Quelques remarques sur  les recensions de textes parus dans la revue Ni patrie ni frontières (NPNF) autour des Gilets jaunes (n° 61 et 62-63).

Cela a fait l’objet de deux livraisons successives, la première en décembre 2018, la seconde en septembre 20191. La plupart des textes recensés consistent en des dénonciations pures et simples du mouvement des Gilets2 ou même des Gilets jaunes en tant qu’individus ou masse quand il leur est dénié le caractère de mouvement. Et ce, pour des raisons multiples qui vont de son « confusionnisme » à sa proximité avec l’extrême droite en passant par un populisme douteux au regard, du moins on le suppose, de la figure toujours sans tache d’une classe ouvrière ou d’un prolétariat essentialisés. En contrepoint de ce vacarme « anti »,  figurent des brochures de la revue Temps critiques et un texte d’Alain Bihr dans le premier livre ; la suite des brochures de Temps critiques dans le second, un texte de Max Vincent et un autre d’Henri Simon mêlant intérêt et critique3. Nous n’insisterons pas ici sur ces textes, mais plutôt sur ceux largement plus nombreux qui se livrent à une attaque en règle contre les Gilets jaunes.

Commençons par le premier livre Gilets jaunes et confusion politique dont les recensions courent du 21 novembre au 10 décembre (elles sont exposées dans un ordre à peu près chronologique). Elles concernent donc les débuts du mouvement. Il s’ensuit que la plupart des positions contre qui s’affirment ne sont pas le fruit d’une connaissance concrète du mouvement à partir de contact sur le terrain et a fortiori de participation à certaines actions, mais d’un jugement le qualifiant et le fixant a priori comme mouvement interclassiste, petit-bourgeois, boutiquier, de classe moyenne. En premier lieu, son caractère d’évènement qui bouscule ce qui est attendu mériterait attention et impliquerait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler pour ne pas imiter les twiters du net, est nié par sa réduction à quelque chose de connu qui, de surcroît, ne remplirait pas les conditions d’une légitimité politique « de gauche » au sens large. Il s’agira alors de rechercher des éléments de déqualification dont l’importance n’est pas mesurée par la fréquentation du mouvement … puisque celui-ci est déclaré, par avance, infréquentable (aucune de ces personnes ne semble être allées sur les ronds-points ou alors juste pour y trier quelques dérapages. Personne ne semble être resté discuter la nuit dans les cabanes. C’est cohérent avec le jugement de départ. On a donc droit, en guise d’argumentation, à des « d’après ce que j’ai vu », « d’après ce qu’on m’a dit », « selon un camarade qui observe attentivement [on attendrait : l’activité des ronds-points, mais surprise, la suite de la phrase indique que ce sont les réseaux sociaux qui sont observés !] » ; « un Gilet jaune FN qui travaille avec moi et qui est raciste » … Bref, l’édification est faite. Vite faite. À ce compte là et sur le même registre je citerais les discours entendus sur les marchés lyonnais de la part de forains RN ou sympathisants honnissant les Gilets jaunes qui troublent l’ordre public et empêchent de travailler4.

De la même façon, vont être triées au sein des 42 revendications apparues fin novembre, celles qui discréditent le mouvement. Un seul exemple : alors qu’apparaissent les revendications « traiter les problèmes qui mènent à l’exil forcé » ; « les demandeurs d’asile doivent être bien traités », ne sera retenu que  le « les demandeurs d’asile déboutés doivent être ramenés dans leur pays d’origine », suivi de « quiconque vient en France doit recevoir des cours de langue et d’histoire et être intégré » et enfin : « le même système social pour tous ». Or nos bonnes âmes gauchistes ne retiendront que la reconduite aux frontières. Un exemple de pratique idéologique non seulement de mauvaise fois mais qui est une des voies qui ont mené « la gauche » (au sens générique) au tombeau.  

Avec l’appui de certains médias, quelques épisodes jugés particulièrement significatifs parce que choquant vont ainsi être mis en exergue. Ce ne sera pas le drapeau noir qui fera ici fonction de chiffon rouge mais un drapeau tricolore brandi, une Marseillaise chantée, un acte raciste ou sexiste bien isolé (pour ces deux derniers points, on n’en fera d’ailleurs plus guère état dès la fin novembre, dans un mouvement par ailleurs beaucoup plus féminisé que bien d’autres). Et puis surtout, c’est un mouvement qui ne s’est pas présenté ; il n’a pas fait « ses classes » si je peux me risquer à ce jeu de mot. Il est vrai qu’il paraît venir de rien et de nulle part, c’est-à-dire, pour nos censeurs, ni de Paris (ou à la rigueur d’une grande ville qui aurait ses galons de révolte ou de lutte), ni des syndicats, ni des groupes de gauche ou gauchistes. Il ne peut donc être que le produit des ressentiments brassés sur des réseaux sociaux qui, comme tout le monde le sait, sont dominés par la fachosphère. Le phénomène Gilet Jaune est un OVNI qui ne peut se voir attribuer la qualité de mouvement. Il est le produit d’un lavage de cerveaux d’individus réduits à des « gens », des qualunquistes par des « petits bourgeois qui maîtrisent les réseaux sociaux » (p. 12). Cela ne serait pas un peu complotiste sur les bords comme vision ?

Pourtant, sociologues et statisticiens (une équipe de 70 scientifiques)qui eux aussi sont censés observer parce qu’ils sont payés pour ça et le font sur la base des grands nombres, avancent que pauvres et prolétaires n’hésitent pas à utiliser les réseaux sociaux et par ailleurs qu’ils forment une bonne part du vivier d’un réseau comme Face book qui va jouer un grand rôle de relais en novembre. Il est vrai qu’ils ont perdu leur classe et ses « frontières » et leur parti (stalinien) et ils se cherchent des « amis » sur la base du même lavage de cerveau on suppose. Les Gilets jaunes, une bande de décervelés. Je ne sais pas si c’est du mépris de classe, mais en tout cas c’est du mépris. Pour ce qui est des catégories sociales et des revenus : salaire moyen : 1600 euros et nombreux SMIC ; évolution du mouvement vers le « bas » (chômeurs et SDF), nombreux retraités, 45% de femmes parmi lesquelles se retrouvent le plus grand nombre de personnes dans l’urgence sociale, sachant aussi que c’est parmi les femmes qu’on trouve statistiquement le moins d’accointance avec les idées d’extrême droite.

De par cette situation présentée comme désastreuse du point de vue idéologique parce qu’elle souderait un bloc sans principe pouvant tendre vers le fascisme, vers qui alors se tourner pour espérer et attendre des jours meilleurs ? On peut douter de l’arrivée de ces conditions quand il est à la fois constaté « l’absence de « grandes concentrations de travailleurs dans la même usine gigantesque ou le même immeuble de bureau » (ibid, p. 12) et qu’il faudrait pourtant « une élévation considérable du niveau de conscience des travailleurs et non pas simplement des ‘gens’ » (ibidem, p. 12) ; ainsi que « l’existence de plusieurs organisations révolutionnaires implantées dans la classe ouvrière [à part le stalinisme ça remonte à quand cette implantation ?, ndlr]) et qui aient des idées claires sur ce qu’est le socialisme » pour qu’un mouvement social puisse être porteur d’espoir. Donc, si on résume, notre auteur nous dit qu’il faut trois conditions pour une révolution, une objective qui n’existera plus de par ces propres paroles (destruction des forteresses ouvrières, ubérisation du travail, dématérialisation des services, atomisation sociale) et deux subjectives qui n’existent plus actuellement (conscience et organisation), mais que le militantisme et le volontarisme politique pourrait faire resurgir. Cela va être difficile. Rappelons que Marx parlait de luttes de classes comme de la conjonction entre des conditions objectives bien précises et des conditions subjectives qui ne l’étaient pas moins et se développaient de pair, dans le cadre d’une perspective matérialiste historique progressiste. Mais la roue de l’Histoire avec un grand H a tourné autrement.

Il est vrai qu’heureusement pour certains d’entre nous, on puisse soutenir ou même participer à un mouvement de lutte sans attendre qu’il soit authentifié révolutionnaire ou socialiste, sans attendre que des conditions objectives maintenant rendues impossibles par la révolution du capital ne rencontrent des conditions subjectives rendues improbables par l’individualisation des rapports sociaux et la perte de l’identité de classe qui reposait sur l’affirmation de la classe comme sujet révolutionnaire.

En fait, pour les « Lignes de crête », par exemple, c’est un mouvement qui n’a pas de sens (p. 37). Son dégagisme anti-Macron n’a pas la valeur du dégagisme anti Ben Ali ; il n’est ni politique ni citoyen (visiblement nos auteurs n’ont pas été douchés par le vote « islamiste citoyen » qui s’en est suivi) car les vilains bloqueurs veulent simplement tout bloquer et empêcher leurs voisins de circuler et les obliger à enfiler le gilet jaune5. Et, reproche supplémentaire, les manifestants en jaune ne risqueraient rien et en tout cas pas la mort, contrairement aux révolutions arabes. Bref, un mouvement qui n’a pas de dignité. (p. 39). En effet, les vilains bloqueurs agissent « dans une ambiance paranoïaque contre des gens pas mieux lotis qu’eux6» (p. 37). Question : ces personnes, depuis leur ligne de crête n’ont-elles jamais aperçu la façon dont bien souvent les grévistes traitaient les non grévistes et a fortiori les briseurs de grève ? Ce n’est pas que ce soit un modèle citoyen, mais enfin, la révolution n’est pas un dîner de gala comme disait l’autre.

Mais il y a encore plus rapide et radical avec l’Athéné nyctalope qui voit dans ces bloqueurs du samedi des « classes de l’encadrement » et autres entrepreneurs de TPE (p. 41) et jusqu’à des professions libérales qui ont les moyens de se déplacer en voiture parce qu’ils n’aiment pas l’inconfort des transports publics comme si la RATP existait dans une France des campagnes où même les babas cool sont en voiture et font leurs courses de complément au supermarché. Même s’il y a eu quelques gros 4×4 sur des ronds-points campagnards, il faut avoir une imagination d’enfer et ignorer toutes les enquêtes de terrain faites ensuite, pour bâtir une analyse là-dessus, en version nyctalopisée, dans laquelle les classes de l’encadrement et les professions libérales ont détruit les champs Élysées les 1er et 8 décembre7 ! Avec l’aide des fascistes sans doute…

Pour être plus sérieux, il semble que ce groupe reprenne des analyses d’Alain Bihr des années 1980 sur la classe de l’encadrement capitaliste promue soc ialementavec la restructuration de la fin des années 70, l’arrivée de la gauche au pouvoir en France, etc ; une classe qui serait là pour « encadrer les prolétaires » (p. 42). Une analyse que nous ne jugerons pas ici, mais qui n’empêche pas Alain Bihr de soutenir et même participer au mouvement des Gilets jaunes (cf ; son texte : « Les ‘gilets jaunes’ : pourquoi et comment en être » (p. 69 et ss), alors que  nos nyctalopes tentent d’actualiser la thèse de Bihr par une touche de Guylluy sur le déclassement des classes moyennes en zone périphérique … qui s’inscrit dans une analyse plutôt portée par la droite, par opposition à sa version de gauche portée par Maurin.

Après avoir une fois de plus jugé le mouvement en dehors de toute dynamique en proclamant que le mouvement des Gilets jaunes ne demandait pas d’augmentation du SMIC (vrai le 17 novembre, faux dès début décembre) et une hausse des salaires parce qu’un « peuple de cadres »  ne pouvait rencontrer le peuple des ouvriers syndiqués,  le texte nous assène tout de go que « le mouvement ouvrier » (on suppose qu’il s’agit là d’une référence à ses organisations traditionnelles) est désormais mort et qu’il ne subsiste que des « colères populaires » sur un chemin de crête qui peut les faire tomber aussi bien du côté du fascisme que du communisme. Du haut de je ne sais quelle position en surplomb (l’Olympe), nos « athéniens » se mettent en position d’observation. Ils comptent les points : « Si le nombre de mobilisés en chasuble jaune diminue cela confirmera simplement sa nature majoritairement réactionnaire. Et s’il augmente, cela se fera sur une extension des blocages sur des points stratégiques et en bordure des zones industrielles, avec un repli des plus réactionnaires tenus par les professions d’encadrement du périurbain » (p. 45).

Or, ces individus des classes moyennes n’ont jamais représenté une grosse proportion sur les ronds-points et en tout cas, ils étaient en nombre insignifiants dans les manifestations urbaines et ils se sont effectivement vite retirés quand le nombre des accrochages sur les ronds-points ont augmenté et que les violences policières ont accru la part de risque et que les violences urbaines ont concerné des destructions de biens ou des blocages d’entreprises. Pourtant le mouvement a continué à croître en nombre jusqu’à fin décembre. Comme nous l’avons fait remarquer, des tentatives de blocage de points plus stratégiques ont bien été tentés, mais les forces de l’ordre sont intervenues au quart de tour et cela d’autant plus facilement que les travailleurs de ces points stratégiques ne bougeaient pas une oreille ou alors étaient immédiatement sanctionnés et même licenciés comme par exemple ceux des plateformes d’Amazon qui s’étaient risqués à manifester en jaune.

La comparaison que ce même groupe de l’Athéné fait avec le M5S italien n’est pas plus convaincante car ce dernier est un mouvement d’emblée politique qui va se constituer très logiquement en parti. Son organisation a dès l’origine été verticale et traditionnelle sous l’influence d’un leader charismatique et de son conseiller politique occulte. Il a eu une stratégie de ni droite ni gauche qui n’existe pas pour un mouvement des Gilets jaunes qui n’a justement pas de stratégie et dont le ni droite ni gauche n’est pas conscientisé politiquement, mais vécu pragmatiquement comme rejet de la représentation politicienne, rejet motivé, entre autres par la décomposition des anciennes médiations qui garantissaient la reproduction des rapports sociaux au sein du capitalisme de l’époque dite fordiste. Une décomposition qui entraîne que les contradictions du capital sont portées au niveau de la reproduction des rapports sociaux comme nous l’indiquons dans notre dernière brochure : « Un analyseur de la crise  de reproduction des rapports sociaux : les Gilets jaunes ».

La question de « l’entrisme » telle qu’elle est posée (p. 87), n’existe pour le M5S que parce que c’est un parti au sein duquel peuvent se développer des fractions. Vis-à-vis des Gilets jaunes, on ne peut raisonner pareillement ; il s’agit avant tout de savoir si on soutient ou non le mouvement tel qu’il est immédiatement, puis si on y participe ou non, mais pas en tant que force politique organisée, pas en tant qu’individu appartenant à une organisation. Cela, c’est la perspective plus ou moins avouée de LFI, du NPA ou de certains groupes CGT au sein de « l’Assemblée des assemblées » ou encore, d’Alternatiba pour la « convergence » climat. Il peut y avoir orientation, voire instrumentalisation, oui, entrisme, non. Tous ces groupes cherchent à siphonner les Gilets jaunes vers l’extérieur et non à les piloter de l’intérieur car fondamentalement, ce mouvement leur est étranger, pour ne pas dire qu’il leur fait horreur.

Pour d’autres, comme à la page 97 ou ailleurs, l’insistance sera mise sur le fait que les banlieues restent distantes par rapport au mouvement, qu’il y a une méfiance, etc. On frise la mauvaise fois quand on pense à la façon dont ces mêmes banlieues tiennent à distance une gauche syndicale ou partitiste qui s’en est désintéressée. Est-ce à dire que nos censeurs attendent plus des Gilets jaunes qu’ils n’ont attendu du mouvement ouvrier ?  Là encore, soyons sérieux. Pour qui est allé dans les banlieues à ce moment là (et cela a été notre cas) pour participer à une grande réunion publique à laquelle nous étions convié, sur les similitudes entre la violence policière en banlieue et la violence policière contre les Gilets jaunes, ce qu’il en ressort, c’est que cette méfiance ne touche pas précisément les Gilets jaunes comme le montre d’ailleurs le soutien public que lui accorde le comité Vérité et justice pour le collectif justice et vérité pour Adama,  mais tous les mouvements, organisations et finalement individus, qui ont maltraité ou ignoré la révolte des banlieues de 2005. Pour qui a aussi été présent dans les fins de manifestations du samedi, on comprend aussi une autre source de distance de la part des jeunes des « quartiers » quand après 18h les forces de police et particulièrement la BAC se livraient à une véritable chasse aux très jeunes et particulièrement à ceux repérables comme possiblement de banlieue ou des « quartiers ».

À Lyon, par exemple, ces jeunes provenaient le plus souvent du quartier lyonnais de la Guille (à forte population d’origine maghrébine). En effet, ils y voyaient chaque samedi passer les manifestations et assistaient, avant d’y participer éventuellement eux-mêmes, aux escarmouches ou affrontements. La police cherchant à nous empêcher de retraverser le Rhône en direction de la presqu’île (« l’hypercentre ») comme ils disent maintenant, la manifestation se mettait tout à coup à se colorer et à amorcer un autre brassage, il est vrai conjoncturel. Il n’empêche que des références à mai 68 n’étaient pas rares chez eux, ce qui montre que les commémorations ça n’a pas que du mauvais quand elles se produisent cinq mois à peine avant que ne se déclenche un tel mouvement.

Passons maintenant à la deuxième compilation : Désorientation face aux Gilets jaunes.

NPNF  introduit cette livraison en faisant remarquer que sa seconde partie portera sur autre chose que les Gilets jaunes et concernera la réflexion dans d’autres pays de façon à ne pas cautionner « le nombrilisme gaulo-gauchiste ». Ces textes et particulièrement ceux de Joao Bernardo sont intéressants et non seulement ils recoupent certaines de nos analyses générales contre le post-modernisme, la gauche culturelle et le néo féminisme universitaire, mais on n’y voit pas, à première vue, d’incompatibilité avec notre intervention dans le mouvement des Gilets jaunes. D’ailleurs, sans doute aurait-il été intéressant d’avoir l’avis de ce même Bernardo sur les Gilets jaunes…

Si NPNF n’aime pas le gaulo-gauchisme, certains des textes présentés se situent visiblement dans un cadre encore plus étroit. Par exemple, sur la question de la violence, les Lignes de crête se déchaînent parce qu’ils ne semblent avoir seulement observé que certaines manifestations parisiennes et soyons bon prince une au Puy en Velay, une ou deux à Bordeaux et Toulouse. Mais ailleurs et la plupart du temps la violence a été particulièrement contenue, les manifestants ne ripostant en  général que lorsqu’ils étaient poussés à bout par un dispositif policier  arrogant et souvent provocateur (tentative de nassage, détournement brusque de trajet, refus de laisser passer sans raison particulière) et les interventions de la BAC, un corps non affecté jusque-là à la répression des manifestations et qui a concentré sur lui toute l’intensité anti-flic d’une partie du mouvement. L’image spectacularisée qu’en ont donnée les médias semble avoir produit ses effets escomptés en réduisant un mouvement resté dans l’ensemble pacifique et qui n’a justement pas affronté et assumé de façon autonome la question de la violence par rapport à la police, mais aussi par rapport aux biens parce qu’il n’a jamais compris que sa propre détermination était source de violence qu’il aurait dû légitimer plus clairement au lieu de se poser parfois à la limite d’une position qui n’avait rien de politique puisqu’elle entraînait l’idée que les Gilets jaunes étaient des victimes, alors que dans les meilleurs moments ils se voyaient comme des combattants8.

Cette insistance sur la prétendue violence des Gilets jaunes est de l’ordre du parti pris. Quand  il provient de L’État, on peut dire que celui-ci est dans son rôle, mais quand il provient de « camarades », cela relève du procès d’intention, de l’a priori et d’une méconnaissance ou non prise en compte des milliers d’actions et manifestations qui n’ont entraîné que peu d’affrontements ou dégradations, les centaines d’ AG et de commissions, les distributions de tracts sur les marchés, les soutiens actifs aux grévistes de micro-entreprises, les tentatives d’occuper les plateformes, les levées de barrière de péage routiers ou hospitaliers.

La forme compilation caractéristique de NPNF permet d’ailleurs de dégager, sans que cela soit la volonté de son directeur de publication qui reste neutre de ce point de vue là, en quoi ces différentes positions exprimées s’avèrent contradictoires entre elles (elles lui reprochent tout et son contraire) et ne sont pas plus « claires » que celles des Gilets jaunes, au moins sur ce sujet.

En effet, résumons-nous : certains critiquent le copinage des Gilets jaunes avec la police et font le rapprochement avec le RN dominant dans la police ; d’autres leur reprochent de tout baser sur la violence alors qu’elle n’est pas en soi révolutionnaire bien au contraire (p. 14) ; enfin, d’autres encore soulignent le caractère fascisant du « Flics suicidez-vous » qui est resté plus qu’ultra-minoritaire et en droite ligne de ce que nous critiquions déjà dans le n°19 de Temps critiques à propos de certains slogans entendus dans les cortèges de tête, du type « Un bon flic est un flic mort » ou « Un flic, une balle », slogans qui n’ont que peu à voir avec ceux de la plupart des Gilets jaunes et étaient proférés deux ans auparavant en dehors de tout Gilet jaune. Ils ont certes pu être entendus au sein des cortèges de Gilets jaunes, mais n’en sont pas caractéristiques et en tout cas l’apanage. On ne peut empêcher personne de participer à un cortège Gilet jaune à partir du moment où il n’apparaît pas comme un groupe politique. C’est le principe de base. On ne peut donc empêcher des individus de proférer des cris anti-flics particulièrement virulents, de la même façon qu’il faudra du temps pour qu’une banderole isolée sur l’accord de Marrakech soit enlevée.

Ces accusations ou interprétations semblent provenir de groupes ou d’individus qui, condamnant de façon sommaire le mouvement, ne se situaient sûrement pas dans ce moment concret des actions, mais renforçaient leur a priori en regardant des vidéos tournées en boucle ou la télé. Et même là faut-il être de mauvaise foi pour ne pas voir d’où venait la violence comme le montre la vidéo sur l’ex-boxeur Christophe Dettinger. On y voit bien un groupe d’environ 500 personnes qui constitue sûrement un détachement avancé de la manifestation générale. Ce groupe ne manifeste, c’est le cas de le dire, aucune violence, il n’est marqué que pas sa détermination générale (ils ne traînent pas la savate comme dans une manifestation syndicale) et sa détermination particulière à franchir un pont qui est barré par les forces de l’ordre (cela a été un problème commun à toutes les villes traversées par des fleuves ou rivières). Mais peut-être que pour certains auteurs des textes recensés la détermination est-elle finalement conçue comme une violence ? Ce qui est sûr et on l’a vu pour le 1er mai, c’est que pour la police, la violence est une détermination, de la même façon « qu’elle déteste tout le monde » !

Mais revenons à notre « film ». Les manifestants étant rapidement « au contact » du cordon policier, il est impossible de les disperser par des tirs à longue portée et le risque est fort que les CRS se voient débordés par une masse qui ne fait que pousser (pousser, c’est violent hein !). C’est dans cette situation que la police commence à frapper et que Dettinger dirige alors, avec savoir-faire, une percée qui amène la police à reculer momentanément avant de reprendre l’avantage. Fin de l’épisode.  

Si ces pourfendeurs de la violence manifestante avaient plus souvent été sur place, ils auraient non seulement vu mais entendu parler les Gilets jaunes qui n’ont pas comme Engels une théorie de la violence, mais savent quand même pragmatiquement tirer des leçons et des conclusions, même les plus « primaires » de ce qu’ils subissent. Et je ne parle pas ici des tentatives de justification de la part des « de gauche » soutenant le mouvement parce qu’il est victime de la violence sociale que représente le chômage et plus généralement les conditions d’exploitation et de domination que le capital inflige, mais celle de la violence des forces de l’ordre. Les conclusions auxquelles aboutissent les Gilets jaunes peuvent être résumées ainsi : les bacqueux sont des ordures, ou version plus politique, des fascistes ; les CRS valent guère mieux, mais quand même, ils suivent les ordres ; les Gendarmes mobiles eux sont plus responsables et mesurés (c’est d’ailleurs très critiquable, mais passons) et enfin : les « municipaux » sont plus ou moins inoffensifs parce qu’ils ne sont envoyés que dans les cas de manifestation non sérieuse. à Lyon quand il s’agissait prioritairement de garantir la sécurité des demies et de la finale de la coupe du monde foot femmes en mobilisant les forces spéciales contre le danger terroriste et qu’il fallait aller chercher des supplétifs pour s’occuper des quelques centaines de Gilets jaunes déambulant en ville.

Les Gilets jaunes ne sont pas des idéologues, mais quand même ils réfléchissent et évoluent « au contact » si l’on peut dire. Ainsi, la prime Macron pour les policiers fin décembre a beaucoup contribué à leur faire comprendre que ces derniers n’étaient pas des collègues exploités comme eux qui pourraient lever la crosse en l’air (comme le croyait les révolutionnaires auparavant), mais le bras armé de l’État, des forces de répression payées plus pour taper plus pour pasticher Sarkozy9.
Pour en terminer avec ce chapitre violence, une des erreurs des Gilets jaunes a été de trop insister sur la violence policière qu’ils subissaient. Cela s’est avéré particulièrement contre-productif. Ils ont ainsi fait peur, non seulement dans leur propre camp, mais ils n’ont que très partiellement rallié des soutiens, contrairement à 68. Taper sur des étudiants, c’est peu flatteur et c’est quand même sur nos meilleurs enfants se disait le pouvoir gaulliste en place à l’époque ; mais taper sur des gueux, des mecs qui clopent et sentent le gaz oil, c’est de l’ordre du possible parce que ces gens là sont quantité négligeable. Soit ils ne votent pas, soit ils votent mal. Et c’est passé. L’empathie dont on a tant parlé vis-à-vis des Gilets jaunes s’est transformée en apathie, une apathie confirmée avec le peu de réaction au décès de « Stève » à Nantes.

Pas étonnant, dès lors, qu’un site comme Lignes de crête en vienne à adopter le discours du pouvoir sur la violence extrême du mouvement et à proférer des faussetés comme le fait que les Gilets jaunes n’auraient de goût, dans leur référence à la révolution française que pour « la décapitation de Louis XVI, la prise de la Bastille, la Terreur, mais pas la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (p. 15). Ignorance, mauvaise fois, on ne sait pas, sans doute les deux conjuguées, mais ce qu’il y a de sûr c’est qu’il existe plusieurs groupes de Gilets jaunes au nom évocateur : article 35 faisant référence au droit de se révolter quand le gouvernement perd sa légitimité10. Évidemment, si la ligne de crête, c’est le droit de voter ! De la même façon, nous avons noté dans notre brochure sur les origines du droit de pétition et ce à la suite des travaux de Sophie Wahnich sur la question, le fait que la conception du RIC des Gilets jaunes se rapprochait beaucoup plus de celle, modérée, de Condorcet que de celle de Robespierre11. Ce qui permettra sans doute à d’aucuns de dire, à l’inverse, que les Gilets jaunes n’ont vraiment rien de révolutionnaires. Comme en plus, certains Gilets jaunes, dans la troisième Assemblée des assemblées de Montceau les mines, semblent avoir confondu RIC et RIP avec l’affaire d’AdP, d’autres pourront dire qu’ils n’ont vraiment pas les idées claires…C’est sûr, mais cela aussi a fait l’objet de sévères confrontations dans les AG et groupes de Gilets jaunes, mais faut-il encore en avoir eu connaissance.

On ne s’attardera pas sur le fait de savoir s’il y a un « mépris de classe » contre les Gilets jaunes ou s’il y a « condescendance de classe » en faveur des Gilets jaunes comme le posait un texte des Nyctalopes dans le premier volume (p. 98). En effet, il suffit de laisser parler nos pourfendeurs, ici un membre de Ligne de crête. Pour le dénommé Antonin Grégoire, les Gilets jaunes « sont là comme des zombies, regardant dans le vide en direction des flics qui ne sont pas là » (p. 16). Non seulement les Gilets jaunes veulent tuer (du policier, ndlr), mais ils aiment tuer (p. 16). On n’est pas loin des théories de Lombroso contre les anarchistes du XIXème siècle, mâtinées d’un peu de Durkheim puisque les Gilets jaunes ne seraient pas un mouvement social, mais une agglomération d’individus en situation « d’anomie ». D’ailleurs ne veulent-ils pas se dispenser des fameux « corps intermédiaires » tant vantés par Durkheim et qui devaient fournir une solution à l’individualisation moderne par la mise en place d’un État corporatiste dont Vichy nous fournira un bon exemple ? La même défense des « corps intermédiaires » apparaît chez Sylvain Boulouque (p. 25) qui, n’étant pas à une « confusion » prêt, dans sa diatribe anti RIC-référendaire en vient à critiquer le non au référendum de 2005 sous le prétexte spécifique ici que Chouard l’aurait préconisé et plus généralement comme quoi le procédé référendaire serait de droite ! Il n’ira pas jusqu’à nous dire s’il a voté oui. Prudent le gars, comme la plupart des journalistes.

Si, comme nous venons de le voir, les Gilets jaunes, aux yeux des gauchistes, ne méritent même pas le nom de « mouvement » et encore moins de mouvement social, d’autres critiques, qu’on pourrait plutôt classer comme communistes de gauche, le lui reconnaissent, mais en lui niant son caractère d’évènement produisant une discontinuité si ce n’est une rupture. Ainsi, pour Henri Simon de la revue Echanges, « il n’est que l’aboutissement actif de ce qui était intériorisé auparavant » (p. 45). Mais c’est ensuite et aussi une occasion de souligner son aspect minoritaire, masqué par sa détermination qui en fait la force. Et d’opposer aux quelques dizaines de milliers de manifestants en jaune, les 700 000 manifestants de Londres contre le Brexit. Là encore, ce qui apparaît, certes en filigrane, c’est le fait de nier l’existence d’un mouvement des Gilets Jaunes de plusieurs mois en le comparant à une opposition au Brexit débouchant sur une simple manifestation ponctuelle. Il s’agit toujours de banaliser l’évènement, de le relativiser, de chercher des équivalents. Et surtout ce qui apparaît là aussi, c’est une méconnaissance du mouvement quand Henri Simon parle, dans un sous-titre qui se veut provoquant et synthétique de : « Insurgés un jour par semaine », faisant ainsi fi des centaines d’actions menées en semaine et que nous avons déjà mentionnées plus haut. L’absence de réel mouvement sur Paris d’un côté et la haine du gaulo-gauchisme de l’autre, fait parfois voir dans une manifestation londonienne plus que dans quarante semaines d’actions et manifestations. Une question quantitative ? Le juppéthon de la lutte de classes ? Va savoir !

JW, le 23/09/2019     

  1. A commander ou lire en ligne à l’adresse suviante : https://npnf.eu/spip.php?article756 []
  2. Dont vous trouverez l’ensemble de nos textes et comptes rendus ici []
  3. En note page 1 de l’introduction de la seconde livraison : Désorientation face aux Gilets jaunes, Y. Coleman s’explique sur le pourquoi de leur présence au milieu des autres. []
  4. À rebours, on trouve des témoignages ouvriers en faveur des gilets jaunes comme celui émanant d’une lettre d’un camarade de l’Allier dans la revue Echanges du printemps 2019 : « …une grande majorité des ouvriers de l’usine où je travaille sont pour les gilets jaunes. Ils ont parfaitement compris leur démarche. Et cela n’est pas étonnant vu le niveau des salaires qui règne ici. J’ai vu des écriteaux de gilets jaunes qui affirmaient qu’ils travaillaient et ne gagnaient que 1200 euros par mois, c’est le cas de la majorité d’entre nous […] Il va sans dire qu’ici dans l’Allier beaucoup de ronds-points étaient bloqués par les gilets jaunes (un situé à 300 m de l’usine). Plusieurs ouvriers (embauchés,  intérimaires) sont allés les visiter, passer du temps avec eux … » (op.cit, p. 57). Cet exemple ne doit pas cacher des difficultés réelles. J’ai ainsi participé, sur leur invitation, à une réunion de militants de FO (POI) se revendiquant Gilets jaunes (certains participaient d’ailleurs à l’AG hebdomadaire) et ils faisaient état de la difficulté à faire passer le message « Gilets jaunes », non pas du fait de sa nature réactionnaire ou « petite bourgeoise », mais de par la trop grande détermination qu’il exigeait et la prise de risque que cela représentait d’y participer ! []
  5. [1] On retrouve ici la même idée qui fit dire à certains « communistes » contre la révolte des banlieues de 2005 qu’il fallait faire cesser ces actes qui ne faisaient que participer à l’autodestruction du prolétariat comme si la révolte de 2005 était réductible à une guerre des gangs ! []
  6. Ils ne vont pas jusqu’à dire que les braves automobilistes qui veulent rouler sont pris en otages, mais on n’en est pas loin. []
  7. Les commerçants  participeraient aussi de ce camp des bloqueurs Gilets jaunes pour l’Athéné, alors que le développement des manifestations du samedi allait les faire particulièrement souffrir, les autorités préférant ne pas prendre de risque après le 15 décembre et fermer les centres-villes y compris dans des villes moyennes. Fin avril des affiches des unions de commerçants fleurissent d’ailleurs sur la devanture des magasins indépendants, comme par exemple à Lyon. Il est vrai que même si les manifestants ne les ciblaient pas en priorité, ce sont eux qui ont subi le choc, sorte d’effet pervers, alors que hormis les boutiques de luxe et surtout à Paris, les actions visaient plutôt les Mac-Do et autres Starbucks Coffee ou banques, grands centres commerciaux. Quelques commerçants présents aux premières AG à Lyon à la Bourse se sont en effet retirés car ils travaillaient dans l’hyper-centre. []
  8. Dans les manifestations nationales dont la plupart se sont déroulées à Paris, la violence n’était pas « maîtrisée » par les Gilets jaunes. Ils la subissaient sans organiser un minimum de défense du type service d’ordre ou groupe compact de tête surtout que parfois les manifestations n’avaient à proprement parler ni queue ni tête, ce qui représentait un danger supplémentaire de blessures. À partir du 8 décembre et surtout en 2019, on a eu l’impression que beaucoup d’entre eux, y compris ceux qui jouaient aux démocrates dans l’Assemblée des assemblées et n’arrêtaient pas d’invoquer le pacifisme du mouvement et refusait d’assumer de l’intérieur sa violence, choisissait, par défaut d’exporter  cette problématique vers l’extérieur. Les mêmes qui parlaient de « casseurs » au début soutenaient ou même profitaient de l’action des Blacks Blocks comme s’ils leur sous-louaient le « problème ».  []
  9. Ce qui se passe actuellement à Hong-Kong n’est pas sans rappeler cela avec une intensité encore plus grande. Une situation qui a évolué d’une relative complaisance des forces de police par rapport aux manifestants (cf. aussi en Algérie) et une attitude pareillement modérée des manifestants au départ du mouvement, jusqu’ aux violences actuelles des policiers auxquelles les manifestants répondent par des slogans du type : « Les hommes bien ne deviennent pas policiers ». La situation est tellement embarrassante, avec des humiliations d’enfants de policiers à l’école (on a connu des situations semblables à la rentrée 1968-69 en France) que des membres de famille de policiers ont constitué une association pour dédiaboliser le rapport à la police, souligner son travail ordinaire et dire que la réponse des autorités ne doit pas être exclusivement policière. Selon la source, Le Monde de samedi 14/09/19, manifestants et syndicats de policiers rejettent, pour des raisons évidemment différentes, cette tentative de médiation.  []
  10. Pas grave, mais on trouvera à ce propos, des perles comme celle du dénommé de Fulminet, pour dire  que « ce n’est pas la première fois dans l’histoire que les pauvres sortent en masse dans la rue pour exiger leur propre asservissement » (p. 43). []
  11. Les erreurs sur le rapport à la révolution française s’accompagnent de celles sur mai 1968 qui serait réduit à une émeute par certains (on sent bien ici que l’ennemi visé est le site Lundi matin et les tendances insurrectionnistes) afin de le comparer au mouvement des Gilets jaunes lui-même réduit à l’émeute … dans Lignes de crête (p. 14) !

    Or, ce que nous avons pu voir, pendant le mouvement, c’est au contraire une référence basique à mai 68 non pas comme émeute, mais comme révolte ayant fait bouger les choses (un sentiment de « on n’a rien sans rien »). Ce que nous pouvons constater aussi, c’est que les plus dures critiques par rapport au mouvement des Gilets jaunes proviennent souvent de groupes ou d’individus qui soit ont « manqué » 68 soit ou n’y ont jamais accordé grande importance pour différentes raisons que je n’énumèrerais pas ici. []

Autour des élections

Notre numéros 26 d’Interventions a entraîné un certain nombre d’échanges dont voici deux exemples :


A propos de l’abstention

Le 21/06/2024

Re-bonjour,

Pour revenir à ce texte que je trouve bien vu . Bonne analyse. Juste que le passage sur l’abstention me dérange un peu , dans son interprétation, les gens qui décident de ne pas voter sont coupables de la montée du RN? Voter c’est lutter ? Les partis sont des machines anti révolutionnaires etc. Alors il y a deux points de vue , subjectif et objectif d’accord , n’empêche …

Amicalement 

Rhadija


Le 24 juin 2024

Rhadija, bonjour,

Ton mot nous a fait comprendre la nécessité de clarifier ce passage puisqu’il n’a jamais été question de culpabiliser les abstentionnistes et encore moins de les appeler à voter, alors même que la plupart d’entre nous (sauf les quelques très jeunes), sont non inscrits. C’est d’ailleurs pourquoi, dans une première mouture nous avions prévu une note de bas de page pour préciser ce point ; note finalement retirée dans une version ultérieure. Ce sur quoi nous voulions insister c’est sur le fait que l’abstention a souvent été présentée par les « révolutionnaires » comme une critique pratique de la démocratie représentative, mais à vocation pédagogique et militante, alors qu’aujourd’hui, cela ne correspond plus, au mieux, qu’à une critique … par les pieds comme on dit. Mais dans la version finale l’emploi des termes objectivement et subjectivement, a plus embrouillé les choses qu’elle ne les a clarifiées.
Je te joins ici un exemple d’échanges entre participants à Temps critiques, suite à ton mot :
« Nos flottements à propos de l’abstention et des non-inscrits ajoutés aux remarques venant de lecteurs montrent que cette question comporte plusieurs dimensions politiques et ne peut donc être traitée sommairement.
Par exemple, il y a une distinction à faire entre abstentionnistes et individus non inscrits. L’abstention n’est pas stable ; elle peut varier en fonction des élections. Pour ces prochaines législatives, des gens qui n’ont pas voté aux européennes disent qu’ils vont le faire cette fois. Mais il y a aussi un pourcentage d’abstentionnistes permanents. Ces derniers ne sont pas toutefois à confondre avec les non-inscrits.
L’abstentionniste, bien que distant à l’égard de l’électoralisme, reste malgré tout potentiellement impliqué dans la sphère de la démocratie parlementaire. Il garde ses billes au cas où… il ne s’écarte pas complètement de la sphère démocratiste. Il peut renoncer, comme le suggère Larry, mais le renoncement ne résume pas les conduites abstentionnistes actuelles.
Si l’on cherche un trait qui résumerait la pratique abstentionniste en ce moment, ce serait davantage un attentisme, un scepticisme qu’un renoncement.
Chez celui qui renonce, il y a certes un ancien participationniste. Il n’est dons pas entièrement en dehors. C’est un abstentionniste de circonstance.
Il peut-être je m’enfoutiste ou habitant depuis peu dans le pays, ou pour de nombreuses autres raisons objectives et subjectives, mais il reste un électeur potentiel. Ce n’est pas le cas du non-inscrit.
Le non-inscrit, lui, s’écarte de cet univers. C’est un en-dehors.
L’ailleurs, l’écart, le refus, l’utopie, l’immédiateté du quotidien, l’indifférence, l’impuissance ou la toute-puissance, etc. sont des traits communs qu’on peut rencontrer chez les non-inscrits. Il y en a d’autres.
Pour ce texte, tenons-nous-en au minimum sans interpréter inconsidérément l’abstentionnisme et les non-inscrits. Cela relève d’un autre texte possible dans l’avenir ».
JG

Après ces échange, nous avons donc opté, dans la version définitive, pour la version suivante : « Aujourd’hui, l’abstention exprime davantage un scepticisme à l’égard du résultat électoral quel qu’il soit, plutôt qu’une forme de contestation politique comme cela a pu l’être dans certaine période ».

Bonne journée,

JW


Quelles alternatives à l’antifascisme bête et méchant ?

Bonjour André,

Merci d’avoir fait une lecture aussi attentive du texte de Temps critiques et d’avoir soulevé autant de points pertinents. Nous essaierons ici d’y répondre à la suite de chacun de tes points (qui sont en italique pour une meilleur lecture).

Bonjour,

Il y a dans ce texte quelques points sur lesquels je m’interroge :

1 – Est-il vrai qu’à l’encontre du conseil d’Orwell (« quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger »), le Nouveau Front populaire (et les partis qui le composent) font exactement l’inverse ?

La question d’une responsabilité des partis de gauche dans le vote RN est constamment reposée : et sur leur terrain, sur le terrain des questions sociales, des inégalités, du pouvoir d’achat, ils font ce qu’ils peuvent, et même plus (l’efficacité des mesures économiques proposées reste discutable).

Ce qui conduit à penser que le succès (si on fait abstraction de l’abstention) du RN provient non pas de cette partie des programmes, mais du « sociétal », ce qui est dit d’ailleurs un peu plus loin dans ce texte.

Qu’entendre par sociétal ? Si le vote RN ne s’expliquait que par la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale, … , j’acquiescerais à cette idée d’une surdité de la gauche… peut-être quand même avec une certaine réserve.

Mais ce qui domine dans l’électorat RN, c’est dit et redit, ce sont les questions de sécurité et d’immigration : la conclusion est-elle que les partis de gauche doivent s’en saisir ? Mais comment ? A nous aussi de le dire, et ceci d’autant plus si on critique ceux qui ne le font.

La montée des partis d’extrême droite en Europe, et leurs normalisations, comme celles des partis d’extrême gauche au pouvoir (Syriza, Podemos) sur les questions économiques, amènent à d’autres réflexions : sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables (si le Nouveau Front populaire arrive au pouvoir, espérons qu’ils démentiront cette affirmation); sur les questions sociétales, et sur l’écologie !, par contre, les divisions sont très fortes. 

1. Ce que disait Orwell avait été dit d’une autre façon par Horkheimer dans Les Juifs et l’Europe publié en 1939 : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme ». La formule est certes trop lapidaire et établit un lien de cause à effet trop direct ; mais si on actualise, on pourrait très bien dire aujourd’hui : que se taisent sur le fascisme tous ceux qui n’ont pas participé aux luttes menées contre la violence au travail, l’exploitation et le harcèlement moral durant la direction de Macron (la lutte contre la réforme du droit du travail, contre la réforme des retraites et tant d’autres plus quotidiennes comme celles des femmes de chambre d’Ibis) ; ni n’ont soutenu la lutte des GJ contre la violence de rue imposée certes par les forces de l’ordre, mais commandée et dirigée d’en haut comme méthode de gouvernement (voir les agissements du préfet Lallemand à Paris en 2018-19).

Tu as également raison de demander comment des gens comme nous pourraient répondre à des préoccupations comme l’insécurité ou l’immigration. Mais nous n’avons que peu de moyens d’intervenir directement là-dessus. Nous ne voyons que deux possibilités : a) la première est de continuer à prôner l’universalisme « abstrait » afin de le rendre effectif ou concret ; par exemple, en n’abandonnant pas les « quartiers » quand on y loge ou qu’on y travaille (dans la fonction publique par exemple) ; en ne choisissant pas des pratiques dites de « sécession » par leurs protagonistes, mais qui confinent en fait à des pratiques de séparation, qu’elles soient centrées sur des bases arrières que représenteraient les ZAD ou sur des zones urbaines « libérées » de certains « quartiers » des centres-villes (cf. « la Croix-Rousse est à nous » et La Guillotière à Lyon, Montreuil aux portes de Paris), ce qui a tendance à en faire des zones de l’entre-soi que les différentes tendances postmodernes et/ou postgauchistes définissent abusivement comme des quartiers populaires, alors qu’ils ne sont, le plus souvent, que des lieux de marges, un peu l’équivalent des « fortifs » au tournant du XXe siècle et peu de rapport avec les banlieues proprement dites ; b)la seconde consiste à développer des capacités d’intervention au sein même des luttes sociales, qu’elles prennent la forme de la lutte contre la loi-travail ou sur les retraites, ou la forme émeutière comme au cours de l’été 2023 (cf. notre brochure sur celle-ci). Cette capacité n’est en effet pas nulle car si l’idée plaquée de la convergence des luttes est galvaudée toujours et fausse souvent, le mouvement des Gilets jaunes a initié des formes de lutte qui ont essaimé ensuite, plus ou moins souterrainement, produisant une plus grande ouverture vers de nouveaux protagonistes et une plus grande mixité sociale que traditionnellement. Bref, une situation ou un contexte assez différent entre 2005 où prévalut la séparation et 2023 où des « alliages » se produisirent.

Si la délinquance pose assurément des problèmes complexes, à tout le moins il ne faut pas les écarter d’un revers de main en ressortant le catalogue classique et incohérent de pseudo-arguments du style : « Il est faux que la délinquance ait augmenté, et si elle a augmenté, c’est parce qu’une cité HLM, c’est le bagne » (L. Mucchielli). Et ce n’est pas avant tout avant cette délinquance qui crée le vote RN dans les villages ou petites villes dont les habitants se sentent, à tort ou à raison, abandonnés. Il y a, dans le vote RN, une dénonciation du caractère hors-sol des « élites » qui n’est pas réductible à la question de l’insécurité extérieure. Il y a, par exemple, une insécurité sociale qui a été mise en avant dans le mouvement des GJ et qui vise l’État et non des groupes ou cibles précises. Mais évidemment, ce point est beaucoup moins exprimé ou exprimable parce que plurifactoriel que la xénophobie, donc les médias s’attachent à tout rendre le plus simple possible.

Quant à la question précise de l’immigration, elle a fait partie des soucis du mouvement ouvrier depuis la fondation de la Première Internationale. Il s’agissait de prôner la solidarité par-delà les frontières ainsi qu’avec les immigrés (notamment les Irlandais partis travailler en Angleterre). Mais jusqu’à une date récente, personne n’a revendiqué l’ouverture pure et simple des frontières. Bien sûr, le souverainisme n’est pas défendable comme solution, sauf que certains qui le revendiquent ont en tête l’idée (pas condamnable, même si elle est utopique dans les conditions actuelles) que les habitants devraient avoir leur mot à dire sur des questions qui influencent leur vie quotidienne. Et même si on ne souscrit pas à tout ce qu’écrit Christophe Guilluy (c’est notre cas), il met le doigt sur des phénomènes bien réels (majorité/minorité relatives, etc.).

Tu écris : « sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables ». Ce bloc est le bloc gestionnaire. À court terme du moins et en premier lieu parce que, pour la France, les questions se posent au minimum dans le cadre de l’UE, un point (et c’est le seul) sur lequel Macron est bien plus en phase avec la situation que le NFP (rapprochement critique avec l’Allemagne sous Merkel, soutien à l’Ukraine). C’est par exemple ce bloc qui a pu « assurer », à sa manière, pendant la crise sanitaire (voir les mesures de chômage technique rétribué) et qui essaie aujourd’hui de tenir à distance la Russie et de continuer l’élargissement de l’Europe tout en opérant une réindustrialisation à la marge. Mais c’est un bloc très fragile, du moins en France, parce qu’il est en partie « résilient » à se fonder au sein d’un bloc européen de gestion sans principes idéologiques et politiques. La question de l’école laïque et républicaine ou celle de « l’exception culturelle » nous en fournissent des exemples.

Les exemples de Podemos et Syriza ne sont pas très probants car ce ne sont pas des pays phares de l’UE et donc leur marge de manœuvre par rapport à la BCE, par exemple, ou le FMI était étroite. Il n’en serait pas de même si une telle situation se développait en Allemagne et en France + Italie.

Mais assez de politique fiction. Retour au réel.« L’économie » et a fortiori, l’entreprise sont les véritables « boîtes noires » de l’extrême gauche ; il n’est donc pas étonnant que ces courants n’y apportent que peu d’attention et encore moins de propositions puisqu’on continue à y agiter les idées d’un monde sans argent ou/et l’exemple des « sociétés premières » comme fondement du communisme. La lutte contre la loi-travail a malheureusement été la dernière tentative, partielle, de porter encore le combat de ce côté, la lutte sur les retraites étant à la fois plus générale et un peu décentrée par rapport à ces questions. Quant aux divers courants de la gauche traditionnelle, ils s’interrogent sans doute sur les mesures économiques à proposer pour ramener les électeurs de droite vers elle, mais globalement, oui, ils ne brillent pas par leur introspection puisque ça les obligerait à revoir toute leur participation à la chose que ce soit Jospin refusant la « société d’assistance » face au mouvement des chômeurs, Hollande et la prétendue lutte contre la finance et les ultra-riches, Valls et l’immigration, etc. Tu as raison de douter que le vote d’extrême droite procède exclusivement de « la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale », mais disons que l’insistance sur ces questions n’a rien fait pour transmettre l’idée que les groupes de gauche seraient sensibles aux préoccupations de la population. Ou, plus précisément, cette population est réduite, pour ces courants et a fortiori pour les ailes radicales, à celle de leurs semblables. Le mépris de classe n’est pas que macronien. Sa bande a réduit les Gilets jaunes à des fumeurs de clopes, mais la gauche postmoderne, sans aucun rattachement concret au prolétariat et à ses luttes historiques, ne voit le « populo » que comme une bande de beaufs blancs machistes et xénophobes.

Surtout, elle donne l’impression d’un ramassis de revendications particularistes et, par là, offre à la droite et même au RN le cadeau de pouvoir se positionner comme les défenseurs de l’universalisme. De la pure démagogie ? Peut-être, mais si on tient soi-même à un certain universalisme, on ne peut se borner à dénoncer la mauvaise foi des autres. Et quand la gauche parle de totalité, c’est soit pour en appeler à l’État, y compris en tant que facteur d’ordre (voir son positionnement globalement contre les GJ), soit en référence au climat et non pas au capital.

Ce qui amène à cet autre point :

2 – La normalisation des partis d’extrême droite opère-t-elle également dans les questions sociétales et culturelles ? L’ancienne bataille des idéologies s’est-elle réduite à une bataille des imageries ?

L’exemple du remaniement des programmes éducatifs en Hongrie pour y remettre en première place un ensemble de valeurs idéologiquement choisies, étiquetées chrétiennes, permet de le mettre en doute. Les discours civilisationnels qui se développent en Russie et qui cherchent à englober cette extrême droite européenne, aussi. Et ce qui est dit dans ce texte sur un pouvoir politique autoritaire également.

2. En affirmant que l’ancienne bataille des idéologies a été remplacée par une bataille des imageries, nous avons cherché à souligner le côté parodique de la chose. En effet, les transformations opérées par le fascisme et le nazisme n’ont aujourd’hui aucune chance de s’imposer dans les pays avancés (justement tu ne cites en exemple que la Hongrie et la Russie, que Robert Paxton a désigné en 2004 comme une terre propice à un renouveau du fascisme) et, de toute façon, il manque des éléments historiquement cruciaux comme la formation de milices fascistes souvent d’ailleurs composées d’anciens combattants des armées défaites militairement ou abandonnés par leurs gouvernements devenus ou redevenus démocratiques, ainsi que la violence contre les organisations ouvrières, qui posaient à l’époque de sérieux problèmes aux couches dominantes. Ces pays n’étaient pas au bord de l’insurrection puisque les révolutions allemandes de 1919 et 1923, les conseils ouvriers de Turin de 1919, la syndicalisation toute récente des ouvriers agricoles de la vallée du Pô, qui mettait les grands propriétaires dans une situation très difficile ont finalement été défaits (naissance du squadrisme en Italie, des SA en Allemagne). Mais les nouveaux régimes, mal assurés ou stabilisés, ont été mis à mal (voir la mobilisation autour de territoires perdus comme l’Istrie pour l’Italie et la Prusse occidentale et orientale pour la République de Weimar). Un contexte qui n’existe plus au sein de l’UE, même s’il persiste à ses marges.

Certes, la gestion des flux migratoires est un casse-tête pour les gouvernements européens, mais ils sont convaincus que l’immigration est économiquement une nécessité et, s’il le fallait, ils pourraient très bien scander « Le fascisme ne passera pas ! » Sinon, nous sommes bien d’accord que la revendication de plus d’autorité est une réalité en Europe occidentale… et pas seulement chez l’extrême droite. Nous avons tenté d’expliciter cette question dans notre brochure « Des immigrés aux migrants » (Interventions n°25, janvier 2024).

3 – Les classes ont-elles disparues ?

Je pense qu’il y a toujours des classes (comme il y a toujours des inégalités), mais que l’idéologie de luttes de classes comme fondement des luttes politiques n’est plus d’actualité, même s’il peut encore y avoir des révoltes telle celle des Gilets jaunes : les principaux sujets de luttes aujourd’hui sont trans-classes (écologie, déploiement technique, idéal humain et social : quelle société voulons-nous ?).

3. Sur l’existence des classes sociales, nos vues ne sont pas très éloignées, à ceci près qu’une thèse de longue date chez Temps critiques est que le travail vivant joue depuis un certain temps un rôle moindre dans la production capitaliste et que, en partie pour cette raison, l’identité de classe constituée autour des bastions ouvriers, de la valeur-travail et des organisations du mouvement ouvrier ne tient plus. Une perte que la CFDT a d’ailleurs actée pour devenir le premier syndicat français en nombre d’adhérents.

4 – Sur l’abstention et le succès du RN : ce succès est en partie dû à une moindre abstention des électeurs RN (28%) que ceux de Macron (42%), ou ceux de gauche (36%) par rapport aux élections présidentielles de 2022 (d’autre part, 14% des électeurs de Macron à la présidentielle auraient voté pour la gauche).

4. On constate aussi que, si le vote RN augmente dans quasi toutes les catégories sociales ou démographiques, c’est particulièrement le cas chez les personnes âgées, qui pour la première fois représentent quatre électeurs RN sur dix. D’où aussi les bons scores obtenus dans les zones rurales, où il y a proportionnellement moins de jeunes. Mais c’est à relativiser car les jeunes, eux aussi, n’ont jamais autant voté RN ! Il a essaimé partout sous ses nouveaux atours, y compris dans des bastions catholiques. Le fil historique et le récit des luttes politiques cède la place à un discours régionalistico-culturel, voire identitaire, mettant en avant des valeurs et non plus un programme d’autonomie ou d’émancipation. Comme nous l’avons souvent dit : aujourd’hui, c’est le mouvement du capital qui émancipe et déroule des autonomies qui ne sont que des autonomisations. Le terme de « trans-classe » que tu emploies pour dire que certains thèmes ne seraient plus classistes n’est peut-être pas le plus pertinent, même s’il semble plus approprié que celui « d’interclassiste » utilisé, par exemple, par Henri Simon. Si on reprend ton exemple de l’écologie ou du climat, il y a bien un lien entre le souci du climat et la place dans la hiérarchie sociale, le statut social, sans référence marquée à l’origine de classe en tant que telle. Cela était patent dans les heurts et incompréhensions qui se sont fait jour dans les manifestations des GJ quand elles rencontraient les manifestations climat. Et le slogan « Fin du mois, fin du monde » est plus resté un slogan qu’une convergence politique, mais il y a un début à tout. Si certains thèmes sont aujourd’hui propices à poser les questions au niveau de la communauté humaine (ou de l’espèce humaine suivant le langage utilisé), c’est plutôt à travers des pratiques de lutte aclassistes qu’elles doivent être appréhendées. Remonter des pratiques à une réflexion théorique ne résout pas le problème de leur rapport, mais le pose plus concrètement (exemple, comment rendre supportables le ronflement et les pétarades des motards gilets jaunes à une manifestante climat en robe à fleurs et vice-versa ?).

En fait, ce que nous avons appelé la « rupture du fil historique des luttes de classes » concerne l’ensemble des classes : il y a une rupture du fil historique tout court concernant progressisme/conservatisme ; fascisme/antifascisme. Cela fait partie de la sortie de l’histoire que nous offrent les courants postmodernes, mais ils ne l’inventent pas ; simplement ils en font soit l’apologie pour proposer leurs propres thèmes, à l’extrême droite (les « valeurs ») comme à l’extrême gauche (les « particularismes »), soit comme on le dit dans la brochure, l’histoire ressort en imageries, virtualisée.

5 – Je ne suis pas sûr qu’il faille minimiser ce qui semble se chercher aujourd’hui du côté de la démocratie sociale, telle que la critique du tract FSU-SNEsup semble le faire.

Je reprends ici un mail déjà envoyé à quelques participants à cette liste, et qui me semble pouvoir participer de cette discussion :

L’Ecole Normale Supérieure a lancé en décembre dernier un projet d’études démocratiques dont les premiers résultats, je pense, aurait bien plu à Castoriadis.

Car l’enjeu y est d’expérimenter et de trouver les moyens de travailler concrètement et démocratiquement (au sens de Casto, c’est à dire non une démocratie représentative, mais un collège de citoyens directement concernés) à la résolution des problèmes pratiques.

La logique d’une telle démarche, initiée dans une institution d’État, indépendamment de toutes appartenances partisanes et de toutes appartenances de classes, ouvre des perspectives réalistes pour une fin de la démocratie représentative aujourd’hui en crise.

Cette démocratie pratique permet de poser la question du choix de telle ou telle innovation technique, de telle ou telle recherche, du choix des investissements, de la répartition de l’argent public, ceci par les citoyens eux-mêmes. Son principe étant la reprise en main par les individus associés de la maîtrise du développement de notre société, il conduit également à mettre fin au mouvement autonome de l’économie.

Et surtout, cette réflexion n’est pas coupée de ses applications pratiques, ce n’est pas qu’une réflexion théorique.

C’est le fait que ce soit non des gauchistes, non des politiciens, mais dans un tel cadre que se mènent ces réflexions, qui me donne un peu d’espoir pour l’avenir.

Cependant, il y a bien des sujets aujourd’hui pour lesquels il n’est pas sûr que l’ensemble des personnes concernées puissent s’accorder sur une solution (on le voit à propos de la laïcité et des intégrismes religieux).

Ce projet étant un projet de démocratie appliquée, les cinq professeurs qui animent ces séminaires viennent de domaines pratiques : Laurent Berger, Claire Thoury est au CESE, Jean-François Delfraissy est médecin, président du comité d’éthique, Philippe Etienne Ambassadeur, …

Cependant, ce n’est pas demain qu’un mouvement suffisamment puissant, ayant bien compris quel est son intérêt, permettra d’accéder à la société autonome désirée par Casto.

Rendre responsable telle ligne politique, telle politique gouvernementale, du niveau de l’extrême droite me paraît vain, voire ridicule.

La démocratie représentative est bien en peine à trouver des consensus dans des périodes difficiles. La fin ou la contestation de la domination occidentale sur le reste du monde est certes légitime, mais ça se paye par une dégradation de la richesse de nos pays, et ça n’ouvre pas sur des perspectives démocratiques dans ces autres pays.

Les sociétés culturellement les plus proches de l’idéal démocratique défendu par Casto restent en occident.

Déjà à la veille de la seconde guerre mondiale, Trotsky s’inquiétait du fait que la possible faillite du schéma révolutionnaire marxiste ne signe la fin de la civilisation : les progressistes se réjouiront peut-être de ce qu’aujourd’hui on met la barre plus haut, on s’inquiète de la fin de l’espèce humaine.

Lien vers le site de l’ENS :

https://www.ens.psl.eu/actualites/la-democratie-appliquee-entre-pratique-recherche-et-formation

5. Il nous semble vain d’attendre une quelconque alternative à la démocratie représentative dans le cadre de comités d’experts travaillant dans des institutions d’État et se situant donc en décalage avec des mouvements pratiques. À la limite, la proposition de « grand débat » de Macron, en réponse au mouvement des Gilets jaunes, nous paraîtrait plus adaptée… si elle avait été convoquée de bonne foi.

Le fait que ces institutions soient indépendantes de toute tendance partisane n’est absolument pas un critère pour nous ; et puisque l’exemple cité est celui de l’ENS, il nous paraît particulièrement emblématique car cette institution, à l’égal de Sciences Po, est le chaudron d’éclosion en France de thèses postmodernes qui ne sont effectivement ni de droite ni de gauche, si on se place du point de vue de ce que ces termes voulaient dire au XIXe siècle, mais au service de tous les pouvoirs et puissances en place aujourd’hui.

Pour ce qui est de la « démocratie sociale », quelle sorte d’indépendance coté syndicats peut être mise en avant dans le contexte actuel des législatives quand on voit se multiplier les appels au vote contre le RN et même clairement pour le NFP ? Plutôt que l’indépendance ou l’autonomie, ce qui s’exprime ici, c’est le niveau d’idéologisation et d’intégration de ces structures au sein des sphères de pouvoirs. Si l’on veut encore un exemple, voici ce que l’on peut lire ce jeudi 27 juin 2024 dans un tract de la FSU-SNEsup : « la FSU appelle, avec gravité et en toute indépendance vis-à-vis des partis politiques, à voter dès le premier tour pour une véritable alternative de progrès et de justice sociale, présente dans le programme du Nouveau Front populaire ». Qu’est-ce que veut dire ici « en toute indépendance » ? Au moins FO reste-t-il à peu près cohérent sur cette question, mais sa position, comme celle de la CFTC, n’est guère commentée. Des syndicats déjà passablement affaiblis et reconnaissant que certains de leurs adhérents n’hésiteront pas à voter RN n’ont-ils pas d’autres contre-feux que d’appeler à voter LFI ? Ne comprennent-ils pas qu’ils ajoutent de la division à la division en se soumettant à des regroupements qui ont pourtant encore moins de légitimité qu’eux ?

A suivre…

Gzavier, Jacques W., Larry, le 28/06/2024

Note sur imagination/imaginaire/imageries

Récemment, dans certains milieux impliqués dans le mouvement des Gilets jaunes, des discussions ont eu cours sur l’imaginaire des Gilets jaunes. Par ailleurs on assiste à la recrudescence de l’emploi du terme « imaginaire ». Il nous paraît nécessaire de faire un état des lieux de la question en mettant mieux en évidence la différence entre imaginaire, imagination et imagerie que j’ai déjà développée, mais qu’il faudrait convient de repréciser et d’actualiser.

Imagination/imaginaire/imagerie sont trois moments d’un processus d’autonomisation que j’ai dialectisé dès le début de la revue Temps critiques (années 1990). Je l’illustrais alors dans une périodisation à partir de l’après-Seconde Guerre mondiale, mais surtout avec les années 60.

En Mai 68, il y a eu surgissement de l’événement avec un jaillissement d’imagination dans tous les domaines de la pratique politique et des rapports humains (cf. l’appel inédit à « l’imagination au pouvoir »).

Est ensuite venu son échec dans les années 1970, qui engendre un recours à l’imaginaire employé comme substantif avec l’hégémonisme intellectuel de la psychanalyse lacanienne.

Puis survient une nouvelle autonomisation dans des formes qui ne sont plus des images au sens traditionnel de représentation d’un objet, d’une forme, d’un être, mais des imageries (cf. la politique spectacle, puis les réseaux sociaux puis les métavers, etc.) ; des imageries accompagnées de symboles.

Dans le cercle d’individus proches de la revue Temps critiques et dans de longs échanges sur le blog avec Bernard Pasobrola, la question de l’imaginaire et donc aussi de l’institution imaginaire de la société a été revisitée. J’ai à ce moment-là, proposé une critique de l’institution imaginaire de Castoriadis1 en montrant comment la place centrale et généralisée qu’il accorde à l’autonomie (il vise la « société de l’autonomie ») le conduit à rallier les formes et les forces d’innovation et de « créativité » qui sont celles-là même de la société capitalisée post-68.

Développons, tel que je le reformule aujourd’hui.

Le pic de l’usage du terme imaginaire dans la langue courante (mais de niveau soutenu) a été atteint dans les années 70/90. Si, bien sûr, la notion est encore utilisée et même très fréquemment, elle relève désormais plus des domaines de l’imagerie savante que de celui de l’imaginaire. Par exemple les imageries insurrectionnistes qui rejouent la révolution sans la perspective révolutionnaire qui la sous-tendait ou encore les imageries primitivistes sur la nature « d’avant » qui essaient d’échapper au nouveau déterminisme écologiste et climatique qui succède au déterminisme marxiste.

J’en reviens à ce qui a pu être pensé comme « l’imaginaire des Gilets jaunes. Nous avons produit une brochure sur les références des Gilets jaunes à la Révolution française, puis notre livre, L’événement Gilets jaunes2 où nous développons trois références : jacobine (Constituante, Guillotine, etc.), démocratie directe (le RIC) et communalisme. Il me semble plus approprié à l’événement Gilets jaunes de parler d’un symbolisme de la révolte ou bien d’aspirations à une justice ferme dans ses principes, plutôt que « d’imaginaire ».

Il est donc nécessaire de redéfinir les notions et d’apporter quelques précisions sur la périodisation que j’avais proposée avec le processus socio-politique imagination/imaginaire/imageries.

Dans un article3 intitulé « L’imaginaire : naissance, diffusion et métamorphoses d’un concept critique », l’historien des idées Claude-Pierre Pérez présente une analyse documentée de la genèse et du cheminement de la notion d’imaginaire dans les sciences humaines, la littérature et les textes imprimés depuis l’après Seconde Guerre mondiale.

Il montre, notamment, comment, dans les années 50 et 60, le recours à l’imaginaire a d’abord été fortement affirmé par les structuralistes, Lévi-Strauss, Lacan, Althusser (et son « marxisme imaginaire4 »), puis revendiqué également par d’anciens marxistes qui font de « l’imaginaire radical » un concept majeur pour leur critique du marxisme. Castoriadis et son « institution imaginaire de la société » est un auteur emblématique de cette démarche dans les années 70.

Le texte de C.-P. Pérez est une source utile de données mais l’auteur présente une histoire de la notion d’imaginaire limitée aux seules évolutions sociologiques, culturelles littéraires, alors que je cherche à en faire une critique politique. Voyons comment.


1 – L’imagination est prévalente depuis quasiment les origines de la langue française (premières occurrences au XIIe siècle), même si la chose s’exprime aussi dans d’autres termes : esprit, fantaisie, fantômes, chimères, déraison, extravagance, folie, évasion, songerie, utopie, etc.

La langue ne fait en cela que désigner cette dimension anthropologique présente dès l’émergence du genre humain ; à savoir une capacité mentale individuelle et collective à percevoir et à représenter des réalités concrètes du monde environnant. Dans des circonstances historiques déterminées, l’imagination élargit et approfondit la pratique, car elle est porteuse d’un devenir.

C’est cette imagination qui se manifeste pendant les moments chauds et cruciaux de l’histoire ». Moments chauds par rapport à l’histoire dite « froide », celle des États, des Empires, des Églises, etc. On pourrait aussi dire « moments discontinus », que ce soit pendant la Révolution française, la Commune ou en mai 1968. Mais ce ne sont que des moments qui ont été plus ou moins rapidement happés par les processus de restauration ou de contre-révolution. Ce qui apparaît comme nouveau dans la situation des années 1960-1970 — celles de ce que nous avons appelé le dernier assaut prolétarien — portait, par l’imagination et les utopies sous-jacentes qui l’animait, un dépassement de ce simple aspect classiste. La défaite de ces mouvements qui ont été présents dans un grand nombre de pays pendant un cycle d’environ dix ans, a marqué non pas un nouveau cycle de contre-révolution, mais une « révolution du capital » qui, sur ce point précis, a englobé politiquement (la victoire de la démocratie comme forme sans contenu), médiatiquement et spectaculairement, le mouvement de l’imagination en le transformant en de simples projections dans des « imaginaires ». 


2 – De l’entité anthropologique intégrale qu’est l’imagination, va s’autonomiser un élément de l’ensemble : l’imaginaire. J’ai décrit et analysé ailleurs5 les processus d’autonomisation dans la sphère politique et idéologique. L’élément particulier qui s’autonomise d’un tout, tend à remplacer la totalité dont il est issu et il lui donne son identité particulière comme nouvelle vérité. De ce processus qui combine effacement et remplacement, résulte une puissance politique et culturelle qui s’affirme souvent dogmatiquement (voire religieusement) comme nouvelle norme, nouvelle morale. Aujourd’hui, les particularismes, les identitarismes et les communautarismes sont typiques de ce processus.

Sur le plan du langage, l’autonomisation de l’imagination dans l’imaginaire substitue à l’adjectif, qui est d’usage commun dans la langue, tel le récit imaginaire ; les animaux imaginaires ; le malade imaginaire, etc., le substantif : l’imaginaire.

Le mot imaginaire employé comme substantif émerge6, certes, dès les années 40, chez Sartre avec sa phénoménologie de l’imagination, mais c’est surtout dans les années 50 avec Lacan et sa théorie du stade du miroir que la notion d’imaginaire va monter en puissance dans les sciences humaines et sociales, pour culminer dans les années 60 et 70 dans de nombreux milieux et pas seulement intellectuels. On se souvient dans les débats et les conversations des années 70 de ce qui était finalement réduit à de vulgaires tics de langage pour désigner un lieu autre, inconscient ou irréel ; par exemple : « … bien sûr je ne suis pas d’accord avec lui, mais quelque part il a raison » ou bien encore : « Souvent je le déteste, mais quelque part, je l’aime ». Cet ailleurs était devenu l’ombre, le compagnon illusoire d’une époque non seulement sans imagination, mais dans laquelle les imaginaires n’atteignaient même pas le niveau d’un imaginaire social, du fait du processus d’individualisation dans ce que j’ai appelé, La cité des ego7.


3 – L’article de Claude-Pierre Pérez décrit bien les cheminements sinueux de l’imaginaire comme objet culturel partagé. Le passage où il montre comment, dans les années 70 et 80, les historiens se sont emparés de la notion est intéressant. La recherche historique est alors conduite sous les auspices de l’imaginaire des sociétés anciennes. C’est déjà le concept dont on affuble les périodes historiques (par exemple Le Goff et L’imaginaire médiéval), mais il conservait encore son sens fort, social-historique, alors que dans les décennies suivantes, son extension à toutes sortes de phénomènes, particulièrement dans la vie quotidienne le vide de toute substance et le réduit à un simple élément de discours post-moderne et branché.

Combien de fois n’entendons-nous pas barré des phrases du type ce celle-ci : « il a échoué à son épreuve d’oral : c’est son imaginaire qui l’a fait bredouiller » ou encore, « la majorité des manifestants ont pris l’itinéraire convenu : c’est leur imaginaire qui les a piégés », etc.

On pourrait citer d’autres exemples de cette autonomisation de l’imagination dans l’imaginaire. Ainsi, alors que Gaston Bachelard a toujours employé le mot imagination — l’imagination poétique, l’imagination de la matière, l’imagination du mouvement — ses commentateurs des décennies 1970 et suivantes parlent de l’imaginaire8 chez Bachelard.


4 – Si l’on réintroduit ici mon schéma de l’autonomisation de l’imagination dans l’imaginaire, nous pourrions avancer que dans le moment de l’imaginaire, c’est la dimension anthropologique de l’imagination qui est perdue. En s’autonomisant — c’est-à-dire en se séparant — de l’univers de l’imagination, l’imaginaire se positivise et réduit l’imagination à une altérité donnée comme un inconnaissable et finalement assimilable à un leurre.

Dans cette perspective nous pouvons avancer qu’il n’y a pas eu « d’imaginaire Gilets jaunes ». Il y a eu seulement et surtout du réel9 (la vie dans les ronds-points, les manifestations, les communautés de lutte, etc.) et quelques symbolisations de l’action (la guillotine, le RIC, la volonté d’attaquer les centres de pouvoir). Donc discuter de « l’imaginaire des Gilets jaunes » sans élucider les présupposés politiques et idéologiques de la notion même d’imaginaire, risque de conduire à des malentendus voire à des tensions.

Répétons-le : il n’y a pas eu d’imaginaire Gilets jaunes, mais il y a des essayistes, des militants politiques ou des médiatiques qui aujourd’hui, cherchent à surinterpréter l’événement Gilets jaunes en fonction de leurs intérêts propres (appropriation politique, buzz médiatique, niche académique).


5 – L’épuisement du contenu de la notion d’imaginaire et de sa relative valeur heuristique se manifeste dès les années 1990 et s’accentue dans les années 2000 et 2010. L’article de C-P. Pérez le décrit bien. Mais il ne dit rien sur les dimensions politiques de cette disparition. Sauf dans les dernières lignes en termes anti-industriels ou en référence à la littérature. Ce qui est s’en tenir à la surface des choses.

Retenons toutefois ici une concordance entre l’analyse d’un historien des idées et mes intuitions théoriques. En ce sens qu’il y a certes une recrudescence de l’emploi du terme imaginaire, mais qu’elle se fait dans un usage intempestif (au sens étymologique de à contretemps) ou encore dans une non-contemporanéité (Ernst Bloch10). La redondance du mot imaginaire dans le langage politico-culturel actuel est l’expression de cette perte du contenu de l’imaginaire comme substitut de l’imagination.

Aujourd’hui, les multiples références à l’imaginaire représentent des reliquats tenaces, mais souvent vains et vides, de l’ancienne période où dominait ce terme ; comme telles elles expriment une parodie de l’imaginaire des années post-68, celles du deuil de l’imagination.

De ce point de vue, l’article traduit et présenté par Serge Quadruppani, « Les rats de l’imaginaire11 », in Lundi matin, à propos de la mise sous surveillance spéciale d’un écrivain italien, relève de l’usage après-coup du terme imaginaire. Un usage ordinaire comme on en trouve en nombre dans les médias, par exemple « octobre, le mois de l’imaginaire » ou encore « les nuits de l’imaginaire », etc. Autant d’occurrences surabondantes d’un mot qui a perdu son contenu historique et qui s’est autonomisé dans des imageries. 


6 – Pour finir, quelques mots sur l’autonomisation de l’imaginaire dans les imageries. C’est la période dans laquelle nous sommes. C.-P. Pérez parle encore d’images pour désigner ce moment post-imaginaire. Mais ce mot est peu approprié pour désigner, dans la société capitalisée, la tendance à une totalisation des activités humaines dans des imageries numériques, dans des univers virtuels et dans des formes abstraites « générées » par l’intelligence artificielle12.

Nous sommes déjà loin du « J’en ai rêvé, Sony l’a fait », le célèbre slogan du début des années 1980, qui déjà anticipait sur la captation des imaginaires dans les technologies des imageries.

Depuis le début des années 2000, la mutation politique et idéologique de l’imaginaire en imageries (et en symbolisations qui sont leurs compléments mythico-religieux), a été déterminée par deux opérateurs puissants, l’un technologique, l’autre idéologique :

  • la généralisation des technologies dites de l’image et notamment l’omniprésence des vidéos et l’extension des imageries « générées » par l’intelligence artificielle ;
  • l’épuisement de la référence à cet « Autre » tout puissant qui donnait aux individus particularisés des décennies post-68 un espoir, certes vague, mais un espoir malgré tout, que la société capitalisée n’était pas close, qu’une échappée à son enfermement était encore possible.

Les imageries généralisées et leur symbolisation sont le résultat de la virtualisation de l’imaginaire. L’image (eidôlon, imago) contient une dimension transhistorique, anthropologique, qui disqualifie l’imaginaire pour décrire et critiquer l’emprise de la vidéomédiatisation du monde contemporain. Dans la « réalité augmentée » du métavers, il n’y a ni imagination, ni imaginaire, mais seulement des imageries, des icônes et des symboles.

Lançons abruptement une hypothèse : l’imaginaire s’est autonomisé dans des imageries et celles-ci sont à tendance spectrales.

Jacques Guigou

septembre/novembre 2022

  1. https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#fiction pour un extrait de mes analyses à ce sujet. []
  2. …/temps critiques, L’événement Gilets jaunes, À plus d’un titre, 2019. []
  3. Article disponible en ligne https://www.cairn.info/revue-litterature-2014-1-page-102.htm []
  4. À la fin de sa vie, Althusser conduit son autocritique à ce sujet dans ces termes : « Raymond Aron avait raison, je lui donne maintenant raison : nous avons fabriqué, du moins en philosophie, du “marxisme imaginaire”, une belle et bonne philosophie, avec quoi on peut aider à penser la pensée de Marx et le réel, mais qui présentait ce petit inconvénient d’être elle aussi absente de Marx », cf. France Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/une-vie-une-oeuvre/louis-althusser-un-marxiste-imaginaire-1345215 []
  5. Le genre comme autonomisation par rapport au sexe, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article385 ; l’autonomisation des apprentissages dans l’auto-formation et l’évaluation des capacités cognitives http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article104 ; le poétique comme autonomisation de la poésie, http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article385 []
  6. Le Dictionnaire historique de la langue française (Robert) signale une occurrence du substantif imaginaire chez Maine de Biran en 1820 mais sans effet ni suite dans la langue et les idées. Ce n’est véritablement qu’à partir des années 1960 que l’autonomisation opère. []
  7. cf. La cité des ego, l’impliqué, 1987, réé. L’Harmattan, 2007. []
  8. les exemples de cette autonomisation/réduction sont nombreux https://classiques-garnier.com/ethique-politique-religions-2018-2-n-13-imaginaire-et-praxis-autour-de-gaston-bachelard.html ou encore http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/imaginaire_feu/imaginaire_feu.html []
  9. J’écris « du réel » et non pas « le réel ». Le premier est relatif, le second absolu. []
  10. Ernst Bloch, Héritage de ce temps, première traduction en français, Payot, 1977.  []
  11. https://lundi.am/Les-rats-de-l-imaginaire []
  12. Par exemple https://www.leptidigital.fr/productivite/meilleurs-generateurs-images-ia-30857/ les générateurs d’images appliqués à toutes sortes de domaines. []

Manifestations de Gilets jaunes, Black bloc et antifas ; retour et précisions

Ces échanges entre des camarades américains et nous sont intervenus suite à la traduction de plusieurs de nos textes en langue anglaise (américain). Par delà ces textes qui portaient sur d’autres thèmes, ces camarades ont voulu clarifier le rapport que le mouvement des Gilets jaunes entretenait avec l’anticapitalisme d’une part,  des groupes extérieurs d’autre part ; extrême droite, Black bloc et antifas.

Le 01/01/2022

On viens de traduire un deuxième texte de Temps Critiques : https://illwill.com/labor-value

Amicalement,

Adrian, ill will 


Le 02/01/2022

merci. Je viens de commander le livre sur le GJ…j’aimerais bien le lire. J’ai écrit un texte sur cette événement est ici (malheureusement pas disponible en français) encore): https://www.metamute.org/editorial/articles/memes-force-%E2%80%93-lessons-yellow-vests

Bises,

Adrian


Le 02/01/2022

Adrian,

Oui notre éditeur l’a envoyé. Pour être complet voici quelques précisions :

Notre livre couvre la période novembre 2018-mars 2019. Nous pensions urgent de le livre et il ne fallait pas non plus que le livre soit trop gros. Résultat, nous avons continué à sortir des brochures à propos du mouvement et qui, évidemment, ne figurent pas dans le livre :

-« Gilets jaunes : une résistance à la révolution du capital » (avril 2019) qui est une petite synthèse que nous demandait la revue suédoise Subaltern

-« Du droit de pétition au référendum d’initiative citoyenne » (juillet 2019) : une mise en perspective historique et critique du RIC

-« Un analyseur de la crise de la reproduction des rapports sociaux capitalistes : les Gilets jaunes » (septembre 2019). C’est à ce moment que nous nous sommes retirés de ce qui, pour nous, n’avait plus qu’un lointain rapport avec le mouvement d’origine  alors qu’à Lyon au moins nous avions été fait groupe Gilet jaune par les Gilets jaunes eux-mêmes du fait de nos interventions (un groupe beaucoup plus large évidemment que les quelques lyonnais de Temps critiques). Nous étions en effet regroupés dans la structure informelle appelée le « Journal de bord ». Sur cette activité spécifique tu peux te reporter à l’article   » Activité critique et intervention politique » paru dans le n°20 de Temps critiques et disponible sur notre site. Il a été écrit par trois membres de ce « Journal de bord ».

-« Les Gilets jaunes et la crise de légitimité de l’Etat (janvier 2000).

Ces brochures complémentaires sont disponibles sur le site mais si tu nous en fait la demande expresse on peut te les envoyer gratuitement par la poste en tarif livre de vitesse lente (mais pas si lente que ça aujourd’hui que plus personne n’utilise le courrier postal !).

Nous allons jeter un œil à ton texte indiqué dans ta lettre.

Amicalement,

Pour Temps critiques,

JW


Le 02/01/2022

Merci bien pour tout cela. 

J’ai parle hier avec un ami de Marseille, qui m’a dit que les GJ (peut-être pas partout, mais quelque part) ont commencé un dérive vers la droite, particulièrement avec les manifs contre le passe sanitaire. Moi je suis curieux de ton avis de ça, et s’il importe quelque choses à propos du mouvement dans un sens plus large. Si tu lis notre texte, tu trouvera un argument / hypothèse concernant le question de quoi permettait les GJ de ne pas fais un dérive comme ça plus tôt, et peut-être c’est le manque des actions visant la propriété privée / capitaliste dans ce nouveau cycles des luttes qui permet une dérive au présent ? 

C’est juste une curiosité…

Bien à toi,

A


Le 02/01/2022

Bonjour,

Après concertation on t’envoie ça comme approche synthétique par rapport à ta question :

Le mouvement des GJ n’a pas véritablement « dérivé » parce qu’il n’a jamais eu une ligne déterminée ni même de revendications unifiées. On peut plutôt dire qu’il s’est étiolé pour deux raisons principales : son incapacité à réaliser le « Tous Gilets jaunes » d’une part (la reformation d’un peuple qui dépasserait à nouveau la question des classes dans l’exigence d’une nouvelle révolution fortement influencée par les idéaux de la révolution française, de 1848 ou même de la Commune plus que par la lutte contre le capital de la révolution prolétarienne ; la réalité de la répression d’autre part et nous ne parlons pas principalement de la violence policière dans les manifestations mais du traitement général contre le mouvement avec très rapidement l’impossibilité de continuer l’occupation des ronds points. Devant son isolement le mouvement, dans une forme déjà fortement réduite a toléré plus que cherché des convergences à gauche et par rapport aux militants climat qui s’offraient à lui, mais à aucun moment il n’y a eu alliage entre ces forces. Les heurts avec les militants climats étant parfois même assez durs dans l’attitude même s’il n’y a pas eu d’affrontement physique. De la même façon qu’aujourd’hui, les individus ex-Gilets jaunes ou portant encore le gilet et non pas un « mouvement » qui n’existe plus, cherchent des convergences à droite chez les anti-vax sous prétexte d’un refus du passe-sanitaire qui leur semble continuer leur combat d’origine contre la « tyrannie ». Mais cela est très confus puisque des ex-Gilets jaunes se sont « radicalisés » au point d’abandonner leur ouverture d’esprit d’origine pour des positions antifa qui les amène à refuser tout contact avec les manifestants appelés par Philippot d’une part, le docteur Foucher de Marseille d’autre part. Ce sont les termes de droite et de gauche qui sont inopérants pour saisir la situation comme ils l’étaient déjà en 2018 et c’est l’une des originalités du mouvement des GJ de les avoir mis de côté.

Ce que tu appelles des dérives nous paraît plutôt relever des limites intrinsèques du mouvement. Malgré les slogans des gauchisés, il n’était pas anticapitaliste et c’est ce qui le rapprochait de 1789 et 1793. L’attaque contre la propriété n’était pas centrale car aujourd’hui très peu de gens remettent en cause la propriété privée si elle est fondée sur le travail. Donc s’il y avait anticapitalisme, il était très superficiel et comme pour les « occupy Wall street, c’est la finance et l’oligarchie qui étaient attaqués en priorité d’où sur ce point une convergence entre ex-droite et ex-gauche pour « exploiter » le moment et le mouvement.

Par ailleurs, ce que tu appelles un « nouveau cycle de lutte » est très discutable. Le terme n’est pas aberrant si on prend le cas de la France où s’enchaînent des mouvements depuis 2016, mais c’est une exception. Aux EU par exemple il n’y a pas de fil conducteur entre « occupy » et BLM. Et même en France, la lutte sur les retraites suit le mouvement des GJ mais sans réelle continuité autre que celle d’une encore relative présence massive d’ex-GJ dans les cortèges. La présence de cortèges de tête dans les manifs en France ne peut suffire à qualifier le cycle ; d’ailleurs à ce compte ce cycle s’arrêterait avec les manifs antipass qui n’en comportent pas. Il nous semble même que le cortège de tête soit devenu une idéologie du cortège de tête (cf. déjà notre n°20) … et que la réalité de ce cortège soit battue en brèche aujourd’hui principalement par l’éclatement et même la désintégration interne des manifs et secondairement par la place disproportionnée qu’y prennent les antifa, le plus souvent sans aucun rapport avec la manif elle-même. C’était déjà le cas des BB pourrait-on dire, mais eux profitaient de la force politique de la manifestation et du mouvement, mais de sa seule faiblesse « militaire » pour en assurer un succédané, alors que les antifa et actuels participants des cortèges de tête nous semblent bien plus profiter de la faiblesse structurelle et politique des dernières manifestations comme celle appelée par les syndicats au mois de novembre.

Pour Temps critiques,

JW


Le 26/01/2022

Hi there

Thanks for this email, and apologies for the slow reply, it’s been a very busy month. 

Your arguments here are very challenging to our reading of the situation, but in ways that make things more complex not less, and we are very appreciative of that. 

As for your reading of property, my sense is that you must avoid many details in order to make the claim you make about property not being central. What I mean is, there’s a difference between a tactical repertoire and a broad framework that sets the ‘problem’ (problems, plural) of a struggle within which this repertoire is active. I think we emphasized the tactical repertoire, and the importance of property destruction within it as a way of blocking fascist hegemony, because we actually agree with you on another level that, as you say in the first sentence, there never was a determinate line or set of demands framing the struggle. For this reason, so long as the antagonism has a flexible frame and is able to continue mutating and growing (as we emphasize in our theory of the ‘meme with force’), the capacity to avoid fascist reterritorializations will depend to some extent on the tactics that become widespread. We should not confuse a willingness to use property destruction tactically to attack the rich or the ‘elites’ with a critique of all property. I think you’re right that the movement wasn’t properly speaking ’anti-capitalist’ (in fact: no mass movements today are, by our estimation…and this in spite of producing ethically communist phenomena in their midst with relative frequency), as it did not seek to abolish all social property. In other words, I think I agree with you about the general frame or lack thereof, but I would question the extent to which you wish to marginalize the violence by laying it at the doorstep of ‘outside agitators’ from the extreme left or right. This was not our perception, during several of the big days of action in Paris. Extreme leftists joined in the fun, but it was also GJs, suburban kids, and various others all at once. 

What you point to regarding the limits encountered by the movement seems correct to us and also to be of great importance. The disappearance of the roundabouts was a tremendous blow, and it’s not for nothing that the state expended so much energy attacking and crushing them. In an interview I did at the time, with friends from Rouen and Paris, they describe how the roundabout in Rouen had to be destroyed and reconstructed fifteen times. This indicates that the state is not so stupid, and clearly perceived the material basis of self organization of the movement. 

Lastly I appreciated your comments on the ‘cycle’ question, and that of the cortèges. I will think more about this, and try to reply more. I’m not sure, however, that I understand the significance, for your reading of our present moment, of this analysis you shared with me. Could you clarify why you feel the need to insist on the distinction between antifascists and BB from the rest of the movement in such stark ways? This seems like it risks falling prey, once more, to the idea of an “essential” movement that is then invaded by outsiders. That doesn’t seem like the basic situation we’re in today, globally: rather, it seems like whenever conflicts kick off, a plethora of different composing forces throw themselves in, and begin experimentally forming a composition. Why index tactics only to certain groups? What function does this play in your analysis? 

As a final note: our friends in Rome translated your text, that we published : https://www.archeologiafilosofica.it/valore-lavoro-e-il-lavoro-come-valore/

They asked us to tell you.

Best,

 Adrian 

and also I forgot to link to the interview I mentioned: https://communemag.com/the-counter-insurrection-is-failing/


Traduction : L.Cohen

Salut.

Merci pour ton e-mail, et toutes mes excuses pour la lenteur de ma réponse : le mois écoulé a été très chargé.

Les arguments avancés dans ton message posent des problèmes considérables pour notre lecture de la situation, mais de telle sorte que les choses paraissent plus complexes au lieu de moins complexes qu’auparavant. Ce que nous apprécions beaucoup.

Concernant tes remarques sur la propriété, j’ai l’impression que vous ne pouvez maintenir votre position sur le caractère non central de cette question qu’en faisant l’impasse sur pas mal de détails. J’entends par là qu’il y a une différence entre un répertoire tactique et le contexte plus général qui délimite le « problème » / les problèmes autour d’une lutte et à l’intérieur duquel ce répertoire est mis en œuvre. Je pense que si nous avons insisté sur le répertoire tactique et sur l’importance, dans ce cadre, de la destruction de propriété comme moyen d’empêcher l’hégémonie des fascistes, c’est parce que, à un autre niveau, nous sommes au fond d’accord avec ton affirmation dans la première phrase que le mouvement des GJ n’a jamais eu de ligne déterminée ni même de revendications unifiées. Donc, tant que l’antagonisme s’exprime dans un cadre mouvant et reste capable de transformation et de développement (aspect que nous soulignons dans notre théorie des « mèmes-avec-force »), la capacité à éviter des reterritorialisations fascistes dépendra dans une certaine mesure des choix de tactique qui se diffusent. Il ne faut pas prendre pour une critique de toute propriété une disposition tactique à détruire des biens comme moyen d’attaquer les riches ou les « élites ». Je pense que vous avez raison de dire que le mouvement n’était pas à proprement parler « anticapitaliste » (à notre avis d’ailleurs, cela vaut pour tous les mouvements de masse actuels, et ce malgré leur capacité à produire assez souvent des phénomènes communistes sur le plan éthique), étant donné qu’il n’a pas cherché à abolir toute propriété sociale. Pour le dire autrement, je pense être d’accord avec vous sur le contexte général ou son absence, mais je me demande si vous ne cherchez pas trop à marginaliser la violence qui a eu lieu en la mettant sur le compte d’« éléments extérieurs », qu’ils soient d’extrême gauche ou d’extrême droite. En effet, ce n’était pas l’impression que nous avions eue au cours de plusieurs journées de grande mobilisation à Paris. Des gens d’extrême gauche s’en sont certes donnés à cœur joie, mais il y avait aussi des GJ, des jeunes de banlieue et bien d’autres qui s’y sont mis.

Votre caractérisation des limites auxquelles s’est heurté ce mouvement nous semble non seulement bien vue, mais de la plus grande importance. La disparition des ronds-points aura été un coup terrible, et ce n’est pas un hasard que l’État se soit tant acharné à les attaquer et à les écraser. Dans un entretien que j’ai réalisé à l’époque, des copains de Rouen et de Paris m’ont raconté que le campement de Rouen a été démoli et reconstruit quinze fois. Cela laisse penser que l’État n’est pas si bête que ça et avait pris clairement conscience de cette base matérielle de l’auto-organisation du mouvement.

Pour finir, j’ai bien aimé tes remarques sur la question du « cycle » et sur celle des cortèges. Je vais y réfléchir encore et j’essaierai d’y répondre plus avant. Cela dit, je ne suis pas sûr de saisir la signification, pour votre interprétation de la conjoncture actuelle, de l’analyse que tu m’as fait parvenir. Pourrais-tu expliciter les raisons qui t’ont poussé à établir une distinction aussi tranchée entre les antifa et les BB d’un côté et le reste du mouvement de l’autre ? On voit poindre là le risque de retomber dans l’idée d’un mouvement « essentiel » qui subit ensuite l’invasion d’éléments extérieurs. Or, à l’heure actuelle, cela ne me semble pas correspondre à l’état des mouvements dans le monde. Je pense plutôt que dès qu’éclate un conflit, une pléthore de forces différentes s’y engouffrent et se mettent de façon expérimentale à constituer un ensemble. Pourquoi alors attribuer une tactique précise à tel groupe en particulier ? Et quelle place cette interprétation occupe-t-elle dans votre vision globale ?

Amitiés,

Adrian


Le 02/02/2022

Adrian,

C’est à 2 que nous te répondons car nous avons co-écrit dans le numéro 20 de Temps critiques : « Activité critique et intervention politique » qui parle des Gilets jaunes.

Nous ne savons pas si c’est un problème de traduction mais l’attaque symbolique des biens et la destruction de la propriété nous semblent deux perspectives différentes même si dans les deux cas, il s’agit bien d’une atteinte à la propriété. Par exemple, le premier terme peut recouvrir l’incendie du Third Precinct tandis que le second peut se comprendre de façon plus générale, telle une remise en cause de la propriété comme éléments du capital. Il faudrait nous dire précisément ce que tu entends par des « actions visant la propriété » ?

De manière générale, nous pensons que l’antienne marxiste de la « socialisation des biens » par le processus au cours duquel les travailleurs abolissent la propriété en s’appropriant et en socialisant les moyens de production détenus par une classe parasitaire n’a plus guère de sens dans une époque actuelle où les classes sont devenues introuvables. En effet, nous avons tenté d’expliquer cette dissolution/disparation dans ce que nous avons appelé « la révolution du capital » où, à la suite des échecs du dernier assaut prolétarien des années 60/70, le capital s’est restructuré ouvrant un nouveau cycle, sa dynamique ne se développant plus à partir des antagonisme historiques (ce qui sonne la fin du moteur qu’a pu être la lutte des classes) mais à partir de la part croissante du travail mort (les machines) au dépend du travail vivant par l’intégration de la technoscience dans le processus de production.

Pour revenir au mouvement des GJ, il illustra bien ce « pas de côté » et cette critique des conditions de vie dégradées dans le rapport social capitaliste en apportant de façon inédite la lutte sur des lieux liés au flux et la circulation des biens et des personnes. Cela nous a appris que la lutte ne peut plus guère être menée sur des lieux historiques que sont l’usine ou l’entreprise où le travail vivant à largement cessé d’être à la base du procès de production valorisation (restructuration, licenciement massif). Les lieux aujourd’hui qui nous paraissent déterminants sont ceux au centre de la reproduction des rapports sociaux et des flux (hôpitaux, écoles, transports, plateformes, entrées d’hypermarchés, nœuds routiers, artères commerçantes des hypercentres des villes) où la lutte se confronte directement à l’État comme interlocuteur garant de ces flux.

Quant à la place de la violence au sein du mouvement, il s’est trouvé que nous étions des rares à ne pas l’ignorer quand d’autres cherchaient purement et simplement à la minorer ou en ignorer la présence au cœur du mouvement. En ne respectant pas la règle du dépôt de manifestation, ou en occupant sans titre ni droit ces non lieux du développement urbain comme les ronds-points ils faisaient immédiatement violence à l’État. Et d’ailleurs, c’est ce sont ces occupations qui ont rendu matériellement possible l’éclosion d’une communauté de lutte active. Les Gilets jaunes dans leur grande majorité voyaient cela comme le simple exercice de leur droit fondamental à pouvoir manifester, se parler et mettre en place la fraternité présente au fronton de tous nos lieux publics.

Cela n’a pas empêché, dès les premiers temps, que de petits groupes déposent des parcours de manifestations et pas que sur Paris, mais il était impossible de s’y tenir vu le caractère hétéroclite que prenait les manifs GJ où se mêlaient pelle mêle des jeunes des banlieues, des ouvriers artisans, des handicapés, etc. et où la spontanéité et l’improvisation étaient souvent le maître mot pour s’engager exprimant cet engagement sur des voies encore jamais empruntées par des manifestants et surtout pas par les syndicats. Et ceci a perduré tant que les GJ ont conservé l’initiative sous la perplexité des forces de l’ordre qui avait toujours un temps de retard. Tandis qu’une fois passée la surprise du 1er décembre (et à la rigueur le 8) c’est au contraire le pouvoir et ces mêmes forces de l’ordre qui a déterminé le niveau de l’affrontement.

Pour ta question sur la distinction entre Blackbloc, Antifas et mouvement des GJ, nous pouvons répondre que si les minorités actives de BB se sont mises, un temps, au service du mouvement cela transcrit le fait que ce dernier n’arrivait pas à assumer par lui-même une violence diffuse et qu’il déléguait de fait la chose à des « spécialistes » où plutôt un groupe se présentant comme tel. Mais ce n’est pas simple car les BB ont aussi parfois desservi ce mouvement en provocant la confrontation sans la moindre stratégie collective donnant toute légitimité aux forces de l’ordre pour réprimer et tenter de disperser les manifs.

De plus il faudrait distinguer ville par ville leur action. Par exemple ce qui se passait à Paris relevait plus de l’exception que d’une règle. En effet les personnes qui « montaient » à Paris y allaient pour participer à ce qui leur semblait être une manifestation nationale où tout était possible parce qu’en dehors de chez eux et par exemple par des attaques contre des biens particuliers qui ne sont même pas des attaques contre la propriété mais des attaques contre des symboles de celle-ci ou du pouvoir, ou du luxe et de la richesse. Ces pratiques de BB relèvent pourtant, en partie, de personnes incapables de faire ces actions dans leur propre ville…

Avant d’en venir aux Antifas il faut signaler que notre livre L’événement Gilets jaunes ne reflète que partiellement notre activité durant le mouvement qui a eu lieu en participant aux manifestations et autour de l’assemblée générale (AG) lyonnaise des GJ. Celle-ci avec ces commissions (actions, revendications, etc.) nous a permis de bien distinguer les rôles et les lignes de force du mouvement. Même, si comme tu le dis et nous en conviendrons, lorsqu’un conflit social d’une certaine ampleur éclate, pléthore de forces différentes s’y engouffrent et se mettent à constituer un ensemble, il ne faut cependant pas être dupe de certains protagonistesqui comportent des positions de principe par exemple : les BB donnent la primauté à la violence contre les biens et les forces de l’ordre et inversement les chantres de la non-violence et de l’écologie radical qui veulent un mouvement pacifique.
Quant aux Antifas, ils venaient faire la leçon aux GJ en assemblée générale sur comment reconnaître un fasciste qu’il définisse comme l’ennemi de l’antifa, ce qui ne veut effectivement strictement rien dire pour un GJ qui ne pensent ni les « fascistes » ni les « antifa » comme des ennemis (ni d’ailleurs comme des amis). Ceci si bien que cela à fait fuir des GJ qui avait rejoint le mouvement pour son caractère au-delà des étiquettes politiques. Par ailleurs, si l’on s’en tient à l’exemple lyonnais sur les manifestations celui-ci est assez significatif des distinctions que nous faisons : au mois de février 2019, des fascistes ont attaqué les antifas présent en cortège dans la manifestation. Conséquence ? Ce jour-là un bon nombre de GJ sont partis écœurés ne voyant dans l’incident qu’une violence insupportable entre manifestants alors qu’ils venaient nouvellement rejoindre le mouvement à Lyon. L’action des Antifas au sein du cortège, avec leur guerre privée dont nous venons de donner l’exemple n’a pas constitué une réponse de fonds. Une fois les affrontements terminés les Antifas ne sont plus venus en AG. Pour ceux-ci tous les Gilets jaunes étaient suspects d’accointance avec des fascistes, c’était assez flagrant dans leurs interventions en AG.

Aujourd’hui tu cherches encore si les restes de GJ ont des sympathies fascistes ou non ce qui est un non-sens car pour nous il n’y a plus que des individus dans la rue et rien d’autres (Cf. l’article de Temps critiques : Les manifestations contre le pass sanitaire : un non-mouvement ?). De plus nous n’avons jamais eu l’intention de déterminer qui devait être exfiltré de la lutte ou non, ce sont aux mouvements de le décider et non des spécialistes de la bonne ou mauvaise idéologie. En ce sens, nous sommes maintes fois intervenus pour critiquer des positions (BB et antifa) à partir de notre insertion dans le mouvement comme « groupe non groupe » du Journal de bord.

Ju et Gzavier


Bonjour

Quelques précisions en complément de la lettre de Gzav et Ju

– Que voudrait dire s’emparer aujourd’hui de ces forces productives (et donc de la propriété des moyens de production) ? Dans quelle mesure ne sont-elles pas devenues aujourd’hui seulement « pour le capital » et non pas « progressistes » en général comme le concevait Marx dans son évaluation du MPC ?

-Par rapport à ce point fondamental les atteintes à la propriété que représentent les attaques ponctuelles contre leur représentation concrète (banques, pub des abribus), ne sont que des attaques contre des symboles de la propriété ou du pouvoir, ou du luxe et de la richesse, comme d’ailleurs celles contre des flics qu’on ne peut battre aujourd’hui militairement. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’opposer y compris physiquement aux forces de l’ordre, mais pas de la même façon que quand ce rapport de forces était moins déséquilibré (par exemple en 1968 et début des années 70).

-Alors que les BB pensent prendre l’initiative de l’affrontement eu donnant la primauté à la violence contre les biens et les forces de l’ordre, une fois passée la surprise du 1er décembre  (et à la rigueur le 8) c’est au contraire le pouvoir et ces mêmes forces de l’ordre qui ont déterminé le niveau de l’affrontement. Dans un premier temps le refus de l’Etat de procéder au corps à corps à travers l’action des CRS formés à cela mais où les risques de décès sont importants, a conduit à laisser faire les manifestants tant qu’ils ne pénétraient pas dans la « zone rouge », d’où les pillages du 1et et du 8 puis à un changement de stratégie des forces de l’ordre et l’arrivée du préfet Lallement, par tirs à longue distances et LBD pour faire mal (mutilations diverses), mais toujours en limitant les contacts physiques. Les BB comme d’ailleurs la BAC de son côté pouvaient donc opérer quelques raids sans que cela change le cours des choses. Le moment charnière a peut-être été celui correspondant à l’action avec le boxeur. A partir de là, les choses étaient réglées, chacun jouant sa partition sans surprise, d’autant que les fouilles préventives ôtaient toute spontanéité à un quelconque affrontement un peu moins asymétrique que celui entre manifestants désarmés et robocops. Pour résumer, et pour moi en tout cas, dès le 15 décembre, ce sont bien le pouvoir et les forces de l’ordre qui ont repris l’initiative et de fait, malgré de nombreuses actions moins visibles en semaine, le mouvement s’est mis à décliner de samedi en samedi si on juge cette évolution à la visibilité de ce qui se passait les samedis, puisque les ronds-points allaient être parallèlement démantelés sans véritable résistance. Pour se tenir les manifs ont commencé à être déclarées à Paris, même si en province la situation restait plus confuse, mais surtout la liberté de parcours était interdite, les flics coupant les ponts et sanctuarisant les hypercentres restreints des villes de province ce qui est très facie dans les villes de province et à fortiori pour celle traversées par un ou des fleuves délimitant les espaces.

-Si les BB étaient extérieurs au mouvement c’est surtout parce qu’ils se veulent tels en tant que « non groupe et surtout non groupe politique ; donc ils n’étaient pas plus extérieurs à ce mouvement-ci qu’ils ne l’avaient été au mouvement contre le projet de loi travail. En effet, ils négligent des différences théoriques et les préjugés éventuels contre le mouvement parce qu’ils privilégient toujours un commun possible qu’ils ressentent comme insurrectionniste, dimension qui ressort ou qu’il faut faire ressortir. D’une certaine façon, on peut dire qu’ils utilisent le mouvement, mais à l’inverse des « antifas », ils ne cherchent nullement à l’instrumentaliser. En effet, les premiers ne sont pas guidés exclusivement par leur idéologie (insurrectionniste) dans la mesure où celle-ci rencontre ou peut rencontrer la pratique d’un mouvement qui porte en son sein la possibilité de cette dimension quand il n’est pas étroitement encadré ; et c’est ce qui s’est passé avec les Gilets jaunes même si, comme disent Gzav et Ju cela a été aussi le produit d’une incapacité de ce même mouvement à penser sa propre violence … et, à Paris surtout, à s’en remettre à une nouvelle sorte « d’experts ».

-Les Gilets jaunes qui participent aujourd’hui aux manifestations antipass ne sont pas la frange fasciste des GJ qui rejoindrait les manifs Philippot de droite, mais comme nous le disons dans le dernier bulletin qu’on vient de t’envoyer ((« Un rééquilibrage … » dans la partie II), la queue de la comète Gilets jaunes, un noyau d’irréductibles y compris aux appels lancés par quelques GJ se croyant représentants du mouvement passé ou d’un mouvement qui perdure. Ils enfourchent les luttes au fur et à mesure, en toujours plus petit nombre. Ce sont des individus. Et nous en connaissons personnellement et sommes en rapport, au moins à Lyon, avec eux, mais nous ne sommes pas avec eux dans ces manifestations pour les raisons que nous avons exposé dans la brochure que vous avez traduite.

Bien à toi et à te lire

JW

Théorie, conscience, activité

Cet échange est le premier d’une série qui réintroduit le moment Gilet jaunes des luttes dans des problématiques plus générales, comme ici celle de la « conscience », le rapport entre théorie et pratique ou bien celle du rapport des activistes d’extrême gauche aux mouvements qui surgissent sans qu’ils en soient à l’initiative.


Le 18 octobre 2021

Merci Jacques, j’espère que tu vas bien.

En France la confusion ne semble être qu’à ses débuts ? As-tu remarqué qu’on assiste à une espèce de retour forcé de la « marque » GJ depuis la semaine dernière suite au pic historique de l’essence… de nombreux appels pour une « saison 2 » des GJ ont été relayés par (ou émanent de) différents groupe FB de l’extrême-gauche insurrectionnelle (Cerveaux Non Disponibles, Nantes Révoltés), on appelle à reprendre les ronds-points comme si cela ne s’était pas déjà montré insuffisant et comme un échec dans le long terme… l’extrême-gauche est dans la nostalgie pure de ce pour quoi elle était absente. Qui plus est cet appel s’est soldé d’un échec, les ronds-points ont été très peu repris car les gens qui ont vraiment fait le mouvement GJ ne sont pas dupes, et ne veulent plus faire la balade du samedi.

Entre ça, les manifestations contre l’extrême-droite et les anti-pass, l’émergence d’un mouvement de contestation globale et profonde semble mal partie… qu’en penses-tu ?

MC.


Le 19 octobre 2021

MC.

Oui ça va …

Ce que tu me dis sur la « marque » GJ nous l’avons signalé dans notre dernière brochure, le n°18 d’Interventions où nous posions la question d’un « non mouvement ». Il me semble te l’avoir envoyé sinon je te le renverrais mais tu peux aussi le trouver sur Lundi matin. Il a d’ailleurs été traduit en anglais. L’extrême gauche et quelques GJ ne sont pas tant dans la nostalgie que dans l’incompréhension de ce qu’est un mouvement. Les premiers ont globalement ratés le train et les seconds refusent que le destin d’un mouvement soit de mourir un jour. Plus fondamentalement, ils confondent mouvement et activisme ; participation au mouvement et pratique mouvementiste. C’est pour cela que je conseille souvent et surtout aux personnes qui se situent en bordure de l’insurrectionnisme, de lire les 20 pages sur la théorie et la pratique qu’Adorno a écrit au moment du 68 allemand et qui se trouvent dans son livre Modèles critiques. Il me semble en avoir parlé à Yannis. A vérifier. D’une manière générale je ne pense pas qu’on puisse interpréter les pratiques à partir d’éléments psychologiques. D’ailleurs ce qui est possible et « humain » de la part d’ex-GJ est douteux pour des gauchistes qui ne peuvent être nostalgiques de ne ce qu’ils ont pas vécu ou qu’ils ont mal vécu dans un entre-deux dont ils ne sont jamais sortis. Ils se disent plutôt qu’ils ont laissé passer quelque chose il y a deux ans et qu’il ne s’agit pas de répéter la même erreur aujourd’hui avec le mouvement antipass. C’est en fait de la « matière » qui leur manque car ils ont beau faire l’apologie des positions et luttes intersectionnelles, elles leur sont de fait étrangères ; et restent de l’ordre du positionnement du discours puisque toute « appropriation » leur est interdite (on les accusera d’être en »surplomb »). Donc la seule appropriation qu’ils peuvent tenter (comme l’ex-droite d’ailleurs) porte sur des pratiques informelles de révolte qu’ils essaient de chapeauter ou plutôt d’orienter. Pour les anciens GJ je ne crois pas que ce soit une question de conscience (mais ça c’est plutôt le fruit d’une « position » Temps critiques liée à notre cursus théorique mais aussi à notre expérience qui fait que nous ne « croyons » pas à la « conscience » et à l’importance de la prise de conscience). Par exemple, quand dans nos articles sur les classes nous disons que la théorisation d’influence hégélienne de Marx sur la classe en soi et pour soi nous paraît la plus acceptable, nous n’en acceptons pas pour autant le fait que cette conscience « pour soi » soit le fruit d’une accumulation d’expériences prolétariennes. Cette conscience-là est finalement la conscience trade-unioniste où la notion de classe pour soi devient quasi corporatiste et définit l’aristocratie ouvrière qui accumule les droits et les positions au sein de la société bourgeoise d’abord puis ensuite pendant la société qu’on pourrait dire « salariale » de la période des Trente glorieuses. Pour nous la classe pour soi est bien plutôt un surgissement comme par exemple en 68 en France et surtout en Italie entre 69 et 75 quand un certain et finalement incertain alliage s’instaure entre la classe ouvrière relativement garantie (et syndiquée) et de vieille tradition et la jeunesse prolétaire du Sud qui découvre et refuse la discipline du travail et de la ville (le sujet de la théorie opéraïste et de mon livre en quelque sorte comme c’était déjà le sujet de nos livres sur 68). « Pour soi » n’a alors rien d’une prise de conscience progressive où l’en soi se transforme en pour soi. En effet, les protagonistes du mouvement n’ont pas le temps de prendre conscience par un procédé réflexif qui demande du temps qu’ils n’auront jamais, mais sont comme traversés par un « orgasme de l’histoire » que chacun ressent dans ses tripes, une sorte d’électrisation où beaucoup sont prêts à tout risquer. Ce n’est pas de l’ordre de l’appropriation, car les prolétaires italiens ne se sont emparés de rien et en tout cas pas des usines ; ils ont manifesté un immense mouvement de refus qui a soudé les collectifs de lutte (cf. nos développements sur la communauté de lutte) ; alors plus rien de corporatiste et presque plus rien de classiste ne subsiste. De même en France, la CGT a occupé les usines, les jeunes ouvriers ont « occupé » la rue et les quartiers où ils ont retrouvé les étudiants.

Pour en revenir aux anciens GJ, je ne crois pas qu’ils aient « conscience » de la faillite de la stratégie des ronds-points. Bien sûr qu’ils en ont vu les limites comme les étudiants de 2006 ont vu celles des blocages de fac ; il n’empêche que si un mouvement de ce type géo-sociologiquement parlant ressurgissait, les ronds-points seraient sûrement à nouveau utilisés comme lieu. Non, ce dont ils ont « conscience » et nous aussi (mais le terme de conscience ne convient pas ici), c’est que nous sommes dans la nasse. Que le Covid et le confinement ont accru les séparations et l’isolement (là encore je te renvoie à notre dernière brochure). L’ex-GJ qui n’a pas chopé le virus de gauche au passage est retourné cultiver son jardin parce qu’en dehors des périodes d’effervescence sociale, il n’y a plus rien ou presque. La lutte au quotidien sur les lieux de travail a depuis déjà de nombreuses années baissé d’intensité du fait de la détérioration du rapport de forces capital/travail au détriment du travail. C’est bien ce qui faisait le décalage entre le mouvement des GJ qui affrontait le capital,mais sur un autre terrain que celui du travail et des luttes quotidiennes sur ce terrain du travail devenues dérisoires où changeant de nature (souffrance au travail harcèlement, discriminations, etc) et par là même perdant ce caractère collectif et relativement unitaire qui permet un développement des luttes et une perspective. A la place on a eu le droit à l’idée de « convergence » des luttes bientôt transformée en tarte à la crème des apprentis bureaucrates du climat et des bureaucrates confirmés de la fraction de gauche des syndicats. Des coquilles vides (cf. le texte de Greg, Gzav et Ju dans le numéro 20 de la revue) Je pense qu’on peut dire que les ex-GJ ont fait l’expérience de tout ça. Ils en sont sortis « vaccinés ». Il en restera peut-être quelque chose, mais ce serait une erreur de penser que grâce aux prises de conscience successives, il y aurait comme un cumul possible de toutes ces expériences qui ferait progresser le prochain mouvement. Historiquement, il n’en est rien : après chaque mouvement qui porte atteinte à l’ordre établi s’il n’y a pas victoire il y a défaite et on repart de zéro ou presque. Et on pourrait dire que c’est vieux comme le monde ; la seule spécificité du capitalisme en tant que mû par sa dynamique et non sa simple reproduction, c’est qu’il se montre parfois capable de recycler des moments ou des thèmes de sa propre contestation. C’est pour cela que la société du capital a introduit une rupture dans le schéma théorique originel de Marx qui faisait se succéder révolutions et contre-révolutions. Ce que j’ai appelé la révolution du capital peut être considérée comme une tentative de réaliser l’Aufhebung hégélienne sous la forme de ce que JG a nommé « englobement » plutôt que dépassement parce que le rapport social capitaliste ne dépasse rien tant que ce rapport existe. Mais revenons sur terre. La séquence occupation des places pendant Nuits debout-manifs contre le projet de loi El Khomri-mouvement des GJ-mouvement contre les retraites, pouvait laisser penser à la possibilité effective d’ouvrir un cycle qui ne se résume pas à l’habituel balancier mouvement-défaite/mouvement-défaite, mais même avant le clap de fin du confinement on a bien vu que le mouvement contre la réforme des retraites n’arrivait pas à intégrer les caractères spécifiques et novateurs de la lutte des GJ. A fortiori en est-il de même des manifestations anti-pass.

J’arrête pour le moment,

Bien à toi,

JW

Le livre « L’évènement Gilets jaunes » en une interview

Dans une courte interview ( https://youtu.be/TZGJhr85HL0 ) sur la chaîne Youtube Pour le cinéma Jacques Wajnsztejn développe quelques aspects significatifs du livre L’évènement Gilets jaunes qui compile jusqu’à mai 2019 nos textes majeurs sur le mouvement. Vous pouvez retrouver l’ensemble de nos publications sur le mouvement des Gilets jaunes sur la page récapitulative.

Échange à partir de la réponse à la lettre de J.-M. Royer à J. Rancière

Échange à partir de la lettre de Jean-Marc Royer à Rancière qui a été publié dans le numéro 228 du site Lundi matin. En souligné le passage qui importe avec la remarque en gras de J-M Boyer et pour réponse en rouge l’apport de J. Wajnsztejn.

Mis à jour le 9 mars 2020

 



 

Jacques, bonjour.

Ordinairement, je refuse toute « discussion » par mail car ce moyen de « communiquer » engendre inévitablement des embrouilles et des polémiques (j’en ai maintenant 26 ans d’expérience) qui sont généralement prises pour des échanges théoriques (misère de la théorie et désert de la critique).

Rien ne peut remplacer l’humanité et la richesse d’une énonciation face à face, surtout pas le numérique.

Je tente ici exceptionnellement l’expérience d’un échange de type volontairement épistolaire, nous verrons bien, mais si je sens s’installer des quiproquos et des malentendus inextricables, alors j’arrêterai sans pathos, tout simplement.

J’ai pris comme base ton mail que j’ai retranscrit sous la forme d’un texte ou d’une lettre ; j’ai questionné les passages surlignés en jaune ou commenté certains autres en bleu. Voici ce que cela donne.

Jean-Marc

 



 

Jean-Marc,

Quelques remarques

– Bourdieu comme Rancière confondent méthode exemplaire du pouvoir et lutte exemplaire.
On peut effectivement dire que la méthode de la réforme des retraites de Macron est « exemplaire » car premièrement elle n’attaque pas tout le système de front contrairement à la réforme Juppé qui s’attaquait à la Sécurité sociale dans son ensemble ; deuxièmement parce qu’elle ne s’attaque pas directement à la répartition qui, quoiqu’en dise Rancière, continuera à être le régime principal de retraite (mais par points) (cela fait partie des recommandations de l’OCDE, la BM et du FMI : ne pas supprimer la répartition, mais la minorer peu à peu); il faudrait vérifier : les recommandations sont d’assurer des régimes de retraite viables, mais leur organisation est toujours liée aux spécificités internes du pays. On n’est pas au Chili ! Ainsi, en France un pays où le pouvoir a pour le moment refusé la création de fonds de pension ne peut pas se poser sa réforme dans la perspective de la capitalisation. « Quant à minorer la répartition », il faudrait que tu en apportent la preuve alors que pas un seul expert est d’accord sur les effets de la réforme comme je le dis quelques lignes plus bas ; troisièmement parce qu’elle est présentée comme plus égalitaire car plus universaliste d’où l’adhésion de la CFDT ; enfin quatrièmement parce qu’elle sème le trouble dans les esprits puisqu’il n’y a pas deux experts qui soient d’accord entre eux (cf. aussi le récent avis du Conseil d’Etat) sur le sens principal de la réforme. Pour ne prendre qu’un exemple les discussions autour de : avantage ou désavantage pour les femmes du projet donnent lieu à des matchs qu’aucun arbitre ne peut démêler. Idem chez les statisticiens qui révèlent que la réforme doit très nettement profiter au plus pauvres (la mesure des 1000 euros), alors que les politiques doutent de la réalité de la mesure.
Cela n’a pas empêché deux erreurs (de qui ?) l’une sur les éléments « paramétriques » de financement, l’autre sur l’âge pivot (peux-tu développer ?). Deux erreurs du pouvoir politique macroniste. L’une d’ordre budgétaire qui est devenu un élément extérieur venant troubler le concoctage technique de la réforme des retraites en introduisant un élément d’équilibre financier qui n’est pas interne au projet de réforme (d’où le terme de paramétrique) ; l’autre d’ordre à la fois d’équilibre du régime lui aussi avec la question de l’âge pivot, mais surtout d’ordre politique parce que cela correspondait à la demande expresse de LR (et derrière, plus implicite, du MEDEF)
Si la méthode du pouvoir est « exemplaire », celle de ses opposants ne l’est pas car ils n’ont tenu aucun compte de ce qui s’est passé ces dernières années : aucun compte de la défaite de la grève précédente à la SNCF et aucun compte de ce que le mouvement des Gilets jaunes révélait. Alors que les mesures étaient annoncées et connues à l’avance par les syndicats, ceux-ci ont tout fait pour que les GJ restent dans l’isolement et qu’une lutte générale contre les inégalités et l’urgence sociale n’englobe pas une lutte partielle sur les retraites, mais que cela soit l’inverse.

Il leur a donc fallu d’abord endiguer l’extérieur, ce qui leur était en partie étranger, puis reprendre la main dans le cadre d’un mouvement plus large, mais plus canalisé. La grève et les manifestations sur les retraites sont restées de l’ordre de ce qui était attendu par les syndicats comme par le pouvoir, à l’inverse de l’interruption (Rancière) produite par le mouvement des Gilets jaunes.

En fait la grève, hors Paris avec la RATP, n’a, elle, rien interrompu du tout. Les médias se sont esbaudis sur « la base » qui s’auto-organiserait en dehors ou au-dessus des syndicats, mais s’auto-organiser pour quoi si c’est rester dans le légalisme syndical, les préavis, la défense de l’outil de travail, les manifs plan-plan ? Quoiqu’on entende, on peut dire qu’il n’y a pas eu « giletjaunisation » du mouvement de grève, tout juste y a t-il eu giletjaunisation du cortège de tête.

– Bourdieu et Rancière sont des fidèles du mouvement ouvrier, de l’idéologie du travail et de son aristocratie ouvrière et de l’idéologie du service public type CNR. C’est ainsi qu’ils ne saluent pas par hasard les « soldats du travail » et du service public que sont les cheminots, de la même façon que Sartre ne saluait par hasard les ouvriers cégétistes staliniens de la Régie Renault.

Cela n’a rien d’étonnant pour Bourdieu, ce l’est plus pour Rancière qui célèbre par ailleurs les « sans parts » en y incluant même les Gilets jaunes bien qu’avec une certaine réticence.

De sa part, on ne peut que s’étonner du fait qu’il soit tant question de solidarité y compris dans le temps, alors que le régime de retraite issu du CNR et du gouvernement d’union de 1945 est plaqué sur et reproduit les inégalités inhérentes à la division capitaliste du travail. Certaines étaient certes reconnues comme celles liées aux conditions de travail et à l’espérance de vie (d’où les régimes spéciaux), mais d’autres non comme les inégalités de salaires, inégalités qui augmentent avec l’âge et donc au moment de la retraite à fortiori. La notion de solidarité n’est donc que générationnelle et est très éloignée de l’idée d’égalité qui semble pourtant être au cœur du projet de Rancière.
– Rancière décrit rapidement la fin des collectifs de travail et les incidences sur les régimes de protection et ici de retraite.  Mais il y voit une sorte de « plan du capital », alors que c’est plutôt une mise en conformité avec les problèmes que pose la crise du travail. Or cette dernière, n’est ni mentionnée ni reconnue, ce qui exclut de fait les entrants sur le marché du travail et les chômeurs. « La retraite » est isolée du reste et n’apparaît nullement comme une urgence sociale nécessitant de descendre dans la rue avec une grande détermination, mais comme un droit des actifs bien méritants qui serait attaqué et qu’on devrait défendre.
Bon, mais cela a tout de même rapidement progressé ces temps-ci… comme toujours lors de tous les mouvements d’ampleur. Non justement. Je pense que notre dernier texte est clair là-dessus. Les seuls qui ont fait le lien entre travail et retraites sont les salariés des derniers secteurs protégés par un métier particulier alors que le capital détruit tous les métiers. Comme nous le disons dans le tract : ils jettent leur vêtement ou outil de travail parce que c’est aussi le signe de leur statut (cheminots et enseignants) et de leur pouvoir (avocats, médecins, danseuses étoiles) et qu’en dehors même de la question des retraites ils ont peur de perdre ce statut, alors que les Gilets sont déjà déshabillés. Ils n’ont rien à jeter et s’habillent d’un GJ pour exister.
Par ailleurs, les salariés du privé n’ont pas bronché, alors pourtant qu’ils mènent des luttes invisibles contre les licenciements et au niveau de leurs entreprises. Pour prendre un exemple concret, dans la grosse entreprise pharmaceutique Sanofi d’un quartier de Lyon ou plusieurs salariés ont été Gilets jaunes dès l’origine, dont certains syndiqués CGT, ils n’ont jamais été plus d’une dizaine sur 3000 salariés sur le site à faire grève pour les retraites … alors qu’une mesure répressive conduisant au licenciement d’un salarié précaire a entraîné une grève victorieuse de 350 personnes pendant une journée avec un coût financier énorme pour la direction. L’excuse du « le privé ne peut pas faire grève » répandu par les syndicats ne tient pas. Il n’y a même pas eu de grève par procuration comme en 1995, la procuration est restée au niveau d’un soutien par sondage : comme pour les GJ les français soutiennent le mouvement ou sont contre la réforme. La belle affaire !

Pourtant, travail et retraite n’ont coïncidé que peu de temps du point de vue historique (coïncidé, que veux-tu dire ?) c’est-à-dire que le donnant-donnant du cotisation/prestation aussi bien intragénérationnel qu’intergénérationnel apparaisse à chaque pôle comme possible, « gagnant-gagnant » pour parler comme les politiciens, une vingtaine d’années entre 1975 et 2000, mais avant comme après la corrélation était tout sauf évidente ; avant les années 70 la retraite était trop tardive pour que les métiers manuels majoritaires à l’époque puissent en profiter (d’où la mise en place des « régimes spéciaux » compensatoires) et aujourd’hui elle est « trop » précoce par rapport à l’espérance de vie que l’on se place dans la perspective marxiste de la retraite comme « salaire différé » (en toute logique il faudrait augmenter beaucoup les salaires et baisser relativement les pensions, une situation envisagée pour les enseignants) ou dans la perspective capitaliste/fordiste d’un donnant-donnant de cotisations/prestations qui reposait sur l’hypothèse d’une population active très importante quantitativement par rapport à la population totale.
– ton opposition entre travail et vie est salutaire par rapport à l’oubli qu’en font Bourdieu comme Rancière, mais dans ces termes elle me paraît souffrir des mêmes faiblesses que la critique du travail que nous portions (les petits groupes informels sortis de l’ultra-gauche ou de l’anarchisme historique) dans les années 70 (ou aujourd’hui, mais encore de façon bien plus abstraite par l’école critique de la valeur). Le résumé de tout ça se trouve dans L’évanescence de la valeur (J. Guigou et JW), l’Harmattan 2004, p. 37 à 69 : « Krisis et la critique du travail » (pas de version numérique) pour ce qui est des aspects plus théoriques. Je te mets néanmoins en fichier joint un texte plus actualisé réalisé pour la revue Variations : « Critique du travail et révolution du capital ».
Peux-tu m’envoyer un texte illustrant ce point de vue des années 70 sur le travail STP ?
Il n’y a pas le travail d’un côté au sens du tripalium (référence qui est la tarte à la crème des « radicaux » depuis les situationnistes des années 60) et l’activité libre de l’autre ou encore l’activité qui se cacherait sous le travail, autre énoncé à la mode radicale au début des années 80 (cf. les revues La banquise, puis le Brise glace), mais une activité générique contradictoire la référence (supra) explicite cela, mais on trouve des éléments proches dans le Marx des Manuscrits de 18441 qui, « pour revenir sur terre » permet de comprendre que pendant longtemps le fait d’aller « au chagrin » le lundi matin n’était pas contradictoire avec faire correctement son métier le mercredi, et tout ça dans l’aliénation et l’exploitation, attendre le vendredi avec impatience, attendre simultanément avec envie et angoisse la retraite, etc.

Critique de la valeur et travail.
J’ai assisté aux deux dernières années (2015-2017) du séminaire d’Anselm Jappe au Collège International de Philosophie et il n’y a pas une séance dans laquelle je ne sois intervenu sur divers points ; j’ai écouté les enregistrements de ses deux premières années à l’EHESS avec soin, crayon en main, et j’ai lu tout aussi soigneusement de nombreux articles ou livres de la CV. Si cela fait un moment que j’ai compris que la Critique de la Valeur s’arrête en chemin, qu’elle est « tronquée » (c’est l’adjectif fétiche de la CV), il n’empêche : j’ai pu constater que la jeune génération redécouvre Marx et la critique du capitalisme grâce, notamment, à la CV.

C’est un fait que j’ai remarqué à plusieurs reprises dans la région parisienne : par exemple, le lundi 27 janvier 2018, plus de mille personnes sont venues à la journée « Tout le monde déteste le travail », organisée par Lundi matin et qui surfait sur la CV ou sur des courants proches de la CV : Jérôme Baschet par exemple, qui est souvent publié par Lundi matin, est très proche de la CV. Le 11 septembre dernier, à la librairie Michèle Firk de Montreuil, il y avait plus de cent personnes, en grande majorité jeunes, pour écouter assidument un inconnu, Alastair Hemmens qui est écossais, lire sur sa tablette et pendant plus d’une heure la longue présentation de son livre Ne travaillez jamais. Critique du travail en France, de Charles Fourier à Guy Debord, édité par la maison « Crise et critique » récemment fondée par ce courant et qui sort par ailleurs une revue s’intitulant « Jaggernaut ».

Je vois qu’à peu près tout ce qui est dans « l’opposition révoltée », des décroissants aux communisateurs en passant par les municipalistes libertaires, connait ce courant qui bénéficie d’une large audience dans tous les milieux de la radicalité, une audience surtout due à Anselm Jappe qui est un orateur rôdé, susceptible de parler des heures sans notes, autour de sujets variés, mais dont je dois dire que, malgré des relances et même l’envoi d’un texte en vingt points, il n’a jamais accepté une rencontre sur des questions théoriques.

La réception des textes ne fait pas leur vérité. Jappe et l’école critique de la valeur ne répondent jamais à leurs critiques (même quand ils les connaissent) pour plusieurs raisons :

  • Ils pensent toujours être les seuls et les premiers critiques donc à quoi bon polémiquer.
  • Ils sont bien une école au sens où ils ne veulent que des élèves. Il n’y a pas de « maîtres » autres qu’eux (voir point précédent).
  • Leurs connaissances historiques et politiques ne sont pas militantes mais universitaires et très limitées. Ils ne font jamais référence au communisme comme mouvement et rangent de ce fait logiquement le mouvement ouvrier au sein de leur catégorie de « marxisme traditionnel », mais ils ne sont pas plus capables d’accueillir le nouveau, puisque pour eux les mouvements de a fin des années 1960-début des années 70 ne sont que des « modernisations de rattrapage ».

Leurs lectures, tu en donnes d’ailleurs un exemple, remplacent ce que leur clientèle ne lit pas, c-à-d leurs livres. Comme à la fac où ces faux étudiants qui leur servent de public ne vont plus, ils délivrent une pensée en kit dont quelques mots-clés sont saisis et reliés uniquement dans le ciel des idées de l’idéalisme allemand, lieu où on ne risque pas d’être contredit. « Le marxisme de la chaire » aurait dit Marx.
Pour ma part, cela fait quelque temps déjà que je suis critique vis-à-vis de la CV, j’ai même de quoi en faire un livre un de ces jours (avec un peu de travail à la clé) car cela touche à des questions importantes.

>Ce dont je viens de parler, c’est de la réception de la CV, mais pas de ses points aveugles, de ses limites.
Pour en dire quelques mots sans aller à l’essentiel – ce qui demanderait de tous autres développements – les apports récents de l’archéologie et conséquemment de l’anthropologie politique depuis Clastres ou Sahlins sont ignorés, ceux de la psychanalyse sont mal digérés (un point de vue critique à cet endroit leur fait complètement défaut d’ailleurs), quant à l’Histoire ou à la critique du mode de connaissance scientifique moderne (sans parler de celle des techniques), elles sont absentes, ignorées ou réduites à la portion congrue (Cf. par ailleurs l’article de Daniel Cunha), alors que ce sont des éléments importants pour mener cette critique du « travail » à son terme. Car ce qu’on appelle « travail » a une histoire.

Prenons un raccourci et venons-en à ce qui se passe à la fin du xviiie siècle en Angleterre (j’en connais les prolégomènes à Sao Tomé et ailleurs au début du xvie siècle).

La prolétarisation, c’est encore à mon avis le meilleur concept pour rendre compte de ce que devient le « travail » dans le capitalisme thermo-industriel. Outre que c’est la source de l’accumulation capitalistique pour le dire très vite, cette prolétarisation a au moins trois aspects essentiels connus : les êtres humains deviennent des êtres hors-sol, c’est-à-dire coupés de tout moyen de subsistance autonome, avec toutes les conséquences physiologiques et psychiques que cela entraîne (cela est encore plus profond aujourd’hui qu’au xixe siècle) ; le travail en fabrique puis en usine les transforment en appendice de la machine (idem : bien que le travail à la chaîne ait été éloigné de nos regards – en Chine ou ailleurs – cela est encore plus profond aujourd’hui à cause de la prééminence du temps passé devant des écrans algorithmés par les gafam) ; le « travail en régime capitaliste » imprime son rythme et son abstraction aliénante sur tout le temps vécu depuis la naissance, il imprime sa marque indélébile sur les consciences et les inconscients. Là-aussi, l’aliénation s’est approfondie puisque les versants « socialisants » du travail (partage du même lieu et du même métier, coopération, amour du travail bien fait, perruque…) ne sont plus du tout de mise depuis la contre-révolution internationale, l’avènement de la micro-informatique, l’automation et autres joyeusetés.

En somme et paradoxalement, personne à présent et encore moins qu’hier, ne voudrait se déclarer « prolétarisé ou prolétaire » (surtout dans la petite bourgeoisie, fut-elle anarchiste, marxisante, libertaire ou simplement radicalisée) alors que nous le sommes tous, différemment certes, mais au moins aussi profondément qu’au XIXe siècle, car, ce dont il s’agit, c’est du dessaisissement profond de l’être.

D’une manière générale, toute analyse théorique ou politique qui négligerait les évolutions anthropologiques en cours serait gravement déficiente, de plusieurs points de vue. Malgré ses protestations, c’est pourtant le cas pour la CV.

Par ailleurs, le capital a fait du travail le totem fétichisé autour duquel tout gravite, au point où « l’absence de travail » est souvent vécue comme une perte, une exclusion, ce dont certains ont tiré une conséquence logique et ultime qu’ils ont inscrite à leurs frontons : « Le travail rend libre ». Seulement, hypnotisés par le totem, nous n’avons pas encore compris ce qui nous fait tourner autour depuis deux siècles. LA CHOSE doit être d’importance et sacrément refoulée pour que cela perdure ainsi au profit d’un ordre aussi destructeur et aussi mortifère… Sinon, il se serait écroulé depuis longtemps, car l’Histoire nous apprend que lorsque l’imaginaire d’une civilisation vacille, alors ses « jours » sont comptés (je vais à l’os). D’ailleurs, pour être aussi forte, cette CHOSE a sûrement l’étendue, la force et la fonction d’une religion… Mais c’est une autre affaire.

Cette critique du travail s’est effondrée du jour où ont été battus les mouvements de refus du travail (et particulièrement et en dernier lieu en Italie) et que c’est le capital qui s’est mis lui-même à la critique du travail par un mouvement de restructuration consistant en une massive substitution capital/travail. (Je le subodore, mais je ne suis pas sûr du sens de cette phrase). C’est le terme utilisé pour désigner le remplacement du travail vivant par le travail mort dans les différents processus de production (comme disait Marx déjà : « le mort saisit le vif »). Ce n’est néanmoins pas la fin du travail puisque celui-perdure aux marges de la production (l’agent de sécurité remplace le mineur de fond pour caricaturer). Un processus loin d’être terminé puisque les projections, par exemple pour les EU disent que les entreprises pourraient licencier environ 50% de leurs effectifs sans baisse notable de la productivité (il y a donc de la marge c’est le cas de le dire ; l’exemple de la mise en place vraiment au ralenti des caisses automatiques de supermarchés le montre aussi).

Ce que veut dire Rancière, mais « à l’ancienne », donc en se situant dans le ton du mouvement ouvrier classique, c’est que tout ça formait un tout et que ce tout n’existe plus et qu’il le regrette ; le problème c’est qu’il positive ce processus qu’il aurait suffit de remettre sur ses pieds comme disait ce bon vieux Marx.

Mais dans ce que nous appelons la société capitalisée le temps de la « vie » est aussi colonisé que le temps de travail, ce qui ne l’empêche pas de sans cesse augmenter quantitativement sans que pour cela il (le temps de la vie) se désaliène forcément. C’est effectivement, comme tu le dis à demi-mot le propre de mouvements comme celui qu’on vient de connaître avec les Gilets jaunes qui permet de penser massivement un temps qui ne soit plus à remplir ou à occuper à tout prix, mais un temps où on ne compte plus son temps et ou on ne perd plus son temps. A un niveau plus restreint, mais plus complet : l’expérience de NDDL, mais nous ne sommes pas au Chiapas.

Dans nos pays dominants il n’y a plus de bases arrières depuis longtemps et les agriculteurs ne sont plus des paysans mais des individus en contact avec la terre, mais demandant un mode de vie urbain salarié (machines, vacances et retraites).

En dehors des mouvements donc point de salut sauf à attendre la « crise » ou la catastrophe, mais de là à parler de « mouvement exemplaire » il y a un pas… qu’on peut refuser de franchir.

Si l’on prend le mouvement des Gilets jaunes, ce que l’on peut dire, de son intérieur, comme à la réflexion, aujourd’hui, c’est que c’est déjà pas mal qu’il ait été un « analyseur » de la crise de reproduction du rapport social capitaliste. Cela relève de son initiative et il l’a rendu manifeste.

« Analyseur » oui, mais avec toutes les limites que l’on traîne depuis un siècle du côté de l’analyse… « Révélateur », ou bien « épreuve du feu » pour les théories et les théoriciens, comme toujours évidemment dans ces moments-là.

Rien de tout cela dans le mouvement sur les retraites où l’initiative revient en fait au pouvoir et aux fractions « éclairées » (?) dans la dernière version, sur suggestion des autres membres de la revue, on a mis « moderniste » à la place de « éclairé » dans la mesure où la CFDT est le seul syndicat à avoir à peu près compris la révolution du capital et la fin de la centralité du travail qui en découle, mais bien sûr pas d’un point de vue révolutionnaire du syndicalisme (CFDT surtout) de jouer les lanceurs d’alerte sur une situation de plus en plus irreproductible et explosive, que les opposants à la réforme, en toute logique politique, ne devrait pas vouloir continuer à reproduire… Le sens de cette phrase n’est pas immédiatement perceptible. (la position réactionnaire au sens premier du terme de FO et de la CGT qui défendent division et hiérarchie du travail et donc des retraites qui redoublent en les aggravant ces inégalités).

Si on ne lit plus et qu’on n’entend pas aujourd’hui de grandes envolées sur « l’auto-négation du prolétariat », c’est que dans le contexte actuel, il apparaît déjà bien improbable, pour le plus grand nombre de scier la branche sur laquelle on est assis. Non on n’a pas que nos chaînes à perdre contrairement à ce que tu énonces plus haut ; je pense que tu confonds prolétarisation et paupérisation, alors que le mouvement des Gilets jaunes a « révélé » (j’emploie ce mot puisque tu sembles choqué par l’emploi du terme « analyseur » qui n’est d’ailleurs pas de moi, mais de Jacques Guigou) justement la nouveauté de la situation. C’est d’ailleurs parce que beaucoup « d’analystes » ressentaient ça confusément que le terme de plèbe a été assez souvent utilisé pour désigner les GJ. L’autre élément qui a joué est que les Gilets jaunes ne se sont jamais revendiqués et encore moins identifiés aux prolétaires de la lutte des classes. La référence révolutionnaire, si référence il y avait, c’est aux sans-culottes qu’elle s’adressait, mais comme dans un ordre inversé.

Les sans-culottes n’étaient que des « bras-nus » (Daniel Guérin) et pas encore des prolétaires-ouvriers ; les Gilets jaunes ne peuvent plus le devenir ouvriers-prolétaires car il n’y a plus besoin d’une « armée industrielle de réserve ». C’est pour cela qu’ils ont partiellement remis en question les conditions de vie en général comme s’ils sautaient par-dessus la question du rapport au travail. Et même s’il y avait beaucoup de retraités sur les ronds-points et chez les Gilets jaunes et que si certains ont participé aux manifestations sur la retraite, c’est plus parce qu’ils ne voulaient pas lâcher le morceau (« On est là … ») que par motivation et détermination sur la réforme des retraites.

Voilà pour le moment,

Jacques W

  1. A noter que cet ouvrage de Marx qui a été central en France pour la critique du travail dans l’immédiat après 68, n’est même pas cité dans le choix de textes de Marx que l’althussérien ex marxiste-léniniste Kurz présenta dans son livre Lire Marx en 2002 []