Quelques remarques sur  les recensions de textes parus dans la revue Ni patrie ni frontières (NPNF) autour des Gilets jaunes (n° 61 et 62-63).

Cela a fait l’objet de deux livraisons successives, la première en décembre 2018, la seconde en septembre 20191. La plupart des textes recensés consistent en des dénonciations pures et simples du mouvement des Gilets2 ou même des Gilets jaunes en tant qu’individus ou masse quand il leur est dénié le caractère de mouvement. Et ce, pour des raisons multiples qui vont de son « confusionnisme » à sa proximité avec l’extrême droite en passant par un populisme douteux au regard, du moins on le suppose, de la figure toujours sans tache d’une classe ouvrière ou d’un prolétariat essentialisés. En contrepoint de ce vacarme « anti »,  figurent des brochures de la revue Temps critiques et un texte d’Alain Bihr dans le premier livre ; la suite des brochures de Temps critiques dans le second, un texte de Max Vincent et un autre d’Henri Simon mêlant intérêt et critique3. Nous n’insisterons pas ici sur ces textes, mais plutôt sur ceux largement plus nombreux qui se livrent à une attaque en règle contre les Gilets jaunes.

Commençons par le premier livre Gilets jaunes et confusion politique dont les recensions courent du 21 novembre au 10 décembre (elles sont exposées dans un ordre à peu près chronologique). Elles concernent donc les débuts du mouvement. Il s’ensuit que la plupart des positions contre qui s’affirment ne sont pas le fruit d’une connaissance concrète du mouvement à partir de contact sur le terrain et a fortiori de participation à certaines actions, mais d’un jugement le qualifiant et le fixant a priori comme mouvement interclassiste, petit-bourgeois, boutiquier, de classe moyenne. En premier lieu, son caractère d’évènement qui bouscule ce qui est attendu mériterait attention et impliquerait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler pour ne pas imiter les twiters du net, est nié par sa réduction à quelque chose de connu qui, de surcroît, ne remplirait pas les conditions d’une légitimité politique « de gauche » au sens large. Il s’agira alors de rechercher des éléments de déqualification dont l’importance n’est pas mesurée par la fréquentation du mouvement … puisque celui-ci est déclaré, par avance, infréquentable (aucune de ces personnes ne semble être allées sur les ronds-points ou alors juste pour y trier quelques dérapages. Personne ne semble être resté discuter la nuit dans les cabanes. C’est cohérent avec le jugement de départ. On a donc droit, en guise d’argumentation, à des « d’après ce que j’ai vu », « d’après ce qu’on m’a dit », « selon un camarade qui observe attentivement [on attendrait : l’activité des ronds-points, mais surprise, la suite de la phrase indique que ce sont les réseaux sociaux qui sont observés !] » ; « un Gilet jaune FN qui travaille avec moi et qui est raciste » … Bref, l’édification est faite. Vite faite. À ce compte là et sur le même registre je citerais les discours entendus sur les marchés lyonnais de la part de forains RN ou sympathisants honnissant les Gilets jaunes qui troublent l’ordre public et empêchent de travailler4.

De la même façon, vont être triées au sein des 42 revendications apparues fin novembre, celles qui discréditent le mouvement. Un seul exemple : alors qu’apparaissent les revendications « traiter les problèmes qui mènent à l’exil forcé » ; « les demandeurs d’asile doivent être bien traités », ne sera retenu que  le « les demandeurs d’asile déboutés doivent être ramenés dans leur pays d’origine », suivi de « quiconque vient en France doit recevoir des cours de langue et d’histoire et être intégré » et enfin : « le même système social pour tous ». Or nos bonnes âmes gauchistes ne retiendront que la reconduite aux frontières. Un exemple de pratique idéologique non seulement de mauvaise fois mais qui est une des voies qui ont mené « la gauche » (au sens générique) au tombeau.  

Avec l’appui de certains médias, quelques épisodes jugés particulièrement significatifs parce que choquant vont ainsi être mis en exergue. Ce ne sera pas le drapeau noir qui fera ici fonction de chiffon rouge mais un drapeau tricolore brandi, une Marseillaise chantée, un acte raciste ou sexiste bien isolé (pour ces deux derniers points, on n’en fera d’ailleurs plus guère état dès la fin novembre, dans un mouvement par ailleurs beaucoup plus féminisé que bien d’autres). Et puis surtout, c’est un mouvement qui ne s’est pas présenté ; il n’a pas fait « ses classes » si je peux me risquer à ce jeu de mot. Il est vrai qu’il paraît venir de rien et de nulle part, c’est-à-dire, pour nos censeurs, ni de Paris (ou à la rigueur d’une grande ville qui aurait ses galons de révolte ou de lutte), ni des syndicats, ni des groupes de gauche ou gauchistes. Il ne peut donc être que le produit des ressentiments brassés sur des réseaux sociaux qui, comme tout le monde le sait, sont dominés par la fachosphère. Le phénomène Gilet Jaune est un OVNI qui ne peut se voir attribuer la qualité de mouvement. Il est le produit d’un lavage de cerveaux d’individus réduits à des « gens », des qualunquistes par des « petits bourgeois qui maîtrisent les réseaux sociaux » (p. 12). Cela ne serait pas un peu complotiste sur les bords comme vision ?

Pourtant, sociologues et statisticiens (une équipe de 70 scientifiques)qui eux aussi sont censés observer parce qu’ils sont payés pour ça et le font sur la base des grands nombres, avancent que pauvres et prolétaires n’hésitent pas à utiliser les réseaux sociaux et par ailleurs qu’ils forment une bonne part du vivier d’un réseau comme Face book qui va jouer un grand rôle de relais en novembre. Il est vrai qu’ils ont perdu leur classe et ses « frontières » et leur parti (stalinien) et ils se cherchent des « amis » sur la base du même lavage de cerveau on suppose. Les Gilets jaunes, une bande de décervelés. Je ne sais pas si c’est du mépris de classe, mais en tout cas c’est du mépris. Pour ce qui est des catégories sociales et des revenus : salaire moyen : 1600 euros et nombreux SMIC ; évolution du mouvement vers le « bas » (chômeurs et SDF), nombreux retraités, 45% de femmes parmi lesquelles se retrouvent le plus grand nombre de personnes dans l’urgence sociale, sachant aussi que c’est parmi les femmes qu’on trouve statistiquement le moins d’accointance avec les idées d’extrême droite.

De par cette situation présentée comme désastreuse du point de vue idéologique parce qu’elle souderait un bloc sans principe pouvant tendre vers le fascisme, vers qui alors se tourner pour espérer et attendre des jours meilleurs ? On peut douter de l’arrivée de ces conditions quand il est à la fois constaté « l’absence de « grandes concentrations de travailleurs dans la même usine gigantesque ou le même immeuble de bureau » (ibid, p. 12) et qu’il faudrait pourtant « une élévation considérable du niveau de conscience des travailleurs et non pas simplement des ‘gens’ » (ibidem, p. 12) ; ainsi que « l’existence de plusieurs organisations révolutionnaires implantées dans la classe ouvrière [à part le stalinisme ça remonte à quand cette implantation ?, ndlr]) et qui aient des idées claires sur ce qu’est le socialisme » pour qu’un mouvement social puisse être porteur d’espoir. Donc, si on résume, notre auteur nous dit qu’il faut trois conditions pour une révolution, une objective qui n’existera plus de par ces propres paroles (destruction des forteresses ouvrières, ubérisation du travail, dématérialisation des services, atomisation sociale) et deux subjectives qui n’existent plus actuellement (conscience et organisation), mais que le militantisme et le volontarisme politique pourrait faire resurgir. Cela va être difficile. Rappelons que Marx parlait de luttes de classes comme de la conjonction entre des conditions objectives bien précises et des conditions subjectives qui ne l’étaient pas moins et se développaient de pair, dans le cadre d’une perspective matérialiste historique progressiste. Mais la roue de l’Histoire avec un grand H a tourné autrement.

Il est vrai qu’heureusement pour certains d’entre nous, on puisse soutenir ou même participer à un mouvement de lutte sans attendre qu’il soit authentifié révolutionnaire ou socialiste, sans attendre que des conditions objectives maintenant rendues impossibles par la révolution du capital ne rencontrent des conditions subjectives rendues improbables par l’individualisation des rapports sociaux et la perte de l’identité de classe qui reposait sur l’affirmation de la classe comme sujet révolutionnaire.

En fait, pour les « Lignes de crête », par exemple, c’est un mouvement qui n’a pas de sens (p. 37). Son dégagisme anti-Macron n’a pas la valeur du dégagisme anti Ben Ali ; il n’est ni politique ni citoyen (visiblement nos auteurs n’ont pas été douchés par le vote « islamiste citoyen » qui s’en est suivi) car les vilains bloqueurs veulent simplement tout bloquer et empêcher leurs voisins de circuler et les obliger à enfiler le gilet jaune5. Et, reproche supplémentaire, les manifestants en jaune ne risqueraient rien et en tout cas pas la mort, contrairement aux révolutions arabes. Bref, un mouvement qui n’a pas de dignité. (p. 39). En effet, les vilains bloqueurs agissent « dans une ambiance paranoïaque contre des gens pas mieux lotis qu’eux6» (p. 37). Question : ces personnes, depuis leur ligne de crête n’ont-elles jamais aperçu la façon dont bien souvent les grévistes traitaient les non grévistes et a fortiori les briseurs de grève ? Ce n’est pas que ce soit un modèle citoyen, mais enfin, la révolution n’est pas un dîner de gala comme disait l’autre.

Mais il y a encore plus rapide et radical avec l’Athéné nyctalope qui voit dans ces bloqueurs du samedi des « classes de l’encadrement » et autres entrepreneurs de TPE (p. 41) et jusqu’à des professions libérales qui ont les moyens de se déplacer en voiture parce qu’ils n’aiment pas l’inconfort des transports publics comme si la RATP existait dans une France des campagnes où même les babas cool sont en voiture et font leurs courses de complément au supermarché. Même s’il y a eu quelques gros 4×4 sur des ronds-points campagnards, il faut avoir une imagination d’enfer et ignorer toutes les enquêtes de terrain faites ensuite, pour bâtir une analyse là-dessus, en version nyctalopisée, dans laquelle les classes de l’encadrement et les professions libérales ont détruit les champs Élysées les 1er et 8 décembre7 ! Avec l’aide des fascistes sans doute…

Pour être plus sérieux, il semble que ce groupe reprenne des analyses d’Alain Bihr des années 1980 sur la classe de l’encadrement capitaliste promue soc ialementavec la restructuration de la fin des années 70, l’arrivée de la gauche au pouvoir en France, etc ; une classe qui serait là pour « encadrer les prolétaires » (p. 42). Une analyse que nous ne jugerons pas ici, mais qui n’empêche pas Alain Bihr de soutenir et même participer au mouvement des Gilets jaunes (cf ; son texte : « Les ‘gilets jaunes’ : pourquoi et comment en être » (p. 69 et ss), alors que  nos nyctalopes tentent d’actualiser la thèse de Bihr par une touche de Guylluy sur le déclassement des classes moyennes en zone périphérique … qui s’inscrit dans une analyse plutôt portée par la droite, par opposition à sa version de gauche portée par Maurin.

Après avoir une fois de plus jugé le mouvement en dehors de toute dynamique en proclamant que le mouvement des Gilets jaunes ne demandait pas d’augmentation du SMIC (vrai le 17 novembre, faux dès début décembre) et une hausse des salaires parce qu’un « peuple de cadres »  ne pouvait rencontrer le peuple des ouvriers syndiqués,  le texte nous assène tout de go que « le mouvement ouvrier » (on suppose qu’il s’agit là d’une référence à ses organisations traditionnelles) est désormais mort et qu’il ne subsiste que des « colères populaires » sur un chemin de crête qui peut les faire tomber aussi bien du côté du fascisme que du communisme. Du haut de je ne sais quelle position en surplomb (l’Olympe), nos « athéniens » se mettent en position d’observation. Ils comptent les points : « Si le nombre de mobilisés en chasuble jaune diminue cela confirmera simplement sa nature majoritairement réactionnaire. Et s’il augmente, cela se fera sur une extension des blocages sur des points stratégiques et en bordure des zones industrielles, avec un repli des plus réactionnaires tenus par les professions d’encadrement du périurbain » (p. 45).

Or, ces individus des classes moyennes n’ont jamais représenté une grosse proportion sur les ronds-points et en tout cas, ils étaient en nombre insignifiants dans les manifestations urbaines et ils se sont effectivement vite retirés quand le nombre des accrochages sur les ronds-points ont augmenté et que les violences policières ont accru la part de risque et que les violences urbaines ont concerné des destructions de biens ou des blocages d’entreprises. Pourtant le mouvement a continué à croître en nombre jusqu’à fin décembre. Comme nous l’avons fait remarquer, des tentatives de blocage de points plus stratégiques ont bien été tentés, mais les forces de l’ordre sont intervenues au quart de tour et cela d’autant plus facilement que les travailleurs de ces points stratégiques ne bougeaient pas une oreille ou alors étaient immédiatement sanctionnés et même licenciés comme par exemple ceux des plateformes d’Amazon qui s’étaient risqués à manifester en jaune.

La comparaison que ce même groupe de l’Athéné fait avec le M5S italien n’est pas plus convaincante car ce dernier est un mouvement d’emblée politique qui va se constituer très logiquement en parti. Son organisation a dès l’origine été verticale et traditionnelle sous l’influence d’un leader charismatique et de son conseiller politique occulte. Il a eu une stratégie de ni droite ni gauche qui n’existe pas pour un mouvement des Gilets jaunes qui n’a justement pas de stratégie et dont le ni droite ni gauche n’est pas conscientisé politiquement, mais vécu pragmatiquement comme rejet de la représentation politicienne, rejet motivé, entre autres par la décomposition des anciennes médiations qui garantissaient la reproduction des rapports sociaux au sein du capitalisme de l’époque dite fordiste. Une décomposition qui entraîne que les contradictions du capital sont portées au niveau de la reproduction des rapports sociaux comme nous l’indiquons dans notre dernière brochure : « Un analyseur de la crise  de reproduction des rapports sociaux : les Gilets jaunes ».

La question de « l’entrisme » telle qu’elle est posée (p. 87), n’existe pour le M5S que parce que c’est un parti au sein duquel peuvent se développer des fractions. Vis-à-vis des Gilets jaunes, on ne peut raisonner pareillement ; il s’agit avant tout de savoir si on soutient ou non le mouvement tel qu’il est immédiatement, puis si on y participe ou non, mais pas en tant que force politique organisée, pas en tant qu’individu appartenant à une organisation. Cela, c’est la perspective plus ou moins avouée de LFI, du NPA ou de certains groupes CGT au sein de « l’Assemblée des assemblées » ou encore, d’Alternatiba pour la « convergence » climat. Il peut y avoir orientation, voire instrumentalisation, oui, entrisme, non. Tous ces groupes cherchent à siphonner les Gilets jaunes vers l’extérieur et non à les piloter de l’intérieur car fondamentalement, ce mouvement leur est étranger, pour ne pas dire qu’il leur fait horreur.

Pour d’autres, comme à la page 97 ou ailleurs, l’insistance sera mise sur le fait que les banlieues restent distantes par rapport au mouvement, qu’il y a une méfiance, etc. On frise la mauvaise fois quand on pense à la façon dont ces mêmes banlieues tiennent à distance une gauche syndicale ou partitiste qui s’en est désintéressée. Est-ce à dire que nos censeurs attendent plus des Gilets jaunes qu’ils n’ont attendu du mouvement ouvrier ?  Là encore, soyons sérieux. Pour qui est allé dans les banlieues à ce moment là (et cela a été notre cas) pour participer à une grande réunion publique à laquelle nous étions convié, sur les similitudes entre la violence policière en banlieue et la violence policière contre les Gilets jaunes, ce qu’il en ressort, c’est que cette méfiance ne touche pas précisément les Gilets jaunes comme le montre d’ailleurs le soutien public que lui accorde le comité Vérité et justice pour le collectif justice et vérité pour Adama,  mais tous les mouvements, organisations et finalement individus, qui ont maltraité ou ignoré la révolte des banlieues de 2005. Pour qui a aussi été présent dans les fins de manifestations du samedi, on comprend aussi une autre source de distance de la part des jeunes des « quartiers » quand après 18h les forces de police et particulièrement la BAC se livraient à une véritable chasse aux très jeunes et particulièrement à ceux repérables comme possiblement de banlieue ou des « quartiers ».

À Lyon, par exemple, ces jeunes provenaient le plus souvent du quartier lyonnais de la Guille (à forte population d’origine maghrébine). En effet, ils y voyaient chaque samedi passer les manifestations et assistaient, avant d’y participer éventuellement eux-mêmes, aux escarmouches ou affrontements. La police cherchant à nous empêcher de retraverser le Rhône en direction de la presqu’île (« l’hypercentre ») comme ils disent maintenant, la manifestation se mettait tout à coup à se colorer et à amorcer un autre brassage, il est vrai conjoncturel. Il n’empêche que des références à mai 68 n’étaient pas rares chez eux, ce qui montre que les commémorations ça n’a pas que du mauvais quand elles se produisent cinq mois à peine avant que ne se déclenche un tel mouvement.

Passons maintenant à la deuxième compilation : Désorientation face aux Gilets jaunes.

NPNF  introduit cette livraison en faisant remarquer que sa seconde partie portera sur autre chose que les Gilets jaunes et concernera la réflexion dans d’autres pays de façon à ne pas cautionner « le nombrilisme gaulo-gauchiste ». Ces textes et particulièrement ceux de Joao Bernardo sont intéressants et non seulement ils recoupent certaines de nos analyses générales contre le post-modernisme, la gauche culturelle et le néo féminisme universitaire, mais on n’y voit pas, à première vue, d’incompatibilité avec notre intervention dans le mouvement des Gilets jaunes. D’ailleurs, sans doute aurait-il été intéressant d’avoir l’avis de ce même Bernardo sur les Gilets jaunes…

Si NPNF n’aime pas le gaulo-gauchisme, certains des textes présentés se situent visiblement dans un cadre encore plus étroit. Par exemple, sur la question de la violence, les Lignes de crête se déchaînent parce qu’ils ne semblent avoir seulement observé que certaines manifestations parisiennes et soyons bon prince une au Puy en Velay, une ou deux à Bordeaux et Toulouse. Mais ailleurs et la plupart du temps la violence a été particulièrement contenue, les manifestants ne ripostant en  général que lorsqu’ils étaient poussés à bout par un dispositif policier  arrogant et souvent provocateur (tentative de nassage, détournement brusque de trajet, refus de laisser passer sans raison particulière) et les interventions de la BAC, un corps non affecté jusque-là à la répression des manifestations et qui a concentré sur lui toute l’intensité anti-flic d’une partie du mouvement. L’image spectacularisée qu’en ont donnée les médias semble avoir produit ses effets escomptés en réduisant un mouvement resté dans l’ensemble pacifique et qui n’a justement pas affronté et assumé de façon autonome la question de la violence par rapport à la police, mais aussi par rapport aux biens parce qu’il n’a jamais compris que sa propre détermination était source de violence qu’il aurait dû légitimer plus clairement au lieu de se poser parfois à la limite d’une position qui n’avait rien de politique puisqu’elle entraînait l’idée que les Gilets jaunes étaient des victimes, alors que dans les meilleurs moments ils se voyaient comme des combattants8.

Cette insistance sur la prétendue violence des Gilets jaunes est de l’ordre du parti pris. Quand  il provient de L’État, on peut dire que celui-ci est dans son rôle, mais quand il provient de « camarades », cela relève du procès d’intention, de l’a priori et d’une méconnaissance ou non prise en compte des milliers d’actions et manifestations qui n’ont entraîné que peu d’affrontements ou dégradations, les centaines d’ AG et de commissions, les distributions de tracts sur les marchés, les soutiens actifs aux grévistes de micro-entreprises, les tentatives d’occuper les plateformes, les levées de barrière de péage routiers ou hospitaliers.

La forme compilation caractéristique de NPNF permet d’ailleurs de dégager, sans que cela soit la volonté de son directeur de publication qui reste neutre de ce point de vue là, en quoi ces différentes positions exprimées s’avèrent contradictoires entre elles (elles lui reprochent tout et son contraire) et ne sont pas plus « claires » que celles des Gilets jaunes, au moins sur ce sujet.

En effet, résumons-nous : certains critiquent le copinage des Gilets jaunes avec la police et font le rapprochement avec le RN dominant dans la police ; d’autres leur reprochent de tout baser sur la violence alors qu’elle n’est pas en soi révolutionnaire bien au contraire (p. 14) ; enfin, d’autres encore soulignent le caractère fascisant du « Flics suicidez-vous » qui est resté plus qu’ultra-minoritaire et en droite ligne de ce que nous critiquions déjà dans le n°19 de Temps critiques à propos de certains slogans entendus dans les cortèges de tête, du type « Un bon flic est un flic mort » ou « Un flic, une balle », slogans qui n’ont que peu à voir avec ceux de la plupart des Gilets jaunes et étaient proférés deux ans auparavant en dehors de tout Gilet jaune. Ils ont certes pu être entendus au sein des cortèges de Gilets jaunes, mais n’en sont pas caractéristiques et en tout cas l’apanage. On ne peut empêcher personne de participer à un cortège Gilet jaune à partir du moment où il n’apparaît pas comme un groupe politique. C’est le principe de base. On ne peut donc empêcher des individus de proférer des cris anti-flics particulièrement virulents, de la même façon qu’il faudra du temps pour qu’une banderole isolée sur l’accord de Marrakech soit enlevée.

Ces accusations ou interprétations semblent provenir de groupes ou d’individus qui, condamnant de façon sommaire le mouvement, ne se situaient sûrement pas dans ce moment concret des actions, mais renforçaient leur a priori en regardant des vidéos tournées en boucle ou la télé. Et même là faut-il être de mauvaise foi pour ne pas voir d’où venait la violence comme le montre la vidéo sur l’ex-boxeur Christophe Dettinger. On y voit bien un groupe d’environ 500 personnes qui constitue sûrement un détachement avancé de la manifestation générale. Ce groupe ne manifeste, c’est le cas de le dire, aucune violence, il n’est marqué que pas sa détermination générale (ils ne traînent pas la savate comme dans une manifestation syndicale) et sa détermination particulière à franchir un pont qui est barré par les forces de l’ordre (cela a été un problème commun à toutes les villes traversées par des fleuves ou rivières). Mais peut-être que pour certains auteurs des textes recensés la détermination est-elle finalement conçue comme une violence ? Ce qui est sûr et on l’a vu pour le 1er mai, c’est que pour la police, la violence est une détermination, de la même façon « qu’elle déteste tout le monde » !

Mais revenons à notre « film ». Les manifestants étant rapidement « au contact » du cordon policier, il est impossible de les disperser par des tirs à longue portée et le risque est fort que les CRS se voient débordés par une masse qui ne fait que pousser (pousser, c’est violent hein !). C’est dans cette situation que la police commence à frapper et que Dettinger dirige alors, avec savoir-faire, une percée qui amène la police à reculer momentanément avant de reprendre l’avantage. Fin de l’épisode.  

Si ces pourfendeurs de la violence manifestante avaient plus souvent été sur place, ils auraient non seulement vu mais entendu parler les Gilets jaunes qui n’ont pas comme Engels une théorie de la violence, mais savent quand même pragmatiquement tirer des leçons et des conclusions, même les plus « primaires » de ce qu’ils subissent. Et je ne parle pas ici des tentatives de justification de la part des « de gauche » soutenant le mouvement parce qu’il est victime de la violence sociale que représente le chômage et plus généralement les conditions d’exploitation et de domination que le capital inflige, mais celle de la violence des forces de l’ordre. Les conclusions auxquelles aboutissent les Gilets jaunes peuvent être résumées ainsi : les bacqueux sont des ordures, ou version plus politique, des fascistes ; les CRS valent guère mieux, mais quand même, ils suivent les ordres ; les Gendarmes mobiles eux sont plus responsables et mesurés (c’est d’ailleurs très critiquable, mais passons) et enfin : les « municipaux » sont plus ou moins inoffensifs parce qu’ils ne sont envoyés que dans les cas de manifestation non sérieuse. à Lyon quand il s’agissait prioritairement de garantir la sécurité des demies et de la finale de la coupe du monde foot femmes en mobilisant les forces spéciales contre le danger terroriste et qu’il fallait aller chercher des supplétifs pour s’occuper des quelques centaines de Gilets jaunes déambulant en ville.

Les Gilets jaunes ne sont pas des idéologues, mais quand même ils réfléchissent et évoluent « au contact » si l’on peut dire. Ainsi, la prime Macron pour les policiers fin décembre a beaucoup contribué à leur faire comprendre que ces derniers n’étaient pas des collègues exploités comme eux qui pourraient lever la crosse en l’air (comme le croyait les révolutionnaires auparavant), mais le bras armé de l’État, des forces de répression payées plus pour taper plus pour pasticher Sarkozy9.
Pour en terminer avec ce chapitre violence, une des erreurs des Gilets jaunes a été de trop insister sur la violence policière qu’ils subissaient. Cela s’est avéré particulièrement contre-productif. Ils ont ainsi fait peur, non seulement dans leur propre camp, mais ils n’ont que très partiellement rallié des soutiens, contrairement à 68. Taper sur des étudiants, c’est peu flatteur et c’est quand même sur nos meilleurs enfants se disait le pouvoir gaulliste en place à l’époque ; mais taper sur des gueux, des mecs qui clopent et sentent le gaz oil, c’est de l’ordre du possible parce que ces gens là sont quantité négligeable. Soit ils ne votent pas, soit ils votent mal. Et c’est passé. L’empathie dont on a tant parlé vis-à-vis des Gilets jaunes s’est transformée en apathie, une apathie confirmée avec le peu de réaction au décès de « Stève » à Nantes.

Pas étonnant, dès lors, qu’un site comme Lignes de crête en vienne à adopter le discours du pouvoir sur la violence extrême du mouvement et à proférer des faussetés comme le fait que les Gilets jaunes n’auraient de goût, dans leur référence à la révolution française que pour « la décapitation de Louis XVI, la prise de la Bastille, la Terreur, mais pas la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (p. 15). Ignorance, mauvaise fois, on ne sait pas, sans doute les deux conjuguées, mais ce qu’il y a de sûr c’est qu’il existe plusieurs groupes de Gilets jaunes au nom évocateur : article 35 faisant référence au droit de se révolter quand le gouvernement perd sa légitimité10. Évidemment, si la ligne de crête, c’est le droit de voter ! De la même façon, nous avons noté dans notre brochure sur les origines du droit de pétition et ce à la suite des travaux de Sophie Wahnich sur la question, le fait que la conception du RIC des Gilets jaunes se rapprochait beaucoup plus de celle, modérée, de Condorcet que de celle de Robespierre11. Ce qui permettra sans doute à d’aucuns de dire, à l’inverse, que les Gilets jaunes n’ont vraiment rien de révolutionnaires. Comme en plus, certains Gilets jaunes, dans la troisième Assemblée des assemblées de Montceau les mines, semblent avoir confondu RIC et RIP avec l’affaire d’AdP, d’autres pourront dire qu’ils n’ont vraiment pas les idées claires…C’est sûr, mais cela aussi a fait l’objet de sévères confrontations dans les AG et groupes de Gilets jaunes, mais faut-il encore en avoir eu connaissance.

On ne s’attardera pas sur le fait de savoir s’il y a un « mépris de classe » contre les Gilets jaunes ou s’il y a « condescendance de classe » en faveur des Gilets jaunes comme le posait un texte des Nyctalopes dans le premier volume (p. 98). En effet, il suffit de laisser parler nos pourfendeurs, ici un membre de Ligne de crête. Pour le dénommé Antonin Grégoire, les Gilets jaunes « sont là comme des zombies, regardant dans le vide en direction des flics qui ne sont pas là » (p. 16). Non seulement les Gilets jaunes veulent tuer (du policier, ndlr), mais ils aiment tuer (p. 16). On n’est pas loin des théories de Lombroso contre les anarchistes du XIXème siècle, mâtinées d’un peu de Durkheim puisque les Gilets jaunes ne seraient pas un mouvement social, mais une agglomération d’individus en situation « d’anomie ». D’ailleurs ne veulent-ils pas se dispenser des fameux « corps intermédiaires » tant vantés par Durkheim et qui devaient fournir une solution à l’individualisation moderne par la mise en place d’un État corporatiste dont Vichy nous fournira un bon exemple ? La même défense des « corps intermédiaires » apparaît chez Sylvain Boulouque (p. 25) qui, n’étant pas à une « confusion » prêt, dans sa diatribe anti RIC-référendaire en vient à critiquer le non au référendum de 2005 sous le prétexte spécifique ici que Chouard l’aurait préconisé et plus généralement comme quoi le procédé référendaire serait de droite ! Il n’ira pas jusqu’à nous dire s’il a voté oui. Prudent le gars, comme la plupart des journalistes.

Si, comme nous venons de le voir, les Gilets jaunes, aux yeux des gauchistes, ne méritent même pas le nom de « mouvement » et encore moins de mouvement social, d’autres critiques, qu’on pourrait plutôt classer comme communistes de gauche, le lui reconnaissent, mais en lui niant son caractère d’évènement produisant une discontinuité si ce n’est une rupture. Ainsi, pour Henri Simon de la revue Echanges, « il n’est que l’aboutissement actif de ce qui était intériorisé auparavant » (p. 45). Mais c’est ensuite et aussi une occasion de souligner son aspect minoritaire, masqué par sa détermination qui en fait la force. Et d’opposer aux quelques dizaines de milliers de manifestants en jaune, les 700 000 manifestants de Londres contre le Brexit. Là encore, ce qui apparaît, certes en filigrane, c’est le fait de nier l’existence d’un mouvement des Gilets Jaunes de plusieurs mois en le comparant à une opposition au Brexit débouchant sur une simple manifestation ponctuelle. Il s’agit toujours de banaliser l’évènement, de le relativiser, de chercher des équivalents. Et surtout ce qui apparaît là aussi, c’est une méconnaissance du mouvement quand Henri Simon parle, dans un sous-titre qui se veut provoquant et synthétique de : « Insurgés un jour par semaine », faisant ainsi fi des centaines d’actions menées en semaine et que nous avons déjà mentionnées plus haut. L’absence de réel mouvement sur Paris d’un côté et la haine du gaulo-gauchisme de l’autre, fait parfois voir dans une manifestation londonienne plus que dans quarante semaines d’actions et manifestations. Une question quantitative ? Le juppéthon de la lutte de classes ? Va savoir !

JW, le 23/09/2019     

  1. A commander ou lire en ligne à l’adresse suviante : https://npnf.eu/spip.php?article756 []
  2. Dont vous trouverez l’ensemble de nos textes et comptes rendus ici []
  3. En note page 1 de l’introduction de la seconde livraison : Désorientation face aux Gilets jaunes, Y. Coleman s’explique sur le pourquoi de leur présence au milieu des autres. []
  4. À rebours, on trouve des témoignages ouvriers en faveur des gilets jaunes comme celui émanant d’une lettre d’un camarade de l’Allier dans la revue Echanges du printemps 2019 : « …une grande majorité des ouvriers de l’usine où je travaille sont pour les gilets jaunes. Ils ont parfaitement compris leur démarche. Et cela n’est pas étonnant vu le niveau des salaires qui règne ici. J’ai vu des écriteaux de gilets jaunes qui affirmaient qu’ils travaillaient et ne gagnaient que 1200 euros par mois, c’est le cas de la majorité d’entre nous […] Il va sans dire qu’ici dans l’Allier beaucoup de ronds-points étaient bloqués par les gilets jaunes (un situé à 300 m de l’usine). Plusieurs ouvriers (embauchés,  intérimaires) sont allés les visiter, passer du temps avec eux … » (op.cit, p. 57). Cet exemple ne doit pas cacher des difficultés réelles. J’ai ainsi participé, sur leur invitation, à une réunion de militants de FO (POI) se revendiquant Gilets jaunes (certains participaient d’ailleurs à l’AG hebdomadaire) et ils faisaient état de la difficulté à faire passer le message « Gilets jaunes », non pas du fait de sa nature réactionnaire ou « petite bourgeoise », mais de par la trop grande détermination qu’il exigeait et la prise de risque que cela représentait d’y participer ! []
  5. [1] On retrouve ici la même idée qui fit dire à certains « communistes » contre la révolte des banlieues de 2005 qu’il fallait faire cesser ces actes qui ne faisaient que participer à l’autodestruction du prolétariat comme si la révolte de 2005 était réductible à une guerre des gangs ! []
  6. Ils ne vont pas jusqu’à dire que les braves automobilistes qui veulent rouler sont pris en otages, mais on n’en est pas loin. []
  7. Les commerçants  participeraient aussi de ce camp des bloqueurs Gilets jaunes pour l’Athéné, alors que le développement des manifestations du samedi allait les faire particulièrement souffrir, les autorités préférant ne pas prendre de risque après le 15 décembre et fermer les centres-villes y compris dans des villes moyennes. Fin avril des affiches des unions de commerçants fleurissent d’ailleurs sur la devanture des magasins indépendants, comme par exemple à Lyon. Il est vrai que même si les manifestants ne les ciblaient pas en priorité, ce sont eux qui ont subi le choc, sorte d’effet pervers, alors que hormis les boutiques de luxe et surtout à Paris, les actions visaient plutôt les Mac-Do et autres Starbucks Coffee ou banques, grands centres commerciaux. Quelques commerçants présents aux premières AG à Lyon à la Bourse se sont en effet retirés car ils travaillaient dans l’hyper-centre. []
  8. Dans les manifestations nationales dont la plupart se sont déroulées à Paris, la violence n’était pas « maîtrisée » par les Gilets jaunes. Ils la subissaient sans organiser un minimum de défense du type service d’ordre ou groupe compact de tête surtout que parfois les manifestations n’avaient à proprement parler ni queue ni tête, ce qui représentait un danger supplémentaire de blessures. À partir du 8 décembre et surtout en 2019, on a eu l’impression que beaucoup d’entre eux, y compris ceux qui jouaient aux démocrates dans l’Assemblée des assemblées et n’arrêtaient pas d’invoquer le pacifisme du mouvement et refusait d’assumer de l’intérieur sa violence, choisissait, par défaut d’exporter  cette problématique vers l’extérieur. Les mêmes qui parlaient de « casseurs » au début soutenaient ou même profitaient de l’action des Blacks Blocks comme s’ils leur sous-louaient le « problème ».  []
  9. Ce qui se passe actuellement à Hong-Kong n’est pas sans rappeler cela avec une intensité encore plus grande. Une situation qui a évolué d’une relative complaisance des forces de police par rapport aux manifestants (cf. aussi en Algérie) et une attitude pareillement modérée des manifestants au départ du mouvement, jusqu’ aux violences actuelles des policiers auxquelles les manifestants répondent par des slogans du type : « Les hommes bien ne deviennent pas policiers ». La situation est tellement embarrassante, avec des humiliations d’enfants de policiers à l’école (on a connu des situations semblables à la rentrée 1968-69 en France) que des membres de famille de policiers ont constitué une association pour dédiaboliser le rapport à la police, souligner son travail ordinaire et dire que la réponse des autorités ne doit pas être exclusivement policière. Selon la source, Le Monde de samedi 14/09/19, manifestants et syndicats de policiers rejettent, pour des raisons évidemment différentes, cette tentative de médiation.  []
  10. Pas grave, mais on trouvera à ce propos, des perles comme celle du dénommé de Fulminet, pour dire  que « ce n’est pas la première fois dans l’histoire que les pauvres sortent en masse dans la rue pour exiger leur propre asservissement » (p. 43). []
  11. Les erreurs sur le rapport à la révolution française s’accompagnent de celles sur mai 1968 qui serait réduit à une émeute par certains (on sent bien ici que l’ennemi visé est le site Lundi matin et les tendances insurrectionnistes) afin de le comparer au mouvement des Gilets jaunes lui-même réduit à l’émeute … dans Lignes de crête (p. 14) !

    Or, ce que nous avons pu voir, pendant le mouvement, c’est au contraire une référence basique à mai 68 non pas comme émeute, mais comme révolte ayant fait bouger les choses (un sentiment de « on n’a rien sans rien »). Ce que nous pouvons constater aussi, c’est que les plus dures critiques par rapport au mouvement des Gilets jaunes proviennent souvent de groupes ou d’individus qui soit ont « manqué » 68 soit ou n’y ont jamais accordé grande importance pour différentes raisons que je n’énumèrerais pas ici. []

Manifestations de Gilets jaunes, Black bloc et antifas ; retour et précisions

Ces échanges entre des camarades américains et nous sont intervenus suite à la traduction de plusieurs de nos textes en langue anglaise (américain). Par delà ces textes qui portaient sur d’autres thèmes, ces camarades ont voulu clarifier le rapport que le mouvement des Gilets jaunes entretenait avec l’anticapitalisme d’une part,  des groupes extérieurs d’autre part ; extrême droite, Black bloc et antifas.

Le 01/01/2022

On viens de traduire un deuxième texte de Temps Critiques : https://illwill.com/labor-value

Amicalement,

Adrian, ill will 


Le 02/01/2022

merci. Je viens de commander le livre sur le GJ…j’aimerais bien le lire. J’ai écrit un texte sur cette événement est ici (malheureusement pas disponible en français) encore): https://www.metamute.org/editorial/articles/memes-force-%E2%80%93-lessons-yellow-vests

Bises,

Adrian


Le 02/01/2022

Adrian,

Oui notre éditeur l’a envoyé. Pour être complet voici quelques précisions :

Notre livre couvre la période novembre 2018-mars 2019. Nous pensions urgent de le livre et il ne fallait pas non plus que le livre soit trop gros. Résultat, nous avons continué à sortir des brochures à propos du mouvement et qui, évidemment, ne figurent pas dans le livre :

-« Gilets jaunes : une résistance à la révolution du capital » (avril 2019) qui est une petite synthèse que nous demandait la revue suédoise Subaltern

-« Du droit de pétition au référendum d’initiative citoyenne » (juillet 2019) : une mise en perspective historique et critique du RIC

-« Un analyseur de la crise de la reproduction des rapports sociaux capitalistes : les Gilets jaunes » (septembre 2019). C’est à ce moment que nous nous sommes retirés de ce qui, pour nous, n’avait plus qu’un lointain rapport avec le mouvement d’origine  alors qu’à Lyon au moins nous avions été fait groupe Gilet jaune par les Gilets jaunes eux-mêmes du fait de nos interventions (un groupe beaucoup plus large évidemment que les quelques lyonnais de Temps critiques). Nous étions en effet regroupés dans la structure informelle appelée le « Journal de bord ». Sur cette activité spécifique tu peux te reporter à l’article   » Activité critique et intervention politique » paru dans le n°20 de Temps critiques et disponible sur notre site. Il a été écrit par trois membres de ce « Journal de bord ».

-« Les Gilets jaunes et la crise de légitimité de l’Etat (janvier 2000).

Ces brochures complémentaires sont disponibles sur le site mais si tu nous en fait la demande expresse on peut te les envoyer gratuitement par la poste en tarif livre de vitesse lente (mais pas si lente que ça aujourd’hui que plus personne n’utilise le courrier postal !).

Nous allons jeter un œil à ton texte indiqué dans ta lettre.

Amicalement,

Pour Temps critiques,

JW


Le 02/01/2022

Merci bien pour tout cela. 

J’ai parle hier avec un ami de Marseille, qui m’a dit que les GJ (peut-être pas partout, mais quelque part) ont commencé un dérive vers la droite, particulièrement avec les manifs contre le passe sanitaire. Moi je suis curieux de ton avis de ça, et s’il importe quelque choses à propos du mouvement dans un sens plus large. Si tu lis notre texte, tu trouvera un argument / hypothèse concernant le question de quoi permettait les GJ de ne pas fais un dérive comme ça plus tôt, et peut-être c’est le manque des actions visant la propriété privée / capitaliste dans ce nouveau cycles des luttes qui permet une dérive au présent ? 

C’est juste une curiosité…

Bien à toi,

A


Le 02/01/2022

Bonjour,

Après concertation on t’envoie ça comme approche synthétique par rapport à ta question :

Le mouvement des GJ n’a pas véritablement « dérivé » parce qu’il n’a jamais eu une ligne déterminée ni même de revendications unifiées. On peut plutôt dire qu’il s’est étiolé pour deux raisons principales : son incapacité à réaliser le « Tous Gilets jaunes » d’une part (la reformation d’un peuple qui dépasserait à nouveau la question des classes dans l’exigence d’une nouvelle révolution fortement influencée par les idéaux de la révolution française, de 1848 ou même de la Commune plus que par la lutte contre le capital de la révolution prolétarienne ; la réalité de la répression d’autre part et nous ne parlons pas principalement de la violence policière dans les manifestations mais du traitement général contre le mouvement avec très rapidement l’impossibilité de continuer l’occupation des ronds points. Devant son isolement le mouvement, dans une forme déjà fortement réduite a toléré plus que cherché des convergences à gauche et par rapport aux militants climat qui s’offraient à lui, mais à aucun moment il n’y a eu alliage entre ces forces. Les heurts avec les militants climats étant parfois même assez durs dans l’attitude même s’il n’y a pas eu d’affrontement physique. De la même façon qu’aujourd’hui, les individus ex-Gilets jaunes ou portant encore le gilet et non pas un « mouvement » qui n’existe plus, cherchent des convergences à droite chez les anti-vax sous prétexte d’un refus du passe-sanitaire qui leur semble continuer leur combat d’origine contre la « tyrannie ». Mais cela est très confus puisque des ex-Gilets jaunes se sont « radicalisés » au point d’abandonner leur ouverture d’esprit d’origine pour des positions antifa qui les amène à refuser tout contact avec les manifestants appelés par Philippot d’une part, le docteur Foucher de Marseille d’autre part. Ce sont les termes de droite et de gauche qui sont inopérants pour saisir la situation comme ils l’étaient déjà en 2018 et c’est l’une des originalités du mouvement des GJ de les avoir mis de côté.

Ce que tu appelles des dérives nous paraît plutôt relever des limites intrinsèques du mouvement. Malgré les slogans des gauchisés, il n’était pas anticapitaliste et c’est ce qui le rapprochait de 1789 et 1793. L’attaque contre la propriété n’était pas centrale car aujourd’hui très peu de gens remettent en cause la propriété privée si elle est fondée sur le travail. Donc s’il y avait anticapitalisme, il était très superficiel et comme pour les « occupy Wall street, c’est la finance et l’oligarchie qui étaient attaqués en priorité d’où sur ce point une convergence entre ex-droite et ex-gauche pour « exploiter » le moment et le mouvement.

Par ailleurs, ce que tu appelles un « nouveau cycle de lutte » est très discutable. Le terme n’est pas aberrant si on prend le cas de la France où s’enchaînent des mouvements depuis 2016, mais c’est une exception. Aux EU par exemple il n’y a pas de fil conducteur entre « occupy » et BLM. Et même en France, la lutte sur les retraites suit le mouvement des GJ mais sans réelle continuité autre que celle d’une encore relative présence massive d’ex-GJ dans les cortèges. La présence de cortèges de tête dans les manifs en France ne peut suffire à qualifier le cycle ; d’ailleurs à ce compte ce cycle s’arrêterait avec les manifs antipass qui n’en comportent pas. Il nous semble même que le cortège de tête soit devenu une idéologie du cortège de tête (cf. déjà notre n°20) … et que la réalité de ce cortège soit battue en brèche aujourd’hui principalement par l’éclatement et même la désintégration interne des manifs et secondairement par la place disproportionnée qu’y prennent les antifa, le plus souvent sans aucun rapport avec la manif elle-même. C’était déjà le cas des BB pourrait-on dire, mais eux profitaient de la force politique de la manifestation et du mouvement, mais de sa seule faiblesse « militaire » pour en assurer un succédané, alors que les antifa et actuels participants des cortèges de tête nous semblent bien plus profiter de la faiblesse structurelle et politique des dernières manifestations comme celle appelée par les syndicats au mois de novembre.

Pour Temps critiques,

JW


Le 26/01/2022

Hi there

Thanks for this email, and apologies for the slow reply, it’s been a very busy month. 

Your arguments here are very challenging to our reading of the situation, but in ways that make things more complex not less, and we are very appreciative of that. 

As for your reading of property, my sense is that you must avoid many details in order to make the claim you make about property not being central. What I mean is, there’s a difference between a tactical repertoire and a broad framework that sets the ‘problem’ (problems, plural) of a struggle within which this repertoire is active. I think we emphasized the tactical repertoire, and the importance of property destruction within it as a way of blocking fascist hegemony, because we actually agree with you on another level that, as you say in the first sentence, there never was a determinate line or set of demands framing the struggle. For this reason, so long as the antagonism has a flexible frame and is able to continue mutating and growing (as we emphasize in our theory of the ‘meme with force’), the capacity to avoid fascist reterritorializations will depend to some extent on the tactics that become widespread. We should not confuse a willingness to use property destruction tactically to attack the rich or the ‘elites’ with a critique of all property. I think you’re right that the movement wasn’t properly speaking ’anti-capitalist’ (in fact: no mass movements today are, by our estimation…and this in spite of producing ethically communist phenomena in their midst with relative frequency), as it did not seek to abolish all social property. In other words, I think I agree with you about the general frame or lack thereof, but I would question the extent to which you wish to marginalize the violence by laying it at the doorstep of ‘outside agitators’ from the extreme left or right. This was not our perception, during several of the big days of action in Paris. Extreme leftists joined in the fun, but it was also GJs, suburban kids, and various others all at once. 

What you point to regarding the limits encountered by the movement seems correct to us and also to be of great importance. The disappearance of the roundabouts was a tremendous blow, and it’s not for nothing that the state expended so much energy attacking and crushing them. In an interview I did at the time, with friends from Rouen and Paris, they describe how the roundabout in Rouen had to be destroyed and reconstructed fifteen times. This indicates that the state is not so stupid, and clearly perceived the material basis of self organization of the movement. 

Lastly I appreciated your comments on the ‘cycle’ question, and that of the cortèges. I will think more about this, and try to reply more. I’m not sure, however, that I understand the significance, for your reading of our present moment, of this analysis you shared with me. Could you clarify why you feel the need to insist on the distinction between antifascists and BB from the rest of the movement in such stark ways? This seems like it risks falling prey, once more, to the idea of an “essential” movement that is then invaded by outsiders. That doesn’t seem like the basic situation we’re in today, globally: rather, it seems like whenever conflicts kick off, a plethora of different composing forces throw themselves in, and begin experimentally forming a composition. Why index tactics only to certain groups? What function does this play in your analysis? 

As a final note: our friends in Rome translated your text, that we published : https://www.archeologiafilosofica.it/valore-lavoro-e-il-lavoro-come-valore/

They asked us to tell you.

Best,

 Adrian 

and also I forgot to link to the interview I mentioned: https://communemag.com/the-counter-insurrection-is-failing/


Traduction : L.Cohen

Salut.

Merci pour ton e-mail, et toutes mes excuses pour la lenteur de ma réponse : le mois écoulé a été très chargé.

Les arguments avancés dans ton message posent des problèmes considérables pour notre lecture de la situation, mais de telle sorte que les choses paraissent plus complexes au lieu de moins complexes qu’auparavant. Ce que nous apprécions beaucoup.

Concernant tes remarques sur la propriété, j’ai l’impression que vous ne pouvez maintenir votre position sur le caractère non central de cette question qu’en faisant l’impasse sur pas mal de détails. J’entends par là qu’il y a une différence entre un répertoire tactique et le contexte plus général qui délimite le « problème » / les problèmes autour d’une lutte et à l’intérieur duquel ce répertoire est mis en œuvre. Je pense que si nous avons insisté sur le répertoire tactique et sur l’importance, dans ce cadre, de la destruction de propriété comme moyen d’empêcher l’hégémonie des fascistes, c’est parce que, à un autre niveau, nous sommes au fond d’accord avec ton affirmation dans la première phrase que le mouvement des GJ n’a jamais eu de ligne déterminée ni même de revendications unifiées. Donc, tant que l’antagonisme s’exprime dans un cadre mouvant et reste capable de transformation et de développement (aspect que nous soulignons dans notre théorie des « mèmes-avec-force »), la capacité à éviter des reterritorialisations fascistes dépendra dans une certaine mesure des choix de tactique qui se diffusent. Il ne faut pas prendre pour une critique de toute propriété une disposition tactique à détruire des biens comme moyen d’attaquer les riches ou les « élites ». Je pense que vous avez raison de dire que le mouvement n’était pas à proprement parler « anticapitaliste » (à notre avis d’ailleurs, cela vaut pour tous les mouvements de masse actuels, et ce malgré leur capacité à produire assez souvent des phénomènes communistes sur le plan éthique), étant donné qu’il n’a pas cherché à abolir toute propriété sociale. Pour le dire autrement, je pense être d’accord avec vous sur le contexte général ou son absence, mais je me demande si vous ne cherchez pas trop à marginaliser la violence qui a eu lieu en la mettant sur le compte d’« éléments extérieurs », qu’ils soient d’extrême gauche ou d’extrême droite. En effet, ce n’était pas l’impression que nous avions eue au cours de plusieurs journées de grande mobilisation à Paris. Des gens d’extrême gauche s’en sont certes donnés à cœur joie, mais il y avait aussi des GJ, des jeunes de banlieue et bien d’autres qui s’y sont mis.

Votre caractérisation des limites auxquelles s’est heurté ce mouvement nous semble non seulement bien vue, mais de la plus grande importance. La disparition des ronds-points aura été un coup terrible, et ce n’est pas un hasard que l’État se soit tant acharné à les attaquer et à les écraser. Dans un entretien que j’ai réalisé à l’époque, des copains de Rouen et de Paris m’ont raconté que le campement de Rouen a été démoli et reconstruit quinze fois. Cela laisse penser que l’État n’est pas si bête que ça et avait pris clairement conscience de cette base matérielle de l’auto-organisation du mouvement.

Pour finir, j’ai bien aimé tes remarques sur la question du « cycle » et sur celle des cortèges. Je vais y réfléchir encore et j’essaierai d’y répondre plus avant. Cela dit, je ne suis pas sûr de saisir la signification, pour votre interprétation de la conjoncture actuelle, de l’analyse que tu m’as fait parvenir. Pourrais-tu expliciter les raisons qui t’ont poussé à établir une distinction aussi tranchée entre les antifa et les BB d’un côté et le reste du mouvement de l’autre ? On voit poindre là le risque de retomber dans l’idée d’un mouvement « essentiel » qui subit ensuite l’invasion d’éléments extérieurs. Or, à l’heure actuelle, cela ne me semble pas correspondre à l’état des mouvements dans le monde. Je pense plutôt que dès qu’éclate un conflit, une pléthore de forces différentes s’y engouffrent et se mettent de façon expérimentale à constituer un ensemble. Pourquoi alors attribuer une tactique précise à tel groupe en particulier ? Et quelle place cette interprétation occupe-t-elle dans votre vision globale ?

Amitiés,

Adrian


Le 02/02/2022

Adrian,

C’est à 2 que nous te répondons car nous avons co-écrit dans le numéro 20 de Temps critiques : « Activité critique et intervention politique » qui parle des Gilets jaunes.

Nous ne savons pas si c’est un problème de traduction mais l’attaque symbolique des biens et la destruction de la propriété nous semblent deux perspectives différentes même si dans les deux cas, il s’agit bien d’une atteinte à la propriété. Par exemple, le premier terme peut recouvrir l’incendie du Third Precinct tandis que le second peut se comprendre de façon plus générale, telle une remise en cause de la propriété comme éléments du capital. Il faudrait nous dire précisément ce que tu entends par des « actions visant la propriété » ?

De manière générale, nous pensons que l’antienne marxiste de la « socialisation des biens » par le processus au cours duquel les travailleurs abolissent la propriété en s’appropriant et en socialisant les moyens de production détenus par une classe parasitaire n’a plus guère de sens dans une époque actuelle où les classes sont devenues introuvables. En effet, nous avons tenté d’expliquer cette dissolution/disparation dans ce que nous avons appelé « la révolution du capital » où, à la suite des échecs du dernier assaut prolétarien des années 60/70, le capital s’est restructuré ouvrant un nouveau cycle, sa dynamique ne se développant plus à partir des antagonisme historiques (ce qui sonne la fin du moteur qu’a pu être la lutte des classes) mais à partir de la part croissante du travail mort (les machines) au dépend du travail vivant par l’intégration de la technoscience dans le processus de production.

Pour revenir au mouvement des GJ, il illustra bien ce « pas de côté » et cette critique des conditions de vie dégradées dans le rapport social capitaliste en apportant de façon inédite la lutte sur des lieux liés au flux et la circulation des biens et des personnes. Cela nous a appris que la lutte ne peut plus guère être menée sur des lieux historiques que sont l’usine ou l’entreprise où le travail vivant à largement cessé d’être à la base du procès de production valorisation (restructuration, licenciement massif). Les lieux aujourd’hui qui nous paraissent déterminants sont ceux au centre de la reproduction des rapports sociaux et des flux (hôpitaux, écoles, transports, plateformes, entrées d’hypermarchés, nœuds routiers, artères commerçantes des hypercentres des villes) où la lutte se confronte directement à l’État comme interlocuteur garant de ces flux.

Quant à la place de la violence au sein du mouvement, il s’est trouvé que nous étions des rares à ne pas l’ignorer quand d’autres cherchaient purement et simplement à la minorer ou en ignorer la présence au cœur du mouvement. En ne respectant pas la règle du dépôt de manifestation, ou en occupant sans titre ni droit ces non lieux du développement urbain comme les ronds-points ils faisaient immédiatement violence à l’État. Et d’ailleurs, c’est ce sont ces occupations qui ont rendu matériellement possible l’éclosion d’une communauté de lutte active. Les Gilets jaunes dans leur grande majorité voyaient cela comme le simple exercice de leur droit fondamental à pouvoir manifester, se parler et mettre en place la fraternité présente au fronton de tous nos lieux publics.

Cela n’a pas empêché, dès les premiers temps, que de petits groupes déposent des parcours de manifestations et pas que sur Paris, mais il était impossible de s’y tenir vu le caractère hétéroclite que prenait les manifs GJ où se mêlaient pelle mêle des jeunes des banlieues, des ouvriers artisans, des handicapés, etc. et où la spontanéité et l’improvisation étaient souvent le maître mot pour s’engager exprimant cet engagement sur des voies encore jamais empruntées par des manifestants et surtout pas par les syndicats. Et ceci a perduré tant que les GJ ont conservé l’initiative sous la perplexité des forces de l’ordre qui avait toujours un temps de retard. Tandis qu’une fois passée la surprise du 1er décembre (et à la rigueur le 8) c’est au contraire le pouvoir et ces mêmes forces de l’ordre qui a déterminé le niveau de l’affrontement.

Pour ta question sur la distinction entre Blackbloc, Antifas et mouvement des GJ, nous pouvons répondre que si les minorités actives de BB se sont mises, un temps, au service du mouvement cela transcrit le fait que ce dernier n’arrivait pas à assumer par lui-même une violence diffuse et qu’il déléguait de fait la chose à des « spécialistes » où plutôt un groupe se présentant comme tel. Mais ce n’est pas simple car les BB ont aussi parfois desservi ce mouvement en provocant la confrontation sans la moindre stratégie collective donnant toute légitimité aux forces de l’ordre pour réprimer et tenter de disperser les manifs.

De plus il faudrait distinguer ville par ville leur action. Par exemple ce qui se passait à Paris relevait plus de l’exception que d’une règle. En effet les personnes qui « montaient » à Paris y allaient pour participer à ce qui leur semblait être une manifestation nationale où tout était possible parce qu’en dehors de chez eux et par exemple par des attaques contre des biens particuliers qui ne sont même pas des attaques contre la propriété mais des attaques contre des symboles de celle-ci ou du pouvoir, ou du luxe et de la richesse. Ces pratiques de BB relèvent pourtant, en partie, de personnes incapables de faire ces actions dans leur propre ville…

Avant d’en venir aux Antifas il faut signaler que notre livre L’événement Gilets jaunes ne reflète que partiellement notre activité durant le mouvement qui a eu lieu en participant aux manifestations et autour de l’assemblée générale (AG) lyonnaise des GJ. Celle-ci avec ces commissions (actions, revendications, etc.) nous a permis de bien distinguer les rôles et les lignes de force du mouvement. Même, si comme tu le dis et nous en conviendrons, lorsqu’un conflit social d’une certaine ampleur éclate, pléthore de forces différentes s’y engouffrent et se mettent à constituer un ensemble, il ne faut cependant pas être dupe de certains protagonistesqui comportent des positions de principe par exemple : les BB donnent la primauté à la violence contre les biens et les forces de l’ordre et inversement les chantres de la non-violence et de l’écologie radical qui veulent un mouvement pacifique.
Quant aux Antifas, ils venaient faire la leçon aux GJ en assemblée générale sur comment reconnaître un fasciste qu’il définisse comme l’ennemi de l’antifa, ce qui ne veut effectivement strictement rien dire pour un GJ qui ne pensent ni les « fascistes » ni les « antifa » comme des ennemis (ni d’ailleurs comme des amis). Ceci si bien que cela à fait fuir des GJ qui avait rejoint le mouvement pour son caractère au-delà des étiquettes politiques. Par ailleurs, si l’on s’en tient à l’exemple lyonnais sur les manifestations celui-ci est assez significatif des distinctions que nous faisons : au mois de février 2019, des fascistes ont attaqué les antifas présent en cortège dans la manifestation. Conséquence ? Ce jour-là un bon nombre de GJ sont partis écœurés ne voyant dans l’incident qu’une violence insupportable entre manifestants alors qu’ils venaient nouvellement rejoindre le mouvement à Lyon. L’action des Antifas au sein du cortège, avec leur guerre privée dont nous venons de donner l’exemple n’a pas constitué une réponse de fonds. Une fois les affrontements terminés les Antifas ne sont plus venus en AG. Pour ceux-ci tous les Gilets jaunes étaient suspects d’accointance avec des fascistes, c’était assez flagrant dans leurs interventions en AG.

Aujourd’hui tu cherches encore si les restes de GJ ont des sympathies fascistes ou non ce qui est un non-sens car pour nous il n’y a plus que des individus dans la rue et rien d’autres (Cf. l’article de Temps critiques : Les manifestations contre le pass sanitaire : un non-mouvement ?). De plus nous n’avons jamais eu l’intention de déterminer qui devait être exfiltré de la lutte ou non, ce sont aux mouvements de le décider et non des spécialistes de la bonne ou mauvaise idéologie. En ce sens, nous sommes maintes fois intervenus pour critiquer des positions (BB et antifa) à partir de notre insertion dans le mouvement comme « groupe non groupe » du Journal de bord.

Ju et Gzavier


Bonjour

Quelques précisions en complément de la lettre de Gzav et Ju

– Que voudrait dire s’emparer aujourd’hui de ces forces productives (et donc de la propriété des moyens de production) ? Dans quelle mesure ne sont-elles pas devenues aujourd’hui seulement « pour le capital » et non pas « progressistes » en général comme le concevait Marx dans son évaluation du MPC ?

-Par rapport à ce point fondamental les atteintes à la propriété que représentent les attaques ponctuelles contre leur représentation concrète (banques, pub des abribus), ne sont que des attaques contre des symboles de la propriété ou du pouvoir, ou du luxe et de la richesse, comme d’ailleurs celles contre des flics qu’on ne peut battre aujourd’hui militairement. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’opposer y compris physiquement aux forces de l’ordre, mais pas de la même façon que quand ce rapport de forces était moins déséquilibré (par exemple en 1968 et début des années 70).

-Alors que les BB pensent prendre l’initiative de l’affrontement eu donnant la primauté à la violence contre les biens et les forces de l’ordre, une fois passée la surprise du 1er décembre  (et à la rigueur le 8) c’est au contraire le pouvoir et ces mêmes forces de l’ordre qui ont déterminé le niveau de l’affrontement. Dans un premier temps le refus de l’Etat de procéder au corps à corps à travers l’action des CRS formés à cela mais où les risques de décès sont importants, a conduit à laisser faire les manifestants tant qu’ils ne pénétraient pas dans la « zone rouge », d’où les pillages du 1et et du 8 puis à un changement de stratégie des forces de l’ordre et l’arrivée du préfet Lallement, par tirs à longue distances et LBD pour faire mal (mutilations diverses), mais toujours en limitant les contacts physiques. Les BB comme d’ailleurs la BAC de son côté pouvaient donc opérer quelques raids sans que cela change le cours des choses. Le moment charnière a peut-être été celui correspondant à l’action avec le boxeur. A partir de là, les choses étaient réglées, chacun jouant sa partition sans surprise, d’autant que les fouilles préventives ôtaient toute spontanéité à un quelconque affrontement un peu moins asymétrique que celui entre manifestants désarmés et robocops. Pour résumer, et pour moi en tout cas, dès le 15 décembre, ce sont bien le pouvoir et les forces de l’ordre qui ont repris l’initiative et de fait, malgré de nombreuses actions moins visibles en semaine, le mouvement s’est mis à décliner de samedi en samedi si on juge cette évolution à la visibilité de ce qui se passait les samedis, puisque les ronds-points allaient être parallèlement démantelés sans véritable résistance. Pour se tenir les manifs ont commencé à être déclarées à Paris, même si en province la situation restait plus confuse, mais surtout la liberté de parcours était interdite, les flics coupant les ponts et sanctuarisant les hypercentres restreints des villes de province ce qui est très facie dans les villes de province et à fortiori pour celle traversées par un ou des fleuves délimitant les espaces.

-Si les BB étaient extérieurs au mouvement c’est surtout parce qu’ils se veulent tels en tant que « non groupe et surtout non groupe politique ; donc ils n’étaient pas plus extérieurs à ce mouvement-ci qu’ils ne l’avaient été au mouvement contre le projet de loi travail. En effet, ils négligent des différences théoriques et les préjugés éventuels contre le mouvement parce qu’ils privilégient toujours un commun possible qu’ils ressentent comme insurrectionniste, dimension qui ressort ou qu’il faut faire ressortir. D’une certaine façon, on peut dire qu’ils utilisent le mouvement, mais à l’inverse des « antifas », ils ne cherchent nullement à l’instrumentaliser. En effet, les premiers ne sont pas guidés exclusivement par leur idéologie (insurrectionniste) dans la mesure où celle-ci rencontre ou peut rencontrer la pratique d’un mouvement qui porte en son sein la possibilité de cette dimension quand il n’est pas étroitement encadré ; et c’est ce qui s’est passé avec les Gilets jaunes même si, comme disent Gzav et Ju cela a été aussi le produit d’une incapacité de ce même mouvement à penser sa propre violence … et, à Paris surtout, à s’en remettre à une nouvelle sorte « d’experts ».

-Les Gilets jaunes qui participent aujourd’hui aux manifestations antipass ne sont pas la frange fasciste des GJ qui rejoindrait les manifs Philippot de droite, mais comme nous le disons dans le dernier bulletin qu’on vient de t’envoyer ((« Un rééquilibrage … » dans la partie II), la queue de la comète Gilets jaunes, un noyau d’irréductibles y compris aux appels lancés par quelques GJ se croyant représentants du mouvement passé ou d’un mouvement qui perdure. Ils enfourchent les luttes au fur et à mesure, en toujours plus petit nombre. Ce sont des individus. Et nous en connaissons personnellement et sommes en rapport, au moins à Lyon, avec eux, mais nous ne sommes pas avec eux dans ces manifestations pour les raisons que nous avons exposé dans la brochure que vous avez traduite.

Bien à toi et à te lire

JW

Le livre « L’évènement Gilets jaunes » en une interview

Dans une courte interview ( https://youtu.be/TZGJhr85HL0 ) sur la chaîne Youtube Pour le cinéma Jacques Wajnsztejn développe quelques aspects significatifs du livre L’évènement Gilets jaunes qui compile jusqu’à mai 2019 nos textes majeurs sur le mouvement. Vous pouvez retrouver l’ensemble de nos publications sur le mouvement des Gilets jaunes sur la page récapitulative.

Capital, rapports à la nature et pratiques critiques

Cet échange faite suite à des questionnements de Max sur une liste de discussion (dans laquelle J.Wajsztejn a été inclus) à propos des limites de la théorie marxiste et plus précisément de la théorie du prolétariat à la lumière du présent et particulièrement des rapports à la nature que Max aborde sous l’angle du dérèglement climatique et de la sauvegarde de la diversité. C’est par sa lettre que nous commençons dans laquelle il maintient quand même des présupposés marxistes comme la « logique de la valeur » dont on peut douter que cette dernière soit à l’origine et la cause principale des phénomènes qu’il dénonce. J.Wajsztejn lui adresse ensuite quelques remarques…


Le 20 octobre 2021

Comme je l’ai déjà signifié plusieurs fois, j’aimerais bien que nos échanges ne stagnent pas dans la marigot du Sars-Cov-2, de la Covid, de Raoult… Je vous le demande : qu’est-ce qu’on peut bien tirer de tout ça ? Pour moi, je l’ai déjà dit aussi, l’important n’est pas l’histoire de la pandémie en soi. Je la vois, cette pandémie, comme un signe supplémentaire de l’approfondissement de l’emprise du capitalisme (et de ses États, en réseau ou par nations) sur nos vies en même temps que du dérèglement climatique et de la biodiversité. Et, à ce dernier plan, pas le signe le plus grave : les inondations, les incendies, les désertifications, les glissements de terrains, etc., tout ça à l’échelle du gigantesque, du tellurique, c’est plus inquiétant encore que l’épidémie d’épidémies.

Je souhaiterais qu’on en revienne au fil tendu par Michel l’ancien (Po) sur l’entrée dans une nouvelle phase de capitalisme d’Etat et ma réaction presque consensuelle à ça. Le « presque » est déclenché par le fait que Michel, dans son point de vue, n’inclut pas le problème du bouleversement climatique et de ses conséquences pour le moins dire préoccupantes. D’où la question posée dans mon précédent long courrier […].

Aujourd’hui, le capitalisme n’inquiète pas seulement par ses tendances autoritaires (surveillance, contrôle…) et ses visées transhumanistes, par quoi il essaie, comme toujours, de surpasser ses contradictions internes et ses crises économico-sociales aux dépens des hommes ; il nous angoisse parce que sa simple activité bousille les conditions physiques premières de nos existences. Cela, ce paramètre, c’est nouveau pour nous, il n’entrait pas – ou très partiellement et indirectement — hier dans nos pronostics sur la « santé » du capital. Maintenant, l’impact écologique (nocif) immédiat du capitalisme doit faire partie constamment et au premier chef de nos examens. D’ailleurs, cet impact de l’activité capitaliste sur le changement climatique, sur l’écologie, ne peut pas ne pas avoir de conséquence sur la vie en soi du capital comme système économique. Voyez les plans de transition énergétique, les Great New Deals…, dont ils nous rebattent les oreilles, c’est bien la preuve que le changement climatique, ça les préoccupe, ces messieurs-dames du capital. Bien entendu, tous ces plans seront, à plus ou moins long terme, vains pour la santé écologique de la planète.


Pour nous, cela doit être très clair : tant que le capitalisme vit, tant que l’on ne l’aura pas éradiqué, son existence aggrave chaque jour davantage la détérioration écologique générale. Il sera de plus en plus difficile de « réparer » les dégâts, de plus en plus impossible de le faire, même en société communisée. C’est la logique de la valeur et de la nécessité constante de la valorisation du capital qui est responsable de la catastrophe écologique où nous sommes entrés depuis plusieurs décennies ; la catastrophe n’est pas devant nous, nous sommes déjà en plein dedans. C’est la même chose qui, fondamentalement, explique les crises internes du capitalisme et le désastre de l’activité capitaliste dans la Nature. C’est pourquoi, lutter contre le désastre écologique et éradiquer la capitalisme composent une même action. C’est pourquoi, il ne s’agit plus seulement de renverser l’emprise politique du capitalisme mais encore de rompre avec la logique productiviste et travailliste à la base de la loi de la valeur. Contrairement à ce que nous disions naguère, rien du capitalisme ne peut plus servir, une fois corrigé, redressé et redirigé, à une société communisée. Plus rien de positif.

Vous ne trouvez pas, chers camarades, que c’est de ça dont il faut parler ? De ça et de la force sociale de masse en mesure de réaliser le programme d’éradication de la loi de la valeur. C’est l’autre grande question lancinante de l’époque. Là-dessus, le non-mouvement (comme dirait Jacques W.) des baladeurs anti-pass sanitaire du samedi ne nous aide pas du tout à répondre, bien moins, en tout cas, que les Gilets jaunes, qui avaient eux-mêmes des limites assez sérieuses.

Maxime


Lettre de J. Wajnsztejn le 2 novembre 2021.

Avec retard et sur quelques points d’une façon un peu décousue :

1- d’abord sur la valeur : Max qui ne raisonne plus dans les termes marxistes de la contradiction forces productives/rapports de production, nous fait un développement sur ses préoccupations environnementales, mais qui sont pour nous de l’ordre plus général du rapport des hommes à la nature et non propre au capitalisme. À la suite de quoi confondant valeur et capital, il veut éradiquer le capital qui suivrait la logique de la valeur ; or l’apparition et l’existence de la « valeur » sont bien antérieures au capital de plusieurs siècles et même de millénaires (un travail sur l’origine de la valeur que Marx n’a pas été fait et dans lequel, à notre avis Camatte s’est perdu [NB. nous ne sommes pas tous d’accord sur ce dernier point précis dans Temps critiques].

Donc nous ne comprenons pas trop ce qu’il veut éradiquer et en plus sous forme d’un « programme » qui serait à l’ordre du jour (est-ce le retour du programmatisme ? Nous ne le pensons pas quand même !). Comme nous l’avons écrit à différents endroits, c’est aujourd’hui le capital qui domine la valeur (d’où son « évanescence ») et c’est cela la spécificité de notre époque qui fait justement que l’élimination de la valeur ne peut être un objectif pour nous.

L’éradication de la valeur, c’est la société capitalisée qui tend à la réaliser en ne posant plus les questions qu’en termes de prix. C’est ce que montre actuellement la question des prix de l’énergie sans aucun rapport avec une quelconque « valeur » autre que celle qui provient et est déterminée par le rapport de forces entre offre et demande confronté à la logique bureaucratique des prix administrés ; l’État en France se chargeant de faire les « compensations » (le chèque énergie).

Parallèlement, et au niveau mondial cette fois, ce qui n’avait pas de prix parce que n’avait pas de valeur au sens économique du terme, tend à être privatisé et doté d’un prix au grand dam des défenseurs des « communs » (une variante post-moderne des services publics). C’est une tendance, à laquelle le capital et les États ne parviennent pas intégralement car sur ce point le capital n’a pas réalisé sa « communauté matérielle » pour parler comme Invariance ; il y a des obstacles et des résistances y compris de la part des États et des mouvements de lutte. Il y a donc encore des choses « qui n’ont pas de prix1 ». Donc, toujours en tendance et par hypothèse, la valeur peut être presque entièrement dominée par le capital comme nous l’observons aujourd’hui. La valeur n’a pas disparu, mais elle est comme effacée des réseaux et des rapports, elle n’opère que par défaut en quelque sorte. Le capital peut donc s’émanciper de la « logique de la valeur » et poursuivre son cours chaotique… sans s’effondrer.

2- d’une manière beaucoup plus générale, en se préoccupant essentiellement de « l’environnement », Max oublie que la lutte sur le climat y compris chez les Youth for climate n’est pas une lutte contre les autres transformations en cours du procès-capital.

Par exemple, aujourd’hui, on apprend que Facebook change de nom et devient MetaVerse : une étape de plus dans la virtualisation de l’ensemble des activités humaines que permet la puissance des technologies numériques actuelles. Le travail avec MetaVerse est non seulement un télétravail (ça, c’est aujourd’hui, c’est la préhistoire de la virtualisation de l’activité) ; le travail vivant tend à être effacé, supprimé par sa « réalité augmentée » ; il n’est plus en acte : il est en puissance et cette puissance n’est pas du tout une potentialité ; non, elle est effective, immédiate, actuelle.

Ainsi, la puissance totalisante (et non totalitaire) du monde numérique tend à supprimer toute extériorité, toute réalité étrangère ; de quelque nature que soit cette réalité : humaine, technique, physique, métaphysique ; qu’elle soit hostile, coopérante ou indifférente. Alors l’aliénation disparaît. Elle perd son caractère de captation du soi, de ses produits ou de ses œuvres par un autre que soi, une puissance qui a dépossédé le soi et à l’égard de laquelle il devient dépendant, soumis, voire esclave … consentant comme dans les théories post-modernes qui abandonnent la perspective dialectique (le négatif devient une « pensée erronée ») au profit d’un empirisme descriptif de la révolution du capital ; d’où le succès  outre-atlantique des déconstructeurs de la French theory, puis en Europe et ailleurs.  

Et s’il nous faut revenir sur la « théorie », c’est plutôt à partir de ce biais que cela est possible car c’est celui qui nous permet de maintenir vaille que vaille ou de rétablir le fil rouge, si ce n’est des luttes de classes, du moins des luttes contre le capital et le maintien du rapport passé-présent-futur. Ainsi ce qui se passe de ce côté là tend à rendre caduc l’ancien rapport dialectique entre aliénation et émancipation, un point central de la théorie communiste.

Et on assiste, si ce n’est à la disparition, du moins la dissipation, l’effacement de toute référence à l’aliénation (et aux aliénations). Comme notion et comme expérience individuelle et collective, l’aliénation s’est…absentée ! Pourquoi ? 

Une hypothèse (à réapprofondir) c’est, justement, l’intensification de l’englobement des activités humaines dans le monde du capital, dans la société capitalisée, où toute négativité disparaît ou plutôt est convertie en souffrance et victimisation subséquente, discrimination plutôt qu’inégalité, déviation, incapacité.

La séquence occupation des places pendant Nuits debout-manifs contre le projet de loi El Khomri-mouvement des GJ-mouvement contre les retraites, pouvait laisser penser à la possibilité effective d’ouvrir un cycle qui ne se résume pas à l’habituel balancier mouvement-défaite/mouvement-défaite, mais même avant le clap de fin du confinement on a bien vu que le mouvement contre la réforme des retraites n’arrivait pas à intégrer les caractères spécifiques et novateurs de la lutte des Gilets jaunes.

Pour les anciens Gilets jaunes nous ne croyons pas que ce soit une question de conscience. Mais ça c’est plutôt le fruit d’une « position » Temps critiques liée à notre cursus théorique mais aussi à notre expérience qui fait que nous ne « croyons » pas à la « conscience » et à l’importance de la prise de conscience. Par exemple, quand dans nos articles sur les classes nous disons que la théorisation de Marx, d’influence hégélienne, sur la classe en soi et pour soi nous paraît la plus acceptable, nous n’en acceptons pas pour autant le fait que cette conscience « pour soi » soit le fruit d’une accumulation d’expériences prolétariennes. Cette conscience là est finalement la conscience trade-unioniste où la notion de classe pour soi devient quasi corporatiste et définit l’aristocratie ouvrière qui accumule les droits et les positions au sein de la société bourgeoise d’abord puis pendant la société qu’on pourrait dire « salariale » de la période des Trente glorieuses.

Pour nous la classe pour soi est bien plutôt un surgissement comme par exemple en 68 en France et surtout en Italie entre 1969 et 1975 quand un certain et finalement incertain alliage s’instaure entre la classe ouvrière relativement garantie (et syndiquée) et de vieille tradition et la jeunesse prolétaire du Sud qui découvre et refuse la discipline du travail et de la ville (le sujet de la théorie opéraïste en quelque sorte comme c’était déjà le sujet des livres sur 68). « Pour soi » n’a alors rien d’une prise de conscience progressive où l’en soi se transforme en pour soi. En effet, les protagonistes du mouvement n’ont pas le temps de prendre conscience par un procédé réflexif qui demande du temps qu’ils n’auront jamais, mais tout d’un « orgasme de l’histoire » que chacun ressent dans ses tripes, une sorte d’électrisation où beaucoup sont prêts à tout risquer. Ce n’est pas de l’ordre de l’appropriation, car les prolétaires italiens ne se sont emparés de rien et en tout cas pas des usines ; ils ont manifesté un immense mouvement de refus qui a soudé les collectifs de lutte (cf. nos développements sur la communauté de lutte) ; alors plus rien de corporatiste et presque plus rien de classiste ne subsiste. De même en France, la CGT a occupé les usines, les jeunes ouvriers ont « occupé » la rue et les quartiers où ils ont retrouvé les étudiants.

Pour en revenir aux anciens Gilets jaune, nous ne pensons pas qu’ils aient « conscience » de la faillite de la stratégie des ronds points. Bien sûr qu’ils en ont vu les limites comme les étudiants de 2006 ont vu celles des blocages de fac ; il n’empêche que si un mouvement de ce type géo-sociologiquement parlant ressurgissait, les ronds points seraient sûrement à nouveau utilisés comme lieu. Non, ce dont ils ont « conscience » et nous aussi (mais le terme de conscience ne convient pas ici), c’est que nous sommes dans la nasse. Que le Covid et le confinement ont accru les séparations et l’isolement (là encore je te renvoie à notre dernière brochure). L’ex-Gilet jaune qui n’a pas chopé le virus de gauche au passage, est retourné cultiver son jardin parce qu’en dehors des périodes d’effervescence sociale, il n’y a plus rien ou presque. La lutte au quotidien sur les lieux de travail a depuis déjà de nombreuses années baissé d’intensité du fait de la détérioration du rapport de forces capital/travail au détriment du travail. C’est bien ce qui faisait le décalage entre le mouvement des Gilets jaunes qui affrontait le capital, mais sur un autre terrain que celui du travail et des luttes quotidiennes sur ce terrain du travail devenues dérisoires où changeant de nature (souffrance au travail harcèlement, discriminations, etc) rendant difficile si ce n’est impossible un approfondissement de l’affrontement sans que l’unité soit un préalable. À la place on eu droit à l’idée de « convergence » des luttes bientôt transformée en tarte à la crème des apprentis bureaucrates du climat et des bureaucrates confirmés de la fraction de gauche des syndicats. Des coquilles vides (cf. le texte de Greg, Gzav et Ju dans le numéro 20 de la revue).

On peut dire que les ex-Gilets jaunes ont fait l’expérience de tout ça. Ils en sont sortis « vaccinés ». Il en restera peut être quelque chose, mais ce serait une erreur de penser que grâce aux prises de conscience successives, il y aurait comme un cumul possible de toutes ces expériences qui ferait progresser le prochain mouvement. Historiquement, il n’en est rien : après chaque mouvement qui porte atteinte à l’ordre établi s’il n’y a pas victoire il y a défaite et on repart de zéro ou presque. Et on pourrait dire que c’est vieux comme le monde ; la seule spécificité du capitalisme en tant que mû par sa dynamique et non sa simple reproduction, c’est qu’il se montre parfois capable de recycler des moments ou des thèmes de sa propre contestation. C’est pour cela que la société du capital a introduit une rupture dans le schéma théorique originel de Marx qui faisait se succéder révolutions et contre-révolutions. Ce que nous avons appelé la révolution du capital peut-être considérée comme une tentative de réaliser l’Aufhebung hégélienne sous la forme de ce que nous avons nommé « englobement2 » plutôt que dépassement parce que le rapport social capitaliste ne dépasse rien tant que ce rapport existe2.

3- sur une question de Max qui demandait à JW pourquoi à Temps critiques nous ne parlions jamais du climat et de l’écologie, JW lui a répondu ceci :

« Ce n’est pas que je sois climato-sceptique, mais c’est la même chose que les vaccins. Ce sont les même qui détruisent et soignent. Pfister et Astra Zeneca sont impliqués dans les plus gros scandales dus aux pratiques de Big pharma et tout le monde croit à des vaccins miracles en moins d’un mois ; de la même façon le danger climatiques est dénoncé par les membres du GIEC qui sont presque tous mouillés dans la croissance, l’industrialisation à outrance, la « gouvernance mondiale », de la même façon que le club de Rome de 70 était composé des plus gros soutiers du capitalisme à l’époque (Mansholt et Cie).

Mais par dessus tout, je suis persuadé que nous n’avons aucun poids sur cette question. Il est du ressort des grandes puissances et les Greta Grundberg et autres sont financés par l’hyper capitalisme du sommet à travers ses organisations internationales comme la Commission européenne. Greta ne fait pas “la route” comme Kerouac, elle parcourt le monde en classe affaires sur les plus grandes lignes internationales et est reçu par les chefs d’État et à l’ONU. Libération leur consacre plusieurs pages ce samedi 30 octobre en se réjouissant, comme Max, que les nouvelles générations…

En ce sens Ferry à l’époque de son livre sur les rouges-bruns écologistes a raison. Le climat c’est une question que les États ou les organisations internationales ne peuvent se poser que dans des termes autoritaires et en tant que libéral éclairé, il est contre.

Nous pouvons ajouter que nous avons consacré à cette question (mais à travers le prisme des « rapports à la nature ») la totalité de notre n°11 (disponible sur le site) et plus récemment des échanges entre Joao Bernardo, Philippe Pelletier et JW, disponible sur notre blog à https://blog.tempscritiques.net/archives/1927

La question du climat et du sort de la planète pose en outre deux problèmes par rapport à la vision marxienne, même hétérodoxe.

Le premier est celui du point de départ qui, chez Bordiga par exemple, est clairement l’espèce humaine même s’il fait le lien avec « la croute terrestre ». Chez les catastrophistes ou même parfois chez les décroissants, on a souvent l’impression et peut être de plus en plus, de positions qui tendent vers ce que les américains appellent la deep ecology ; un parti pris écologiste fondamentaliste qui, dans ses versions les plus extrêmes place la continuation de la vie sur terre avant le sort de l’espèce humaine (c’est le courant Earth first3 dont le slogan est No Compromise in Defense of Mother Earth ).

En font foi, par exemple, les articles des grands médias sur les arbres qui ont une sensibilité, qui communiquent entre eux et dont on peut capter les messages.

Des positions qui conduisent à ne plus pouvoir poser la question fondamentale pour nous et toi sans doute, des rapports à la nature dans la mesure où ce qui prédomine alors c’est une position holiste selon laquelle la planète est un biotope qui est un tout, qu’il n’y a pas de séparation entre le monde humain et le monde vivant et que donc soit cesser la suprématie de l’espèce humaine sur les autres espèces vivantes.

Le second problème est celui de l’angle de tir ; par tradition, le notre est celui, dialectique, de la critique. Dans cette perspective nous nous attachons donc à critiquer une dynamique du capital qui peut trouver dans le capitalisme vert de quoi se vivifier malgré les contraintes environnementales que cela poseraient au capital en général. Les stratégies dans ce domaine peuvent aller jusqu’à une critique du “progrès” ; la tendance dominante étant maintenant “décadente” pour réutiliser un vieux terme. Comme nous l’avons dit plus haut, il n’y a sur cette base que peu d’interventions possibles, autres que celles d’actions coup de poing illégales et avant-gardistes telles celles à prétention radicale menées un temps par Riesel par exemple ou par la COP 21 ou Alternatiba aujourd’hui. Ou alors, il faut abandonner cette position critique car la critique serait interne au rapport social capitaliste (elle conforte le capital dit Camatte). Dans cette perspective il faut alors faire sécession où/et affirmer des positivités, des alternatives ici et maintenant y compris sur le terrain.

4- sur le rapport au travail : venant d’écrire un livre sur l’opéraïsme italien4, nous ne pouvons que nous élever contre une interprétation des quelques réactions actuelles par rapport à la reprise du travail après les confinements comme relevant de la même révolte et a fortiori signification, que les actions (et non réactions) de l’époque opéraïste dont le contexte et le rapport de forces étaient fort différents. Par ailleurs les informations fournies par les médias ou même les réseaux mélangent allègrement des actions de « démission » ou de malédictions du travail aux USA alors que les motifs en sont disparates. De ce fait, certaines interprétationstendent à assimiler peu ou prou ces réactions aux pratiques critiques de turn over et d’absentéisme de la fin des années 1960-début 70.

Ces réactions ne sont pas assimilables à un refus « générique » du travail « le refus du travail » des ouvriers italiens en provenance du Sud de la péninsule, tout simplement parce que la révolution du capital a transformé le travail, le temps de travail, le contenu du travail et sa nature. Dans les pays/puissances dominants, la valeur n’a quasiment pas (ou plus, là encore nous ne sommes pas forcément sur une seule position) sa source dans le « taux d’exploitation » de la force de travail ; dans ce qui était un rapport de production fondé et centré sur le procès de travail. Elle est dominée par la capitalisation de toutes les activités humaines de jour comme de nuit…Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a plus … « exploitation » … au sens courant du terme. 

Dans ces réactions actuelles au travail, il s’agit de cris de souffrance, de frustration et de révolte mêlés et cette expression n’est pas collective ; elle est particulière, individuelle, subjective. Y voir une conscience collective serait une fiction puisque, en tendance, c’est maintenant la notion et l’expérience d’une conscience collective qui sont altérées, dissoutes, décomposées parce qu’à partir du travail il n’y a plus que des « expériences négatives » (et négatives au sens premier et pas au sens du « négatif à l’œuvre ») et non plus « l’expérience prolétarienne » dont parlaient à la fois Socialisme ou barbarie des années 1950 (dans son numéro 11) et les opéraïstes des années 1960.  

Notre abandon de toute référence à la « prise de conscience » ou à la « conscience de classe » pourrait être revisité à la lumière (sombre !) de ce phénomène de « perte de conscience » ou, ce qui est proche, de recherche « d’états altérés de conscience ».

D’abord ceux qui relèvent du complotisme sous toutes ses formes à travers les réseaux sociaux. Sans épargner totalement le mouvement des Gilets jaunes, ils n’en étaient pas la caractéristique principale ; ce qui est plus douteux pour le « non mouvement » actuel autour du refus du passe sanitaire (cf. Interventions n°18 disponible sur notre site).

Ensuite, plus en marge certes, l’action relativement récente, mais récurrente d’un phénomène comme celui des Blacks Blocs qui exprime le refus de se définir politiquement et d’affirmer une identité comme groupe d’intervention ; ou plus marginal encore, les rave party (une décomposition de l’attitude plus politique du « no future » des années 1980-90 ?) et diverses conduites qu’on pourrait dire borderline.

Malgré les différences entre ces pratiques, elles manifestent deux points communs :

  • le premier, c’est qu’elles ne semblent pas avoir d’existence objective parce qu’elles n’existent que dans leurs actions immédiates, le caractère objectif étant mis entre parenthèse. C’était déjà le cas pour les Gilets jaunes, par exemple, qui mettaient entre parenthèse leur activité-de travail pour parler de leurs conditions en général considérées plus du point de vue du « ressenti » que de la « conscience » ;
  • le second, c’est que toutes partent d’un comportement individuel qui s’exprime collectivement inversant ce qui a été le sens du rapport collectif/individu (le « prolétaire-individu ») dans les mouvements de classe prolétariens ; comme si, du fait du niveau atteint par le procès d’individualisation, les individus lambdas singeaient le fonctionnement de la formation de la classe bourgeoise (« l’individu bourgeois ») … en l’absence de toute possibilité actuelle de reformation de classe.

C’est cette difficulté à objectiver les luttes et plus généralement les pratiques et comportements qui fait qu’au mieux, pour les Gilets jaunes par exemple, la tendance à faire communauté passe principalement par la communauté de lutte qui constitue alors l’objectivation de leur lutte, mais une objectivation fragile et instable car ne reposant que sur la lutte. Elle peut donc en perdre sa finalité confondant moyens et fins en cherchant à perdurer en dehors et après le mouvement comme lorsque aujourd’hui des restes de Gilets jaunes tentent d’investir le champ anti passe sanitaire.

5- Tout en traçant les limites et impasses de la « théorie communiste » au sens large, Max continue à penser qu’il s’agit de refonder la théorie de notre temps sans voir qu’il n’y a plus aucun support ou sujet au sens historique et classiste de ce terme pour en être la base. Ce sont les Gafam, Big pharma et les bio-techno, le GIEC et autres experts qui font aujourd’hui la « théorie » de la révolution du capital en réalisant une sorte d’idéal praxique que nous sommes bien en peine d’effectuer, d’où au mieux des oscillations entre activisme et positions de distance critique ou tout bonnement de repli.

JG et JW

Première semaine de novembre 2021

  1. cf. Le livre d’Annie Lebrun, Ce qui n’a pas de prix (Stock, 2018) et les commentaires de J.Guigou, ici. []
  2. cf. J.Guigou et J.Wajnstejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée. L’Harmattan, 2016. []
  3. Parmi les actions variées menées par les groupes US, plusieurs consistent à tenter d’arrêter les abattages d’arbres dans les forêts pour empêcher l’installation de puits de pétrole, comme on peut le voir dans cette video. []
  4. J.Wajnsztejn, L’opéraïsme italien au crible du temps, À plus d’un titre, 2021 []

Comment les luttes actuelles ont finalement rejoint leur « canal historique »

Avec le recul que donnent plus de deux mois de lutte se font jour les limites d’une grève forte, du moins dans les deux secteurs qui l’ont initiée (RATP et SNCF), mais limitée par un cadre prédéterminé et restreint : celui des retraites. La différence est frappante entre un mouvement qui se veut radical dans son opposition à un projet de l’État, mais qui ne fait que réagir sans porter la contestation à un autre niveau ; et le mouvement des Gilets jaunes qui à l’occasion d’une mesure conjoncturelle, a priori anodine, d’augmentation du prix du carburant a saisi cette opportunité pour prendre l’initiative et lancer une révolte posant la question des conditions générales de vie et de leur supportabilité. Que les Gilets jaunes n’aient pas « gagné » ne change rien à l’affaire ; ils n’ont pas non plus été battus et tout le monde s’y réfère encore soit pour les louer soit pour les vomir. On peut dire que la question qu’ils ont posée hante encore tous les puissants et leurs affidés.

Le mouvement sur les retraites pose lui aussi des questions, mais c’est comme s’il ne se les posait pas aussi à lui-même. Du fait de cette autolimitation, il n’a pas d’autre choix que celui de s’enfoncer dans un bras de fer contre le gouvernement avec un rapport de forces plus qu’incertain puisqu’il laisse de côté des fractions de la population dont les conditions sont les plus précaires. Ces dernières, qui ont été ou auraient pu être des Gilets jaunes, sont seulement appelées à rejoindre les personnes « vraiment mobilisées », c’est-à-dire les grévistes, pour des actions ou manifestations qui retrouvent ou reproduisent la routine des pratiques syndicales et militantes. La prolifération de ce qui relève plus de l’effet d’annonce que de l’action proprement dite donne le tournis au point qu’on pourrait même se laisser aller à rêver qu’on est à la veille d’une révolution, alors que la plupart de ces rendez-vous ne concernent qu’une poignée d’individus et de militants, souvent les mêmes1. Ce qui demeure de l’évènement Gilets jaunes n’échappe pas à ce processus de délitement qui les voient « acter » chaque samedi leur survivance sans autre effet que de maintenir des forces de police en alerte.

La base de ces rendez-vous reste inchangée, c’est celle de l’agitation sur le retrait de la réforme et la défense des conditions existantes. Cela montre à quel point et contrairement à ce que disent des journalistes, sociologues ou politologues, il n’y a pas de « giletjaunisation » du mouvement, ni au niveau de la forme où l’organisationnite remplace la spontanéité de la révolte ; ni dans le contenu, car ce ne sont pas les conditions générales de vie qui sont posées et par conséquent mises en question. Chacun reste sur la base de son métier — quand celui-ci en mérite encore le terme dans une société capitalisée qui tend à transformer tout travail vivant en travail simple et auxiliaire de la puissance technologique. Vu les restructurations industrielles et l’automatisation de nombreux services, autant dire que ces situations professionnelles ne concernent guère plus que le secteur public ou certaines professions libérales au statut relativement dévalorisé (avocats, médecins hospitaliers) par leur augmentation en nombre et la concentration géographique de leurs membres.

Un impensé lourd de conséquences : la crise de la centralité du travail

Les luttes sur les retraites proprement dites n’ont véritablement commencé qu’en 2003 et à un moment où, parallèlement, ce qui émergeait, sans être explicitement posé, sauf par de petits groupes critiques, mais sans influence sur le terrain, c’était la perte de centralité du travail vivant dans la valorisation capitaliste, avec l’accélération du processus de substitution capital/travail et en conséquence l’inessentialisation de la force de travail. C’est approximativement aussi à cette époque que l’État a pris les premières mesures pour « compenser » la mise hors circuit de plus en plus d’individus qui ne cochaient plus les bonnes cases (création de la CMU, du RMI) sans pour cela céder sur un revenu d’existence garanti (cf. la réponse de Jospin au mouvement des chômeurs en 1998 et son refus d’une « société d’assistance »).

Cette crise de la centralité du travail s’est répercutée sur la conscience de ce que représente aujourd’hui la retraite. Comment les jeunes précarisés et les chômeurs pourraient-ils et surtout voudraient-ils rejoindre le mouvement actuel qui ne fait que défendre des catégories ou professions « garanties », alors qu’eux-mêmes sont des produits de la segmentation du marché du travail et de sa différenciation profondément inégalitaire ?

Jeter sa blouse et après  ?

Il semble extraordinaire et positif à certains que des « personnels » jettent tout à coup leur vêtement de travail (ou leurs instruments de travail pour les enseignants) à la figure de leurs ministres. Là encore, transparaît la différence entre cette geste actuelle et celle de l’année dernière où des individus n’avaient tellement rien de signifiant à jeter qu’ils ont au contraire enfilé une sorte de vêtement censé les faire exister ou au moins les rendre visibles. À l’inverse, dans le mouvement des retraites il ne s’agit que de montrer son mécontentement de l’offense faite à la profession et de se rhabiller ensuite si l’on obtient satisfaction. Ce qui pose problème à ces « personnels », c’est de ne plus être considérés que comme des travailleurs comme les autres. C’est leur perte de statut. En effet, il n’est pas question pour eux de jeter une bonne fois pour toutes ces vêtements ou instruments de travail en ce qu’ils ont de symboliques, puisqu’ils sont encore un peu le signe d’une position sociale reconnue. Ils restent dans la posture que procure la « position » et cela d’autant plus quand le fait de se mettre en lutte est tellement inhabituel dans leur secteur qu’ils en retirent un surcroît de prestige.

Combien sont prêts, parmi eux, à abandonner des différenciations de salaires à leur profit pour un même travail ? Pour ne prendre que l’exemple le plus extrême, combien d’enseignants agrégés au salaire plus élevé que les enseignants certifiés, tout en ayant 3 heures de cours en moins par semaine, sont prêts à accepter le passage à un horaire égal (donc en hausse pour eux et en baisse pour les autres)2 ? Et on ne parle même pas d’une réévaluation égalitaire des salaires dont l’écart ne va faire au contraire que croître avec l’ancienneté et a fortiori pendant le temps de retraite3!

Dans le cadre plus étroit de la réforme des retraites le « Tous ensemble », slogan repris de 1995, sonne faux car il recouvre, pour ne pas dire cache, des situations de plus en plus diverses et où l’unité ne peut, au mieux, que se réaliser dans la phase ascendante du mouvement, chaque catégorie pouvant espérer peu ou prou profiter d’une victoire ou au moins du recul du gouvernement. Mais dès sa retombée, la prétention du « Tous ensemble » laisse transparaître son artificialité où c’est le sauve-qui-peut et le chacun pour soi qui domine.

C’est ce à quoi on a assisté avec des négociations séparées qui ont été entamées dès le début des grèves, mais dans la plus grande discrétion puisque le gouvernement tenait publiquement la ligne d’un projet non négociable. Jusqu’à ce que soient rendus publics leurs résultats, à savoir la mise en place de toute une panoplie de régimes dérogatoires au projet de réforme concernant de nombreuses catégories ou professions. Les pompiers en sont pour le moment les derniers bénéficiaires après leur coup de sang contre les forces de l’ordre.

Mais on peut être aussi étonné par des déclarations pour le moins décalées comme celle du représentant CGT des éboueurs de Paris qui a annoncé à la presse que les éboueurs étaient prêts à prendre la relève des cheminots ou traminots, alors que jusque-là, conscients de sa responsabilité ce syndicat avait freiné des quatre fers pour que Paris ne se noie pas dans sa propre « merde » (sic…) et par des annonces syndicales et médiatiques selon lesquelles de nouveaux secteurs entreraient dans la grève. Voilà bien une drôle de conception de la grève générale !

C’est peut-être la seule surprise de ce mouvement de grève car, pour le reste, il n’a effectué, pour le moment, aucun véritable pas de côté. On est resté dans les clous de ce qui est attendu par le pouvoir et tolérable pour les syndicats. Aucun dépassement de « fonction », excepté de la part d’enseignants qui prennent la responsabilité de bloquer le passage des épreuves de contrôle continu (E3C) en lien plus ou moins étroit avec des lycéens. De fait, cette initiative bouleverse le « bon ordonnancement des choses » en ce qu’elle oblige tout le monde à se déterminer ; l’administration, bien sûr, qui doit décider si elle fait intervenir la police ; et les parents qui s’émeuvent d’une épreuve passée dans de telles conditions et de ce que cela signifie d’un point de vue politique plus général. Mais en l’état actuel de la situation, ces pratiques restent très minoritaires, aussi bien chez les enseignants que chez les élèves et la répression peut s’exercer comme du reste on a pu s’en apercevoir depuis mi-janvier.

Ce mouvement est prédéterminé par des présupposés de « l’ancien monde » qui l’inscrivent dans des négociations entre partenaires sociaux. Un paritarisme qui est, de fait, réduit comme peau de chagrin par les tenants du « nouveau monde » ; dès lors, le mouvement ne pouvait même plus représenter une force syndicale. Il ne pouvait agir que comme groupe de pression et de défense des « acquis sociaux » dont la retraite par répartition, les régimes spéciaux et les services publics. Cela n’impliquait pas forcément son échec, mais restant sourd aux transformations fondamentales du capital seulement considérées comme néo-libérales, il y a trouvé sa limite : l’incapacité à entraîner avec lui les fractions les plus prolétarisées de la force de travail. Par ailleurs, la masse des Gilets jaunes ne s’y est pas plus reconnue, même si sa fraction la plus résistante a essayé de jouer son rôle au sein des cortèges de tête.

Le mouvement sur les retraites a certes refusé le « dégagisme » des Gilets jaunes, par trop « populiste » pour lui, mais cela a été pour reproduire la vieille séparation entre ce qui est du domaine syndical et ce qui est du domaine des partis politiques : voilà les municipales et l’idée que tout cela : la grève et « l’opposition » majoritaire au projet, va se traduire dans les urnes.

Le résultat en a été de lui ôter toute force politique autonome.

Temps critiques, le 12 février 2020

PDF : Comment les luttes actuelles ont finalement rejoint leur « canal historique »

 


Des échanges ayant fait suite aux premiers envois du présent tract :


 

Je voulais juste revenir sur un point de ton article. Il est difficile d’affirmer que la contestation contre les E3C est minoritaire. Elle correspond à 40 % des personnels. Mais le rectorat avait mis en place un protocole permettant de faire passer les épreuves :sujets choisis par les inspecteurs, surveillance par du personnel extérieur et copies numérisées. Le rectorat était fort de son expérience du dernier bac.
Fait aussi marquant à Toulouse, l’appel des syndicats et l’appel des gilets jaunes se sont fait à des heures différentes les jours de manifestations. Il y a eu une véritable rupture à partir du 7 janvier.

Salut Jacques et à bientôt.

 



 

MERCI BEAUCOUP !

Bonne analyse de cette probable dernière grève du vingtième siècle qui s’est déroulée près de vingt ans après la fin de ce vingtième siècle !

Patrick

 



 

Oui et cela marque bien en quoi l’idée de « convergence » de 2018-19 était un leurre que les fractions de gauche des syndicats venaient vendre aux Gilets jaunes.

Comme nous le disons aujourd’hui dans notre dernier texte, la lutte est retourné à son canal historique. Or, si tu vas un peu plus fouiller dans nos textes sur notre site tu verras que nous y défendons l’idée d’une rupture définitive de ce qui a pu être appelé « le fil rouge des luttes de classes ».

Rejouer à renouer le lien comme l’a essayé ce mouvement de grève est de ce point de vue mortifère même si, pour beaucoup, tout cela se fait de bonne foi.

Bonne soirée,
Jacques W

 



 

Merci camarades (!) pour cet effort d’analyse et d’écriture.

Mon grain de sel :

Paradoxalement, c’est le gouvernement qui, peu à peu, dans la durée du mouvement de grève de la SNCF et de la RATP a réussi à apparaître comme le défenseur de l’intérêt général et les grévistes comme les empêcheurs de se déplacer librement car ils n’ont pas défendu le service public du transport…mais l’ordre social issu de la CNR.

Les grévistes n’ont pas imaginé le transport gratuit ne serait que le temps d’une journée de grève! mais dès lors les vélos, la marche à pied pour le folklore parisien se sont développés et surtout l’habitude du « covoiturage » -le chiffre d’affaire de blablacar a quadruplé sans redescendre significativement après la grève-, et des cars Macron qui d’après les rumeurs (à vérifier) en ont profité pour augmenter leur tarifs. Et la SNCF et la RATP auront perdus des « clients ».

…alors que la libéralisation, de tout, prônée par le gouvernement actuel en a profité pour faire un pas en avant.

Eric G.

 



 

Eric,

Nous avons beaucoup discuté avec des cheminots, ils sont incapables de se poser les questions en ces termes. J’ai côtoyé des cheminots gilets
jaunes pendant un an l’année dernière, plusieurs fois par semaine ; à part un ils étaient incapables de se présenter comme autre chose que cheminots, à l’AG Gilet jaune par exemple, alors que le propre du mouvement était, entre autres, de ne pas mettre en avant le travail et surtout le métier mais les conditions de vie en général. De fait ils cherchaient à impressionner une assemblée disparate, populaire mais peu ouvrière du haut de leur position d’aristocratie ouvrière. Le plus paradoxal étant que comme il y a proportionnellement de moins en moins de « roulants » à la SNCF on se demande un peu à partir de quoi ils peuvent bien se prévaloir de cette position, surtout quand ils ont moins de 40 ans …

Pour eux ce qui compte c’est 1° la « convergence » … sur leur base, c-à-d comme tu le dis celle du CNR (deux d’entre eux étaient présents
par exemple mardi soir à l’appel d’une coordination Croix-Rousse pour une sorte d’hommage qui ne disait pas son nom à Ambroise Croizat « l’inventeur de la Sécu » !) dont ils ne risquent pas de rencontrer des salariés du privé et encore moins des chômeurs ; la radicalisation de la forme de la lutte et non de son contenu (la grève reconductible comme panacée).

Voilà pour le moment,
Bien à toi,

JW

  1. Cf. par exemple une semaine d’agitation à Lyon telle que présentée (à la fin de l’article : https://rebellyon.info/Battre-le-pave-tant-qu-il-est-chaud-suivi-21801) sur les listes du groupe Lyon-centre des Gilets jaunes (dont personne ne sait plus qui l’anime) et où on trouve concentré tout ce que le mouvement des Gilets jaunes avait su éviter : appeler « en lutte » le simple fait de se réunir, affirmer de fait ses particularismes (non-mixité, écriture inclusive) alors qu’on a sans arrêt l’unité à la bouche, donner une ampleur étudiante à un mouvement quasi inexistant dans ce secteur et enfin faire passer ses intérêts corporatistes à l’intérieur d’un mouvement général (cf. blocage du siège patronal de la métallurgie, l’UIMM, pour « gagner une convention collective de haut niveau »). []
  2. Quand en 2000, Allègre, alors ministre de l’Éducation nationale du gouvernement Jospin, a proposé cette mesure, cela a été un tollé quasi général de la part des syndicats… []
  3. Même constatation avec les danseuses de l’Opéra de Paris qui ne sont pas prêtes à inscrire à leur régime de retraite spécial extra-large leurs collègues des sept opéras de région. Et pourtant là encore tout le monde de se congratuler au cours des manifestations parisiennes quand elles produisent leur spectacle, car de même que la lutte des Gilets jaunes étaient « négativée », celle-ci est positivée. D’un côté, elle ne fait pas peur au pouvoir ; de l’autre elle conforte l’idée fausse d’une opposition générale au pouvoir. C’est du « gagnant-gagnant » à la mode syndicale. []

Remarques générales sur les grèves autour des retraites à partir d’un tract du groupe Mouvement communiste

Charles,

Avec beaucoup de retard, quelques remarques sur votre texte retraite (Battre la réforme des retraites de Macron, c’est relancer en grand et partout la lutte pour augmenter les salaires).
Des points communs avec nos textes comme la méfiance envers les « interpros » et un jusqu’au-boutisme bien souvent de façade puisqu’il n’ouvre pas sur d’autres contenus que la défense du système actuel de retraite (et de l’école actuelle pour les enseignants).

Mais des désaccords :
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Compte rendu de la manifestation du 24 janvier à Lyon.

Environ 10000 personnes maximum (la préfecture annonce 8000 soit le plus haut chiffre de province).

La mobilisation s’est donc non seulement maintenue mais s’est un peu amplifiée par rapport au jeudi précédent. Toutefois, un changement dans la composition du cortège. Pour la première fois depuis longtemps le cortège de tête qui a atteint parfois les 40 à 50% de la manifestation totale est cette fois beaucoup plus réduit avec à peine 2000-2500 personnes. Pas vraiment de Black bloc et moins de Gilets jaunes que la semaine précédente. La manifestation s’élance avec toujours autant de retard (la stratégie habituelle de remplissage du vide par la CGT) ce qui cette fois provoque plus que d’ordinaire une absence de combativité et un air de discussion entre copains au soleil d’hiver où invariablement se pose la question de savoir ce qu’on fait là.

Aussi des lycéens nettement moins nombreux que la semaine précédente (d’après L.).

La manifestation est sans entrain, la police très en retrait et on apprend assez rapidement que cela s’explique en partie par des négociations à même la manif entre responsables syndicaux et la Préfecture parce que cette dernière vient d’interdire le passage par la rue de la Barre pour éviter les dégradations diverses qui affectent le nouveau « temple du capitalisme » qu’est devenu l’Hôtel Dieu.

Mais la CGT a dû obtenir quand même de maintenir le terminus de la manif à Bellecour puisque la police ne nous empêche pas de traverser le Rhône.

A proximité de la rue de la Barre le dispositif policier est en place. Les premiers rangs de manifestants se rapprochent des camions et les premières grenades éclatent. Mais c’est moins violent que la semaine passée car le cortège de tête s’est disséminé et ne fait pas vraiment bloc alors que la CGT a freiné, mais accélère dès les premières grenades pour éviter tout abcès de fixation de manifestants pouvant entraîner des incidents. Dès lors les grenades et le camion CGT poussent dans le même sens à une dérivation vers Antonin Poncet plutôt que d’aller au contact des camions de la police. Quelques nouveaux grenadages plus loin la foule rejoint Bellecour, mais comme la police a l’air de trouver que ça ne se disperse pas assez vite, nouveaux grenadage sur les traînes savates de la fin de cortège.

Un feu de poubelles devant le Monoprix attire une dizaine de policiers qui se blottissent contre un ancien kiosque à journaux pour surveiller la situation. Ils subissent insultes et quolibets, mais la situation en reste là puisque pas de bacqueux à l’horizon et pas de volonté d’en découdre de part et d’autre.

Compte rendu de la manifestation du 16 janvier 2020, Lyon

11h30 Manufacture des tabacs

Environ 8000 personnes soit la moitié du jeudi précédent. Cortège de tête en baisse dans les mêmes proportions avec environ 2000 personnes composée des Gilets jaunes en assez grand nombre puis les « indépendants » ou manifestants « en liberté » autour des Gilets jaunes. Le bloc en noir ne se mettra en place que progressivement.

Un assez gros groupe plus ou moins étudiant suit derrière une banderole contre la réforme, mais il hésite à rester coller en arrière à la manif CGT ou à se coller avec l’avant ce qui fait que l’avant de la manif n’arrêtera pas de freiner car elle avance à une vitesse Gilets jaunes.

Le camion CGT a appelé en début de manif le ban et l’arrière ban des syndicats pour arriver à trouver deux personnes par syndicat pour faire le SO de la manif syndicale. La CGT est toujours dans l’ouverture et une forme de déconfiture si l’on peut dire puisqu’elle en appelle non seulement à la CNT, ayant fait ce qu’il faut pour « en être », mais aussi la CNT-SO dont à peine dix manifestants doivent savoir qui ils sont !

La manifestation part avec une heure de retard, normal, tactique CGT pour récupérer les intermittents de la manifestation qui sortent du boulot entre 12 et 14H ce qui permet de gonfler les chiffres.

Pas un uniforme aux environs. La police ouvre peut être le bal, mais de très loin et personne sur les trottoirs ni dans les rues perpendiculaires adjacentes.

Tension zéro dans la manifestation. Saxe-Gambetta se passe sans incident, Place du pont de même ainsi que Fosse aux ours les lieux d’accrochage habituels.

Mais une fois passée le pont de la Guille, l’honneur de la police va être sauf. La présence policière est plus rapprochée et défend le côté de l’ancien Hôtel-Dieu.

Quelques jets de peinture sur la façade de la part de BB qui se protège au-delà du passage de la masse des manifestants de la CGT qui arrivent et les CRS se déchaînes en grenades jetées au ras du sol et en grand nombre. Suffocation générale et charge des bacqueux qui ont surgi de derrière l’Hôtel et ont rejoints la rue de la Barre. Ils attaquent les banderoles en priorité à coups de matraque. Des jeunes résistent. Peu de blessés, mais beaucoup de personnes incommodées. La police barre le passage en direction de Bellecour. Ils sont une trentaine et tout à coup la masse de la manif menée par les gazés de la phase précédente déboule sur eux. Ils n’en mènent pas large et reculent sous les cris de « manifestation solidaire, on avance » ; « tout le monde déteste la police » et « barrez-vous » ! Ils reculent en plus ou moins bon ordre et comme il ne peuvent tenir toute la largeur de la rue ils se regroupent sur la droite et se réfugient dans une rue adjacente.

Bellecour, dispersion sans incident.

La foule a démontré que, dans les conditions d’un Etat de droit, les violences policières existent surtout parce que justement la masse des manifestants laisse isolée une partie d’entre eux qui deviennent alors des cibles.

Quelques Gilets jaunes vont se retrouver devant le Printemps pour scander : « 10-20-30 % Macron solde les retraites », tandis que d’autres sont partis dans le quartier de la Part-Dieu.