Entretien avec un rédacteur du Journal de bord

Ci-dessous un entretien entrepris le 2 novembre 2019 entre Thierry Lichet sociologue et Gzavier acteur dans le mouvement des Gilets jaunes et l’un des rédacteurs du Journal de bord sur Lyon.

Pourriez-vous me décrire votre parcours de vie, et plus particulièrement votre parcours professionnel ?

Détenteur d’un master de sociologie, j’ai connu au sortir de mes études quelques difficultés pour trouver un emploi pérenne. Aussi, je travaille depuis 2011 dans une Bibliothèque à Lyon, en tant qu’agent administratif (cat. C). Mon parcours universitaire antérieur me démarque quelque peu de mes collègues de travail ; il peut donc m’arriver d’aider à formaliser les écrits, pensées de ces derniers, parole que je porte notamment au sein du CHSCT, en tant que représentant des personnels. Pour autant, je ne suis pas encarté dans un syndicat, souhaitant pouvoir conserver mon autonomie de pensée et ma distance critique.

Avez-vous connu des engagements collectifs antérieurs à votre implication dans le mouvement Gilets Jaunes ? Si oui, de quels types ?

Mon parcours étudiant m’a amené à m’engager de façon forte durant le mouvement contre le CPE. J’ai ainsi été lors de cet épisode parmi les bloqueurs les plus assidus de mon université, un mois durant. Je me suis retiré peu à peu de la structure politique du mouvement, à mesure que celui-ci se bureaucratisait pour m’investir avant tout dans les actions et manifestations mais aussi le blocage concret des bâtiments de l’Université Lyon 2 de 2006. Je disposais ainsi d’une expérience contestataire préalable aux manifestations Gilets Jaunes, qui a révélé ma défiance pour l’organisationnel dans les mouvements contestataires.

Jusqu’au CPE, mon action s’est avant tout inscrite dans l’autonomie, sans attache avec quelque structure établie, et privilégiant la spontanéité de l’action. Au sortir de cette expérience, j’ai néanmoins ressenti le besoin de prendre du recul et construire une réflexion sur cet engagement. Ainsi, j’ai rencontré plusieurs participants de la revue Temps critiques. Ceux-ci m’ont permis de poser un cadre et une analyse sur mon parcours, construire une mise en perspective de mes apprentissages, tout autant que de bénéficier d’une transmission d’expérience et de regard des plus fructueuses de leur part. J’ai retiré de ces échanges une culture politique nouvelle, se traduisant notamment par une pratique plus fréquente de la distanciation et de l’analyse sur les faits et situations, me permettant de dépasser la simple exposition de soi. Cet apprentissage m’aura été précieux dans la suite de mon parcours, et notamment dans la forme de mon implication dans le mouvement des Gilets Jaunes.

Quel a été le cheminement de votre implication dans ce mouvement ?

Mon engagement dans les Gilets jaunes a commencé très classiquement, par une présence au mois de décembre 2019 sur le rond-point de Feyzin. Si ma première approche était plutôt guidée par la curiosité, j’ai trouvé à cet instant des gens très divers et une ambiance humainement très sympathique ; autant de comportements qui m’ont interpellés. Les contacts et les échanges donnaient une impression de liberté, assez inattendue et bienvenue, davantage accueillante que d’autres expériences de mobilisations antérieures. J’ai néanmoins souhaité lors de ces premiers moments conserver une posture prudente et analytique, en vue d’essayer d’évaluer au mieux le mouvement.

J’ai été peu à peu attiré par la dynamique des nouvelles rencontres qui se créaient dans le cadre des différentes formes du mouvement, ainsi que par leur côté éminemment imprévisible. En outre, les échanges me sont au début apparus très libres, sans jugement, avec de véritables possibilités d’exprimer et partager sans restriction les insatisfactions de la vie quotidienne.

Je me suis donc renseigné plus avant sur les modalités de fonctionnement de ce mouvement durant le mois de décembre. La place de Facebook dans la structuration de celui-ci m’est apparue assez inédite. Dans ces groupes virtuels se construisaient les paroles du mouvement en plus des ronds-points et actions. Celles-ci étaient répercutées lors des différentes réunions, AG sur le terrain, dans lesquelles la liberté de parole, y compris son éventuelle monopolisation, était la seule règle en place.

Peu à peu cependant, les AG se sont structurées, pour celles auxquelles j’ai participé. Cette nouvelle organisation des débats a alors engendré des batailles argumentaires plus classiques, tout en m’amenant à un engagement progressivement plus soutenu. Il m’est cependant apparu à cet instant que ces AG n’étaient pas la forme privilégiée du mouvement. Il est à ce titre à noter que celles-ci ont pris leur essor en même temps que les ronds-points se trouvaient peu à peu évacués de fin décembre à janvier/février.

Nonobstant, mon engagement prend alors une forme nouvelle, par la rédaction de comptes rendus réguliers de ce qui est fait dans l’AG de Lyon et autour de Lyon (Givors par ex.) et dans les manifestations, afin de donner une structuration progressive à l’action. Mon objectif est de donner une matérialité aux échanges. Le rythme de production devient alors rapidement assez soutenu, pour atteindre deux CR par semaine. Ceux-ci sont, après relecture collective, diffusés sur le blog de la revue Temps critiques. Ces CR contiennent une valeur collective reconnue, puisqu’ils circulent dans un comité de relecture élargi qui comportera jusqu’à 15 personnes.

Porté par le mouvement, cette rédaction s’avère à ses débuts très euphorisante, engageante. Elle se concentre principalement sur les AG, sur lesquelles je porte un regard de plus en plus distancé et critique à mesure que celles-ci prennent une importance démesurée par rapport à l’ensemble du mouvement. Pour moi comme je le formulais alors ce n’est pas l’AG qui fait le mouvement mais bien le mouvement qui fait l’AG.

En revanche, je n’établis aucun compte rendu des différentes occupations des ronds-points auxquelles je participe par exemple à Feyzin : l’immersion pleine et entière dans l’action, dans l’immédiateté, l’absence totale de procédure et de règles auxquelles s’adjoint une sensation de saut permanent dans l’inconnu me font à ces instants privilégier une participation active non distancée. J’apprécie alors pleinement l’instant et cette possibilité de participer à la construction d’un évènement historique auquel je contribue en même temps qu’il me dépasse.

Quelles pratiques d’engagement avez-vous mises en œuvre ? Pourquoi ? Quel regard portez-vous sur ces pratiques ?

Je ne me suis pas tout de suite inscrit dans les commissions de travail de l’Assemblée de Lyon. Mon expérience antérieure lors du CPE m’avait conduit en effet à m’en retirer. Le mouvement des Gilets jaunes se développant, j’ai choisi de participer à la commission « action », et j’en suis devenu l’un des membres les plus assidus. Mes pratiques antérieures ainsi que le recul que j’avais acquis à partir de l’expérience du CPE m’ont alors permis de me positionner de façon claire et parfois forte lors des AG. Lors de ces moments de rencontre et d’échanges, j’ai rapidement exprimé la nécessité pour le mouvement de réaliser des bilans et points d’étape pour chaque action réalisée, afin de pouvoir construire une trajectoire et des perspectives. Cette absence de balisage m’apparaissait d’autant plus problématique que ces assemblées adoptaient un formalisme démocratique qui selon moi tuait avant tout la parole. En outre, j’exprimais l’idée que ces AG ne pouvaient être seulement le lieu de recueil des complaintes personnelles, qu’elles devaient aussi être productrices de perspectives.

Fruit de mes interventions tout autant sans doute que de l’évolution et le délitement progressif du mouvement, l’AG est passée d’un système très carré (Ordre du jour, temps limité de parole, pas de possibilité de réponse à une personne qui avait parlé, etc.), à un système plus souple (mois de respect des tours de parole, nouvelle possibilité de répondre à des interventions, d’exprimer directement la contradiction, etc.). Ce changement de pratique de l’AG a alors permis à celle-ci de traiter davantage de sujets.

Néanmoins, notre posture et le regard porté par notre groupe de rédacteurs du Journal de bord se sont avérés être interprétés à partir du mois de mars comme des remises en cause du mouvement. Nous sommes alors devenus objet de critiques, car nous avions critiqué le mouvement.

En quoi diffèrent-elles, ou au contraire se rapprochent elles d’autres pratiques d’actions collectives ?

La pratique que j’ai mise en œuvre participe avant tout de l’immersion. J’ai tenté de retranscrire cette immersion au travers du journal et des diverses rédactions que nous faisions : nous souhaitions transmettre et retransmettre ce que nous vivions. Mon action sur le terrain, dans les AG et les manifestations participait tout autant de l’immersion.

D’autres acteurs, notamment politisés, ont pratiqué de même : les AG comportaient une composante plutôt de gauche, c’était l’intention de leurs créateurs sur Lyon. D’autres groupes politiques sont intervenus dans les AG, sans forcément être en phase avec le mouvement ni se donner les moyens de l’être. Dans les endroits davantage inscrits dans l’action, les marquages idéologiques étaient moins évidents, les participations étaient moins immédiatement marquées politiquement. Le collectif primait.

Quels rapports ont eu les GJ et les groupes de GJ avec ces pratiques ?

Le fait de faire des CR a été important pour certaines personnes, ceux-ci étaient assez appréciés. Ils constituaient pour une partie des acteurs des points de repère dans le temps et dans l’action. Néanmoins, la posture s’avérait être un travail permanent d’équilibriste, entre posture analytique et posture d’engagement dans l’action. La difficulté subséquente fut que le rédacteur devient alors cible de critiques pour sa retranscription de l’action et ses analyses, chaque acteur analysant ensuite les écrits au travers de ses filtres propres, hérités de ses engagements antérieurs.

La pratique bilan/perspective, longtemps réitérée comme critique principale, n’a en revanche pas été véritablement intégrée par le mouvement, sauf aux marges. Cette pratique reste étrangère à certains GJ. Les AG sont restées essentiellement des rassemblements d’individualités. Néanmoins, différents groupes de travail se sont constitués, autour de personnalités organisatrices. Au final, l’AG de Lyon et son groupe initiateur Lyon-centre est devenue assez structurée, avec des pilotes de groupes qui, en dernier ressort, décidaient pour l’ensemble, même s’il n’est jamais véritablement apparu d’agrégation de toute l’AG ni des manifestants autour de ces individus. Cette limite s’est encore trouvée renforcée par les différences sociales marquées entre le groupe de Lyon-centre et groupes gilets jaunes de la périphérie dès que des actions ont été tentées.

Vos pratiques ont elles évolué au cours du temps ? Les pratiques des groupes dans lesquels vous étiez, que vous côtoyiez, ont-elles évolué, et si oui, comment ?

À titre personnel, cette pratique intensive m’a apporté beaucoup. J’ai pu renforcer par cette expérience ma capacité d’intervention publique, pratique que j’ai pu réinvestir au niveau professionnel. J’ai aussi pu améliorer mes capacités à repérer, décrypter et retranscrire les limites d’un mouvement, d’une organisation.

Les différents acteurs politiques classiques n’ont pour leur part pas été en capacité d’évoluer et d’entrer en phase avec ce mouvement. Les différentes rhétoriques de ces groupes sont restées relativement inchangées tout au long du mouvement et de son évolution, renforçant leur distanciation avec les GJ.

Le mouvement n’a pas non plus réellement évolué tout au long de cette période. Il a perduré une incapacité chronique pour le mouvement à formuler des actions collectives autre qu’aléatoires. La dimension collective n’a jamais été réellement envisagée par les individus composant le mouvement et les actions.
Conséquence de cette importance de l’aléatoire, ce mouvement a permis de faire émerger des procès nouveaux d’actions. À la différence des autres mouvements, ce mouvement a fonctionné essentiellement sur la base de l’imprévu, du non planifié. Ce mouvement m’a donc appris, à titre personnel, à gérer l’imprévu. Cet apprentissage diffus a toute chance de se retrouver chez d’autres personnes qui ont eu, eux aussi, à participer de façon marquée à ce mouvement.
Enfin, la pratique des CR s’est peu à peu diffusée à certains groupes qui ont repris cette modalité de communication, participant de liens nouveaux entre les individus.

A votre avis, quels ont été les apports du moment « gilets jaunes » pour les organisations syndicales politiques, associatives, les structures instituées de l’engagement collectif ?

Traditionnellement, le débordement était accepté par les syndicats : quand il se passe quelque chose, il faut accepter que cela nous dépasse. Aujourd’hui, ces pratiques ont été peu à peu oubliées par les syndicats. Il en résulte une incapacité pour ces derniers à laisser s’exprimer la colère. En un sens, ils se sont policés.

Ces manifestations ont permis de relégitimer la violence comme outil et moyen politique de pression. En un certain sens, ce mouvement a permis une certaine réhabilitation de la violence aux biens. Les organisations syndicales, ayant abandonné ces pratiques qui constituent pourtant une partie de leurs bases historiques, se trouvent de facto déstabilisées par ce renouveau contestataire. En revanche, les mouvements d’extrême gauche ont eu plus de facilité à se fondre dans la masse. Ce mouvement ne les a pas fait évoluer, au moins dans leurs pratiques, puisqu’ils ont pu au travers de celui-ci réitérer leurs pratiques de lutte sociale. Mais dans le fond ce ne sont pas ces groupes qui ont cheminé vers les Gilets jaunes ce sont certains Gilets jaunes qui sont venus à eux dans la décrue, sauf exception.

Pour l’ensemble des organisations et mouvements qui sont intervenues sur et dans le mouvement, celui-ci aura enfin été un moyen de renforcement de leurs liens internes, par le partage d’une expérience contestataire entre individus du même groupe. En revanche, il n’est pas certain que des liens supplémentaires aient été développés par ces acteurs avec les GJ qu’ils ont pu côtoyer.

Rétrospectivement, quel regard portez-vous aujourd’hui sur le mouvement ?

Le mouvement GJ a beaucoup évolué au cours du temps. Il existe une importante différence entre ce qui se passe aujourd’hui et les premières actions de novembre 2018. En fait, le mouvement a connu plusieurs vagues : jusqu’en janvier/février 2019, les groupes politiques étaient relativement absents. Ils sont arrivés ensuite. Une première évolution des participants s’est alors donnée à voir, avec les premiers départs. Ce phénomène s’est accentué en juin/juillet 2019 : les premiers participants sont usés par un an de manifestations, quand ceux qui sont arrivés en février ne voient pas le décalage avec ceux qui étaient là au début.

Pourtant, le mouvement GJ a indéniablement changé, s’est transformé en un an. Pour les AG de Lyon par exemple, la composante territoire extérieur à la ville a progressivement disparu. La périphérie, pourtant principale concernée par le mouvement GJ et longtemps première actrice de celui-ci, n’est plus moteur.
Le mouvement a donc évolué, poussé par la déperdition progressive de ses forces vives, confronté à une limite à ce jour indépassable : la formalisation claire et partagée de ses attendus. Le procès de construction est toujours en cours, mais il s’est davantage déplacé sur les réseaux sociaux. Ainsi, la manifestation du samedi est peu à peu devenue un simple rituel, les AG se sont délitées, la dynamique s’épuisant faute de moteur. C’est aussi dans ce fil qu’il faut comprendre l’abandon progressif du journal que nous réalisions pour les AG et les actions/manifestations du mouvement sur Lyon.