L’Ukraine 2022 n’est pas l’Espagne 1936

Lettre réponse de Jacques Wajnsztejn à l’appel à la réunion organisée le 12 mars 2022 à Lyon par le groupe d’inspiration libertaire NINA-Lyon en soutien aux anarchistes ukrainiens (English version lower).


Bonsoir,
Je viens de lire votre appel à la RU de ce soir. Je m’étonne qu’il n’y ait pas de discussion préalable à ce soutien où en tout cas à ce type d’intervention dont on ne voit pas clairement la finalité.

Sur la question politique, au moins deux questions ne sont pas posées :

  • si on peut avoir une position politique, en général, sur « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » et quelle qu’elle soit, il me semble qu’elle doit être référée d’abord à la direction de la lutte (voir le choix entre le MNA et le FLN où le soutien au stalinien Hô Chi Minh), mais surtout au fait que dans le cadre de ce droit, c’est à cette population de se déterminer et nous nous sommes extérieurs à cette question. Retour donc au problème de la direction politique et militaire où le plus grand flou règne en Ukraine, sur cette direction
  • s’il s’agit d’être favorable ou de profiter d’une situation pré-révolutionnaire quels éléments nous permettent de dire que ce n’est pas simplement une réponse nationaliste ou plutôt patriotique à l’attaque russe à laquelle il n’y a pas de raison de s’y impliquer autrement que par une position traditionnelle anti-guerre ou pour la paix qui transparaît d’ailleurs dans l’appel, mais qui me semble contradictoire avec ce qui serait la formation d’une brigade internationale d’intervention.

Sur la question pratique de l’intervention
Dans la guerre d’Espagne, il y a eu deux phases, dans la première, celle d’avant la militarisation, les volontaires pouvaient s’engager sur des bases affinitaires et politiques dans des colonnes particulières et, pour faciliter les choses avec des sous colonnes nationales comme par exemple les italiens dans la colonne Ascaso1. C’était pareil dans la colonne Durutti dans laquelle s’est engagée par exemple, Simone Weil puisque les femmes pouvaient s’engager pour combattre au front. Il y avait là ce que j’appelle une autonomie de commandement. Mais la majorité des volontaires venaient des grosses organisations et passaient par leur biais pour être dirigés vers des « brigades internationales » dans le cadre du combat antifasciste et dans aucune autonomie par rapport au pouvoir central républicain et sur le terrain, sans autonomie par rapport à la direction stalinienne. Mais à partir de la décision du gouvernement républicain et sous pression socialiste et stalinienne de militariser l’armée dans un combat non plus de révolution sociale, mais de guerre antifasciste, cette autonomie a été éliminée par le droit et la force au besoin comme on le voit bien dans le film Land and Freedom.

Que se passe-t-il aujourd’hui par rapport à l’Ukraine ? Si je prend l’exemple de Lyon, vous organisez une réunion pour soutenir les anarchistes ukrainiens, mais tout comme je le disais plus haut, aucune discussion préalable n’est proposée pour savoir quel est le pourquoi de notre intervention (la question sociale ne semble jamais directement abordée en Ukraine alors que corruption et oligarques y font la loi, malgré un dernier scrutin à peu près démocratique. Il n’est donc pas étonnant que les seules questions et discussions qui ont eu lieu, d’après Gzav qui était présent, sont venus d’individus qui, de fait, reprennent les arguments de Poutine sur le Donbass, etc. Cela me rappelle la grande réunion à la Gryffe sur les Gilets jaunes le 30 novembre. Si ceux qui organisent la réunion n’ont pas les arguments pour préparer l’intervention politique où au moins dire ce qui justifie ton intervention, tu laisses forcément la parole à ceux qui implicitement ou explicitement veulent saboter l’initiative.

Cela dit, quelle serait donc la meilleure intervention possible ? Malgré l’intention d’origine de soutenir les anars ukrainiens donc dans une optique affinitaire, l’appel est truffé de références à la lutte anti-impérialiste et antifasciste diluant le caractère affinitaire dans un magma résistant. La logique de tout cela c’est donc de se fondre dans l’armée ukrainienne, ne serait-ce que sous sa structure territoriale, car c’est la seule qui délivre des armes. Les groupes ukrainiens d’anciens soldats d’Afghanistan ou d’ailleurs l’ont bien compris puisqu’ils semblent demander l’admission dans l’armée en tant que groupes. Là aussi aucune autonomie et là aussi c’est logique puisque la mobilisation générale est décrétée, la militarisation est actée dès le départ et les pôles de recrutement refusent d’ailleurs plus de volontaires qu’ils n’en acceptent car sous prétexte d’impréparation des volontaires ou d’infiltration, nulle part on ne donne des armes au « peuple ». la situation est donc de toute façon très différente de celle du Rojava quoiqu’on pense d’ailleurs de cet autre engagement.

Voilà pour le moment,
Amicalement,

JW


Hi.

I’ve just read your call for tonight’s get-together. I’m surprised there was no prior discussion on this support initiative or in any case on this type of action, whose purpose requires clarification.

In political terms, at least two issues have been left out:

  • If this is about arriving at a political stance of some kind on “the right of peoples to self-determination,” it seems to me that such a position would have to refer, for starters, to the leadership of the struggle (e.g., the choice between the MNA [Mouvement National Algérien] and the FLN [Front de Libération Nationale] or support for the Stalinist Ho Chi Minh), but more importantly, to the fact that with the right to self-determination, it’s up to the population in the given country to decide on a stance, whereas we are outsiders. This takes us back to the issue of the political and military leadership, which in Ukraine today is extremely hazy.
  • If the point is to be in favor of or take advantage of a pre-revolutionary situation, the question is what grounds we have for claiming that this isn’t just a nationalist, or rather patriotic response to Russian aggression, in which case there is no reason for involvement other than through a standard anti-war or pro-peace position. That in fact is the sense one gets from the call, but it strikes me as being in contradiction with the idea of forming an international brigade.

Now to the practical issue of what action to take.

The Spanish civil war involved two phases. In the first, prior to militarization, volunteers could join up with this or that column on the basis of affinity or political agreement, and to make things more convenient, sub-columns by nationality were set up, for example for Italians in the Ascaso column2 , while Simone Weil took part in the Durruti column, since women were allowed to join up to fight on the front. This was also true of the POUM’s columns. I would describe this as autonomy of command. However, most volunteers came from large organizations that funneled them into “international brigades” in the name of the struggle against fascism. They had no autonomy from the republican central government or, on the ground, from the Stalinist leadership. But once the republican government, bowing to socialist and Stalinist pressure, moved to militarize the army as part of an anti-fascist war instead of a social revolution, any previous autonomy was eliminated by law as well as by force, as the movie Land and Freedom shows vividly.

Now, what’s being done at present in relation to Ukraine? If we look at Lyon, you hold a meeting in support of Ukrainian anarchists. But as I mentioned, you didn’t suggest any prior discussion to hash out the grounds for our involvement. People in Ukraine don’t appear to be directly addressing the “social question” although corruption and the oligarchs hold sway, despite the more or less democratic recent election. So it isn’t surprising that the only real issues and discussions, according to Gzav, who attended the meeting, were put forward by people who basically parroted Putin’s line on the Donbas, and so on. It all reminds me of a well-attended meeting at the Gryffe [anarchist bookstore] on the Yellow Vest movement on November 30th. If the meeting organizers don’t have arguments to set the stage for political action or at least explain why such action would be justified, you inevitably wind up giving the floor to people who implicitly or explicitly aim to sabotage your initiative.

What, then, would the best possible form of action be? Despite the initial intention to support Ukrainian anarchists on an affinity basis, the call is full of references to the anti-imperialist and anti-fascist struggle, diluting the affinity-based approach in a resistance hodgepodge. The underlying logic is to merge into the Ukrainian army, at least into its territorial structure, since that’s the only authority to hand out weapons. Groups of Ukrainian veterans from Afghanistan and other wars are well aware of this, since they seem to be requesting their incorporation into the army as pre-existing units. Here again, there is no autonomy. And here again, that’s understandable, since a general mobilization has been decreed, militarization has been taking place from the very start, and recruitment centers are turning down more volunteers than they are accepting, citing a lack of training and the risk of infiltration. Nowhere are weapons being distributed to “the people.” The situation is in any case entirely different from the one in Rojava, whatever one may think of participation in that struggle.

Those are my thoughts for now.

Yours truly,

Jacques Wajnsztejn

  1. cf. http://www.gimenologues.org/spip.php?article634 []
  2. http://www.gimenologues.org/spip.php?article634 []