Réflexions et discussions diverses à propos du mouvement contre la loi El Khomri

Parti du signalement d’un article du Monde de M.Lazar L’ultragauche est engagée dans une logique de « confrontation avec l’Etat », rapidement balayé, ont émergé des interrogations à partir d’un autre article du même quotidien : La jeunesse va se soulever « joyeuse, dangereuse, folle, impitoyable, sanguinaire ! » de S. Rezvani. La réflexion s’est alors élargie afin de mieux cerner les caractéristiques du mouvement contre la loi El Khomri de ces derniers mois, ses références, le rôle des Nuits Debout, les formes de violence auquel il s’est confronté et aussi auquel il a donné lieu.

PS: nous tenons à votre disposition les articles complets cités ici en introduction (écrire à lcontrib at no-log.org)


Le 20/06/2016
Bonjour,

je mets ci-dessous un article de Marc Lazar sur « l’utra-gauche » parce qu’il met son analyse en parallèle avec la situation de l’Italie des années 1970. Or, ce parallèle ne nous paraît pas particulièrement pertinent et relève plus de raccourcis journalistiques que d’une analyse critique sérieuse.

Gzavier


Le 20/06/2016

Bonjour,

A mon avis, c’est sans intérêt. D’abord l’article comprend de nombreuses approximations ou inexactitudes : par exemple, les « dissociés » n’étaient pas forcément des clandestins (cf. Negri et Virno pour ne parler que des plus connus) et la lutte armée a commencé bien avant 1977 (cf. la mort de Feltrinelli au début des années 1970 et les premières opérations violentes des BR en 1970). Mais ce qui est plus important c’est que le mouvement de lutte armée était encadré par des militants chevronnés et nettement plus âgés que la moyenne comme Alberto Franceschini qui avaient des années d’expérience militante au sein des jeunesses communistes, comme d’autres pouvaient l’avoir au sein du mouvement étudiant, tel Renato Curcio ou au sein des usines comme Mario Moretti ou encore dans les marges comme Sante Notarnicola qui fut l’un des premiers condamnés avec sa bande d’ouvriers communistes pilleurs de banques (1967). Et cette lutte armée venait se greffer sur une histoire italienne spécifique, sur la résistance au fascisme mais aussi aux dérives droitières de Togliatti.

Rien de tout cela dans la violence d’aujourd’hui. Elle ne s’appuie pas sur une histoire des luttes ouvrières violentes ni même sur Mai 68. Le fil rouge des luttes de classes est rompu comme nous l’avons dit maintes et maintes fois.

S’il faut faire une comparaison, plutôt que celle que fait Lazar prenons celle qui est faite dans le journal Le Monde daté du 19-20/06/16 par Serge Rezvani qui parle « d’un soulèvement mondial de la jeunesse », idée que les lettristes avaient déjà avancé dans les années 50 et qui peut valoir aussi pour les mouvements des places, les printemps arabes, parapluies de Hong-Kong, etc.

Et puis puisque Gérard B. sur le réseau de discussion nous a répondu (cf. lettre précédante sur le blog), il me semble qu’il faut prendre en compte la phrase où il dit simplement (je cite approximativement et vous renvoie à ses remarques) que la violence actuelle des jeunes est celle d’individus qui ne connaissent pas l’exploitation et dont le « patron » est directement l’État, d’où l’opposition frontale.

Mais à mon avis (JW) sauf changement majeur et surprise, cela reste une opposition frontale très ritualisée et circonscrite, quasi virtualisée. Quand on regarde bien les vidéos ou même qu’on est dans la manifestation on voit bien qu’il n’y a pas de volonté d’affrontement, ni d’un côté ni de l’autre d’ailleurs. Il y a tout au plus confrontation avec violences, parfois graves de la part des forces de police, mais personne ne cherche à pousser son avantage.

JW


Le 20/06/2016

Bonsoir,

Juste une remarque à propos de l’article de Rezvani sur « un soulèvement mondial de la jeunesse ». Le livre d’Isidore Isou « Traité d’économie nucléaire » et qui a pour sous-titre « Le soulèvement de la jeunesse. Problème du bicaténage et de l’externité » date de 1949. Il contient une théorie de deux entités antagonistes : d’une part les internes, les « assis », les établis, les possédants,  « les attachés », ceux qui ont des emplois garantis et des certitudes quelles que soient leurs places dans la hiérarchie sociale et d’autres part les externes ceux qui sont exclus des circuits économiques, qui subissent l’esclavage scolaire, les « détachés », les « en dehors », les « en marge », etc. Les externes ne sont pas des prolétaires car le prolétaire est attaché à son entreprise, c’est un esclave du salariat. Les externes ce sont les jeunes, la jeunesse. Ce n’est pas une classe sociale, c’est « une puissance révolutionnaire qui seule est capable de changer le monde » dit Isou.

Certains ont cru voir dans les mouvements mondiaux de la seconde moitié des années 60 une réalisation de la prophétie lettriste. L’illusion a été vite dissipée par la révolution du capital qui a fait « des jeunes » un immense marché en tout genre… Si les mouvements de ces dernières décennies ont impliqué souvent des individus jeunes, ils n’ont jamais pris la dimension d’un « soulèvement de la jeunesse ». Rezvani s’exalte sur une réalité fantomatique qui n’a ni contenu historique ni forme sociale.

La « jeunesse », les « jeunes » ont été englobés dans la société capitalisée comme toutes les anciennes « minorités », les anciens « en dehors », les anciens « ouvriers », les anciens dominés : les femmes, les homosexuels, les « nomades », etc.

Toutes et tous sont internisés, dans des conditions et à des niveaux différents, certes, mais bien rares sont ceux qui échappent à l’internisation ; ce terme que j’ai utilisé dans les années 80 pour analyser les processus de particularisation et que depuis près de 20 ans nous nommons « l’englobement ».

Selon cette vision isouienne, dans le mouvement actuel où seraient les « externes » ? Qui agit au nom d’un « soulèvement mondial de la jeunesse » ? Les activistes qui font de la seule violence anti-étatique l’alpha et l’oméga de leur pratique sont aussi «  internisés » que les autres ; ils sont dans une contre-dépendance à l’Etat.

N’oublions pas que les jeunismes (politiques, philosophiques, religieux) ont le plus souvent accompagné les mouvements de réaction à une forte discontinuité (cf. Les Wandervogel).

JG


Le 20/06/2016

Je poursuis ma lettre précédente:

D’accord tout d’abord avec JG sur le fait de bien distinguer, d’un côté, « la jeunesse », concept sociologique vague sans portée politique autre qu’idéologique et de l’autre des individus qui, entre autres caractéristiques, présentent celle d’être « jeunes ». Ainsi, dans notre n°14 de 2006 nous avons titré en 1ère de couv’ : « Jeunes en rébellion ».

A la réflexion ce que JG appelle une contre-dépendance à l’Etat me paraît insuffisant comme caractérisation. Et d’ailleurs je suis très circonspect à propos du terme de contre-dépendance qu’il emploie souvent et sur plusieurs sujets. Pour moi la contre-dépendance signifie globalement que le capital est un rapport social et que tant qu’il le reste, tant qu’il « fait société » il produit des dépendances réciproques. C’est là que l’intervention de Gérard est intéressante (op. cit) puisqu’il cherche à objectiver le subjectivisme anti-flic des jeunes en mettant en avant la position particulière de certaines fractions de la « jeunesse » qui sont de fait mises en dehors des médiations traditionnelles entre les individus et l’État : la famille parce que désintégrée, l’école avec l’échec scolaire, l’effritement de la structure de classe, les difficultés d’entrée sur le marché de l’emploi avec une précarisation des flux d’entrants et plus généralement une crise du travail. Or ce sont ces médiations et institutions qui assuraient jusqu’à là la reproduction des rapports sociaux sous la haute tutelle de l’État-nation. D’où d’ailleurs l’impact de l’islamisation radicale dans ces banlieues (l’exemple de Molenbeek apparaît à peine caricatural parce que justement l’Etat-nation belge n’existe pas et que, comme le reconnaissent les politiques belges, à partir d’une certaine date tout est parti à vau-l’eau dans les politiques des quartiers, le parti socialiste belge jouant les apprentis sorciers afin de gérer la paix sociale (à Molenbeek par exemple) un peu comme certains maires du PCF l’ont fait en France (Gerin à Vénissieux pour ne citer que l’exemple le plus criant)).

Il me semble que ce que nous avons dit en 2005 dans « La part du feu » à propos de la révolte des banlieues rendait compte aussi de ça. Contrairement à 1986 (Projet Devaquet) et à 1994 (projet de CIP) et ce fut aussi vérifiée par la suite en 2006 (projet de CPE), s’ils restent scolarisés et même parfois étudiants, beaucoup de jeunes des cités ne se sentent plus partie intégrante de la « communauté scolaire » produite dans les années 1970 par la massification-démocratisation de l’enseignement. Il y a bien là un défaut « d’internisation » pour reprendre encore un concept de JG. C’est ce qui explique en partie que les révoltes ou « rages » ne se rattachent pas à des objectifs politiques au sens révolutionnaire classique et à une quelconque perspective. Or, ce qui était valable pour les banlieues en 2005 s’est peu à peu étendu à tout l’espace social à travers la croissance du chômage, les difficultés de logement, l’absence de « débouchés » au sens général du terme. Le « par où la sortie » que nous énoncions dans le n° 9 (1996) est encore plus d’actualité aujourd’hui.

JG me semble flirter ici dangereusement avec une contradiction pour ne pas dire une incohérence. Comment peut-il répéter à longueur de textes, depuis quinze ans au moins, qu’il y a une crise des médiations et institutions (« l’institution résorbée ») et en même temps soutenir que « l’englobement » dans la « société capitalisée » (deux autres concepts forgés par lui) est parfait ou « parachevé » pour reprendre une autre de ses expressions ? Ce qui ne laisserait guère d’espoir…

Je disais à Yves dans un courrier personnel à propos de la violence que même si certains pensent que les violences sont des moments de plaisir intense ou simplement de montée d’adrénaline ce qui est patent quand on participe aux manifestations ou qu’on regarde les vidéos c’est l’absence de côté festif contrairement à ce que dit Sedira dans son courrier. La différence est là évidente avec 1968. Et ce n’est pas seulement dans les manifestations qu’on s’en rend compte parce qu’un certain nihilisme s’exprimerait chez des éléments violents habillés de noir, etc, mais cette ambiance qui n’en est pas une est même repérable dans le mouvement des places de Nuit Debout. D’une certaine façon, Anne et Yves ont eu raison de s’indigner de l’expulsion de Finkielkraut de la place de la République. Ce n’est pas le signe d’un mouvement où tout paraît possible et donc où les polémiques et oppositions pèsent finalement de peu de poids emportées qu’elles sont par une sorte de vent de l’histoire. Non, certains veulent régler des comptes, d’autres maintenir leur petit particularisme, d’autres faire leur petite « cuisine », d’autres en découdre. Chacun conserve sa petite logique d’origine, chacun vaque à ses petites affaires. Là encore, rien n’est vraiment « dépassé ».

JW


Le 20/06/2016

Bonjour,

Si le fil rouge de la lutte des classes est rompu il n’en demeure pas moins que certains dans ce mouvement cherche un filiation avec le mouvement Italien des années 1970. Le site lundi.am n’a pas mis en avant les vidéos d’Oreste qu’ils ont enregistré pour rien, et que dire de la banderole A l’assaut du ciel avec un dragon sur un caddie. Ce sont des références pas moins parlantes que celles faites à partir de punchlines de morceaux de rap dans le fond.

Je parle aussi de ces références car nous avons été très durement attaqués lors de présentation du livre La tentation insurrectionniste sur ce point de l’autonomie et ces différents groupes notamment français alors que nous relevions, surtout, une mise en avant de « l’Autonomie » issues du mouvement italien, avec son histoire partant des usines (« l’Autonomie ouvrière ») pour s’élargir à une infinité de composantes. Aujourd’hui reste que le dernier moment insurrectionnel marquant en Europe s’est passé en Italie en 1977 et que le fil rouge d’avec ce mouvement vaincu est sans cesse rappelé de façon a-critique par des personnes qui, plutôt qu’en diffuser la mémoire, interprète tous les événements à l’aune d’une lecture « insurrectionniste » que nous avons déjà critiqué (cf. la brochure « Au plus près de 77 » sur le mouvement Italien d’alors).

Par ailleurs, que des personnes se croient aujourd’hui, dans les affrontements récents, au niveau de la conflictualité d’alors laisse perplexe où rêveur c’est selon.

a+
Gzavier


Le 20/06/2016

Bonsoir,

Je poursuis une nouvelle fois.

Cette fixation contre l’Etat a donc bien des raisons. En dehors de sa base objective soulignée par Gérard, elle a sa base subjective dans l’autonomie à la française ravivée par les insurrectionnistes (IQV et « appellistes ») comme Gzavier vient justement de nous le rappeler dans sa lettre. Tout cela tourne autour de l’idée d’un temps des émeutes. D’ailleurs Coupat dans son interview à Médiapart du 13 juin 2016 parle des « émeutiers » quand il désigne le cortège de tête des manifestations.

Mais il manque à cette attaque contre l’Etat une compréhension plus complète et plus juste de ce qu’est le capitalisme. Nous l’avions signalé avec Gzavier dans La tentation insurrectionniste et comme le dit Yves, ils réduisent le capital à des flux donc pour résumer si on les comprend bien, le capital c’est l’Etat + les flux. L’Etat on croît l’attaquer en s’en prenant à ses sbires ou on le contourne dans des ZAD et les flux on les bloquent. Voilà le programme.

Bon mais de l’autre côté on a les « communisateurs » ou « l’école critique de la valeur » qui tordent eux le bâton dans l’autre sens et ignorent complètement l’État, le droit et tombent dans une sorte de structuralisme althussérien.

Dans les deux cas il y a un chaînon manquant et la compréhension d’une inhérence capital/Etat d’un type particulier qui rend inadéquate les théories traditionnelles de l’Etat des marxistes (c’était déjà un de leurs points faibles) et des anarchistes.

JW


Le 20/06/2016

Rebonjour,

Dans le situation actuelle, le « chaînon manquant » dans le rapport d’implication réciproque entre le capital et l’Etat ne serait-il pas à trouver dans d’Etat internisé par chaque individu ? Cela réintroduirait nos positions sur « L’Etat, c’est aussi nous » de la période des n° 10 et 11. Notre formulation de l’époque (1999-2001) se distinguait de celle de René Lourau qui, en 1978 avait introduit la notion « d’Etat inconscient » pour désigner la manière dont la forme étatique surdétermine les conduites et les croyances de chacun ; c’est le principe étatique d’équivalence « qui porte chaque chaque force sociale à chercher sa légitimation dans l’adoption d’une forme semblable à celle des institutions existantes » écrivait-il. Mais son approche était trop marquée par les références psychanalytiques notamment celles de la psychothérapie institutionnelle de J.Oury et F.Guattari à la clinique de La Borde (et ailleurs). Si l’inconscient « en dernière analyse c’est l’Etat » alors il suffirait de mettre les institutions et les individus en analyse pour se libérer du « plus froid des monstres froids » comme le nommait Hegel. D’où, aussi, les impasses pratiques et théoriques des courants dits de « l’analyse institutionnelle » (souvent proche des autogestions post 68).

Si l’on rapporte cette dimension (subjective et objective) de l’Etat internisé au mouvement actuel on pourrait alors avancer que les groupes, les organisations et les individus qui interviennent dans la situation politique actuelle, pour la plupart, sont porteurs d’une conception virtuelle de l’Etat : Etat-néo-Providence pour les syndicats, Etat-convivialo-coopératif et participatif pour les Nuit debout, Etat se faisant individu-collectif mais restant présent pour les anarchistes, Etat-autogéré pour les gauchistes, Etat des prolétaires qui se nient pour les communisateurs, etc. Au bout du compte l’Etat du capital est toujours présent et opérateur, mais il a été plus ou moins secoué, entamé, altéré, mis à nu ; comme en 1995 où le mouvement s’était arrêté au moment de sa confrontation effective à l’Etat.

à suivre…

JG

PS. Dans cette hypothèse, ma notion de contre-dépendance à l’Etat conserve de la substance, même si le pouvoir de l’Etat est affaibli, comme on peut le constater tous les jours.

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