Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances

Nous vous signalons la publication du Hors-série à notre revue intitulé Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances. Ce texte s’inscrit dans la continuité de celui sur le Brexit il y a quelques années. Il est disponible immédiatement sur notre site (http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article512) et se trouve aussi imprimable en brochure A5 sur ce lien.

Relevé de notes sur la crise sanitaire n°24

Science et politique au temps du Covid

– « En France, l’avis du Conseil scientifique n’a été pris en compte par le gouvernement que jusqu’à juin 2020. Ensuite, c’est le conseil de défense qui a arbitré secrètement les décisions sanitaires, instrumentalisant à sa guise les préconisations scientifiques. Les idéologues anti-industriels qui tiennent à voir parfaitement coïncider pouvoirs politiques et “scientisme” s’empêchent de comprendre un rapport beaucoup plus complexe. Dans le cas précis, c’est parce que le monde scientifique s’opposait régulièrement aux politiques sanitaires qu’il a été écarté des instances de décisions » (Serge Quadruppani & Jérôme Floch, « Sur la catastrophe en cours et comment en sortir », Lundi matin, no 321, le 10 janvier 2022).

– Pour Christian Walter, chercheur associé au Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne, on doit toujours être vigilant quand un argument éthique qui impose une norme de conduite nécessite une norme de connaissance (ici une représentation statistique qui donne une image du danger) pour être validé. Quand doit-on croire à l’image de danger donnée ? Jusqu’où le Covid est-il dangereux ? Qui sont les plus exposés ? Car si la norme de connaissance venait à changer, cela nécessiterait de revoir la norme de conduite. Distinguons selon l’usage le vital, ce qui relève de la biologie, de la santé physique, et le vivant, qui désigne la vie sociale, relationnelle, la santé psychologique. Un danger Covid sous-évalué par une mauvaise mesure de risque pourra tuer le vital, mais un danger Covid surévalué pourra tuer le vivant. Il y a donc une position de curseur à trouver entre ce qui est recherché (sauver le vital) et le mal collatéral subi (tuer le vivant). Sauver le vital, jusqu’où ? Cela dépend de la norme de connaissance. A côté de la responsabilité morale (se protéger ou non), il apparaît une autre responsabilité, tout aussi importante, la « responsabilité épistémique » dans le recours aux modèles et aux statistiques pour justifier des normes de conduite (Les Échos, le 15 décembre).

– Dans son éditorial du 19 décembre, « L’esprit de résilience contre les variants », Le Monde déclare : « Dans son pays [les États-Unis] la politisation de la pandémie a produit une tragique démonstration de la létalité de la désinformation sur la maladie. On meurt trois fois plus dans les comtés qui ont voté pour Donald Trump en 2020 que dans ceux qui ont adoubé le démocrate, faute d’un niveau de vaccination suffisant ». [Cette dernière information ne participe t’elle pas elle-même de la politisation de la pandémie en oubliant volontairement toutes les autres causes (pauvreté, niveau de comorbidité] ? Quand un autotest coûte 25 $ aux États-Unis (ils ne sont pas subventionnés) contre moins de 5 euros en France ne peut-on pas douter de la volonté de ce gouvernement d’avoir un contrôle de la situation sanitaire ?

– Intervenant devant le Parlement, le Premier ministre japonais a reconnu, ce mercredi, que les économistes du gouvernement avaient surévalué, pendant des années, certains des composants utilisés dans le calcul de la croissance du produit intérieur brut (PIB) du pays. Les erreurs statistiques proviendraient de données erronées fournies au bureau du Premier ministre par le ministère du Territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme. Ses fonctionnaires auraient décidé d’eux-mêmes d’ajuster, pendant au moins huit ans, une partie des montants des nouvelles commandes enregistrées par les 12 000 entreprises de construction sélectionnées sur tout le territoire pour évaluer la santé économique du secteur. Le pays, connu pour ses régulières révisions de ses données économiques, avait déjà dû promettre, en 2019, de revoir ses méthodes de calcul. Un an plus tôt, il avait découvert que le ministère du Travail utilisait, depuis le milieu des années 2000, des données salariales faussées. (Les Échos, le 16 décembre).

– On parle beaucoup du déficit de la balance commerciale française et sans doute l’État et sa politique du tout service et de la désindustrialisation a-t-il joué son rôle, mais pas seulement, car la stratégie commerciale internationale des entreprises françaises a compté. Depuis le début des années 2000 au moins, beaucoup de sociétés dans leurs engagements à l’étranger ont préféré investir dans le développement de filiales localisées sur des marchés locaux plutôt que d’exporter… En effet, aujourd’hui la France compte plus de 46 000 filiales à l’étranger, soit le niveau le plus élevé parmi les pays européens. Cette politique a eu un impact positif sur la balance courante de la France qui inclut les rapatriements de dividendes. Mais elle ne profite ni au tissu productif ni à l’emploi sur le sol national. Inversement, quand Toyota fabrique des voitures en France, l’effet est positif pour la balance commerciale française ! Depuis 2013, des mesures d’allégement des coûts du travail ont ainsi réduit l’écart de compétitivité. De leur côté, les petites entreprises sont restées tournées sur le marché intérieur : seules 132 000 sociétés tricolores exportent, contre 220 000 en Italie et 300 000 en Allemagne. Le plus souvent, cette orientation reflète une perte de compétitivité de l’économie nationale, la recherche d’une main-d’œuvre locale à bas coût et la volonté affichée de se rapprocher de leurs clients. (Les Échos, le 22 décembre). Que cela n’ait pas été la seule politique possible, en fait foi la comparaison avec les chiffres allemands : quand, en 2000, importations et exportations pesaient chacune, en Allemagne, 31 % du PIB, les chiffres étaient presque les mêmes pour la France — 27 % et 29 % respectivement. Mais, en 2019, les exportations allemandes avaient augmenté de 16 points, et les importations de 10, alors que, pour la France, ces mêmes ratios d’augmentation étaient de 3 et 5 points. C’est qu’entre-temps, l’Allemagne a restructuré son économie en redéfinissant son insertion internationale et en construisant des chaînes de valeur globales. Résultats : la valeur ajoutée de l’industrie française, qui représentait la moitié de celle de l’Allemagne en 2000, était tombée à 37 % en 2018 selon l’Insee. Industriellement, la France pèse aujourd’hui moins que l’Italie (cf. Pisani-Ferry in Le Monde, le 1er janvier 2022). Le paradoxe étant que la France est le plus gros investisseur européen aujourd’hui 16 % contre 12 % l’Allemagne, derrière les États-Unis (24 %).

– Pour terminer, une sorte de galéjade statistico-économique de la pourtant très sérieuse Isabelle Schnabel un des six membres du directoire de la BCE : « Nos équipes chargées des projections utilisent les meilleurs modèles économiques disponibles. Mais tout le monde s’accorde à dire que l’incertitude est exceptionnellement élevée. L’une des questions les plus délicates est de savoir si l’économie est en proie à des changements structurels fondamentaux, qui ne seraient pas encore reflétés dans les modèles » (Le Monde, le 23 décembre).

« Où sont passés les travailleurs ? » Ce titre d’un article du Financial Times reflète assez fidèlement le « ressenti » actuel des recruteurs. « On me dit qu’ils sont rentrés en Europe. Mais ce n’est pas vrai puisque mes confrères restaurateurs sur le continent ont autant de difficultés à recruter », s’alarme Tomas Maunier. Cela dit, le Brexit n’a pas aidé. Avant la pandémie, ses restaurants Fazenda employaient 77 % de personnel venant d’Europe. Cette part est tombée à 30 %. Pendant les périodes de fermetures, les employés, restés seuls chez eux à payer un loyer élevé en Angleterre, ont préféré rentrer dans leur pays. Certains ont trouvé du travail sur place, d’autres n’ont pu revenir à cause des nouvelles règles migratoires depuis le 1er janvier 2021. « Entre le Covid et le Brexit, nous avons perdu la moitié de nos effectifs », indique-t-il.

« Vous avez trois types de démissionnaires », analyse Matt Weston, à la tête d’une société de recrutement dans les métiers du juridique et de la finance. « Il y a ceux qui cherchaient déjà avant la pandémie, ceux qui n’ont pas supporté la façon dont ils ont été traités par leur employeur pendant les confinements et ceux pour qui le Covid a été un révélateur et qui souhaitent changer de carrière. » Dans ce contexte, le recrutement peut s’avérer un véritable chemin de croix. « Généralement, sur 20 candidats attendus pour un entretien d’embauche, seuls un ou deux viennent au rendez-vous », raconte Nina Wyers. Certains, une fois recrutés, ne se présentent pas le jour de l’embauche. D’autres travaillent quelques jours, puis abandonnent. « C’est le plus frustrant, car vous devez reprendre tout le recrutement depuis le début », poursuit-elle. Pas étonnant, dans ce contexte, que les rémunérations soient poussées à la hausse (Les Échos, le 25 décembre). C’est ainsi que le SMIC anglais a rejoint le niveau du SMIC français (10,57 euros). En avril, il va encore faire un bond de 6,6 %, à 9,50 livres (11,30 euros), dépassant alors nettement celui de la France dans un pays où il n’existe pourtant que depuis 1999. Et, pour l’instant, il n’y a pas d’effet sur le niveau d’emploi alors que les gouvernements anglais s’étaient clairement prononcés pour un blocage des salaires et allocations pour faire baisser le nombre de « faux chômeurs ». En pleine épidémie de Covid-19, le taux de chômage britannique culmine à… 4,2 %. Paradoxalement, cette inversion de tendance teintée de keynésianisme ne vient pas des travaillistes et date du gouvernement Cameron et de la politique d’Osborne son chancelier de l’Échiquier qui veut faire des économies budgétaires : « Nous devons passer d’une économie aux salaires bas, aux impôts et aux aides sociales élevés à un pays aux salaires plus élevés, et à des impôts et à des aides sociales plus bas. ».

6 % de la population active reste concernée contre 12 % en France, mais en Angleterre il existe de fortes, de plus fortes, disproportions géographiques. Toutefois, la situation britannique participe d’un mouvement européen plus large. En Espagne, le salaire minimum a augmenté de 7 % en 2017 et de 22 % en 2019. En Allemagne, la nouvelle coalition au pouvoir a promis une hausse d’un quart, de 9,60 euros de l’heure à 12 euros. La Commission européenne essaie par ailleurs d’imposer l’instauration d’un salaire plancher pour tous les pays de l’Union. Ces nouveaux minima salariaux semblent tous converger vers un niveau similaire : entre 60 % et 66 % du salaire médian. (Le Monde, le 6 janvier).

Pour l’heure, « dans les préoccupations des chefs d’entreprise, les difficultés d’approvisionnements et de recrutements supplantent les problèmes d’absentéisme », a souligné Hélène Tanguy, directrice des enquêtes et statistiques sectorielles de la Banque de France (Les Échos, le 12 janvier).

Qui sont les salariés ?

Statistiquement, le travail salarié reste la norme. Dans l’industrie c’est même la norme absolue puisque plus de 75 % des salariés sont en CDI et que près de 20 % sont en CDD. On ne peut donc pas parler d’explosion du travail indépendant contrairement à ce qu’on entend un peu de partout. Les chiffres de l’Insee en attestent : les travailleurs indépendants représentaient près de 20 % des actifs au début des années 1980, ils sont aujourd’hui tombés à 12 %. Parallèlement, et suite à la création du régime de l’auto-entrepreneur en 2009, le nombre de micro-entrepreneurs a augmenté, mais de nombreuses personnes sous ce statut cumulent d’autres activités. Ceux qui le sont à titre exclusif sont plus rares, et le travail à la tâche se développe finalement assez peu. Ainsi, selon les données de l’Acoss-Urssaf, la moitié de ceux dont la micro-entreprise est l’activité principale réalisent moins de 750 euros de chiffre d’affaires mensuels — c’est-à-dire qu’une fois les cotisations payées, il reste 500 euros de revenus nets — et un quart touche moins de 220 euros. Même s’il est très commenté, le phénomène dit « d’ubérisation » représente une petite partie des pratiques de travail. Ne touche que des secteurs particuliers et dans une économie déjà très tertiarisée, il est normal qu’il devienne plus visible. Dans l’organisation actuelle de la production en flux tendus, lorsque les PME, les entreprises qui embauchent le plus, ont des besoins spécifiques et de courte durée, embaucher en CDI n’a plus de sens (capitaliste) ; la prestation de service est plus rationnelle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on retrouve les indépendants dans les services aux entreprises. Pour autant, dans ce secteur, qui comprend notamment la communication, les activités juridiques et les conseils en gestion, on ne compte encore aujourd’hui que 3 % d’indépendants pour 97 % de salariés. L’informatique est vraiment typique d’un marché de l’emploi en tension, avec des compétences rares, qui vont aux plus offrants. C’est un problème auquel peuvent être confrontées les PME, qui n’offrent ni la notoriété d’une grande entreprise ni des rémunérations à la hauteur. L’une des solutions à ce problème réside dans le « Paythem more » (« Payez-les plus ») de Joe Biden, face aux entreprises américaines qui se désole de ne pas trouver à embaucher (Nadine Levratto, Les Échos, le 13 janvier).

La production de masse à prix réduit ou produire moins plus cher : l’exemple de l’automobile

– Il faut en moyenne débourser quelque 26 000 euros pour un véhicule flambant neuf (35 % de plus qu’il y a dix ans, selon L’Argus), et l’âge médian de l’acheteur se situe au seuil de la soixantaine. Pris en étau entre l’inflation continue des tarifs — accentuée depuis le début de la crise des semi-conducteurs — et des consommateurs dont les revenus ne suivent pas, les réseaux de distribution ne cachent plus leur inquiétude. « On atteint la limite de l’acceptabilité sociale du prix du véhicule neuf », martèle Marc Bruschet, président de la branche concessionnaires du Conseil national des professions de l’automobile (CNPA). Une étude commanditée par cet organisme fait apparaître qu’entre 2011 et 2019 les tarifs ont augmenté d’un peu plus de 16 %. Pour Flavien Neuvy, qui dirige l’Observatoire Cetelem de l’automobile, la « problématique » [novlangue, NDLR] de la voiture chère s’inscrit « dans un angle mort des politiques publiques de mobilité […] Chaque hausse de tarif évince un peu plus les acheteurs jeunes ou appartenant aux catégories populaires et aux classes moyennes, par ailleurs confrontées à une autre inflation, celle des dépenses de logement ». Les prix augmentent car les investissements liés à l’électrification sont énormes résume un porte-parole de Ford. « L’inflation tient en partie à la constitution de gammes hyper diversifiées et à leur renouvellement accéléré. Les gens ne se détournent pas de la voiture mais de la voiture neuve », assure Bernard Jullien, spécialiste des transports à l’université de Bordeaux (Le Monde,le 14, décembre). De son côté Renault assume : 700 emplois seront supprimés dans les deux ans dans l’ingénierie (300) et les fonctions support (400), qui viennent s’ajouter à l’hémorragie du plan de restructuration du printemps 2020. Ce dernier prévoyait la disparition de 4600 postes en France, dont 2 500 pour les employés Renault du tertiaire. Ce sont donc bien les cols blancs qui, entre le plan de 2020 et l’accord de 2021, paient le plus lourd tribut, avec un solde de – 3700 emplois quand la diminution des cols bleus s’établit, au bout du compte, à − 100 postes puisque l’étiage à la production est constant depuis déjà plusieurs dizaines d’années. « La stratégie de Renault — la Renaulution — consiste à passer d’une priorité donnée au volume à une priorité donnée à la valeur » (Le Monde, le 15 décembre), ce qui revient à s’aligner sur la politique de son concurrent Stellantis à partir d’une option d’origine pourtant opposée à l’époque Ghosn (Les Échos, le 14 janvier). Cela est à mettre en relation avec le fait que ce qui est appelé en langage technique « l’intelligence embarquée » est en forte progression : « Les logiciels et les applications représentent déjà — pour certains modèles de certaines marques — plus de la moitié de la valeur du véhicule, dit Laurent Petizon, directeur général pour la France du cabinet de conseil Alix Partners. D’ici dix ans, 50 % sera un niveau moyen pour toute l’industrie automobile, soit l’équivalent de ce que l’on connaît aujourd’hui dans l’aéronautique. » (Le Monde, le 3 janvier 2022). Le problème, pour les grands constructeurs est de récupérer cette part importante de valeur ajoutée qui actuellement leur échappe en partie dans la mesure où le software était jusque-là la spécialité des équipementiers (par exemple pour Stellantis : Waymo-Google dans la conduite autonome, Foxconn dans l’intelligence artificielle). « Nous vivons très concrètement le moment ou l’industrie du logiciel et l’activité de production automobile se rejoignent », résume Heiko Carrie, le patron de Bosch France. Si la pénurie de semi-conducteurs due à la crise liée au Covid -19 a été un tel choc pour l’industrie automobile en 2021, c’est d’abord parce que le contenu des véhicules est de plus en plus informatisé et donc gourmand en puces. Les à coups de livraison de semi-conducteurs ont contraint les constructeurs et les équipementiers à des réallocations permanentes et à des coupes sévères dans la production (ibid.).

En conséquence le marché de l’occasion se développe ; toutefois les mesures prises pour empêcher les automobiles anciennes même passées au contrôle technique d’entrer dans les villes risquent de creuser les inégalités sur ce marché et d’accroître paradoxalement la territorialisation. Ce marché ne s’évalue pas qu’en aval mais aussi en amont avec les usines de recyclage qui proposent une alternative non décroissante à l’idéologie de la production avec la notion d’économie circulaire, un concept né au début des années 70 suite au rapport Meadows sur les limites de la croissance pour la croissance. L’économie circulaire ? « C’est le sujet le plus intelligent à tout point de vue », assure le président de Renault : « Ce qui n’était qu’un petit sujet d’optimisation classique est devenu une révolution. Une renaulution ! ».

« L’économie circulaire, c’est la promesse d’une déconnexion entre la croissance et les pressions sur la biosphère, ce que les économistes appellent le découplage », explique l’économiste Florian Fizaine, spécialiste des ressources minérales. « Il est d’ailleurs intéressant de noter que le concept, popularisé dans les années 2010 par la Fondation Ellen Mac Arthur, a été substitué à celui de développement durable critiqué pour sa dimension oxymorique, ajoute Baptiste Monsaingeon, sociologue et auteur de Homo Detritus. Critique de la société du déchet, Seuil, 2017, in Le Monde le 3 janvier 2022. Mais l’économie circulaire, qui implique une intensification du recyclage, sera inflationniste, du moins à moyen terme. Aujourd’hui, on estime que seulement 9 % des ressources extraites retournent au système de production comme intrants dans de nouveaux produits. En cause notamment, des technologies complexes et évolutives rendant le recyclage difficilement rentable. «En réalité, pour recycler massivement, il faudrait simplifier et uniformiser les technologies. Or ce n’est pas la direction prise par les industriels qui cherchent plutôt à imposer leurs propres standards», regrette Florian Fizaine. Mais même si la technologie permettait de réutiliser 100 % de la matière, tout en conservant ses qualités intrinsèques, le recyclage ne pourra jamais répondre entièrement à la hausse de la demande matérielle », estime Patrice Christmann.

« Le droit à la propriété et le droit au neuf restent très puissants dans l’imaginaire collectif […] L’économie de la seconde main par exemple renvoie à plein d’écueils consuméristes. Des sites comme Vinted ont renforcé les logiques de consommation en déclenchant les actes d’achats », explique Emmanuelle Ledoux. Une forme d’effet rebond bien connu des économistes. Pour Matthieu Glachant, « toute la difficulté consiste à faire des politiques publiques sans effets pervers, ce qui est très compliqué sur ces sujets. Par exemple subventionner le recyclage revient à décourager la sobriété et la prévention1… » (Le Monde, le 3 janvier 2022).

Une situation qui n’est pas uniquement française et qui a vu Biden prendre les devants : Ceux qui pensaient que la politique commerciale américaine serait plus douce sous Joe Biden qu’avec Donald Trump en sont pour leurs frais. Seul le style, plus policé, a changé. Pour le reste, c’est parfois pire. C’est ce que constatent amèrement le Canada et le Mexique, victimes toutes désignées des pulsions protectionnistes de leur voisin. Dernier épisode, les subventions à la voiture électrique. Dans le gigantesque programme d’investissement de 1,7 milliard de dollars (1,5 milliard d’euros), déjà voté par la Chambre des représentants, mais pas par le Sénat, de larges subventions à l’achat de vélos ou de voitures électriques sont prévues. Dans ce dernier cas, la subvention peut atteindre 12 500 dollars par véhicule. Cette aide spectaculaire n’est pas pour tous. Aux 7500 dollars de base s’ajoutent 4500 dollars si la voiture est produite aux États-Unis et encore 500 dollars si la batterie elle-même est made in USA.

Mary Ng, la ministre canadienne du Commerce extérieur, a sorti sa calculette et affirme que cela revient à taxer à hauteur de 34 % une voiture produite au Canada et vendue aux États-Unis. Dans ces conditions, ce n’était pas la peine de signer, en 2018, sous l’administration Trump, un nouvel accord de libre-échange, entré en vigueur en 2020. De plus, comme pour se démarquer de la précédente administration et satisfaire son aile gauche, le plan Biden prévoit une clause plus étonnante encore. Elle restreint la subvention made in USA de 4500 dollars aux seules voitures produites par des ouvriers syndiqués. Ce qui exclut de facto les voitures étrangères, allemandes, japonaises ou sud-coréennes, toutes fabriquées dans des États du Sud, dépourvus de syndicats tels la Virginie ou l’Alabama… Depuis des décennies, ces contrées conservatrices ont accueilli les industriels étrangers en laissant à la porte les syndicats qui rendaient les voitures si chères à fabriquer dans le Michigan, siège historique de Ford et de General Motors. Aussitôt, Toyota, BMW et Mercedes ont protesté contre cette nouveauté propre à réduire leur compétitivité (Ph. Escande, ibid.).

Pendant ce temps le Not in my backyard ! représente le niveau immédiat d’opposition (« Pas dans mon arrière-cour ! ») Ainsi, après plusieurs semaines de manifestations pour protester contre un projet d’extraction de lithium situé près de Loznica, dans l’ouest de la Serbie, le gouvernement a suspendu sa loi d’expropriation des riverains (ibidem). Il y a peu de chance que ces mouvements de protestation se produisent au Congo (cobalt) ou Chine (graphite naturel) ; peut-être au Chili (lithium)… Les Européens avec leurs projets récents de construction de giga factories ne semblent pas accorder d’importance à cette donnée, convaincus, surtout les allemands, de la supériorité des marchés sur les souverainetés. De leur côté, les États-Unis pensent, dans la logique de la fin de l’ère impérialiste, que la meilleure des politiques est d’apprendre à se passer des matières premières critiques en investissant des sommes conséquentes dans des programmes de R&D permettant la substitution des matières premières critiques par d’autres matières premières. Par rapport à cette perspective, la Chine reste, elle, très influencée par le modèle impérial de son ancien commerce au long cours (elle ne possède que 1 % des gisements mondiaux de cobalt et en raffine plus de 50 % et 90 % du cobalt et du cuivre produits en RD du Congo sont exportés en Chine, Les Échos, le 6 janvier).

Toyota est d’ailleurs plus réservée devant ce qui serait une marche inéluctable vers le tout électrique. L’an dernier, Toyota n’a écoulé, dans le monde, que 3.300 voitures électriques. « En choisissant l’horizon 2030 ou 2035, Toyota prend le temps d’ajuster ses objectifs en fonction des différentes régulations, de l’évolution des coûts des technologies ou de l’appétit des clients », décrypte Chris Richter. « Nous voulons laisser le choix aux gens, et plutôt que de savoir où, ou sur quoi nous allons nous concentrer, nous allons attendre un peu plus longtemps jusqu’à ce que nous comprenions où va le marché », a confirmé Akio Toyoda (Les Échos, le 15 décembre). D’autant que le développement du leasing rajoute de l’opacité à la pertinence des stratégies de moyen terme. Ainsi en est-il de la Société Générale, car la banque française débourse 4,9 milliards d’euros pour s’offrir le néerlandais Lease Plan et créer ainsi un champion mondial du leasing automobile hors constructeur (Volkswagen et Renault RCI gèrent respectivement des flottes de 11,3 millions et 3,8 millions de véhicules), en le mariant avec sa filiale ALD. Le nouvel ensemble, qui sera basé en France, sera propriétaire d’une flotte de3, 5 millions de véhicules et pourrait peser 10 milliards d’euros en Bourse (Les Échos, le 7 janvier). Elle emploiera 145 000 salariés… mais dans quarante pays différents.

Par ailleurs, les entreprises ont tendance, même quand elles cherchent à apparaître comme nationales, à faire jouer la concurrence internationale au niveau des sous-traitants sur lesquels elles font peser les prix mondiaux en hausse des matières premières. Le caoutchouc, c’est + 40 % d’augmentation, les métaux + 50 % à 60 % et avec la hausse des prix de l’énergie [comme nous le disons souvent, c’est le niveau de salaire qui devient la seule variable d’ajustement et que les grandes entreprises vont essayer de faire passer aux comptes de leurs sous-traitants, NDLR]

« Si on désigne par un indice 100 le coût de la main-d’œuvre en France dans l’automobile, l’Espagne est à 70, les pays de l’Est à 50, la Turquie 25, le Maroc 13 », précisait Luc Chatel, président de La Plateforme automobile (Le Monde, le 17 décembre).

– Plus généralement, la bataille pour le partage de la valeur ajoutée entre profits et salaires devient une tactique de court terme par rapport aux stratégies de partage des profits où c’est la question du placement sur les secteurs à haute valeur ajoutée qui prime, là ou finalement les salaires pèsent relativement peu. Ainsi, dans l’agriculture 80 % de la volaille consommée dans la restauration commerciale sont importés. Comment ne plus perdre la plus-value sur la tomate produite en France mais transformée en sauce ailleurs, ou sur la pomme de terre exportée en Belgique et réimportée sous forme de frites ?

Interlude

– La prétendue « communauté des soignants » chère aux médias vole en éclat : les infirmiers anesthésistes diplômés d’État (IADE) ont pu lire, mercredi 5 janvier, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), commandé par le ministre de la Santé, Olivier Véran, dans un contexte d’amélioration de l’accès aux soins et de revendications d’autonomie des professionnels paramédicaux. En grève depuis novembre 2021 pour dénoncer un manque de reconnaissance de leur profession, les IADE sont globalement satisfaits des conclusions tirées par le rapport, contrairement aux médecins anesthésistes-réanimateurs, inquiets de voir leur métier « bradé » (Le Monde, le 8 janvier). Le monde d’après reste bien le monde d’avant !

– 600 000 volailles abattues. Que faire contre la grippe aviaire ? Respecter les gestes barrières et ne pas vous réunir à plus de 2000 dans une enceinte close (Le Canard enchaîné, le 5 janvier). Dans la même veine et du même journal : « Confiner les oies c’est bien beau, mais comment on va faire pour les gaver par visioconférence ? ».

– Le sociologue Georges Mink, spécialiste de l’Europe centrale au CNRS nous fait remarquer : « Depuis des années, Solidarnosc et M. Duda sont des alliés de la majorité nationale conservatrice de Jaroslaw Kaczynski. Au-delà d’une proximité assumée sur les questions sociétales, la droite ultraconservatrice est la force politique du pays qui a le plus repris à son compte et mis en œuvre les revendications du syndicat : baisse de l’âge de départ à la retraite, hausse du salaire minimal et instauration d’un SMIC horaire pour les travailleurs précaires, droit du travail plus protecteur, limitation du travail le dimanche, extension des droits syndicaux, etc. ». Et d’enchaîner : « le conservatisme profond du syndicat était déjà observable dans les années 1990 ». (Le Monde, le 17 décembre). Pas de commentaire du journal à propos du drôle de « progressisme » de ce sociologue à la mode post-moderne.

Crise sanitaire et accélération numérique

– L’épidémie de Covid a donné un coup d’accélérateur au développement du télétravail chez les fonctionnaires. La deuxième édition du baromètre Wimi-Ipsos publiée le 11 janvier vient montrer que, comme dans le privé, il s’est installé dans la sphère publique comme une modalité d’organisation à part entière, même s’il reste pour l’instant moins pratiqué que dans les entreprises. Quasi doublement de la proportion d’agents travaillant à distance deux jours par semaine (15 % contre 8 % avant la crise) ; émergence du rythme de trois jours par semaine pratiqué par 5 % des fonctionnaires contre 2 % précédemment. Si la progression est notable, le télétravail reste toujours moins pratiqué dans le public que dans le privé où, selon le sondage, 58 % des salariés télé-travaillent, au moins occasionnellement. La différence est encore plus marquée au-delà de deux jours par semaine, un rythme qui concerne 16 % des salariés du privé, le double du public. La différence pourrait-elle s’estomper ? La demande du côté des agents est forte : 62 % estiment qu’il y aura demain « davantage » de télétravail et sept sur dix en émettent le souhait. « Il y a un plus gros turnover chez les adeptes d’une forte dose de télétravail que chez les autres », confirme le psychologue Christophe Nguyen. Ce roulement d’effectif peut coûter très cher. L’entreprise américaine Work Institute, dans un rapport (2017), estime la facture à 33 % du salaire annuel d’un travailleur. (Les Échos, le 14 décembre 2021).

– La reprise de l’obligation de télétravail en 2022 dans un contexte de hausse de l’absentéisme incite les DRH à être vigilantes sur le management à distance. Les deux années passées ont été marquées par un effet de ciseau entre d’une part une baisse des arrêts de travail courts, évités grâce à la liberté d’organisation du travail (en 2021, 21 % des télé-travailleurs n’ont pas pris les arrêts maladie prescrits) et d’autre part un allongement des arrêts longs des salariés épuisés par le télé-travail massif. En 2021, 18 % des arrêts de télé-travailleurs sont dus aux risques psychosociaux contre 13 % pour les autres. En 2021, 65 % des entreprises ont ainsi été touchées par les arrêts longs, liés en grande partie aux traumatismes, aux accidents et aux troubles psychologiques, détaille le baromètre annuel du mutualiste Malakoff Humanis, réalisé du 23 août au 24 septembre 2021 auprès de 2500 salariés et dirigeants d’entreprises du secteur privé (Anne Rodier in Le Monde, le 13 janvier).

– Le constat est unanime : dans le dossier au long cours de la transformation numérique de l’État, l’épidémie de Covid -19 a été l’occasion d’appuyer sur l’accélérateur et de faire tomber des réticences. « Le Covid nous a fait gagner deux ans dans la transformation numérique de l’État », estime Nadi Bou Hanna, le directeur interministériel du Numérique (Les Échos, le 14 janvier).

Toujours le pouvoir d’achat

– Crise sanitaire et grande distribution

Elle a joué les accélérateurs de particules commerciales. Le flot des consommateurs a tendance à se diviser en deux. D’un côté, ceux qui n’ont pas vraiment de problème de pouvoir d’achat et qui continuent à avancer vers une consommation plus responsable. Ce sont les acheteurs de bio, ceux qui « pre-miumisent » leur panier, comme disent les panélistes, en achetant un peu moins et un peu plus cher. De l’autre côté se rassemblent

les Français qui sont à dix euros près lorsqu’ils poussent leur chariot. Des années 1970 aux années 2000, ils côtoyaient les plus aisés dans les rayons des grands hypermarchés qui offraient toute la gamme des tarifs : des premiers prix aux marques nationales en passant par les marques de distributeurs. Les Carrefour, Leclerc, Auchan et autres avaient réussi à les détourner des hard-discounters allemands Aldi et Lidl qui déboulaient dans les campagnes et villes françaises moins fournies en hyper. Les plus modestes n’étaient en effet pas attirés par des magasins austères qui les renvoyaient à leur condition. Les codes ont changé. Les hard-discounters sont devenus « soft discounters » en accueillant quelques marques nationales sur leurs étals, en peaufinant leurs stands de fruits et légumes et en embellissant leur décor. Cela a été la stratégie de Lidl, que suit aujourd’hui Aldi. Dans le même temps, fragilisés par l’assèchement de leurs rayons non alimentaires par Amazon et autres spécialistes de l’e-commerce, les hypermarchés ont peiné à tenir leurs prix bas. Cela a marqué la fin du « tout le monde sous le même toit » selon l’expression de l’expert Philippe Goetzmann. (Les Échos, le 14 janvier).

– Avec le projet gouvernemental de remonter le taux d’intérêt du Livret A d’épargne de 0, 5 à 0,8 ou 1 % ; on continue dans la compensation initiée avec les primes pour l’emploi et autres mesures visant à limiter les effets de l’inflation sans jamais toucher au rapport capital/travail et plus concrètement à la façon dont se partagent salaires et profits. Par le simple fait de sa volonté de contrôler l’inflation, l’État réduit la pression qui pourrait pousser les salaires à la hausse du fait du déséquilibre conjoncturel entre offre et demande de travail. La hausse du SMIC sera par exemple limitée à 0,9 % au premier janvier soit 1603 euros bruts pour 35 heures ou 10, 57/h. La reprise de la consommation de la phase post-covid se financera donc en partie par une baisse de l’épargne qui devrait revenir rapidement à son niveau moyen d’avant la crise sanitaire (autour de 15 % du revenu disponible brut). Une seule exception pour le moment, dans l’hôtellerie restauration où l’État fait pression auprès de l’organisation syndicale patronale pour un relèvement des rémunérations ou l’instauration d’un 13e mois qui divise les entreprises (Le Monde, le 16 décembre).

– Ce décalage entre le ressenti de beaucoup de Français sur leur pouvoir d’achat et les mesures statistiques provient d’une hétérogénéité croissante des situations. Au sortir de la crise Covid, on observe à la fois une forte épargne excédentaire et inédite de l’ordre de 170 milliards, soit 11 % de leur revenu annuel, et en même temps un débat sur le pouvoir d’achat et l’inflation. Comme au moment des « Gilets jaunes », ces périodes de chocs macroéconomiques ont des effets différenciés, avec une visibilité légitime de ceux qui perdent du revenu, et n’entrent pas dans les statistiques agrégées. Cela peut être des gens qui vivent loin des centres-villes, les personnes particulièrement affectées par la hausse des prix alimentaires, et surtout les jeunes de moins de 25 ans qui ont perdu leurs petits boulots (Xavier Ragot ; Président de l’Observatoire français des conjonctures économiques, Les Échos, le 24 décembre) ou encore des salariés liés à certaines branches aux conditions particulières (hôtellerie-restauration, transports, entreprises de sous-traitance avec faiblesse de la représentativité syndicale côté salariés et des tarifs tirés vers le bas par les donneurs d’ordre, État inclus, côté patronat).

– Par rapport au risque d’inflation toujours, on peut noter que les grandes entreprises qui continuent aujourd’hui à pratiquer le rachat d’actions plutôt que l’investissement (surtout aux EU : 51/31 contre 46/49 en Europe, mais inversement les dividendes n’y représentent que 30 % de l’argent distribué aux actionnaires contre 70 %, puisque cette pratique augmente le rendement de l’action, Le Monde, le 26 décembre) participent aussi de la limitation d’un possible retour à la tendance inflationniste.

Selon deux auteurs du Roosevelt Institute, les économistes William Lazonick et Leonore Palladino, l’explication du culte voué par les entreprises américaines aux rachats d’actions se trouve dans le mode de rémunération des patrons américains. « Avec la majorité de leur rémunération qui provient des stock options et des plans en actions, les dirigeants ont utilisé les rachats sur le marché pour manipuler leur cours de Bourse à leur profit », dénonce M. Lazonick dans un article paru en janvier 2020 dans la Harvard Business Review. Pour réduire cette pratique, une taxe de 1 % sur ces transactions est prévue dans le plan de relance du président Joe Biden, englué au Congrès.

– Dans Les Échos, le 14 janvier 2022 Nicolas Goetzmann revient en l’actualisant sur la notion de « haute pression » qu’il avait énoncée dans le même journal en mai 2021 (cf. notre relevé no XIX) : selon les dernières projections publiées par Goldman Sachs pour 2022, le PIB américain dépassera de plus de 3 % son niveau potentiel estimé par le bureau économique du Congrès. Or, et à titre de comparaison, pendant les quatre décennies qui couvrent la période 1980-2019, le PIB du pays a évolué — en moyenne — 1,5 % en dessous de ce niveau potentiel. C’est donc un véritable changement de régime économique qui est actuellement à l’œuvre, faisant de la reprise post-crise sanitaire une période expérimentale menée par les autorités américaines : un régime de « haute pression » inédit depuis la fin des années 1960 qui met fin à plusieurs décennies de croissance « sous-optimale ». Cette situation potentielle de surchauffe liée à une décision politique de l’exécutif devrait être favorable à une nouvelle dynamique si les entreprises innovent et investissent et accroissent plus production et productivité plutôt que hausse des marges. Ce n’est pas « tendance » si on prend l’exemple que nous exposons à propos de l’automobile, certes dans une situation spécifique avec le passage à l’électrique.

– Gafam et « bulle internet »

Apple vient de battre tous les records de capitalisation boursière et ses complices-concurrents s’en approchent aussi, mais contrairement à la bulle internet du tournant du siècle, la Big Tech d’aujourd’hui ne domine pas la Bourse grâce à la spéculation. Les géants de l’Internet ont démontré qu’ils pouvaient générer des profits immenses et réguliers. Ce sont de véritables machines à cash : ils sont en passe d’accumuler 500 milliards de dollars de profits depuis le début de la pandémie. La Big Tech apparaît même désormais comme une valeur refuge, immune aux aléas économiques, soulignent les analystes de J.P. Morgan. (Le Monde, le 5 janvier 2022).

Fusions et acquisitions

– L’arrivée en force des capitaux chinois dans les secteurs industriels européens avait déjà semé le trouble, mais la crise sanitaire a achevé de raidir les positions : chaque pays s’est mis à réfléchir en matière de dépendance économique, et pas seulement pour les masques ou les vaccins. Si la localisation des usines est essentielle, la propriété du capital est jugée également cruciale. Quand, en janvier 2021, le Canadien Couche Tard tâte le terrain en vue de racheter Carrefour, le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, déclare le projet inacceptable, au nom de la « sécurité alimentaire des Français et de la protection de nos filières agricoles » (Le Monde, le 15 décembre).

Alexandre Bompard, le PDG de Carrefour, qui cherche un allié à tout prix, en tire les conséquences quand il prend langue avec la famille Mulliez, propriétaire d’Auchan. Les candidats étrangers au rachat de M6-RTL avaient également compris qu’il valait mieux passer leur chemin. L’accord Véolia-Suez est pour l’instant la consécration de cette stratégie pourtant plus risquée du point de vue de l’emploi sur le sol national que celle d’accords avec des groupes étrangers et cela même si Véolia n’annonce pas de suppression d’emploi sur les 23 000 concernés (Les syndicats en évoquent 3 ou 4000).

– La crise sanitaire a conduit tous les États à porter une attention accrue aux enjeux de souveraineté et donc à inverser une tendance dominante depuis de nombreuses années et que la BCE vient encore de réaffirmer à propos des banques : dans une interview au journal Les Échos, Andrea Enria, président du conseil de surveillance prudentielle de la Banque centrale européenne (BCE), regrette que le marché bancaire européen soit encore « compartimenté en marchés nationaux » et invite les banques à réaliser des fusions transfrontalières.

Ces enjeux devraient aussi conduire les pays de l’UE à revoir leurs règles sur les aides publiques. En effet, alors qu’elles sont au cœur des avancées économiques et technologiques américaines et chinoises, l’UE les considéraient, jusqu’à la crise sanitaire, comme une entrave à la libre concurrence… à l’intérieur de l’UE.[On retrouve ici des exemples concrets de ce que nous développons au niveau théorique avec les différents niveaux de domination et tout particulièrement les contradictions entre l’hypercapitalisme du sommet (le niveau I) à laquelle participe d’ailleurs les États des grandes puissances à côté d’autres fractions capitalistes et le niveau II où prédomine encore les impératifs nationaux de gestion et de reproduction des rapports sociaux sur un territoire déterminé, NDLR].

Temps critiques, le 15 janvier 2022

  1. Dès la naissance de la discipline au XVIIIe siècle, les physiocrates placent la nature au cœur de la production des richesses, ce qui implique d’en respecter les contraintes. À partir de la révolution industrielle, cette question de la finitude des ressources prend une autre tournure et va devenir plus conflictuelle chez les économistes classiques. Alors que, pour Jean-Baptiste Say, les ressources naturelles, illimitées et donc gratuites, ne sont pas un sujet, pour d’autres, comme David Ricardo, il existe une limite naturelle à la croissance, se traduisant par une décroissance des rendements, et donc une hausse du prix du blé, qui conduira l’économie à un état stationnaire sur le long terme. À partir de là, des économistes comme John Stuart Mill vont considérer cette décroissance comme une opportunité pour l’humanité qui, au lieu d’accumuler des richesses, pourra se tourner vers d’autres activités, telles que l’art. D’autres, à l’image de Thomas Malthus, craignent que les ressources naturelles ne s’accroissent pas suffisamment vite face aux dynamiques de croissance démographique, ce qui nécessite de limiter la fécondité. Après la seconde révolution industrielle, l’idée dominante est celle qu’il n’y a pas de limites à la croissance…

    À la fin du XIXe siècle, l’école néo-classique estimera que la disponibilité limitée en ressources naturelles peut être compensée par une organisation du travail optimisée. Le progrès technique et les découvertes de nouvelles ressources pourront continuellement lutter contre les rendements décroissants. Malgré cette idéologie devenue dominante, certains économistes commencent à réfléchir à l’épuisement des ressources. Au milieu du XIXe siècle, Jevons s’inquiète de la hausse de la consommation de charbon en Grande-Bretagne. Selon lui, l’amélioration des technologies ne se traduit jamais par une baisse de la consommation de ressources. C’est là qu’on trouve les prémices de l’effet rebond signalé plus haut. Un siècle plus tard, on attribuera à l’économiste Kenneth Boulding cette phrase devenue célèbre : « Celui qui croit à une croissance exponentielle infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »

    En réaction au rapport Meadows, Partha Dasgupta, Geoffrey Heal, Robert Solow, Joseph Stiglitz ont démontré, au milieu des années 1970, que l’économie pourrait continuer à croître éternellement, dès lors qu’il était possible de substituer assez vite des ressources essentielles s’épuisant par du capital (cf. Florian Fizaine, enseignant à l’université Savoie-Mont Blanc, spécialiste des questions d’énergie et d’environnement, ibidem). Mais les problèmes climatiques remettent aujourd’hui ce modèle capitaliste en question. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°23

À nouveau sur les statistiques et leur usage

– Il y a quelques mois, le gouvernement faisait, dans une sensibilisation à la vaccination contre le Covid-19, ce rapport entre non-vaccination et hospitalisation : « On peut débattre de tout sauf des chiffres ». Le gouvernement arguait d’un chiffre de 80 % de non vaccinés à l’époque, or si ce chiffre brut était significatif, il est aujourd’hui tombé à 44 %. Est-ce que pour cela l’argument s’effondre alors que les anticorps diminuent à la longue ? À l’inverse, les anti-vax qui reprennent la « méthode » du gouvernement, mais en en inversant le sens, se targuent du chiffre de 2 % d’hospitalisations Covid sur l’année alors que c’est une moyenne qui concerne tous les services et qu’en réanimation il monte à 19 % (Libération, le 17 novembre).   

– Si le pouvoir d’achat reste un indicateur statistique pour décrire un phénomène économique de la manière la plus objective possible, il présente néanmoins de nombreux écueils. Il se décompose en deux grands ensembles : d’une part, les salaires bruts ou nets de fiscalité patronale et salariale, d’autre part un indice des prix à la consommation du « panier représentatif de la ménagère » (alimentation, boissons, journaux et périodiques, logement, eau, gaz, électricité, combustible, santé, transport, communication, éducation, restaurants, hôtels…). Depuis plus d’une dizaine d’années, les instituts de conjoncture présentent une courbe où le « revenu disponible brut » (salaires bruts – indice des prix à la consommation) a tendance à augmenter. Les mesures prises plus récemment par le gouvernement au moment de la crise des « gilets jaunes » ne sont certainement pas étrangères à cela : prime d’activité, défiscalisation des heures supplémentaires, activité partielle… Mais comme tout indice, il s’agit d’une moyenne pondérée. Or, les pondérations des biens biaisent l’information en particulier sur l’indice des prix, certaines hausses pouvant être sous-pondérées (la baguette de pain) ou, au contraire, certaines baisses surpondérées (matériel hifi, automobile…). L’augmentation du pouvoir d’achat reste par conséquent compatible avec la hausse des inégalités, la baisse des salaires dans les métiers de services et de soins et le développement en masse de mini-jobs. Enfin, la hausse continue des prix de l’énergie, qui pèse beaucoup plus dans le portefeuille des ménages modestes, est encore insuffisamment intégrée dans cet indice. Certes, les salaires ne diminuent pas (en moyenne) et l’indice des prix à la consommation n’augmente pas, mais ce sont les dépenses incompressibles, dont la part est plus élevée chez les revenus les plus faibles, qui augmentent. En fait, les indices et indicateurs économiques s’éloignent de plus en plus de la réalité économique. D’abord, ces estimations se basent sur le modèle d’un ménage de deux personnes gagnant chacune un revenu. C’est la notion administrative de foyer. Certes, des progrès ont été réalisés avec le concept de l’« unité de consommation » (qui permet l’individualisation du pouvoir d’achat), mais il n’en reste pas moins que l’administration évalue toujours très mal la précarité qui résulte de l’automatisation et des impacts de l’innovation technologique sur l’emploi et le pouvoir d’achat. Multiplication des CDD, familles monoparentales, fragilité après un divorce, cumul de petits boulots, précarité de la jeunesse, bref, toutes ces catégories de la population bien réelles n’entrent pas dans les clous des estimations. (Pascal de Lima Sc-Po, ibidem)

Dans le même ordre d’idées, le ménage « moyen » n’existe pas : chacun fait sa propre expérience des prix en fonction de sa consommation, et les inflations ressenties ne coïncident pas nécessairement avec les indicateurs agrégés officiels. Par exemple en 2002, les commerçants avaient été accusés d’arrondir les prix à la hausse lors du réétiquetage en euros, tandis que l’inflation de l’année n’avait été que de 2 %, selon l’Insee. À l’époque, il semble que la perception des hausses de prix ait été plus aiguë pour les petits achats répétés (pain, café au comptoir, fruits et légumes, en hausse) que pour les gros achats occasionnels (appareils ménagers, en baisse). Aujourd’hui, la hausse des prix est concentrée sur l’énergie qui, selon l’Insee, s’est renchérie en moyenne de 20 % sur un an. Les ménages ruraux semblent être davantage affectés par ces hausses, comme le suggèrent les enquêtes de l’Insee sur l’inflation ressentie. La hausse des prix de l’immobilier contribue aussi à une impression de renchérissement de la vie, même s’il ne s’agit pas en l’occurrence de consommation mais d’investissement. Lorsque l’inflation reste modérée, ce sont bien les prix relatifs et non les prix eux-mêmes qui importent dans une économie. Les rémunérations finissent par être indexées sur les prix à la consommation (Agnès Benassy-Quéré, chef économiste au Trésor, ibidem).

Preuve de ces difficultés, l’évaluation de l’institut des politiques publiques publiée le 16 novembre qui tranche avec celle réalisée début octobre par le Trésor, en annexe à la présentation du projet de loi de finances 2022 : Bercy se targuait alors d’avoir augmenté de 4 % en cinq ans le pouvoir d’achat des 10 % de Français du bas de l’échelle. L’institut trouve une hausse plus modeste, de 1,25 % à 3 %, selon les hypothèses retenues. « Le Trésor a retenu l’ensemble des mesures ayant des effets sous le quinquennat Macron, dont certaines étaient en fait la fin de l’application de mesures Hollande (revalorisation du RSA, chèque énergie…) », explique M. Bozio. Les chercheurs de l’IPP, eux, ont choisi de retenir l’ensemble des dispositifs annoncés par le gouvernement Macron. (Le Monde, le 17 novembre). Mais tous les deux sont d’accord pour dire que les ménages actifs sont tous gagnants sans exception, avec un bénéfice moyen de +3,5 %

[D’une manière générale, le signal prix va avoir une grande importance dans la transition énergétique qui se met en place et se détacheront de plus en plus des « valeurs » NDLR].

– Au-delà des difficultés dues à la crise sanitaire, la dégradation des situations étudiantes reflète « le mouvement continu de massification dans l’enseignement, qui amène sur les bancs de l’université une population issue de milieux plus populaires, ne pouvant pas mobiliser de l’aide familiale », analyse le sociologue Camille Peugny. Les données manquent sur les étudiants, puisque seuls ceux qui vivent encore chez leurs parents sont pris en compte dans les statistiques de l’Insee. « La dernière étude sur les jeunes qui vivent seuls, qui date de 2014, indiquait toutefois que la moitié devait se débrouiller avec moins de 939 euros par mois, aides comprises, et moins de 365 euros pour les 10 % les plus pauvres », pointe Anne Brunner, directrice d’étude à l’Observatoire des inégalités. L’OVE identifie deux profils particulièrement touchés par la précarité : les étudiants étrangers, loin de leur famille, et les étudiants les plus âgés (26 ans et plus), censés être plus indépendants. Les difficultés rencontrées par nombre de ces jeunes sont symptomatiques d’un modèle français qui repose en grande partie sur la solidarité familiale par opposition aux pays scandinaves dans lesquels l’aide de l’État est principale (Le Monde, le 8 décembre).

– Le même IPP a étudié aussi l’effet des allègements fiscaux sur les entreprises. Celles qui en ont le plus bénéficié sont les entreprises les plus capitalistiques et les plus grosses, indépendamment de leur productivité (Les Échos, le 17 novembre). Problème : ce ne sont pas les entreprises qui ont le plus gros « stock » de personnel qui embauchent le plus… et ce sont par contre celles qui sont le plus exposées aux pressions des actionnaires. Question : qui profitera des allègements : actionnaires, salariés avec augmentation des salaires, directions avec augmentation des marges, l’investissement ?

– L’évaluation de la performance globale des entreprises intègre de plus en plus des critères dits « ESG » qui apprécient la manière de gérer les effets de l’activité productive sur l’environnement (E), la vie sociale (S) et la gouvernance (G). Encore marginaux il y a une dizaine d’années, ces critères sont utilisés aujourd’hui par les gestionnaires de fonds ou les dirigeants pour repérer les risques à long terme de leurs investissements ou pour assurer à leurs parties prenantes qu’ils souscrivent aux normes de responsabilité communément admises. Mais en distinguant des critères non financiers et des critères financiers, on laisse entendre que ces derniers existent depuis toujours parce qu’ils ont une signification et une pertinence définitives et quasiment scientifiques, indépendamment des conditions historiques dans lesquelles ils ont été conçus. Or, il n’en est rien. Les critères comptables et financiers actuels ont été construits au fil du temps, en réponse au contexte social du moment. Par exemple, le financement de la retraite des salariés, qu’il prenne la forme de cotisations ou de versements à des fonds de pension, a été incorporé dans l’image « financière » des entreprises à partir des années d’après-guerre. L’évaluation de la performance s’est adaptée et le calcul du profit a dû tenir compte de cette exigence sociale. Ce qui paraissait impensable aux financiers du début du XXe siècle est devenu une évidence pour leurs successeurs contemporains. C’est pourquoi opposer des critères de performance dits « extra-financiers » à des critères « purement financiers » qu’ils viendraient brouiller, c’est supposer un périmètre du financier qui n’avait de sens que dans la période que l’on quitte. Il serait plus juste de parler de critères d’évaluation de la performance durable tenant compte du nouveau contexte environnemental et social des entreprises et qui détermineront le calcul de leurs profits. L’opposition entre normes financières et non financières apparaîtrait ainsi plus clairement pour ce qu’elle est : une construction sociale transitoire P-Y. Gomez, enseignant EM-Lyon in le Monde le 1er décembre).

[C’est aussi une autre façon de dire, comme nous l’avançons, que le capital dans son procès de totalisation tend à rendre caduque la différence de ses formes, NDLR]

– La proportion d’immigrés en France, c’est-à-dire de personnes nées à l’étranger est de 10 à 12 % (en intégrant dans ces chiffres les personnes en situation irrégulière) contre 13,6 % pour la moyenne actuelle des pays de l’OCDE. Nous ne sommes donc pas plus ouverts que les autres pays, plutôt un peu moins. Un tiers environ des intéressés a d’ailleurs acquis la nationalité française, ce qui montre que le niveau d’intégration, certes améliorable, n’est pas négligeable. Sommes-nous envahis ? Difficile à croire si l’on veut bien se rappeler que le solde migratoire annuel (entrants moins sortants) est inférieur à 50 000 personnes. Et que le flux annuel des immigrés arrivant en France est de 300000 personnes, soit 0,4 % de la population contre le double pour la moyenne des pays de l’OCDE (Les Échos, le 1er décembre). Les difficultés tiennent non pas au volume trop élevé de l’immigration, mais à son inadaptation aux « besoins ». Le motif économique (embauche) ne représente que 39 000 titres de séjour et les étudiants 90 000, contre 91 000 pour le regroupement familial. En France, la contribution de l’immigration à l’accroissement du nombre de travailleurs hautement qualifiés est de 3,5 % sur dix ans, contre le double aux États-Unis et presque le triple au Royaume-Uni. En revanche la part d’inventeurs d’origine étrangère parmi les déposants de brevets n’est que de 8 % contre 24 % aux États-Unis (Peyrelevade, ibid.).

– Un exemple de brouillage communicationnel de la part des médias : au sein du même quotidien et du même article (« L’inflation en zone euro au plus haut depuis trente ans ») in Le Monde, le 1er décembre un sous-titre qui sert d’encart : « L’émergence du variant Omicron, qui vient ajouter du désordre au désordre, risque de faire empirer la situation » côtoie le commentaire interne suivant : or, le prix du pétrole pourrait avoir atteint un sommet. La découverte du variant Omicron a créé une violente correction ces derniers jours, avec un baril en chute de 20 % depuis mi-octobre et encore : « Plus de la moitié de la hausse des prix en France est liée à celle de l’énergie, c’est énorme, note Mathieu Plane, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques. Le retournement des prix des matières premières et du pétrole pourrait signifier qu’on atteindra le pic d’inflation un peu plus vite que prévu. » Comprenne qui pourra !

– L’heure demeure consacrée comme unité élémentaire de travail. Les statistiques économiques reposent aussi sur cette unité : productivité horaire, coût du travail horaire et la volonté actuelle du gouvernement français d’imposer aux collectivités locales les « 35 heures effectives » va aussi dans ce sens. Pourtant, désormais, l’heure tend à être supplantée par le jour. Sur le plan national, les lois sur les 35 heures ont en fait installé majoritairement chez les cadres une référence journalière, à travers le forfait jours. Selon les enquêtes Acemo du ministère du Travail, avant la crise due au Covid-19, un peu moins de 15 % des salariés des entreprises de plus de 10 salariés étaient ainsi sous ce forfait, en général de 215 à 220 jours par an. Le forfait est également largement utilisé dans les diverses branches de la Fonction publique. Depuis 2004, le lien entre heures et jours est aboli s’il n’est pas prévu dans l’accord collectif instaurant le forfait. Seuls restent deux filets, le repos journalier minimum de 11 heures et les 35 heures consécutives de repos hebdomadaire. Parallèlement, le développement de l’emploi indépendant tiré par le statut de l’auto-entrepreneuriat participe à étendre le jour comme référence sociale pour le travail. Le découpage en jours est enfin la règle dans la plupart des accords de télétravail qui, en général, fixent deux à trois jours par semaine à distance. Or ces accords se multiplient, tant dans l’administration que dans le privé. Par exemple, la Cour des Comptes vient de recommander d’imposer aux professeurs un forfait annuel d’heures de remplacement et d’annualiser leur temps de travail (Le Monde le 2 décembre).

Macron et la valeur-travail versus travail comme valeur

Nous avons consacré notre n° 19 d’Interventions1 à ce sujet, nous n’y reviendrons pas sauf à préciser quelques points annexes non abordés ou simplement effleurés à cette occasion.

– Même quand les revendications partent de la base plus que des syndicats (cf. l’entreprise Labeyrie et plus généralement l’agro-alimentaire) et dans des secteurs qui n’ont pas l’habitude de faire grève (grande distribution spécialisée : Décathlon, H et M, Sephora), il n’y a pas de critique du travail comme dans le cycle de lutte des années 60-70 et les revendications restent très quantitatives et hiérarchisées. Ainsi, salutaire pour ceux qui le touchent, l’augmentation automatique du SMIC de 2,2 % au 1er octobre a un effet pervers pour ceux qui gagnent à peine plus. Non seulement ils ne perçoivent pas la hausse, mais ils se retrouvent au niveau du SMIC. Dans la plupart des branches professionnelles de l’agroalimentaire, les trois à quatre premiers niveaux de la grille de salaires sont désormais noyés par le SMIC, démontrait FO dans un Guide du salarié publié fin octobre. « Quelqu’un qui s’est formé pour évoluer, il voit toute son évolution écrasée ! » résume Stéphane Lecointre, chez Labeyrie. S’ajoute le sentiment d’un manque de reconnaissance des efforts produits depuis le début de la crise, notamment dans les entreprises qui ont engrangé des bénéfices record durant cette période. Finalement, les salariés de Labeyrie ont obtenu la généralisation des 2,2 % d’augmentation du SMIC, ceux de Nor’Pain (entreprise de boulangerie industrielle), 48 euros net, loin des 150 escomptés. 

– Le traitement actuel du chômage par le gouvernement Macron s’éloigne toujours plus de ce qui a été un « traitement social » depuis les années 1980, surtout sous les gouvernements dominés par le parti socialiste. C’est qu’il reprend à son compte la théorie néo-libérale dite du job search qui repose premièrement sur l’idée que chaque individu en situation fait un arbitrage entre allocations chômage reçues et salaire de reprise et deuxièmement sur l’idée que les travailleurs intermittents sont des optimiseurs de situation. Ce type de théorie néglige la réalité du « marché du travail » dans lequel le chiffre brut des offres masque le concret (niveau de qualification et de rémunération, temps partiel ou complet, de nuit ou de jour, CDI ou CDD, localisation géographique, friction entre offre et demande dans le temps). D’ailleurs certains ne s’y trompent pas comme les salariés les moins qualifiés qui ne passent même plus par la case Pôle emploi puisqu’ils savent que rien ne leur sera proposé ; ils sortent donc des chiffres officiels pour s’adresser directement aux employeurs. Ce que masque aussi le discours officiel actuel, c’est que la moitié des chômeurs ne sont pas ou plus indemnisés ; vouloir les contrôler plus n’a alors pas grand effet à part celui d’annonce pré-électorale (Libération, le 12 novembre).

[Ce qui apparaît évident, c’est que comme dans bien d’autres domaines Macron gouverne à vue et en utilisant le discours performatif à la mode : ainsi veut-il baisser le niveau de chômage autour de 7 %, un niveau qu’il estime incompressible parce que lié à un chômage « frictionnel » (décalage O/D), alors qu’en France il y a un grand nombre de chômeurs de longue durée (chômage structurel) qui ne peuvent correspondre à cette approche purement conjoncturelle, NDLR].

Le plan de relance de 2030 pour l’industrialisation n’est pas non plus la panacée. « Aujourd’hui, une usine qui ouvre, c’est en moyenne 50 personnes, dit François Bost, professeur de géographie économique et industrielle à l’université de Reims. Les élus locaux sont souvent déçus quand ils le découvrent, et peuvent avoir tendance à préférer accueillir un entrepôt Amazon qui emploie 2 000 personnes, cela éponge la pauvreté et le malemploi. » C’est un mirage de penser qu’on va créer de l’emploi en réindustrialisant, résume Patrick Artus, l’économiste de Natixis. Jamais on ne recréera d’industrie de main-d’œuvre, c’est impossible. L’industrie du futur – les batteries de troisième génération, les ordinateurs quantiques, l’hydrogène – sera pauvre en emplois. Mais elle aura une très forte valeur ajoutée, donc des revenus élevés qui pourront être redistribués. » [un ruissellement tout théorique, NDLR]. Les experts d’Oxford Economics rappellent que « plus de la moitié des ouvriers qui ont quitté l’industrie dans les deux dernières décennies ont rejoint trois secteurs principaux – les transports, la construction et les tâches administratives. Trois domaines qui sont parmi les plus vulnérables à la prochaine vague de robotisation », Le Monde, le 20 novembre).

– Pour ce qui est des jeunes, malgré des mesures spécifiques depuis 40 ans, le taux de chômage des moins de 25 ans continue à osciller entre 20 et 25 %. Ce sont les jeunes les moins qualifiés qui sont confrontés aux plus grandes difficultés pour accéder à l’emploi. Les chiffres sont édifiants : parmi les élèves inscrits en lycée professionnel en 2018-2019, seulement 24 % de ceux en CAP sont en emploi 6 mois près la sortie du système scolaire, en janvier 2020 (donc avant la crise sanitaire). Pour le bac professionnel, le taux d’emploi atteint 37 %. Les apprentis s’en tirent mieux : 53 % des CAP sont en emploi et 63 % (Les Échos, le 15 novembre).

Aux États-Unis, les économistes estiment qu’une bonne part des salariés sortis du marché du travail — ils ne cherchent plus d’emploi et ne sont donc pas comptés comme chômeurs — pourraient y revenir. « Sur les cinq millions de personnes sorties du marché du travail depuis le début de la pandémie, on peut facilement en retrouver 2,5 millions, juge Gregory Daco. Quelqu’un de 55 ans peut revenir si le salaire proposé est attractif et s’il n’est plus préoccupé par le virus. » Pour S&P Global Ratings aussi, l’offre de travail devrait rebondir : « 42 % de la baisse du taux de participation à la population active est due à des changements structurels et 58 % de la baisse est due à des raisons qui découlent plus directement de la pandémie » (les Échos, le 6 décembre).

– En 2020, période de baisse d’activité à cause de la crise sanitaire il y a eu 539 833 accidents du travail + 99 428 accidents de trajet au travail + 40 219 maladies professionnelles prises en charge ; le tout pour 19, 6 millions de salariés du secteur privé, c’est-à-dire sans tenir compte des fonctionnaires, artisans, auto-entrepreneurs (sans commentaire). Dans son communiqué de presse (AFP) du 26 octobre 2021, l’assurance-maladie parle de « sinistralité du travail ».

Interlude

  • « Épicure de rappel » : si en Suisse (Genève) un sex-club propose une fellation aux candidats à la vaccination, en Autriche on est aussi prêt à tout pour vacciner : dans une maison close viennoise, le Funpalast, « les personnes qui acceptent de recevoir une injection obtiennent le droit de passer trente minutes en bonne compagnie dans un sauna club » (La provence.com, 11 octobre 2021). Qui des Suisses ou des Autrichiens a inventé le premier la passe sanitaire ? (Le Canard enchaîné, le 17 novembre 2021).
  • Un peu de baume au cœur : Le porte-parole de la Confédération paysanne, Nicolas Girod, a vertement décliné la proposition du cabinet de la ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, de lui épingler l’ordre national du Mérite. (ibid.)
  • Les nouveaux ravages du nomadisme genré : in La Nouvelle République (3 octobre 2021) : « En Indre-et-Loire, sur les 2431 pompiers professionnels ou volontaires, 462 femmes sont des femmes ». (ibidem). Le moins qu’on puisse dire, c’est que certains médias sont « tourneboulés » par les évolutions en cours.

Accélération et rattrapage

Alors que nombreux ont insisté sur l’effet accélération capitaliste produit par la crise sanitaire (augmentation du pouvoir des GAFA, virtualisation du travail avec le développement du télétravail, dématérialisation accrue du commerce et en même temps, renforcement de la main mise de la grande distribution par rapport aux petits commerces) ; alors que d’autres ont entrevu un nouveau monde en rupture avec l’ancien (une tendance née du premier confinement, mais vite résorbée dès que l’activité a repris son cours à peu près normal), l’effet rattrapage/rééquilibrage produit, certes avec un certain décalage mais concomitamment, a peut être été sous-estimé. Éric Monnet, économiste à l’EHESS essaie d’en rendre compte dans un article de Libération, le 22 novembre. Plusieurs points sont à ressortir :

– Redémarrage ne rime pas avec reprise de la croissance de la mondialisation. Certes, il n’y a pas relocalisation et les économies restent ouvertes contrairement aux années 1930, mais des barrières demeurent d’où le choc O/D.

– La faible inflation connue ces dix dernières années correspond en grande partie à un accroissement de la distorsion des prix entre pays au profit des États-Unis et de l’Europe grâce à la faiblesse des prix de la plupart des pays exportateurs du fait à la fois de salaires nettement plus bas et d’un prix de l’énergie en baisse du fait de la tendance globalement déflationniste dominante dans les pays capitalistes-centres (tendance typique d’une « reproduction rétrécie2 », NDLR). Le prix de ces produits ne pouvait donc qu’augmenter à terme, le tout étant de savoir si c’est à court ou moyen terme, mais on ne peut pas dire qu’il y ait là un effet de surprise et d’ailleurs, la plupart des économistes et des banques centrales enregistrent ce processus sans panique.

– Dans le monde entier, des demandes de rééquilibrage des salaires confortées par des politiques budgétaires accommodantes renforcent le point précédent. Cette tendance devrait rompre, si elle ses confirme dans les faits, avec la tendance de la période précédente qui a vu les salaires augmenter moins vite que la productivité. À cet égard il demeure une interrogation sur le niveau actuel de productivité. D’après un article du Financial Times3, la productivité du télétravail est inférieure à celle traditionnelle du travail en entreprise. Elle ne se rattrape que par un nombre supérieur d’heures travaillées. De toute façon, les marges actuelles ne sont pas dégagées par une augmentation de la productivité, mais par : « une combinaison de levier opérationnel, de pouvoir de fixation des prix et de contrôle des coûts notamment via l’automatisation et la digitalisation », explique David Kostin, le stratégiste de Goldman Sachs in Les Échos, le 22 novembre. Le même article insiste sur le fait qu’il se produit un découplage entre taux à court terme qui augmenteront conjoncturellement et taux à long terme qui resteront bas du fait de la contrainte que représente un fort endettement. Cette situation constitue un exemple historique unique… mais nullement irrationnel.

– Il en est de même au niveau des taux d’intérêt. Anormalement bas et même négatifs parfois, ils ne pouvaient que remonter et cela ne peut représenter un danger. C’est en particulier le langage tenu par la BCE, qui est là aussi celui d’un rééquilibrage logique et sans surprise.

– le rattrapage du pouvoir d’achat n’est pas une question, mais une partie de la solution. La question pour les pouvoirs en place étant celle d’un arbitrage et donc d’un choix politique entre le niveau d’augmentation des salaires et l’encadrement des prix sur les dépenses contraintes, le pouvoir d’achat pouvant être augmenté de l’une ou l’autre des deux façons ou par un mixage des deux. Monnet fait par ailleurs remarquer que le risque inflationniste n’est pas que sur les salaires, mais aussi bien sur les dividendes que sur les subventions aux entreprises. Monnet conclut en disant que la situation actuelle, quant à l’inflation, est bien plus proche de celle des années 1950-60 que celle de 1974 où en France, par exemple, elle atteint 13,7 %.

– Le Covid-19 renforce les tendances à « l’optimisation ». Cela touche aussi bien la virtualisation des activités de transports et particulièrement celles développées par la SNCF que la fermeture des agences bancaires. Si cela a une certaine logique pour des banques numériques comme ING, cela l’est moins pour les banques traditionnelles. Or, des opérations spécifiques comme le rapprochement en cours des réseaux Société Générale et Crédit du Nord contribuent aussi au phénomène : près de 30 % des agences du groupe devraient disparaître d’ici à 2025. La situation reste néanmoins différente par rapport aux autres pays européens. La réduction de 15 % du nombre d’agences en France d’ici à 2024 est à comparer avec une baisse d’environ 25 % pour le reste du continent. C’est aussi le cas par exemple de la BRED (Banque Populaire), qui a adopté le modèle des agences ouvertes uniquement sur rendez-vous. « Il y a une volonté globale d’optimiser le fonctionnement des réseaux. Mais cela ne passera pas uniquement par des fermetures pures et simples ». Dans tous les cas, les banques doivent se restructurer dans la mesure où si elles sortent plus fortes de la crise sanitaire qu’elles ne sont sorties de la crise de 2008, leur rentabilité a quasiment chuté de moitié, par exemple en Europe. En effet, une myriade de sociétés technologiques attaquent un par un tous les segments des chaînes de valeur des métiers de la banque. Celle-ci cherche déjà à répondre sur ce terrain : « L’usage accru et responsable des données, notamment avec l’intelligence artificielle, est un levier stratégique sur lequel Société Générale entend continuer de capitaliser pour adapter et améliorer ses modèles de distribution et de production existants », a déclaré Frédéric Oudéa, le patron de la banque. (Les Échos, le 25 novembre).

Les chaînes d’approvisionnement « juste-à-temps » et leurs fragilités

Un choc des prix sur les marchés mondiaux du gaz naturel fait tomber, au Royaume-Uni, plusieurs petits fournisseurs d’énergie, laissant les clients sans chauffage et confrontés à la hausse des prix. Un incendie met hors service l’énorme câble qui achemine l’électricité de la France vers le Royaume-Uni, menaçant les foyers d’obscurité et augmentant les factures d’électricité. Le porte-conteneurs Ever Given [de 200 000 tonnes et 400 mètres de long et propriété de la firme japonaise Shoei Kisen Kaisha, naviguant sous pavillon de Panama, armateur Evergreen Marine Corporation], en provenance de Malaisie et à destination de Felixstowe [le port de conteneurs le plus important du Royaume-Uni], reste bloqué dans le canal de Suez pendant six jours [fin mars 2021], ce qui entraîne une interruption du trafic maritime pour un coût estimé à 730 millions de livres sterling et retarde l’arrivée des gadgets électroniques commandés sur Amazon Prime. Ces incidents ont en commun la vitesse à laquelle un seul événement peut perturber les chaînes d’approvisionnement qui sillonnent le monde. Presque chaque fois qu’un article en ligne est commandé, celui-ci est transporté par un réseau de firmes, de rails, de routes, de navires, d’entrepôts et de chauffeurs livreurs qui, ensemble, forment le système circulatoire (en flux tendu) de l’économie mondiale. Cette infrastructure étroitement calibrée est conçue pour un mouvement perpétuel. Dès qu’un maillon se brise ou se bloque, l’impact sur les actuelles chaînes d’approvisionnement en flux tendu se fait immédiatement sentir. La livraison rapide des produits repose sur les infrastructures. À partir des années 1980, les autoroutes se sont élargies, les ports se sont approfondis et des pistes d’atterrissage ont été ajoutées ici et là pour suivre le rythme du changement. Les entrepôts du XXIe siècle se sont transformés de lieux de stockage en énormes centres de distribution et d’exécution. Mais la vitesse comporte ses propres risques. Les inondations, les pannes de courant, les routes fermées, les conflits du travail et… les pandémies peuvent tous arrêter le système. Parce que le juste-à-temps a éradiqué les stocks, une crise imprévue peut entraîner des pénuries inattendues et dangereuses. Au début de la crise sanitaire, il y a eu des pénuries généralisées d’EPI (équipement de protection individuelle), de blouses, de masques et de gants en plastique, qui reposent tous sur une production en flux tendu, avec peu de stocks de réserve. Aujourd’hui, notre monde en flux tendu est de plus en plus sujet à des crises. Les horaires des transports par conteneurs ne sont pas fiables depuis début 2020. La hausse des prix du carburant a également entraîné une réduction de la vitesse de navigation, connue sous le nom de slow steaming [réduction de la vitesse d’un navire pour réduire la consommation de carburant, afin de réduire les coûts]. La British International Freight Association, quant à elle, a mis en garde contre une « pénurie de transport terrestre » – en d’autres termes, les dockers ou les magasiniers suite au Covid-19 ont été réduits en nombre et les chauffeurs routiers sont en nombre insuffisant en raison de la pandémie et du Brexit, ainsi que d’années de salaires stagnants, de longues heures de travail comme du manque de formation disponible. La Road Haulage Association [Association de camionnage routier] estime la pénurie actuelle à 100 000 chauffeurs au Royaume-Uni. Trop peu de chauffeurs signifie des ports engorgés, des navires bloqués, des étagères vides et des prix plus élevés.Les responsables de la chaîne d’approvisionnement et les experts en logistique sont conscients de tous les problèmes potentiels et débattent depuis une dizaine d’années du compromis entre « risque » et « résilience » – la « résilience » étant la capacité à minimiser ou à se remettre rapidement d’une perturbation. Des stocks peu élevés en mode juste-à-temps augmentent les risques de pénurie en cas de crise. La « résilience », en revanche, implique des stocks plus importants, davantage de travailleurs, des fournisseurs multiples et des coûts plus élevés. Cela crée un dilemme. La concurrence rend la résilience elle-même risquée pour les entreprises individuelles. Qui veut acheter à un retardataire dont les prix sont plus élevés ? Pourtant, tant que la rentabilité est la force motrice du système, les efforts nationaux de repli sur soi ou de « reprise en main » — ironiquement, souvent dans le but de créer une résilience imaginaire, comme cela fut présenté avec le Brexit — ne font que créer davantage de perturbations, de chaînes d’approvisionnement brisées et de prix plus élevés, les entreprises cherchant à récupérer leurs pertes. Le régime des biens de consommation bon marché devient de plus en plus difficile à maintenir (Kim Moodie, The Guardian, traduction par À l’encontre, 23 novembre 2021).

– La montée des prix découle aussi de l’ajustement compliqué entre l’offre et la demande en période de crise. « Une grande partie des problèmes rencontrés sont logistiques ou liés à la disponibilité de la main-d’œuvre. C’est symptomatique du rebond de la demande dans une situation où la pandémie n’est pas encore maîtrisée, analyse William Masters, professeur d’économie de l’alimentation à l’université Tufts (Boston, États-Unis). C’est la première crise alimentaire mondiale qui ne provient pas de la production agricole elle-même, mais qui est une crise des filières agroalimentaires », poursuit l’universitaire américain. « Nos indicateurs montrent que, depuis avril 2020, les fluctuations des prix payés par les consommateurs pour l’alimentation sont plus importantes, et globalement leur moyenne est 3 % plus élevée que les prix des autres biens et services », précise William Masters. Le Monde, le 20 novembre)

– La crise sanitaire semble par ailleurs renforcer la tendance au spin-off (scission d’entreprises) surtout aux États-Unis. Après General Electric, qui a annoncé plus tôt dans la semaine qu’il se scindait en trois sociétés distinctes, c’est au tour de Johnson & Johnson de se démultiplier. Le géant pharmaceutique va sortir de son périmètre ses activités de santé grand public et d’hygiène, Johnson & Johnson conservera pour sa part son activité de laboratoire pharmaceutique, de médicaments sous ordonnance, de vaccins et de matériel médical. La stratégie de Johnson & Johnson ne diffère pas de celle de ses concurrents. Pfizer et Merck ont déjà vendu leurs activités grand public (supposée la moins profitable) ces dernières années. Mais la tendance se prolonge au-delà des laboratoires pharmaceutiques comme à General Electric ou chez le Japonais Toshiba. Ainsi d’ici à mars 2024, le conglomérat japonais va se réorganiser en trois entités cotées. Deux prendront en charge les activités industrielles, une dernière gérera la participation du groupe dans le producteur de puces mémoire Kioxia. Ces investisseurs se plaignent du « rabais conglomérat » dont souffrirait Toshiba qui possède des actifs très rentables, comme les puces mémoires, mais conserve, pour des raisons historiques et sociales, de nombreuses filiales déficitaires et des activités liées à des questions de sécurité nationale qui poussent le gouvernement japonais à ralentir ou craindre le démantèlement.

Les entreprises sont en effet toujours frappées par la crise sanitaire, en particulier le ralentissement de la chaîne logistique et la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Adopter une organisation plus souple est l’une des voies choisies pour répondre à la situation. Siemens a par exemple remporté son pari. Plus concentré sur ses activités technologiques depuis la scission des divisions santé puis énergie, le groupe allemand a dépassé ses prévisions avec un bénéfice net en hausse de 59 %, le « lourd » reste néanmoins toujours au cœur de l’activité du groupe allemand, avec notamment le contrat ferroviaire de 3 milliards de dollars en Égypte qui l’amènera à construire un « véritable canal de Suez sur rail » de la Méditerranée à la mer rouge ; mais il doit être capable d’évoluer « encore plus vite » vers les logiciels industriels et l’automatisation, avait souligné Roland Busch lors d’un séminaire en interne en octobre, rapporte le Handelsblatt. Les cycles d’investissement dans ces secteurs suivent un tout autre rythme que ceux des trains, a-t-il fait valoir. (Les Échos, le 15 novembre). Dit autrement, la division du travail s’accentue encore avec une séparation des activités grand public plus productrice de produits, mais moins de valeur ajoutée d’une part, des activités de laboratoire d’autre part. Un processus de même nature vient d’apparaître au sein des majors pétrolières et des électriciens, poussés à scinder les énergies fossiles de l’électricité sans CO2 pour attirer les investisseurs vers une production verte (Le Monde, le 23 novembre).

– Selon les chiffres de la banque HSBC et du fournisseur de données CEIC, une hausse d’un point de pourcentage du PIB en Chine se traduit par un gain de 0,7 point en Corée du Sud, alors que la même augmentation en Europe a un impact positif de seulement 0,05 point. Les autres grands bénéficiaires sont la Thaïlande et Taïwan, selon les calculs de HSBC. Les premiers à souffrir du ralentissement chinois sont donc les pays asiatiques, parce que leurs chaînes d’approvisionnement sont étroitement imbriquées entre elles ou/et que le pays est devenu un débouché important de leurs exportations. La faiblesse de la demande intérieure chinoise risque aussi de pénaliser particulièrement certains secteurs tels que l’automobile. Un groupe comme Volkswagen y vend quatre véhicules sur dix. « Sur les 4,9 % de croissance chinoise au troisième trimestre, quatre points proviennent de ses exportations, souligne Alicia Garcia Herrero. Il faut donc s’attendre à ce Pékin soit très agressif et passe à l’offensive pour augmenter ses parts de marché à l’international, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour les autres pays exportateurs. » En résumé, l’atterrissage de l’économie chinoise ne ferait que des perdants, sauf, peut-être, les États-Unis qui verraient d’un bon œil un affaiblissement de Pékin pour des raisons stratégiques. Il permettrait aussi de ralentir l’inflation mondiale et de contenir l’envolée des prix de l’énergie (Le Monde les 7-8 novembre).

Si on veut résumer : Jacques Percebois, professeur émérite à l’Université de Montpellier, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie, tire trois enseignements de cette libéralisation. D’abord, « elle nous a montrés aujourd’hui que le marché ne permet pas de sélectionner les bons investissements de production. La preuve par l’absurde, chaque pays choisit son mix électrique, ce n’est pas le prix du marché qui le détermine ». Ensuite, « le marché a introduit beaucoup d’incertitudes et beaucoup de volatilité, y compris pour les consommateurs industriels. La libéralisation a en quelque sorte condamné les contrats à long terme ». Enfin, « les directives européennes ont retiré beaucoup de marge de manœuvre aux États. La libéralisation s’est accompagnée d’un transfert de pouvoir national au niveau européen ». À l’échelle française, la libéralisation a nécessité des dispositifs pour installer une concurrence artificielle. Ainsi, « si le marché reposait sur une concurrence pure et parfaite, les énergies renouvelables n’auraient pas à dépendre de prix d’achat garantis. » (J. Percebois, in Le Monde le 4 décembre).

– La loi antitrust a évolué aux États-Unis ; elle ne concerne plus essentiellement l’abus de position dominante sur un marché, mais l’incidence sur le niveau des prix. Si une acquisition ne le fait pas augmenter alors elle est bénéfique ; d’où la difficulté de contrôler les GAFA dont beaucoup de services sont « gratuits » (Libération, le 8 novembre). Alors que Biden pousse à la syndicalisation selon une étude de Gallup réalisée en août, plus de deux Américains sur trois (68 %) « approuvent » les syndicats. Un score clivé selon les sensibilités politiques (90 % côté démocrate, 47 % côté républicain), mais au plus haut depuis des décennies. Mais les syndicats sont aussi critiqués pour leur corporatisme (pression des syndicats enseignants pour une école en virtuel, immunité des policiers défendus par le syndicat et corruption syndicale dans l’automobile. Et surtout la tentative finalement ratée de constituer un syndicat au sein d’Amazon en Alabama a rappelé les résistances du patronat, qui n’hésite jamais à investir pour préserver le statu quo, alors qu’on retrouve ici aussi les préventions de certains salariés. Les employés les plus mal lotis privilégient à court terme la loi de l’offre et de la demande, en changeant de travail à un rythme record pour augmenter leur salaire. (Les Échos, le 10 novembre). [la flexibilité du travail (patronale) est en partie retournée en flexibilité du travail (salariale) dans ce changement conjoncturel de rapport de forces, NDLR]

– Le bitcoin des GAFA ressuscite Hayek

Biden s’attaque au cadrage des « bitcoins stables » alors même que Facebook est en train de mettre sur le marché son propre produit. Néanmoins, l’objectif de l’administration américaine est de chasser les utilisateurs malhonnêtes de ce secteur financier et de renforcer la confiance des utilisateurs et investisseurs de bonne foi. Arrimés à un actif fiduciaire, le plus souvent le dollar, les stablecoins sont censés ne pas courir le risque de chute brutale de leur cours. Mais, en régulant l’usage des stablecoins, l’administration Biden pourrait bien mettre fin au rêve libertarien qu’a été pour certains le lancement des cryptomonnaies. L’objectif des cryptoactifs et autres monnaies numériques privées était en effet de permettre des transactions sécurisées sans qu’interviennent des agents tiers, telles que les banques centrales, les gouvernements et leurs agences de régulation financière. Cette alternative décentralisée, désintermédiée et gratuite au système financier traditionnel correspond au système monétaire idéal imaginé par l’économiste libéral Friedrich Hayek (1899-1992), dans lequel les différentes monnaies, gérées uniquement par des particuliers, sont remises en concurrence chaque jour sur les marchés. Le chantier de reprise en main par les États portera sur la création d’une monnaie numérique de banque centrale et en Europe c’est en 2026 que l’euro numérique sera consacré cryptomonnaie adossée à l’euro et certifiée par la Banque centrale européenne. Il dématérialisera l’euro. Un euro numérique dont le projet se trouve fiabilisé par son appui sur un euro monétaire particulièrement résistant à la crise sanitaire, alors qu’il l’a moins été pendant et à la sortie de la crise de 2008 et par son acceptation politique dans quasiment toutes les tendances politiques, du RN en France à l’AfD allemande (Le Monde le 5 décembre). Néanmoins l’euro ne constitue pas une zone monétaire optimale selon les critères néo-classiques et pour la plupart des économistes américains qui ont douté de sa réussite. D’autres économistes mettent ces dysfonctionnements sur le compte d’une faiblesse de la construction initiale de l’euro : « La zone monétaire européenne n’est pas optimale, car elle ne prévoit pas suffisamment de transferts budgétaires qui permettraient de redistribuer les surplus et réduire les divergences liées aux cycles économiques », explique Samy Chaar, chef économiste de la banque Lombard Odier. À sa création, deux visions de l’euro se sont opposées. D’un côté l’Allemagne et les Pays-Bas étaient « désireux de créer avant tout une monnaie aussi stable que le Deutsche mark, d’où l’insistance sur l’indépendance de la Banque centrale européenne, l’interdiction de la monétisation de la dette et le silence sur le rôle international de l’euro ; de l’autre, celui de la France et de l’Italie, l’euro a été vu comme un instrument de puissance dans la compétition mondiale » rappelle Sylvie Goulard, deuxième sous-gouverneure de la Banque de France. Progressivement, c’est cette vision qui s’est imposée et la BCE s’est fixé comme tâche d’étendre la zone d’influence de sa monnaie. Contre toute attente : une réussite. Le poids financier de l’euro est aujourd’hui jusqu’à deux fois supérieur à son poids économique. Les dévaluations internes douloureuses ont pris le pas sur les dévaluations de taux de change, beaucoup plus indolores mais devenues impossibles avec l’euro. C’est une conséquence dont les gouvernements n’avaient pas forcément pris conscience en signant pour la monnaie unique. Pour Philippe Waechter, ces erreurs des premières années sont des péchés de jeunesse, « un processus d’apprentissage ». « Les gouvernements du sud de la zone euro auraient dû faire beaucoup plus attention aux niveaux des salaires et à la dégradation de leurs balances commerciales bilatérales ». D’autant qu’au moment où la demande s’emballait dans les pays du Sud de la zone euro, l’Allemagne comprimait sa demande interne avec les lois sociales Hartz. « Aujourd’hui, estime Philipe Waechter, ces déséquilibres sont beaucoup moins importants et la politique économique européenne a bien fonctionné pendant la crise sanitaire, notamment grâce à l’action de la BCE qui a soutenu les pays en difficulté ». Pour lui, il est donc urgent de consolider la zone euro avant d’y accueillir de nouveaux membres. S’il est moins attaqué dans le débat public et qu’aucun parti politique ne songe plus à l’abandonner, l’euro reste l’objet de fortes critiques. Un bilan mitigé pour un euro devenu adulte depuis la grande crise financière de 2008 et jusqu’en 2016, mais dont la tendance est plutôt à la baisse d’influence aujourd’hui. En effet, un redoutable concurrent de l’euro, le renminbi, monte en puissance. Très en avance sur les monnaies numériques, Pékin veut capitaliser sur son avance technologique pour briser le duopole mondial du dollar et de l’euro. À la différence du billet vert, contesté par un mouvement de dédolarisation, la monnaie européenne est pour le moment épargnée par la fronde des pays émergents (Les Échos, le 6 décembre).

Difficile souveraineté économique

Une réforme très attendue du quinquennat, la loi de blocage de 1968 — visant à contrer les sanctions extraterritoriales américaines — est restée dans les limbes. BNP Paribas s’était vu infliger une amende de près de 9 milliards de dollars par le ministère américain de la Justice en 2014, l’année où Emmanuel Macron a été désigné à la tête de ministère de l’Économie. « La révolution copernicienne annoncée n’a pas eu lieu, le sujet est devenu administratif et les échanges avec les entreprises se sont taris », estime un acteur de la réforme. Le texte, quasi jamais utilisé face au risque des entreprises de perdre leur premier marché mondial si elles refusaient de coopérer avec des autorités étrangères, ne sera pas révisé. Une quinzaine de procédures étrangères ont été intermédiées par le service de sécurité économique de Bercy (le Sisse), contre moins de cinq par an auparavant. Ces signalements sont liés à des tentatives de rachat, des partenariats de recherche, ou commerciaux, comme avec le géant chinois Huawei. « C’est clair, il y a bien moins d’angélisme qu’avant », note un acteur du renseignement économique. Mais certains considèrent que ce n’est pas assez, que le Sisse est marginalisé à Bercy, et que Matignon doit davantage reprendre la main, voire l’Élysée. En somme qu’il faut basculer du « pilotage stratégique », à l’œuvre, à une politique de « souveraineté économique » comme la désignait le décret de 2019. (Les Échos, le 1er décembre).

– Les rapports avec la Chine.

Personne ne peut imaginer aller à l’encontre des « Routes de la soie » aussi longtemps que la Chine utilisera son énorme surplus commercial avec l’Europe (plus de 200 milliards d’euros par an) d’une manière mercantiliste et nationaliste. Dans le modèle du capitalisme d’État chinois, la banque centrale stérilise ces recettes et les canalise vers les banques, les fonds d’investissement et les entreprises chinoises pour leur permettre d’acheter de la technologie, des ports, des mines, etc. à l’étranger. Pour Pékin, le commerce et la politique sont inséparables (Le Monde, le 21 novembre).

[En cela la Chine mêle étroitement une sorte de capitalisme d’État et ce que Marx appelait le mode de production asiatique dans lequel les échanges économiques sont subordonnés au pouvoir politique de l’État de la première forme, celui des grands empires. Ainsi dans l’Empire chinois cet État de la première forme a longtemps érigé des obstacles à tout développement d’un capital privé et d’une bourgeoisie nationale. Les échanges privés étaient tellement contraints qu’ils ont poussé au développement d’une diaspora chinoise de commerçants ; le commerce officiel n’étant pratiqué que par l’État dans ce que F. Braudel appelle les échanges au long cours. D’une certaine façon, les mesures actuelles prises par l’État chinois contre Alibaba et autres relèvent de cette ancienne pratique politique impériale de contrôle de la circulation du capital, NDLR].

Plus que jamais pour la Chine il s’agit d’imposer sa puissance et non de chercher le profit, même si ce n’est pas incompatible. Il en va tout différemment d’une Europe qui ne reconstruira jamais une industrie durable aussi longtemps qu’elle permettra à la Chine de déverser son surplus sur ses marchés, rendant la vie impossible à des milliers de ses entrepreneurs. Pour l’Europe, le commerce reste une matière technocratique ; pour la Chine, c’est une question stratégique (ibidem).

– Relocalisations : 2021 apparaît déjà comme la meilleure année depuis 2009 avec 84 relocalisations sur onze mois, contre 10 à 20 par an au cours de la décennie précédente. Pour la deuxième année consécutive, elles sont plus nombreuses que les délocalisations tombées au plus bas depuis la crise sanitaire et la politique du « quoi qu’il en coûte ». Malgré les appels répétés des politiques aux grandes entreprises françaises, ce sont surtout les PME qui tentent l’opération, c’est-à-dire, paradoxalement, les moins internationalisées dans leur structure même si elles sont ouvertes ou tournées vers l’export. « Les grands groupes sont, eux, dans une logique d’optimisation industrielle et relocalisent très peu », explique Gwénaël Guillemot, directeur de l’Institut de la réindustrialisation. Et loin des grandes usines qui employaient des milliers d’ouvriers, ces relocalisations ne représentent qu’une infime part du tissu industriel et créent peu d’emplois. Depuis 2009, moins de 9.000 emplois ont été rapatriés, soit 0,5 % de l’emploi créé, selon Trendeo. « Une relocalisation génère une trentaine d’emplois quand une délocalisation en détruit 80 », note son fondateur, David Cousquer. Les 84 activités de retour dans l’Hexagone en 2021 feront travailler à peine plus de 2300 salariés. Seule une quinzaine tournera avec plus de 50 personnes. « Relocaliser, c’est un mauvais combat ! assure Jean-Marc Daniel. Si des activités sont parties, c’est qu’elles ne trouvaient pas de modèle économique en France. »« Pour réindustrialiser, il faut créer des produits nouveaux ». L’industrie est de retour ? La fermeture de la fonderie SAM dans l’Aveyron a récemment jeté un froid, en venant rappeler que nombre d’activités industrielles étaient en danger. (Les Échos, le 7 décembre).

Sur le contrôle de la crise sanitaire

On y perçoit la réalité des rapports de forces, des enjeux et des tensions qui se jouent depuis le début de la crise sanitaire entre les géants de l’industrie, et les gouvernements, avec en toile de fond le contrôle de l’innovation thérapeutique et les conditions de son accès aux patients et aux citoyens de l’ensemble de la planète (Le Monde, le 7 décembre). Alors qu’une cinquième vague serait en marche dans le monde et qu’un nouveau variant ferait planer de nouvelles menaces, on peut raisonnablement présager qu’il sera bien difficile aux défenseurs de la propriété intellectuelle exclusive de justifier et de prolonger très longtemps le refus jusqu’ici opposé à la demande de levée de la propriété intellectuelle le temps de la pandémie. Ce d’autant que cette proposition de l’Afrique du Sud et de l’Inde bénéficie désormais du soutien de plus de 100 pays à revenu faible ou intermédiaire ainsi que de 60 parrainages. La pandémie de Covid-19 aura au moins contribué à mettre au grand jour l’incapacité de la « gouvernance » internationale à se coordonner à se doter d’instruments véritables pour garantir un accès organisé et cohérent au niveau mondial. 

– Sur la question de l’immigration, la plupart des économistes placent le débat sur le terrain strictement économique (l’immigration est bonne pour le PIB), en espérant désamorcer les inquiétudes. Or la dimension économique n’est pas ce qui semble travailler aujourd’hui la population. On n’entend plus beaucoup de « les étrangers viennent nous prendre notre travail » de l’époque de Jean-Marie Le Pen et de Georges Marchais, mais beaucoup, en tout cas d’après les sondages, des considérations identitaires (la peur que les traditions se perdent, que la langue se perde, que les valeurs ne soient pas transmises à la génération suivante et plus globalement la crainte d’un délitement de la société). La crainte économique semble aussi avoir basculé sur une crainte culturelle à travers un refus de continuer à faire jouer la redistribution en faveur de populations venues d’ailleurs (cf. Le projet du RN à cet égard).

Un deuxième phénomène parallèle s’avère frappant, c’est la fausse impartialité idéologique des économistes. Certes, ils prétendent se focaliser sur les chiffres et l’efficacité économique. Mais en réalité, ils ne sont pas idéologiquement neutres car ils sont dans leur grande majorité des salariés globalisés dont la langue de travail est l’anglais. La franchouillardise et la défense des traditions ne sont pas leur tasse de thé. (Augustin Landier professeur à HEC et David Thesmar professeur au MIT (Les Échos, le 29 novembre).

Temps critiques, le 10 décembre 2021

  1.  – « Sur la valeur travail et le travail comme valeur » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article505 []
  2.  – La reprise de la pratique des rachats d’actions depuis quelques semaines va dans ce sens et elle s’étend à des groupes qui y étaient plutôt opposés jusque-là comme celui de W. Buffet ou celui de Steve Jobs ; leur énorme cash manquant visiblement de cible. []
  3.  – « There is no easy escape from the global debt trap » (« Pas d’issue facile du piège mondial de l’endettement »), de Ruchir Sharma, chef de la stratégie mondiale chez Morgan Stanley Investment Management [traduction par nos soins, LC]. []

Capital, rapports à la nature et pratiques critiques

Cet échange faite suite à des questionnements de Max sur une liste de discussion (dans laquelle J.Wajsztejn a été inclus) à propos des limites de la théorie marxiste et plus précisément de la théorie du prolétariat à la lumière du présent et particulièrement des rapports à la nature que Max aborde sous l’angle du dérèglement climatique et de la sauvegarde de la diversité. C’est par sa lettre que nous commençons dans laquelle il maintient quand même des présupposés marxistes comme la « logique de la valeur » dont on peut douter que cette dernière soit à l’origine et la cause principale des phénomènes qu’il dénonce. J.Wajsztejn lui adresse ensuite quelques remarques…


Le 20 octobre 2021

Comme je l’ai déjà signifié plusieurs fois, j’aimerais bien que nos échanges ne stagnent pas dans la marigot du Sars-Cov-2, de la Covid, de Raoult… Je vous le demande : qu’est-ce qu’on peut bien tirer de tout ça ? Pour moi, je l’ai déjà dit aussi, l’important n’est pas l’histoire de la pandémie en soi. Je la vois, cette pandémie, comme un signe supplémentaire de l’approfondissement de l’emprise du capitalisme (et de ses États, en réseau ou par nations) sur nos vies en même temps que du dérèglement climatique et de la biodiversité. Et, à ce dernier plan, pas le signe le plus grave : les inondations, les incendies, les désertifications, les glissements de terrains, etc., tout ça à l’échelle du gigantesque, du tellurique, c’est plus inquiétant encore que l’épidémie d’épidémies.

Je souhaiterais qu’on en revienne au fil tendu par Michel l’ancien (Po) sur l’entrée dans une nouvelle phase de capitalisme d’Etat et ma réaction presque consensuelle à ça. Le « presque » est déclenché par le fait que Michel, dans son point de vue, n’inclut pas le problème du bouleversement climatique et de ses conséquences pour le moins dire préoccupantes. D’où la question posée dans mon précédent long courrier […].

Aujourd’hui, le capitalisme n’inquiète pas seulement par ses tendances autoritaires (surveillance, contrôle…) et ses visées transhumanistes, par quoi il essaie, comme toujours, de surpasser ses contradictions internes et ses crises économico-sociales aux dépens des hommes ; il nous angoisse parce que sa simple activité bousille les conditions physiques premières de nos existences. Cela, ce paramètre, c’est nouveau pour nous, il n’entrait pas – ou très partiellement et indirectement — hier dans nos pronostics sur la « santé » du capital. Maintenant, l’impact écologique (nocif) immédiat du capitalisme doit faire partie constamment et au premier chef de nos examens. D’ailleurs, cet impact de l’activité capitaliste sur le changement climatique, sur l’écologie, ne peut pas ne pas avoir de conséquence sur la vie en soi du capital comme système économique. Voyez les plans de transition énergétique, les Great New Deals…, dont ils nous rebattent les oreilles, c’est bien la preuve que le changement climatique, ça les préoccupe, ces messieurs-dames du capital. Bien entendu, tous ces plans seront, à plus ou moins long terme, vains pour la santé écologique de la planète.


Pour nous, cela doit être très clair : tant que le capitalisme vit, tant que l’on ne l’aura pas éradiqué, son existence aggrave chaque jour davantage la détérioration écologique générale. Il sera de plus en plus difficile de « réparer » les dégâts, de plus en plus impossible de le faire, même en société communisée. C’est la logique de la valeur et de la nécessité constante de la valorisation du capital qui est responsable de la catastrophe écologique où nous sommes entrés depuis plusieurs décennies ; la catastrophe n’est pas devant nous, nous sommes déjà en plein dedans. C’est la même chose qui, fondamentalement, explique les crises internes du capitalisme et le désastre de l’activité capitaliste dans la Nature. C’est pourquoi, lutter contre le désastre écologique et éradiquer la capitalisme composent une même action. C’est pourquoi, il ne s’agit plus seulement de renverser l’emprise politique du capitalisme mais encore de rompre avec la logique productiviste et travailliste à la base de la loi de la valeur. Contrairement à ce que nous disions naguère, rien du capitalisme ne peut plus servir, une fois corrigé, redressé et redirigé, à une société communisée. Plus rien de positif.

Vous ne trouvez pas, chers camarades, que c’est de ça dont il faut parler ? De ça et de la force sociale de masse en mesure de réaliser le programme d’éradication de la loi de la valeur. C’est l’autre grande question lancinante de l’époque. Là-dessus, le non-mouvement (comme dirait Jacques W.) des baladeurs anti-pass sanitaire du samedi ne nous aide pas du tout à répondre, bien moins, en tout cas, que les Gilets jaunes, qui avaient eux-mêmes des limites assez sérieuses.

Maxime


Lettre de J. Wajnsztejn le 2 novembre 2021.

Avec retard et sur quelques points d’une façon un peu décousue :

1- d’abord sur la valeur : Max qui ne raisonne plus dans les termes marxistes de la contradiction forces productives/rapports de production, nous fait un développement sur ses préoccupations environnementales, mais qui sont pour nous de l’ordre plus général du rapport des hommes à la nature et non propre au capitalisme. À la suite de quoi confondant valeur et capital, il veut éradiquer le capital qui suivrait la logique de la valeur ; or l’apparition et l’existence de la « valeur » sont bien antérieures au capital de plusieurs siècles et même de millénaires (un travail sur l’origine de la valeur que Marx n’a pas été fait et dans lequel, à notre avis Camatte s’est perdu [NB. nous ne sommes pas tous d’accord sur ce dernier point précis dans Temps critiques].

Donc nous ne comprenons pas trop ce qu’il veut éradiquer et en plus sous forme d’un « programme » qui serait à l’ordre du jour (est-ce le retour du programmatisme ? Nous ne le pensons pas quand même !). Comme nous l’avons écrit à différents endroits, c’est aujourd’hui le capital qui domine la valeur (d’où son « évanescence ») et c’est cela la spécificité de notre époque qui fait justement que l’élimination de la valeur ne peut être un objectif pour nous.

L’éradication de la valeur, c’est la société capitalisée qui tend à la réaliser en ne posant plus les questions qu’en termes de prix. C’est ce que montre actuellement la question des prix de l’énergie sans aucun rapport avec une quelconque « valeur » autre que celle qui provient et est déterminée par le rapport de forces entre offre et demande confronté à la logique bureaucratique des prix administrés ; l’État en France se chargeant de faire les « compensations » (le chèque énergie).

Parallèlement, et au niveau mondial cette fois, ce qui n’avait pas de prix parce que n’avait pas de valeur au sens économique du terme, tend à être privatisé et doté d’un prix au grand dam des défenseurs des « communs » (une variante post-moderne des services publics). C’est une tendance, à laquelle le capital et les États ne parviennent pas intégralement car sur ce point le capital n’a pas réalisé sa « communauté matérielle » pour parler comme Invariance ; il y a des obstacles et des résistances y compris de la part des États et des mouvements de lutte. Il y a donc encore des choses « qui n’ont pas de prix1 ». Donc, toujours en tendance et par hypothèse, la valeur peut être presque entièrement dominée par le capital comme nous l’observons aujourd’hui. La valeur n’a pas disparu, mais elle est comme effacée des réseaux et des rapports, elle n’opère que par défaut en quelque sorte. Le capital peut donc s’émanciper de la « logique de la valeur » et poursuivre son cours chaotique… sans s’effondrer.

2- d’une manière beaucoup plus générale, en se préoccupant essentiellement de « l’environnement », Max oublie que la lutte sur le climat y compris chez les Youth for climate n’est pas une lutte contre les autres transformations en cours du procès-capital.

Par exemple, aujourd’hui, on apprend que Facebook change de nom et devient MetaVerse : une étape de plus dans la virtualisation de l’ensemble des activités humaines que permet la puissance des technologies numériques actuelles. Le travail avec MetaVerse est non seulement un télétravail (ça, c’est aujourd’hui, c’est la préhistoire de la virtualisation de l’activité) ; le travail vivant tend à être effacé, supprimé par sa « réalité augmentée » ; il n’est plus en acte : il est en puissance et cette puissance n’est pas du tout une potentialité ; non, elle est effective, immédiate, actuelle.

Ainsi, la puissance totalisante (et non totalitaire) du monde numérique tend à supprimer toute extériorité, toute réalité étrangère ; de quelque nature que soit cette réalité : humaine, technique, physique, métaphysique ; qu’elle soit hostile, coopérante ou indifférente. Alors l’aliénation disparaît. Elle perd son caractère de captation du soi, de ses produits ou de ses œuvres par un autre que soi, une puissance qui a dépossédé le soi et à l’égard de laquelle il devient dépendant, soumis, voire esclave … consentant comme dans les théories post-modernes qui abandonnent la perspective dialectique (le négatif devient une « pensée erronée ») au profit d’un empirisme descriptif de la révolution du capital ; d’où le succès  outre-atlantique des déconstructeurs de la French theory, puis en Europe et ailleurs.  

Et s’il nous faut revenir sur la « théorie », c’est plutôt à partir de ce biais que cela est possible car c’est celui qui nous permet de maintenir vaille que vaille ou de rétablir le fil rouge, si ce n’est des luttes de classes, du moins des luttes contre le capital et le maintien du rapport passé-présent-futur. Ainsi ce qui se passe de ce côté là tend à rendre caduc l’ancien rapport dialectique entre aliénation et émancipation, un point central de la théorie communiste.

Et on assiste, si ce n’est à la disparition, du moins la dissipation, l’effacement de toute référence à l’aliénation (et aux aliénations). Comme notion et comme expérience individuelle et collective, l’aliénation s’est…absentée ! Pourquoi ? 

Une hypothèse (à réapprofondir) c’est, justement, l’intensification de l’englobement des activités humaines dans le monde du capital, dans la société capitalisée, où toute négativité disparaît ou plutôt est convertie en souffrance et victimisation subséquente, discrimination plutôt qu’inégalité, déviation, incapacité.

La séquence occupation des places pendant Nuits debout-manifs contre le projet de loi El Khomri-mouvement des GJ-mouvement contre les retraites, pouvait laisser penser à la possibilité effective d’ouvrir un cycle qui ne se résume pas à l’habituel balancier mouvement-défaite/mouvement-défaite, mais même avant le clap de fin du confinement on a bien vu que le mouvement contre la réforme des retraites n’arrivait pas à intégrer les caractères spécifiques et novateurs de la lutte des Gilets jaunes.

Pour les anciens Gilets jaunes nous ne croyons pas que ce soit une question de conscience. Mais ça c’est plutôt le fruit d’une « position » Temps critiques liée à notre cursus théorique mais aussi à notre expérience qui fait que nous ne « croyons » pas à la « conscience » et à l’importance de la prise de conscience. Par exemple, quand dans nos articles sur les classes nous disons que la théorisation de Marx, d’influence hégélienne, sur la classe en soi et pour soi nous paraît la plus acceptable, nous n’en acceptons pas pour autant le fait que cette conscience « pour soi » soit le fruit d’une accumulation d’expériences prolétariennes. Cette conscience là est finalement la conscience trade-unioniste où la notion de classe pour soi devient quasi corporatiste et définit l’aristocratie ouvrière qui accumule les droits et les positions au sein de la société bourgeoise d’abord puis pendant la société qu’on pourrait dire « salariale » de la période des Trente glorieuses.

Pour nous la classe pour soi est bien plutôt un surgissement comme par exemple en 68 en France et surtout en Italie entre 1969 et 1975 quand un certain et finalement incertain alliage s’instaure entre la classe ouvrière relativement garantie (et syndiquée) et de vieille tradition et la jeunesse prolétaire du Sud qui découvre et refuse la discipline du travail et de la ville (le sujet de la théorie opéraïste en quelque sorte comme c’était déjà le sujet des livres sur 68). « Pour soi » n’a alors rien d’une prise de conscience progressive où l’en soi se transforme en pour soi. En effet, les protagonistes du mouvement n’ont pas le temps de prendre conscience par un procédé réflexif qui demande du temps qu’ils n’auront jamais, mais tout d’un « orgasme de l’histoire » que chacun ressent dans ses tripes, une sorte d’électrisation où beaucoup sont prêts à tout risquer. Ce n’est pas de l’ordre de l’appropriation, car les prolétaires italiens ne se sont emparés de rien et en tout cas pas des usines ; ils ont manifesté un immense mouvement de refus qui a soudé les collectifs de lutte (cf. nos développements sur la communauté de lutte) ; alors plus rien de corporatiste et presque plus rien de classiste ne subsiste. De même en France, la CGT a occupé les usines, les jeunes ouvriers ont « occupé » la rue et les quartiers où ils ont retrouvé les étudiants.

Pour en revenir aux anciens Gilets jaune, nous ne pensons pas qu’ils aient « conscience » de la faillite de la stratégie des ronds points. Bien sûr qu’ils en ont vu les limites comme les étudiants de 2006 ont vu celles des blocages de fac ; il n’empêche que si un mouvement de ce type géo-sociologiquement parlant ressurgissait, les ronds points seraient sûrement à nouveau utilisés comme lieu. Non, ce dont ils ont « conscience » et nous aussi (mais le terme de conscience ne convient pas ici), c’est que nous sommes dans la nasse. Que le Covid et le confinement ont accru les séparations et l’isolement (là encore je te renvoie à notre dernière brochure). L’ex-Gilet jaune qui n’a pas chopé le virus de gauche au passage, est retourné cultiver son jardin parce qu’en dehors des périodes d’effervescence sociale, il n’y a plus rien ou presque. La lutte au quotidien sur les lieux de travail a depuis déjà de nombreuses années baissé d’intensité du fait de la détérioration du rapport de forces capital/travail au détriment du travail. C’est bien ce qui faisait le décalage entre le mouvement des Gilets jaunes qui affrontait le capital, mais sur un autre terrain que celui du travail et des luttes quotidiennes sur ce terrain du travail devenues dérisoires où changeant de nature (souffrance au travail harcèlement, discriminations, etc) rendant difficile si ce n’est impossible un approfondissement de l’affrontement sans que l’unité soit un préalable. À la place on eu droit à l’idée de « convergence » des luttes bientôt transformée en tarte à la crème des apprentis bureaucrates du climat et des bureaucrates confirmés de la fraction de gauche des syndicats. Des coquilles vides (cf. le texte de Greg, Gzav et Ju dans le numéro 20 de la revue).

On peut dire que les ex-Gilets jaunes ont fait l’expérience de tout ça. Ils en sont sortis « vaccinés ». Il en restera peut être quelque chose, mais ce serait une erreur de penser que grâce aux prises de conscience successives, il y aurait comme un cumul possible de toutes ces expériences qui ferait progresser le prochain mouvement. Historiquement, il n’en est rien : après chaque mouvement qui porte atteinte à l’ordre établi s’il n’y a pas victoire il y a défaite et on repart de zéro ou presque. Et on pourrait dire que c’est vieux comme le monde ; la seule spécificité du capitalisme en tant que mû par sa dynamique et non sa simple reproduction, c’est qu’il se montre parfois capable de recycler des moments ou des thèmes de sa propre contestation. C’est pour cela que la société du capital a introduit une rupture dans le schéma théorique originel de Marx qui faisait se succéder révolutions et contre-révolutions. Ce que nous avons appelé la révolution du capital peut-être considérée comme une tentative de réaliser l’Aufhebung hégélienne sous la forme de ce que nous avons nommé « englobement2 » plutôt que dépassement parce que le rapport social capitaliste ne dépasse rien tant que ce rapport existe2.

3- sur une question de Max qui demandait à JW pourquoi à Temps critiques nous ne parlions jamais du climat et de l’écologie, JW lui a répondu ceci :

« Ce n’est pas que je sois climato-sceptique, mais c’est la même chose que les vaccins. Ce sont les même qui détruisent et soignent. Pfister et Astra Zeneca sont impliqués dans les plus gros scandales dus aux pratiques de Big pharma et tout le monde croit à des vaccins miracles en moins d’un mois ; de la même façon le danger climatiques est dénoncé par les membres du GIEC qui sont presque tous mouillés dans la croissance, l’industrialisation à outrance, la « gouvernance mondiale », de la même façon que le club de Rome de 70 était composé des plus gros soutiers du capitalisme à l’époque (Mansholt et Cie).

Mais par dessus tout, je suis persuadé que nous n’avons aucun poids sur cette question. Il est du ressort des grandes puissances et les Greta Grundberg et autres sont financés par l’hyper capitalisme du sommet à travers ses organisations internationales comme la Commission européenne. Greta ne fait pas “la route” comme Kerouac, elle parcourt le monde en classe affaires sur les plus grandes lignes internationales et est reçu par les chefs d’État et à l’ONU. Libération leur consacre plusieurs pages ce samedi 30 octobre en se réjouissant, comme Max, que les nouvelles générations…

En ce sens Ferry à l’époque de son livre sur les rouges-bruns écologistes a raison. Le climat c’est une question que les États ou les organisations internationales ne peuvent se poser que dans des termes autoritaires et en tant que libéral éclairé, il est contre.

Nous pouvons ajouter que nous avons consacré à cette question (mais à travers le prisme des « rapports à la nature ») la totalité de notre n°11 (disponible sur le site) et plus récemment des échanges entre Joao Bernardo, Philippe Pelletier et JW, disponible sur notre blog à https://blog.tempscritiques.net/archives/1927

La question du climat et du sort de la planète pose en outre deux problèmes par rapport à la vision marxienne, même hétérodoxe.

Le premier est celui du point de départ qui, chez Bordiga par exemple, est clairement l’espèce humaine même s’il fait le lien avec « la croute terrestre ». Chez les catastrophistes ou même parfois chez les décroissants, on a souvent l’impression et peut être de plus en plus, de positions qui tendent vers ce que les américains appellent la deep ecology ; un parti pris écologiste fondamentaliste qui, dans ses versions les plus extrêmes place la continuation de la vie sur terre avant le sort de l’espèce humaine (c’est le courant Earth first3 dont le slogan est No Compromise in Defense of Mother Earth ).

En font foi, par exemple, les articles des grands médias sur les arbres qui ont une sensibilité, qui communiquent entre eux et dont on peut capter les messages.

Des positions qui conduisent à ne plus pouvoir poser la question fondamentale pour nous et toi sans doute, des rapports à la nature dans la mesure où ce qui prédomine alors c’est une position holiste selon laquelle la planète est un biotope qui est un tout, qu’il n’y a pas de séparation entre le monde humain et le monde vivant et que donc soit cesser la suprématie de l’espèce humaine sur les autres espèces vivantes.

Le second problème est celui de l’angle de tir ; par tradition, le notre est celui, dialectique, de la critique. Dans cette perspective nous nous attachons donc à critiquer une dynamique du capital qui peut trouver dans le capitalisme vert de quoi se vivifier malgré les contraintes environnementales que cela poseraient au capital en général. Les stratégies dans ce domaine peuvent aller jusqu’à une critique du “progrès” ; la tendance dominante étant maintenant “décadente” pour réutiliser un vieux terme. Comme nous l’avons dit plus haut, il n’y a sur cette base que peu d’interventions possibles, autres que celles d’actions coup de poing illégales et avant-gardistes telles celles à prétention radicale menées un temps par Riesel par exemple ou par la COP 21 ou Alternatiba aujourd’hui. Ou alors, il faut abandonner cette position critique car la critique serait interne au rapport social capitaliste (elle conforte le capital dit Camatte). Dans cette perspective il faut alors faire sécession où/et affirmer des positivités, des alternatives ici et maintenant y compris sur le terrain.

4- sur le rapport au travail : venant d’écrire un livre sur l’opéraïsme italien4, nous ne pouvons que nous élever contre une interprétation des quelques réactions actuelles par rapport à la reprise du travail après les confinements comme relevant de la même révolte et a fortiori signification, que les actions (et non réactions) de l’époque opéraïste dont le contexte et le rapport de forces étaient fort différents. Par ailleurs les informations fournies par les médias ou même les réseaux mélangent allègrement des actions de « démission » ou de malédictions du travail aux USA alors que les motifs en sont disparates. De ce fait, certaines interprétationstendent à assimiler peu ou prou ces réactions aux pratiques critiques de turn over et d’absentéisme de la fin des années 1960-début 70.

Ces réactions ne sont pas assimilables à un refus « générique » du travail « le refus du travail » des ouvriers italiens en provenance du Sud de la péninsule, tout simplement parce que la révolution du capital a transformé le travail, le temps de travail, le contenu du travail et sa nature. Dans les pays/puissances dominants, la valeur n’a quasiment pas (ou plus, là encore nous ne sommes pas forcément sur une seule position) sa source dans le « taux d’exploitation » de la force de travail ; dans ce qui était un rapport de production fondé et centré sur le procès de travail. Elle est dominée par la capitalisation de toutes les activités humaines de jour comme de nuit…Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a plus … « exploitation » … au sens courant du terme. 

Dans ces réactions actuelles au travail, il s’agit de cris de souffrance, de frustration et de révolte mêlés et cette expression n’est pas collective ; elle est particulière, individuelle, subjective. Y voir une conscience collective serait une fiction puisque, en tendance, c’est maintenant la notion et l’expérience d’une conscience collective qui sont altérées, dissoutes, décomposées parce qu’à partir du travail il n’y a plus que des « expériences négatives » (et négatives au sens premier et pas au sens du « négatif à l’œuvre ») et non plus « l’expérience prolétarienne » dont parlaient à la fois Socialisme ou barbarie des années 1950 (dans son numéro 11) et les opéraïstes des années 1960.  

Notre abandon de toute référence à la « prise de conscience » ou à la « conscience de classe » pourrait être revisité à la lumière (sombre !) de ce phénomène de « perte de conscience » ou, ce qui est proche, de recherche « d’états altérés de conscience ».

D’abord ceux qui relèvent du complotisme sous toutes ses formes à travers les réseaux sociaux. Sans épargner totalement le mouvement des Gilets jaunes, ils n’en étaient pas la caractéristique principale ; ce qui est plus douteux pour le « non mouvement » actuel autour du refus du passe sanitaire (cf. Interventions n°18 disponible sur notre site).

Ensuite, plus en marge certes, l’action relativement récente, mais récurrente d’un phénomène comme celui des Blacks Blocs qui exprime le refus de se définir politiquement et d’affirmer une identité comme groupe d’intervention ; ou plus marginal encore, les rave party (une décomposition de l’attitude plus politique du « no future » des années 1980-90 ?) et diverses conduites qu’on pourrait dire borderline.

Malgré les différences entre ces pratiques, elles manifestent deux points communs :

  • le premier, c’est qu’elles ne semblent pas avoir d’existence objective parce qu’elles n’existent que dans leurs actions immédiates, le caractère objectif étant mis entre parenthèse. C’était déjà le cas pour les Gilets jaunes, par exemple, qui mettaient entre parenthèse leur activité-de travail pour parler de leurs conditions en général considérées plus du point de vue du « ressenti » que de la « conscience » ;
  • le second, c’est que toutes partent d’un comportement individuel qui s’exprime collectivement inversant ce qui a été le sens du rapport collectif/individu (le « prolétaire-individu ») dans les mouvements de classe prolétariens ; comme si, du fait du niveau atteint par le procès d’individualisation, les individus lambdas singeaient le fonctionnement de la formation de la classe bourgeoise (« l’individu bourgeois ») … en l’absence de toute possibilité actuelle de reformation de classe.

C’est cette difficulté à objectiver les luttes et plus généralement les pratiques et comportements qui fait qu’au mieux, pour les Gilets jaunes par exemple, la tendance à faire communauté passe principalement par la communauté de lutte qui constitue alors l’objectivation de leur lutte, mais une objectivation fragile et instable car ne reposant que sur la lutte. Elle peut donc en perdre sa finalité confondant moyens et fins en cherchant à perdurer en dehors et après le mouvement comme lorsque aujourd’hui des restes de Gilets jaunes tentent d’investir le champ anti passe sanitaire.

5- Tout en traçant les limites et impasses de la « théorie communiste » au sens large, Max continue à penser qu’il s’agit de refonder la théorie de notre temps sans voir qu’il n’y a plus aucun support ou sujet au sens historique et classiste de ce terme pour en être la base. Ce sont les Gafam, Big pharma et les bio-techno, le GIEC et autres experts qui font aujourd’hui la « théorie » de la révolution du capital en réalisant une sorte d’idéal praxique que nous sommes bien en peine d’effectuer, d’où au mieux des oscillations entre activisme et positions de distance critique ou tout bonnement de repli.

JG et JW

Première semaine de novembre 2021

  1. cf. Le livre d’Annie Lebrun, Ce qui n’a pas de prix (Stock, 2018) et les commentaires de J.Guigou, ici. []
  2. cf. J.Guigou et J.Wajnstejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée. L’Harmattan, 2016. []
  3. Parmi les actions variées menées par les groupes US, plusieurs consistent à tenter d’arrêter les abattages d’arbres dans les forêts pour empêcher l’installation de puits de pétrole, comme on peut le voir dans cette video. []
  4. J.Wajnsztejn, L’opéraïsme italien au crible du temps, À plus d’un titre, 2021 []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XXII

Crise  sanitaire  et  cycles  économiques

Le cycle économique du temps de la pandémie est le plus court depuis les années 1970 en France, mais aussi le plus ample, selon l’Association française de science économique. Reste que cette récession n’a duré vraiment que deux trimestres, contre quatre trimestres en moyenne pour les cycles économiques précédents. Avec un point très particulier de ce cycle de la crise sanitaire. En effet, au pic des infections, les économies où le poids des services (restauration, tourisme, services à la personne… comme en Espagne et en Italie) est important ont été les plus affectées, alors que les pays où l’industrie est forte (Allemagne) ont été relativement épargnés. C’est l’inverse d’une récession classique où, habituellement, l’industrie plonge et les services résistent. Mais, en cette phase de reprise, les services fonctionnent désormais bien, alors que la croissance de l’industrie se voit, elle, limitée par les difficultés d’approvisionnement et les pénuries de composants. Ainsi, le PIB de l’Allemagne reste de 1,1 point inférieur à son niveau du quatrième trimestre 2019 (Le Monde, le 2 novembre).

États-Unis : la « grande  démission » ?

Le marché du travail aux États-Unis a longtemps été considéré comme l’un des plus dynamiques au monde en raison de son extrême flexibilité. Or, des signes de dysfonctionnement apparaissent au moment où le pays sort de la crise sanitaire. La croissance économique est bien là, les carnets de commandes se remplissent, les entreprises sont prêtes à recruter, mais des millions de salariés renoncent à se faire embaucher, tandis que des millions d’autres démissionnent à un rythme inédit. Un ressort semble s’être cassé. Par rapport à la fin de 2019, cinq millions de salariés ont disparu des statistiques. Le taux de participation, c’est-à-dire la proportion d’Américains en âge de travailler qui ont un emploi ou qui en cherchent activement un, a chuté à 61,6 % en septembre, 2 points au-dessous de son niveau d’avant la crise. Il faut remonter aux années 1970 pour trouver de tels chiffres. Même si les pénuries de main-d’œuvre existent aussi en Europe, le taux de participation y progresse. Le phénomène interpelle les pouvoirs en place d’autant plus que ce ne sont pas les offres d’emploi qui manquent. Actuellement, 10,4 millions de postes sont à pourvoir. Faute de pouvoir recruter, les entreprises peinent à répondre à la demande et n’hésitent pas à accélérer l’automatisation des tâches routinières qui sont d’ailleurs dont certaines ont été en première ligne pendant la pandémie et sont souvent les plus délaissées aujourd’hui.

Les caisses automatiques dans les magasins et les tablettes numériques dans les restaurants se développent à grande vitesse. Près de la moitié des postes qui étaient occupés par les 5 millions de salariés qui manquent toujours à l’appel sont automatisables, selon les évaluations d’Oxford Economics. Leur disparition pourrait donc devenir définitive. Le marché du travail est d’autant plus perturbé qu’un nombre record de démissions est enregistré. En août, 4,3 millions de salariés ont quitté leur poste, selon les derniers chiffres du département du travail. Certains partent pour trouver un emploi mieux rémunéré, d’autres veulent changer de vie. 2020, des économistes commencent à parler de la « grande démission ». [Ce qui apparaît ici en creux, c’est que le marché du travail n’est pas un marché ou en tout cas pas un marché comme un autre, NDLR]

Les dysfonctionnements actuels sont dus, en partie, à des facteurs conjoncturels, mais il devient évident que la crise sanitaire a provoqué de profondes ruptures dans le rapport que les individus entretiennent avec le travail, dont certaines sont définitives. Dans une chronique publiée par le New York Times et intitulée : « La révolte des travailleurs américains », l’économiste estime que « sous-payés et surmenés pendant des années les salariés ont peut-être atteint leur point de rupture ». Une thèse que semble confirmer la vague inédite de grèves qui secouent actuellement le pays sous le slogan « #striketober ». La situation pose la question de la façon dont les États-Unis ont géré l’emploi pendant la crise. En laissant les entreprises licencier massivement (23 millions de chômeurs au plus fort de la crise), le pays a pris le risque de casser le lien entre salariés et employeurs. Les États européens ont fait un autre choix en recourant à des formules de chômage partiel qui ont permis de « préserver le capital humain » (Stéphane Lauer, Le Monde, le 26 octobre). Mais ce que l’on appelle aux États-Unis la « Grande Démission » est aussi dans tous les esprits. Après le Covid, de nombreux employés décident de changer de travail, sachant qu’ils peuvent télétravailler depuis davantage d’endroits. Dans la « tech », ils savent que les entreprises s’arrachent les talents dans le numérique. Un patron disait qu’il avait perdu 30 % de ses effectifs, le taux de turn-over parmi la population employée atteignant 2,9 %. Un taux un demi-point au-dessus de son niveau d’avant-pandémie, et qui a bondi bien plus rapidement que lors de la sortie de crise précédente. À l’examen, ce sont surtout les jeunes et les plus âgés qui sont sortis du marché du travail. Les premiers pour, peut-être, reprendre des études, les seconds pour partir… en retraite. Les aides aux ménages sous forme de chèques ont pu donner de l’air à ceux qui voulaient faire une pause. Les performances de la Bourse ont aussi permis à certains de gonfler leur patrimoine. Selon une étude de la Réserve fédérale de Saint-Louis (Missouri), ils sont ainsi plus de 3 millions à avoir anticipé leur départ en retraite. Car la loi de l’offre et de la demande est particulièrement élastique aux États-Unis : les employeurs peuvent licencier sans préavis leurs salariés… qui peuvent aussi les quitter d’un jour à l’autre. Pour amortir ces tensions, beaucoup de grandes chaînes ont relevé leur salaire minimum à 15 dollars de l’heure, contre parfois 10 à 12 dollars précédemment. De quoi motiver des démissions en masse dans les métiers de services mal payés, qui connaissent des taux de démission record (6,8 % dans l’hôtellerie et l’alimentation) et une forte mobilité entre secteurs (Les Échos, le 26 octobre).

Cette « grande démission » pourrait être en train de se répandre dans le monde entier rapporte le Washington Post. Alors que 4,3 millions de travailleurs américains ont quitté leur poste au mois d’août, et qu’un nombre record de 10,3 millions d’offres d’emploi non pourvues a été atteint en septembre aux États-Unis, le nombre d’habitants des pays membres de l’OCDE ne travaillant pas et ne cherchant pas de travail a bondi lui aussi de 14 millions depuis le début de la pandémie. Les démissions concernent un large éventail de secteurs, mais « nombre [d’entre elles] touchent ceux de la vente et de l’hôtellerie », analyse Derek Thompson dans le The Washington Post, soit des emplois « difficiles et mal rémunérés». En mai, aux États-Unis, on relève un nombre de départs volontaires jamais atteint depuis le début du siècle, selon le Bureau des statistiques du travail : sur cent personnes employées dans les hôtels, les restaurants, les bars et les magasins, cinq ont renoncé à leur emploi. [Un chiffre relatif néanmoins assez faible qui justifie assez mal le titre de « grande démission », mais la mode est au « grand » comme dans le « grand remplacement, NDLR]. Les personnes touchant un bas salaire ne sont pas les seules à vouloir prendre la porte. En mai, plus de 700 000 personnes appartenant à la catégorie « services professionnels et commerciaux », qui regroupe essentiellement des cols blancs, sont parties – c’est le chiffre mensuel le plus élevé de tous les temps. Dans tous les secteurs et tous les métiers, quatre salariés sur dix déclarent songer à quitter leur emploi actuel (selon des chiffres cités par Microsoft). Pourquoi cette explosion de départs ? La relation entre employés et patrons est en train de connaître un changement qui pourrait avoir des implications profondes pour l’avenir du travail [et pour la reprise d’une certaine conflictualité du travail, NDLR]. Sur toute l’échelle des revenus, les salariés ont de nouvelles raisons de dire à leur direction qu’il va falloir rendre des comptes. Les personnes ayant des petits salaires et qui avaient perçu des allocations de chômage exceptionnelles (dans le cadre du plan de relance) pendant la crise sanitaire constatent peut-être, en reprenant leur emploi, qu’elles ne sont pas assez payées. Elles tapent du poing sur la table, contraignant les restaurants et les boutiques de vêtements à augmenter les salaires pour garder leur personnel. De leur côté, les cols blancs se disent surchargés de travail ou épuisés après cette année éprouvante de pandémie et présentent de nouvelles revendications à leur direction. D’après un sondage réalisé récemment par Morning Consult pour Bloomberg, près de la moitié des salariés de moins de 40 ans déclarent qu’ils pourraient quitter leur emploi s’ils n’ont pas le droit de travailler chez eux au moins une partie du temps. Vu le nombre de démissions, il semble bien que ce ne soit pas du bluff. [Le développement du télétravail semble donc produire des effets pervers, NDLR). Quant aux salariés à hauts revenus — soumis à des millions de visioconférences sur Zoom et le dos ruiné à force d’avoir utilisé leur canapé domestique comme fauteuil de bureau —, ils ont accumulé un bon paquet d’économies en cette année de tragédie existentielle. Démissionner est pour eux une façon de célébrer la fragilité de l’existence. Ce « ressenti » s’exprimerait dans le You only live once ou YOLO (« On ne vit qu’une fois »).

« Les États-Unis sont-ils frappés par une grève sauvage générale ? « se demande, dans The Guardian, Robert Reich, ministre du Travail des États-Unis sous Bill Clinton et chroniqueur de gauche modérée : « Les Américains ont décrété, pour ainsi dire, une grève générale nationale, jusqu’à ce qu’ils obtiennent une hausse des salaires et de meilleures conditions de travail », juge-t-il. « À sa façon — chaotique —, cette situation est liée aux grèves officielles qui se multiplient un peu partout dans le pays : chez les équipes de tournage de films et séries d’Hollywood, chez les ouvriers de John Deere, chez les mineurs d’Alabama, chez les salariés de Nabisco [entreprise agroalimentaire spécialisée dans les biscuits] et de Kellogg’s, chez les infirmiers de Californie et chez les soignants de Buffalo [dans l’État de New York] » poursuit-il. [Chez Kellogs, la lutte prend la forme de revendications égalitaires sur les salaires entre anciens salariés dont le salaire est au-dessus du minimum le plus avancé en moyenne qui est de 15 $/heure et nouveaux salariés embauchés bien en dessous, NDLR].

Pour ceux qui pensent que cette grande désertion serait une critique du travail en acte, du point de vue global c’est plutôt un processus de vases communicants auquel on assiste puisque ce recul de près de 3 % de la population active crée un choc sur la capacité de production de l’économie que les entreprises essaient de compenser par l’allongement de la durée du travail. En effet, elle a été augmentée d’un peu plus de 30 minutes par semaine en moyenne dans le secteur privé par rapport à 2019 (+2 %) et est à son plus haut niveau depuis vingt ans. (Le Monde, le 2 novembre). Dit autrement, il n’y a pas ici de mouvement massif de critique du travail comme dans les années 1960-1970, mais des réactions individuelles plus que de classe à des conditions et rapports de forces modifiés par la crise sanitaire.

Automatisation  et  salariat

– Le déficit de main-d’œuvre a par ailleurs des effets pernicieux : il encourage la robotisation et l’automatisation des usines, ce qui peut rendre les projets industriels moins attractifs aux yeux de certains. « Beaucoup d’élus préfèrent une plateforme logistique d’Amazon qui crée 1 000 emplois qu’une usine qui va en créer quelques dizaines ». Plutôt que de chercher à obliger les travailleurs à accepter à tout prix les emplois délaissés, en réduisant les allocations chômage par exemple, il vaudrait bien mieux profiter de cette crise pour revaloriser, au double sens du terme, les emplois concernés nous propose en journal « éclairé » (Le Monde, 31 octobre).

Cette automatisation concerne aussi les services ; une tendance déjà présente avant la crise sanitaire, comme on pouvait le voir par exemple dans les supermarchés ou à différents guichets de services, mais une tendance renforcée depuis la sortie de crise sanitaire. Ainsi Auchan-minute et Amazon-Go expérimentent en France des magasins sans personnel de caisse. En Bretagne, le projet SNCF 2023 prévoit plus aucun guichet et contrôle. Les voyageurs sont renvoyés à leurs smartphones et aux bornes automatiques. Selon l’agence européenne, les banques ont vu disparaitre plus de deux mille agences. Par ailleurs, la stratégie nationale Action publique 2022 prévoit la dématérialisation de 100 % des tâches administratives d’ici un an (Libération, le 4 novembre). Résultat, presque impossible d’obtenir aujourd’hui un rendez-vous sauf pour les cas extrêmes qui se trouvent de fait stigmatisés même si des structures d’aide sont créées. [C’est une tendance lourde à la suppression de toute médiation dans laquelle le rapport à l’État et à ce qu’il représente de collectif se dissout. La relation de service s’effectue sans relations1. C’est comme si le mouvement des Gilets jaunes n’avait pas été une alerte de ce point de vue là, NDLR].

Quant aux banques, entre 2009 et 2019, le secteur bancaire de l’UE a perdu 500 000 salariés (Les Échos, le 13 octobre).

– Le constructeur taïwanais de composants électroniques TSMC est au centre de la tension entre les États-Unis et la Chine. Il a bénéficié premièrement du choix stratégique de la Fabeless, c’est-à-dire la production de masse par des entreprises sans usines2. Cela ne veut pas dire sans main-d’œuvre, mais de toute façon celle-ci compte peu dans un secteur très automatisé, à une époque où le coût de construction d’une usine moderne est de plus en plus élevé (il a été multiplié par 20 dans ce secteur et aujourd’hui 85 % des puces sont fabriquées fabeless) ; deuxièmement, de l’effondrement des coûts de production3 et troisièmement, de son effet de taille pour inonder le marché et accroître ses marges pour de nouveaux investissements sur un marché rendu infini par le développement d’internet et des réseaux. Le fait qu’Apple l’ait choisi en construisant sa grande usine à Taïwan fait qu’il a quasiment déblayé le terrain, seul Samsung faisant encore de la résistance alors que le chinois SMIC n’est pas à la hauteur. La guerre économique dans ce secteur est largement influencée par les forces politiques puisque les États-Unis ont empêché TSMC de vendre à Huawey. L’Europe n’est pas totalement absente du secteur puisque le hollandais ASML fabrique des machines à graver (Le Monde, le 15 octobre).

Selon Sophie Bernard qui a écrit Le nouvel esprit du salariat (PUF, 2000), 80 % des salariés reçoivent des primes en compléments de salaires. C’est une pratique qui n’est pas nouvelle, mais il s’agit aujourd’hui d’intégrer la notion de « rémunération variable » dans laquelle il s’agirait, pour le salarié, de « faire son salaire » (S. Bernard in Le Monde, ibid.). C’est comme si la logique des Trente glorieuses qui tendait à transformer la force de travail de capital variable et circulant en capital fixe (l’emploi à vie) s’était inversée, alors même qu’on n’a jamais tant entendu parler de « ressources humaines » et de nécessité de formation. Cette « preuve » de l’inessentialisation de la force de travail dans la valorisation du capital apparaît au plus haut point dans les difficultés actuelles de recrutement de personnel qualifié dans les secteurs de pointe, et ce, particulièrement aux États-Unis. Le modèle de la « société salariale » tel qu’il était décrit par Aglietta et Brender4 est aujourd’hui remis en question par la « révolution du capital ». Il ne s’agit plus simplement des « métamorphoses de la société salariale comme l’indiquait leur titre éponyme de 1984 (Seuil), mais d’un changement de nature. Le salariat reste bien le cadre du rapport social capital/travail, mais dans un tout autre rapport de forces (cf. notre notion de « société capitalisée ») puisque c’est la concentration de force de travail dans l’usine ou/et l’entreprise industrielle qui en constituait l’archétype.

– L’administration Biden soutient que, si son plan pour les infrastructures est adopté, deux millions d’emplois seront créés. Mais si elle va au bout de sa logique, en misant notamment sur les énergies renouvelables, la plupart de ces emplois correspondront à des métiers relativement « neufs », qui demandent des compétences spécifiques. Et il faudra adapter la main d’œuvre. Or, se pose la question des formations, des reconversions et de l’adaptation aux nouveaux métiers. Déjà, avant la crise sanitaire, les États-Unis étaient le deuxième pays de l’OCDE qui investissait le moins sur ses travailleurs, seulement battu par le Mexique. Loin, très loin des pays d’Europe du Nord. Quand le Danemark consacre 1,96 % de son PIB aux politiques actives du marché du travail, pour encourager les reconversions et les retours à l’emploi (la France 0,87 %), les États-Unis sont à 0,1 %. Et ces dépenses fédérales ont été réduites de moitié depuis 1984. Le plan Biden prévoyait à l’origine 100 milliards de dollars pour le développement des compétences, dont une partie destinée aux minorités et aux quartiers défavorisés. Mais dans sa dernière version, le texte a été vidé de ces aides. La formation continue dépend en très large partie, aux États-Unis, du secteur privé. Si une entreprise n’est pas volontariste, ses salariés ne reçoivent aucune formation. Seuls certains États ont mis en place des parcours personnalisés, avec des formations gratuites ou accessibles. Le Government Accountability Office (GAO), équivalent de la Cour des comptes aux États-Unis, préconisait en avril de créer des comptes personnels de formation, ainsi que des incitations fiscales pour les entreprises qui formeraient leurs salariés. Le rapport critique le système des formations, aux États-Unis. « Certains programmes priorisent peut-être trop les embauches rapides des travailleurs, aux dépens d’un retour durable sur le marché du travail, sur un emploi qualifié », en outre, l’apprentissage ou la formation en alternance ne sont pas développés aux États-Unis. Selon le département du Travail, seuls 0,3 % des salariés américains sont passés par ce type de formation — un chiffre dix fois inférieur à l’Europe. Sur le terrain les résultats sont pourtant excellents : 94 % des apprentis sont embauchés à la sortie de leur formation (Les Échos, le 12 octobre).

Interlude

– Bruno Le Maire, ministre du Travail : « Quand on est payé au niveau du SMIC, on approche quasiment 1500 euros net/mois ». Libération, le 4 novembre rappelle que le SMIC net est de 1260 euros/mois. Chercher l’erreur…

– À l’heure où la théorie de la valeur-travail de Marx n’est pratiquement plus revendiquée par personne, le patronat fait feu de tout bois par rapport aux mesures de Macron pour restreindre les effets de la légère tendance inflationniste qui se fait jour quitte à piocher dans l’idéologie de l’ennemi s’il faut maintenir, « quoiqu’il en coûte » le travail comme valeur à défaut de la valeur-travail ; ainsi, « Nous sommes sur une pente savonneuse, avec le risque de ne plus avoir une juste représentation de la valeur travail dans notre pays » dénonce Éric Chevée, son vice-président chargé du social au Medef (Les Échos, le 26 octobre).

– Google et sa filiale YouTube ont une manière bien à eux de fêter le 100e anniversaire de la naissance de Georges Brassens. Certains internautes qui voulaient entendre sa bien innocente chanson « Vénus callipyge » ont eu la surprise de voir s’afficher un bandeau leur demandant de confirmer leur âge de +18 ans : Et il n’était pas question de se contenter de cocher une quelconque case « plus de 18 ans » : les amateurs devaient envoyer sur leur compte Google une photo de leur carte d’identité ou de leur permis de conduire pour avoir le droit d’entendre l’œuvre de Brassens. Comme le chantait Brassens, en conclusion de sa « Vénus callipyge », « au temps où les faux culs sont la majorité/Gloire à celui qui dit toute la vérité » ! (Le Canard enchaîné le 3 novembre).

– Politique « antidiscriminatoire » des quotas : un sondage récent montre qu’environ deux tiers des Américains sont en faveur d’une méritocratie pure — et ce même chez les Africains-américains (Les Échos, le 26 octobre).

– Toujours dans la politique de Gribouille, alors que Gabriel Attal, affirmait le 2 septembre, jour de la rentrée, que le statut vaccinal des élèves resterait protégé, le gouvernement qui refuse le risque d’une décision politique de vaccination obligatoire propose l’organisation d’un fichage médical et vaccinal généralisé pour les élèves de plus de 12 ans. Il devrait être organisé par les directions de collèges et lycées qui n’y sont pourtant pas favorables si on en croit leur syndicat (Le Monde, le 22 octobre). Mais la FSU, syndicat majoritaire des enseignants, s’opposant par là à la FCPE des parents, semble y être favorable. Qu’est-il en train de négocier en coulisse en récompense d’un tel esprit moutonnier, on se le demande…

– Quelles sont les entreprises qui utilisent le plus la « finance verte », ces produits estampillés ESG (respectant les critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance) ? Celles qui polluent ou celles qui participent à la lutte contre le changement climatique ? Les premières, bien sûr, comme le calcule une étude du cercle de réflexion britannique New Financial, qui doit être publiée mardi 26 octobre. Dans l’Union européenne, les sociétés pollueuses (essentiellement les compagnies pétrolières et minières) émettent 43 % des obligations vertes ; les entreprises « propres » en représentent 7 % – le reste vient d’entreprises qui ne sont classées dans aucune de ces deux catégories extrêmes. « En tant que tel, ce n’est pas une mauvaise chose, précise l’étude. Cela démontre que les marchés de capitaux peuvent aider les entreprises à réduire les problèmes environnementaux ou sociaux qu’elles créent. » Certes. Mais cela signifie aussi qu’un investisseur qui achète un produit vert en pensant mettre son argent au service de la lutte contre le réchauffement climatique a de fortes chances d’aider Total, Shell ou BP à se financer. Le financement ira bien entendu à un projet « vert », par exemple le développement d’un champ d’éoliennes, mais en faveur d’une major du pétrole… « Il y a un vrai risque que le label ESG offre à ces entreprises une opportunité de pratiquer le “greenwashing” – le “verdissement” de leur image », s’inquiète William Wright, le directeur de New Financial. Cette crise de croissance donne aussi naissance à des produits financiers de plus en plus éloignés de la réalité des projets verts. L’ancien banquier Julien Lefournier et l’économiste Alain Grandjean décrivent dans leur livre, L’Illusion de la finance verte (L’Atelier, 243 pages, 21 euros), l’émergence de prêts et d’obligations « indexés sur la durabilité » (sustainability linked bonds – SLB). C’est le cas où l’investisseur prête de l’argent non pas pour un projet vert précis, mais à condition que l’entreprise réalise des progrès environnementaux ou sociaux (Le Monde, le 27 octobre).

Modélisation  économique

– Les trois nouveaux prix Nobel d’économie viennent récompenser à nouveau (c’était déjà le cas avec Esther Duflo) des tenants de la micro-économie et des « expériences naturelles5 », un terrain plus concret et pragmatique que de rechercher une théorie macro-économique. [Autrement dit, plutôt que de construire des modèles théoriques d’explication des phénomènes économiques (comme le furent la « théorie de l’équilibre général », la « théorie des contrats » ou la « théorie des incitations », etc.) pour essayer de déterminer en quoi certaines théories générales devraient être revisitées, la science économique la joue modeste et surtout cherche à jouer plus dans le champ maintenant consacré de la « science économique » plutôt que dans celui de « l’économie politique » . Cela a au moins le mérite de ne pas se contenter d’une litanie quasi journalistique pinaillant sur un ou 2 % d’augmentation déterminant une reprise ou non de l’inflation ou même de la stagflation [NDLR]. En effet, l’approche expérimentale essaie de trouver, soit dans les faits et les comportements étudiés soit dans une réalité créée pour les besoins de l’expérience, des terrains sur lesquels sont expérimentées des mesures comme une hausse (ou une baisse) de revenus, de qualifications, de formation, d’impôts, de main-d’œuvre, etc. [L’intention peut être louable, mais si c’est pour nous servir des banalités comme David Card (nominé) qui avait ainsi examiné avec Krueger les conséquences dans la restauration rapide de la hausse du salaire minimum décidée par le New Jersey au début des années 1990, le jeu n’en vaut pas la chandelle. En effet, en comparant ce qui s’était passé après cette décision dans cet État par rapport à ses voisins, ils avaient montré que la hausse n’avait pas entraîné de baisse de l’emploi, contrairement à ce que soutenaient maints économistes, NDLR]. « Ces résultats ont ensuite été contestés, mais ils ont beaucoup marqué les esprits » (sic), les conclusions des trois économistes sur l’évaluation des politiques publiques avaient déjà été établies il y a quarante ans par des sociologues comme l’Américain Peter Henry Rossi (1921-2006) pour qui la récompense du jury de la Banque de Suède témoigne surtout de la propension arrogante des économistes à vouloir coloniser tout le champ des sciences humaines et sociales au nom de la « scientificité » de leurs méthodes (Le Monde, le 13 octobre).

– Il en est de même pour ce qui est des règles d’indemnisation du chômage : elles n’ont rien d’anodin. Une étude publiée récemment apporte un éclairage intéressant sur l’impact des règles de l’assurance-chômage en France. Ioana Marinescu, professeur à l’université de Pennsylvanie, et Daphné Skandalis, professeur à l’université de Copenhague, ont analysé le comportement de 500.000 demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi entre 2013 et 2017. Les exigences salariales, mesurées grâce aux salaires des offres auxquelles les demandeurs d’emploi postulent, augmentent avec la durée potentielle d’indemnisation. En contrepartie, elles diminuent à l’approche de la date de fin d’indemnisation. Ainsi, en France comme partout ailleurs, les règles de l’assurance-chômage, et notamment la durée potentielle d’indemnisation, exercent un effet significatif sur les comportements des demandeurs d’emploi. Une indemnisation plus généreuse accroît la durée du chômage, mais incite, en contrepartie, les chômeurs à accepter des emplois de moins bonne qualité, moins bien rémunérés (Ibid). Nos bons apôtres de l’économie font ainsi la preuve par 9 de ce que les politiques pointaient du doigt dès les années 80 : la fameuse « préférence française pour le chômage » et la nouvelle loi d’indemnisation du chômage qui vient d’entrée en vigueur est là pour rectifier le tir. Que ce type de mesures soit en grande partie contradictoire avec un objectif de bonne formation, compétence et in fine de hausse de compétitivité pour les entreprises et l’État ne semble pas effleurer ces derniers.

– Le pouvoir d’achat des pensionnés baisse systématiquement chaque année depuis maintenant sept ans, avec parfois juste des mesures de protection sur les petites retraites. Et même si l’érosion est lente, les pertes sont irrémédiables, car quand le point d’indice des fonctionnaires d’État est gelé, leurs salaires augmentent tout de même de 1,5 % par an à l’ancienneté grâce au « glissement vieillesse technicité ». Quand le point d’indice des retraités est gelé, il n’y a rien pour compenser. Pourtant peu de bruit sur cette question (si on compare à celle de l’allongement de la durée d’âge ou de cotisation) car non seulement la moyenne des retraites est écrasée par leur grand éventail, mais les gouvernements, depuis Valls en 2014, ont choisi la méthode indolore parce qu’invisible du grignotage par l’inflation, même si cette dernière est faible (ibidem).

– Chiffrage de la pénurie hospitalière  à laquelle sont confrontés de nombreux établissements. « De grands hôpitaux attractifs ont des problèmes de personnels jamais connus auparavant, d’après le docteur Thierry Godeau, responsable d’un centre hospitalier. Tout le monde sort « rincé » de la crise mais sans avoir le sentiment que le quotidien s’améliore, au contraire. À l’Assistance publique Hôpitaux de Paris (APHP), on dénombre 520 infirmiers de moins dans les établissements qu’il y a un an, selon les chiffres consolidés début septembre, pour près d’un millier de postes d’infirmiers vacants. Les recrutements intervenus durant le mois de septembre n’ont pu combler ce gouffre : 820 postes sont toujours à pourvoir. « La spirale infernale se poursuit, ajoute un syndicaliste des infirmiers CGC. Avec les départs, la poursuite des restructurations, des économies et des fermetures de lits dans les hôpitaux… la charge de travail des personnels augmente, le ratio infirmier/patient s’aggrave, ce qui provoque encore de nouveaux départs […] Nous voyons aujourd’hui partir des piliers du service, des “anciens” » (Le Monde, le 13 octobre). Aujourd’hui, alors que le ministère estime que ces données sont loin d’être exhaustives, les suspensions effectives représenteraient « 0,7 % » du nombre de personnels de santé, soit près de 19 000 salariés.

Grandes  manœuvres

– Guerre entre fractions capitalistes

Le résultat de la confrontation semblait plié d’avance. Trop puissants financièrement, trop pointus technologiquement, trop peu contraints réglementairement : face aux GAFA, les vieilles banques ne semblaient pas faire le poids. Et ce n’était qu’une question de temps avant que celles-ci ne soient reléguées au simple rang d’usines à crédit par les futurs Google Bank, Apple Bank ou encore Amazon Bank. Deux ans et une crise sanitaire mondiale plus tard, la partie est toutefois loin d’être jouée. En témoigne le revirement de Google qui a annoncé en début de mois qu’il abandonnait son projet de compte bancaire, baptisé Google Plex. Les banques profitent quant à elles d’une forme de réhabilitation liée à la crise sanitaire. Longtemps vues comme étant à la source de la crise financière de 2008, elles assurent avoir fait partie de la solution cette fois-ci, en apportant un soutien indispensable à l’économie. Elles-mêmes sortent renforcées de cette période. Aux États-Unis comme en Europe, elles devraient afficher des résultats financiers historiques cette année. La crise sanitaire a en outre accéléré leur transformation numérique. Pour le lancement de sa nouvelle banque au Royaume-Uni, le géant américain JP Morgan a décidé de s’appuyer sur une nouvelle infrastructure informatique, inspirée des modèles cloud des géants de la « tech ». Elle sera déployée par une fintech, Thought Machine, fondée par des anciens de Google. Dans la banque, les GAFA ne seront jamais très loin (Pascal Garnier pour Les Échos, le 13 octobre), [mais les interfaces ou interpénétrations risquent de se multiplier, chacun rognant un peu du domaine spécifique de l’autre comme cela s’était déjà produit entre banques et assurances dans le processus de globalisation financière, NDLR]. Ainsi, les banques ont aussi décidé d’adopter les forces de leurs adversaires en se diversifiant. Elles investissent par exemple dans les services immobiliers, le « leasing » automobile ou la téléphonie.

– Les contradictions des banques centrales

Le quantitative easing (QE pour les spécialistes) des banques centrales les a poussées à s’éloigner de leur mission d’origine depuis qu’elles ont été déclarées indépendantes à travers le processus de globalisation financière, à savoir : lutte contre l’inflation et soutien à l’investissement. Selon la Banque de France, le QE se définit comme suit : « L’assouplissement quantitatif, ou “quantitative easing” (QE) en anglais, est un outil de politique monétaire non conventionnelle [lire ne correspondant pas à la définition de mission des banques centrales indépendantes ; mais le rôle historique de ces banques, avant l’indépendance, allait bien au-delà de ces missions, NDLR]. Utilisé pour lutter contre le risque de déflation et de récession, il consiste, pour une banque centrale, à intervenir de façon massive, généralisée et prolongée sur les marchés financiers en achetant des actifs (notamment des titres de dette publique) aux banques commerciales et à d’autres acteurs. Ces achats massifs entraînent une baisse des taux d’intérêt. » Le QE a ainsi modifié le rôle de la banque centrale, qu’il a transformée en un sauveteur plus ou moins exigeant des banques et un acquéreur plus ou moins regardant de la dette publique [c’est le retour à leur rôle historique en quelque sorte, mais à travers le jargon « non conventionnel » des libéraux, NDLR]. Son adoption a montré que les circonstances pouvaient conduire à admettre, mais aussi souhaiter, que la Banque centrale ne se limite pas à une interprétation tatillonne de ses missions. Les travaux de multiples économistes, de Maurice Allais à Thomas Piketty, ont montré que l’on accède à une croissance optimale si les taux d’intérêt à long terme sont égaux au taux de croissance potentielle, c’est-à-dire au taux de croissance de longue période, taux qui dépend quasi exclusivement de la quantité de travail et de sa productivité. Il est donc urgent que les banques centrales poursuivent l’action entamée par certaines de remontée des taux d’intérêt (États-Unis, Australie) pour les porter au niveau des taux de croissance potentielle. Et, il convient que, simultanément, elles maintiennent leur rachat de dette publique sur les marchés secondaires afin d’éviter tout risque de banqueroute. Leur but doit être de donner aux États le temps nécessaire à une réduction significative de leur endettement. (Les Échos, le 13 octobre). Garder deux fers aux feu ; le pragmatisme plutôt que le conventionnel.

– Le plan Macron de développement pour 2030 est diversement évalué par les observateurs. Pour certains c’est du colbertisme bien tempéré par les sommes relativement modestes dédiées à une « réindustrialisation » saupoudrée sur dix secteurs. En effet, les « petits réacteurs nucléaires » du plan gouvernemental sonnent bizarrement par rapport à l’imaginaire habituel de la France puissance nucléaire de l’ère gaulliste et au projet concret de l’EPR de Flammanville ; le plan d’investissement prévoit aussi 6 Mds d’investissement dans les semi-conducteurs, soit 20 % du total… mais le géant taïwanais prévoit lui 100 Mds d’investissement d’ici 2024 et pour donner un autre ordre de grandeur, cette fois entre entreprises privées, il faut alors comparer ces 100 Mds aux 2Mds que l’entreprise franco-italienne STMicroélec consacrera à son usine cette année (Les Échos, le 14 octobre). Quant à l’objectif d’une production de 2 millions de véhicules électriques en 2030, alors que la production française en 2004 était de 3,7 millions, elle n’a rien d’extraordinaire du point de vue quantitatif et relève plutôt de la foi du charbonnier puisque Macron reconnaît que pour se faire, il faudrait que Renault et Stellantis (PSA) collaborent, ne serait-ce que sur la production de batteries, projet initial qui a échoué6. Enfin, l’accent mis sur l’électrique ne doit pas masquer le fait qu’en France en 2020, les SUV ont représenté 48 % de l’ensemble des voitures vendues à travers le monde. Donc, il ne suffit pas d’inciter à l’achat de véhicules électriques, il faut aussi taxer lourdement l’achat de SUV (Déclaration de Fatih Birol, directeur de l’agence internationale de l’énergie, Le Monde, le 14 octobre). Pour d’autres, il s’agit d’une opération dans la continuité des derniers gouvernements mais prenant la forme d’un effet d’annonce en rupture avec le « déclinisme » assumé ou critique qui définit les opposants politiques à Macron (Les Échos, le 13 octobre). « Un plan sans Plan » dit Ph. Escande dans Le Monde, le 14 octobre. La mode est, il est vrai, au discours performatif.

– Suppression de l’ISF et « ruissellement »

« L’observation des grandes variables économiques – croissance, investissement, flux de placements financiers des ménages, etc. –, avant et après les réformes, ne suffit pas pour conclure sur l’effet réel de ces réformes. En particulier, il ne sera pas possible d’estimer par ce seul moyen si la suppression de l’ISF a permis une réorientation de l’épargne des contribuables concernés vers le financement des entreprises », indique l’avis du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité, publié jeudi 14 octobre, « Les entreprises dont les actionnaires étaient jusqu’en 2017 assujettis à l’ISF n’ont pas investi davantage ensuite », explique Fabrice Lenglart, le président du comité d’évaluation. Même flop sur les transmissions d’entreprises, là aussi réputées être entravées par l’IS. Concernant l’exil fiscal, le rapport note une baisse du nombre d’expatriations et une hausse du nombre d’impatriations fiscales de ménages français fortunés, si bien qu’en 2018 et 2019 le nombre de retours de foyers taxables à l’IFI dépasse le nombre de départs (340 contre 280 en 2019). « Cette évolution porte toutefois sur de petits effectifs », nuancent les auteurs Reste que ces réformes ont accru la concentration des dividendes chez les plus aisés : en 2017, 0,1 % de contribuables (38 000 foyers fiscaux) percevaient la moitié des dividendes, soit 7,6 milliards d’euros. En 2019 comme en 2018, cette même proportion de contribuables en perçoit les deux tiers, soit, avec la forte hausse des versements, 14,9 milliards d’euros (Le Monde, le 15 octobre). Outre le fait que la France revient dans la moyenne des pays riches en termes de taux de prélèvement sur les revenus du capital, passage de l’ISF à l’IFI a, en soi, représenté une perte de recettes fiscales d’environ 3 milliards d’euros (Les Échos, le 15 octobre).

– Le nouveau commerce, les échanges et le prix

  • Les expédients d’Amazon

En tant que géant mondial du commerce en ligne, il peut être tentant de mettre en avant ses propres produits sur sa plateforme, plutôt que ceux des vendeurs tiers… L’agence Reuters accuse Amazon d’avoir cédé à cette pratique anticoncurrentielle en Inde. Citant des e-mails et des documents internes, l’agence de presse décrit comment des employés d’Amazon auraient manipulé les résultats de recherche affichés sur le site afin de s’assurer que des marques d’entreprise comme Amazon Basics apparaissent « dans les deux ou trois premiers résultats de recherche d’une catégorie ». La seconde accusation, plus sophistiquée, avance que le groupe de Jeff Bezos aurait repéré les produits « de référence », populaires auprès des clients, puis les aurait copiés. Par exemple, Reuters cite le cas d’une chemise, conçue par Amazon, dont le nombre de retours de la part des clients était en augmentation en raison de problèmes de taille. Les employés d’Amazon auraient copié les dimensions d’une autre marque, plus populaire sur la plateforme, afin de reprendre l’avantage. Le problème étant qu’Amazon exploite pour cela sa vaste mine de données internes. Cependant Amazon récuse ces allégations. Dans une déclaration, le géant du e-commerce nie avec véhémence ces allégations, les qualifiant de « factuellement incorrectes et non fondées ». Néanmoins, ce n’est pas le premier pays où le géant américain est soupçonné de telles pratiques. L’an dernier, un article du Wall Street Journal révélait que des employés d’Amazon avaient étudié des données de vente internes pour les aider à écraser les vendeurs indépendants avec des produits concurrents. En Inde, Amazon fait par ailleurs déjà l’objet d’une enquête pour comportement anticoncurrentiel présumé (Reuters le 15 octobre).

  • Le commerce mondial progresse à une vitesse impressionnante

C’est une grosse surprise pour les observateurs, d’autant que l’on était dans une phase de ralentissement avant la crise sanitaire. Certains anticipaient un mouvement de démondialisation en sortie de crise avec tout un discours sur les relocalisation pendant la première vague du virus ; or, on assiste au contraire à une réaccélération ! C’est pourtant assez logique, car il n’y a pas eu de destruction de capital physique comme pendant une guerre, ni humain, ni financier, ni organisationnel, ni entrepreneurial comme dans une crise économique, les défaillances d’entreprises ayant été évitées (cf. J. Tavernier, dir INSEE, in Les Échos, le 15 octobre). Par rapport aux crises du XIXe siècle et celle de 1930, cela constitue, avec l’intervention des banques centrales, la plus grosse différence. Aujourd’hui, les chiffres montrent que l’emploi en France est revenu plus vite à son niveau d’avant-crise que dans la plupart des autres pays. Mais l’activité partielle perturbe la donne. Le marché du travail fonctionne mieux et la baisse du taux de chômage n’est pas liée à la sortie d’une partie de la population active du marché du travail.

  • Les variations de prix de l’énergie

La conjoncture actuelle ne peut manquer de renvoyer aux deux chocs pétroliers de 1973 et 1978 qui multiplièrent successivement d’un facteur quatre puis d’un facteur deux les cours du pétrole brut. De là se propagea une vague irrésistible de hausse des prix dans tous les secteurs de matières premières puis de l’économie tout entière, ouvrant l’ère de la stagflation. Aujourd’hui la hausse des prix s’est trouvée amorcée par la vivacité de la reprise qui suit la crise sanitaire. La Chine, nouvel acteur apparu depuis les chocs pétroliers, plus que dépendante d’énergie importée, a exercé une influence décisive sur ce déséquilibre. Du côté de l’offre, les grands pays exportateurs d’hydrocarbures, à l’instar de l’OPEP à l’époque, n’auront pas voulu — ou pu — accroître leur production pour répondre à la demande mondiale. Ainsi la Russie n’a pas dû être mécontente de rappeler à l’Europe sa dépendance gazière. La lutte contre le virus a engendré pire qu’une simple récession : la mise à l’arrêt de l’activité induite par le confinement généralisé. Plus profond a été le creux, plus rapide est le rebond de la demande, d’où le déséquilibre sur les prix. Déjà on voit s’enclencher le risque d’une spirale prix-salaires, avec le pouvoir d’achat désormais promu première préoccupation des Français (Christian Stoffaes, Les échos, le 27 octobre). Et se profiler les rustines des aides d’État avec lesquelles on tente de panser les plaies les plus politiquement sensibles (la peur d’un nouveau mouvement Gilets jaunes), telles que « l’indemnité inflation » sur les carburants comme si c’était à l’État de répondre à la question du pouvoir d’achat sans que le patronat ne soit convié à la table (et les syndicats).

À la base, du moins en France, le prix de l’énergie est ce qu’on appelle un « prix administré », c’est-à-dire un prix dirigé par l’État. D’où la mise en place d’un dispositif de « bouclier tarifaire », annoncé par le gouvernement fin septembre, censé permettre de limiter la hausse du prix de détail réglé par la grande majorité des consommateurs, qui bénéficient encore d’un tarif réglementé de vente (TRV) — soit environ 23 millions de ménages sur 33 millions aujourd’hui en France, et plus de 2,5 millions de petites entreprises — ou bien d’un prix indexé sur ce dernier. 

Alors pourquoi une hausse des prix de l’électricité puisque notre mix énergétique basé sur le nucléaire et l’hydraulique est largement abrité des fluctuations du marché mondial ? Là c’est l’intégration du marché européen, qui est en cause, dans le mix duquel le gaz occupe une place prépondérante. Comme le veut la loi du marché, le prix européen s’aligne sur le coût du moyen de production marginal, en l’occurrence celui des centrales à gaz. La responsabilité incombe aussi à la politique du climat communautaire, avec le développement spectaculaire des énergies renouvelables encouragé par les subventions et par l’augmentation brutale du prix. Comme une large partie de l’électricité est, dans l’Union européenne, produite avec des énergies fossiles (20 % avec du gaz et 13 % avec du charbon, mais c’est 6 % au total seulement en France), toute augmentation des prix du gaz, du charbon et du carbone se répercute mécaniquement sur le coût de production de l’électricité produite avec des énergies fossiles. Le prix de gros observé en France suit le prix de gros dans les pays limitrophes, car les marchés européens de l’électricité sont interconnectés. Le prix d’équilibre est égal au coût de production variable de la dernière centrale appelée, celle qui équilibre l’offre et la demande d’électricité. Les injections d’électricité éolienne ayant été plus faibles que prévu ces dernières semaines, ce sont les centrales à gaz qui déterminent le plus souvent le prix d’équilibre, au moment même où les prix du gaz et de la tonne de CO2 grimpaient également (Le Monde, le 18-19 octobre).

En langage technique, on dira que c’est la production marginale de gaz qui réalise l’équilibre qui fait le prix. Cette question des prix de l’énergie se retrouve plus fondamentalement au niveau stratégique de la décarbonation. En effet, actuellement, il se produit une sorte de crise des ciseaux entre des investissements en forte baisse dans les énergies fossiles et très carbonées puisque cela devient politiquement incorrect de les utiliser dans le cadre du réchauffement climatique, mais des investissements insuffisants dans les énergies renouvelables car les investisseurs regardent les politiques en place et restent circonspects sur une transition réelle. Dans cette mesure, les prix de l’énergie ne peuvent que continuer à augmenter à court terme. Un autre élément d’importance réside dans le financement des projets « verts » où on voit la préoccupation de rentabilité des investissements l’emporter en dernier ressort sur la volonté éthique. Le cœur du problème s’appelle le « devoir fiduciaire », cette obligation légale qu’ont les gérants de fonds de faire fructifier au mieux l’argent de leurs clients. « Le changement climatique est justement un échec des marchés, parce qu’on ne donne pas (encore ?) de valeur financière à l’environnement. Le secteur privé a un rôle majeur à jouer dans la transition énergétique, de même qu’il avait rendu la révolution industrielle possible au XIXe siècle. Mais ce ne sera faisable qu’une fois que les États auront créé les conditions nécessaires : mise en place de normes environnementales strictes, instauration d’un prix du CO2… Ensuite, les investissements iront là où se trouvera la rentabilité à l’intérieur des nouvelles règles du jeu. En clair, les marchés ne s’autoréguleront pas » sans une intervention volontaire des États en ce sens (Le Monde, le 22 octobre).

– La Bourse

La part du capital des sociétés du CAC40 détenue par des investisseurs étrangers est tombée sous le seuil des 40 % l’année dernière, pour la première fois depuis 2002, selon des données de la Banque de France. Ce repli s’explique notamment par des choix d’investissement malheureux par les non-résidents durant la crise. La France fait figure d’exception : la plupart des Bourses européennes sont détenues à plus de 50 % par des non-résidents. Une des explications fréquemment avancées est le poids important des actionnaires familiaux, notamment parmi les champions de la cote. En outre, lors des crises, il est fréquent que les investisseurs américains – près d’un tiers des investisseurs non-résidents – se replient sur leur base domestique, ce qui explique probablement une partie de la décrue de l’année dernière. La détention d’actions par des investisseurs étrangers est bien plus importante ailleurs en Europe. Et contrairement au cas français, elle a tendance à s’accroître. Alors que les non-résidents détiennent seulement 36 % de l’ensemble des actions françaises, des petites aux grandes entreprises cotées, cette proportion monte à plus de 46 % en Italie, 57 % en Allemagne et jusqu’à 85 % aux Pays-Bas, qui attire de nombreuses sociétés étrangères grâce à sa fiscalité avantageuse (Les Échos, le 22 octobre).

Par ailleurs, la Bourse de Paris a profondément changé. En vingt ans, le profil de calcul de la pondération a évolué depuis 2004. L’indice parisien a adopté, comme les autres grands indices mondiaux, le système de la capitalisation boursière flottante. À partir de cette date, a été pris en compte non plus le nombre total de titres, mais seulement ceux qui étaient réellement disponibles sur le marché. Ainsi, certaines sociétés contrôlées en grande partie par l’État ont vu leur poids dans l’indice fortement diminuer au profit d’entreprises à la capitalisation plus faible, mais au flottant plus large. Ce fut notamment le cas pour France Telecom, qui a dominé le CAC40 durant la bulle Internet alors même que la part du capital mise à la disposition du public était relativement faible (Les Échos le 3 novembre). Le champion mondial du luxe LVMH est aujourd’hui la première capitalisation du CAC40, devant L’Oréal et Hermès. En septembre 2000, c’était France Telecom qui dominait de toute sa hauteur l’indice parisien. Canal+ en est sorti en 2000, après la fusion avec Vivendi et l’américain Universal. Thomson Multimedia l’a quitté en 2007, TF1 en 2008, et Dexia, devenu un emblème de la crise des subprimes, en septembre 2010, en même temps que Lagardère (ibidem).

Temps critiques, le 4 novembre 2021

  1.  – Le contact humain devient un service en soi : par exemple la Poste propose des visites hebdomadaires aux personnes âgées pour 19, 90 euros/mois (Libération, ibidem). []
  2.  – L’expérience n’est pas toujours concluante : ainsi, dès juin 2001 Serge Tchuruk, le patron d’Alcatel se prononçait pour un Alcatel entreprise sans usine. Le résultat fut ni usine ni entreprise ! []
  3.  – La capacité de calcul d’une puce double tous les dix-huit mois à prix constants : une unité valait une maison hier, une feuille de papier aujourd’hui. []
  4. – Les métamorphoses de la société salariale, Calmann-Lévy, 1984. []
  5.  – Comme pour le test d’un médicament en médecine, l’application de cette variable sur le terrain d’expérimentation est comparée avec un terrain « témoin » où elle n’a pas été appliquée (cf. l’article « le placebo » Le Monde, le 13 octobre). L’expérience la plus connue de David Card a été de mesurer l’effet de l’afflux massif de réfugiés cubains en 1980 sur le marché de l’emploi à Miami (salaires, types d’emploi, chômage) en comparant ce dernier à des marchés de l’emploi d’autres villes ayant au départ les mêmes caractéristiques que Miami, mais n’ayant pas connu un tel afflux. Ils ont ainsi « montré qu’il est indispensable de disposer d’un groupe traité et d’un groupe de contrôle pour mettre en évidence des relations de cause à effet », explique Pierre Cahuc, professeur à Sciences Po. « Ils ont développé et popularisé des méthodes permettant de dépasser les simples analyses de corrélation entre les variables afin de proposer des explications causales », ajoute Hippolyte d’Albis, professeur à l’École d’économie de Paris et président du Cercle des économistes. []
  6.  – « Quand les acteurs français décident de ne pas coopérer, eux-mêmes délocalisent, et vous avez le résultat de l’automobile française, qui a détruit beaucoup d’emplois durant les dernières décennies » a déclaré Macron. Il est de toute façon difficile de « réindustrialiser par la coopération quand règnent le grand dégraissage et la course à la productivité de court terme sans parler des échanges de cadres dirigeants entre les deux frères ennemis qui ne favorisent pas les choses. « La coopération entre Renault et PSA est une arlésienne, un vœu pieux évoqué depuis trente ans. Tout comme d’ailleurs les Allemands évoquent régulièrement une alliance BMW-Daimler », souligne l’ancien analyste Gaetan Toulemonde. Stellantis en fait d’ailleurs actuellement la démonstration avec son dépeçage d’Opel et le rapatriement de la production allemande d’Eisenach à Montbéliard, pour échapper aux contraintes de la cogestion à l’allemande déclare le syndicat IG Metall (Les Échos, le 13 octobre). Mais Macron veut-il instaurer la “préférence nationale” en économie ? “Emmanuel Macron n’a rien fait pour changer les choses lorsqu’il était ministre de l’Économie, c’est un peu fort de faire maintenant des reproches aux constructeurs”, relève l’économiste, spécialiste de l’automobile, Bernard Jullien (Les Échos le 14 octobre). En tout cas cela laisse mal augurer du rapport entre État et secteur privé. Et ce n’est pas fini puisque Stellantis vient de passer un accord avec le coréen LG pour la production de batteries (Les Échos, le 19 octobre). Macron furieux ! []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XXI

Au cas ou vous les auriez manqués le récapitulatif des relevés de notes.

Le pouvoir et la maîtrise de la statistique

– Selon le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, dans un entretien au Parisien (Le Monde, le 20 juillet), l’épidémie de Covid-19 ne cessait de croître avec un taux d’incidence repassé au-dessus du seuil fatidique [en quoi on ne saura pas] des cinquante cas positifs pour 100 000 habitants — « en augmentation de 80 % sur une semaine, du jamais vu depuis le début de la crise ». Il est certain qu’annoncer cela a des personnes peu au fait des statistiques fait de l’effet puisque plus la courbe des personnes contaminées chute (c’est bien la moindre des choses vues les mesures prises(( – Le taux national était redescendu de 365/100 000 la semaine du 25 mars-2 avril 2021 à 20 fin juin pour remonter à 206 la semaine du 20-26 juillet… soit 0,2 % (Le Monde, le 31 juillet-1er août).)) ), plus le taux d’incidence sera haut, s’il y a une reprise de l’épidémie. D’autant plus que l’on ne nous spécifie même plus le type de contamination dont il s’agit à part le fait qu’elle toucherait surtout les jeunes peu vaccinés puisqu’on les a d’emblée écartées de la vaccination, mais finalement peu hospitalisés et en contact avec des « vieux » vaccinés en plus grand nombre. Le même Gabriel Attal oppose dans son entretien au Parisien une « frange capricieuse et défaitiste, très minoritaire, qui se satisferait bien de rester dans le chaos et l’inactivité » à une France « laborieuse et volontariste, qui veut mettre le virus derrière elle et travailler » (ibid.). Quand on pense que les patrons ont du mal à faire revenir leurs troupes du télétravail cette soudaine morale du travail fait sourire.

– De toutes les divisions mises en évidence par le sondage de l’European Council on Foreign Relations, la plus flagrante — à la fois entre les pays européens et à l’intérieur des sociétés — est d’ordre générationnel. Ce sont en effet les jeunes Européens qui se sentent avant tout victimes de ce virus censé menacer les personnes âgées. Près des deux tiers des personnes interrogées de plus de 60 ans disent ne pas avoir été personnellement affectées par la crise du coronavirus, alors que la majorité des moins de 30 ans se sent gravement affectée. Et, alors que, dans la plupart des cas, les jeunes gens ne voient pas le virus comme une menace pour leur vie, ils vivent collectivement la pandémie comme une menace existentielle pour leur mode de vie. Dans de nombreuses sociétés, beaucoup de jeunes ont le sentiment que leur avenir a été sacrifié pour protéger leurs parents et leurs grands-parents (Le Monde, le 2 septembre 2021). Dans le même ordre d’idées, L’Independent Evaluation Office (IEO), le département du FMI chargé d’évaluer ses propres activités, a voulu comprendre, dans un rapport diffusé le 9 septembre et passé inaperçu, pourquoi ses prévisions de croissance étaient si optimistes pour les pays en crise. Les erreurs d’appréciation ne sont pas que techniques. « Le personnel du Fonds peut être incité à valider des projections de croissance irréalistes, qui permettent de combler des écarts budgétaires et entraîner un avis favorable sur la viabilité de la dette, tout en espérant convaincre les autorités d’avancer sur des réformes difficiles », est-il écrit. Les auteurs du rapport citent la Lettonie, qui a reçu en 2008 — lorsque Dominique Strauss-Kahn dirigeait le fonds — une aide contre la mise en place d’un plan d’austérité sévère. « Les services du FMI prévoyaient une contraction du PIB comprise entre 6 % et 8 % en 2009, à cause de statistiques indiquant une récession sévère, mais ils ont donné leur accord à un programme prévoyant un recul de 5 %, car les autorités considéraient leurs estimations trop pessimistes », relèvent-ils. Cette année-là, la contraction a atteint… 14 %. Autre pays, autre crise : la Jamaïque. Les économistes du FMI chargés de négocier un plan d’aide reconnaissent que « les prévisions de croissance à moyen terme étaient probablement trop optimistes ». Ils notent cependant qu’« il aurait été compliqué d’obtenir un soutien national pour un programme dont les projections de croissance à moyen terme étaient encore plus faibles » (Le Monde, le 10-11 octobre).

– Un repli stratégique. Sanofi estime que son vaccin à ARN messager arriverait trop tard sur le marché, alors que ses rivaux dans le domaine sont déjà bien installés. En effet, l’américain Pfizer, avec son partenaire allemand BioNTech, et la biotech Moderna devraient livrer, à eux trois, plus de 4 milliards de doses pour la seule année 2021, et bien davantage en 2022. (Le Monde, le 30 septembre). Devant une telle production de doses, on comprend mieux pourquoi on nous promet déjà la troisième dose « quoiqu’il en coûte ».

– Abdennour Bidar philosophe, spécialiste des religions et de la laïcité s’interroge sur le rapport entre proportionnalité des mesures sanitaires et l’atteinte éventuelle aux libertés qui interviendrait dès qu’il y a disproportion. Il estime que l’État informe en communiquant en permanence sur les chiffres, comme celui du taux d’incidence. Mais suffit-il de dire que celui-ci atteint tel ou tel niveau « alarmant » ? Ou bien, là encore, la notion de proportion devrait-elle intervenir ? Il s’agirait, par exemple, de préciser quelle proportion de la population est touchée lorsqu’on a, comme actuellement, un taux d’incidence moyen de 189 au niveau national, et supérieur à 500 dans certains départements, selon les chiffres publiés le 24 juillet par Santé publique France. Ce taux étant établi pour 100 000 personnes, cela signifie que la proportion de personnes contaminées est comprise entre 0,189 % et 0,5 % de la population. Pourquoi ce pourcentage n’est-il jamais mobilisé ?

– Plusieurs anciens dirigeants de la Banque mondiale, dont l’actuelle patronne du Fonds monétaire international (FMI) Kristalina Georgieva, ont fait pression sur leurs équipes pour manipuler les données d’un classement annuel des économies mondiales et céder ainsi à la pression de la Chine, selon un audit commandé par l’institution installée à Washington et publié jeudi 15 septembre. En écho à l’audit qui évoque une « ambiance de terreur et d’intimidation » au sein de l’équipe chargée du rapport « Doing Business », Paul Romer pointe du doigt une « culture faite de menaces et de malhonnêteté où les managers jouissent d’une impunité totale ». Au même moment, c’est-à-dire entre mi-2017 et juin 2018, l’institution se trouvait dans une situation délicate. Elle devait mener des « négociations sensibles sur l’augmentation de son capital », peut-on lire dans le rapport d’audit, alors qu’un « acteur-clé », que l’on devine être les États-Unis de Trump, voulait se désengager de l’institution, obligeant les autres membres à augmenter leurs contributions. La Chine est le troisième actionnaire de la Banque mondiale après les États-Unis et le Japon et elle a donc fait jouer son lobbying pour améliorer ses performances en incluant, par exemple, les résultats de Hong-Kong (ibid.).

– En France, le gouvernement vient de présenter son « bilan redistributif » selon lequel le pouvoir d’achat n’aurait fait qu’augmenter depuis 2017. Pour le journal Libération, le 11 octobre, il s’agit bien plutôt d’un tour de passe-passe gouvernemental, ce dernier basant son argumentation sur des chiffres en pourcentages (valeurs relatives) et non en valeurs absolues. Selon les propres calculs de Libération, seulement 6,5 % des gains liés aux mesures budgétaires auraient profité aux plus démunis contre 22 % pour les plus aisés. Une partie de la différence de résultats tient dans le fait que le gouvernement insiste beaucoup sur les baisses d’impôts (comme, par exemple, une taxe d’habitation que les pauvres ne payaient pas la plupart du temps) et peu sur l’augmentation du coût de la vie sur les produits de première nécessité et l’énergie. Il faut noter aussi qu’une partie de la « redistribution » Macron n’a pas été le fruit d’une ligne politique plus sociale, mais a constitué une réponse partielle au mouvement des Gilets jaunes (annulation de l’augmentation de la CSG pour bas salaires et retraités ; défiscalisation des HS, augmentation de la prime d’activité).

Conclusion de l’enquête de Libération : le gouvernement a plus distribué que redistribué.

– Allemagne : le passage de 30 à 40 membres, sur le modèle du CAC français, transforme le visage de l’indice boursier de référence. Ces dernières années, les critiques intérieures s’étaient multipliées sur le fait que le DAX ne représentait que la « vieille économie » de l’ouest et du sud du pays — l’automobile, la chimie, l’énergie et la banque —, ignorant les succès des jeunes pousses numériques que la conception allemande, traditionnellement industrialiste, a du mal à considérer comme une source d’enrichissement. Dès lundi 20 septembre, trois anciennes start-ups issues de l’écosystème berlinois seront représentées. Outre les start-ups berlinoises, trois nouveaux entrants sont des entreprises spécialisées sur les secteurs en croissance des biotechnologies (Qiagen) et technologies médicales, comme Sartorius et Siemens Healthineers, indépendant de Siemens depuis 2018. L’équipementier sportif Puma et le fabricant d’arômes Symrise comptent aussi parmi les nouveaux membres. (ibidem)

– Après « Lux Leaks » en 2014, les « Panama Papers » en 2016, les « Paradise Papers » en 2017, les révélations des « Pandora Papers », issues d’une nouvelle fuite de 12 millions de documents provenant de la finance offshore, montrent à quel point les plus fortunés continuent d’échapper à l’impôt. Contrairement à ce qui est parfois avancé, aucun indicateur fiable ne permet de dire que la situation se soit améliorée au cours des dix dernières années. Avant l’été, le site Pro-Publica avait révélé que les milliardaires américains ne payaient quasiment aucun impôt par comparaison à leur enrichissement et à ce que paie le reste de la population. D’après Challenges, les 500 premières fortunes françaises ont bondi de 210 milliards d’euros, à plus de 730 milliards, entre 2010 et 2020, et tout laisse à penser que les impôts acquittés par ces grandes fortunes (information somme toute assez simple, mais que les pouvoirs publics se refusent toujours à publier) ont été extrêmement faibles. Le problème de fond est que l’on continue, en ce début du XXIe siècle, à enregistrer et à imposer les patrimoines sur la seule base des propriétés immobilières, en utilisant les méthodes et les cadastres mis en place au début du XIXe siècle.

En mettant en place un cadastre centralisé pour tous les biens immobiliers, aussi bien pour les logements que pour les biens professionnels (terres agricoles, boutiques, fabriques, etc.), la Révolution française a ainsi institué dans le même geste un système d’imposition reposant sur les transactions (les droits de mutation toujours en vigueur aujourd’hui) et surtout sur la détention (avec la taxe foncière). Or, ce système d’enregistrement et d’imposition des patrimoines n’a quasiment pas bougé depuis deux siècles, alors même que les actifs financiers ont pris une importance prépondérante. Les pouvoirs en place partent du principe qu’il serait impossible d’enregistrer les patrimoines financiers. Il ne s’agit pas ici d’une impossibilité technique, mais d’un choix politique : on a choisi de privatiser l’enregistrement des titres financiers (auprès de dépositaires centraux de droit privé, comme Clearstream ou Eurostream) puis de mettre en place la libre circulation des capitaux garantie par les États, sans aucune coordination fiscale préalable. Les « Pandora Papers » rappellent aussi que les plus fortunés parviennent à éviter les impôts sur leurs biens immobiliers en les transformant en titres financiers domiciliés offshore, comme le montre le cas des époux Blair et de leur maison à 7 millions d’euros à Londres (400 000 euros de droits de mutation évités) ou celui des villas détenues sur la Côte d’Azur via des sociétés-écrans par le premier ministre tchèque Andrej Babis.

Dans la série qui pourrait s’intituler « sans commentaire », mais on en fera quand même

– Fin avril 2021, Macron avait déclaré : « Le passe sanitaire ne sera jamais un droit d’accès qui différencie les Français. Il ne saurait être obligatoire pour accéder aux lieux de la vie de tous les jours comme les restaurants, théâtres et cinémas, ou pour aller chez des amis. »

– « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peuvent être pratiqués sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. » (Loi Kouchner du 4 mars 2002.) Le vaccin sera-t-il bientôt obligatoire ? Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé, a déclaré le 11 juillet 2021 : « Croyez-moi, ça sera fait. » Il s’est montré très ferme envers les derniers réticents à la vaccination : « Ceux qui, face à ce virus, choisissent de “se battre” individuellement sont, sinon des déserteurs, du moins des alliés du virus. La vaccination n’est pas un sujet personnel. La refuser, c’est une trahison. Il faudra une loi ! »

– D’après le quotidien régional Le Progrès, le 15 août, le vaccin anti-covid sera obligatoire pour les salariés de Google et Facebook qui se voient ordonner un « présentiel » d’au moins trois jours par semaine (le virtuel, c’est pour les autres). Une mesure qui s’accorderait avec les préconisations de « l’Agence fédérale américaine en charge du respect des lois contre les discriminations au travail » permettant aux employeurs d’obliger leurs salariés à présenter une preuve de vaccination contre le Covid-19 (drôle de conception de la non-discrimination), avec des exceptions possibles pour raisons médicales ou religieuses !

– Dans Le Progrès de Lyon, le 2 septembre, deux pages sur les enfants, le virus et le vaccin décrivant les atermoiements gouvernementaux, alors qu’une obscure « communauté pédiatrique est favorable à la vaccination des 12-18 ans » (Le Monde, le 28 juillet). Mais un filet en bas de page annonçant : « Ailleurs dans le monde on vaccine dès l’âge de 3 ans » ; suit l’exemple de seulement trois pays : la Chine, Cuba et le Venezuela, trois modèles bien connus et reconnus ! Dans le même registre digne des perles du Canard enchaîné, « Les pays membres de l’Union européenne (UE) se sont mis d’accord lundi 30 août pour retirer les États-Unis, Israël, le Kosovo, le Monténégro, le Liban et la Macédoine du Nord, de la liste des pays jugés « sûrs » sur le plan sanitaire, ce qui implique des contrôles accrus pour les voyageurs non vaccinés contre le Covid-19 (Le Monde, le 1er septembre). Vous avez bien lu ; des pays qui peinent à vacciner tout le monde viennent de déclarer peu sûr le pays où pratiquement tout le monde a reçu les 2 doses (Israël). Mais lui-même, en marche vers la troisième dose ne vient-il pas de fermer ses frontières, même aux personnes vaccinées ?

– Dans Libération, le 21 juillet est faite une présentation du nudge, c’est-à-dire d’une nouvelle façon d’influencer les « larges masses » comme on aurait dit dans les années 60/70 ; non pas à partir de l’idéologie, mais plutôt par un pragmatisme via le softpower, où il s’agit de réduire l’écart entre les bonnes intentions des personnes et les mauvais comportements qui les contredisent (cf. Eric Singler et le groupe BVA). Ce qui est étonnant là-dedans n’est pas tant l’extension d’un domaine qui avait fait scandale il y a trente ans avec les propos de Le Lay, directeur de TF1 sur la nécessaire captation du « temps de cerveau disponible » et qui a l’air de passer comme une lettre à la poste aujourd’hui, que le fait que ce paternalisme libertarien vienne contredire la vison encore récemment dominante de l’homo economicus rationnel des néo-classiques et autres néo-libéraux d’aujourd’hui. Cette remise en cause renvoie à une reconnaissance d’un autre pouvoir de l’État, non pas en tant qu’État d’exception comme le dit Agamben, mais d’État redéployé dans une forme réseau dans laquelle, comme nous l’avons affirmé dans le numéro 20 de la revue, la société civile n’existe plus. Ce que reconnaît à sa façon l’éditorial du journal Le Monde ce 21 juillet à propos de la crise sanitaire : « L’État était le seul à exercer la pression sanitaire ; cette fois il enrôle les citoyens ». La mise en cogestion du contrôle du passe sanitaire nous en fournit l’exemple le plus éclatant. Aujourd’hui, n’importe quels barmans ou chauffeurs de bus ou employés de bibliothèque se voient contraints d’officier.

– Dans Le Monde du 24-25 septembre, une enquête du géographe de la santé E. Vigneron constate une fracture vaccinale (indépendante du facteur âge) entre d’un côté ouest et nord de la France, territoires les moins touchés par la pandémie, mais les plus vaccinés et de l’autre, sud-est, et est, plus touchés, mais pourtant les moins vaccinés (constat paradoxal, mais sujet à de multiples interprétations) ; mais surtout fracture vaccinale suivant grosso modo la « fracture sociale » : c’est dans les communes les plus aisées et les centres-villes qu’on trouve le plus de vaccinés et dans les communes les moins aisées des périphéries et banlieues qu’on en trouve le moins. Si on rentre dans les détails, les 5e et 7e arrondissements de Paris ; l’hypercentre et le 3e à Lyon sont les plus vaccinés ; Seine-St-Denis, quartiers Nord-Marseille, Vénissieux, Vaulx-en-Velin et Givors les moins vaccinés. Pour les jeunes de 20-39 ans, on a la même corrélation : 56 % ont au moins une dose, 31 % le vaccin complet pour les premiers ; 33 et 16,5 pour les seconds. Cela recoupe la réflexion de Dubet précédemment citée.

– 20 000 restaurateurs ont souscrit des contrats auprès des assurances, avant la pandémie, contre les risques d’exploitation assez mal couverts. Bien leur en avait pris car les précédents ne couvraient pas les risques de fermetures administratives. Toutefois, la pandémie advenue les compagnies d’assurance, à l’exception du Crédit Mutuel et de la MAIF, ont refusé tout remboursement. Or les gros du secteur privé détiennent la plus grosse part des contrats restants (AXA 15000, Allianz et Generali. C’est pourtant un secteur qui a peu souffert de la crise sanitaire, bien au contraire puisque les remboursements ont été en baisse (moins d’accidents d’automobiles et de cambriolages) alors que les rentrées sont restées les mêmes. Alors que la MAIF a ainsi perdu 150 millions du fait de ses remboursements, les trois gros du secteur ont augmenté leurs bénéfices et leurs versements aux actionnaires. Il est vrai que la tenue en Bourse était pour eux prioritaire alors que les mutuelles n’ont pas cette « contrainte ». Devant les plaintes déposées en justice les juges commenceraient à sévir contre les compagnies qui soit arguent de clause d’exclusion de ce risque, ce qui est illégal ; soit du fait que ce ne soit pas mentionné explicitement sur le contrat ce qui là aussi n’est pas reconnu comme un argument probant. Macron et le Maire ont essayé de menacer les compagnies de taxes pour manquement à l’effort de reprise économique, mais celles-ci ont réagi en soulignant qu’elles soutenaient « l’entreprise France » par l’achat mensuel de bons du Trésor.

– Automne 2020, la deuxième vague de Covid-19 déferle sur l’Allemagne : 10 000 contaminations par jour début octobre, 20 000 mi-novembre, 25 000 à Noël… Au pic de la première vague, début avril, le nombre de cas quotidiens n’avait jamais dépassé les 7 000. La courbe des morts, elle aussi, monte en flèche : 16 000 décès en décembre, soit autant que de mars à novembre inclus. Dans le pays, le choc est d’autant plus violent qu’il est inattendu. Au printemps, l’Allemagne avait fait figure d’exception en Europe. Six mois plus tard, elle se découvrait aussi fragile que ses voisins. Juillet 2021, des pluies diluviennes s’abattent sur la Rhénanie. En l’espace de quelques heures, de petites rivières tranquilles se transforment en torrents impétueux. Des ponts sont arrachés, des maisons décapitées, des routes éventrées. Du jamais vu depuis les inondations de 1962 dans la région de Hambourg. Deux cent mille foyers sont privés d’électricité, 600 kilomètres de voies ferrées détruits. Le bilan humain est terrible : près de 200 morts. La stupeur est totale devant ces scènes vues et revues dans des pays pauvres, mais que personne n’aurait cru possibles dans la région de Bonn. « La langue allemande n’a pas de mot pour décrire une telle dévastation », s’émeut alors la chancelière, Angela Merkel. La pandémie, les inondations… À quelques mois d’intervalle, ces catastrophes ont rappelé à l’Allemagne qu’elle était plus vulnérable qu’elle ne l’imaginait. Coïncidant avec le départ prochain de Mme Merkel, après seize années passées au pouvoir et au terme d’une décennie de croissance exceptionnelle, elles marquent surtout la fin brutale d’une certaine complaisance des Allemands vis-à-vis de leur modèle et de leurs institutions. Comme s’ils découvraient que leur État, qu’ils considéraient comme moderne, efficace et exemplaire par sa gestion rigoureuse des deniers publics, n’avait pas été à la hauteur des enjeux. Comme si les indicateurs de réussite — quatrième puissance économique mondiale avec un PIB de 3 666 milliards d’euros, troisième pays exportateur de la planète, cinquième taux de chômage le plus bas de l’Union européenne (UE) — avaient occultés les faiblesses.

« De l’extérieur, l’Allemagne donne l’impression d’une force impressionnante. C’est vrai si l’on regarde le secteur marchand, la production industrielle, les revenus, les avoirs : dans tous ces domaines, les années Merkel ont été exceptionnelles. Mais si on regarde l’État, le secteur public, certaines grandes infrastructures, le tableau est beaucoup moins reluisant », note l’économiste Moritz Schularick, professeur à l’université de Bonn et à Sciences Po Paris. Lors de la deuxième vague de la pandémie, les Allemands ont ainsi découvert avec étonnement que dans les administrations locales de santé (Gesundheitsämter), les données sur les infections étaient encore collectées à la main, à partir de tableaux imprimés sur papier, puis transmises… par fax, avant d’être de nouveau entrées manuellement dans le système informatique central. Dans Die Welt, Wolfgang Reitzle, président du conseil de surveillance du groupe chimique Linde, déclarait qu’après les seize années au pouvoir de Mme Merkel, l’Allemagne a « un besoin urgent de redressement ». « Une bureaucratie restée coincée à l’âge du fax, un retard dans le numérique, un Internet lent, des déficiences massives dans les infrastructures, des écoles délabrées, ce ne sont que quelques-uns des déficits honteux pour un pays industrialisé de premier plan », déplorait-il (Le Monde, le 19-20 septembre). Le dossier du financement des retraites soigneusement évité pendant la campagne des élections législatives du 26 septembre pourrait constituer aussi une véritable bombe à retardement pour le prochain gouvernement.

Comment en est-on arrivé là ? L’une des réformes symboliques des années Merkel, le « frein à l’endettement » (Schuldenbremse), est souvent mise en cause. Ce mécanisme, ancré dans la Loi fondamentale depuis 2009, limite le déficit structurel à 0,35 % du PIB pour l’État fédéral et interdit purement et simplement aux régions tout déficit structurel et donc tout recourt à l’emprunt — excepté en cas de crise aiguë, comme dans la crise sanitaire actuelle.

Interlude

– Les talibans, dès leur arrivée à Kaboul, ont promis d’installer un « gouvernement islamique inclusif et ouvert » (Le Monde, le 17 août), une information confirmée par Libération le 21 août qui fait état d’une déclaration en ce sens de Sirajuddin Haqqani dans une tribune du New York Times de février 2020. En vingt ans ils auront au moins appris le nouveau sésame de tous les pouvoirs. Le même journal de tous les pouvoirs leur accorde d’ailleurs un quasi-blanc-seing de « gouvernance » puisque « Il (le mouvement) montre aujourd’hui que, depuis sa défaite éclair, en 2001, il a aussi acquis une redoutable culture politique ». 

– Selon l’Oxford Dictionary de 2018, le mot internet le plus significatif est celui de « toxicité » qui se développe aussi bien dans le domaine alimentaire que cosmétique ou encore dans la mode. Il correspond à une injonction simultanée et contradictoire du capital entre liberté et culpabilité, consommation et critique de la consommation source de culpabilisation. Une injonction qui a du mal à être prescriptive quand on voit ce que cela donne dans la publicité. Ainsi, chez H et M et sa collection « conscious » il est fait été de 10 % de produits biologiques ! Il en est de même du nouveau privatif « sans OGM ».

– Le maire LR de St-Etienne, G. Perdriau donne la leçon à Macron en critiquant le discours anti-universaliste de ce dernier qui ne voudrait rapatrier d’Afghanistan que « les afghans méritants ». À quant des acquis sociaux et de santé réservés aux seuls « français méritants » fait-il aussi remarquer (Le Monde, le 28 août). L’universalisme seulement défendu par la droite, on commence à en prendre l’habitude.

– Macron dépoussière le vieux monde en prônant la défiscalisation des pourboires… par carte internet (AFP).

– En 1563, pour s’offrir 1,20 m de drap, un ouvrier modeste devait travailler vingt jours, soit cent fois plus qu’aujourd’hui. L’essence coûte deux fois moins cher qu’en 1970, en dépit des crises pétrolières répétées et d’une explosion de la consommation. Plus spectaculaire encore, le loisir aussi est abondant. En 1841, le Français travaillait en moyenne 70 % de sa vie éveillée. Dans les pays riches, nous n’en sommes plus qu’à 15 %. Le reste n’est pas forcément de l’oisiveté mais des tâches domestiques, éducatives, bénévoles, culturelles… (Le Monde, le 31 août).

Inversion de tendance ?

– Au deuxième trimestre 2021, on n’a jamais autant embauché en CDI ou en CDD de plus d’un mois. À, l’inverse, le nombre de CDD courts n’était que 70 % de ce qu’il était fin 2019. Économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Eric Heyer y voit, là encore, un effet de l’activité partielle : quand 2 millions de salariés y sont encore placés, forcément le « turnover » de la main-d’œuvre est réduit. Les employeurs sont obligés d’améliorer leurs recrutements. Tant mieux pour les « recrutés », mais il faudra encore attendre que le « stock » de l’activité partielle se soit vidé pour avoir une vue précise des flux d’embauches, et donc du niveau de l’emploi (Les Échos, le 1er septembre). Si on prend l’exemple de la restauration, la fuite de la force de travail peu qualifiée (par exemple vers la grande distribution ou l’auto-entrepreneuriat) et aux conditions de travail souvent difficiles pourrait expliquer (ou exiger) un changement de « management » dans ce secteur. La question de la reprise et de ses caractéristiques concerne aussi les cadres. En effet, « La courte reprise économique de 2010-2011 a eu pour effet de limiter l’augmentation du nombre de cadres demandeurs d’emploi et non de l’enrayer », explique une note de l’Insee. La priorité des entreprises était allée à la restauration de leur productivité, notamment en limitant leurs coûts salariaux, avec pour conséquence une progression du chômage de longue durée pour les cadres. La contrer est donc un enjeu fort du plan de formation des chômeurs de longue durée afin que la même situation ne se reproduise pas en 2021-2022 (Les Échos, le 29 septembre).

– Le pouvoir salarial des branches ne se limite pas à la seule fixation du salaire de base. Les conventions collectives peuvent aussi intégrer dans leurs minima conventionnels des compléments salariaux, a jugé le Conseil d’État dans un arrêt rendu jeudi. Un désaveu pour l’exécutif. En effet, la plus haute juridiction administrative a mis un coup d’arrêt à l’interprétation très
restrictive de sa réforme du Code du travail de 2017 qu’a tenté d’imposer l’exécutif sur le sujet très sensible du pouvoir salarial des branches. En l’occurrence le gouvernement et sa ministre Muriel Pénicaud s’étaient montrés plus royalistes que le roi-patronat. En effet, les ordonnances du début du quinquennat ont maintenu les salaires au sein du domaine réservé où les branches peuvent imposer des règles aux entreprises. Mais dans une version limitée aux seuls « salaires hiérarchiques ». Par là, le gouvernement entendait le seul salaire de base, pas les compléments de salaire. Une position dénoncée par les syndicats, mais aussi par une partie du patronat craignant le dumping social lors de l’élaboration de la réforme. Pour tenter de contrer ces restrictions, nombre de branches ont décidé d’intégrer des compléments de salaire dans les minima salariaux. (Les Échos, le 8 octobre).

– En réformant son cadre d’analyse pour comprendre l’état de l’économie et poser son diagnostic sur l’inflation, la croissance et les tensions économiques, la BCE abandonne son monétarisme archaïque, où elle réservait toujours une place à part à l’évolution de la masse monétaire sans véritablement prendre en compte les risques que faisait peser la finance sur l’économie. Ses analyses seront désormais articulées autour d’un premier axe économique à part entière, et d’un autre qui associe des aspects financiers et monétaires. Il s’agit d’une modernisation considérable car, ce faisant, elle laisse derrière elle une lecture étroite du monétarisme. Elle adopte aussi une vision plus complexe de la finance, où les banques ne sont plus l’alpha et l’oméga du financement des entreprises, et les préoccupations de stabilité financière — comme les bulles éventuelles sur certains actifs, ou la vulnérabilité de certains intermédiaires financiers — seront explicitement prises en compte. Les liens dits « macrofinanciers » font ainsi leur entrée formelle dans l’analyse. Voilà de quoi infléchir sérieusement les logiques décisionnelles du conseil des gouverneurs ayant jusqu’alors, parfois à son corps défendant, fait preuve d’une apparente contradiction entre des décisions de politique monétaire et des risques de stabilité financière parfois criants, par exemple en remontant les taux prématurément en 2011 alors que la crise de 2008 n’avait pas encore produit tous ses effets (Natacha Valla, Sc. Po Paris, in Le Monde, le 19 juillet).

– La crise sanitaire a produit à retardement, dans la période de sortie de crise, une rupture des stratégies industrielles de flux tendus, ce qui constitue une grande première. La mondialisation de la fin du XXe siècle peut être résumée à l’invention du « container » et à sa standardisation1 qui ont simplifié les opérations de déchargement en dévalorisant les métiers afférents de dockers et de conducteurs de poids lourds. Ce qui circulait suivant ces nouvelles modalités est alors apparu comme quasiment gratuit pour les industriels s’appuyant sur la nouvelle division internationale du travail et les délocalisations. Un secteur qui a ensuite souffert d’un sous-investissement chronique conduisant à la crise actuelle de l’offre (G. Lachenal, Libération, le 7 octobre).

– Bruxelles met en sommeil sa taxe numérique. Sous la pression des États-Unis, l’exécutif européen gèle le projet censé financer en partie le plan de relance de Bruxelles. Les Européens renoncent, du moins provisoirement, à instaurer une taxe numérique que les Américains jugent discriminatoire. Pour justifier sa décision, l’exécutif communautaire invoque l’accord sur la taxation des multinationales, conclu sous l’égide de l’OCDE, grâce à l’impulsion américaine, et approuvé ce week-end par le G20 à Venise. Mais cela les oblige à abandonner les mesures nationales envisagées contre les Gafa et réduit en outre le champ de l’action internationale aux firmes multinationales (Le Monde, le 14 juillet). Par ailleurs, une amende de 746 millions d’euros a été infligée à Amazon suite à des plaintes collectives déposées devant l’autorité luxembourgeoise de protection des données personnelles (Médiapart, le 31 juillet).

– « On a su passer en télétravail du jour au lendemain sans trop de difficultés. Sortir de dix-huit mois de travail à distance s’avère bien plus complexe », résume Jean-François Ode, directeur des ressources humaines (DRH) chez Aviva France (Le Monde, le 30 août). « Le sujet que l’on voit poindre en cette rentrée dans les entreprises, c’est celui de la mise en place des nouvelles règles de télétravail, qui était en quelque sorte « en open bar » jusqu’à présent, confirme Benoît Serre, vice-président national délégué de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (Le Monde, le 28 août). « La crise sanitaire qui n’en finit pas, chaque semaine qui apporte son lot de nouveautés, une organisation du travail qui met du temps à se stabiliser… Tout cela entraîne des risques de désengagement, de démotivation, de fragilisation des collectifs de travail », remarque Marie Bouny, codirectrice de l’équipe stratégie et performance sociale au sein du cabinet LHH, expert du reclassement. « L’absentéisme a déjà fortement augmenté en 2020 et les risques psychosociaux sont devenus la deuxième cause d’arrêts maladie, souligne sa collègue Natalène Levieil, spécialiste des problématiques de climat social. Nous pensons qu’il existe un vrai risque que cela continue à progresser. » (ibid.). Certes, pour environ un tiers des salariés, exercer son activité de chez soi s’est traduit par une dégradation des conditions de travail, qu’il s’agisse d’un manque de place, d’un environnement bruyant ou de l’obligation de concilier tâches ménagères et missions professionnelles. Mais pour les deux tiers restants, l’opération semble avoir été plutôt gagnante. Dans tous les cas c’est un coup de canif supplémentaire donné à l’ancien modèle fordiste du travail centré sur l’usine puis l’entreprise et à son accompagnement par un État providence qui cadrait et éventuellement contrôlait l’ensemble. C’est justement ce contrôle qui pose problème aujourd’hui, car s’il ne disparaît pas dans les nouvelles formes de travail, il change de nature en intégrant plus largement l’auto-contrôle que le contrôle disciplinaire. D’autant qu’il est possible qu’apparaissent des tensions entre salariés vaccinés et non vaccinés, les premiers redoutant de partager leur open space avec les seconds (ibidem). Plus que jamais, les entreprises devront « rassurer »les salariés, souligne Marie Bouny et par exemple, leur garantir le « droit à la déconnexion ».

La voie vers le télétravail n’est donc pas un long fleuve tranquille contrairement à ce que certains augures nous promettaient courant au-devant d’une nouvelle virtualisation du travail à travers les impératifs pandémiques. Pour J-F-Ode (op.cit), la limite au télétravail semble fixée a priori : « On fera sans doute plus de télétravail après la pandémie qu’avant, mais jusqu’où ira-t-on ? J’écarte le 100 % télétravail sauf certificat médical, pour éviter de verser dans l’“ubérisation”. Comment différencier un télétravailleur d’un prestataire, si je n’ai plus de salariés mais des gens qui exécutent des tâches à domicile ? Pourquoi garder des salariés si je peux réaliser des prestations à l’étranger pour moins cher ? »

Un journal proche du patronat comme les Échos en est bien conscient quand le 30 août D. Barroux écrit : « Pour les managers en cols blancs longtemps hostiles à la généralisation du travail loin du bureau, il va falloir trouver très vite un nouvel équilibre et prouver que cette liberté accordée aux salariés débouchera plus sur un gain de productivité que sur un nouveau choc de perte de compétitivité aux allures de 35 heures ». C’est que la virtualisation du travail par sa dématérialisation remet en selle, par compensation, ce qui apparaît tout à coup pour certains, comme la « vraie vie » et accessoirement un moyen d’échapper à la pression et à la concurrence.

– Concernant la France, le cercle pernicieux de la boucle « prix/salaires » n’est pas engagé. « Si les salaires venaient à augmenter en réponse à la hausse des prix, cela pourrait nourrir une inflation durable, et c’est cela qui inquiète », confirme Eric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Mais aucun des ressorts de ce cercle redouté ne semble aujourd’hui se mettre en place. Les salaires ont été désindexés de l’inflation après les crises pétrolières et, malgré les pénuries de main-d’œuvre qui existaient déjà avant la crise, les salaires sont restés atones entre 2017 et 2019 pendant que les pensions de retraite reculaient sensiblement pour les mêmes raisons. La mécanique est-elle enrayée ? Peut-être. En effet, du côté du marché du travail « Aujourd’hui, on crée soit des emplois très qualifiés, soit des emplois très peu qualifiés, et les emplois intermédiaires tendent à disparaître, de sorte que le salaire moyen ne bouge pas », avance M. Heyer. La spirale se formerait plutôt métier par métier. La disparition du risque d’une forte inflation se paierait au fond par un profond bouleversement du marché du travail. (Le Monde, le 19 septembre). Pour d’autres observateurs de la vie économique et sociale, hormis le cas particulier de la Grande-Bretagne victime d’une fuite de force de travail à cause du Brexit, les pénuries d’emploi pousseront plutôt les entreprises à rechercher des hausses de productivité en l’état, plutôt qu’à proposer des salaires plus attractifs, mais là encore les différents secteurs n’évolueront pas de la même façon (voir le problème de recrutement actuel dans le secteur hôtellerie/restauration). Et du côté de la production, les tensions semblent conjoncturelles et liées à la distorsion de consommation au profit des biens durables par rapport aux services. Cette production de biens durables, surtout aux États-Unis en raison du soutien de Biden au pouvoir d’achat, s’est vue la première stimulée pendant la pandémie alors que c’est celle qui est la plus soumise aux contraintes de transport et aux ruptures de stock d’où la tension sur les prix. Cela s’étend aussi à des biens semi-durables comme les chaussures de sport. Mais dans l’ensemble, il n’est pas question d’une remontée des taux à laquelle seule s’est risquée la banque centrale de Nouvelle-Zélande. La Fed et la BCE se préparent plutôt à réduire les aides à partir de l’idée que la surchauffe n’est que temporaire (Libération, le 7 octobre), dans un contexte globalement déflationniste, même si « la reprise » le masque provisoirement pourrions-nous rajouter. Par ailleurs, les prix alimentaires mondiaux ont augmenté de 33 % en août par rapport à l’année précédente. Corrigés de l’inflation, les prix des denrées alimentaires sont à leur plus haut niveau depuis 60 ans… Que ce soit pour le pain, le riz ou les tortillas, les gouvernements du monde entier savent que la hausse des prix des aliments peut avoir un prix politique. Le dilemme est de savoir s’ils peuvent en faire assez pour éviter d’avoir à payer2

Réforme de la fonction publique en France

– L’existence de corps fait que le parcours des fonctionnaires est connu à l’avance. Là, on fait sauter le verrou corporatif, et une nouvelle architecture de la fonction publique se met en place, avec une relation plus individualisée entre l’agent et l’employeur. Cela permet une plus grande mobilité pour les fonctionnaires. Mais cela remet aussi en cause tout le système de rémunération et de progression. Il faut donc d’autres règles générales pour encadrer cette nouvelle situation, situation dans laquelle le jeu stratégique entre les syndicats et le gouvernement est brouillé. Car on sort également de l’habitude du grand rendez-vous salarial annuel tournant autour de la question de l’augmentation générale du point d’indice, avec une application corps par corps. On entre dans une logique de contractualisation et de liberté. Le poids de l’avancement pèse sur le fonctionnaire à titre individuel beaucoup plus qu’avant : ce sera à lui de se préparer, de chercher des formations, de rédiger un bon CV, de solliciter un autre ministère ou un autre établissement public, d’accepter d’être mis en concurrence avec d’autres agents ou des candidats venant du privé. Le projet de réforme se rapproche de la logique du privé en soulevant les barrières qui bloquent l’avancement des carrières sous prétexte d’une sécurité de statut. Il est souvent impossible d’accéder à l’indice salarial le plus élevé, et cela nourrit de la frustration et du mécontentement ; le système est donc à bout de souffle nous dit Amélie de Montchalin. Il est bloqué et s’autoproduit tout au long de la hiérarchie. Les tentatives de réforme précédentes auraient échoué parce qu’elles mêlaient tradition corporatiste (des augmentations générales hiérarchisées pour tous) et incitations au mérite (un système de primes à la motivation). Pour elle, il s’agissait d’une fausse individualisation gardant les inconvénients sans fournir de véritables avantages. De son côté, la crise sanitaire n’a pas forcément renforcé les hiérarchies redoutables de la fonction publique puisqu’elle a plutôt mis en lumière le caractère essentiel des emplois d’exécution. On commence donc à s’interroger sur la hiérarchie sociale et l’utilité relative des uns et des autres dans la fonction publique, mais il y a peu de chance que la future réforme gouvernementale soit pensée dans ces termes-là (Le Monde, le 22 septembre 2021).

– L’équité à la sauce Montchalin. Alors que le gouvernement prône flexibilité à la place de rigidité, décentralisation à la place de centralisation dans le public et négociation d’entreprises plutôt que de branches dans le secteur privé voilà qu’il veut « égaliser » les territoriaux marseillais et parisiens avec les territoriaux de n’importe quelle petite municipalité sur le modèle de la fonction publique à propos des 35 h ; un modèle qui d’ailleurs ne lui sert plus de modèle (Le Monde, le 29 septembre).

Pandémie et blocage

– Les usines de Stellantis, Renault et Toyota en France sont désormais toutes concernées par les arrêts de production. Une désorganisation qui touche la vie quotidienne des ouvriers mais aussi leur fiche de paie. L’aggravation-surprise des pénuries de puces électroniques, survenue à la rentrée, continue de soumettre les usines automobiles tricolores à un « stop & go » difficile à vivre au quotidien. Mais l’impact est aussi sonnant et trébuchant. Renault, en vertu d’un contrat de solidarité signé au début de la crise sanitaire (et renouvelé cette année), indemnise à 100 % ses ouvriers en chômage partiel. Mais les accords d’activité partielle longue durée (APLD) signés chez Stellantis et Toyota prévoient que les ouvriers ne perçoivent alors que 84 % de leur salaire net. « L’inquiétude commence à monter sérieusement », témoigne Thomas Mercier de la CGT. Et ce sans même parler des intérimaires, employés par milliers dans les usines automobiles. « Ils se retrouvent avec des fiches de paie de 350 ou 400 euros, quand leurs contrats ne sont pas tout simplement arrêtés », souffle un syndicaliste (Les Échos, le 23 septembre).

– Quand les autorités vietnamiennes ont contraint le groupe sud-coréen SangShin à fermer ses usines d’Ho Chi Minh-Ville en raison de la recrudescence de l’épidémie de Covid-19, l’information n’a pas fait la « une » des journaux, pas plus que l’arrêt dans le même pays des établissements du taïwanais Pou Chen. Embouteillages indescriptibles. Ils sont pourtant parmi les principaux fabricants des baskets Nike. La marque américaine a annoncé, le 24 septembre, que les difficultés de ses fournisseurs asiatiques allaient compromettre ses ventes. Il n’y aura pas assez de baskets pour tout le monde à Noël. Le groupe, qui s’attendait à une hausse de ses ventes de 15 % pour la fin de l’année, a révisé ses espérances à la baisse (pas plus de 5 %). D’autant que ses difficultés ne s’arrêtent pas à la porte des usines mais qu’elles s’étendent aussi aux ports et aux bateaux. Quarante jours suffisent d’ordinaire pour acheminer vers l’Europe et l’Amérique ses conteneurs remplis de Converse, Nike et autres Jordan. Il en faut quatre-vingts actuellement du fait des embouteillages indescriptibles qui ralentissent les opérations d’embarquement et de débarquement des marchandises. Pénuries de composants, de personnel, usines bloquées, ports asphyxiés. Nike illustre la complexité et les limites de cette mondialisation au bord de la thrombose. Avec près de 45 milliards de dollars (38,5 milliards d’euros) de chiffre d’affaires, la firme est le premier équipementier sportif mondial. Pour fabriquer ses chaussures, il fait travailler 1,2 million de personnes dans 458 usines dans le monde. Mais seules 5000 personnes travaillent dans des ateliers situés aux États-Unis. L’écrasante majorité des emplois est située chez des sous-traitants en Chine, en Indonésie et au Vietnam. Dans ce seul dernier pays, le plus important pour lui, près de 500 000 personnes fabriquent des produits Nike (dont 80 % de femmes), cent fois plus qu’aux États-Unis, son plus gros client (Le Monde, le 28 septembre). Il en est de même pour le marché annuel du jouet. « Un conteneur de 40 pieds [environ 12 mètres] pour rapporter la marchandise de Chine, qui nous coûtait avant le Covid 3 000 dollars [2 555 euros], vaut désormais aux alentours de 19 000 dollars », explique Julien Vahanian, le directeur de l’entreprise Wilson-Jeux, qui fait fabriquer 80 % de ses produits en Europe et 20 % en Chine (ibid.).

– En prévision des fêtes de fin d’année, le premier distributeur américain, Walmart, a annoncé l’embauche de 150 000 personnes aux États-Unis avant la fin 2021. Certains emplois seront temporaires, mais beaucoup permanents. Les employés viendront en grande partie travailler dans les entrepôts et pour les livraisons en ligne. Un chiffre vertigineux qui traduit la réussite du déploiement de Walmart dans le commerce électronique. Son homologue français Carrefour n’en est pas encore là. S’il investit régulièrement sur Internet, son obsession depuis quelque temps est de grossir. Ou, plus exactement, de faire le ménage sur un marché français trop concurrentiel à son goût et à celui des analystes, qui massacrent ce secteur en Bourse. Émietté entre cinq ou six acteurs nationaux et nombre de joueurs régionaux, il est régulièrement ravagé par des guerres des prix qui dévorent les marges et mangent les capacités d’investissement. Celles-ci seraient pourtant bienvenues pour faire face aux deux évolutions majeures de la distribution : l’explosion de l’épicerie en ligne et la préoccupation écologique qui privilégie le bio et la proximité. Le rapprochement prévu entre Auchan et Carrefour allait dans ce sens, mais les discussions viennent d’être rompues par la direction de Carrefour.

Mais toutes ces considérations évitent soigneusement de considérer une spécificité française qui explique davantage la détresse des hyper-épiciers que le spectre d’Amazon. À côté de ces géants en difficulté prospèrent des acteurs qui n’ont pas besoin d’échafauder d’ambitieux plans de conquête pour exister. Les Leclerc, Intermarché ou Système U, qui peuplent les campagnes françaises, vendent plus et gagnent plus. Selon une enquête menée par le lobby des industries de la grande consommation, l’ILEC, la marge opérationnelle (rapportée à l’actif d’exploitation) de ces distributeurs dits « indépendants » s’établit chaque année autour de 12 %, contre moins de 3 % pour Carrefour, Auchan et Casino. La marge des premiers procure un bon carburant pour mettre le feu aux prix. Outre le format de leurs magasins, plus petits et rentables que les hypers, la maîtrise de leurs coûts est déterminante. Elle provient de l’organisation décentralisée de ces structures, qui rassemblent des entrepreneurs locaux autour d’une marque et d’une centrale d’achat commune, combinant la flexibilité de la PME à la puissance de négociation d’un grand groupe. Pour l’instant le système des indépendants a largement profité du déclin des centres commerciaux et hypermarchés fermés pour cause de confinement, puis de distanciation, dont la centralisation constituait la force et l’identité des groupes intégrés. Le pari de Carrefour est que cette position de force n’est pas éternelle et que le virage numérique pourrait à nouveau rebattre les cartes en nécessitant de très lourds investissements. Après tout, Walmart a bien réussi son adaptation. Mais sur le champ de ruines de ses concurrents traditionnels. De là à s’en inspirer. (Ph. Escande, Le Monde, le 1er novembre).

– À marche forcée vers la voiture électrique. L’Union européenne a beau décréter la fin du moteur thermique en 2035, les constructeurs ont beau annoncer des ventes massives de véhicules à batterie dans les dix ans, la greffe électrique n’a pas encore complètement pris. On est aujourd’hui à 10 % des ventes de voitures électriques neuves en France mais à écouter nombre d’automobilistes, des freins puissants demeurent pour aller très au-delà. Et on pourrait les résumer ainsi : « Tant que la voiture électrique est 10 000 euros plus chère à l’achat qu’une thermique équivalente, tant que son usage n’est pas aussi simple et fluide qu’avec ma voiture actuelle, pas question de changer. Principalement à cause de la faible densité du réseau de bornes de recharge. Les constructeurs n’ont pas toutes les cartes en main et c’est aussi ce qui les inquiète. » (Le Monde, le 28 juillet).

 Risque inflationniste ?

– La dette nette des entreprises françaises n’aurait pas réellement bougé selon le directeur du Crédit Mutuel. En effet, si l’endettement brut des entreprises a augmenté depuis dix-huit mois, la trésorerie aussi. Par ailleurs, les inquiétudes sur la situation des entreprises françaises, sur leur profil de risque, ne se sont pas matérialisées. Les banques ont fait d’importantes provisions pour prévenir d’éventuels défauts. Mais pour l’instant, rien de tout cela ne s’est produit (Les Échos, le 28 septembre). À un niveau macro-économique, par exemple celui de la dette publique, la plupart des politiques, depuis les années 1980 s’en tiennent à une théorie de la croissance exogène qui ne dépendrait que des entreprises alors pourtant que les économistes ont avancé depuis longtemps d’idée d’une croissance endogène affectée par la politique et les institutions économiques. En particulier, investir dans l’éducation, la formation, la recherche, l’innovation, la politique industrielle a vocation à doper la croissance, tandis que d’autres types de dépenses — notamment administratives — n’ont pas d’effets avérés sur elle. Cette vision indifférenciée de la dépense publique, qui prévaut parmi les décideurs économiques, a également dicté la politique européenne et les fameux critères de Maastricht : pour décider si un pays est « dans les clous », on se borne à vérifier que la dépense publique totale dans ce pays ne dépasse pas 3 % de son PIB, sans se préoccuper de la nature de la dépense publique. Or, les investissements publics, qui augmentent la croissance du même coup, permettent de réduire notre dette à long terme, à la différence des autres types de dépenses. Plutôt que de se focaliser sur le montant total de la dépense publique, il faut donc plutôt prendre en compte sa composition, c’est-à-dire la part de la dépense publique consacrée aux investissements de croissance. C’est exactement la philosophie qui a inspiré le président du Conseil italien, Mario Draghi. Celui-ci a décidé d’utiliser les fonds du plan de relance européen pour emprunter davantage et, ainsi, financer un investissement de 10 % du PIB sur cinq ans dans l’éducation, la recherche, la santé, le numérique… (Ph. Aghion, Le Monde, le 8 octobre).

– Mais les politiques monétaires expansionnistes ont renforcé les pratiques de spéculation devenues opportunes plus que structurelles du fait d’un recul excessif du rendement des actifs financiers normaux. Que faire pour assurer la continuité d’une stabilité financière ? Le plus évident serait de renoncer aux politiques monétaires expansionnistes. Mais c’est difficile, sinon impossible dans des économies très endettées où le passage à une politique monétaire restrictive, et donc à des taux d’intérêt élevés, déclencherait une crise des dettes. Il faut donc plutôt décourager l’investissement dans les actifs spéculatifs, ce qui nécessite de mobiliser plusieurs instruments : d’une part l’interdiction des cryptomonnaies privées (comme l’a fait la Chine) et la taxation des plus-values en capital réalisées à court terme ; d’autre part parce que cela agit dans l’autre sens, augmentater les avantages fiscaux liés aux investissements dans le capital productif. Si cela n’est pas fait, une situation paradoxale se prolongera : la concomitance d’une politique monétaire expansionniste et de taux d’intérêt bas qui nourrissent la spéculation et réduisent les gains de productivité de l’économie réelle. (Le Monde, le 3-4 octobre). Sans surprise, ce quotidien reprend l’antienne de la séparation entre activité spéculative (irréelle !) et économie « réelle » sans rien comprendre du processus de totalisation du capital que représente la « globalisation ». Des taux qui ont d’autant tendance à rester tendanciellement à la baisse que le monde continue à « souffrir » d’une surabondance d’épargne et une surabondance plus structurelle que conjoncturelle contrairement à ce qui a parfois été exprimé pendant la crise sanitaire (épargne forcée due aux confinements3 ). En effet, la théorie du cycle de vie comme quoi on épargne de façon différente au fur et à mesure du vieillissement a été largement démentie par l’exemple du pays le plus âgé qu’est le Japon et aujourd’hui beaucoup reprennent la loi fondamentale de Keynes sur la propension marginale à consommer et épargner (Les Échos, le 7 octobre). Or, si cette théorie devait servir à sortir de la crise par la réduction des inégalités (la croissance des bas revenus et la baisse du chômage augmentent la propension à consommer et diminuent celle à épargner), c’est aujourd’hui l’inverse qui se passe avec une augmentation des inégalités (de revenus et surtout de patrimoine) qui entraîne un niveau élevé d’épargne, y compris parmi les actifs. En effet, ces derniers ne consomment pas à tout va, parce qu’ils capitalisent tout ou partie de leur future retraite, du fait de bas rendements actuels qui les entraîne à maintenir une épargne supplémentaire de précaution pour combler le manque à gagner. Et contrairement à tous les discours de droite, mais parfois aussi de gauche sur le fait que les inégalités sont aujourd’hui entre vieux et jeunes, elles le sont bien plus entre pauvres et riches. 

Il est à noter que cette surabondance d’épargne se retrouve aussi au sein des pays émergents. Ainsi, le surendettement gigantesque d’Evergrande (300 mds de $ ne fait pas courir à la Chine et au monde un crash du type Lehman Brothers de 2008 car la Chine a une surabondance d’épargne intérieure d’un tout autre niveau (7500 mds de $) sans parler de ses réserves (3000 mds de $). La crise d’Evergrande n’est pas vraiment une crise de ce mastodonte (cygne noir) de l’immobilier, mais le signe d’un changement de politique du PCC pour garder le contrôle sur l’économie en général et réduire l’aventurisme de certains de ses postes capitalistiques les plus avancés (cf. l’interdiction des cryptomonnaies). Cette stratégie freinera l’activité entrepreneuriale qui a joué un rôle si important dans le dynamisme du secteur privé chinois, avec des conséquences durables pour la prochaine phase de développement économique de la Chine qui reposera sur l’innovation (Stephen. S. Roash, in Les Échos, le 7 octobre.

– Avec la reprise, le décrochage des retraités par rapport aux actifs va à nouveau s’accentuer ces prochaines années, car les pensions sont (au mieux) indexées sur l’inflation, qui progresse moins vite que les salaires. La réforme du système universel de retraite prévoyait d’indexer les pensions sur les salaires, mais elle a été abandonnée (Les Échos, le 8 octobre).

– L’hypothétique réindustrialisation de la France par Macron est conçue sur le modèle de la start-up nation. Non pas une relocalisation de ce qui peut l’être, mais le ciblage sur les industries d’avenir. Un choix qui n’est pas celui de l’Allemagne, mais qui à la limite se défendrait, s’il n’était pas soutenu par l’idée de renforcer « l’attractivité de la France ». Il ne s’agit donc pas d’une politique de reconquête d’une certaine souveraineté comme le propose Montebourg, mais de faire plaisir au patronat et aux investisseurs étrangers (baisse des impôts de production et augmentation de la flexibilité du marché de l’emploi et du travail). Et la French Tech semble très dépendante des Gafam et des États-Unis comme le montre Sylvain Rolland dans son article : « La French Tech profite-t-elle vraiment à la France », La Tribune, le 23 septembre.

De la même façon les investissements de la banque publique qui en a la charge (BPI) ne semblent pas particulièrement concerner la recherche médicale, les vaccins ou les produits décarbonés, mais par exemple au profit de Sorare, une plateforme pour acheter ou vendre des cartes de joueurs de foot cryptées par un blockchain. Pas de vision stratégique d’un État planifiant une nouvelle politique industrielle, mais une activité de placement à courte vue d’un État courtier d’affaires (cf. Bruno Amable, Libération, le 28 septembre).

– Google renonce à devenir banquier. L’entreprise a annoncé, vendredi 1er octobre, l’abandon de son projet Google Plex. L’idée, en chantier depuis plus de deux ans, était de proposer aux utilisateurs du système de paiement Google Pay d’ouvrir un compte donnant accès à une carte de crédit et à des services financiers. Pour ne pas froisser les banques, Google brandissait le drapeau blanc de la coopération. Des établissements comme Citi, la Banque de Montréal ou Stanford Federal Credit Union, disposant de peu d’agences, ont signé avec la star de Mountain View (Californie). Google se contentera de développer des outils numériques au service des banques… La complexité de ce métier hautement régulé et si différent du leur a eu raison de leurs ambitions. Au-delà, cette histoire bat en brèche l’idée des GAFA conquérant le monde de proche en proche, apportant la rupture à toutes les activités industrielles qu’ils touchent de leur grâce. Apple et Google devaient fabriquer des voitures, vendre des shampoings et des voyages, bouleverser le marché de l’assurance, de l’habitat, de l’urbanisme, des télécoms ou de l’énergie. Leurs chercheurs et leurs milliards allaient changer le monde à leur profit. Ils sont restés finalement près de leur base de départ, et la seule diversification réussie est celle des centres informatiques de données pour le cloud, l’informatique dématérialisée. La rupture numérique a bien lieu ailleurs, mais elle passe par des acteurs spécialisés : Tesla pour l’automobile, Spotify pour la musique, N26 pour la banque, Netflix pour le cinéma. (Ph. Escande, Le Monde le 5 octobre).

– Isabelle de Silva n’a pas été reconduite comme responsable de l’Autorité de la concurrence après son premier mandat de 5 ans au cours duquel elle avait infligé amendes et sanctions à Apple et Google pour leurs positions dominantes monopolistiques. Elle était par ailleurs fort réservée par rapport aux nouveaux projets de fusions-acquisitions en cours aussi bien celui initié par Veolia que la future naissance d’un super M6 fusionnant avec TF1, un projet apparemment cher à Macron. Dans les milieux bien informés (comme on dit), il semblerait que le pouvoir en place lui préfère un successeur plus proche des milieux d’affaires (Libération, le 6 octobre).

– Une crise tous les dix ans ? Cette idée trop empirique fait bondir certains économistes. « Ce n’est pas en tirant une droite entre deux points d’observation qu’on a un raisonnement », s’indigne l’un d’eux. De fait, la crise liée au Covid-19 en 2020 intervient un peu plus de dix ans après celle des subprimes en 2008, qui venait environ dix ans après le crash de la bulle Internet au tournant des années 2000, ou la crise asiatique de 1997. En remontant, on trouve la crise des « junks bonds » (« obligations pourries ») de 1987, qui fit disparaître quelques caisses d’épargne américaines, et, encore avant, les chocs pétroliers des années 1970. Étonnamment, la recherche académique tend à valider ce que les faits donnent à observer. Dans une série de travaux menés sur des dizaines de pays pendant plus d’un siècle, l’économiste américain Barry Eichengreen a constaté que les crises surviennent bien tous les dix ans en moyenne, à quelques années près. « Ce qui ne veut pas dire que la prochaine crise arrivera dans dix ans », prévient toutefois l’un de ses coauteurs, l’économiste Michael Bardo. Ce dernier observe également que les crises sont de plus en plus onéreuses pour les États, depuis que ces derniers ont appris qu’intervenir coûtait paradoxalement moins cher à la collectivité que s’abstenir de le faire (Le Monde le 9 octobre). Pour Daniel Cohen, la crise liée au Covid-19 « n’est pas résolue d’en haut, uniquement par un bon dosage de la politique économique, mais exige une coproduction de l’État et de la société tout entière ». Dans un monde où survient une crise tous les dix ans, « prévoir, planifier, anticiper, c’est la seule solution possible, souligne l’historien Jean Garrigues, spécialiste de la période contemporaine, pour qui le Covid-19 a conduit à une relégitimation de l’État-providence aussi profonde qu’après la crise de 1929. Gérer prudemment les deniers publics, c’est plutôt un frein à la réforme et à l’anticipation, à l’idée même d’un plan d’investissement, même si la planification peut prendre en compte ce paramètre. » La France, comme nombre de grands États occidentaux, a choisi de faire les deux — protéger dans l’urgence et investir pour l’avenir, puisque le plan « France 2030 » doit être présenté le 12 octobre. Une voie confortable, rendue possible par la politique extraordinairement accommodante de la BCE et des grandes banques centrales (ibid.).

Temps critiques, le 12 octobre 2021

  1. – Cf. Sergio Bologna : « De l’usine au conteneur », revue Période. []
  2. – https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-09-15/priciest-food-since-1970s-is-a-big-challenge-for-governments []
  3. – Celle-ci augmente néanmoins aussi puisque selon le rapport annuel d’Allianz consacré au patrimoine des ménages dans le monde, les actifs financiers bruts mondiaux ont augmenté de 9,7 % en 2020, atteignant pour la première fois la barre symbolique des 200 000 milliards d’euros. Un effet des mesures de confinement, qui ont forcé les gens à épargner un peu partout dans le monde, et des aides exceptionnelles déployées par les États et les banques centrales durant la crise (Les Échos, le 8 octobre). []

L’homme n’est pas bon : le virus Corona, le capital, l’État, les vaches et nous

Conférence de Franco Piperno à l’école de Bologne, le 2 avril 2020

  • Franco Piperno est né en Calabre en 1943, physicien de profession, il participe à l’aventure opéraïste à partir du milieu des années 60 au sein du groupe Classe operaia autour de Mario Tronti. Puis il fonde avec A.Negri et O.Scalzone le groupe Potere operaio qui avec Lotta continua sera le principal groupe politique de ce qu’on a appelé à l’époque du Biennio rosso (1968-1969) « l’autonomie ouvrière » italienne. Condamné à 2 ans de prison en 1979, il se réfugie en France puis au Canada. Il est depuis retourné en Italie où il vit actuellement à Cosenza, en Calabre.

« Dans le danger, ce qui ne tue pas, sauve »

W. Benjamin

De nos jours, une réflexion qui ne soit pas apologétique sur les connaissances et les pratiques scientifiques ne peut manquer de se référer, en la prenant comme point de départ factuel, à la pandémie Coronavirus qui se développe au niveau planétaire.

Pour éviter les omissions et toute explication en terme de conspiration, bref, si l’on rejette les indignations faciles et les mauvaises réponses, il faut immédiatement dire que le Covid-19 n’a pas été fabriqué directement par les gnomes au service du Kapital ou uniquement par la transformation frénétique capitaliste de l’agriculture. Pour preuve, il suffira de rappeler que la mutation des microbes animaux en pathogènes humains n’est certainement pas un processus nouveau ou récent : elle apparaît déjà au néolithique, avec l’invention de l’agriculture — lorsque la déforestation commence à étendre les terres arables — et la domestication d’animaux pour en faire des bêtes de somme ou d’abattage ; les animaux, à leur tour, nous ont rendu la pareille comme nous le méritions, ils nous ont offert plus d’un cadeau empoisonné, viral plus précisément, en fonction de leurs différentes espèces. Il faut donc remercier le bétail pour la rougeole et la tuberculose, les canards pour la grippe, les porcs pour la toux, les moustiques pour le paludisme et, peut-être, les chevaux pour la vérole, et les souris pour la peste et ainsi de suite.

En d’autres termes, la situation qui, à l’époque où nous vivons, est apparue progressivement au niveau planétaire, c’est-à-dire au niveau du marché mondial, n’est pas un conflit de classe, structurel, entre les travailleurs et le capital, une contradiction spécifique du mode de production capitaliste — exigence en matière de croissance de la valorisation et de contrôle despotique sur le travail vivant, démantèlement du secteur industriel public au profit du secteur privé, unification du marché mondial, etc. Non, c’est plutôt l’émergence d’un conflit profond entre la nature humaine et la nature non humaine, entre notre espèce et toutes les autres, qu’elles soient végétales ou animales.

À y regarder de plus près la survenue de plus en plus fréquente d’une activité microbienne — qui vit, pour ainsi dire, en latence chez les espèces animales mais qui évolue en pandémie une fois qu’elle fait le saut des espèces en s’implantant dans le corps humain —, montre clairement comment la question du changement climatique et celle de la pandémie sont deux aspects temporels de la même question. La première n’apparaît qu’à long terme, tandis que la seconde apparaît à court terme.

En fait, disons-le pour plus de clarté : la pandémie n’est pas le résultat de la nature qui serait infestée de microbes pathogènes mortels, tapis quelque part, prêts à nous infecter. La grande majorité des microbes implantés dans la nature vivent en tant qu’hôtes bienvenus et ne font aucun mal.

Les choses changent radicalement et nous précipitent vers une tragédie lorsque la déforestation, la sur-construction, l’urbanisation effrénée créent les conditions qui permettent à ces microbes d’entrer en contact avec le corps humain : certains d’entre eux se retrouvent à l’aise et s’y adaptent.

Parmi les espèces menacées en raison de l’activité anthropique, il existe de nombreuses plantes médicinales et de nombreux animaux qui, depuis des siècles, ont fourni à l’homme la base même de l’activité pharmaceutique.

Les espèces qui parviennent à survivre le font en s’adaptant dans les espaces confinés qui leur sont laissés par l’activité anthropique ; mais de cette manière la probabilité de contacts étroits et répétés augmente, avec pour résultat de faciliter le passage des microbes dans notre corps, où, d’êtres inoffensifs, ils se transforment souvent en pathogènes mortels.

À titre d’exemple, citons l’Odyssée de la chauve-souris reconstruite par Sonia Shah : la démolition de la forêt oblige la chauve-souris à déménager sur le pommier ou le poirier d’un jardin ou d’une ferme ; un être humain ingère la salive de la chauve-souris en mordant un fruit qui en est recouvert. Ou bien, en essayant de chasser et de tuer ce visiteur inopportun, ce même être humain s’expose aux microbes qui se cachent dans les tissus de l’animal.

C’est précisément de cette manière qu’une multitude de virus, dont la chauve-souris est un porteur sain, parvient à infecter des centaines d’êtres humains. C’est ce qui s’est passé pour Ebola, mais aussi pour Nipah ou Marburg. Le phénomène est connu sous le nom de « saut de barrière de l’espèce ». Même si ce saut n’arrive pas très souvent, sa fréquence est suffisante pour permettre aux microbes logés dans les tissus de la chauve-souris de s’adapter à l’organisme humain, puis d’évoluer au point de devenir pathogènes.

L’émergence menaçante de phénomènes pandémiques au cours du siècle dernier n’est pas seulement causée par la destruction des habitats des espèces sauvages mais bien plus par leur remplacement par les dispositifs de l’agriculture industrielle. Dans ces zones, équivalentes globalement à l’ensemble du continent africain, l’espèce humaine élève des espèces, destinées à l’abattage pour assouvir sa faim de viande. Des millions de bêtes, dans des espaces minimaux, les unes sur les autres, passent leur courte vie à être engraissées de force, privées de toute sensualité, en attendant d’être abattues, sans jamais avoir vraiment vécu.

C’est une situation idéale pour permettre aux microbes de muter en pathogènes mortels.

Ainsi, des espèces qui, dans la nature, ne seraient jamais entrées en contact, s’emboîtent les unes à côté des autres : les microbes passent facilement de l’un à l’autre. C’est ce qui s’est passé au début des années 2000, avec le coronavirus responsable de l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) ; et ce phénomène ou un phénomène similaire pourrait être à l’origine du Covid-19, qui a assiégé les lieux où vivent les humains ces derniers mois.

I- Une digression technique

Lorsqu’on décrit la reproduction étendue d’une multitude de virus, on dit qu’il s’agit d’une croissance exponentielle en fonction du temps. Cette expression a pour but de décrire quantitativement une situation où, par exemple, si la population initiale est égale à 100, un taux de croissance de 7 % après une unité de temps — que ce soit un jour, un mois ou peut-être plus — implique que la population atteigne 107. Au terme d’une autre unité de temps, l’augmentation de 7 % ne se fera pas sur la population initiale mais sur la nouvelle valeur, c’est-à-dire sur 107, etc.

Pour comprendre comment fonctionne le processus exponentiel, on peut utiliser, pour ceux qui ne sont pas familiers avec les mathématiques, une approximation raisonnable, la soi-disant « loi des soixante-dix » qui peut être énoncée comme suit : si le taux de croissance est de X pour cent, la population initiale doublera après 70 / X unités de temps. Ainsi, à 10 %, le doublement aura lieu après sept unités de temps ; 6 % en environ douze unités de temps ; et continuera de doubler tous les sept ou douze ans, selon le taux de croissance.

La croissance exponentielle ne peut pas durer éternellement, sinon en doublant sans cesse elle deviendrait infinie. Or, l’infini est un concept illusoire, à la fois pour le bon sens et pour les mathématiques. En effet, la croissance se produisant dans un environnement (un espace-temps de dimensions finies), la croissance se nourrit de l’énergie contenue dans cet environnement, lui-même fini et donc voué à s’épuiser.

En d’autres termes, dans l’environnement où la croissance a lieu, du fait de cette même croissance, se développent des phénomènes dits non linéaires dans le jargon, qui contrarient la croissance, la réduisent au point de l’éteindre.

Par exemple, dans le cas des virus, la croissance de la population d’agents pathogènes a lieu tant qu’il y a des tissus à infecter. Une fois que la contagion a touché presque tous les corps disponibles, la croissance de la multitude de virus se contracte, devient une décroissance exponentielle jusqu’à s’éteindre ou presque.

Ici, il sera bon de rappeler que le phénomène de croissance accélérée ou exponentielle n’est pas une exclusivité des virus ou des bactéries ou des microbes en général. Toutes les espèces, qu’elles soient animales ou végétales, traversent également des périodes de croissance et de déclin accéléré.

En particulier, l’humanité, l’animal humain, est dans une phase de croissance exponentielle — à dater, à peu près, du XVIe siècle — et destinée, selon les démographes, à atteindre son apogée au milieu de ce millénaire — nous étions un milliard (au doigt mouillé) à la Renaissance, nous sommes maintenant avec une bonne approximation plus de sept milliards, nous serons plus ou moins dix milliards à la fin du 25e siècle — si les microbes et les catastrophes cosmiques le permettent.

Mais peut-être que ce qui est intellectuellement le plus intrigant lorsqu’on examine les croissances exponentielles, ce ne sont pas tant celles qui se déroulent selon la majesté de « la nature non humaine ancienne et toute-puissante » mais plutôt celles qui caractérisent des phénomènes inventés de toutes pièces par des êtres humains, ceux qui peuvent être retracés sans aucun doute à la socialité de notre nature.

Il y en a beaucoup, en tout cas bien plus que ce à quoi on pourrait s’attendre, étant donné la disproportion entre l’homme et la nature. À cet égard, il convient de mentionner un dispositif économico-politique qui régule secrètement l’abîme de nos émotions, mais auquel nous sommes intoxiqués au point de supprimer, au niveau du bon sens, presque toute conscience de son existence.

Nous nous référons au dispositif de l’argent sous forme d’intérêts composés. Bref, il s’agit de ceci : si j’ai une somme de 100 euros (ou l’équivalent en dollars ou en livres ou en roubles, etc.), il y a des lieux publics, appelés banques, où je peux aller pour me mettre d’accord sur le montant de l’augmentation de la somme initiale année après année sans que j’aie à m’en soucier en aucune façon. Ainsi, si l’intérêt composé qui m’est accordé est de 6 %, dans 100 ans il doublera un peu plus de huit fois jusqu’au moment où il deviendra presque 26 000 euros, ou dollars ou roubles. Ce sont des intérêts composés, de l’argent qui fait des miracles : non une unité de compte ou d’échange, mais de la monnaie qui produit de la monnaie, de la monnaie dans sa troisième détermination, pour reprendre les mots de Marx.

En tant qu’intérêt composé, l’argent néglige le présent et favorise une sorte de dictature du futur : plutôt que de donner à ma petite-fille 100 euros à dépenser aujourd’hui, il vaudrait mieux les lier à quelque chose qui n’existera qu’au moment où elle deviendra grand-mère.

Selon Sohn-Rethel, l’intérêt composé apparaît en Lydie immédiatement après l’invention de la monnaie et le dépassement du troc par l’échange marchand. Pendant des siècles cependant, la pratique de l’intérêt composé a été considérée comme pécheresse et qualifiée d’usure ; par exemple, en Occident, jusqu’à la fin du Moyen Âge, elle n’était légale que pour les communautés non chrétiennes.

Puis, au début de la Renaissance, à Florence, est née la « banque », c’est-à-dire le dispositif qui promeut l’ère moderne en légalisant l’usure et en assurant sa diffusion sur le continent européen.

Bref, nous pouvons conclure que l’intérêt composé est une sorte de virus virtuel qui, étant entré dans nos vies à un moment donné, fait encore plus de mal que le vrai.

II- La pandémie et les connaissances des experts

La pandémie mondiale est, comme l’écrit Alain Supiot, un « fait social total », un phénomène qui secoue toute la société et ses institutions.

La tentative de le comprendre nécessite au préalable de ne pas le décomposer en fonction du spectre des connaissances (biologiques, géographiques, historiques, économiques, juridiques, démographiques, politiques, psychologiques, économiques, etc.) parce que ce n’est qu’avec une perception totale que nous pouvons en saisir l’essentiel.

Face à un fait social total, la connaissance scientifique ne peut se limiter à expliquer le phénomène mais doit aussi enquêter sur ceux qui l’observent ainsi que sur les résultats de l’observation. La remise en question de ses propres limites et donc de ses responsabilités n’est pas une habitude répandue chez les experts, ceux qui sont censés posséder des connaissances scientifiques. Le questionnement — qui est la véritable attitude scientifique — devient un exercice de plus en plus difficile puisque, avec la modernité, ceux qui ont le pouvoir économico-politique ne pouvant plus fonder l’exercice de ce pouvoir sur l’autorité religieuse, prétendent administrer scientifiquement les hommes comme si c’étaient des choses. Il est ainsi arrivé que diverses expertises ou « sciences », comme la biologie ou l’économie ou le droit, au cours des deux derniers siècles, soient devenues des références normatives visant à diriger le pouvoir politique et à restructurer l’ordre juridique.

L’« état d’exception » actuel, comme l’observait Giorgio Agamben, offre une description quelque peu paradoxale de la situation actuelle : le gouvernement agit, légitimé par un « comité technico-scientifique » et restreint drastiquement ce qui est la liberté élémentaire fondamentale, la liberté de déplacer son corps ; la cour constitutionnelle, pour sa part, garde le silence sur cette violation flagrante de la constitution républicaine.

Quand la science devient le fondement de la vérité, elle permet non seulement au pouvoir politique de s’acquitter de ses responsabilités, mais finit par jouer le rôle qui appartenait auparavant à la religion, devenant scientisme ou, selon le cas, biologisme, économisme, etc. Dès le XXe siècle, la tendance, tant dans le mode de production capitaliste que dans le mode dit socialiste, s’est imposée : fonder des institutions sur la science plutôt que fonder la liberté de l’activité scientifique sur les institutions.

Le résultat est un « gouvernement des nombres » qui représente les hommes et la société comme des êtres programmables, soumis à des expériences.

Un tel gouvernement est par nature étranger et ennemi des pratiques démocratiques qui subordonnent le droit à la diversité et à l’imprévisibilité de l’expérience sociale. Comme l’écrit Supiot, chaque patient a une expérience de sa maladie que son médecin n’a pas.

Le plus humble de ceux qui travaillent en contact direct avec les gens, pour circonscrire et alléger leurs souffrances, a une expérience de la pandémie en cours qui manque certainement à ceux qui ne travaillent que sur les chiffres et sur le virtuel.

Voilà donc que le virus, producteur inopiné d’un fait social total, fait son (bon) travail en remettant en cause la légitimité des inégalités qui structurent la division du travail, la sécurité sociale ou les services publics. Car, avec le recul, un hôpital n’est pas une entreprise.

Ainsi, pour un moment au moins, la crise déchire l’illusion économiste selon laquelle le travail humain n’est rien d’autre qu’une marchandise (quoique particulière) puisque sa valeur est déterminée par le marché.

Mais il y a plus : la pandémie met en évidence une organisation de la santé structurée non par des lieux, avec des services administratifs qui tiennent compte les spécificités territoriales, mais au travers d’un réseau d’hôpitaux, publics et privés, situés majoritairement dans les métropoles et gérés comme une chaîne d’entreprises. Au sein de ces entreprises, presque toujours en rupture, le travail des médecins est réparti selon les différentes spécialisations médicales.

Le patient entre en contact avec les services de santé généralement par l’intermédiaire du soi-disant « médecin généraliste » qui a pour tâche d’identifier les pathologies du patient et de le diriger vers des spécialistes travaillant pour la plupart dans les hôpitaux.

Le résultat d’un tel système de santé est que personne ne se soucie des malades — qui, jusqu’à preuve du contraire, est un être unitaire, composé d’esprit et de corps — et tout le monde guérit les maladies… sans bien souvent réussir à en venir à bout.

Le médecin généraliste est à vrai dire un bureaucrate. Un bureaucrate plus ou moins courtois. Après avoir interrogé distraitement le patient, sans jamais cesser de parler au téléphone avec ses autres patients ou divers amis, il dresse un bref historique médical, où en gros, sont indiqués les noms des spécialistes qui devront prendre en charge le patient, dans une semaine quand tout va bien ou un mois et peut-être plus.

Si le médecin généraliste est un bureaucrate, les spécialistes ne le sont absolument pas : ils appartiennent en fait à cette catégorie de travailleurs, créée par le mode de production capitaliste, qui « sait tout sur rien ». Comme les ouvriers d’usine fordistes, ce sont des « idiots qualifiés ». Par exemple, ils savent comment fonctionne la rotule dans les moindres détails, mais ils ignorent presque tout des articulations du gros orteil. Fach-Idiot, c’est comme ça que les étudiants allemands les ont appelés dans les assemblées de 1968.

Enfin, dernier point et non des moindres : grâce à la pandémie en cours se dévoilent le gaspillage et l’inefficacité dans lesquels se trouve l’industrie et en particulier la recherche pharmaceutique.

Dans le monde, il y a des millions d’êtres humains, d’abord des enfants, qui meurent de faim, mais aussi de maladies, d’épidémies, de pandémies pour lesquelles les antidotes, remèdes, vaccins existent. Quand ils ne guérissent pas, du moins endiguent-ils l’infection et réduisent-ils les traitements.

Des centaines de millions d’humains continuent de mourir de la variole, de la rougeole, de la grippe, de la polio, de la tuberculose et ainsi de suite parce que l’industrie pharmaceutique fait des profits beaucoup plus importants en recherchant et en fabriquant des médicaments ou des méthodes de traitement pour les riches — tels que des greffes d’organes, des médicaments contre les démences séniles ou des crèmes à colorer et pour finir blanchir le visage, etc. — qu’en produisant des médicaments pour les maladies banales, celles qui affligent l’immense public des pauvres.

En effet, à côté des petits laboratoires de recherche des universités pourtant largement démantelés, seule la grande industrie pharmaceutique est en mesure de gérer un plan de recherche systématique sur les vaccins — un plan rendu d’autant plus urgent par la prévision, partagée par la grande majorité des chercheurs qu’il est inévitable que de nouveaux microbes pathogènes apparaissent au fur et à mesure que la population humaine continue d’augmenter ; sans compter sur le retour de virus déjà apparus mais réduits à un état de latence, dans l’attente d’une résurgence.

Ce pouvoir excessif de l’industrie pharmaceutique est alors garanti par les règles régissant le régime des brevets. Le brevet est un dispositif réglementé pour la première fois par le Sénat de la Venise de la Renaissance pour assurer la diffusion des découvertes, par exemple celles relatives au traitement du verre, traditionnellement gardées secrètes. En brevetant son invention, l’artisan en est légalement propriétaire, c’est-à-dire qu’il a le droit de le vendre, et ce droit garantit sa diffusion.

De nos jours, dans l’industrie pharmaceutique, on assiste à un renversement paradoxal de la fonction originelle du brevet, un renversement qui culmine dans le tragi-comique : le brevet est acheté et, pour ainsi dire, classé, mis en souffrance, pour empêcher que la découverte ne conduise à la production d’un nouveau médicament, peut-être plus efficace, et comme tel capable de concurrencer avec succès des produits que l’entreprise qui achète le brevet a déjà mis sur le marché.

III- Le coronavirus et l’individu social : que faire ?

Nul doute que ces premiers mois de 2020 marquent une rupture tragique entre « avant et après ». « Rien ne sera plus pareil qu’avant » entend-on en boucle, non sans un malaise abyssal. Comme si le virus, avec sa propagation exponentielle sur toute la planète, avait déchiré à jamais le voile qui, du moins depuis la modernité, a recouvert le « réel », le dissimulant.

Aux yeux de centaines de millions de femmes et d’hommes, le progrès, la civilisation, apparaissent comme des manifestations idéologiques d’une fausse conscience qui a conduit nos sociétés au bord, précisément, de la mort collective.

Il convient de rappeler que cette tragédie historique n’est pas le résultat inattendu de l’affrontement entre travailleurs et patrons, ni une conséquence exclusive de l’industrialisation, qu’elle soit capitaliste ou socialiste.

Ici une contradiction originale, totale, peut-être irrémédiable est à l’œuvre : celle entre l’homme et la nature.

Des siècles de progrès ont permis une colonisation des consciences, une mentalité possédée par le vide consumériste où la mesure du bien-être humain se conçoit en termes de croissance exponentielle de la production. Pendant ce temps, les lieux, la diversité des lieux, habités d’animaux et de végétaux, sont devenus des bureaux commerciaux, des points de vente homogénéisés et engloutis par le marché mondial ; et, d’autre part, le développement des connaissances est désormais subordonné au besoin de l’industrie de créer de nouveaux produits pour éviter la saturation des marchés.

Dans le monde contemporain, notamment dans les pays les plus riches, l’être humain, perdant contact avec son animalité, semble avoir échappé à ses limites et passe sa vie à se priver de son propre corps, dans une réalité virtuelle.

Or, l’histoire montre clairement que l’homme doit adhérer à l’animalité, au corps.

Ce besoin d’adhésion explique même la capacité de séduction exercée à l’origine par la science moderne. Et encore aujourd’hui, en Asie et en Afrique, elle constitue une grande partie du pouvoir intellectuellement attractif des religions traditionnelles.

Au contraire, c’est précisément l’abandon de ce contact qui est la cause principale de cette « angoisse inutile » dans laquelle les citoyens des sociétés dites avancées semblent mener leur vie.

En effet, lorsque le rapport à la réalité est perdu, les seuls critères de valeur capables de donner une continuité à l’activité intellectuelle sont le « changement » et le « nouveau ». Mais s’il est évident que ce sont des éléments indispensables, il est également évident que s’ils deviennent uniques, comme cela arrive de nos jours, ils sont catastrophiques pour la vie sociale : parce qu’alors ils finissent aveuglément par valoriser puis dévaloriser tout.

Alors, disons en passant, ces intellectuels passionnés par le sort de l’Afrique devraient se charger non seulement « d’exporter » nos nombreuses vérités, mais aussi d’« importer » certaines de celles qui sont cultivées sur ce continent ; dont l’un pourrait être le sens de la réalité, la relation avec l’animalité des humains.

Par rapport à la modernité, l’ère dans laquelle nous venons d’entrer, grâce au Coronavirus, nécessite un sujet collectif construit à l’échelle non pas de la nation ou de la classe sociale, mais sur la dimension de l’espèce.

Il faut reconnaître que le mouvement écologiste a — dans une certaine mesure, et même sans pouvoir éviter la naïveté du catastrophisme — posé la question de l’animalité, de la réalité, des lieux : le rapport entre toutes les formes de vie qui habitent la planète Terre.

À y regarder de plus près, un tel sujet existe depuis un certain temps. Par exemple, Marx l’appelle un « individu social » et le caractérise comme « le porteur d’une énorme conscience, une conscience digne de l’espèce ».

Ce sujet n’agit pas dans la perspective de la prise du pouvoir politique mais dans une perspective plus tempérée, où les moyens et les fins se convertissent les uns dans les autres : à la fois le changement d’habitudes de vie et la réconciliation avec la nature non humaine. On pourrait dire que la stratégie spontanée de l’individu social est de reconnaître ses propres limites comme précisément les limites de l’espèce, tandis que le principe d’individuation qui le caractérise le conduit à agir, dans une société comme la nôtre centrée sur le virtuel, par des gestes symboliques.

Il faut s’attendre à ce que les premiers de ces gestes soient ceux qui s’adressent aux animaux et en particulier les mammifères, en raison de la proximité des espèces.

Peut-être qu’après un recensement local des fermes industrielles, nous nous retrouverons, par milliers, à démolir les clôtures de ces usines honteuses, pour libérer les vaches et les bœufs entassés les uns sur les autres. Car, après tout, ce sont nos parents même si le lien familial est lointain. En bref, nous sommes un peu comme des cousins ​​et des cousines.

Relevé de notes sur la crise sanitaire (XIV)

Relevé de notes sur la crise sanitaire (XIV)

État et pandémies

Le caractère exceptionnel de cette crise n’est pas l’épidémie elle-même : il y en a eu d’autres, de grande ampleur, comme la grippe asiatique de 1957-1958 ou la grippe de Hong Kong en 1968-1969. Tous les hôpitaux étaient saturés, plus de 1 million de personnes sont mortes dans le monde et pourtant les journaux en ont très peu parlé le plus souvent en minimisant la gravité de la maladie. Ce qui est exceptionnel, c’est que, cette fois, les pouvoirs en place ont considéré que le sanitaire devait l’emporter sur tout le reste et cela dans pratiquement tous les pays du monde. Le caractère extrêmement brutal de l’épidémie a pris tout le monde de cours et les gouvernements ont quasi tous fait le même choix, en confinant leur population pour sauver des hôpitaux eux-mêmes victimes des politiques budgétaires antérieures et permettre la prise en charge de tous les patients.

Cette pandémie représente un moment de vérité pour l’État : en testant sa capacité à instaurer l’état d’urgence sanitaire, elle révèle sa capacité à la souveraineté, alors même que sa légitimité a pu être fortement ébranlée dans certains pays comme en France avec le mouvement des Gilets jaunes puis les manifestations contre la réforme des retraites, en Espagne avec la crise indépendantiste en Catalogne et en Italie avec l’ébranlement de l’ensemble des institutions, à Hong Kong aussi.

La gestion du Covid marque une prédominance de l’intervention autoritaire de l’État, même si elle n’est pas automatiquement associée à la nation, bien que les premières déclarations de Macron sur « la guerre au virus » furent tenues sur un ton césarien et que le pouvoir est allé jusqu’à s’appuyer sur un « Conseil de défense ». On peut dire que derrière cette priorité (à retardement) donnée à la santé, il y a la nécessité d’une affirmation résolue des pouvoirs en place, mais qui doit conserver les apparences d’une politique éthique.

Inégalités

La crise sanitaire est l’occasion, pour la presse, de se replonger dans la question des inégalités créées par les nouvelles mesures prises par les pouvoirs en place, ce qui est plus simple que d’aller aux racines de la domination du capitalisme. Ainsi, pour ce qui est de la fiscalité verte et alors que le mouvement des Gilets jaunes avait déjà posé la question des taxations énergétiques, l’impact de la fiscalité dite verte semble renforcer les inégalités. En effet, en valeur relative, cela nécessite un effort budgétaire bien plus important pour les ménages modestes : la fiscalité énergétique représente 4,5 % du revenu total des 20 % des ménages les plus modestes, trois fois plus que pour les 20 % de ménages les plus riches (1,3 % de leurs revenus). Pour la classe moyenne (le troisième quintile1 ), le poids est encore deux fois supérieur (2,5 % des revenus) à l’effort demandé aux plus aisés.

Les revenus ne sont pas le seul facteur d’inégalités des taxes vertes. Ainsi, les ménages vivant dans une commune rurale doivent payer en moyenne 1.160 euros par an de fiscalité énergétique, alors que ceux habitant Paris et sa zone urbaine ont droit à une facture bien moins élevée, à 665 euros. Le rapport gouvernemental montre que cette fiscalité représente en moyenne 2,8 % des revenus des ménages habitant dans une commune rurale, contre 1,3 % pour ceux habitant la région parisienne (Les Échos, le 28 octobre 2020, d’après un rapport pour le projet de loi de finances de 2021). Plus généralement les ministres des Finances des 37 pays de l’OCDE doivent se réunir pour discuter des conditions d’une croissance plus « inclusive » rendue encore plus nécessaire par la crise sanitaire. Des phrases comme « Personne ne doit être laissé de côté. Les inégalités détruisent notre contrat social et, à terme, menacent nos démocraties » et « taxer les grandes industries technologiques », « nous avons besoin d’une base fiscale adéquate » ont été prononcées, ce qui marque une intention de changement de cap par rapport aux trente dernières années (ibid.).

En Angleterre, la carte de l’épidémie reproduit, en risquant de l’accentuer, une persistante division socio-économique entre le nord et le sud de l’Angleterre. Le nord, environ 15 millions d’habitants, de Blackpool à Newcastle en passant par Liverpool, Leeds ou Hull, vit encore avec les traumatismes de la désindustrialisation brutale des années Thatcher, notamment la grève des mineurs de 1984-1985, très suivie dans le Nottinghamshire (centre-nord) et le Yorkshire (nord-est), mais cassée par le pouvoir conservateur. Les mines et les filatures ont fermé sans plans de reconversion pour des dizaines de milliers d’Anglais mis brusquement au chômage. Ces régions ne s’en sont toujours pas vraiment remises, accumulant un retard d’investissements et de croissance, encore aggravé par une dizaine d’années d’austérité conservatrice, à partir de 2008. Moindre accès aux soins de santé, aux transports en commun, à des emplois de qualité, espérance de vie réduite (71,9 ans en 2018 pour un homme vivant à Richmond, au sud de Londres, contre 53,3 ans à Blackpool, au nord-est, selon l’Institut national des statistiques)… Londres, 9 millions d’habitants, génère presque un quart du produit intérieur brut national et continue de proposer les emplois les mieux rémunérés du pays. Ce déséquilibre est une des explications souvent avancées du vote massif en faveur du Brexit dans certaines localités du nord du pays et des Midlands lors du référendum de 2016. Et, sans surprise, ces régions sont les premières à souffrir des conséquences économiques de la pandémie (Le Monde, le 29 octobre 2020).

Néanmoins, dans les pays à fortes mesures de chômage partiel (Allemagne, France) la situation est plus contrastée. Ainsi, l’Institut d’étude des politiques publiques en France constate qu’avec le chômage partiel, principale mesure en montant (34 milliards d’euros en 2020), les pertes de revenus des actifs durant le premier confinement du printemps (mars à juillet précisément) dessinent une « courbe en U » selon le niveau de vie des ménages. Ceux qui ont le moins pâti de la crise sont les travailleurs modestes, qui ont été mis au chômage partiel car leur poste n’était pas télétravaillable — au niveau du SMIC, l’indemnité est de 100 % du salaire. Mais les plus aisés tirent aussi leur épingle du jeu : plus souvent en télétravail, ils ne sont pas passés par la case chômage. Au milieu de la distribution des niveaux de vie, la perte de revenu a été jusqu’à 0,4 % pour les actifs qui ne pouvaient télétravailler mais qui gagnant davantage, ne bénéficiaient que d’un remplacement incomplet de leur salaire lorsqu’ils étaient au chômage partiel (Le Monde, le 17 novembre).

Crise sanitaire, travail et capital

D’une manière générale le Covid est un accélérateur des tendances en cours. On l’a vu ailleurs pour le télétravail où celui-ci conduit à une destruction encore plus grande des collectifs de travail, à une individualisation des tâches et des salaires2. La réduction du travail complexe en travail simple qui était l’hypothèse de Marx pour rendre possible une théorie de la valeur-travail s’éloigne par les deux bouts ; d’un côté, le travail simple, le plus important en nombre est remplacé par des processus automatiques et de l’autre le travail complexe, plus rare, devient une sorte de travail créatif en petites séries organisé comme un travail sur mesure. On assiste à un paradoxe pour un gouvernement libéral comme celui de Macron de chercher à imposer aux entreprises des mesures d’organisation du travail telles celles concernant le télétravail. Ainsi Castex en appelle-t-il devant les députés, au « recours au télétravail (qui) doit être le plus massif possible », précisant que « dans le secteur privé, toutes les fonctions qui peuvent être télétravaillées doivent l’être cinq jours sur cinq. » Le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, a évoqué la possibilité de sanctions en cas de non-respect de cette nouvelle obligation. Au ministère du Travail, on précise que le protocole est « la traduction concrète » de l’obligation imposée par le Code du travail aux employeurs d’assurer la sécurité et de protéger la santé des salariés et que ne pas respecter cette obligation « expose l’employeur à une sanction civile ou pénale ». Ce document a été modifié le 16 octobre pour intégrer l’instauration d’un couvre-feu. Il demande aux entreprises des zones concernées de fixer « un nombre minimal de jours de télétravail par semaine pour les postes qui le permettent » dans le cadre d’un « dialogue social de proximité ». Ailleurs, les entreprises y sont seulement « invitées3 ». On croit rêver ! Une telle incompréhension de ce qu’est le monde de l’entreprise et du travail n’a jamais pareillement atteint un gouvernement ! On est dans le même délire que lorsque le ministre improbable Tapie voulait « interdire le chômage ».

La façon d’envisager le second confinement est un exemple du fait que du premier il n’a été tiré aucune leçon. Pour le gouvernement et l’État, le télétravail conçu comme une parenthèse lors du premier confinement devient une recette pour le second alors que salariés… et patrons en ont fait l’amère expérience (stress, isolement pour les premiers, constatation de l’écroulement de la productivité pour les seconds). Cela est surtout valable dans les secteurs où ce type de travail est complètement nouveau ; cela l’est moins dans les secteurs qui ont déjà modifié leur organisation générale du travail dans cette perspective indépendamment de la situation de pandémie, par exemple les multinationales de la traduction (mais aussi celles du conseil en management, des bureaux d’études, de l’audit financier et organisationnel, la recherche, les médias, etc. Dans ces cas il y a également plus de stress pour les salariés, car les flux de demandes s’accroissent sans embauches, et pour les employeurs, il y a une augmentation de la productivité parfois reconnue par le versement de primes.

Les tendances en cours sont souvent relativisées par des contre-tendances dont Marx parlait dès les débuts du capital et donc le télétravail n’y échappe pas. Ainsi, le patronat résiste aujourd’hui à la directive gouvernementale et semble freiner des quatre fers à ce sujet pour le second confinement. Le gouvernement est d’ailleurs dans la mauvaise foi la plus totale qui diligente des inspecteurs du travail pour faire respecter ses directives sur le télétravail alors que depuis plusieurs années ces mêmes inspecteurs du travail ont été brimés, voire sanctionnés, par leur administration centrale quand ils essayaient de faire respecter le droit du travail.

Il en est de même avec l’économie de plateforme. Sa croissance a été le moteur de l’expansion de la Bourse américaine ces dix dernières années. Pas de bulle en vue pourtant, rien que la logique très rationnelle de la puissance (s’approprier des niches d’innovation qui permettent de contrôler un public captif) et ensuite des profits (dans cette relation inversée par rapport au lien traditionnel de causalité). Le rapport entre le cours de l’action et les profits n’est pas exceptionnel, bien loin des excès de la bulle de 2000. À une exception près, Amazon. Quand Apple vaut autour de 30 fois ses bénéfices, Amazon est à 300 puisque cette plateforme est la grande gagnante de la crise sanitaire4.

Cette croissance s’est produite en parallèle d’une baisse des taux d’intérêt et d’une politique accommodante de la banque centrale qui a conduit les investisseurs à préférer acheter des actions dont le prix augmentait sans cesse plutôt que les traditionnels bons du Trésor américains de moins en moins rentables du fait de la baisse des taux. Aujourd’hui, ce ne sont pas les Chinois ou les Allemands qui achètent la dette américaine comme il y a dix ou vingt ans, mais la FED elle-même. L’écrasante majorité des investissements étrangers s’est reportée sur la Bourse, et donc sur les Gafam, au fur et à mesure que ceux-ci prenaient du poids. Ils représentent à eux seuls 25 % du S&P 500 (l’équivalent américain du CAC40). En effet, les États-Unis, qui épargnent peu et importent beaucoup, ont besoin de ces capitaux étrangers pour équilibrer leur balance des paiements. Or, ces capitaux étrangers ont tendance à ne plus financer le budget américain, mais l’expansion des Gafam. Fragiliser ces entreprises, en s’attaquant au monopole qui leur assure de si confortables revenus, c’est fragiliser toute la Bourse et par ricochet les portefeuilles des fonds de pension, l’afflux de capitaux étrangers et, in fine, le dollar. On comprend pourquoi les « régulateurs » américains ont quelques hésitations sur les mesures à prendre, alors qu’ils sont dans cet écheveau de contradictions. De fait, les Gafam sortent renforcées de la crise sanitaire qui rend leurs produits et services essentiels pour travailler. Ainsi, Amazon, Alphabet, Facebook et Apple ont publié de bons résultats trimestriels. Seul Apple pâtit d’un recul des ventes d’iPhone de 20 % en un an, à cause du décalage de la sortie de ses nouveaux modèles 5G au mois de novembre. Les bons résultats trimestriels publiés mercredi par les quatre géants de la côte Ouest montrent que la menace d’une régulation plus stricte n’a, pour le moment, pas d’impact sur leur puissance (Les Échos, le 2 novembre)

En France, le secrétaire d’État au numérique Cédric O a trouvé une « solution » qui est de « numériser les petits commerces », dont seuls 30 % auraient un site, contre 72 % en Allemagne (la France occupe le 10e rang dans l’utilisation des technologies numériques). Nul doute que le second confinement va accélérer sa perspective ! Dans le même ordre d’idées, Patrick Vignal, député LREM qui se rêvait un temps grand défenseur du petit commerce puisqu’il avait signé la proposition de loi pour un moratoire sur la taxe des les entrepôts d’e-commerce, plaide maintenant pour « créer localement des “Amazon made in France” et “made in quartiers” ». Pour cela, l’État doit offrir des moyens humains et techniques pour numériser les inventaires et, pourquoi pas, « battre Amazon à son propre jeu » (Le Monde, le 7 septembre). Le retour de la start-up nation ! Toutefois le principe d’une tendance est qu’elle ne reste qu’une tendance, alors que la plupart du temps il se produit un effet de loupe parce qu’on ne voit plus qu’elle et que chercher des boucs-émissaires représente toujours une facilité.

Or, l’e-commerce en France ne représente, pour l’instant, que 10 % du commerce de détail et Amazon n’y occupe que 20 % des ventes (Les Échos, le 10 novembre 2020). Mais il faut se méfier des chiffres bruts ; en effet, au-delà de ces ventes directes Bruxelles lui reproche d’exploiter à son avantage les données générées par ses vendeurs tiers, qui représentent près de 60 % du volume des ventes. En accumulant des informations sur les produits, les transactions, les prix… Amazon s’octroie un avantage concurrentiel pour « cibler la vente de ses propres produits », a dit la commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager (Les Échos, le 12 novembre 2020). Ces vendeurs tiers bénéficient certes de l’infrastructure de la plateforme, mais comme les agriculteurs travaillant avec OGM, ils en deviennent captifs pour leurs approvisionnements. La concentration qui résulte de tout cela entraîne des destructions d’emplois (2,2 supprimés pour 1 créé, selon le député LREM Mounir Mahjoubi, auteur de deux rapports sur l’entreprise de Jeff Bezos), une faible contribution fiscale, une artificialisation des sols via ses gigantesques entrepôts. « Amazon ne veut pas être un acteur dans le marché mais veut être le marché » (Libération, le 18 novembre).

Plus étonnante est l’évolution des pratiques de conventions collectives au cours de la crise sanitaire. En effet, les conventions collectives au niveau de l’entreprise, instaurées par la loi travail de 2016, se sont développées non principalement sur la base d’un accord entre partenaires sociaux (la CGT est globalement contre, même si elle signe des plans sociaux d’entreprise PSE), mais du fait de la crise sanitaire. Le dialogue social au plus près du terrain a pris une place croissante. Plus de 80 000 accords ont été signés en entreprise en 2019, soit une hausse annuelle de 30 %, et même de 38 % (27 140 accords) pour les sociétés de moins de cinquante salariés. Qu’il s’agisse de négocier sur la participation, les salaires ou le temps de travail. Depuis mars, la crise sanitaire occupe le devant de la scène, avec 8000 accords d’entreprises et cinquante-trois accords de branche, selon le ministère du Travail.

En 2016, les syndicats s’inquiétaient que des employeurs soient tentés de faire de la négociation d’entreprise sur la sauvegarde des emplois un élément de leur compétitivité commerciale et financière, en d’autres termes du « dumping social ». La crainte reste fondée en 2020. Mais force est de constater que la proximité au sein d’une même entreprise leur permet d’être très réactifs dans un contexte où le temps est compté (Le Monde, le 29 octobre).

Nous venons d’en avoir un exemple remarquable avec l’usine Firestone de Béthune où la CGT a refusé de signer l’accord. Revenons sur le contexte industriel. Poznan (Pologne) et Tatabanya (Hongrie) sont deux nouvelles usines du groupe ouvertes respectivement en 1998 et 2008 et agrandies régulièrement depuis. « La spécialisation des usines de Poznan et de Tatabanya dans le pneumatique HRD [c’est-à-dire haut de gamme, NDLR] en comparaison des trois usines d’Europe de l’Ouest s’explique par la stratégie industrielle déployée par le groupe Bridgestone dont Firestone fait partie sur les vingt-cinq dernières années », est-il écrit noir sur blanc dans ce document. Ce choix a permis au groupe japonais d’investir sur le segment de marché le plus porteur et de profiter d’une main-d’œuvre moins onéreuse. De quoi doublement accroître sa marge, tout en se rapprochant géographiquement des constructeurs automobiles ayant délocalisé leurs propres usines en Europe de l’Est. Au sein de Bridgestone, on mesure la « performance opérationnelle » des usines avec un indicateur très particulier : le nombre de « kilos de caoutchouc transformés par heure [et par] homme ». À ce jeu-là, les ouvriers français n’avaient aucune chance, eux qui ont vu leur « productivité » diminuer de 44 % entre 2010 et 2019. A contrario, celle de leurs collègues italiens s’est accrue depuis 2016 et celle des Espagnols s’est maintenue. Cette différence s’explique notamment par le fait que les sites de Burgos et Bari ont accepté de signer des « accords de compétitivité » passant par des baisses de rémunérations et des aménagements du temps de travail. Appelés à voter sur un plan similaire en 2019, les salariés de Béthune l’ont rejeté à 60 % (Libération, le 17 novembre). Mais là où l’on voit le changement de rapport de forces, c’est dans la différence entre les actions coups de poing de Goodyear et de Continental (pneus entassés et brûlés ; nombreuses manifestations, etc.) et la méthode de négociation de l’intersyndicale et surtout de la CGT chez Firestone.

Pour qui ne voudrait pas se rendre compte de la transformation des procès de travail et de production et en conséquence des caractères du salariat aujourd’hui, rappelons que la CGC est devenue le premier syndicat du groupe Renault et trois des quatre organisations syndicales du groupe (CFE-CGC, CFDT et FO) ont signé l’accord « transformation des compétences », qui donnera le coup d’envoi aux suppressions de 2 500 postes dans les fonctions tertiaires et l’ingénierie.

Consciente des excès de la libéralisation dans une période de crise sanitaire et d’incertitude qui fait remonter à la surface la reproduction problématique des rapports sociaux capitalistes, la commission européenne vient de se pencher sur la question des salaires minimum dans l’UE. Sans s’attacher à créer un SMIC unique qui ne tiendrait pas compte des différences entre pays, elle constate que la part de travailleurs pauvres progresse dans l’UE (de 8,3 % en 2007 à 9,4 % en 2018), que les salaires minimaux s’éloignent de plus en plus des salaires médians5 et que même rapportés aux niveaux de vie locaux, les écarts de SMIC entre États, surtout entre l’ouest et l’est de l’Europe, sont facteurs de dumping. Le principe du salaire minimal existe déjà dans les 27 États membres de l’UE. Dans vingt et un, il est fixé à l’échelle nationale, mais dans les six autres (Danemark, Italie, Chypre, Autriche, Finlande et Suède), il est procédé par conventions collectives. Les salaires minimaux varient grandement, allant de 312 euros/mois en Bulgarie à 2142 euros au Luxembourg. Bruxelles constate des minimaux plus élevés et une couverture plus large dans les pays où les partenaires sociaux sont pleinement associés via les conventions collectives. Dans ce contexte, la proposition vise à renforcer la négociation et la transparence dans les 21 pays avec un salaire minimum national afin d’y encourager leur augmentation. L’idée est que les salaires minimaux doivent rattraper les autres salaires, qui ont augmenté ces dernières décennies et les ont ainsi laissés à la traîne (Les Échos, le 29 octobre). Enfin, la Commission constate que les CDI représentent moins de 50 % des contrats occupés par les 10 % de ménages les moins aisés, contre plus de 70 % à l’autre bout de l’échelle de distribution. Face à cette situation, le dispositif prône une démarche plus « inclusive » surtout en direction des secteurs actuellement les plus en difficulté depuis mars — aéronautique, commerces jugés non essentiels, transports, loisirs, hôtellerie-restauration… — qui comptent pour environ 9 % du PIB, mais emploient 13 % des salariés du privé (Les Échos, le 17 novembre).

La crise sanitaire risque aussi de modifier le rapport stocks/flux qui faisait que la majorité des emplois restaient « garantis » et que la précarité concernait surtout les entrants (nouveaux ou répétés). En effet, l’équilibre du marché de l’emploi est souvent résumé par un chiffre : celui des créations nettes d’emplois salariés. Cette mesure résulte de la confrontation de flux de sens opposés dont l’amplitude peut pourtant être supérieure au stock d’emplois. Ainsi, en 2019, alors que le secteur privé occupe un tout petit peu moins de 20 millions de personnes, ce sont près de 24,6 millions d’embauches qui ont été enregistrées, dont 3,9 millions en CDI. Dans l’autre sens, il a été mis fin à 24,4 millions de contrats, dont 3,7 millions de CDI. Ces flux illustrent la puissance des réallocations permanentes de main-d’œuvre propres au processus de destruction-création. Une variation même minime de cette rotation dans l’emploi peut ainsi avoir très rapidement des conséquences majeures sur l’évolution du stock d’effectifs en poste. Au cours du confinement du printemps, l’emploi total a fortement diminué. Il l’a plus fait en raison de l’arrêt des embauches que d’une hausse des fins de contrats. Ces dernières ont au contraire chuté (-47 % sur un an), mais dans une moindre mesure que les premières (-51 % sur un an), dont la baisse a été particulièrement prononcée pour les CDD. Ce phénomène illustre par la caricature que le gel de la rotation dans l’emploi peut rapidement déboucher sur le recul des effectifs. Il le fait parce que ce gel n’est pas aussi vif selon qu’il touche les flux entrants ou les flux sortants. En période de récession, les positions se figent, les sorties pour cause de démission chutent contribuant au recul des embauches, déjà menacées par la frilosité des employeurs face à un environnement incertain (Les Échos, le 23 novembre).

La situation est néanmoins contrastée suivant les pays de l’UE et elle s’apprécie aussi différemment en fonction des outils statistiques utilisés. Ainsi, la pauvreté aurait reculé l’an passé en France. Selon les premières estimations de l’Insee publiées mercredi, le taux de pauvreté aurait baissé de 0,3 point et se serait établi à 14,5 % de la population en 2019. Concrètement, cela signifie qu’environ 210 000 personnes seraient sorties de la pauvreté l’année dernière. Environ 9,1 millions de personnes vivraient toutefois encore sous le seuil de pauvreté correspondant à 60 % du niveau de vie médian — c’est-à-dire le niveau de vie qui partage la population française en deux, l’une gagnant plus, l’autre moins. En fait, l’an passé, le niveau de vie médian a lui-même crû de 2 % environ. Mais le niveau de vie des personnes modestes aurait augmenté plus vite que le niveau de vie médian, principalement en raison de la forte hausse de la prime d’activité, avance l’Insee. L’an passé, pour répondre aux « Gilets jaunes », la prime d’activité a été réformée. Les montants ont été augmentés et des personnes aux revenus un peu plus élevés ont pu en bénéficier. En 2019, 4,35 millions de foyers, soit 1,3 million en plus qu’en 2018, ont perçu la prime d’activité pour un montant moyen de 185 euros. La revalorisation de la prime d’activité aurait profité d’abord aux 40 % de personnes au niveau de vie la plus faible. S’y est ajouté dans le même sens la baisse de la CSG pour les retraités modestes et la fin de la taxe d’habitation. « D’autres mesures contribueraient aussi à augmenter le niveau de vie des plus modestes et à diminuer les inégalités, comme les revalorisations exceptionnelles de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) et du minimum vieillesse (Aspa) », note l’Insee. Ainsi, les inégalités auraient légèrement baissé (coefficient de Gini6 ). Mais la crise engendrée par le Covid-19 devrait avoir des effets inverses cette année. Au ministère de la Solidarité et de la Santé, on juge « la progression des demandes de revenus de solidarité active (RSA) en septembre et octobre très inquiétante ; on évoque le chiffre de 3000 demandes supplémentaires de RSA par jour. Les destructions d’emplois occasionnées par la crise expliquent ce phénomène. Les nouveaux arrivants sur le marché du travail ne trouvent pas d’emploi et les indépendants, parfois des commerçants touchés par la crise, font des demandes de RSA. Le ministère assiste « à un afflux de nouveaux publics » (Les Échos, le 19 novembre).

Sur la question plus précise du rapport inégalités/pandémie, une recherche récente sur la Belgique, pays particulièrement touché par la pandémie, éclaire la question des inégalités face à la pandémie, tout en mettant en évidence le caractère nécessairement ambigu de toute réponse. Elle se base sur les données fiscales individuelles et examine la corrélation entre la mortalité excédentaire durant la première vague et le niveau de vie relatif des personnes décédées. À âge donné, au-delà de 65 ans, la mortalité excédentaire en 2020 se révèle être trois fois plus élevée chez les 10 % de personnes les plus pauvres par rapport aux 10 % les plus riches. Sur une base individuelle, la pandémie a donc été inégalitaire. Il se trouve cependant que ce ratio est à peu près identique lorsque l’on considère la mortalité des années précédentes. En d’autres termes, la probabilité de décès chez des personnes du même âge a augmenté à cause du virus dans des proportions similaires selon leur niveau relatif de revenu, ce qui correspond bien sûr à un accroissement absolu de cette probabilité plus élevé chez les plus pauvres. En termes absolus, la pandémie a donc exacerbé l’inégalité de la population belge devant la mort ; en termes relatifs, elle l’a laissée pratiquement inchangée (ibid.).

En Italie, le patronat estime que l’actuel demi-confinement aggravera le recul du PIB, qui sera de près de 12 % avec une perte de 216 milliards d’euros pour l’économie italienne. C’est plus que les 209 milliards d’euros promis par le plan de relance européen pour lui permettre de surmonter l’une des pires récessions de la zone euro. Quelque 50 000 bars et restaurants sont menacés de fermeture d’ici la fin de l’année et 350 000 emplois risquent d’être supprimés sur tout le territoire. « L’automne sera chaud », s’est inquiétée la ministre de l’Intérieur. « Le pays est fatigué, reconnaît Giuseppe Conte. La pandémie provoque la colère, la frustration, en créant aussi de nouvelles inégalités, qui s’ajoutent à celles qui existent déjà. Les manifestations, ce serait un comble qu’il n’y en ait pas. Si, aujourd’hui, j’étais de l’autre côté, moi aussi je ressentirais de la colère contre les mesures du gouvernement. » (Les Échos, le 30 octobre 2020). L’écrivain Roberto Saviano, spécialiste des mafias, évoque quant à lui « un désespoir grandissant qui naît des défaillances des institutions. C’est ce désespoir qu’il faut regarder en face pour comprendre l’insurrection napolitaine. Sinon, nous devons nous attendre à d’autres insurrections. Aujourd’hui à Naples, demain dans le reste de l’Europe. » À Naples et ailleurs ; ainsi, depuis des années, les Calabrais, comme des millions d’autres habitants du sud du pays, ont pris l’habitude, en cas de maladies graves, de prendre l’avion pour se faire soigner dans les structures ultramodernes de Lombardie, de Vénétie ou d’Émilie-Romagne. Ce tourisme médical interne, en constante augmentation, a un coût exorbitant pour les régions les plus pauvres du pays, et procure un surcroît de ressources aux plus riches — les indemnités versées par les régions du Sud à celles du Nord sont estimées à 5 milliards d’euros par an —, alimentant encore le déséquilibre. Mais, en temps de pandémie, les frontières intérieures du pays se referment, si bien que les habitants se trouvent livrés à eux-mêmes, conscients du fait que les hôpitaux locaux auront à peine les moyens de les soigner.

« Le seul acteur social qui était absent dans la crise la plus sensationnelle de la modernité est donc arrivé sur scène, à Naples : c’est la rébellion qui descend sur la place […] contre tout, la région, le gouvernement, les règles, la prudence, la peur, car elle est en dehors du système, dérivant en un seul endroit inconnu de la politique où même le contrat entre l’État et les citoyens ne semble plus avoir de valeur […] Comme Naples l’a anticipé, on fait les comptes de cette urgence sans fin, de cette précarité permanente, de cette instabilité constante, et on découvre que le coût est au moins aussi élevé que le risque de contagion, et on présente le bilan au pouvoir. Chacun a ses raisons de protester, il n’y a actuellement aucune échéance nationale dans la rue, il n’y a donc pas de plan unifié capable de recueillir les différentes plaintes, de les transformer en une cause générale, puis en une occasion politique. […] Ainsi, les jeunes qui font de la livraison à domicile en vélo se trouvent à côté des pizzaioli qui ont peur de la fermeture, des chômeurs, des soignants, des vendeurs de souvenirs qui ont replié leurs étalages : chacun avec une catégorie de colère distincte, avec une revendication professionnelle spécifique, avec un crédit de travail spécifique, dans un ensemble de ressentiments distincts unis seulement dans la rébellion. […] Un élément fédérateur existe en fait, et c’est la déception générale devant les trous que chacun découvre chaque jour dans la couverture des soins de santé de base […], en plus des transports publics surchargés porteurs d’infection. Le sentiment est celui de l’abandon pour le citoyen laissé seul, […] alors que la puissance publique — État et Régions — a gâché l’été en polémiques, apportant une nouvelle confirmation de l’effondrement du pays, à partir de la puissance publique ».

Qui écrit ces mots ? Un représentant extrémiste des centres sociaux ou de l’ultra-droite ? Un camorriste intéressé à étendre l’ordre criminel dans les territoires ? Non, c’est l’ancien directeur du journal La Repubblica, sur les pages de ce dernier, dans son article du lundi 26 octobre : « Le virus de la rébellion ».

Interlude

  • Dans les hôpitaux d’Orléans, comme dans tous les autres, les services sont débordés et les réanimations sont menacées de saturation. C’est pourtant le moment choisi par les magistrats de la chambre régionale des comptes pour rendre public un rapport qui reproche à cet établissement, inauguré en 2015, d’avoir été « surdimensionné » et d’afficher « une surcapacité de 133 lits » ! (Le Canard enchaîné, le 11 octobre).
  • Les hôpitaux ne manquent plus d’équipements de protection, à en croire le ministère de la Santé. En témoigne un avis placardé, le 27 octobre, dans l’hôpital parisien Georges-Pompidou avertissant le personnel d’« un approvisionnement en tension » sur les casaques de protection renforcée des chirurgiens et des infirmières. Ces surblouses sont désormais réservées pour les interventions « longues et/ou sanglantes ». Avec cet avertissement : « Pour pouvoir continuer à opérer, il est important de gérer la pénurie. » (ibid.).
  • Pour respecter le protocole sanitaire envoyé par le rectorat, les professeurs d’éducation physique et sportive de l’académie de Rennes auront fort à faire : « La distance physique entre les élèves devra être contrôlée, leur ordonne le document, avec les indicateurs suivants : la distance de 2 mètres est à respecter pour un effort inframodéré, les distances à respecter sont de 5 mètres pour une marche rapide ou pour une position statique avec un effort important et de 10 mètres pour la course (ibidem).
  • Monoprix et la publicité critique (à voir là) 23/11 :  : « Une commission venant de décider que l’eau ça mouille, nous avons finalement le droit de vous vendre des parapluies » (Votre équipe Monoprix).
  • Si Ricœur a fait l’éducation philosophique de Macron on se demande qui a fait l’éducation politique de la ministre de l’Enseignement supérieur qui a déclaré : « Veut-on préserver la capacité à débattre, à se mobiliser, à manifester dans une université ? La réponse est oui. Pour cela, il ne faut pas de conférences empêchées, ni d’affrontements entre blacks blocs et antifas dans des amphithéâtres » ! (Les Échos, le 20 novembre).

Comment fonctionne le couple pandémie/économie

— Les grandes entreprises ont réorganisé leurs activités et ont eu tendance à se débarrasser de certaines branches quand elles les estimaient peu valorisables, telles les transports, la logistique ou les services de gestion des installations appelés facility management (sécurité, nettoyage, restauration, entretien des infrastructures ou des espaces). Les services externalisés sont assurés par des entreprises souvent petites et soumises à l’hyper-concurrence ; même si elles sont parfois de taille importante, elles doivent sous-traiter elles-mêmes pour rester compétitives. Le rapport de force avec les puissants donneurs d’ordre est tel que les sous-traitants subissent une pression continue pour baisser leurs prix : se déploie alors un cercle vicieux puisque leurs marges étant faibles (autour de 3 %) elles limitent l’investissement, ce qui maintient la dépendance aux donneurs d’ordre. (Le Monde, le 29 octobre). C’est dans ce type de secteur qu’il risque d’y avoir le plus de défaillances d’entreprises qui sont pour le moment en partie retardées par les mesures de soutien aux entreprises (chômage partiel et baisse des charges7 ). Les journalistes économiques parlent à ce sujet d’entreprises « zombies » (il y a trente ans ils ne parlaient, eux et les économistes politiques à la Raymond Barre que de « canards boiteux »). Faut-il sauver tout le monde ? C’est évidemment la question que se posent les analystes et particulièrement les partisans de la théorie de la « destruction créatrice (Schumpeter). Pour l’instant, c’est quasiment le cas. Plus de 97 % des entreprises qui ont demandé un prêt garanti par l’État en ont obtenu un. Tant et si bien qu’à la fin septembre, le nombre de défaillances d’entreprises sur un an restait inférieur de 30 % à la même période de 2019. Même dans l’hôtellerie-restauration, le nombre de faillites sera cette année moins important que l’an passé, et peut-être même à un plus bas depuis de quinze ans. Avec la fermeture des tribunaux, Patrick Artus, chef économiste de Natixis, voit, lui, une autre raison de ne pas se presser. Aujourd’hui, « l’incertitude est telle qu’on ne sait pas quels secteurs vont retrouver un niveau d’activité normal à terme et ceux qui ne vont jamais le retrouver. Donc, la seule chose à faire en attendant, c’est de sauver tout le monde », selon lui. « Une fois qu’on aura un vaccin, on y verra plus clair. On pourra, dans un an, effectuer une sélection, via les banques, dont c’est le métier. L’État, lui, pourra alors choisir de soutenir les secteurs qu’il jugera stratégiques à terme pour le pays (Les Échos, le 17 novembre).

— On peut aujourd’hui émettre des doutes quant au processus de relocalisation annoncé à l’époque du premier confinement. Ainsi, à la fin octobre, 33 % des dirigeants internationaux interrogés n’envisagent pas de changement majeur de leurs chaînes de production et de leur approvisionnement alors qu’ils n’étaient que 2 % dans ce cas en avril dernier. De même, la relocalisation des activités industrielles ne séduit que 24 % des dirigeants, contre 37 % en avril. « Il n’y aura pas de grand soir de la supply chain des multinationales en 2020 ni en 2021, considère Marc Lhermitte, associé chez EY chargé des questions d’attractivité. D’abord, parce que les activités asiatiques de ces industriels sont en croissance, ce qui n’est pas le cas en Europe. Ensuite, parce que cela coûte cher de réorganiser les chaînes de valeur. Or, la priorité est aujourd’hui donnée à la réduction de la voilure, à la baisse des coûts fixes pour dégager du cash. Les dirigeants ont le pied sur le frein », ajoute-t-il. « En pleine crise sanitaire et économique, les entreprises internationales passent au crible de la rentabilité financière et commerciale leurs projets de développement de lignes de production, de centres de recherche », estiment les auteurs de l’étude. Ainsi les investissements étrangers en France pourraient chuter de 35 à 50 % cette année, selon EY. En résumé, « aujourd’hui, il faut déjà que les patrons de filiales de grands groupes étrangers protègent leurs sites en France », selon Marc Lhermitte. D’ailleurs, les plans de relance dans les différents pays sont importants, mais ne sont plus le facteur primordial dans les projets d’implantation des étrangers. Ces derniers mettent aujourd’hui l’accent sur la sécurité sanitaire, l’anticipation des crises futures et la dynamique des marchés domestiques. Bref, pour rassurer les investisseurs étrangers, « il faut d’abord gérer les six prochains mois avant de penser aux six prochaines années », selon l’expert d’EY. Et à plus long terme ? « Il n’y aura pas de grand mouvement de relocalisations », prévient Selin Ozyurt, économiste chez Euler Hermes. « Tout simplement parce que cela supposerait que les consommateurs soient prêts à payer un prix plus élevé. Or, ce n’est pas le cas », estime l’économiste. « Le mouvement se fera petit à petit, en fonction de la volonté des États de reprendre le contrôle de secteurs qu’ils jugent politiquement stratégiques ». « Il y aura des rapatriements de production pour des familles de produits critiques, comme dans la pharmacie, par exemple, ou qui sont très liées au plan de relance, comme dans l’énergie », juge Marc Lhermitte. L’ampleur des relocalisations pourrait donc être limitée. D’autant que « le mouvement naturel du capitalisme, après une crise, c’est de retrouver la rentabilité pour les actionnaires des entreprises qui ont souffert. Une façon d’y parvenir, c’est de délocaliser encore plus d’usines dans les pays à bas coûts. C’est ce que des multinationales auront le réflexe de faire dans les prochaines années », parie, pour sa part, Patrick Artus, chef économiste de la banque Natixis. Il craint donc une nouvelle vague de délocalisations8 et une concurrence fiscale exacerbée entre les pays européens pour attirer les étrangers, la baisse des impôts étant la manière la plus rapide pour améliorer l’attractivité d’un territoire. D’où la baisse des impôts de production de 10 milliards d’euros en France dès l’an prochain (Les Échos, le 19 novembre)

Un mouvement de délocalisation pourrait bien, par contre, advenir dans les activités de service. C’est en tout cas ce qu’affirme El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, y compris pour des tâches élaborées. Les confinements liés à la pandémie de Covid-19 ont accéléré l’adoption et l’usage des technologies numériques dans de nombreux secteurs d’activité. En France, le nombre de téléconsultations de médecine a été multiplié par plus de 100 entre février et avril 2020. À l’université, les étudiants suivent désormais les cours depuis l’étranger, en visioconférence. « La distance n’est plus un obstacle à la fourniture d’un service », observe M. Mouhoud (Le Monde, le 27 octobre). En fait, la prochaine frontière de la mondialisation se trouve dans les services. C’est le secteur le plus protégé, avec de nombreuses barrières non tarifaires, les marges de progression sont donc les plus importantes.

L’emploi « principalement indépendant » pesait 12,1 % du total des emplois en 2019, contre 10,6 % en 2008, selon l’enquête emploi de l’Insee. Il faut y ajouter les centaines de milliers de salariés qui cumulent une activité secondaire non-salariée. Si le développement de plateformes numériques offrant des jobs rémunérés à la tâche a participé à cet essor, il est avant tout le résultat d’une politique initiée par Nicolas Sarkozy et poursuivie par ses successeurs : construire une France de petits entrepreneurs dont le fer de lance est le régime fiscalo-social simple et attractif d’auto-entrepreneurs (devenu micro-entrepreneurs). Face à des perspectives d’emploi dégradées par la crise de 2008-2009, le régime a connu un succès immédiat. S’y sont ensuite engouffrés des travailleurs voulant échapper au poids de la subordination ou qui souffrent de discriminations sur le marché du travail. D’après les chiffres de l’Acoss, on comptait, au dernier trimestre 2019, 1,7 million de micro-entrepreneurs « administrativement actifs », soit une hausse de 20 % en une année. Près d’un million d’entre eux avait déclaré un chiffre d’affaires positif. Cette nouvelle France entrepreneuriale a même gagné en maturité. Le revenu des micro-entrepreneurs s’est envolé, avec la constitution d’une clientèle : au quatrième trimestre 2019, les micro-entrepreneurs économiquement actifs ont ainsi déclaré en moyenne plus de 4 000 euros de chiffre d’affaires, soit le double du niveau observé cinq ans auparavant ! Malgré des tensions persistantes, les micro-entrepreneurs avaient fini par cohabiter avec les indépendants classiques, qui restent majoritaires, notamment dans l’artisanat. Mais cet équilibre est désormais fracassé par l’ampleur du choc de la crise sanitaire.

— Amazon arrive-t-il à concilier les consignes sanitaires avec la hausse de l’activité à l’approche des fêtes ? Mardi, les syndicats SUD et CGT d’Amazon France dénonçaient des conditions de travail « à risques » pour les employés ; des conditions accentuées à l’approche des fêtes. « Depuis le premier confinement, des mesures avaient été mises en place garantissant la sécurité des salariés. Mais ce, dans le cadre d’un effectif normal. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui alors que nous sommes en sureffectif à l’approche de la période de décembre. Le sureffectif empêche la bonne mise en place de la distanciation sociale dans certaines zones » (ce sont les syndicats qui s’expriment !). Et voilà ce qu’ils demandent : Qu’attendez-vous concrètement de votre entreprise ? « Nous demandons en contrepartie une augmentation de 2 euros bruts de l’heure, comme c’était le cas lors du premier confinement, ainsi qu’une prime de 1 000 euros. Sans compter le maintien à 100 % du salaire des personnes à risque qui sont en activité partielle durant la crise sanitaire ». Pour l’instant, la direction a refusé catégoriquement de négocier sur ce plan (Libération le 19 novembre). L’histoire ne nous dit pas si ceux qui représentent le « sureffectif » toucheront « la prime syndicale ».

— Les phases de récession endurées par l’économie française depuis cinquante ans ont toujours été propices à un rééquilibrage de la balance commerciale. D’un solde déficitaire, celle-ci est redevenue excédentaire après les récessions de 1975 et de 1992-1993. Le déficit a été fortement réduit après la récession de 2008-2009. Il n’en est pas de même avec la crise actuelle parce que comme nous l’avons dit dans un texte précédent, la crise n’étant pas économique, mais un effet de la crise sanitaire il est vain d’y chercher des points de comparaison. Si par exemple on a pu bénéficier d’une moindre charge pétrolière due à la baisse du prix du pétrole, la chute des exportations de l’industrie aéronautique (qui représentent 10 % de nos exportations de biens) et les échanges de produits industriels présenteront un déficit aggravé de plus de 30 milliards d’euros par rapport à 2019. A elle seule, la dégradation du solde des échanges de matériels de transport explique déjà les deux tiers de celle de la balance des échanges de produits industriels. Si l’on ajoute à cela la vive accélération des importations de dispositifs médicaux pendant le confinement d’un côté et de l’autre, la chute des recettes tirées des visites des voyageurs étrangers (-17 milliards en 2020), on comprend alors que le déficit de la balance courante, loin de se réduire, se creusera en 2020. Il serait de près de 60 milliards d’euros (2,6 % du PIB), contre 17 en 2019. Loin d’avoir atténué l’un des traits structurels de l’économie française, à savoir son déficit de compétitivité à l’exportation, l’épidémie l’a au contraire renforcé parce qu’elle mord sur certains de ses (rares) points forts sectoriels traditionnels (aéronautique, luxe, tourisme…) (Les Échos, le 26 octobre).

— Pour les économistes P. Artus et O. Pastré (ibid.) trois menaces au moins pèsent sur l’économie mondiale post-Covid : une succession de bulles prêtes à éclater du fait même de la surliquidité provoquée par la réaction des autorités ; une stagflation (situation paradoxale ou stagnation de la croissance et inflation cohabitent) qui a conduit au grand « décrochage » des années 1970 ; et une baisse des gains de productivité conduisant à une chute de la croissance potentielle donc de long terme (Les Échos, le 28 octobre). Et la façon dont ils envisagent d’y remédier reste très libérale et peu « inclusive » sauf sur l’extension du RSA aux jeunes.

Comme en mars, mais de façon moins brutale, Bercy a momentanément perdu le combat contre le ministère de la Santé dont le but principal est de limiter les déplacements. Sans que l’on puisse dire qu’il s’agisse d’une volonté politique, les commerces et marchés devaient être sacrifiés aux supermarchés et à l’e-commerce (les exemples du secteur du jouet touché de plein fouet par un reconfinement d’avant les fêtes et, par contraste, le Black Friday, sont emblématiques de ce qui se joue dans ces secteurs, même si des négociations de dernière minute ont retardé ce dernier d’une semaine).

On retrouve ici une constance de la technocratie française depuis Giscard contre le petit commerce et ce qui peut être considéré comme une culture de l’ancien monde, celui de la proximité, du local, du client-ami, du lien du quartier, toute chose jugée ringardes (déjà l’ancien monde et le nouveau monde) quand les hypermarchés poussaient comme des champignons à côté des ronds-points, mais qui ont retrouvé indirectement un peu de leurs lettres de noblesse du fait des excès du gigantisme, la critique du « progrès » en voie de disparition et que le Covid ne fait qu’accélérer. Les supérettes de centres-villes vont rester ouvertes, pour les personnes aisées, les hypermarchés pour les pauvres. Il ne restera plus rien de la ville où il n’existe déjà plus d’indépendants, mais que des franchisés. Comme toujours avec la dynamique du capital, on ne repart pas de zéro, mais d’une défaite supplémentaire, même si en l’occurrence, nous n’avons pas eu à livrer un combat puisqu’il était contre un Corona sur lequel nous n’avions aucune prise.

La stratégie du stop and go qui semble avoir été choisi par le gouvernement français (en fait un compromis entre Véran et Le Maire) risque d’être très coûteuse en termes de perte de croissance potentielle si on raisonne dans les termes dominants chez les économistes. En effet, elle crée de l’incertitude du côté des entreprises, qui ne savent jamais exactement quand la période courante de go va prendre fin, ni quelle sera l’ampleur des phases d’expansion et des phases de recul de l’activité. Prenons l’exemple de la France : la croissance (sur le trimestre) a été de -13,7 % au deuxième trimestre 2020, de +18,2 % au troisième trimestre, elle sera probablement comprise entre -8 % et -10 % au quatrième trimestre. Face à cette double incertitude, et surtout si celle-ci est appelée à se prolonger dans le futur, les entreprises vont faire le choix du court terme et la presse adopte déjà un langage quasi médical pour en rendre compte avec l’emploi hors d’usage économique de « résilience », désignant la capacité ou non de résister aux chutes périodiques de l’activité, en un mot de survivre, plutôt que celui de dégager des perspectives à long terme. Elles vont privilégier leur capacité à réagir rapidement aux pertes de production. Plutôt que de créer des emplois durables et qualifiants, qui favorisent à la fois la croissance et la mobilité sociale ascendante, elles vont recourir plus systématiquement aux emplois temporaires (contrats de travail courts, intérim plutôt que des emplois permanents, mobilité géographique pour sauvegarder des emplois à tout prix au risque d’une déqualification ou d’une dégradation des conditions de vie). Et donc, contrairement aux vœux effectués pendant le premier confinement en faveur de la relocalisation d’activités et « la reconquête de chaînes de valeur et des compétences industrielles », elles vont continuer à externaliser des fonctions dans de nouveaux secteurs (informatique, transports, comptabilité, gestion des données, sécurité, etc.) et s’appuyer plus que jamais sur la délocalisation et la diversification internationale de leur production, afin que tous les sites de production ne soient pas simultanément touchés par le confinement. Enfin, plutôt que d’investir dans la recherche et développement et les équipements innovants, les entreprises vont chercher à constituer des réserves en prévision des périodes de rechute de la production ; d’où une détention très importante de cash, de réserves monétaires, de façon à éviter la faillite. Autant de choix qui vont plomber la croissance potentielle des pays qui pratiquent le « stop and go » sanitaire : moins d’efforts de formation, moins d’investissements innovants, moins de prises de risque et moins de relocalisations (P. Aghion et P. Artus, tribune Le Monde (abonnés), le 8 novembre). Néanmoins, les entreprises françaises ont dans l’ensemble joué le jeu sur la question des dividendes. Près des deux tiers des grandes entreprises françaises ont réduit ou supprimé leurs dividendes. Appelées à la modération sur les dividendes et les rachats d’actions par le gouvernement, les grandes entreprises françaises ont en majorité joué le jeu. À lire le dernier rapport annuel du Haut Comité de gouvernement d’entreprise (HCGE), 32 entreprises adhérentes de l’Association française des entreprises privées (hors holdings familiaux et groupes étrangers) ont annulé leurs distributions de dividendes par rapport au montant initialement annoncé au titre de l’exercice 2019, et 31 d’entre elles les ont diminuées (soit les 2/3). Dans l’ensemble elles ont aussi suivi les recommandations sur la baisse de rémunération des dirigeants de 25 % pour alimenter les caisses en vue du chômage technique. Par contre 6 entreprises du CAC 40 ont versé l’intégralité des dividendes de l’année (Les Échos du 9 novembre).

— Les investissements directs à l’étranger (IDE) au niveau mondial ont plongé de 49 % sur un an au cours du premier semestre 2020, selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) publié mardi. Les pays industrialisés, qui représentent normalement 80 % des transactions mondiales, ont été les plus touchés, avec des flux tombant à 98 milliards de dollars, un niveau atteint pour la dernière fois en 1994. Pour la première fois, les IDE vers l’Europe ont été négatifs, à -7 milliards de dollars contre 202 milliards un an plus tôt. Ceux vers les États-Unis ont chuté de 61 %. Les IDE ont le plus fortement diminué en Italie, au Brésil et en Australie, qui avaient été les principaux bénéficiaires en 2019. En revanche, ceux en direction de la Chine ont résisté. Les flux d’investissement sont attendus en baisse de 30 % à 40 % cette année et devraient reculer « modérément », de 5 % à 10 % en 2021, a indiqué James Zhan, directeur de la division investissement et entreprise à la Cnuced ; Les Échos, le 28 octobre). En France, les prévisions sont une baisse de 14 % en 2020 pour une simple hausse de 4 % en 2021 variable suivant les secteurs : à cela trois raisons, la politique de stop and go sur la question sanitaire ne permet pas de définir une perspective ; les mesures du plan de relance ne sont pas des mesures de court terme (la fameuse relance « verte ») ; et enfin elle n’est pas axée sur une hausse de la demande (refus de baisser la TVA comme l’Allemagne l’a pourtant fait), mais sur le rétablissement des marges de l’offre (baisse des impôts de production).

Temps critiques, le 26 novembre 2020

  1. Un quintile représente 20 % d’une population donnée ; le premier quintile représente donc le premier cinquième des données (1 % à 20 %) ; le deuxième quintile représente le deuxième cinquième (21 % à 40 %) et ainsi de suite. Il y a donc 4 quintiles dans une distribution (20 %, 40 %, 60 % et 80 %). Le troisième quintile est donc celui compris entre 41 et 60 % de la distribution des revenus. []
  2. Il pourrait entraîner une modération salariale », estime Jawad Lemniaï, directeur chez EY consulting (Les Échos, le 23 novembre). Sans compter que « le travail à domicile aura des conséquences à terme sur les formes d’emploi, poursuit-il. En individualisant encore un peu plus le travail, ce sera un nouvel appel d’air pour le statut de micro-entrepreneur ». []
  3. Libération, qui a doublé Le Monde en tant que journal de tous les pouvoirs, essaie de se poser en défenseur des salariés et part en chasse pour traquer les patrons désobéisseurs dans son enquête du 6 octobre 2020. []
  4. Depuis le 20 février, le cours de Google a grimpé de 17 %, celui d’Apple de 47,5 %, celui de Facebook de 38 % et celui d’Amazon de 55 %. Le CAC40 a, lui, reculé de 17 % (Le Monde, le 7 octobre ). []
  5. Le salaire médian est plus utilisé que le salaire moyen quand l’éventail des salaires s’accroît car ce dernier « écrase » les extrêmes. []
  6. Il varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 et se calcule à partir de la courbe de Lorenz qui mesure l’écart à l’égalité représentée par la diagonale du carré. Plus la courbe qui est en dessous est éloignée de la diagonale plus l’inégalité est grande. []
  7. D’après P. Cahuc, il y a en France 55 000 défaillances d’entreprises en France en moyenne et le « retard » estimé à cause du Covid s’élèverait déjà à 15 000 (Les Échos, le 6 octobre 2020). []
  8. -10 %, c’est, en points, le recul de la part de l’industrie dans le PIB français depuis 1980, selon le dernier rapport de France Stratégie consacré aux « politiques industrielles ». Elle était ainsi, en 2018, de 13,4 % contre 25,5 % en Allemagne et 19,7 % en Italie. Les délocalisations y ont été plus massives qu’ailleurs ; 62 % du personnel des entreprises françaises travaille hors de France, contre 38 % pour les entreprises allemandes. En quarante ans, 2,2 millions d’emplois ont été perdus. C’est « depuis 2000 la performance la plus médiocre des pays d’Europe de l’Ouest », renchérit France Stratégie, qui constate un léger mieux depuis le choc du rapport Gallois en 2012. Mais, à l’inverse de nombreux observateurs focalisés sur le prix de la main-d’œuvre, le rapport ne jette pas la faute sur les salaires, mais met en cause la fiscalité (Libération, le 20 novembre). Selon les données compilées par Trendeo, les annonces de fermetures ou les fermetures effectives dans l’industrie manufacturière, depuis mars 2020, représentent, en solde net, quelque 19 500 emplois détruits. En effet, si les suppressions atteignent le chiffre de 42 000 postes, elles sont en partie compensées par un peu plus de 22 000 créations d’emplois industriels enregistrées depuis le début de la pandémie. Et en fin d’année, la France devrait perdre bien moins de postes industriels qu’en 2009, lors de la crise financière, lorsque 39 000 emplois de ce type avaient disparu (Le Monde, le 21 novembre). []

Temps critiques et les différentes formes d’intervention critique et politique

Dans cet entretien, Jacques Wajnsztejn essaie de rendre compte du travail effectué dans les relevés de notes produits depuis le début de la crise sanitaire à partir d’une large revue de presse quotidienne visant à recueillir des données statistiques, des faits tout en les soumettant à un regard et à une interprétation critique. Bref, ne pas partir des a priori idéologiques qui ont amené la plupart des groupes politiques constitués ou informels, soit à nier la crise soit à nous dire qu’ils nous avaient bien prévenus. Pour cela il a fallu se coltiner à explorer cette terra incognita de l’extrême gauche en général, qu’est resté le champ économique et donc préciser des points sur la dette, sur la globalisation, la concentration du capital, le rôle du capital fictif dans l’investissement d’innovation, etc.

C’est là l’objet de la première partie de l’entretien.

Tenant compte de notre activité pratique et théorique au sein du mouvement des Gilets jaunes la seconde partie de l’entretien tente de replacer les différentes formes d’intervention de la revue Temps critiques au fil de son évolution et surtout de l’évolution de ses concepts de référence et particulièrement le passage de la critique de la forme Etat-nation qui apparaît dès le n°2 de la revue en 1990 à ce nous appelons la forme réseau de l’Etat. Une thèse avancée dès les années 2000 en s’appuyant sur le processus de résorption des institutions en cours, mais souvent mal comprise et qui mérite donc d’être explicitée à l’aune de nos derniers développements sur la révolution du capital.