Échange avec Le Cri Du Dodo : prolétariat, sujet historique, genres et théories de la valeur

Mis en forme ci-dessous un questionnement en provenance du journal anarchiste de critique sociale Le Cri Du Dodo auquel répond J.Wajnsztejn sous la forme d’un article. A noter que cette réponse intègre des remarques sur le texte « Du prolétariat à l’individu » traduit par Le Cri Du Dodo depuis la revue américaine Wilfull Desobediance.

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Autour des élections

Notre numéros 26 d’Interventions a entraîné un certain nombre d’échanges dont voici deux exemples :


A propos de l’abstention

Le 21/06/2024

Re-bonjour,

Pour revenir à ce texte que je trouve bien vu . Bonne analyse. Juste que le passage sur l’abstention me dérange un peu , dans son interprétation, les gens qui décident de ne pas voter sont coupables de la montée du RN? Voter c’est lutter ? Les partis sont des machines anti révolutionnaires etc. Alors il y a deux points de vue , subjectif et objectif d’accord , n’empêche …

Amicalement 

Rhadija


Le 24 juin 2024

Rhadija, bonjour,

Ton mot nous a fait comprendre la nécessité de clarifier ce passage puisqu’il n’a jamais été question de culpabiliser les abstentionnistes et encore moins de les appeler à voter, alors même que la plupart d’entre nous (sauf les quelques très jeunes), sont non inscrits. C’est d’ailleurs pourquoi, dans une première mouture nous avions prévu une note de bas de page pour préciser ce point ; note finalement retirée dans une version ultérieure. Ce sur quoi nous voulions insister c’est sur le fait que l’abstention a souvent été présentée par les « révolutionnaires » comme une critique pratique de la démocratie représentative, mais à vocation pédagogique et militante, alors qu’aujourd’hui, cela ne correspond plus, au mieux, qu’à une critique … par les pieds comme on dit. Mais dans la version finale l’emploi des termes objectivement et subjectivement, a plus embrouillé les choses qu’elle ne les a clarifiées.
Je te joins ici un exemple d’échanges entre participants à Temps critiques, suite à ton mot :
« Nos flottements à propos de l’abstention et des non-inscrits ajoutés aux remarques venant de lecteurs montrent que cette question comporte plusieurs dimensions politiques et ne peut donc être traitée sommairement.
Par exemple, il y a une distinction à faire entre abstentionnistes et individus non inscrits. L’abstention n’est pas stable ; elle peut varier en fonction des élections. Pour ces prochaines législatives, des gens qui n’ont pas voté aux européennes disent qu’ils vont le faire cette fois. Mais il y a aussi un pourcentage d’abstentionnistes permanents. Ces derniers ne sont pas toutefois à confondre avec les non-inscrits.
L’abstentionniste, bien que distant à l’égard de l’électoralisme, reste malgré tout potentiellement impliqué dans la sphère de la démocratie parlementaire. Il garde ses billes au cas où… il ne s’écarte pas complètement de la sphère démocratiste. Il peut renoncer, comme le suggère Larry, mais le renoncement ne résume pas les conduites abstentionnistes actuelles.
Si l’on cherche un trait qui résumerait la pratique abstentionniste en ce moment, ce serait davantage un attentisme, un scepticisme qu’un renoncement.
Chez celui qui renonce, il y a certes un ancien participationniste. Il n’est dons pas entièrement en dehors. C’est un abstentionniste de circonstance.
Il peut-être je m’enfoutiste ou habitant depuis peu dans le pays, ou pour de nombreuses autres raisons objectives et subjectives, mais il reste un électeur potentiel. Ce n’est pas le cas du non-inscrit.
Le non-inscrit, lui, s’écarte de cet univers. C’est un en-dehors.
L’ailleurs, l’écart, le refus, l’utopie, l’immédiateté du quotidien, l’indifférence, l’impuissance ou la toute-puissance, etc. sont des traits communs qu’on peut rencontrer chez les non-inscrits. Il y en a d’autres.
Pour ce texte, tenons-nous-en au minimum sans interpréter inconsidérément l’abstentionnisme et les non-inscrits. Cela relève d’un autre texte possible dans l’avenir ».
JG

Après ces échange, nous avons donc opté, dans la version définitive, pour la version suivante : « Aujourd’hui, l’abstention exprime davantage un scepticisme à l’égard du résultat électoral quel qu’il soit, plutôt qu’une forme de contestation politique comme cela a pu l’être dans certaine période ».

Bonne journée,

JW


Quelles alternatives à l’antifascisme bête et méchant ?

Bonjour André,

Merci d’avoir fait une lecture aussi attentive du texte de Temps critiques et d’avoir soulevé autant de points pertinents. Nous essaierons ici d’y répondre à la suite de chacun de tes points (qui sont en italique pour une meilleur lecture).

Bonjour,

Il y a dans ce texte quelques points sur lesquels je m’interroge :

1 – Est-il vrai qu’à l’encontre du conseil d’Orwell (« quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger »), le Nouveau Front populaire (et les partis qui le composent) font exactement l’inverse ?

La question d’une responsabilité des partis de gauche dans le vote RN est constamment reposée : et sur leur terrain, sur le terrain des questions sociales, des inégalités, du pouvoir d’achat, ils font ce qu’ils peuvent, et même plus (l’efficacité des mesures économiques proposées reste discutable).

Ce qui conduit à penser que le succès (si on fait abstraction de l’abstention) du RN provient non pas de cette partie des programmes, mais du « sociétal », ce qui est dit d’ailleurs un peu plus loin dans ce texte.

Qu’entendre par sociétal ? Si le vote RN ne s’expliquait que par la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale, … , j’acquiescerais à cette idée d’une surdité de la gauche… peut-être quand même avec une certaine réserve.

Mais ce qui domine dans l’électorat RN, c’est dit et redit, ce sont les questions de sécurité et d’immigration : la conclusion est-elle que les partis de gauche doivent s’en saisir ? Mais comment ? A nous aussi de le dire, et ceci d’autant plus si on critique ceux qui ne le font.

La montée des partis d’extrême droite en Europe, et leurs normalisations, comme celles des partis d’extrême gauche au pouvoir (Syriza, Podemos) sur les questions économiques, amènent à d’autres réflexions : sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables (si le Nouveau Front populaire arrive au pouvoir, espérons qu’ils démentiront cette affirmation); sur les questions sociétales, et sur l’écologie !, par contre, les divisions sont très fortes. 

1. Ce que disait Orwell avait été dit d’une autre façon par Horkheimer dans Les Juifs et l’Europe publié en 1939 : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme ». La formule est certes trop lapidaire et établit un lien de cause à effet trop direct ; mais si on actualise, on pourrait très bien dire aujourd’hui : que se taisent sur le fascisme tous ceux qui n’ont pas participé aux luttes menées contre la violence au travail, l’exploitation et le harcèlement moral durant la direction de Macron (la lutte contre la réforme du droit du travail, contre la réforme des retraites et tant d’autres plus quotidiennes comme celles des femmes de chambre d’Ibis) ; ni n’ont soutenu la lutte des GJ contre la violence de rue imposée certes par les forces de l’ordre, mais commandée et dirigée d’en haut comme méthode de gouvernement (voir les agissements du préfet Lallemand à Paris en 2018-19).

Tu as également raison de demander comment des gens comme nous pourraient répondre à des préoccupations comme l’insécurité ou l’immigration. Mais nous n’avons que peu de moyens d’intervenir directement là-dessus. Nous ne voyons que deux possibilités : a) la première est de continuer à prôner l’universalisme « abstrait » afin de le rendre effectif ou concret ; par exemple, en n’abandonnant pas les « quartiers » quand on y loge ou qu’on y travaille (dans la fonction publique par exemple) ; en ne choisissant pas des pratiques dites de « sécession » par leurs protagonistes, mais qui confinent en fait à des pratiques de séparation, qu’elles soient centrées sur des bases arrières que représenteraient les ZAD ou sur des zones urbaines « libérées » de certains « quartiers » des centres-villes (cf. « la Croix-Rousse est à nous » et La Guillotière à Lyon, Montreuil aux portes de Paris), ce qui a tendance à en faire des zones de l’entre-soi que les différentes tendances postmodernes et/ou postgauchistes définissent abusivement comme des quartiers populaires, alors qu’ils ne sont, le plus souvent, que des lieux de marges, un peu l’équivalent des « fortifs » au tournant du XXe siècle et peu de rapport avec les banlieues proprement dites ; b)la seconde consiste à développer des capacités d’intervention au sein même des luttes sociales, qu’elles prennent la forme de la lutte contre la loi-travail ou sur les retraites, ou la forme émeutière comme au cours de l’été 2023 (cf. notre brochure sur celle-ci). Cette capacité n’est en effet pas nulle car si l’idée plaquée de la convergence des luttes est galvaudée toujours et fausse souvent, le mouvement des Gilets jaunes a initié des formes de lutte qui ont essaimé ensuite, plus ou moins souterrainement, produisant une plus grande ouverture vers de nouveaux protagonistes et une plus grande mixité sociale que traditionnellement. Bref, une situation ou un contexte assez différent entre 2005 où prévalut la séparation et 2023 où des « alliages » se produisirent.

Si la délinquance pose assurément des problèmes complexes, à tout le moins il ne faut pas les écarter d’un revers de main en ressortant le catalogue classique et incohérent de pseudo-arguments du style : « Il est faux que la délinquance ait augmenté, et si elle a augmenté, c’est parce qu’une cité HLM, c’est le bagne » (L. Mucchielli). Et ce n’est pas avant tout avant cette délinquance qui crée le vote RN dans les villages ou petites villes dont les habitants se sentent, à tort ou à raison, abandonnés. Il y a, dans le vote RN, une dénonciation du caractère hors-sol des « élites » qui n’est pas réductible à la question de l’insécurité extérieure. Il y a, par exemple, une insécurité sociale qui a été mise en avant dans le mouvement des GJ et qui vise l’État et non des groupes ou cibles précises. Mais évidemment, ce point est beaucoup moins exprimé ou exprimable parce que plurifactoriel que la xénophobie, donc les médias s’attachent à tout rendre le plus simple possible.

Quant à la question précise de l’immigration, elle a fait partie des soucis du mouvement ouvrier depuis la fondation de la Première Internationale. Il s’agissait de prôner la solidarité par-delà les frontières ainsi qu’avec les immigrés (notamment les Irlandais partis travailler en Angleterre). Mais jusqu’à une date récente, personne n’a revendiqué l’ouverture pure et simple des frontières. Bien sûr, le souverainisme n’est pas défendable comme solution, sauf que certains qui le revendiquent ont en tête l’idée (pas condamnable, même si elle est utopique dans les conditions actuelles) que les habitants devraient avoir leur mot à dire sur des questions qui influencent leur vie quotidienne. Et même si on ne souscrit pas à tout ce qu’écrit Christophe Guilluy (c’est notre cas), il met le doigt sur des phénomènes bien réels (majorité/minorité relatives, etc.).

Tu écris : « sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables ». Ce bloc est le bloc gestionnaire. À court terme du moins et en premier lieu parce que, pour la France, les questions se posent au minimum dans le cadre de l’UE, un point (et c’est le seul) sur lequel Macron est bien plus en phase avec la situation que le NFP (rapprochement critique avec l’Allemagne sous Merkel, soutien à l’Ukraine). C’est par exemple ce bloc qui a pu « assurer », à sa manière, pendant la crise sanitaire (voir les mesures de chômage technique rétribué) et qui essaie aujourd’hui de tenir à distance la Russie et de continuer l’élargissement de l’Europe tout en opérant une réindustrialisation à la marge. Mais c’est un bloc très fragile, du moins en France, parce qu’il est en partie « résilient » à se fonder au sein d’un bloc européen de gestion sans principes idéologiques et politiques. La question de l’école laïque et républicaine ou celle de « l’exception culturelle » nous en fournissent des exemples.

Les exemples de Podemos et Syriza ne sont pas très probants car ce ne sont pas des pays phares de l’UE et donc leur marge de manœuvre par rapport à la BCE, par exemple, ou le FMI était étroite. Il n’en serait pas de même si une telle situation se développait en Allemagne et en France + Italie.

Mais assez de politique fiction. Retour au réel.« L’économie » et a fortiori, l’entreprise sont les véritables « boîtes noires » de l’extrême gauche ; il n’est donc pas étonnant que ces courants n’y apportent que peu d’attention et encore moins de propositions puisqu’on continue à y agiter les idées d’un monde sans argent ou/et l’exemple des « sociétés premières » comme fondement du communisme. La lutte contre la loi-travail a malheureusement été la dernière tentative, partielle, de porter encore le combat de ce côté, la lutte sur les retraites étant à la fois plus générale et un peu décentrée par rapport à ces questions. Quant aux divers courants de la gauche traditionnelle, ils s’interrogent sans doute sur les mesures économiques à proposer pour ramener les électeurs de droite vers elle, mais globalement, oui, ils ne brillent pas par leur introspection puisque ça les obligerait à revoir toute leur participation à la chose que ce soit Jospin refusant la « société d’assistance » face au mouvement des chômeurs, Hollande et la prétendue lutte contre la finance et les ultra-riches, Valls et l’immigration, etc. Tu as raison de douter que le vote d’extrême droite procède exclusivement de « la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale », mais disons que l’insistance sur ces questions n’a rien fait pour transmettre l’idée que les groupes de gauche seraient sensibles aux préoccupations de la population. Ou, plus précisément, cette population est réduite, pour ces courants et a fortiori pour les ailes radicales, à celle de leurs semblables. Le mépris de classe n’est pas que macronien. Sa bande a réduit les Gilets jaunes à des fumeurs de clopes, mais la gauche postmoderne, sans aucun rattachement concret au prolétariat et à ses luttes historiques, ne voit le « populo » que comme une bande de beaufs blancs machistes et xénophobes.

Surtout, elle donne l’impression d’un ramassis de revendications particularistes et, par là, offre à la droite et même au RN le cadeau de pouvoir se positionner comme les défenseurs de l’universalisme. De la pure démagogie ? Peut-être, mais si on tient soi-même à un certain universalisme, on ne peut se borner à dénoncer la mauvaise foi des autres. Et quand la gauche parle de totalité, c’est soit pour en appeler à l’État, y compris en tant que facteur d’ordre (voir son positionnement globalement contre les GJ), soit en référence au climat et non pas au capital.

Ce qui amène à cet autre point :

2 – La normalisation des partis d’extrême droite opère-t-elle également dans les questions sociétales et culturelles ? L’ancienne bataille des idéologies s’est-elle réduite à une bataille des imageries ?

L’exemple du remaniement des programmes éducatifs en Hongrie pour y remettre en première place un ensemble de valeurs idéologiquement choisies, étiquetées chrétiennes, permet de le mettre en doute. Les discours civilisationnels qui se développent en Russie et qui cherchent à englober cette extrême droite européenne, aussi. Et ce qui est dit dans ce texte sur un pouvoir politique autoritaire également.

2. En affirmant que l’ancienne bataille des idéologies a été remplacée par une bataille des imageries, nous avons cherché à souligner le côté parodique de la chose. En effet, les transformations opérées par le fascisme et le nazisme n’ont aujourd’hui aucune chance de s’imposer dans les pays avancés (justement tu ne cites en exemple que la Hongrie et la Russie, que Robert Paxton a désigné en 2004 comme une terre propice à un renouveau du fascisme) et, de toute façon, il manque des éléments historiquement cruciaux comme la formation de milices fascistes souvent d’ailleurs composées d’anciens combattants des armées défaites militairement ou abandonnés par leurs gouvernements devenus ou redevenus démocratiques, ainsi que la violence contre les organisations ouvrières, qui posaient à l’époque de sérieux problèmes aux couches dominantes. Ces pays n’étaient pas au bord de l’insurrection puisque les révolutions allemandes de 1919 et 1923, les conseils ouvriers de Turin de 1919, la syndicalisation toute récente des ouvriers agricoles de la vallée du Pô, qui mettait les grands propriétaires dans une situation très difficile ont finalement été défaits (naissance du squadrisme en Italie, des SA en Allemagne). Mais les nouveaux régimes, mal assurés ou stabilisés, ont été mis à mal (voir la mobilisation autour de territoires perdus comme l’Istrie pour l’Italie et la Prusse occidentale et orientale pour la République de Weimar). Un contexte qui n’existe plus au sein de l’UE, même s’il persiste à ses marges.

Certes, la gestion des flux migratoires est un casse-tête pour les gouvernements européens, mais ils sont convaincus que l’immigration est économiquement une nécessité et, s’il le fallait, ils pourraient très bien scander « Le fascisme ne passera pas ! » Sinon, nous sommes bien d’accord que la revendication de plus d’autorité est une réalité en Europe occidentale… et pas seulement chez l’extrême droite. Nous avons tenté d’expliciter cette question dans notre brochure « Des immigrés aux migrants » (Interventions n°25, janvier 2024).

3 – Les classes ont-elles disparues ?

Je pense qu’il y a toujours des classes (comme il y a toujours des inégalités), mais que l’idéologie de luttes de classes comme fondement des luttes politiques n’est plus d’actualité, même s’il peut encore y avoir des révoltes telle celle des Gilets jaunes : les principaux sujets de luttes aujourd’hui sont trans-classes (écologie, déploiement technique, idéal humain et social : quelle société voulons-nous ?).

3. Sur l’existence des classes sociales, nos vues ne sont pas très éloignées, à ceci près qu’une thèse de longue date chez Temps critiques est que le travail vivant joue depuis un certain temps un rôle moindre dans la production capitaliste et que, en partie pour cette raison, l’identité de classe constituée autour des bastions ouvriers, de la valeur-travail et des organisations du mouvement ouvrier ne tient plus. Une perte que la CFDT a d’ailleurs actée pour devenir le premier syndicat français en nombre d’adhérents.

4 – Sur l’abstention et le succès du RN : ce succès est en partie dû à une moindre abstention des électeurs RN (28%) que ceux de Macron (42%), ou ceux de gauche (36%) par rapport aux élections présidentielles de 2022 (d’autre part, 14% des électeurs de Macron à la présidentielle auraient voté pour la gauche).

4. On constate aussi que, si le vote RN augmente dans quasi toutes les catégories sociales ou démographiques, c’est particulièrement le cas chez les personnes âgées, qui pour la première fois représentent quatre électeurs RN sur dix. D’où aussi les bons scores obtenus dans les zones rurales, où il y a proportionnellement moins de jeunes. Mais c’est à relativiser car les jeunes, eux aussi, n’ont jamais autant voté RN ! Il a essaimé partout sous ses nouveaux atours, y compris dans des bastions catholiques. Le fil historique et le récit des luttes politiques cède la place à un discours régionalistico-culturel, voire identitaire, mettant en avant des valeurs et non plus un programme d’autonomie ou d’émancipation. Comme nous l’avons souvent dit : aujourd’hui, c’est le mouvement du capital qui émancipe et déroule des autonomies qui ne sont que des autonomisations. Le terme de « trans-classe » que tu emploies pour dire que certains thèmes ne seraient plus classistes n’est peut-être pas le plus pertinent, même s’il semble plus approprié que celui « d’interclassiste » utilisé, par exemple, par Henri Simon. Si on reprend ton exemple de l’écologie ou du climat, il y a bien un lien entre le souci du climat et la place dans la hiérarchie sociale, le statut social, sans référence marquée à l’origine de classe en tant que telle. Cela était patent dans les heurts et incompréhensions qui se sont fait jour dans les manifestations des GJ quand elles rencontraient les manifestations climat. Et le slogan « Fin du mois, fin du monde » est plus resté un slogan qu’une convergence politique, mais il y a un début à tout. Si certains thèmes sont aujourd’hui propices à poser les questions au niveau de la communauté humaine (ou de l’espèce humaine suivant le langage utilisé), c’est plutôt à travers des pratiques de lutte aclassistes qu’elles doivent être appréhendées. Remonter des pratiques à une réflexion théorique ne résout pas le problème de leur rapport, mais le pose plus concrètement (exemple, comment rendre supportables le ronflement et les pétarades des motards gilets jaunes à une manifestante climat en robe à fleurs et vice-versa ?).

En fait, ce que nous avons appelé la « rupture du fil historique des luttes de classes » concerne l’ensemble des classes : il y a une rupture du fil historique tout court concernant progressisme/conservatisme ; fascisme/antifascisme. Cela fait partie de la sortie de l’histoire que nous offrent les courants postmodernes, mais ils ne l’inventent pas ; simplement ils en font soit l’apologie pour proposer leurs propres thèmes, à l’extrême droite (les « valeurs ») comme à l’extrême gauche (les « particularismes »), soit comme on le dit dans la brochure, l’histoire ressort en imageries, virtualisée.

5 – Je ne suis pas sûr qu’il faille minimiser ce qui semble se chercher aujourd’hui du côté de la démocratie sociale, telle que la critique du tract FSU-SNEsup semble le faire.

Je reprends ici un mail déjà envoyé à quelques participants à cette liste, et qui me semble pouvoir participer de cette discussion :

L’Ecole Normale Supérieure a lancé en décembre dernier un projet d’études démocratiques dont les premiers résultats, je pense, aurait bien plu à Castoriadis.

Car l’enjeu y est d’expérimenter et de trouver les moyens de travailler concrètement et démocratiquement (au sens de Casto, c’est à dire non une démocratie représentative, mais un collège de citoyens directement concernés) à la résolution des problèmes pratiques.

La logique d’une telle démarche, initiée dans une institution d’État, indépendamment de toutes appartenances partisanes et de toutes appartenances de classes, ouvre des perspectives réalistes pour une fin de la démocratie représentative aujourd’hui en crise.

Cette démocratie pratique permet de poser la question du choix de telle ou telle innovation technique, de telle ou telle recherche, du choix des investissements, de la répartition de l’argent public, ceci par les citoyens eux-mêmes. Son principe étant la reprise en main par les individus associés de la maîtrise du développement de notre société, il conduit également à mettre fin au mouvement autonome de l’économie.

Et surtout, cette réflexion n’est pas coupée de ses applications pratiques, ce n’est pas qu’une réflexion théorique.

C’est le fait que ce soit non des gauchistes, non des politiciens, mais dans un tel cadre que se mènent ces réflexions, qui me donne un peu d’espoir pour l’avenir.

Cependant, il y a bien des sujets aujourd’hui pour lesquels il n’est pas sûr que l’ensemble des personnes concernées puissent s’accorder sur une solution (on le voit à propos de la laïcité et des intégrismes religieux).

Ce projet étant un projet de démocratie appliquée, les cinq professeurs qui animent ces séminaires viennent de domaines pratiques : Laurent Berger, Claire Thoury est au CESE, Jean-François Delfraissy est médecin, président du comité d’éthique, Philippe Etienne Ambassadeur, …

Cependant, ce n’est pas demain qu’un mouvement suffisamment puissant, ayant bien compris quel est son intérêt, permettra d’accéder à la société autonome désirée par Casto.

Rendre responsable telle ligne politique, telle politique gouvernementale, du niveau de l’extrême droite me paraît vain, voire ridicule.

La démocratie représentative est bien en peine à trouver des consensus dans des périodes difficiles. La fin ou la contestation de la domination occidentale sur le reste du monde est certes légitime, mais ça se paye par une dégradation de la richesse de nos pays, et ça n’ouvre pas sur des perspectives démocratiques dans ces autres pays.

Les sociétés culturellement les plus proches de l’idéal démocratique défendu par Casto restent en occident.

Déjà à la veille de la seconde guerre mondiale, Trotsky s’inquiétait du fait que la possible faillite du schéma révolutionnaire marxiste ne signe la fin de la civilisation : les progressistes se réjouiront peut-être de ce qu’aujourd’hui on met la barre plus haut, on s’inquiète de la fin de l’espèce humaine.

Lien vers le site de l’ENS :

https://www.ens.psl.eu/actualites/la-democratie-appliquee-entre-pratique-recherche-et-formation

5. Il nous semble vain d’attendre une quelconque alternative à la démocratie représentative dans le cadre de comités d’experts travaillant dans des institutions d’État et se situant donc en décalage avec des mouvements pratiques. À la limite, la proposition de « grand débat » de Macron, en réponse au mouvement des Gilets jaunes, nous paraîtrait plus adaptée… si elle avait été convoquée de bonne foi.

Le fait que ces institutions soient indépendantes de toute tendance partisane n’est absolument pas un critère pour nous ; et puisque l’exemple cité est celui de l’ENS, il nous paraît particulièrement emblématique car cette institution, à l’égal de Sciences Po, est le chaudron d’éclosion en France de thèses postmodernes qui ne sont effectivement ni de droite ni de gauche, si on se place du point de vue de ce que ces termes voulaient dire au XIXe siècle, mais au service de tous les pouvoirs et puissances en place aujourd’hui.

Pour ce qui est de la « démocratie sociale », quelle sorte d’indépendance coté syndicats peut être mise en avant dans le contexte actuel des législatives quand on voit se multiplier les appels au vote contre le RN et même clairement pour le NFP ? Plutôt que l’indépendance ou l’autonomie, ce qui s’exprime ici, c’est le niveau d’idéologisation et d’intégration de ces structures au sein des sphères de pouvoirs. Si l’on veut encore un exemple, voici ce que l’on peut lire ce jeudi 27 juin 2024 dans un tract de la FSU-SNEsup : « la FSU appelle, avec gravité et en toute indépendance vis-à-vis des partis politiques, à voter dès le premier tour pour une véritable alternative de progrès et de justice sociale, présente dans le programme du Nouveau Front populaire ». Qu’est-ce que veut dire ici « en toute indépendance » ? Au moins FO reste-t-il à peu près cohérent sur cette question, mais sa position, comme celle de la CFTC, n’est guère commentée. Des syndicats déjà passablement affaiblis et reconnaissant que certains de leurs adhérents n’hésiteront pas à voter RN n’ont-ils pas d’autres contre-feux que d’appeler à voter LFI ? Ne comprennent-ils pas qu’ils ajoutent de la division à la division en se soumettant à des regroupements qui ont pourtant encore moins de légitimité qu’eux ?

A suivre…

Gzavier, Jacques W., Larry, le 28/06/2024

Les impasses d’une lecture classiste du mouvement des Gilets jaunes

Ci-dessous un échange amical entre deux anciens militants des courants communistes de gauche. Ils interviennent à propos des premiers suppléments de la revue Temps critiques à propos du mouvement des Gilets jaunes. Tout en y portant attention et en n’étant pas parfaitement d’accord entre eux d’ailleurs, leur prisme d’analyse reste classiste même s’ils semblent diverger sur le porteur actuel ou le sujet de classe. JW qui échange de longue date avec eux intervient ici dans la discussion, mais après coup pour préciser la position de la revue quant à un mouvement des Gilets jaunes à laquelle elle participe activement, même si ce n’est pas toujours au nom de Temps critiques, mais dans un cadre bien plus large, par exemple à Lyon.

 


 
Sur le mouvement des Gilets Jaunes

Extraits d’un échange avec Maxime
Commentaire en couleur de JW, pour Temps critiques

Je suis d’accord avec ton appréciation sur les analyses de Temps critiques à propos des Gilets Jaunes : « le plus fin analyste », même si je ne partage pas tout ce qu’ils disent.
Tout comme toi, ils s’attardent sur la question de savoir si on peut comprendre ce mouvement en termes de « classes » ou de « classisme ».

Toi tu écris :
« C’est une émergence ; de quoi au juste ? là est la terrible question à se poser et l’on n’y répondra pas en continuant de passer par les catégories de “lutte de classe” » et de “sujet révolutionnaire historique : le prolétariat”.

Temps critiques écrit :

Ce mouvement « n’est pas classiste », « l’ensemble n’est pas une particularité identifiable (classe) ».

 

Tu écris « lutte de classe » au singulier et ne te réfères qu’au « prolétariat ». Je crois qu’avant de se pencher sur la place de celui-ci dans le mouvement il est nécessaire de savoir ce qu’il en est en termes de lutte de classes, au pluriel. Le sens le plus élémentaire du terme de « classe » est défini par la position « économique » de ses composants dans la vie sociale et cela indépendamment des idées et convictions de ses membres.

Le mouvement des GJ est une réaction à des mesures d’ordre économique qui depuis des années vont toutes dans le même sens : accroître la rentabilité d’un système basé sur l’exploitation de l’immense majorité de la population au profit d’une minorité. Les dernières décennies sont marquées par un accroissement sans précédent de l’écart entre les « pauvres » et les « riches ». La composition sociale du mouvement des GJ est diverse. Le capitalisme n’exploite pas seulement les travailleurs salariés, cols bleus ou cols blancs, les « prolétaires ». À travers ses banques et à travers la fiscalité de son État, il tire aussi profit du travail des petits paysans, des petits commerçants, des artisans, des « auto-entrepreneurs », etc. C’est cet ensemble de « victimes » du système qui forme l’essentiel des Gilets. Attention, les GJ ne se présentent pas comme des « victimes », ce sont les analyseurs socio-politiques ou médiatiques qui les voient en ces termes (victimes de la mondialisation, de la modernité, de la segmentation métropoles/périphéries, etc.). Mais eux affirment leur force et c’est cela qui leur donne cette détermination presque sans faille. Contrairement à tous ces discours de commerçants qu’on entend sur les marchés ou ailleurs et de salariés qui se plaignent et récriminent, les Gilets jaunes, quels qu’ils soient ont commencé à décourber le dos (c’est le titre d’un prochain texte). Ils ne sont pas ou plus des « victimes » car ils ont « découvert » ce qu’était la domination, non pas l’exploitation, mais la domination. Et c’est là que l’analyse de Raoul souffre d’un certain économisme qui l’empêche de comprendre le souffle qui pousse le mouvement, cette sorte de « liberté … guidant le peuple » dans sa version contemporaine. Une domination ressentie comme celle produite par l’Etat et les nébuleuses de l’hyper-capitalisme du sommet (grandes banques, patrons du CAC 40 et des FMN, Commission européenne), d’où d’ailleurs le complotisme latent de certaines franges du mouvement, mais on ne peut pas attendre, en l’état, qu’il soit plus clairvoyant que Le Monde diplomatique ou n’importe quel gauchiste anti-impérialiste ou altermondialiste.

Un ensemble qui n’est pas caractérisé par une couleur de peau, ni par des croyances religieuses ou philosophiques, un ensemble qui possède comme « particularité identifiable » celle de subir l’oppression économique d’un même système. Oui, mais ce n’est pas venu d’un coup. C’est l’extraordinaire vitesse de maturation du mouvement qui l’a fait passer d’un mouvement anti-taxe et anti-fiscalité qui d’ailleurs regroupait les traditionnels opposants à toute taxe ou impôt (d’où la déqualification rédhibitoire émise par la gauche et l’extrême gauche à l’origine), à un mouvement pour la justice fiscale puis à un mouvement pour la Justice, puis à un mouvement « social », puis à un mouvement anti-système à partir du moment où il a saisi les enchaînements (cf. par exemple son attitude changeante par rapport à la police).

Si on s’en tient à la définition de classe basée sur un critère fondamentalement économique, il s’agit bien d’une classe au sens large, si on ne se réfère pas à la classe au sens de Marx, quel est alors l’intérêt de garder le terme ? la classe des victimes, des exploités. Cette large catégorie est elle même composée d’une diversité de classes. Si tu choisis « classe au sens large » alors c’est l’inverse, c’est cette classe large qui est composée d’une diversité de catégories. Tout ce va et vient découle, à mon avis, du fait que la notion de classe, comme je le disais plus haut est employée sans cohérence définitoire définies suivant des critères plus précis : salariés, chômeurs, petits propriétaires, auto-entrepreneurs, retraités, etc. Ces critères ne sont que des catégories au sens statistique du terme et de toute façon il y a quelque chose que tu oublies, c’est que les GJ ne se posent pas socialement à partir du travail. Ils ne demandent jamais ou presque comme entrée en matière des discussions : « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », mais plutôt « Qu’est-ce que tu vis » qui est beaucoup plus global. Et tu l’oublies parce qu’en bon matérialiste marxiste tu penses que les conditions matérielles sont d’abord les conditions liées à la place dans les rapports de production et sous-entendu au type de travail alors que s’il y a bien une base matérielle à la révolte des GJ, elle est beaucoup plus englobante parce qu’elle met en jeu les conditions même de la survie. C’est pour cela que, depuis longtemps, nous disons que les contradictions du capital ont été portées du niveau de la production au niveau de la reproduction.

D’ailleurs, si l’on considère le camp qui s’oppose au Gilets, il apparaît aussi comme une classe, celle de ceux qui profitent et gèrent aux plus hauts niveaux le système dominant. Non, les enseignants sont massivement, soit étrangers au mouvement, soit profondément hostiles sans pour cela se rallier au camp techno-bureaucratique macronien. De même, les intermittents du spectacle pourtant souvent actifs dans les luttes sont absents du terrain parce que comme les enseignants ils méprisent la sauvagerie des GJ ou en ont peur, sans pour cela se rallier à Macron. D’ailleurs c’est aussi le cas de tous ceux qui ont adopté les valeurs de la post-modernité. Certes elles dynamisent le capital mais on ne peut accuser leurs tenants d’être du côté du capital. En fait, si on veut vraiment parler encore en termes de classes, les vraies classes moyennes sont là. Salariées ou non, du public ou du privé, plutôt « de gauche » ou plutôt « de droite », peu importe, ce sont celles qui ressentent le moins la domination parce qu’elles adhèrent encore aux idées de progrès, de modernité et même parfois d’émancipation si on limite celle-ci aux « questions de société » (il y a beaucoup de femmes ches les GJ, mais pas beaucoup de « féministes » pour ne prendre que cet exemple).
Cet ensemble est lui même composé de « sous-classes » dont les intérêts peuvent parfois être contradictoires mais qui ont un même intérêt face aux exploités : la bourgeoisie industrielle, celle commerciale ou immobilière, les hauts fonctionnaires de l’État, etc.

Mais, quelle que soit la façon dont on distingue ou regroupe les classes en présence, il s’agit bien d’une lutte de classes, au pluriel. Simple rationalisation en termes de classes de la notion de conflictualité sociale et donc sans effet heuristique car tes classifications ne peuvent déterminées aucune « frontière de classe », d’autant que tu as fait disparaître la notion d’antagonisme. La lutte de classes n’apparaît plus qu’en toile de fond de l’analyse, mais l’analyse n’en démontre pas l’existence.

Le terme de « peuple » a souvent été utilisé pour désigner ce qu’incarnent les Gilets Jaunes. Temps critiques écrit à ce propos :

« Ainsi, alors que dans le mouvement même, cet ensemble qui n’est pas une totalité (peuple) ni une particularité identifiable (classe) a tendance soit à vouloir se constituer comme une totalité des dominés (“les gens d’en bas”) dans les conditions présentes incluant les transformations du capitalisme : soit à vouloir réveiller celle d’un Peuple essentialisé à grand renfort de symboles de l’ancien État-nation français (drapeau et Marseillaise). »

 

En réalité le terme de « peuple » peut recouvrir de nombreuses significations. Mais dans l’ensemble elles tournent autour de deux principales. « Peuple peut désigner soit la totalité de la nation, soit la partie de la nation qui est dominée économiquement et politiquement. » (http://www.cnrtl.fr/definition/peuple) Cette ambiguïté est une source de confusion très fréquemment utilisée par les hommes politiques, de droite ou de gauche, pour justifier le nationalisme, l’unité « républicaine » de toutes les classes avec un langage « populaire ». Quand les Gilets Jaunes disent nous sommes « le peuple », « les gens d’en bas », ils ne prétendent pas être la totalité de la nation, mais bien une classe ou un ensemble de classes « dominées ». Quand une partie d’entre eux brandit des drapeaux nationaux ou chante la Marseillaise, cela veut dire pour certains « la vraie France c’est ceux d’en bas » C’est contradictoire parce qu’il y a l’idée, fausse d’après moi, que ceux d’en bas sont très nombreux (toujours cette idée des 99% de dominés) et ceux d’en haut très peu et comme les GJ ne partent pas du travail et de l’entreprise ils ont tendance à minorer les hiérarchies sociales intermédiaires (mais c’était déjà le même cas pour les Occupy et les Nuits debout), ceux qui combattent les dominants, mais pour d’autres, en particulier les minorités d’extrême droite, c’est du simple nationalisme, teinté de xénophobie et de repli sur soi.

C’est une ambiguïté qui traduit la diversité de l’appartenance de classe des GJ, dans la mesure où la place dans la vie économique TEND à favoriser tel ou tel type d’idées, de pensées. Il est plus facile pour une aide-soignante, un ouvrier d’industrie ou une institutrice d’envisager l’élimination de la propriété privée des moyens de production que pour un petit paysan ou un petit patron. Mais ce n’est qu’une tendance. Il y a aussi des prolétaires dans les mouvements d’extrême droite comme il y a des petits paysans qui comprennent « les communs ». Le déterminisme économique au niveau des consciences est une réalité importante mais, contrairement à la caricature que peut en faire un marxisme rabougri, il n’est ni absolu ni unique. Par exemple, dans le cas du mouvement des GJ, il ne fait aucun doute que des facteurs comme la personnalité et le style de Macron, s’autoproclamant Jupiter et parlant des gens « qui ne sont rien », ont joué un rôle important. Merci patron… Merci Macron. Il en est de même de l’image intériorisée d’une France pays des Sans-culottes et des révolutions. C’est bien là une base commune à la révolution française et au mouvement des GJ, ce caractère destituant de la révolte sous la forme du soulèvement (Nous sortons le 9 février un supplément initié par J. Guigou sur ce point)

Pour comprendre le mouvement, dis-tu, il faut se passer de la catégorie « lutte de classe », au singulier, et Temps critiques dit qu’il ne s’agit pas d’un mouvement « classiste ».

Cela peut vouloir dire que l’on n’a pas vu dans ce mouvement un prolétariat homogène, luttant seul pour ses seuls intérêts immédiats. Cela correspond à la réalité.

D’abord, tous les secteurs du prolétariat n’y étaient pas présents. Les plus pauvres en particulier y étaient pratiquement absents. Ce n’est pas parce que les habitants des banlieues sont peu présents qu’ils se désintéressent du mouvement. L’exemple du Comité pour Adama en fournit un exemple, les luttes des lycéens de banlieues ces derniers mois en est un autre. Les GJ qui habitent en banlieue donnent une explication qui certes ne vaut pas excuse : ils ont toujours 2005 en mémoire et le sentiment d’abandon et de stigmatisation qui s’en est suivi ne pousse pas à la solidarité avec un mouvement qui, lui-même, à l’origine, se développe dans un autre univers spatial et qui de plus ne cherche pas à s’en rapprocher (les jeunes des « quartiers » qui se mêlent aux manifestants sont tolérés surtout parce qu’ils sont très jeunes, mais leur jeu avec la police ou leurs petites provocations ne sont pas du gout de tout le monde. Ensuite, ceux qui y participaient ne se battaient pas pour des revendications spécifiques à la seule classe des salariés. Les questions soulevées touchaient, comme on l’a vu, l’ensemble des « victimes » du système : le pouvoir d’achat, par exemple. Elles concernaient aussi des questions plus globales, en rapport avec l’ensemble de l’organisation de la vie sociale : le rejet du spectacle « démocratique » des partis et des syndicats, la dénonciation de la « répartition des richesses », le combat contre la dégradation écologique de la planète : « les fins de mois difficiles et la fin du monde, même combat ».
C’est une évidence : ce n’était pas une lutte classique (classiste ?) des seuls prolétaires contre leurs patrons.

Mais tu dis qu’il faut aussi rejeter la catégorie de « sujet révolutionnaire historique : le prolétariat ».
C’est une question qui pour moi reste ouverte. Même si les conditions d’un dépassement du capitalisme sont très différentes de ce qu’elles furent pour les mouvements révolutionnaires « prolétariens » du passé, du fait en particulier de l’actuelle émergence de « germes » d’un mode de production non-capitaliste, il n’en demeure pas moins que certains secteurs de la société Trop vague, on a l’impression que Renault porte toujours espoir ou désespoir alors qu’il n’existe plus de forteresses ouvrières ; si encore Raoul parlait des salariés du secteur de la reproduction des rapports sociaux capables de bloquer les flux ou les services publics on comprendrait, mais là … sont de par leur situation économique et sociale, plus à même de désirer et de réaliser ce dépassement.

Une question me semble importante à cet égard : celle des rapports entre les prolétaires et le reste des participants au mouvement. Le scepticisme de certains « révolutionnaires » à l’égard du mouvement de GJ repose sur la nature « interclassiste » du mouvement. Deux remarques à ce sujet.

– L’« interclassisme » dont le mouvement a fait preuve est une alliance entre victimes du capital et non une alliance entre victimes et gérants du capital.
– Les principaux moments d’action révolutionnaire du passé caractérisés comme « prolétariens » n’ont pu être révolutionnaires que parce que le prolétariat n’y était pas seul. Ils ont été presque tous liés à des situations de guerre avec toutes les souffrances que cela comporte pour l’immense majorité de la population et pas seulement pour les prolétaires, en particulier dans les pays « vaincus », où la défaite facilite le rejet de la classe dirigeante. Dans les révolutions en Russie et en Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, les soviets et les conseils de soldats, constitués souvent de « paysans en uniforme », ont joué un rôle crucial et décisif.

Temps critiques fait le même constat lorsqu’il écrit :

« Comme dans les mouvements révolutionnaires historiques (la Révolution française, 1848, la Commune, les révolutions russes et chinoises, l’Espagne, la Hongrie 1956, etc.) ou dans les soubresauts révolutionnaires (mai 1968 ; Italie 1968-78), nous n’avons pas à faire à des mouvements purement classistes qu’il ne s’agit donc pas de définir de façon classiste comme si la révolution allait forcément être facilitée par une pureté de classe et donc qu’il n’y aurait rien à attendre d’un mouvement comme celui des Gilets jaunes du fait de son « interclassisme ». Les luttes de classes ont justement été les plus virulentes quand cette pureté de classe était la moins évidente. »

 

De la capacité à gérer cette diversité dépend le succès d’un dépassement du capitalisme. C’est un des aspects importants de ce mouvement que de s’être confronté en pratique à cette question.

J’ai pu noter dans les témoignages sur la vie dans ces Agora du mouvement qu’étaient les « Ronds Points » et les « cabanes », qu’on y était souvent confronté au problème des divergences, en particulier sur la question de l’immigration. Certains témoignages disaient qu’au bout de plusieurs semaines de discussion et de convivialité les « anti-immigrants » avaient été ébranlés dans leurs convictions. D’autres disaient qu’on avait choisi de ne pas en discuter pour éviter des divisions. Oui, mais Raoul fait ici une confusion entre immigrés et migrants. Des descendants d’immigrés sont présents sur des ronds points (par exemple à Feyzin et même dans les manifestations et cela ne pose pas de problème apparent, mais la question des migrants est plus problématique, comme elle l’est pour la plupart des personnes, GJ ou non. De fait, même si sur la plateforme d’origine apparaît ce point et l’idée de retour au pays pour les déboutés du droit d’asile, il a été relégué dans les deux ou trois dernières préoccupations parmi la cinquantaine que compose l’ensemble et les banderoles contre le pacte de Marrakech ne sont guère brandies que quelques minutes par des identitaires.

Savoir gérer, confronter, surmonter les divisions ne sera pas toujours simple mais ce sera une des principales conditions de force d’un mouvement. Qui plus est, on ne parle vraiment de début de « révolution » que lorsqu’on assiste au refus par une partie des forces de répression de jouer leur rôle et à leur passage du côté du mouvement qu’elles sont censées réprimer.

À ce niveau, une question devra jouer un rôle essentiel : la formulation, la visibilité d’un projet révolutionnaire. Il est difficile de marcher ensemble si on ne sait pas où l’on va.

Temps critiques aborde aussi cette question :

« Mais ce qui va nous être alors rétorqué, c’est “que proposez-vous ?”. C’est la même chose que ce qu’on nous disait en 68 et avec en plus même pas l’échappatoire, pour certains, de répondre en proposant les modèles exotiques (Cuba ou la Chine). » (Une tenue jaune qui fait communauté)

 

Il n’empêche qu’il faudra bien répondre à cette question.
Le mouvement des GJ, en particulier au niveau de son autonomie par rapport aux organes d’encadrement que sont les partis politiques et les syndicats, a été rendu possible en grande partie par les nouvelles technologies de la communication. Techniquement oui, mais il est évident qu’il y a aussi une véritable volonté politique d’affirmation de cette autonomie, non seulement par rapport à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur du mouvement comme on le voit avec l’invalidation permanente de la plupart des leaders auto-proclamés… ou dans le simple déroulement chaotique de manifestations sans tête ni queue et même parfois « sans queue ni tête ». Internet, les réseaux sociaux ont été déterminants. Répondre à la question « que proposez-vous ? » devra tenir compte non seulement de ces nouveaux moyens de communication mais aussi de toute la révolution technologique actuelle qui bouleverse et bouleversera le processus même de production. Une révolution qui permet l’émergence sous forme embryonnaire de rapports non marchands, de façon pure ou hybride, au sein même des aspects les plus modernes de la production, celle des biens digitaux.

Raoul, 25 janvier 2019

JW en couleur, le 8 février