiers à faire ce tournant, et aussi compte tenu de l’impact mondial des USA et l’impact de la politique de Thatcher.

J’ai découvert dans ces livres que curieusement le travail idéologique de préparation par les courants néolibéral ou ordolibéral existait bien, mais que ce n’est pas ce qui a enclenché le mouvement. Et que ce ne sont pas les banques non plus. Tout s’est joué au niveau des États. Daniel a dit dans un de nos débats que Castoriadis n’avait pas voulu voir à quel point l’économie capitaliste s’était imposée et  n’avait voulu voir que le poids du rôle de l’État. Mais Castoriadis n’avait pas si tort que ça. Mes lectures montrent plutôt que les acteurs de ce changement, ce sont les États.

On peut se demander : quel est l’intérêt de le savoir ? Je pense que ce n’est pas anodin ; l’idée que les pauvres États ont subi impuissants la menace des grandes entreprises de délocaliser ne tient pas la route.

Pierre-Do : J’ai été très intéressé par ce texte. L’idée que la responsabilité du tournant néolibéral de l’économie capitaliste provient essentiellement des grandes entreprises, du secteur bancaire, des idéologues néolibéraux, c’est aussi une manière d’évacuer la question de la responsabilité politique de l’Etat. L’économie capitaliste demande avant tout deux types d’action à l’État : d’une part de favoriser l’extraction de la plus-value en assurant des conditions optimales à sa reproduction : transports, santé, éducation, aides et subventions publiques au secteur privé en cas de difficultés ; d’autre part de s’immiscer le moins possible dans l’économie. Dans le contexte de la mondialisation du marché et des échanges, et ultérieurement du déficit des dépenses publiques en Europe de l’Ouest, l’État dit « surchargé » a cherché, pour résister à la double pression du marché et de la pression sociale, à s’alléger politiquement en se plaçant volontairement sous la contrainte d’organismes supranationaux, OMC, FMI, UE… et au niveau micro-économique en initiant graduellement : privatisations, réforme des systèmes de retraite, de santé, d’éducation. Tout cela en tentant d’éviter l’affrontement social massif. En dernier ressort est posée la question de la légitimité de l’État. C’est bien l’État qui décide, dans le cadre contraint auquel il a volontairement consenti, de la redistribution des richesses, des aides aux secteurs de l’économie capitaliste qu’il souhaite favoriser. Enfin l’État possède l’appareil coercitif pour faire appliquer les mesures prises en particulier les plus socialement funestes.

Larry : Selon les auteurs canadiens que je cite, Panitch et Gindin, casser le mouvement ouvrier américain était encore plus important que casser les mouvements ouvriers européens. La défaite de la grève des aiguilleurs du ciel a ouvert les vannes qui ont permis aux entreprises de négocier les salaires et les conditions à la baisse. Pourquoi aux USA ? Parce qu’ils représentaient encore 25 % de la production capitaliste globale.

André : Oui, il me semble que c’est bien ce qu’il faudrait comprendre, pourquoi les luttes ouvrières deviennent si violentes au tournant des années 70-80, qu’est-ce qui explique le basculement néo-libéral ? L’idée d’un État qui n’est pas la marionnette des grandes entreprises m’a intéressé. Mais ton argumentation part sur deux des grands thèmes des années 80-90 : la critique de la mondialisation et celle de la financiarisation. Pour la financiarisation, tu dis : le manque de rentabilité des entreprises, la baisse de leur taux de profit, a poussé celles-ci à placer dans la sphère financière l’argent qu’elles n’avaient plus intérêt à investir dans leurs propres activités, thèse défendue par beaucoup d’économistes. D’après toi, cette baisse serait due aux taux d’intérêt très élevés. Mais la mise en place de cette politique monétaire par le président de la réserve fédérale Paul Volcker pour lutter contre l’inflation arrive après cette baisse du taux de profit. La très nette baisse du taux de profit s’observe sur la période 74-75 jusqu’à 80-82 en Grande-Bretagne et en France, peut-être un peu plus tôt aux USA. Dans ton article la politique monétaire occupe une grande place, tant dans le cas de la financiarisation que dans celui de la mondialisation. Je pense qu’à tout le moins c’est discutable.

Larry : Ce n’était pas mon propos d’expliquer la baisse du taux de profit. La concurrence grandissante subie par les USA, qui a mis à mal leur domination de l’économie mondiale, a fait que les marges bénéficiaires ont rétréci (les capitalistes n’aiment pas beaucoup la concurrence en fait). Cela explique donc pourquoi les entreprises étaient en difficulté, mais pas leur orientation vers la finance. Greta Krippner [autrice de Capitalizing on Crisis, sur les USA] a pu s’entretenir longuement avec les acteurs de l’époque. Les pays développés ne pouvaient pas assumer les taux d’intérêt de 20 % atteints aux USA sous l’effet de la politique anti-inflationniste de la Réserve fédérale sous Paul Volcker. La fronde contre cette politique de taux élevés de dollar fort a été menée par la Business Roundtable, dont le texte a été rédigé par le patron de Caterpillar, qui a presque demandé : « Vous voulez désindustrialiser notre pays ? » Avec un dollar fort on n’arrive pas à exporter, mais avec un taux d’intérêt élevé c’est intéressant d’investir dans des outils financiers.

André : On peut également discuter le point de vue que tu adoptes : l’État a en main les instruments monétaires (keynésianisme). Il est intéressant de prendre la thèse d’autres économistes comme Michel Husson ou ceux de la théorie de la valeur pour qui le tournant néolibéral est le produit d’une crise structurelle du capital. L’industrie automobile n’est plus rentable. La survaleur extraite est insuffisante. Pourquoi les luttes sociales en Grande Bretagne devenaient-elles aussi violentes ? Durant les années 70, les travaillistes cherchent à sortir de la crise, c’est-à-dire à restaurer un taux de profit suffisant, et n’y arrivent pas. Ce seront ces nouvelles politiques dites néolibérales qui vont permettre le rétablissement des taux de profit à leur ancien niveau (cela au détriment des rémunérations, de l’emploi, des conditions de travail, des solidarités nationales, des services publics). Je pense qu’il est important de discuter de ces thèses, car selon l’explication que l’on a de ces crises, la critique et les luttes dans lesquelles on s’engage peuvent être très différentes.

Pierre-Do : Il y a un ajournement continuel de la crise structurelle du capitalisme. Cette crise n’a pas l’effet décrit par la théorie marxiste. Car le capitalisme continue à fonctionner pas trop mal. Il y a eu déplacement de la lutte de classe vers une lutte fiscale (« lutte des taxes ») dans les années 80-85.

Larry : James O’Connor a écrit au début des années 1970 que c’était ce qui se profilait. Ce que dit André ne contredit pas ce que je soutiens. Les États ont agi sous l’effet d’une pression objective : le gâteau à répartir avait rétréci. Si les États avaient agi autrement, je ne sais pas quelle forme la crise aurait pris. Je veux seulement mettre en avant des aspects sous-estimés à gauche.

André : Je trouve très intéressante ta thèse principale, le fait que les politiques menées ne sont pas dictées par tel ou tel pouvoir occulte. On constate que les gouvernements ont très peu de marge de manœuvre. La même politique se met en place partout, par des gouvernements de droite comme de gauche.

Larry : Une voie a été essayée mais pas prise au sérieux par des gens comme nous, celle préconisée par l’union de la gauche, qui était une autre façon de réagir. Est-ce qu’il était possible de convaincre le gouvernement allemand de faire cause commune sur cette base ? S’il avait refusé le tournant néolibéral, on ne sait pas ce qui se serait passé.

Pierre-Do : En 1981 la gauche dite « plurielle » n’aurait eu aucune chance de succès en proposant une politique économique néolibérale. Plus tard Mélenchon, pour se faire élire, faisait essentiellement des propositions de redistribution différente de la richesse sans toucher aux fondements du système capitaliste.

Gianni : Tu dis qu’à l’origine du tournant il y a à la fois la crise fiscale de l’État et une baisse de la productivité qui les empêchent d’ouvrir les cordons de la bourse pour acheter la paix sociale. Mais un aspect des choses me laisse perplexe : l’endettement des États ne baisse pas, il y a seulement redirection de l’investissement public vers d’autres investissements, avec recours à la répression une fois qu’on ne peut plus acheter la paix sociale. La révolution informatique a supposé d’énormes investissements de la part de l’État ; or ces investissements ont coupé l’herbe sous les pieds aux salariés, donc sapé les rapports de force qui leur permettaient d’obtenir des avancées – rendant les salariés « inessentiels », pour utiliser le vocabulaire de Temps critiques. Tu n’abordes pas cette question.

Pierre-Do : L’endettement et le déficit public : on vient bien comment c’est devenu une méthodologie de gestion de l’État. Il y a mise en avant constante d’une contrainte présentée comme supranationale. Contrainte établie par l’UE à partir de ce qu’Alfred Sauvy avait écrit en 1952sur le niveau de déficit qui permettrait d’avoir une gestion saine des finances publiques. Les 3 % sont devenus un dogme, constamment remis en question mais maintenu comme ligne de conduite, et utilisé par l’Etat pour justifier les privatisations par exemple. Le prix ridiculement bas de l’action France Telecom mise en vente par l’État, c’était une façon d’accoutumer les gens au système boursier et  par là de dévier la colère sociale. L’ajournement de la dette structurelle se fait à travers un certain nombre d’artifices. Point intéressant dans l’article : l’importance de l’adhésion de la population à ces programmes. Au bout d’un moment, c’est le public qui devient cogestionnaire. Il a le sentiment de faire un choix devant une offre de services, que ce n’est pas l’État qui l’impose. Bien sûr il faut avoir obtenu auparavant un consensus public, une intégration idéologique de secteurs entiers de la population au système.

Nicole : Sous le « néolibéralisme », il y a eu aussi une transformation de la nature de l’État. En France, la décentralisation a beaucoup transformé le paysage politique, avec des décisions qui se prennent désormais à niveaux multiples, et pas toujours de façon cohérente, mais qui impliquent bien plus la population notamment à travers le tissu associatif.

Larry : C’est ce que Temps critiques appelle l’État-réseau. Jusqu’où va l’État ? Il y a à ça une dimension technique, mais il est plus intéressant de comprendre ce que ça implique socialement. C’est appuyé par une partie de la population, militante pour une partie d’entre elle. Exemple avancé par Todd : dans son coin de Bretagne, une soixantaine de personnes sont mobilisées pour aider une seule famille de réfugiés ; on pourrait penser que ce devrait être la tâche de l’État. Cette évolution vers l’État-réseau représente aussi une manière de répondre aux attentes de la population. En 2015 en Allemagne, les associations caritatives ont été débordées par les demandes des citoyens volontaires pour accueillir la vague des réfugiés. L’argent public est là, mais l’action est faite par d’autres agents que l’État.

Jackie : La décentralisation, c’est quand même un phénomène franco-français.

Monique : C’était une revendication sociale en raison de la grande centralisation du pays héritée de l’histoire. La gauche s’est fait plaisir idéologiquement en la mettant en œuvre. Mais l’abondement des collectivités locales par l’État central a toujours été insuffisant. Et la gauche a largement participé à ce phénomène.

L’idée que l’État est une marionnette aux mains du capital ne tient pas la route dès que l’on se renseigne un peu. Même chez Adam Smith il est expliqué que, pour que le marché fonctionne, il faut un État qui crée des structures juridiques adaptées. Balancer l’État, c’est l’idée des libertariens (Rothbard). Même Marx lorsqu’il analyse la Commune reconnaît une certaine autonomie de l’État. Le pouvoir des entrepreneurs est réel, mais ils n’ont pas de force de frappe. La répression est la tâche de l’État. L’État démantèle les services publics et assure la répression.

Il y a une chose que je n’ai pas bien comprise : pourquoi à la fin des années 70 il y a une rupture fiscale ? Je me souviens d’une période où la dette publique n’était pas une obsession. Le dogme de la dette est apparu au début des années 80.

Larry : C’est un problème européen plus qu’américain. L’Allemagne a l’obsession, pour des raisons historiques, de la stabilité financière et économique. Mais cela n’est pas pire que la méthode italienne qui consistait à distribuer de l’argent ici et là puis de temps en temps à dévaluer la monnaie. Streek dit qu’un pays peut choisir d’opter pour l’équilibre économique ou pour l’équilibre social – en gros, la division entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud.  La France est en position intermédiaire. Depuis les années 80, on ne compte pas les gouvernements qui ont voulu réduire ceci ou cela. La France est plutôt du côté des pays égalitaires. Certes on va dans le sens de l’inégalité, mais depuis vingt-cinq ans. Rien à voir avec ce qu’ils se sont permis aux USA et en Grande-Bretagne.

Henri D : Les États sont intervenus massivement pour sauver les banques en 2008, au détriment de la population. L’État est bien au service des puissants.

Larry : Oui, mais ils l’ont fait surtout pour maintenir l’équilibre du système. Il fallait sauver les banques. Pendant la crise des subprime, la Réserve fédérale a ouvert avec l’UE une ligne de swaps de devises donnant accès à une quantité quasi illimitée de dollars. Sans ça, on aurait eu une crise bien pire que celle de 1929. Et ils ont en grande partie réussi. Le niveau de vie a baissé, certes, mais ce n’est rien par rapport à ce que c’était en 1929. Un de mes profs de lycée aux USA, fils de paysans du Sud profond, évoquait une armée de gens venue quémander du travail sans salaire, en échange d’un repas pour la famille.

Henri S : Il y a une question centrale, à savoir le déséquilibre dans la loi de l’offre et la demande, quand l’offre ne répond pas à la demande. Le taux d’inflation est la pomme de discorde de tout le système. Tous les États font des efforts pour la contrer.

André : Wolfgang Streeck que tu cites avait publié dans Le Monde diplomatique en 2008 un article décrivant les diverses politiques mises en place depuis le début des années 70 pour tenter de résoudre la crise tout en achetant la paix sociale. L’endettement explose à partir des années 80. La première manière d’acheter la paix sociale, dans les années 70, c’est l’inflation, mais ça ne marche pas. La politique néolibérale se met alors en place, lutte contre l’inflation, envol de la dette publique. Vu l’ampleur prise par la dette, l’État cherche à en faire porter le poids par le public en desserrant fortement les règles encadrant le crédit aux ménages ; la crise des subprime en découle.

Larry : Les auteurs canadiens disent que l’offre de crédits immobiliers à des gens aux très faibles moyens ne peut se comprendre sans tenir compte de la stratégie d’intégration de la classe ouvrière par la propriété : le cadre est idéologique au moins autant qu’économique.

André : Idem pour les participations au capital des entreprises proposées aux salariés.

Larry : A la fin des années 50, on était encore dans un niveau de vie très bas. L’endettement des États, au fond, je m’en fous. La dette américaine des années Reagan et après était astronomique et ils ont réussi à l’endiguer.

Henri S : La pandémie a limité la production, donc l’inflation.

Larry : Je voudrais revenir à un aspect qui m’est cher car il rejoint un débat qui a eu lieu à Socialisme ou Barbarie. Habermas parlait de crise de légitimation – on n’est pas très loin des thèses de Castoriadis. Il disait que c’est le succès même de ce type de capitalisme qui va faire perdre de sa légitimité au système ; or ça ne s’est pas produit à l’époque, comme n’ont pas manqué de le signaler des critiques comme Perry Anderson, de la New Left Review. Mais je pense que cette délégitimation du système, on est en train de la vivre maintenant. Il y a dans l’air un anticapitalisme certes superficiel, mais qui traduit une certaine perte de légitimité des institutions. Les défenseurs du marché se font très très discrets depuis 2008.

André : Musk réclame moins d’État.

Nicole : Dans une conception devenue commune aujourd’hui au moins à gauche, le tournant néolibéral est associé à la montée des inégalités. Tu ne dis rien de cet aspect des choses, pourquoi ?

Larry : Mon texte parle très peu de l’actualité. Il y a aujourd’hui la question des inégalités, mais aussi celle des discriminations. Autrefois on disait que toute la classe ouvrière était soumise à l’exploitation, et qu’il s’agissait de la faire progresser ensemble. Aujourd’hui, c’est : que les meilleurs gagnent, qu’ils soient noirs, handicapés ou trans. Le système d’accès aux facs d’élite est accepté aux USA malgré ses inégalités fondamentales, puis dans ces facs on chipote sur la représentation des minorités… Par exemple, Louis Maurin, fondateur de l’Observatoire des inégalités, n’a aucune culture politique qui aille au-delà du keynésianisme. Dans la gauche française, c’est la nostalgie de l’époque keynésienne. Je ne sais pas comment faire comprendre à nos interlocuteurs plus jeunes que réduire les inégalités ne réglerait pas le problème. Quand le gâteau n’est pas en expansion, il y a des choix douloureux à faire. Quand c’est l’État qui les fait, cela comporte un risque politique. Quand ça vient de mécanismes en apparence de marché, comme avec la déréglementation, on peut dire : c’est pas nous, ce sont les taux qui nous l’imposent. Or c’est la Banque centrale et pas les marchés qui gère les taux d’intérêt.

Henri D : Il va y avoir un mur : quand il n’y aura plus de services publics, avec de plus en plus de pauvres, ça va devenir ingérable.

André : Le secteur de la santé représente encore 15% des dépenses publiques.

Gianni : Il y a des dépenses publiques non inflationnistes, notamment les dépenses militaires (pour aider l’Ukraine par exemple). 413 milliards d’euros programmés sur sept ans…

Pierre-Do : Les deux fonctions de l’État : créer les conditions nécessaires à l’accumulation du capital, ce qui a un coût ; et acheter la paix sociale ou organiser la guerre sociale (rôle coercitif). C’est en 68 que j’ai eu le sentiment d’une délégitimation de l’État, puis de nouveau avec le mouvement des gilets jaunes. Il y a eu une lutte des taxes très violente à ce moment-là, avec une violente réponse militaire de l’État. Puis est arrivée la crise du Covid, avec le « quoi qu’il en coûte » et les confinements majoritairement respectés, et l’État s’est appuyé sur de nouveaux outils de contrôle.

Monique : L’éducation fait aussi partie des fonctions de l’État. Or on est arrivé à un point où cela est devenu dysfonctionnel, ça se délite. On ne sait même plus quel type de formation va être utile dans les années qui viennent. Mais surtout, alors que l’éducation nationale servait malgré tout à intégrer les individus, aujourd’hui elle semble être la fabrique des exclus, condamner certaines catégories à être des « superflus », comme disait H. Arendt.

Pierre-Do : il y a une forme de privatisation de l’école, une partie des couches sociales s’oriente vers le privé.

Helen : Aux USA, le fait qu’une bonne partie de la population est sous-instruite ne pose pas problème aux dirigeants. D’ailleurs il y a toute une partie de la population américaine noirs et « petits blancs » pauvres, qui sont exclus, économiquement et socialement, et personne ne s’en soucie.

Larry : Il y a aussi le phénomène d’importation massive de personnel qualifié aux USA. Si un pays peut le faire aux frais d’autres pays, pourquoi payer une scolarité normale aux enfants du pays ? On parle de morts de désespoir aux USA, les taux de drogue et de suicides ont explosé, bien au-delà des ghettos noirs. Mais est-ce que tous les pays peuvent se permettre de jouer là-dessus ? Ce n’est pas évident.

André : Un gouvernement qui ferait le choix d’abandonner l’éducation d’une grande partie de la population me semble d’une grande absurdité, ce serait aller vers une société très violente, la fin de la société. Les gouvernants peuvent-ils dire : on s’en fout ? Je ne le crois pas, je pense que les difficultés du système éducatif relèvent de multiples causes, sociales, économiques culturelles, historiques ; mais pas d’une volonté délibérée d’abandonner l’instruction du plus grand nombre.

Larry : Je ne dis pas qu’un comité central l’a décidé, mais si une entreprise cherche à recruter du personnel compétent et y arrive…

Monique : Ce n’est pas un complot mais une pente vers laquelle ils sont entraînés.

Henri D : On parle de métiers en tension, mais on ne dit jamais que si les boulots étaient bien payés le problème serait résolu.

Larry : Larry : Tout à fait. La question est : à quel prix ? Quand la voirie des villes américaines payaient de hauts salaires, par exemple, personne ne faisait la fine bouche devant ce type d’emplois.

André : Aux USA, il y a un clivage dans la société qui est effrayant. Des dirigeants politiques fous prennent le pouvoir un peu partout…

Larry : Le rôle traditionnel des États-nations n’a pas disparu dans les discours aux USA, Trump peut tenir ce langage. Mais entre la France, la Belgique, l’Allemagne… je ne vois pas quelles sont les tensions qui pourraient alimenter ce discours. Les jeunes européens ne semblent pas avoir une forte identité nationale.

Nicole : Une fois pris en compte le rôle décisif des États dans le tournant néolibéral, quel serait d’après toi le discours anticapitaliste cohérent à tenir aux nombreux « anticapitalistes » avec qui on est amené à discuter ?

Larry : Je me pose cette même question, vu mon expérience récente dans un débat à Figeac. J’essaie de m’adresser à ceux qui veulent renforcer l’État pour parvenir à une situation plus humaine pour leur dire que c’est une illusion.

Gianni : Il faut remettre l’accent sur l’exploitation et sur le fait que le capitalisme est un rapport social.

Helen : Convaincre qu’il faut avoir une vision un peu complexe des choses.

Nicole : Oui, mais la complexité sert aujourd’hui d’argument pour à peu près tout…

Larry : Le discours du type « c’est la finance qui dirige tout » est omniprésent. Même Trotsky, qui se piquait d’être le plus révolutionnaire de tous, ne pouvait pas s’empêcher de simplifier son message en parlant des 200 familles. C’est un problème qui se pose à nous tous ici, de poser autrement la question de l’anticapitalisme, et en des termes compréhensibles.

Vient de paraître : Temps critiques #22

Automne 2023

Les déchirements du capitalisme du sommet

Sommaire :

L’activité critique et ses supports – Temps critiques

Géopolitique du capital – Jacques Wajnsztejn

Travail et temps hors-travail, un couple en évolution – Gzavier & Julien

Victimes, complices ou acteurs de premier plan ? Le rôle des États dans le tournant dit néolibéral – Larry Cohen

Bifurcation dans la civilisation du capital II – Mohand

Races et révolution du capital : l’exemple américain – Larry Cohen & Jacques Wajnsztejn

Actualité de l’histoire niée – Jacques Wajnsztejn


Commandes :

Le numéro : 10 euros (port compris)
Règlement par chèque à l’ordre de :
Jacques Wajnsztejn / 11, rue Chavanne / 69001 Lyon

Abonnement pour 2 numéros (dont abonnement à la liste de diffusion du blog pour Suppléments et Hors-séries) : 15 € (port compris), soutien : à partir de 35 €


Présentation du numéro

– Certains ont tendance à voir dans toutes les luttes initiées en France depuis celle contre le projet de loi-travail, une même « séquence » qui deviendrait cumulative par la transmission d’une mémoire de lutte rendue possible par la fréquence des moments internes de la « séquence ». Ce n’est pas notre position. Nous ne pensons pas qu’une constante de l’agitation puisse signifier un approfondissement de l’insubordination sociale à partir du moment où chaque mouvement, quand il vient à buter sur ses propres limites ne peut constituer un marchepied pour la lutte suivante et ce, quel que soit le niveau de lutte et de satisfaction que nous ayons pu y connaître. Nous l’avons expérimenté récemment, par exemple, quand nous avons décidé d’abandonner notre activité au sein des Gilets jaunes, une expérience devenue progressivement sans perspective ni objet autre que de se raccrocher à de nouvelles manifestations et actions quelles qu’en soient la provenance et les objectifs (antivax, antifa, anticapitaliste). Cela ne veut pas dire que l’expérience de lutte ne sert à rien, mais elle n’est pas une garantie de saisie de ce qui apparaît de nouveau.

– Il ne s’agit pas d’abandonner la dialectique au profit soit d’une pensée non dialectique, car affirmative immédiatement d’un sens insurrectionniste plus ou moins latent : le « temps des émeutes » comme stratégie politique, les pratiques du Black Bloc comme tactique ; soit d’une autonomisation de la théorie (la théorie comme enchaînement de concepts qui s’affineraient au cours du temps) parallèle à une autonomisation du capital par rapport au devenir de l’espèce.

Le rapport entre critique et pratique est certes celui de la discontinuité, mais dans l’interaction. Il n’y a donc pas d’unité a priori de cette critique, d’où le fait que certains relais de cette critique (revues, réseaux) ne cherchent pas l’unité à tout prix, mais composent avec des réflexions composites sans se soumettre au cadre imparti par un « programme communiste » qui n’existe pas et défendu par un Parti qui n’existe plus, même sous sa forme « imaginaire ».

– La guerre russe, un événement éminemment politique, contredit ce que le processus de globalisation et la division internationale qui y était liée ont produit depuis quarante ans, à l’abri des États pourrait-on dire, même si la « révolution du capital » ne s’est pas faite contre eux.

Les effets de cette guerre conjugués à la crise sanitaire qui a précédé accélèrent de fait la mise en place de ce que les divers centres décisionnels, publics ou privés, appellent la transition écologique et énergétique. En effet, la globalisation et la mondialisation des échanges, qui ont remplacé les formes impérialistes et colonialistes du capital, nécessitent une paix globale, paix armée il est vrai, malgré la décroissance des dépenses militaires jusqu’à la récente guerre et la limitation de certaines armes, mais paix quand même et un effacement relatif de la puissance des États dans leur forme nation. Le retour des tendances souverainistes peut être considéré, à ce propos comme un premier « déchirement » du capital global.

Si le G20 et autres organismes internationaux et leurs cohortes d’experts économiques pensaient imposer une taxe carbone pour « respecter » le climat et la planète, l’événement que constitue la guerre russe bouleverse le bon ordonnancement des choses capitalistes. En effet, les grandes entreprises privées ne sont pas sur les mêmes objectifs et surtout la même temporalité que les États, ne serait-ce que parce qu’elles prospèrent sur la base de coûts cachés (émissions de carbone, exploitation de différentiels sociaux avantageux, dumping fiscal), qui ne sont pas pris en compte dans la régulation globale. Il s’ensuit qu’il ne peut y avoir de « plan du capital » univoque au niveau de l’hypercapitalisme (niveau I de la domination capitaliste). C’est un second déchirement.

Toutes ces difficultés rendent problématique l’arbitrage interne sur la richesse et la redistribution au sein de chaque État (niveau II), entre fin du monde et fin du mois, avec, en mémoire le mouvement des Gilets jaunes en France. C’est un troisième déchirement.

– Dans la société du capital tout tend à être englobé et capitalisé, du travail au temps libre et du temps libre au travail, dans un seul continuum. C’est désormais la distinction travail-hors travail qui est ténue. Travail contraint et marges de gestion ludiques peuvent jouer aussi bien dans le même sens que dans un sens contraire, comme on a pu le voir récemment pendant la crise sanitaire avec le développement du télétravail et son double aspect de liberté plus grande et de contrôle accru. Avec le degré d’avancement du processus d’individualisation dans sa forme post-moderne et ses tendances à « l’égogestion », c’est la sphère privée au sens où on l’entendait au sein de la Modernité, c’est-à-dire comme une sphère de préservation, de défense, de mise à l’abri, qui disparaît ; elle est dorénavant incluse dans la capitalisation de toutes les activités avec l’accord implicite ou explicite de tous les individus qu’ils pratiquent Facebook et le selfy ou revendiquent que « le privé est politique ».

Le capital est bien toujours un rapport social de domination que nous reproduisons chacun à notre niveau et non pas un « système » extérieur qui nous dominerait.

Quelques remarques à propos de la lutte contre les grandes bassines

Notes successives sur la confrontation à Sainte-Soline, le samedi 25 mars 2023

Puisque ces notes partent d’un pressentiment négatif d’origine, elles ne prétendent pas à des affirmations péremptoires et entendent plutôt participer aux discussions ouvertes depuis le samedi 25 mars. Elles s’imposent même des réserves du fait de ne pas avoir été témoin direct et a fortiori par fraternité envers les blessés.

Un pressentiment, surtout quand il se forme apparemment à partir d’un détail – ma crispation contre le folklore des messageries cryptées et l’obligation du smartphone pour s’orienter « sur le terrain » – ne vaut pas analyse de fond, évidemment. Seulement la forme critiquée peut rejoindre le fond : le côté soi-disant astucieux des messageries cryptées pour éviter la surveillance policière s’avère au final non seulement une illusion, mais aussi contre-productive quand la dynamique collective, à la lucidité ainsi embrouillée, risque de se fracasser contre le mur d’un État surarmé.
Que cette fêlure individuelle en rencontre d’autres issues, cette fois, d’un vécu direct et il y a lieu de s’interroger sur la bévue tactique des collectifs moteurs des Soulèvements de la Terre/Bassines non merci d’engager un rapport de forces sur le terrain de prédilection de l’État, celui du monopole de la violence surarmée et de fait impossible à lui contester. À ceci près qu’une erreur tactique de cette taille vaut changement de stratégie : non plus contourner les dispositifs d’État, comme les Soulèvements de la Terre avaient su le faire à Gennevilliers (Lafarge) en juin 2021, à Lyon (Bayer-Monsanto) en mars 2022, à Marseille (Lafarge) en décembre 2022…, mais s’y confronter. Ou bien le durcissement général de l’appareil d’État macronien n’avait pas été anticipé…

S’enchaîneront ci-dessous :

  • la saisie d’un « billet » rédigé manuellement – augmenté de précisions en italique – le samedi 25 à Melle donné à des amis le dimanche 26, pour expliquer pourquoi la veille à 10h00 à notre rendez-
    vous j’avais décidé de ne pas partir à Vanzay, lieu de départ de la manifestation vers Ste-Soline,
  • un post-scriptum rédigé dimanche 26, mais non incorporé dans le « billet »,
  • un deuxième post-scriptum rédigé mardi 28 mars, approfondissant le pressentiment du « billet »,
    dans lequel sont intégrées des remarques de vive voix de participants à l’expédition collectées le dimanche matin.
  • un épilogue rédigé le 6 avril à partir de discussions avec des proches et qui prend en compte la décantation de la semaine suivant Ste-Soline.

Repères géographiques :
Melle, département des Deux-Sèvres, 3600 habitants : la municipalité a accueilli le rassemblement de base, soit : des conférences dans des salles communales, les cantines collectives, les stands militants, les buvettes, le barnum avec les concerts du samedi soir.
Pas mal de municipalités rurales environnantes se sont prononcées contre les méga-bassines.
Melle est à 15 km de Ste-Soline, plus au nord-ouest. Vanzay à 6 km au sud est de Ste-Soline à la limite du département de la Vienne où il n’y avait pas d’interdiction de circulation, ni de manifestation.

1/ Billet de défection
(en italique petits ajouts postérieurs)
« Les raisons – ou les inclinaisons subjectives – qui m’ont mené à cette défection pour aller « sur le terrain » à Ste-Soline (et rester en conséquence à Melle).
Il y a les motifs personnels :

  • fatigue psychique à coordonner de multiples détails due à un emploi du temps compliqué de longue date, (intuitivement que la participation à cette « manifestation » exigeait d’être « en forme »)
  • méprise sur la fonction du lieu « Melle », (le risque que la seule présence à Melle le samedi soit dépourvue de signification).

Il y a une double réticence critique politique :
Engagé depuis plusieurs semaines, localement, dans la « popularisation » du 25-26 mars (anti-bassines), j’ai été confronté dans les tout derniers jours au labyrinthe numérique de l’organisation de la manifestation. D’où il ressortait que le smartphone devenait obligatoire (accès aux messageries cryptées, Signal et autres).
En fait c’est le caractère hybride du moment – manifestation de masse de (tentative) de sabotage – qui requerrait cette mise en scène semi confidentielle – pour ne pas dire semi clandestine (à plusieurs milliers !).
De sorte de rééditer les erreurs du mouvement citoyenniste contre les OGM (début des années 2000) : agir en nombre (en manifestation), en plein jour, médiatisée, en accumulant les risques (de répression brutale) sans grande efficacité (à l’époque pour prendre ses distances d’avec des opérations nocturnes ciblées).
Cette fois, dans le jeu du chat et de la souris avec l’État, le dispositif smartphone/numérique est institué comme un allié de l’offensive (vainement, comme on le verra, la manif’ étant attendue par un dispositif policier surarmé).
Cette accoutumance, cette familiarité du dispositif numérique dans ce moment d’antagonisme pourrait finir par faire oublier que le smartphone est l’outil moderne de contrôle et de dépossession
(QR Code et compagnie). »

2/ Post-scriptum du dimanche 26 mars
Peut apparaître décalée ma crispation contre l’extension du filet numérique jusque dans une manifestation d’opposition radicale à un versant de ce monde (l’agro-industrie) – quand le numérique en est un versant complémentaire.
Décalée, puisque ce moment (25-26 mars 2023) semble être une des occasions d’apprentissage d’une détermination collective offensive contre les infrastructures industrielles mortifères… mais pour autant que cette expérimentation soit vécue comme telle et non comme une contingence accidentelle, résultant d’une approximation tactique erronée et/ou d’un durcissement de l’Etat :
rejouer le « match » d’octobre 2022 à Ste-Soline avec des effectifs multipliés des deux côtés !

3/ Post-scriptum du mardi 28 mars
Selon un camarade présent dès vendredi soir au camping de Vanzay, lors de la dernière assemblée générale, le projet de vouloir rééditer la manifestation réussie d’octobre 2022 dénotait un manque d’imagination. Le même, poursuivant le bilan le dimanche matin, déplorait que « des copains soient partis au casse pipe ».
Le piège d’un trou vide (la méga-bassine en chantier) défendue par un dispositif policier surarmé rappelle le précédent de Sivens (octobre 2014), autre infrastructure d’accaparement de l’eau, dans lequel Rémy Fraisse avait été tué par une grenade de la gendarmerie mobile. Comme à Sivens, l’État a attiré le mouvement sur le terrain du rapport de forces militaires pour l’y fixer. Si d’aventure, son dispositif est débordé une fois (octobre 2022), son goût de la revanche l’autorisera à mettre ensuite le paquet !
D’autant plus que si le mouvement recèle des expériences fructueuses, notamment issues de la Zad de NDDL – où c’était à la flicaille de chercher à déloger les zadistes -, à Ste-Soline l’ambition de déloger la flicaille de son bastion retranché paraissait démesurée.
Le mouvement étant divers, les black blocks ne formant pas justement un « bloc », la part prise dans un tel choc frontal par les plus aguerris, les plus audacieux ou les plus névrosés (se faire du flic à tout prix) peut entraîner ou déborder la dynamique initiale. Et les plus vulnérables ne sont pas les mieux préparés…
À cet égard, rappelons le précédent du mouvement antagoniste dans l’Italie des années soixante-dix et comment l’optique de la confrontation directe a miné les énergies créatives de base :
Tout à fait indépendamment de la logique avant-gardiste et militariste des Brigades rouges (B.R.) fondées en 1970, la large aire de l’Autonomie diffuse des collectifs ouvriers hors syndicats, des comités de quartier, des grèves de loyers, des auto-réductions de masse, des squatts et desréappropriations/redistributions augmentait sensiblement sa capacité à l’auto-défense collective et à la détermination offensive. « Son » Mars 1977 à Bologne court-circuite à la fois l’État et les B.R. : un an plus tard, avec l’enlèvement d’Aldo Moro par les B.R., la centralité de cette confrontation (État/B.R.) est remise en selle.
L’État italien ensuite opère d’immenses rafles dans les milieux autonomes comme complices « objectifs » – alors que leurs pratiques politiques divergent – et pour espérer y pêcher du B.R. : le pouvoir clandestin des B.R. n’en prend que davantage de lustre et attire des autonomes. L’État a ainsi ramené le large mouvement de contestation sur le terrain qu’il affectionne, celui de puissance à puissance, où la prodigalité de ses moyens ne le freine pas.
Toutes proportions gardées, la volonté des collectifs organisateurs de Ste-Soline-mars 2023 de rejouer le match d’octobre 2022 dénote une surestimation de ses forces et forcément une sous-estimation de la réplique de l’État, pas tant dans les moyens dont il peut disposer que dans son intention de nuire absolument à une sensibilité politico-sociale déterminée qui incarne pour l’ordre (le désordre) capitaliste l’ennemi absolu.
Voilà pourquoi la critique offensive de l’appareillage industriel mortifère (pesticides, agro-industrie, béton, nucléaire, numérique) doit se détourner de toute confrontation directe avec l’État et pratiquer l’art du contournement, ce que cette critique a déjà su faire : Gennevilliers (Lafarge) en juin 2021, à Lyon (Bayer-Monsanto) en mars 2022, à Marseille (Lafarge) en décembre 2022.

4/ Épilogue provisoire
Chaque « camp », quand il s’agit d’une confrontation, augmente ses forces en fonction de ce qu’il sait des préparatifs de l’adversaire. À cette surenchère, l’État, sans le surestimer, peut puiser dans un éventail de moyens sans fin.
Du côté du mouvement de refus des méga-bassines, la mobilisation du 25-26 mars était forte de l’expérience d’octobre 2022 et du raz-de-marée des participants. L’objectif est resté longtemps confidentiel du fait de l’interdiction émise par la préfecture ; la transmission des modalités enveloppée dans une telle ambiance empêchait toute discussion au préalable et la scission entre collectifs initiateurs et simples participants peut devenir cruelle pour tout le monde. Les participants même s’ils avaient été prévenus en général de l’intensité probable de cette manifestation, ne pouvaient pas juger par eux-mêmes, ni anticiper sur la stratégie délibérée du coup de massue que l’État voulait leur infliger.
Un peu de mémoire historique ramène à un précédent « coup de massue » infligé à la contestation anti-nucléaire lors de la manifestation de juillet 1977 contre le surgénérateur de Creys-Malville, avec un mort à la clé, Vital Michalon.
La veille, vendredi 24 mars, Darmanin, le sinistre de l’Intérieur, vendait déjà sa prestation armée en promettant pour le lendemain aux téléspectateurs de Cnews – la chaîne financée par le milliardaire Bolloré et ouvertement d’extrême droite – « des images terribles ».
Ailleurs, il annonçait que des manifestants venaient pour tuer, sorte de lapsus contrôlé qui révélait à quel niveau l’État se préparait à combattre. Curieusement, contrairement à ses prévisions accablantes, la logistique ne prévoyait aucun pool rapproché d’ambulances.
Dans la bouche de Macron, cinq jours après, « des milliers d’individus seraient venus faire la guerre ». Autant dire désigner l’ennemi. Ce n’est pas son premier coup d’éclat contre cette large sensibilité qui a décroché du mythe du Progrès : du déremboursement de l’homéopathie à sa vindicte contre l’opposition à la 5G (« revenir à la bougie… les Amish »), et à son « les non-vaccinés, je vais les emmerder jusqu’au bout ! » (c’est quoi le « jusqu’au bout »?).
Darmanin a donc fini d’identifier le terrain d’éradication de cette engeance (nous, les réfractaires) :
« il n’y aura plus jamais de Zad en France ! » (dimanche 2 avril) en se faisant fort de créer un service spécial de surveillance de cette mouvance : les oppositions locales enregistrées comme repaires d’ennemis dans une carte exhibée, et donc toute leur assise existentielle et sociale, ce foisonnement d’autonomies diffuses, d’alternatives, d’entraides, de fermes collectives, de bars associatifs, de périodiques papier critiques, etc.

À bon entendeur, salut !

Vendredi 7 avril 2023

Marc ALLANT, bourlingueur d’oppositions à toutes les nuisances.

Réflexions et discussions diverses à propos du mouvement contre la loi El Khomri

Parti du signalement d’un article du Monde de M.Lazar L’ultragauche est engagée dans une logique de « confrontation avec l’Etat », rapidement balayé, ont émergé des interrogations à partir d’un autre article du même quotidien : La jeunesse va se soulever « joyeuse, dangereuse, folle, impitoyable, sanguinaire ! » de S. Rezvani. La réflexion s’est alors élargie afin de mieux cerner les caractéristiques du mouvement contre la loi El Khomri de ces derniers mois, ses références, le rôle des Nuits Debout, les formes de violence auquel il s’est confronté et aussi auquel il a donné lieu.

PS: nous tenons à votre disposition les articles complets cités ici en introduction (écrire à lcontrib at no-log.org)

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