Critique du « dépassement » – Partie I – Puissance du capital et captation

L’échange que nous présentons ci-dessous s’est initié en février dernier à partir d’une proposition d’éditorial de Jacques Wajnsztejn pour le n° 17 de la revue : « Sur la politique du capital ».

L’échange s’est poursuivi en septembre au sujet de la dialectique hégéliano-marxiste, du concept de dépassement et de l’explicitation de la notion d’englobement.

L’objet de la discussion s’est ensuite élargi à des questions touchant à l’imaginaire (imaginaire social et signification) et à l’imagination, à la temporalité et à la vision continuiste ou discontinuiste de l’histoire.

Vu l’ampleur des questions abordées et la longueur des messages, cet échange sera présenté en plusieurs parties. Il fait suite à un précédent débat : « Quelques réflexions et références sur la rationalité » publié sur ce blog en mars dernier et que l’on pourra trouver à l’adresse suivante : http://blog.tempscritiques.net/archives/782.


I – Puissance du capital et captation


Message de Jacques Wajnsztejn à la liste Temps critiques le 17 février 2014

A tous,

Comme ce texte* devait ouvrir le numéro suivant le sommaire proposé; je le propose en édito ce qui demande que vous le lisiez préalablement.

Sinon je le signerais de mon seul nom.

A plus tard,

Jacques W.

* On pourra lire ce texte à l’adresse suivante : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article310


Message de Bernard Pasobrola à Jacques W. et à la liste TC le 28 février

Jacques,

J’ai parcouru ton texte  » Sur la politique du capital » et je le trouve pertinent, mais un peu trop économiciste à mon goût.
Je suis d’accord sur le fait de considérer la question de la puissance comme centrale ou même fondamentale.
Je suis d’accord avec toi quand tu écris ceci:

« Une autre différence essentielle, c’est qu’aujourd’hui ce n’est plus la guerre militaire qui est l’arme première de la puissance. Le contrôle de la recherche-développement (R et D), de l’info, de « l’accès » est plus importante que la conquête elle-même car il ne s’agit plus d’un événement extraordinaire qui s’impose à un moment historique donné et qui rebat les cartes, mais d’un cours quotidien de la capitalisation. Celui ou ceux qui ont la maîtrise de tout cela aimantent la richesse sans avoir forcément à la produire.(…) Que la puissance ne se joue plus au niveau du surproduit invalide aussi les distinction entre productif et non productif. Dans la société capitalisée, tout est productif pour le capital… ».

Mais tu sors du cadre économique sans en sortir vraiment, car si la dynamique du capital n’a pas de moteur à proprement parler économique, et s’il n’est pas question de résoudre le problème par la psychologie (la volonté de puissance), alors de quelle nature est ce moteur ?

Tu as l’air de considérer, à mon sens avec raison, que c’est la domination cognitivo-technologique qui s’exerce de la part des puissants et qui fonde en priorité leur puissance, tu compares cette situation (qui donne libre cours à leur pouvoir de captation) à celle des villes-mondes, mais tu t’arrêtes à mi-chemin car tu n’établis pas que le fondement de cette dynamique, c’est le développement illimité de la rationalité, et d’un certain type de rationalité qui vise la planification du temps et, en fait, la négation de l’intensivité (flux temporel) au profit de l’extensivité (flux d’échange, énergie, fluidimse, etc).

Or cette problématique, que j’expose ici très grossièrement, mériterait d’être creusée et nous avions commencé à le faire lors de notre échange sur la rationalité qu’il est peut-être dommage d’avoir interrompu (mais il est vrai que nous avions d’autres chats à fouetter). En tout cas, cela vaudrait peut-être la peine de le poursuivre quand nous aurons le temps.

Bernard P.


Message de Jacques Guigou à Bernard P. et à la liste TC le 28 février

Bernard,

Pour l’essentiel je partage ton commentaire du texte de Jacques sur la politique du capital. Cependant, il y a un point sur lequel je m’interroge ou bien que je comprends mal ; c’est lorsque tu dis que Jacques n’établit pas  » que le fondement de cette dynamique, c’est le développement illimité de la rationalité, et d’un certain type de rationalité qui vise la planification du temps et, en fait, la négation de l’intensivité (flux temporel) au profit de l’extensivité (flux d’échange, énergie, fluidisme, etc). Peux-tu expliciter en quoi le capital comme opérateur de puissance développe une rationalité illimitée qui vise la planification du temps [jusque là OK] et, en fait, [vise] la négation de l’intensité (flux temporels) au profit de l’extensivité… En quoi, comment, où cette intensivité —qui pour moi est un processus majeur de l’effectivité de la capitalisation — serait niée ? Je pense à Capitalisme et schizophrénie de Deleuze et Guattari (Minuit, 1971) qui faisaient une apologie de l’intensité des flux (dont le schizo représentait pour eux le modèle) car ils y voyaient une critique des rigidités institutionnelles avec lesquelles le capital devait composer, ne parvenant pas à les réduire. Bien sûr, ils se faisaient alors, (à leur insu ? pas si sûr !) les idéologues des flux , des réseaux, des rhizomes qui vont être au cœur de la révolution du capital des années 80 et 90. Bref, en quoi, selon toi, intensivité temporelle et extensivité des échanges seraient en contradiction ? Je fais ici l’hypothèse de leur profonde complémentarité.

Jacques G.


Message de Bernard P. à Jacques G. et à la liste TC le 28 février

Bonsoir Jacques,

Rien n’est plus éloigné de ce que je voulais dire que la théorie de D&G du « corps sans organe », qui n’est qu’une version modernisée de l’Être, c’est-à-dire un nouvel avatar du « sujet » essentialisé qui a nourri la littérature philosophique depuis Platon. L’antiorganicisme de D&G est encore profondément dualiste et basé, fidèle en cela aux vieilles théologies rationnelles, sur la haine du corps. Comparons-le avec la vision animiste des Mayas, par exemple, pour lesquels chaque organe ne constitue pas une prison pour l’ « être pur » (le CsO), mais est une individualité dialoguant avec les autres organes, sans hiérarchie entre eux. Voilà qui me paraît plus sensé que cette vision de l’être en tant qu’ « œuf » primordial parcouru de diverses intensités et de flux essentiels.

Ce songe peut se comprendre chez Artaud qui a reçu tellement d’électrochocs et qui a tellement souffert de son corps (et de la « hiérarchie » honnie de son corps « dominé » par ce « cerveau » problématique), qu’il devait légitimement rêver de s’en évader. Mais l’utilisation de D&G de ce concept va bien au-delà, et je pense que sous leur idée d’intensité se cache une conception du temps pur qui est négation de l’histoire et se rattache au mythe, à la théologie ou, au mieux, aux divers théories de la méditation transcendantale.

Donc, je ne me référais pas à ce type d’ « intensité », je parlais beaucoup plus trivialement d’ « intensivité » par opposition à l’extensivité. Ce sont des notions tout à fait basiques de thermodynamique, l’extensivité étant proportionnelle à la quantité de matière d’une entité alors que l’intensivité n’en dépend pas. La vitesse d’une voiture est intensive, la masse ou le volume de cette voiture sont extensifs. Mais j’utilise ces notions comme des images du temps et de l’espace car, de même que l’intensivité ne peut se concevoir sans extensivité (parler de la vitesse d’une voiture immatérielle serait pure fiction), le temps ne peut se concevoir sans l’espace et vice versa. Mais pour parler du temps, toute langue humaine est contrainte de le convertir en espace car le temps n’est pas conceptualisable en lui-même – le langage est donc en soi un facteur de spatialisation.

Ce que j’appelle « la négation de l’intensi-vi-té (flux temporels) au profit de l’extensivité », c’est la transformation de l’expérience temporelle en expérience spatiale : planification de la vie sociale (bien antérieure à l’apparition du capital moderne car liée à la sédentarisation) et donc perte de l’irréversibilité, illusion de répétition dans les cycles sociaux et productifs, conquête illimitée de l’espace, etc.

Je ne défendais donc pas un temps pur deleuzien et un corps dénué d’histoire et porteur d’intensité, je disais que le développement de la puissance est lié au développement de la rationalité, c’est-à-dire à la spatialisation du temps, au terrible déséquilibre survenu historiquement entre ces deux dimensions. L’extension de la rationalité est à mon sens le moteur du développement de la puissance depuis que les sociétés se sont sédentarisées et hiérarchisées, et d’ailleurs sans doute même avant cela car sinon il n’y aurait pas eu sédentarisation.

En conclusion, on ne peut pas comprendre que la force du capital n’est pas économique si l’on ne tient pas compte de ce mouvement historique qui est fortement déterministe, mais sans finalisme : le développement de la rationalité et la spatialisation du temps n’avaient pas pour finalité de créer l’économie. La suprême mystification du capital est de se présenter comme un processus économique (donc lié à la satisfaction des besoins vitaux) alors qu’il est au contraire besoin vital de comptabiliser et quantifier, c’est-à-dire de mettre le temps social totalement au service de la « connaissance de l’espace ». Connaissance au sens moderne, ce qui n’a plus grand chose à voir avec les savoirs des anciennes sociétés humaines et des animaux sur leurs territoires et le monde en général.

Bernard P.


Message de Bernard P. à la liste TC le 1er avril

Bonjour,

Ci-joint un article* à paraître sur le site Revue des ressources. Il s’agit de ma critique un peu développée du dernier Testart.
Je ne me suis pas encore vraiment attaqué à « Avant l’histoire » et à la question de l’évolution sociale.
Mais j’y vois un peu plus clair maintenant, en particulier sur ce qui différencie sa thèse de celle des Makarius : Testart cherche à comprendre l’origine de la richesse, Makarius celle de la puissance.

Pour Testart, c’est la richesse qui crée le pouvoir, pour Makarius c’est la puissance magique rendue opérationnelle.
Le personnage clé de la division sociale chez Testart, c’est le beau-père qui reçoit la dote (captation matérielle), pour Makarius c’est le sorcier ou le roi sacré imprégnés de mana et qui demeurent dans un premier temps indifférents à la richesse (captation de forces non matérielles), avant de devenir, dans le cas du roi, par exemple, un souverain riche et dominant.
Tout cela rejoint la question de la puissance abordée dans le dialogue avec JW.

Je citais Fourquet : « « De là une proposition essentielle de ce livre : la puissance est flux, non chose comptabilisable. La force sociale se forme uniquement par captage [il voulait sans doute écrire : « captation »] : elle attire et absorbe une partie des autres forces ; le destin d’une force inférieure est d’être captée par une force supérieure. La première qualité de la puissance, c’est l’attraction. À la limite il est impossible de distinguer l’énergie du dominant de celle du dominé. » (Richesse et Puissance, éd. la Découvertes, 2002, p. 122.)

Chez Arendt (« Condition de l’homme moderne, La puissance, et l’espace de l’apparence »), la puissance n’est pas non plus comptabilisable, mais elle provient davantage des potentialités nées de la « cohésion » que de la « captation », et elle ne confond pas avec la force :

« Le mot lui-même, son équivalent grec dunamis, comme le latin potentia et ses dérivés modernes, ou l’allemand Macht (qui vient de môgen, môglich, et non de machen), en indiquent le caractère «potentiel». La puissance est toujours, dirions-nous, une puissance possible, et non une entité inchangeable, mesurable et sûre, comme l’énergie ou la force. Tandis que la force est la qualité naturelle de l’individu isolé, la puissance jaillit parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble et retombe dès qu’ils se dispersent. En raison de cette particularité que la puissance partage avec tous les possibles, qui peuvent seulement s’actualiser et jamais se matérialiser pleinement, la puissance est à un degré étonnant indépendante des facteurs matériels… (…) Si la puissance était davantage que ce possible résidant dans la cohésion, si l’on pouvait la posséder comme la force, l’appliquer comme l’énergie au lieu qu’elle dépende de l’accord incertain et seulement temporaire d’un grand nombre de volontés et d’intentions, l’omnipotence serait une possibilité humaine concrète. Car la puissance, comme l’action, est illimitée ; elle n’a pas de limitation physique dans la nature humaine, dans l’existence corporelle de l’homme, comme la force. »

« En fait la force ne sera vaincue que par la puissance: elle est donc toujours exposée au danger des forces combinées du grand nombre. (…) Ce qui maintient la cohésion des hommes après que le moment de l’action est passé (ce que nous appelons aujourd’hui «organisation») et ce qu’en même temps ils préservent grâce à leur cohésion, c’est la puissance. Et quiconque, pour quelques raisons que ce soit, s’isole au lieu de prendre part à cette cohésion renonce à la puissance, devient impuissant, si grande que soit sa force, si valables que soient ses raisons.»

Il me semble que Fourquet demeure en accord avec la métaphore newtonienne de l’attraction et du « champ de force ». Arendt a une vision moins « physicaliste » et plus tournée vers l’institutionnel et l’axiologique.

Cette distinction force/puissance me paraît donc intéressante, surtout si on la relie au débat Testart/Makarius. Or s’il est vrai que la puissance est collective au stade historique, comme le pense Arendt, ce n’est pas forcément le cas à l’origine puisqu’au contraire Makarius la considère comme un fait hautement individuel (transgression commise par un seul individu d’exception), même si 1) la condition de sa réussite est la croyance collective en la puissance du sang ; 2) la puissance a tendance par la suite à se « socialiser » à travers les associations secrètes, les relations entre sorciers de différents groupes, etc. 3) la puissance individuelle devient une force sociale à mesure qu’on se rapproche des sociétés historiques ; 4) la conjonction des forces sociales donne naissance à une nouvelle forme de puissance à la fois de « cohésion » (Arendt) et de « captation » (Fourquet).

Bernard P.

* « Alain Testart : armes tranchantes et femmes désarmées » URL : http://errata.eklablog.com/alain-testart-armes-tranchantes-et-femmes-desarmees-a107444688

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