Le capital est-il sa propre limite ?

Dans le cadre d’une discussion qui a été amorcée avec les critiques autour de la notion de crise dans le texte de Kurz et aussi les transformations des procès de production et de travail avec l’introduction des nouvelles techniques de l’information et de la communication, nous continuons à faire circuler des contributions diverses, ici une qui concerne le rapport entre machinisme et valeur.

 


 

Le 10/03/2017

Bonjour

Au sujet du texte ci-dessous [texte référencé dans les échanges précédents, ndlr blog] « Kurz (et le marxisme orthodoxe aussi) partent de l’idée que seule la force de travail est productrice de survaleur comme si justement la révolution technologique ne remettait pas cela en cause, comme si le nouveau type de machine ne supprimait pas la différence entre travail mort et travail vivant, bref comme si la machine continuait à ne faire que transmettre sa valeur sans en créer dans la nouvelle configuration (cf. à ce sujet et quoiqu’on puisse les critiquer sur d’autres points les thèses d’autres marxistes comme Negri, Virno, Marazzi et les post-opéraïstes en général). A quoi sert alors de parler de la « troisième révolution industrielle » pour ce qui est des NTIC si on ne perçoit pas le rapport entre vitesse et valorisation ? »

Voici le mail que j’ allais vous envoyer

Salut camarades,

Cette années je vais me lancer dans une étude sur le machinisme et la plus-value. Ce qui m’ amène à cela c’est tout le débat autour de la « fin du travail » qui va jusqu’à considérer que le capital est en bout de course ne pouvant plus compenser la baisse du taux de profit par sa masse.

En ce qui me concerne je vais continuer à défendre que le prolétariat est en expansion relative dans le monde, tout en prenant en compte que les taux de croissance de 5% sont terminés et que le capital n’espère plus que 3%. L’explosion des TIC plus la robotique … avait amené les « grands » de ce monde à une réunion en 1995 à San Francisco qui déboucha sur ce qu’ils allaient appeler le 20/80. Ils allaient considérer que dorénavant 20% de la population mondiale pouvait faire tourner l’économie et qu’il fallait se préparer à gérer les 80% de la population qui s’avérera superflu, ou surnuméraires qu’il faudra «occuper». Z.Brezinski a proposé le « tittytainment », un mélange d’aliment physique et psychologique qui endormirait les masses et contrôlerait leurs frustrations et protestations prévisibles.

L’année suivant sur le même thème Viviane Forester sortait son livre « l’horreur économique » qui posait aussi cette question, et depuis nous en arrivons au « revenu et retraite universels » et même « la fin du salariat ».

A partir de la, je me pose la question de la machine qui transmet sa valeur au produit (Marx) il faudrait dire plutôt aujourd’hui les complexes robotiques et logistiques, où le nombre de travailleurs est insignifiant par rapport au capital constant. En pure abstraction je me pose la question suivante :

La planète entière est dorénavant « automatisée » d’ou viendrait alors la plus-value et sa réalisation ? En étudiant rapidement l’entreprise multinationale LEGO , dont la caractéristique est d’avoir un capital constant en robotique important , voir sur youtube les usines en marche.

Véritable atelier flexible automatisé, cette installation inclut un magasin automatique, un système routier autogéré, une gare robotisée, deux robots-monteurs, une cellule automatique de contrôle et… un ouvrier.

Article Lefigaro.fr avec AFP :

Le célèbre fabricant danois de briques en plastique Lego a enregistré en 2015 une onzième année de croissance consécutive avec une hausse de 31% de son bénéfice net. Le bénéfice net du groupe a fait un bond, à 9,174 milliards de couronnes (1,23 milliard d’euros). C’est plus du triple du bénéfice net enregistré en 2015 par le géant du jeu américain Mattel, maison mère de la poupée Barbie.

Ces bons résultats ont permis à Lego de recruter. En 2015, le nombre de salariés du groupe a augmenté de 11%, à près de 14.000 employés équivalent temps-plein. En 2015, 100 millions d’enfants de 140 pays ont joué avec des briques en plastique Lego, une performance encore jamais atteinte par le groupe selon ce dernier, qui s’est enorgueilli d’une sixième année consécutive sans rappel de produit.

Ici nous avons une information importante, la relation entre le bénéfice net (plus-value) et le nombre de salariés, respectivement 1,23 milliard d’ euros pour 14 000 salariés pour 2015 chiffre le plus récent trouvé.

Soit 1 230 000 000 : 14 000= 87 857 143

Ce qui fait une plus-value de 87 millions 857 143 par salariés par an. Nous voyons ici que cette somme ne peut pas être extraite d’un salaire moyen chez LEGO. Alors selon Marx cela proviendrai des machines qui transmettent leur valeur au produit, produit qui mis sur le marché devient une marchandise pour réalisation de la plus-value.

Quand LEGO vend sa marchandise, il réalise sa plus-value parce que celle-ci est financée par de l’argent cet argent provenant le plus souvent d’un salarié achetant les jouets pour des enfants , à ce niveau c’est la plus-value d’autres secteurs qui participent aux bénéfice net de LEGO.

Dans cet exemple le prix de la force de travail contenu dans chaque objet est insignifiante, celle transmise par le complexe machine pourrait se vérifier avec les dépense en capital constant, ex :

« Les investissements dans les propriétés, les usines et les équipements ont atteint 2 644 millions de couronnes danoises en 2013, contre 1 729 millions en 2012. » soit 355,59 millions d’euros.

355,59 millions comparés au 1 milliard 230 millions de bénéfice net, on se demande d’où provient la plus-value ?

Plus le monde va avancer dans le tout technologique complexe industriel hyper automatisé, plus l’enrichissement du capital va devenir difficile, chacun se retrouvant alors en face de lui même avec un capital constant incapable de faire autre chose que de pomper la valeur créée par d’ autres. Et comme chez les autres, l’exploitation du travail vivant tend à une baisse relative le capital subit une crise de croissance devenue chronique 1. C ‘est comme cela que je comprend la citation ci dessous.

« La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même». Voici en quoi elle consiste : le capital et son expansion apparaissent comme le point de départ et le terme, comme le mobile et le but de la production ; la production est uniquement production pour le capital, au lieu que les instruments de production soient des moyens pour un épanouissement toujours plus intense du processus de la vie pour la société des producteurs. Les limites dans lesquelles peuvent uniquement se mouvoir la conservation et la croissance de la valeur du capital – fondées sur l’expropriation et l’appauvrissement de la grande masse des producteurs – ces limites entrent continuellement en conflit avec les méthodes de production que le capital doit employer pour ses fins et qui tendent vers l’accroissement illimité de la production,vers la production comme une fin en soi, vers le développement absolu de la productivité sociale du travail.

Le moyen – le développement illimité des forces productives de la société – entre en conflit permanent avec le but limité, la mise en valeur du capital existant. Si le mode de production capitaliste est, par conséquent, un moyen historique de développer la puissance matérielle de la production et de créer un marché mondial approprié, il est en même temps la contradiction permanente entre cette mission historique et les conditions correspondantes de la production sociale. »(Marx, Capital, Livre III, La Pléiade, T.2, P. 1031-1032)

Si sur le sujet vous avez déjà fait des textes, cela m’intéresse

G.Bad

 


 

Le 10/03/2017

Gérard,

Il y a encore plus « moderne » que Lego avec des entreprises comme Dell et Nike qui ne fabriquent plus ni ne distribuent directement des marchandises car ce sont les entreprises qui elles-mêmes tendent à devenir des marchandises qui font l’objet d’échanges en Bourse au motif de la « création de valeur ». Elles se produisent elles-mêmes comme valeur 2

Elles sont  la concrétisation de conditions de production et de circulation de richesses de plus en plus socialisées. Là aussi semble mise en échec l’idée d’une contradiction insoluble entre étroitesse des rapports de production capitaliste et croissance des forces productives. A mon avis, c’est que l’hypothèse d’étroitesse reposait sur l’idée d’une propriété privée qui aujourd’hui ne l’est plus que de façon formelle tant l’actionnariat, dans ses formes actuelles 3, représente une forme de socialisation tout à fait parallèle et complémentaire à la socialisation de la production et à la circulation de richesses.

Le processus de valorisation tend à être entièrement « intégré » ce qui lève un peu la difficulté qu’occasionne chez Marx sa confusion entre production de valeur (pour lui seule la force de travail y contribue) et valeur de la production au sens de valeur d’échange qui intègre la complémentarité des moyens de production. En ce sens le surproduit n’est pas la plus-value car le capitaliste n’est pas qu’un exploiteur, il est aussi  la personnification d’une force en opposition à d’autres dans la situation de concurrence et la recherche de puissance. Il doit donc arriver à un taux de profit élevé qui lui permette de dégager un profit net (profit brut – intérêts, impôts sur bénéfices, amortissement du capital fixe) qui sera un signe fort pour les détenteurs de capital argent en recherche d’investissements. Le prix de marché sera calculé en fonction de cette perspective.

Par ailleurs, la productivité tend à être globale. Cf. la question du « rendement » des machines et le rapport à la productivité. Pour l’entrepreneur c’est la même chose. Il faut que la machine travaille plus en heures ou en intensité, mais cela ne définit pas une productivité puisqu’elle continue à être évaluée à partir d’une productivité du travail élargie aux employés des bureaux.

La productivité continue d’ailleurs à être évaluée sur le modèle de la production physique en dehors de toute référence au temps social de production (qui n’est plus centralement le temps de travail immédiat consacré à la production ni même la norme industrielle du travail abstrait caractérisant le mode fordiste), au General intellect et au capital immatériel ! Or le problème est de savoir ce qui est au cœur de la valorisation capitaliste aujourd’hui, c’est-à-dire, à mon sens, et plus que jamais, l’innovation et la fluidité. Or, dans l’exemple que tu nous donnes tu continues à parler en terme de capital constant qui n’a pas de mesure directe en comptabilité nationale puisque en dehors due l’école soviétique de comptabilité nationale personne ne parlait dans ces termes et que ce qui fait l’objet de comptabilisation, c’est le capital fixe, d’une part et la consommation de matières premières d’autre part qui, elle, est considérée comme une partie du capital variable. Mais même ce capital fixe n’est enregistré que dans une rubrique à : « formation brute de capital fixe » (FBCF) qui ne permet qu’imparfaitement de calculer l’accumulation de capital puisqu’elle ne comptabilise pas les investissements immatériels (brevets, logiciels, programmes) qui sont considérés comme une consommation pour le capital matériel. Donc, si on considère par exemple, « l’économie numérique », la plupart des 300 Mds de dollars drainés par les entreprises naissantes du Net aux Etats-Unis, via les sociétés de capital-risque, n’ont pas été comptabilisés comme des investissements ! Il est vrai, de toute façon, que les entreprises du net participent peu à l’accumulation du capital dans la mesure où leur profit sont dirigés soit vers l’évasion fiscale, soit vers des opérations de fusions/acquisitions, participant ainsi à ce que j’appelle la reproduction « rétrécie ».

De même tu sembles continuer à asseoir ta recherche autour du concept de plus-value qui ne reçoit d’application nulle part ailleurs que dans la théorie (marxiste) et reste le plus souvent une référence très générale même si on la découple en plv absolue et plv relative. Un découplage qui sert à garder centrale l’idée d’exploitation capitaliste comme si l’exploitation était une notion qui avait besoin de passer par la quantification d’un taux d’exploitation. Or la plus-value, dans sa forme quantitative, n’apparaît directement ni dans le procès de travail ni dans les résultats de la production et des échanges. On ne peut l’approcher qu’indirectement à travers un temps de travail (que Marx reconnaît lui-même comme de moins en moins adéquat au fur et à mesure du développement machinique, cf. le « Fragment sur les machines »), le prix des marchandises (mais alors là on tombe sur la question de la transformation des valeurs en prix et Marx ne s’en est pas sorti), les quantités produites ou valeurs d’usage, mais celles-ci dépassent largement le cadre de ce que produirait le travail productif au sens marxiste et restrictif du marxisme d’origine. D’où la nécessité d’envisager la valorisation au niveau macro-économique, mais alors pourquoi parler encore de plus-value plutôt que de survaleur ? et reconnaître qu’au niveau micro-économique, la « boîte noire » que constitue l’entreprise pour les marxistes n’est pas compréhensible à partir des outils habituels 4.

Prenons donc les Grundrisse et plus particulièrement le « Fragment sur les machines ».  Le développement du capital fixe tend à supprimer (au double sens hégélien de l’Aufhebung qui est suppression, mais conservation et non dépassement) 5 du « travail immédiat » qui est assimilé au travail vivant et c’est celui-ci qui ne serait plus décisif dans la production et la croissance du capital fixe et résulterait de l’objectivation du savoir scientifique (le « GE »). Le travail immédiat devient abstraction d’activité (ES, vol II, p. 193), activité de surveillance et de régulation (ibid, p. 193 et 197). Là où on s’y perd c’est que suivant les moments on a l’impression que Marx anticipe le devenir du capital et sa description inclue l’aliénation, alors que parfois il semble décrire une situation de présupposition du communisme où par un processus naturel « l’homme » et non plus l’ouvrier vient « se mettre à côté du procès de production au lieu d’être son agent essentiel » (ibid, p. 193).

Quel est alors le facteur décisif : c’est le système automatique des machines parce que l’unité du procès n’est plus dans le travail vivant, mais dans la machine vivante car active (ibid, p. 184-8) qui révolutionne la productivité, répond Marx ; certes, ces machines sont elles-mêmes  le produit d’un travail passé, mais il n’y a aucun rapport entre ce temps de travail passé et la puissance productive des moyens de production qui a objectivé un travail humain d’une autre nature, celui de la connaissance, du savoir collectif. Cela  rentre en contradiction avec le fait que c’est le travail vivant immédiat qui continue à être la mesure de la richesse.

Marx en conclut que « le capital travaille à sa propre dissolution en tant que forme dominant la production » (ibid, p. 188). Qu’il domine la production (et la valeur !), c’est aussi ce que je pense, mais j’ai bien peur que cet espoir de dissolution ne soit qu’une croyance de plus et elle obligerait en plus à être favorable à l’accroissement encore plus important de la part de techno-science dans le procès de production, non pas parce que le capital est encore progressiste, mais parce que ce serait la seule façon de hâter sa fin. Une fin dont on ne connaîtrait d’ailleurs pas les fins puisque la lutte de classes semble avoir disparu de la problématique de Marx dans ce développement. Là est bien toute l’ambiguïté du « Fragment » et des Grundrisse qui malgré leur côté plus « funky » que Le Capital participent pleinement à l’idée que la seule limite du capital, c’est le capital lui-même.

C’est au procès général de valorisation qu’il nous faut revenir dans la mesure où il circule de l’amont jusqu’à l’aval de la production proprement dite, le temps de production n’étant qu’un temps comme un autre, parmi d’autres. Cela n’est évidemment pas sans incidence sur toute « théorie de la valeur ».
Hardware (matériel-machine), software (logiciels) et wetware (activité du cerveau) sont, selon Paul Romer, des caractéristiques de la production actuelle, le tout relié par le netware (la mise en réseau) qui remettent en cause la distinction binaire capital/travail dans la mesure où s’effacent les différences entre travail mort et travail vivant dans des combinatoires qui laissent place à plusieurs interprétations possibles.

Je t’envoie bientôt une série d’échanges qu’on a eu autour de ces transformation de « process ».

JW

Notes de bas de page :
  1. Nous ne sommes plus au niveau mondial avec un taux de croissance de 5%, mais un taux de 3%[]
  2. Ce n’est pas si nouveau que ça puisqu’une commission industrielle américaine de 1900 constatait la puissance de la Standard Oil qui n’avait pourtant ni découvert ni introduit les pipes lines, n’a découvert aucun bassin pétrolifère, ni inventé de nouveau appareils de forage ou de raffinage.[]
  3. Et cela même si Marx avait déjà signalé que la forme « société par actions » changeait considérablement la donne quant à la question de la propriété et à la possibilité du capital de repousser ses limites, au moins pour ce qui est de cette contradiction.[]
  4. Il en est de même de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Les mathématiques sont incapables de l’expliquer car son mouvement est indéterminé et les marxistes qui cherchent à en rendre compte (cf. A. Lipietz : « Derrière la crise, la tendance à la baisse du taux de profit »,1982, disponible sur internet, Persée) en sont à dire « qu’elle n’exprime rien d’autre que l’essence de la chose développée dans son existence temporelle ». En fait, objectivement, elle ne reposerait que sur la loi de l’augmentation de la composition organique du capital dans l’accumulation intensive à qui on octroie « le statut des principes fondateurs d’une science comme la loi de l’attraction universelle, susceptible de vérification à partir de la hausse de la composition technique du capital, mais non de démonstration ».

    Je résume l’argumentation : la première « loi » ne repose que sur une seconde « loi » qui elle-même n’est pas démontrable ! Plus basiquement encore, c’est le taux de profit qui pose problème lui-même quand ces indicateurs ne sont pas sûrs. En effet, quel numérateur : les profits nets des entreprises privées ou l’ensemble des revenus représentants la plus-value ? sachant en plus que des mesures fiscales en faveur des entreprises, comme celle sur l’amortissement des investissements qui est en vigueur en France depuis quelques années, mais qui doit prendre fin, jouent favorablement sur la profitabilité sans intervenir sur le mouvement concret de production de profit. Même incertitude pour le dénominateur : les fonds propres ?, le capital brut ou net, le capital fixe ou le capital fixe + le capital circulant ? Et comment tenir compte des dévalorisations du capital ? en les estimant au coût d’achat ou au coût actualisé ?[]

  5. Cf. notre dernier livre : J. Guigou et JW : Dépassement ou englobement des contradictions. La dialectique revisitée. L’Harmattan, 2016. Ce qui est supprimé ici c’est donc le travail immédiat individuel et matériel et ce qui est conservé c’est le travail combiné mais en moins grande quantité d’abord et dans une forme encore plus subordonnée au système des machines et qui laisse sa place décisive au travail cognitif ou connexionniste, le travail général au sens du GE..[]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *