À nouveau sur les statistiques et leur usage
– Il y a quelques mois, le gouvernement faisait, dans une sensibilisation à la vaccination contre le Covid-19, ce rapport entre non-vaccination et hospitalisation : « On peut débattre de tout sauf des chiffres ». Le gouvernement arguait d’un chiffre de 80 % de non vaccinés à l’époque, or si ce chiffre brut était significatif, il est aujourd’hui tombé à 44 %. Est-ce que pour cela l’argument s’effondre alors que les anticorps diminuent à la longue ? À l’inverse, les anti-vax qui reprennent la « méthode » du gouvernement, mais en en inversant le sens, se targuent du chiffre de 2 % d’hospitalisations Covid sur l’année alors que c’est une moyenne qui concerne tous les services et qu’en réanimation il monte à 19 % (Libération, le 17 novembre).
– Si le pouvoir d’achat reste un indicateur statistique pour décrire un phénomène économique de la manière la plus objective possible, il présente néanmoins de nombreux écueils. Il se décompose en deux grands ensembles : d’une part, les salaires bruts ou nets de fiscalité patronale et salariale, d’autre part un indice des prix à la consommation du « panier représentatif de la ménagère » (alimentation, boissons, journaux et périodiques, logement, eau, gaz, électricité, combustible, santé, transport, communication, éducation, restaurants, hôtels…). Depuis plus d’une dizaine d’années, les instituts de conjoncture présentent une courbe où le « revenu disponible brut » (salaires bruts – indice des prix à la consommation) a tendance à augmenter. Les mesures prises plus récemment par le gouvernement au moment de la crise des « gilets jaunes » ne sont certainement pas étrangères à cela : prime d’activité, défiscalisation des heures supplémentaires, activité partielle… Mais comme tout indice, il s’agit d’une moyenne pondérée. Or, les pondérations des biens biaisent l’information en particulier sur l’indice des prix, certaines hausses pouvant être sous-pondérées (la baguette de pain) ou, au contraire, certaines baisses surpondérées (matériel hifi, automobile…). L’augmentation du pouvoir d’achat reste par conséquent compatible avec la hausse des inégalités, la baisse des salaires dans les métiers de services et de soins et le développement en masse de mini-jobs. Enfin, la hausse continue des prix de l’énergie, qui pèse beaucoup plus dans le portefeuille des ménages modestes, est encore insuffisamment intégrée dans cet indice. Certes, les salaires ne diminuent pas (en moyenne) et l’indice des prix à la consommation n’augmente pas, mais ce sont les dépenses incompressibles, dont la part est plus élevée chez les revenus les plus faibles, qui augmentent. En fait, les indices et indicateurs économiques s’éloignent de plus en plus de la réalité économique. D’abord, ces estimations se basent sur le modèle d’un ménage de deux personnes gagnant chacune un revenu. C’est la notion administrative de foyer. Certes, des progrès ont été réalisés avec le concept de l’« unité de consommation » (qui permet l’individualisation du pouvoir d’achat), mais il n’en reste pas moins que l’administration évalue toujours très mal la précarité qui résulte de l’automatisation et des impacts de l’innovation technologique sur l’emploi et le pouvoir d’achat. Multiplication des CDD, familles monoparentales, fragilité après un divorce, cumul de petits boulots, précarité de la jeunesse, bref, toutes ces catégories de la population bien réelles n’entrent pas dans les clous des estimations. (Pascal de Lima Sc-Po, ibidem)
Dans le même ordre d’idées, le ménage « moyen » n’existe pas : chacun fait sa propre expérience des prix en fonction de sa consommation, et les inflations ressenties ne coïncident pas nécessairement avec les indicateurs agrégés officiels. Par exemple en 2002, les commerçants avaient été accusés d’arrondir les prix à la hausse lors du réétiquetage en euros, tandis que l’inflation de l’année n’avait été que de 2 %, selon l’Insee. À l’époque, il semble que la perception des hausses de prix ait été plus aiguë pour les petits achats répétés (pain, café au comptoir, fruits et légumes, en hausse) que pour les gros achats occasionnels (appareils ménagers, en baisse). Aujourd’hui, la hausse des prix est concentrée sur l’énergie qui, selon l’Insee, s’est renchérie en moyenne de 20 % sur un an. Les ménages ruraux semblent être davantage affectés par ces hausses, comme le suggèrent les enquêtes de l’Insee sur l’inflation ressentie. La hausse des prix de l’immobilier contribue aussi à une impression de renchérissement de la vie, même s’il ne s’agit pas en l’occurrence de consommation mais d’investissement. Lorsque l’inflation reste modérée, ce sont bien les prix relatifs et non les prix eux-mêmes qui importent dans une économie. Les rémunérations finissent par être indexées sur les prix à la consommation (Agnès Benassy-Quéré, chef économiste au Trésor, ibidem).
Preuve de ces difficultés, l’évaluation de l’institut des politiques publiques publiée le 16 novembre qui tranche avec celle réalisée début octobre par le Trésor, en annexe à la présentation du projet de loi de finances 2022 : Bercy se targuait alors d’avoir augmenté de 4 % en cinq ans le pouvoir d’achat des 10 % de Français du bas de l’échelle. L’institut trouve une hausse plus modeste, de 1,25 % à 3 %, selon les hypothèses retenues. « Le Trésor a retenu l’ensemble des mesures ayant des effets sous le quinquennat Macron, dont certaines étaient en fait la fin de l’application de mesures Hollande (revalorisation du RSA, chèque énergie…) », explique M. Bozio. Les chercheurs de l’IPP, eux, ont choisi de retenir l’ensemble des dispositifs annoncés par le gouvernement Macron. (Le Monde, le 17 novembre). Mais tous les deux sont d’accord pour dire que les ménages actifs sont tous gagnants sans exception, avec un bénéfice moyen de +3,5 %
[D’une manière générale, le signal prix va avoir une grande importance dans la transition énergétique qui se met en place et se détacheront de plus en plus des « valeurs » NDLR].
– Au-delà des difficultés dues à la crise sanitaire, la dégradation des situations étudiantes reflète « le mouvement continu de massification dans l’enseignement, qui amène sur les bancs de l’université une population issue de milieux plus populaires, ne pouvant pas mobiliser de l’aide familiale », analyse le sociologue Camille Peugny. Les données manquent sur les étudiants, puisque seuls ceux qui vivent encore chez leurs parents sont pris en compte dans les statistiques de l’Insee. « La dernière étude sur les jeunes qui vivent seuls, qui date de 2014, indiquait toutefois que la moitié devait se débrouiller avec moins de 939 euros par mois, aides comprises, et moins de 365 euros pour les 10 % les plus pauvres », pointe Anne Brunner, directrice d’étude à l’Observatoire des inégalités. L’OVE identifie deux profils particulièrement touchés par la précarité : les étudiants étrangers, loin de leur famille, et les étudiants les plus âgés (26 ans et plus), censés être plus indépendants. Les difficultés rencontrées par nombre de ces jeunes sont symptomatiques d’un modèle français qui repose en grande partie sur la solidarité familiale par opposition aux pays scandinaves dans lesquels l’aide de l’État est principale (Le Monde, le 8 décembre).
– Le même IPP a étudié aussi l’effet des allègements fiscaux sur les entreprises. Celles qui en ont le plus bénéficié sont les entreprises les plus capitalistiques et les plus grosses, indépendamment de leur productivité (Les Échos, le 17 novembre). Problème : ce ne sont pas les entreprises qui ont le plus gros « stock » de personnel qui embauchent le plus… et ce sont par contre celles qui sont le plus exposées aux pressions des actionnaires. Question : qui profitera des allègements : actionnaires, salariés avec augmentation des salaires, directions avec augmentation des marges, l’investissement ?
– L’évaluation de la performance globale des entreprises intègre de plus en plus des critères dits « ESG » qui apprécient la manière de gérer les effets de l’activité productive sur l’environnement (E), la vie sociale (S) et la gouvernance (G). Encore marginaux il y a une dizaine d’années, ces critères sont utilisés aujourd’hui par les gestionnaires de fonds ou les dirigeants pour repérer les risques à long terme de leurs investissements ou pour assurer à leurs parties prenantes qu’ils souscrivent aux normes de responsabilité communément admises. Mais en distinguant des critères non financiers et des critères financiers, on laisse entendre que ces derniers existent depuis toujours parce qu’ils ont une signification et une pertinence définitives et quasiment scientifiques, indépendamment des conditions historiques dans lesquelles ils ont été conçus. Or, il n’en est rien. Les critères comptables et financiers actuels ont été construits au fil du temps, en réponse au contexte social du moment. Par exemple, le financement de la retraite des salariés, qu’il prenne la forme de cotisations ou de versements à des fonds de pension, a été incorporé dans l’image « financière » des entreprises à partir des années d’après-guerre. L’évaluation de la performance s’est adaptée et le calcul du profit a dû tenir compte de cette exigence sociale. Ce qui paraissait impensable aux financiers du début du XXe siècle est devenu une évidence pour leurs successeurs contemporains. C’est pourquoi opposer des critères de performance dits « extra-financiers » à des critères « purement financiers » qu’ils viendraient brouiller, c’est supposer un périmètre du financier qui n’avait de sens que dans la période que l’on quitte. Il serait plus juste de parler de critères d’évaluation de la performance durable tenant compte du nouveau contexte environnemental et social des entreprises et qui détermineront le calcul de leurs profits. L’opposition entre normes financières et non financières apparaîtrait ainsi plus clairement pour ce qu’elle est : une construction sociale transitoire P-Y. Gomez, enseignant EM-Lyon in le Monde le 1er décembre).
[C’est aussi une autre façon de dire, comme nous l’avançons, que le capital dans son procès de totalisation tend à rendre caduque la différence de ses formes, NDLR]
– La proportion d’immigrés en France, c’est-à-dire de personnes nées à l’étranger est de 10 à 12 % (en intégrant dans ces chiffres les personnes en situation irrégulière) contre 13,6 % pour la moyenne actuelle des pays de l’OCDE. Nous ne sommes donc pas plus ouverts que les autres pays, plutôt un peu moins. Un tiers environ des intéressés a d’ailleurs acquis la nationalité française, ce qui montre que le niveau d’intégration, certes améliorable, n’est pas négligeable. Sommes-nous envahis ? Difficile à croire si l’on veut bien se rappeler que le solde migratoire annuel (entrants moins sortants) est inférieur à 50 000 personnes. Et que le flux annuel des immigrés arrivant en France est de 300000 personnes, soit 0,4 % de la population contre le double pour la moyenne des pays de l’OCDE (Les Échos, le 1er décembre). Les difficultés tiennent non pas au volume trop élevé de l’immigration, mais à son inadaptation aux « besoins ». Le motif économique (embauche) ne représente que 39 000 titres de séjour et les étudiants 90 000, contre 91 000 pour le regroupement familial. En France, la contribution de l’immigration à l’accroissement du nombre de travailleurs hautement qualifiés est de 3,5 % sur dix ans, contre le double aux États-Unis et presque le triple au Royaume-Uni. En revanche la part d’inventeurs d’origine étrangère parmi les déposants de brevets n’est que de 8 % contre 24 % aux États-Unis (Peyrelevade, ibid.).
– Un exemple de brouillage communicationnel de la part des médias : au sein du même quotidien et du même article (« L’inflation en zone euro au plus haut depuis trente ans ») in Le Monde, le 1er décembre un sous-titre qui sert d’encart : « L’émergence du variant Omicron, qui vient ajouter du désordre au désordre, risque de faire empirer la situation » côtoie le commentaire interne suivant : or, le prix du pétrole pourrait avoir atteint un sommet. La découverte du variant Omicron a créé une violente correction ces derniers jours, avec un baril en chute de 20 % depuis mi-octobre et encore : « Plus de la moitié de la hausse des prix en France est liée à celle de l’énergie, c’est énorme, note Mathieu Plane, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques. Le retournement des prix des matières premières et du pétrole pourrait signifier qu’on atteindra le pic d’inflation un peu plus vite que prévu. » Comprenne qui pourra !
– L’heure demeure consacrée comme unité élémentaire de travail. Les statistiques économiques reposent aussi sur cette unité : productivité horaire, coût du travail horaire et la volonté actuelle du gouvernement français d’imposer aux collectivités locales les « 35 heures effectives » va aussi dans ce sens. Pourtant, désormais, l’heure tend à être supplantée par le jour. Sur le plan national, les lois sur les 35 heures ont en fait installé majoritairement chez les cadres une référence journalière, à travers le forfait jours. Selon les enquêtes Acemo du ministère du Travail, avant la crise due au Covid-19, un peu moins de 15 % des salariés des entreprises de plus de 10 salariés étaient ainsi sous ce forfait, en général de 215 à 220 jours par an. Le forfait est également largement utilisé dans les diverses branches de la Fonction publique. Depuis 2004, le lien entre heures et jours est aboli s’il n’est pas prévu dans l’accord collectif instaurant le forfait. Seuls restent deux filets, le repos journalier minimum de 11 heures et les 35 heures consécutives de repos hebdomadaire. Parallèlement, le développement de l’emploi indépendant tiré par le statut de l’auto-entrepreneuriat participe à étendre le jour comme référence sociale pour le travail. Le découpage en jours est enfin la règle dans la plupart des accords de télétravail qui, en général, fixent deux à trois jours par semaine à distance. Or ces accords se multiplient, tant dans l’administration que dans le privé. Par exemple, la Cour des Comptes vient de recommander d’imposer aux professeurs un forfait annuel d’heures de remplacement et d’annualiser leur temps de travail (Le Monde le 2 décembre).
Macron et la valeur-travail versus travail comme valeur
Nous avons consacré notre n° 19 d’Interventions1 à ce sujet, nous n’y reviendrons pas sauf à préciser quelques points annexes non abordés ou simplement effleurés à cette occasion.
– Même quand les revendications partent de la base plus que des syndicats (cf. l’entreprise Labeyrie et plus généralement l’agro-alimentaire) et dans des secteurs qui n’ont pas l’habitude de faire grève (grande distribution spécialisée : Décathlon, H et M, Sephora), il n’y a pas de critique du travail comme dans le cycle de lutte des années 60-70 et les revendications restent très quantitatives et hiérarchisées. Ainsi, salutaire pour ceux qui le touchent, l’augmentation automatique du SMIC de 2,2 % au 1er octobre a un effet pervers pour ceux qui gagnent à peine plus. Non seulement ils ne perçoivent pas la hausse, mais ils se retrouvent au niveau du SMIC. Dans la plupart des branches professionnelles de l’agroalimentaire, les trois à quatre premiers niveaux de la grille de salaires sont désormais noyés par le SMIC, démontrait FO dans un Guide du salarié publié fin octobre. « Quelqu’un qui s’est formé pour évoluer, il voit toute son évolution écrasée ! » résume Stéphane Lecointre, chez Labeyrie. S’ajoute le sentiment d’un manque de reconnaissance des efforts produits depuis le début de la crise, notamment dans les entreprises qui ont engrangé des bénéfices record durant cette période. Finalement, les salariés de Labeyrie ont obtenu la généralisation des 2,2 % d’augmentation du SMIC, ceux de Nor’Pain (entreprise de boulangerie industrielle), 48 euros net, loin des 150 escomptés.
– Le traitement actuel du chômage par le gouvernement Macron s’éloigne toujours plus de ce qui a été un « traitement social » depuis les années 1980, surtout sous les gouvernements dominés par le parti socialiste. C’est qu’il reprend à son compte la théorie néo-libérale dite du job search qui repose premièrement sur l’idée que chaque individu en situation fait un arbitrage entre allocations chômage reçues et salaire de reprise et deuxièmement sur l’idée que les travailleurs intermittents sont des optimiseurs de situation. Ce type de théorie néglige la réalité du « marché du travail » dans lequel le chiffre brut des offres masque le concret (niveau de qualification et de rémunération, temps partiel ou complet, de nuit ou de jour, CDI ou CDD, localisation géographique, friction entre offre et demande dans le temps). D’ailleurs certains ne s’y trompent pas comme les salariés les moins qualifiés qui ne passent même plus par la case Pôle emploi puisqu’ils savent que rien ne leur sera proposé ; ils sortent donc des chiffres officiels pour s’adresser directement aux employeurs. Ce que masque aussi le discours officiel actuel, c’est que la moitié des chômeurs ne sont pas ou plus indemnisés ; vouloir les contrôler plus n’a alors pas grand effet à part celui d’annonce pré-électorale (Libération, le 12 novembre).
[Ce qui apparaît évident, c’est que comme dans bien d’autres domaines Macron gouverne à vue et en utilisant le discours performatif à la mode : ainsi veut-il baisser le niveau de chômage autour de 7 %, un niveau qu’il estime incompressible parce que lié à un chômage « frictionnel » (décalage O/D), alors qu’en France il y a un grand nombre de chômeurs de longue durée (chômage structurel) qui ne peuvent correspondre à cette approche purement conjoncturelle, NDLR].
Le plan de relance de 2030 pour l’industrialisation n’est pas non plus la panacée. « Aujourd’hui, une usine qui ouvre, c’est en moyenne 50 personnes, dit François Bost, professeur de géographie économique et industrielle à l’université de Reims. Les élus locaux sont souvent déçus quand ils le découvrent, et peuvent avoir tendance à préférer accueillir un entrepôt Amazon qui emploie 2 000 personnes, cela éponge la pauvreté et le malemploi. » C’est un mirage de penser qu’on va créer de l’emploi en réindustrialisant, résume Patrick Artus, l’économiste de Natixis. Jamais on ne recréera d’industrie de main-d’œuvre, c’est impossible. L’industrie du futur – les batteries de troisième génération, les ordinateurs quantiques, l’hydrogène – sera pauvre en emplois. Mais elle aura une très forte valeur ajoutée, donc des revenus élevés qui pourront être redistribués. » [un ruissellement tout théorique, NDLR]. Les experts d’Oxford Economics rappellent que « plus de la moitié des ouvriers qui ont quitté l’industrie dans les deux dernières décennies ont rejoint trois secteurs principaux – les transports, la construction et les tâches administratives. Trois domaines qui sont parmi les plus vulnérables à la prochaine vague de robotisation », Le Monde, le 20 novembre).
– Pour ce qui est des jeunes, malgré des mesures spécifiques depuis 40 ans, le taux de chômage des moins de 25 ans continue à osciller entre 20 et 25 %. Ce sont les jeunes les moins qualifiés qui sont confrontés aux plus grandes difficultés pour accéder à l’emploi. Les chiffres sont édifiants : parmi les élèves inscrits en lycée professionnel en 2018-2019, seulement 24 % de ceux en CAP sont en emploi 6 mois près la sortie du système scolaire, en janvier 2020 (donc avant la crise sanitaire). Pour le bac professionnel, le taux d’emploi atteint 37 %. Les apprentis s’en tirent mieux : 53 % des CAP sont en emploi et 63 % (Les Échos, le 15 novembre).
Aux États-Unis, les économistes estiment qu’une bonne part des salariés sortis du marché du travail — ils ne cherchent plus d’emploi et ne sont donc pas comptés comme chômeurs — pourraient y revenir. « Sur les cinq millions de personnes sorties du marché du travail depuis le début de la pandémie, on peut facilement en retrouver 2,5 millions, juge Gregory Daco. Quelqu’un de 55 ans peut revenir si le salaire proposé est attractif et s’il n’est plus préoccupé par le virus. » Pour S&P Global Ratings aussi, l’offre de travail devrait rebondir : « 42 % de la baisse du taux de participation à la population active est due à des changements structurels et 58 % de la baisse est due à des raisons qui découlent plus directement de la pandémie » (les Échos, le 6 décembre).
– En 2020, période de baisse d’activité à cause de la crise sanitaire il y a eu 539 833 accidents du travail + 99 428 accidents de trajet au travail + 40 219 maladies professionnelles prises en charge ; le tout pour 19, 6 millions de salariés du secteur privé, c’est-à-dire sans tenir compte des fonctionnaires, artisans, auto-entrepreneurs (sans commentaire). Dans son communiqué de presse (AFP) du 26 octobre 2021, l’assurance-maladie parle de « sinistralité du travail ».
Interlude
- « Épicure de rappel » : si en Suisse (Genève) un sex-club propose une fellation aux candidats à la vaccination, en Autriche on est aussi prêt à tout pour vacciner : dans une maison close viennoise, le Funpalast, « les personnes qui acceptent de recevoir une injection obtiennent le droit de passer trente minutes en bonne compagnie dans un sauna club » (La provence.com, 11 octobre 2021). Qui des Suisses ou des Autrichiens a inventé le premier la passe sanitaire ? (Le Canard enchaîné, le 17 novembre 2021).
- Un peu de baume au cœur : Le porte-parole de la Confédération paysanne, Nicolas Girod, a vertement décliné la proposition du cabinet de la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, de lui épingler l’ordre national du Mérite. (ibid.)
- Les nouveaux ravages du nomadisme genré : in La Nouvelle République (3 octobre 2021) : « En Indre-et-Loire, sur les 2431 pompiers professionnels ou volontaires, 462 femmes sont des femmes ». (ibidem). Le moins qu’on puisse dire, c’est que certains médias sont « tourneboulés » par les évolutions en cours.
Accélération et rattrapage
Alors que nombreux ont insisté sur l’effet accélération capitaliste produit par la crise sanitaire (augmentation du pouvoir des GAFA, virtualisation du travail avec le développement du télétravail, dématérialisation accrue du commerce et en même temps, renforcement de la main mise de la grande distribution par rapport aux petits commerces) ; alors que d’autres ont entrevu un nouveau monde en rupture avec l’ancien (une tendance née du premier confinement, mais vite résorbée dès que l’activité a repris son cours à peu près normal), l’effet rattrapage/rééquilibrage produit, certes avec un certain décalage mais concomitamment, a peut être été sous-estimé. Éric Monnet, économiste à l’EHESS essaie d’en rendre compte dans un article de Libération, le 22 novembre. Plusieurs points sont à ressortir :
– Redémarrage ne rime pas avec reprise de la croissance de la mondialisation. Certes, il n’y a pas relocalisation et les économies restent ouvertes contrairement aux années 1930, mais des barrières demeurent d’où le choc O/D.
– La faible inflation connue ces dix dernières années correspond en grande partie à un accroissement de la distorsion des prix entre pays au profit des États-Unis et de l’Europe grâce à la faiblesse des prix de la plupart des pays exportateurs du fait à la fois de salaires nettement plus bas et d’un prix de l’énergie en baisse du fait de la tendance globalement déflationniste dominante dans les pays capitalistes-centres (tendance typique d’une « reproduction rétrécie2 », NDLR). Le prix de ces produits ne pouvait donc qu’augmenter à terme, le tout étant de savoir si c’est à court ou moyen terme, mais on ne peut pas dire qu’il y ait là un effet de surprise et d’ailleurs, la plupart des économistes et des banques centrales enregistrent ce processus sans panique.
– Dans le monde entier, des demandes de rééquilibrage des salaires confortées par des politiques budgétaires accommodantes renforcent le point précédent. Cette tendance devrait rompre, si elle ses confirme dans les faits, avec la tendance de la période précédente qui a vu les salaires augmenter moins vite que la productivité. À cet égard il demeure une interrogation sur le niveau actuel de productivité. D’après un article du Financial Times3, la productivité du télétravail est inférieure à celle traditionnelle du travail en entreprise. Elle ne se rattrape que par un nombre supérieur d’heures travaillées. De toute façon, les marges actuelles ne sont pas dégagées par une augmentation de la productivité, mais par : « une combinaison de levier opérationnel, de pouvoir de fixation des prix et de contrôle des coûts notamment via l’automatisation et la digitalisation », explique David Kostin, le stratégiste de Goldman Sachs in Les Échos, le 22 novembre. Le même article insiste sur le fait qu’il se produit un découplage entre taux à court terme qui augmenteront conjoncturellement et taux à long terme qui resteront bas du fait de la contrainte que représente un fort endettement. Cette situation constitue un exemple historique unique… mais nullement irrationnel.
– Il en est de même au niveau des taux d’intérêt. Anormalement bas et même négatifs parfois, ils ne pouvaient que remonter et cela ne peut représenter un danger. C’est en particulier le langage tenu par la BCE, qui est là aussi celui d’un rééquilibrage logique et sans surprise.
– le rattrapage du pouvoir d’achat n’est pas une question, mais une partie de la solution. La question pour les pouvoirs en place étant celle d’un arbitrage et donc d’un choix politique entre le niveau d’augmentation des salaires et l’encadrement des prix sur les dépenses contraintes, le pouvoir d’achat pouvant être augmenté de l’une ou l’autre des deux façons ou par un mixage des deux. Monnet fait par ailleurs remarquer que le risque inflationniste n’est pas que sur les salaires, mais aussi bien sur les dividendes que sur les subventions aux entreprises. Monnet conclut en disant que la situation actuelle, quant à l’inflation, est bien plus proche de celle des années 1950-60 que celle de 1974 où en France, par exemple, elle atteint 13,7 %.
– Le Covid-19 renforce les tendances à « l’optimisation ». Cela touche aussi bien la virtualisation des activités de transports et particulièrement celles développées par la SNCF que la fermeture des agences bancaires. Si cela a une certaine logique pour des banques numériques comme ING, cela l’est moins pour les banques traditionnelles. Or, des opérations spécifiques comme le rapprochement en cours des réseaux Société Générale et Crédit du Nord contribuent aussi au phénomène : près de 30 % des agences du groupe devraient disparaître d’ici à 2025. La situation reste néanmoins différente par rapport aux autres pays européens. La réduction de 15 % du nombre d’agences en France d’ici à 2024 est à comparer avec une baisse d’environ 25 % pour le reste du continent. C’est aussi le cas par exemple de la BRED (Banque Populaire), qui a adopté le modèle des agences ouvertes uniquement sur rendez-vous. « Il y a une volonté globale d’optimiser le fonctionnement des réseaux. Mais cela ne passera pas uniquement par des fermetures pures et simples ». Dans tous les cas, les banques doivent se restructurer dans la mesure où si elles sortent plus fortes de la crise sanitaire qu’elles ne sont sorties de la crise de 2008, leur rentabilité a quasiment chuté de moitié, par exemple en Europe. En effet, une myriade de sociétés technologiques attaquent un par un tous les segments des chaînes de valeur des métiers de la banque. Celle-ci cherche déjà à répondre sur ce terrain : « L’usage accru et responsable des données, notamment avec l’intelligence artificielle, est un levier stratégique sur lequel Société Générale entend continuer de capitaliser pour adapter et améliorer ses modèles de distribution et de production existants », a déclaré Frédéric Oudéa, le patron de la banque. (Les Échos, le 25 novembre).
Les chaînes d’approvisionnement « juste-à-temps » et leurs fragilités
Un choc des prix sur les marchés mondiaux du gaz naturel fait tomber, au Royaume-Uni, plusieurs petits fournisseurs d’énergie, laissant les clients sans chauffage et confrontés à la hausse des prix. Un incendie met hors service l’énorme câble qui achemine l’électricité de la France vers le Royaume-Uni, menaçant les foyers d’obscurité et augmentant les factures d’électricité. Le porte-conteneurs Ever Given [de 200 000 tonnes et 400 mètres de long et propriété de la firme japonaise Shoei Kisen Kaisha, naviguant sous pavillon de Panama, armateur Evergreen Marine Corporation], en provenance de Malaisie et à destination de Felixstowe [le port de conteneurs le plus important du Royaume-Uni], reste bloqué dans le canal de Suez pendant six jours [fin mars 2021], ce qui entraîne une interruption du trafic maritime pour un coût estimé à 730 millions de livres sterling et retarde l’arrivée des gadgets électroniques commandés sur Amazon Prime. Ces incidents ont en commun la vitesse à laquelle un seul événement peut perturber les chaînes d’approvisionnement qui sillonnent le monde. Presque chaque fois qu’un article en ligne est commandé, celui-ci est transporté par un réseau de firmes, de rails, de routes, de navires, d’entrepôts et de chauffeurs livreurs qui, ensemble, forment le système circulatoire (en flux tendu) de l’économie mondiale. Cette infrastructure étroitement calibrée est conçue pour un mouvement perpétuel. Dès qu’un maillon se brise ou se bloque, l’impact sur les actuelles chaînes d’approvisionnement en flux tendu se fait immédiatement sentir. La livraison rapide des produits repose sur les infrastructures. À partir des années 1980, les autoroutes se sont élargies, les ports se sont approfondis et des pistes d’atterrissage ont été ajoutées ici et là pour suivre le rythme du changement. Les entrepôts du XXIe siècle se sont transformés de lieux de stockage en énormes centres de distribution et d’exécution. Mais la vitesse comporte ses propres risques. Les inondations, les pannes de courant, les routes fermées, les conflits du travail et… les pandémies peuvent tous arrêter le système. Parce que le juste-à-temps a éradiqué les stocks, une crise imprévue peut entraîner des pénuries inattendues et dangereuses. Au début de la crise sanitaire, il y a eu des pénuries généralisées d’EPI (équipement de protection individuelle), de blouses, de masques et de gants en plastique, qui reposent tous sur une production en flux tendu, avec peu de stocks de réserve. Aujourd’hui, notre monde en flux tendu est de plus en plus sujet à des crises. Les horaires des transports par conteneurs ne sont pas fiables depuis début 2020. La hausse des prix du carburant a également entraîné une réduction de la vitesse de navigation, connue sous le nom de slow steaming [réduction de la vitesse d’un navire pour réduire la consommation de carburant, afin de réduire les coûts]. La British International Freight Association, quant à elle, a mis en garde contre une « pénurie de transport terrestre » – en d’autres termes, les dockers ou les magasiniers suite au Covid-19 ont été réduits en nombre et les chauffeurs routiers sont en nombre insuffisant en raison de la pandémie et du Brexit, ainsi que d’années de salaires stagnants, de longues heures de travail comme du manque de formation disponible. La Road Haulage Association [Association de camionnage routier] estime la pénurie actuelle à 100 000 chauffeurs au Royaume-Uni. Trop peu de chauffeurs signifie des ports engorgés, des navires bloqués, des étagères vides et des prix plus élevés.Les responsables de la chaîne d’approvisionnement et les experts en logistique sont conscients de tous les problèmes potentiels et débattent depuis une dizaine d’années du compromis entre « risque » et « résilience » – la « résilience » étant la capacité à minimiser ou à se remettre rapidement d’une perturbation. Des stocks peu élevés en mode juste-à-temps augmentent les risques de pénurie en cas de crise. La « résilience », en revanche, implique des stocks plus importants, davantage de travailleurs, des fournisseurs multiples et des coûts plus élevés. Cela crée un dilemme. La concurrence rend la résilience elle-même risquée pour les entreprises individuelles. Qui veut acheter à un retardataire dont les prix sont plus élevés ? Pourtant, tant que la rentabilité est la force motrice du système, les efforts nationaux de repli sur soi ou de « reprise en main » — ironiquement, souvent dans le but de créer une résilience imaginaire, comme cela fut présenté avec le Brexit — ne font que créer davantage de perturbations, de chaînes d’approvisionnement brisées et de prix plus élevés, les entreprises cherchant à récupérer leurs pertes. Le régime des biens de consommation bon marché devient de plus en plus difficile à maintenir (Kim Moodie, The Guardian, traduction par À l’encontre, 23 novembre 2021).
– La montée des prix découle aussi de l’ajustement compliqué entre l’offre et la demande en période de crise. « Une grande partie des problèmes rencontrés sont logistiques ou liés à la disponibilité de la main-d’œuvre. C’est symptomatique du rebond de la demande dans une situation où la pandémie n’est pas encore maîtrisée, analyse William Masters, professeur d’économie de l’alimentation à l’université Tufts (Boston, États-Unis). C’est la première crise alimentaire mondiale qui ne provient pas de la production agricole elle-même, mais qui est une crise des filières agroalimentaires », poursuit l’universitaire américain. « Nos indicateurs montrent que, depuis avril 2020, les fluctuations des prix payés par les consommateurs pour l’alimentation sont plus importantes, et globalement leur moyenne est 3 % plus élevée que les prix des autres biens et services », précise William Masters. Le Monde, le 20 novembre)
– La crise sanitaire semble par ailleurs renforcer la tendance au spin-off (scission d’entreprises) surtout aux États-Unis. Après General Electric, qui a annoncé plus tôt dans la semaine qu’il se scindait en trois sociétés distinctes, c’est au tour de Johnson & Johnson de se démultiplier. Le géant pharmaceutique va sortir de son périmètre ses activités de santé grand public et d’hygiène, Johnson & Johnson conservera pour sa part son activité de laboratoire pharmaceutique, de médicaments sous ordonnance, de vaccins et de matériel médical. La stratégie de Johnson & Johnson ne diffère pas de celle de ses concurrents. Pfizer et Merck ont déjà vendu leurs activités grand public (supposée la moins profitable) ces dernières années. Mais la tendance se prolonge au-delà des laboratoires pharmaceutiques comme à General Electric ou chez le Japonais Toshiba. Ainsi d’ici à mars 2024, le conglomérat japonais va se réorganiser en trois entités cotées. Deux prendront en charge les activités industrielles, une dernière gérera la participation du groupe dans le producteur de puces mémoire Kioxia. Ces investisseurs se plaignent du « rabais conglomérat » dont souffrirait Toshiba qui possède des actifs très rentables, comme les puces mémoires, mais conserve, pour des raisons historiques et sociales, de nombreuses filiales déficitaires et des activités liées à des questions de sécurité nationale qui poussent le gouvernement japonais à ralentir ou craindre le démantèlement.
Les entreprises sont en effet toujours frappées par la crise sanitaire, en particulier le ralentissement de la chaîne logistique et la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Adopter une organisation plus souple est l’une des voies choisies pour répondre à la situation. Siemens a par exemple remporté son pari. Plus concentré sur ses activités technologiques depuis la scission des divisions santé puis énergie, le groupe allemand a dépassé ses prévisions avec un bénéfice net en hausse de 59 %, le « lourd » reste néanmoins toujours au cœur de l’activité du groupe allemand, avec notamment le contrat ferroviaire de 3 milliards de dollars en Égypte qui l’amènera à construire un « véritable canal de Suez sur rail » de la Méditerranée à la mer rouge ; mais il doit être capable d’évoluer « encore plus vite » vers les logiciels industriels et l’automatisation, avait souligné Roland Busch lors d’un séminaire en interne en octobre, rapporte le Handelsblatt. Les cycles d’investissement dans ces secteurs suivent un tout autre rythme que ceux des trains, a-t-il fait valoir. (Les Échos, le 15 novembre). Dit autrement, la division du travail s’accentue encore avec une séparation des activités grand public plus productrice de produits, mais moins de valeur ajoutée d’une part, des activités de laboratoire d’autre part. Un processus de même nature vient d’apparaître au sein des majors pétrolières et des électriciens, poussés à scinder les énergies fossiles de l’électricité sans CO2 pour attirer les investisseurs vers une production verte (Le Monde, le 23 novembre).
– Selon les chiffres de la banque HSBC et du fournisseur de données CEIC, une hausse d’un point de pourcentage du PIB en Chine se traduit par un gain de 0,7 point en Corée du Sud, alors que la même augmentation en Europe a un impact positif de seulement 0,05 point. Les autres grands bénéficiaires sont la Thaïlande et Taïwan, selon les calculs de HSBC. Les premiers à souffrir du ralentissement chinois sont donc les pays asiatiques, parce que leurs chaînes d’approvisionnement sont étroitement imbriquées entre elles ou/et que le pays est devenu un débouché important de leurs exportations. La faiblesse de la demande intérieure chinoise risque aussi de pénaliser particulièrement certains secteurs tels que l’automobile. Un groupe comme Volkswagen y vend quatre véhicules sur dix. « Sur les 4,9 % de croissance chinoise au troisième trimestre, quatre points proviennent de ses exportations, souligne Alicia Garcia Herrero. Il faut donc s’attendre à ce Pékin soit très agressif et passe à l’offensive pour augmenter ses parts de marché à l’international, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour les autres pays exportateurs. » En résumé, l’atterrissage de l’économie chinoise ne ferait que des perdants, sauf, peut-être, les États-Unis qui verraient d’un bon œil un affaiblissement de Pékin pour des raisons stratégiques. Il permettrait aussi de ralentir l’inflation mondiale et de contenir l’envolée des prix de l’énergie (Le Monde les 7-8 novembre).
Si on veut résumer : Jacques Percebois, professeur émérite à l’Université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie, tire trois enseignements de cette libéralisation. D’abord, « elle nous a montrés aujourd’hui que le marché ne permet pas de sélectionner les bons investissements de production. La preuve par l’absurde, chaque pays choisit son mix électrique, ce n’est pas le prix du marché qui le détermine ». Ensuite, « le marché a introduit beaucoup d’incertitudes et beaucoup de volatilité, y compris pour les consommateurs industriels. La libéralisation a en quelque sorte condamné les contrats à long terme ». Enfin, « les directives européennes ont retiré beaucoup de marge de manœuvre aux États. La libéralisation s’est accompagnée d’un transfert de pouvoir national au niveau européen ». À l’échelle française, la libéralisation a nécessité des dispositifs pour installer une concurrence artificielle. Ainsi, « si le marché reposait sur une concurrence pure et parfaite, les énergies renouvelables n’auraient pas à dépendre de prix d’achat garantis. » (J. Percebois, in Le Monde le 4 décembre).
– La loi antitrust a évolué aux États-Unis ; elle ne concerne plus essentiellement l’abus de position dominante sur un marché, mais l’incidence sur le niveau des prix. Si une acquisition ne le fait pas augmenter alors elle est bénéfique ; d’où la difficulté de contrôler les GAFA dont beaucoup de services sont « gratuits » (Libération, le 8 novembre). Alors que Biden pousse à la syndicalisation selon une étude de Gallup réalisée en août, plus de deux Américains sur trois (68 %) « approuvent » les syndicats. Un score clivé selon les sensibilités politiques (90 % côté démocrate, 47 % côté républicain), mais au plus haut depuis des décennies. Mais les syndicats sont aussi critiqués pour leur corporatisme (pression des syndicats enseignants pour une école en virtuel, immunité des policiers défendus par le syndicat et corruption syndicale dans l’automobile. Et surtout la tentative finalement ratée de constituer un syndicat au sein d’Amazon en Alabama a rappelé les résistances du patronat, qui n’hésite jamais à investir pour préserver le statu quo, alors qu’on retrouve ici aussi les préventions de certains salariés. Les employés les plus mal lotis privilégient à court terme la loi de l’offre et de la demande, en changeant de travail à un rythme record pour augmenter leur salaire. (Les Échos, le 10 novembre). [la flexibilité du travail (patronale) est en partie retournée en flexibilité du travail (salariale) dans ce changement conjoncturel de rapport de forces, NDLR]
– Le bitcoin des GAFA ressuscite Hayek
Biden s’attaque au cadrage des « bitcoins stables » alors même que Facebook est en train de mettre sur le marché son propre produit. Néanmoins, l’objectif de l’administration américaine est de chasser les utilisateurs malhonnêtes de ce secteur financier et de renforcer la confiance des utilisateurs et investisseurs de bonne foi. Arrimés à un actif fiduciaire, le plus souvent le dollar, les stablecoins sont censés ne pas courir le risque de chute brutale de leur cours. Mais, en régulant l’usage des stablecoins, l’administration Biden pourrait bien mettre fin au rêve libertarien qu’a été pour certains le lancement des cryptomonnaies. L’objectif des cryptoactifs et autres monnaies numériques privées était en effet de permettre des transactions sécurisées sans qu’interviennent des agents tiers, telles que les banques centrales, les gouvernements et leurs agences de régulation financière. Cette alternative décentralisée, désintermédiée et gratuite au système financier traditionnel correspond au système monétaire idéal imaginé par l’économiste libéral Friedrich Hayek (1899-1992), dans lequel les différentes monnaies, gérées uniquement par des particuliers, sont remises en concurrence chaque jour sur les marchés. Le chantier de reprise en main par les États portera sur la création d’une monnaie numérique de banque centrale et en Europe c’est en 2026 que l’euro numérique sera consacré cryptomonnaie adossée à l’euro et certifiée par la Banque centrale européenne. Il dématérialisera l’euro. Un euro numérique dont le projet se trouve fiabilisé par son appui sur un euro monétaire particulièrement résistant à la crise sanitaire, alors qu’il l’a moins été pendant et à la sortie de la crise de 2008 et par son acceptation politique dans quasiment toutes les tendances politiques, du RN en France à l’AfD allemande (Le Monde le 5 décembre). Néanmoins l’euro ne constitue pas une zone monétaire optimale selon les critères néo-classiques et pour la plupart des économistes américains qui ont douté de sa réussite. D’autres économistes mettent ces dysfonctionnements sur le compte d’une faiblesse de la construction initiale de l’euro : « La zone monétaire européenne n’est pas optimale, car elle ne prévoit pas suffisamment de transferts budgétaires qui permettraient de redistribuer les surplus et réduire les divergences liées aux cycles économiques », explique Samy Chaar, chef économiste de la banque Lombard Odier. À sa création, deux visions de l’euro se sont opposées. D’un côté l’Allemagne et les Pays-Bas étaient « désireux de créer avant tout une monnaie aussi stable que le Deutsche mark, d’où l’insistance sur l’indépendance de la Banque centrale européenne, l’interdiction de la monétisation de la dette et le silence sur le rôle international de l’euro ; de l’autre, celui de la France et de l’Italie, l’euro a été vu comme un instrument de puissance dans la compétition mondiale » rappelle Sylvie Goulard, deuxième sous-gouverneure de la Banque de France. Progressivement, c’est cette vision qui s’est imposée et la BCE s’est fixé comme tâche d’étendre la zone d’influence de sa monnaie. Contre toute attente : une réussite. Le poids financier de l’euro est aujourd’hui jusqu’à deux fois supérieur à son poids économique. Les dévaluations internes douloureuses ont pris le pas sur les dévaluations de taux de change, beaucoup plus indolores mais devenues impossibles avec l’euro. C’est une conséquence dont les gouvernements n’avaient pas forcément pris conscience en signant pour la monnaie unique. Pour Philippe Waechter, ces erreurs des premières années sont des péchés de jeunesse, « un processus d’apprentissage ». « Les gouvernements du sud de la zone euro auraient dû faire beaucoup plus attention aux niveaux des salaires et à la dégradation de leurs balances commerciales bilatérales ». D’autant qu’au moment où la demande s’emballait dans les pays du Sud de la zone euro, l’Allemagne comprimait sa demande interne avec les lois sociales Hartz. « Aujourd’hui, estime Philipe Waechter, ces déséquilibres sont beaucoup moins importants et la politique économique européenne a bien fonctionné pendant la crise sanitaire, notamment grâce à l’action de la BCE qui a soutenu les pays en difficulté ». Pour lui, il est donc urgent de consolider la zone euro avant d’y accueillir de nouveaux membres. S’il est moins attaqué dans le débat public et qu’aucun parti politique ne songe plus à l’abandonner, l’euro reste l’objet de fortes critiques. Un bilan mitigé pour un euro devenu adulte depuis la grande crise financière de 2008 et jusqu’en 2016, mais dont la tendance est plutôt à la baisse d’influence aujourd’hui. En effet, un redoutable concurrent de l’euro, le renminbi, monte en puissance. Très en avance sur les monnaies numériques, Pékin veut capitaliser sur son avance technologique pour briser le duopole mondial du dollar et de l’euro. À la différence du billet vert, contesté par un mouvement de dédolarisation, la monnaie européenne est pour le moment épargnée par la fronde des pays émergents (Les Échos, le 6 décembre).
Difficile souveraineté économique
Une réforme très attendue du quinquennat, la loi de blocage de 1968 — visant à contrer les sanctions extraterritoriales américaines — est restée dans les limbes. BNP Paribas s’était vu infliger une amende de près de 9 milliards de dollars par le ministère américain de la Justice en 2014, l’année où Emmanuel Macron a été désigné à la tête de ministère de l’Économie. « La révolution copernicienne annoncée n’a pas eu lieu, le sujet est devenu administratif et les échanges avec les entreprises se sont taris », estime un acteur de la réforme. Le texte, quasi jamais utilisé face au risque des entreprises de perdre leur premier marché mondial si elles refusaient de coopérer avec des autorités étrangères, ne sera pas révisé. Une quinzaine de procédures étrangères ont été intermédiées par le service de sécurité économique de Bercy (le Sisse), contre moins de cinq par an auparavant. Ces signalements sont liés à des tentatives de rachat, des partenariats de recherche, ou commerciaux, comme avec le géant chinois Huawei. « C’est clair, il y a bien moins d’angélisme qu’avant », note un acteur du renseignement économique. Mais certains considèrent que ce n’est pas assez, que le Sisse est marginalisé à Bercy, et que Matignon doit davantage reprendre la main, voire l’Élysée. En somme qu’il faut basculer du « pilotage stratégique », à l’œuvre, à une politique de « souveraineté économique » comme la désignait le décret de 2019. (Les Échos, le 1er décembre).
– Les rapports avec la Chine.
Personne ne peut imaginer aller à l’encontre des « Routes de la soie » aussi longtemps que la Chine utilisera son énorme surplus commercial avec l’Europe (plus de 200 milliards d’euros par an) d’une manière mercantiliste et nationaliste. Dans le modèle du capitalisme d’État chinois, la banque centrale stérilise ces recettes et les canalise vers les banques, les fonds d’investissement et les entreprises chinoises pour leur permettre d’acheter de la technologie, des ports, des mines, etc. à l’étranger. Pour Pékin, le commerce et la politique sont inséparables (Le Monde, le 21 novembre).
[En cela la Chine mêle étroitement une sorte de capitalisme d’État et ce que Marx appelait le mode de production asiatique dans lequel les échanges économiques sont subordonnés au pouvoir politique de l’État de la première forme, celui des grands empires. Ainsi dans l’Empire chinois cet État de la première forme a longtemps érigé des obstacles à tout développement d’un capital privé et d’une bourgeoisie nationale. Les échanges privés étaient tellement contraints qu’ils ont poussé au développement d’une diaspora chinoise de commerçants ; le commerce officiel n’étant pratiqué que par l’État dans ce que F. Braudel appelle les échanges au long cours. D’une certaine façon, les mesures actuelles prises par l’État chinois contre Alibaba et autres relèvent de cette ancienne pratique politique impériale de contrôle de la circulation du capital, NDLR].
Plus que jamais pour la Chine il s’agit d’imposer sa puissance et non de chercher le profit, même si ce n’est pas incompatible. Il en va tout différemment d’une Europe qui ne reconstruira jamais une industrie durable aussi longtemps qu’elle permettra à la Chine de déverser son surplus sur ses marchés, rendant la vie impossible à des milliers de ses entrepreneurs. Pour l’Europe, le commerce reste une matière technocratique ; pour la Chine, c’est une question stratégique (ibidem).
– Relocalisations : 2021 apparaît déjà comme la meilleure année depuis 2009 avec 84 relocalisations sur onze mois, contre 10 à 20 par an au cours de la décennie précédente. Pour la deuxième année consécutive, elles sont plus nombreuses que les délocalisations tombées au plus bas depuis la crise sanitaire et la politique du « quoi qu’il en coûte ». Malgré les appels répétés des politiques aux grandes entreprises françaises, ce sont surtout les PME qui tentent l’opération, c’est-à-dire, paradoxalement, les moins internationalisées dans leur structure même si elles sont ouvertes ou tournées vers l’export. « Les grands groupes sont, eux, dans une logique d’optimisation industrielle et relocalisent très peu », explique Gwénaël Guillemot, directeur de l’Institut de la réindustrialisation. Et loin des grandes usines qui employaient des milliers d’ouvriers, ces relocalisations ne représentent qu’une infime part du tissu industriel et créent peu d’emplois. Depuis 2009, moins de 9.000 emplois ont été rapatriés, soit 0,5 % de l’emploi créé, selon Trendeo. « Une relocalisation génère une trentaine d’emplois quand une délocalisation en détruit 80 », note son fondateur, David Cousquer. Les 84 activités de retour dans l’Hexagone en 2021 feront travailler à peine plus de 2300 salariés. Seule une quinzaine tournera avec plus de 50 personnes. « Relocaliser, c’est un mauvais combat ! assure Jean-Marc Daniel. Si des activités sont parties, c’est qu’elles ne trouvaient pas de modèle économique en France. »« Pour réindustrialiser, il faut créer des produits nouveaux ». L’industrie est de retour ? La fermeture de la fonderie SAM dans l’Aveyron a récemment jeté un froid, en venant rappeler que nombre d’activités industrielles étaient en danger. (Les Échos, le 7 décembre).
Sur le contrôle de la crise sanitaire
On y perçoit la réalité des rapports de forces, des enjeux et des tensions qui se jouent depuis le début de la crise sanitaire entre les géants de l’industrie, et les gouvernements, avec en toile de fond le contrôle de l’innovation thérapeutique et les conditions de son accès aux patients et aux citoyens de l’ensemble de la planète (Le Monde, le 7 décembre). Alors qu’une cinquième vague serait en marche dans le monde et qu’un nouveau variant ferait planer de nouvelles menaces, on peut raisonnablement présager qu’il sera bien difficile aux défenseurs de la propriété intellectuelle exclusive de justifier et de prolonger très longtemps le refus jusqu’ici opposé à la demande de levée de la propriété intellectuelle le temps de la pandémie. Ce d’autant que cette proposition de l’Afrique du Sud et de l’Inde bénéficie désormais du soutien de plus de 100 pays à revenu faible ou intermédiaire ainsi que de 60 parrainages. La pandémie de Covid-19 aura au moins contribué à mettre au grand jour l’incapacité de la « gouvernance » internationale à se coordonner à se doter d’instruments véritables pour garantir un accès organisé et cohérent au niveau mondial.
– Sur la question de l’immigration, la plupart des économistes placent le débat sur le terrain strictement économique (l’immigration est bonne pour le PIB), en espérant désamorcer les inquiétudes. Or la dimension économique n’est pas ce qui semble travailler aujourd’hui la population. On n’entend plus beaucoup de « les étrangers viennent nous prendre notre travail » de l’époque de Jean-Marie Le Pen et de Georges Marchais, mais beaucoup, en tout cas d’après les sondages, des considérations identitaires (la peur que les traditions se perdent, que la langue se perde, que les valeurs ne soient pas transmises à la génération suivante et plus globalement la crainte d’un délitement de la société). La crainte économique semble aussi avoir basculé sur une crainte culturelle à travers un refus de continuer à faire jouer la redistribution en faveur de populations venues d’ailleurs (cf. Le projet du RN à cet égard).
Un deuxième phénomène parallèle s’avère frappant, c’est la fausse impartialité idéologique des économistes. Certes, ils prétendent se focaliser sur les chiffres et l’efficacité économique. Mais en réalité, ils ne sont pas idéologiquement neutres car ils sont dans leur grande majorité des salariés globalisés dont la langue de travail est l’anglais. La franchouillardise et la défense des traditions ne sont pas leur tasse de thé. (Augustin Landier professeur à HEC et David Thesmar professeur au MIT (Les Échos, le 29 novembre).
Temps critiques, le 10 décembre 2021
- – « Sur la valeur travail et le travail comme valeur » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article505 [↩]
- – La reprise de la pratique des rachats d’actions depuis quelques semaines va dans ce sens et elle s’étend à des groupes qui y étaient plutôt opposés jusque-là comme celui de W. Buffet ou celui de Steve Jobs ; leur énorme cash manquant visiblement de cible. [↩]
- – « There is no easy escape from the global debt trap » (« Pas d’issue facile du piège mondial de l’endettement »), de Ruchir Sharma, chef de la stratégie mondiale chez Morgan Stanley Investment Management [traduction par nos soins, LC]. [↩]