Faisant suite au billet Les transformations technologiques du capital nous continuons notre état des lieux de l’industrie dans le processus de tertiarisation et de numérisation de l’économie.
A partir d’une synthèse des notes de Larry Cohen à propos de Platform Capitalism de Nick Srnicek qui sur le fond s’inspire largement des analyses de R. Brenner de la New left review, J.Wajnsztejn propose quelques commentaires (ces derniers en gras dans le texte) et nous ajoutons les échanges mails qui ont suivi.
A propos de Platform Capitalism, Nick Srnicek, Polity, 2016.
L’économie numérique aux Etats-Unis pèse environ pour 7% dans le total de la valeur ajoutée et n’emploie que 2,5% de la population active. Mais ces chiffres sont trompeurs car ils isolent ce secteur comme s’il était une branche particulière de l’économie alors que de plus en plus d’entreprises d’autres secteurs en sont dépendantes.
Pour l’auteur, sa croissance compenserait la baisse de rentabilité de l’industrie manufacturière d’une part et légitimerait un capitalisme intelligent d’autre part.
Il insiste sur le fait que pour ces entreprises, au moins à l’origine de leur lancement, les objectifs de croissance l’emportent largement sur ceux de profit comme le montrent les milliards de perte de certaines d’entre elles comme Uber par exemple.
Elles ont pour la plupart été financées par le « capital-risque » (50000 entreprises ont attitées 265 Mds d’investissement dans les années 90. Cela a lancé ce secteur dans une période de déclin des dépenses publiques et en présence d’un secteur manufacturier dont les grandes entreprises n’ont pas voulu ou pas pu initier ce mouvement. [il est de toute façon de tradition aux Etats-Unis, de laisser les « petits » innover et de rentabiliser ensuite les brevets et inventions] Les bas taux d’intérêts ont aussi joué leur rôle puisque les placements dormants devenaient peu intéressants [cf. mes commentaires, infra].
Internet représenterait 9% de la consommation mondiale d’électricité et les données recueillies par ces entreprises correspondraient à une nouvelle matière première assimilable au pétrole.
Elles sont organisées en plate-formes dont la définition est la suivante : une infrastructure numérique permettant l’interaction entre plusieurs groupes d’utilisateurs avec des effets de réseau.
Il en existe plusieurs types :
– publicitaire. Ce sont les premières chronologiquement. Après l’éclatement de la bulle du Nasdaq, les ressources fournies par le capital-risque se tarissent et les entreprises du net doivent vendre des services pour se financer, en l’occurence, des espaces publicitaires qui représentent l’essentiel de leurs ressources. Cet argent se reportent peu sur l’accumulation de capital, mais se dirige soit vers l’évasion fiscale soit vers le financement de fusions/acquisitions dont Google s’est fait le spécialiste dans ce secteur [cette tendance à la capitalisation confirme une fois de plus mon hypothèse de « reproduction rétrécie »].
– de cloud. Amazon en représente le fleuron et le plus gros employeur de tout le net avec 23000 salariés fixes sans compter des dizaines de milliers de saisonniers.
Il faut savoir que son service livraison perd actuellement sur chaque commande [alors que l’entreprise est en train de s’étendre aux livraisons alimentaires] et la liseuse Kindle se vend à prix coûtant. Amazon nous fournit un bon exemple de « subventions croisées », c-à-d que les secteurs qui perdent de l’argent sont en fait financés par ceux qui en gagnent, à savoir ici, les services rendus et facturés au prix fort aux entreprises qui optent de plus en plus pour l’externalisation de leurs propres services justement. Jeff Bezos, le patron d’Amazon parle d’Internet comme d’une production d’électricité de plus en plus centralisée. Autre exemple, Google s’est positionné, via Android sur le marché des systèmes d’exploitation pour téléphonie mobile et a conquis une grosse part du marché aux dépens d’Apple.
– industrielle. Installation de capteurs et puces dans la production et l’étiquetage. General Electric et Siemens sont les leaders de ce secteur et parallèlement se construisent un joli fichier de données.
– de produits. Le recul de l’épargne des ménages et la stagnation du pouvoir d’achat de nombre d’entre eux [ainsi peut être qu’une certaine saturation de la consommation possessive] ont vu se développer des pratiques de location et d’abonnement pour tout une gamme de produits qui étaient auparavant achétés.
– Lean. Uber, Airbnb en sont les pilotes et représentent un retour aux premières entreprises du net qui ont prospéré sans rentabilité de départ et avec le minimum d’actifs. C’est dans ce secteur que les nouvelles formes d’emplois se développent le plus à mi-chemin entre salariat précaire et auto-entreprenariat, le but étant d’avoir les coûts les plus bas possibles en termes de force de travail sur la base d’horaires extensibles ou peu comptabilisables ou alors à la tâche. Mais les personnels de ce secteur sont en train de s’organiser à leur tour.
Ces différentes plate-formes sont les plus productives en termes de création d’emplois nets, mais elle ne représente que 1% de la population active américaine. L’auteur en déduit que ce secteur représente plus un débouché d’investissement en période d’excédents de capitaux, mais ne fournissent pas la base pour une nouvelle dynamique [une affirmation qui semble un peu contradictoire avec celle énoncée au début comme quoi il ne fallait pas se fixer sur la part propre du secteur dans l’économie et la croissance, mais s’intéresser et prendre en compte son impact global. C’est d’ailleurs ce qu’il reconnaît à nouveau] quand il dit que les propriétaires de ces plates-formes ne sont pas que des propriétaires d’infos et de données qui circuleraient librement, mais des dirigeants qui se livrent à une véritable « conquête de l’ouest » de territoires à tendance fortement monopolistique ou oligopolistique (cf. les récents accords de partenariat entre Google et Uber sur la voiture sans chauffeur) puisque même si c’est univers reste largement concurrentiel, des tendances à fonctionner en circuit fermé se font jour, chaque entreprise cherchant à produire un éco-système propre dans lequel les utilisateurs sont enfermés sauf à payer de fortes taxes de sortie.
Le 15/04/2017
Larry,
Je n’avais pas eu jusque là le temps de lire tes notes.
Merci en tout cas, c’est maintenant fait.
Ce que je retiens sur le fond, c’est que ça confirme assez ce que je disais à la réunion que nous avions eu ensemble chez Hélène, à savoir, en premier lieu le lien entre finance et nouvelles technologie, un lien conjoncturel en la circonstance (abondance de capitaux et taux d’intérêt bas), mais qui correspond aussi structurellement aux formes prises par le processus de globalisation. Un lien productif aussi et non principalement spéculatif, même s’il y a eu formation d’une bulle au Nasdaq par la suite ; en second lieu le rôle de la recherche de puissance comme moteur de la dynamique du capitalisme plus que celle de la recherche de profit en soi au niveau de ce nous appellons le capitalisme du sommet ou niveau I, qui fait que , à certains moments, la croissance passe avant la rentabilité parce que les perspectives y sont stratégiques. tu le confirmes quand à la fin tu signales que l’enjeu n’est pas principalement la circulation des données, mais la possession des « autoroutes de l’information » comme quelqu’un les a appelées. C’est je crois quelque chose qui ne ressort pas suffisamment des thèses de Srnicek parce qu’il insiste plus sur les nouvelles formes de capitalisation que sur les perspectives. C’est qu’il ne croît pas trop que ce capitalisme là va bouleverser la donne. Il reste finalement prisonnier de l’idée de prédominance de la production matérielle/manufacturière sans insister, semble-t-il au moins si on s’en tient à tes notes, sur le processus de débordement du champ économique qu’initient ces entreprises en direction de ce que les post-modernistes appellent le biopolitique. Cela s’effectue à travers les recherches sur « l’homme augmenté », le transhumanisme, etc. Tout juste est-il fait allusion au fait que les entreprises de nouvelles technologies produiraient une légitimation du capitalisme en contribuant à une certaine propension à dispenser du bonheur, sans insister apparemment sur le fait que leur ressort en ce domaine est de contribuer à un effacement des limites de la nature humaine. En cela, elles participent amplement à une dynamique du capital qui renvoie à l’idée de Marx du capital comme sa propre limite ; en troisième lieu ce dernier point conforte l’idée d’un processus de totalisation du capital qui brouille les frontières entre production/consommation/circulation, infrastructure/superstructure, productif/improductif, matériel/immatériel.
Un autre point apparaît important et plutôt en rupture avec certaines facilités qu’on entend par-ci par-là comme le détournement de travail gratuit, argument qui cherche à faire entrer à tout prix les nouveaux process dans le schéma orthodoxe de la critique marxiste. D’ailleurs l’argument que lui oppose Srnicek sur le travail socialement nécessaire n’est pas plus convainquant puisqu’il est contre dépendant de ce qu’il critique car pour qu’il y ait travail socialement nécessaire il faut déjà qu’il y ait travail … Non, plus convainquant est l’argument de Srnicek comme quoi ces données fonctionnent comme des sources énergétiques au même titre que le pétrôle ou l’électricité. Il faut donc les extraire, les raffiner, les faire circuler, les faire produire.
Voilà pour le moment. Tu peux faire circuler ça comme bon te semble y compris sur « soubis »
Amitiés,
Jacques W
Bonjour Jacques,
Merci pour ta réponse détaillée. On peut effectivement la faire circuler sur la liste, même si j’ignore qui a déjà lu le compte rendu que j’ai envoyé.
Pour répondre à mon tour, je suis d’accord avec toi sur l’idée que la notion de déconnexion, d’activité spéculative qui, en quelque sorte, tournerait à vide, a montré ses limites comme explication des tendances actuelles, et Srnicek a au moins raison de souligner cet aspect-là. Il est vrai qu’il cherche à nous ramener à un cadre d’analyse plutôt traditionnel, mais j’y vois quelque chose de positif dans la mesure où il présente les bulles comme le résultat finalement presque normal d’un cycle économique qui comporte entre autres l’investissement dans les nouvelles technologies et donc dans la production. Bref, cela nous sort de la rengaine sur l’horreur de la finance…
Concernant le détournement du travail gratuit, j’ai lu, en amont de la réunion, certains textes des négristes et j’ai relu le fameux fragment sur les machines. Je pense que ce courant, qui m’a pourtant influencé autrefois, a une tendance à fétichiser un certain nombre de concepts (si je pouvais recevoir un euro pour chaque mention du general intellect, il y a longtemps que j’aurais pris ma retraite), dont le travail cognitif, la créativité, etc. Leur relecture de Marx (surtout à partir de Marx au-delà de Marx) est devenue en somme une nouvelle orthodoxie, sauf qu’elle change constamment (on est ainsi passé à l’idée du travail vivant comme moteur de l’essor économique). Là encore, je préfère la démarche de Srnicek, qui nous éclaire davantage sur le vrai fonctionnement du système.
Sa remarque sur le temps de travail socialement nécessaire me paraît en partie utile, même si cela nous renvoie au schéma classique, du fait qu’il cherche à distinguer entre le mode d’exploitation capitaliste du travail et l’existence d’activités humaines qui, pour des raisons diverses, peuvent faire l’affaire du capital (comme le fait que je serai mieux en forme pour travailler en début de semaine si j’ai passé un week-end agréable). En tout cas, entièrement d’accord avec toi sur l’intérêt de sa thèse sur les données comme matière première. C’est peut-être même la principale originalité de son livre.
Je n’ai pas de point de vue particulier sur la biolpolitique, mais je trouve au moins recevable ton affirmation sur le brouillage entre production/consommation/circulation. A creuser donc.
Par contre, et même si cela a quelque chose de séduisant, je pense que tu vas un peu loin en opposant (du moins c’est mon impression) recherche de puissance et rentabilité. Les sociétés de capital-risque et autres qui financent les entreprises pas encore rentables espèrent bien en tirer un jour ou l’autre les bénéfices que leur vaudra une position dominante. C’est plutôt à mon avis que les capitalistes, en dépit de leurs discours, n’aiment pas du tout la concurrence et rêvent avant tout de la court-circuiter grâce à des situations de rente. C’est ainsi que j’interprète la fabuleuse réussite de Microsoft, par exemple.
Pour finir, j’ai été moi aussi un peu gêné par son affirmation qu’il ne faudrait pas attendre de saut qualitatif de ces plateformes. La chaîne de montage a beau être assez primaire comme progrès technologique, elle a incontestablement contribué fortement à l’essor du système à partir des années 1920 aux USA et par la suite ailleurs. Srnicek aurait aussi bien pu avancer la thèse, sur la base des exemples données, qu’on assiste aux débuts d’une réorganisation importante. Mais il a en tout cas le grand mérite d’opérer des distinctions rarement faites ailleurs, surtout en signalant la fragilité des entreprises comme Uber, pourtant citées à tort et à travers aujourd’hui comme la vague de l’avenir.
Amitiés,
Larry Cohen
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