Cryptomonnaies et stratégies de puissance

L’actuel développement rapide des crypto monnaies engendre dans certains courants dits anticapitalistes ou encore libertaires, notamment canadiens, des espoirs « révolutionnaires » de détournements des puissants supports numériques (les blockchains) mis en œuvre pour créer des crypto monnaies vers « des réseaux d’entraide et d’échanges sociaux » ; une autogestion virtuelle en quelque sorte !
Dès 2004 dans L’évanescence de la valeur nous avons explicité le processus de domination de la valeur par le capital, puis, en 2008, dans Crise financière et capital fictif nous montrons qu’il n’y a pas de déconnexion entre économie réelle et économie financière, mais unité des deux dans l’équivalence de tous les capitaux. La virtualisation des monnaies qui se généralise aujourd’hui est une étape de plus dans ces processus de capitalisation de toutes les activités humaines.

Dans ce contexte, sous publions ci-dessous deux articles :

  • l’un de Jacques Guigou qui critique l’article d’une signataire de la « Déclaration d’indépendance monétaire » ;
  • l’autre de Jacques Wajnsztejn, qui, à partir d’une analyse des opérations actuelles de fusion/acquisition montre que ce qui compte plus que jamais pour le capital c’est d’abord le contrôle stratégique global davantage que la stricte recherche du profit.


In algorythm we trust

Sur les cryptomonnaies et le (supposé) stade anarchiste du capitalisme

Cf. Article de Catherine Malabou dans Le Monde du 14 juin 2018

Virtualisation de la valeur

La notion de virtualisation de la valeur n’est pas introduite par l’auteur car elle ruinerait son adhésion à la Déclaration d’indépendance monétaire (https://currencyindependence.com/downloads/decind-fr.pdf) qui proclame sur un mode grandiloquent : « L’énergie dépensée par l’homme, la machine et la nature est la seule source de valeur » et qui poursuit en déclarant sa foi dans « la valeur du travail qui a été complètement dégradée par des machinations politiques opportunistes… ». Notons que cette « valeur du travail » dont il est question ici n’est pas la conception marxienne de la valeur de la force de travail. De quoi d’agit-il alors ? Le texte ne le dit pas précisément. On y trouve pourtant l’évocation nostalgique d’une période de l’humanité où l’argent et la monnaie étaient « l’expression de la production collective de l’effort ». Formule ambigüe pour quelqu’un qui se déclare proche des philosophes anticapitalistes canadiens, disciples de Guattari. Car le rapport entre travail collectif et accumulation de richesse, puis de valeur a été l’opérateur principal du mouvement de la valeur dès les premières formes étatiques : Empires-États, cités-États, royaumes-États, etc. En effet, ce glorieux « effort collectif de production » était-il autre chose que l’exploitation de la force de travail des esclaves, des serfs, des colonisés, des ouvriers ? En quoi les cryptomonnaies permettraient-elles de retrouver « la valeur du travail » ? On ne le saura pas.

Crypotmonnaies et résorption des institutions

Rappel est fait des thèses libertariennes et de l’école autrichienne de la valeur (Hayek, Böhm-Bawerk) qui, bien avant les crypotomonnaies, avaient montré en quoi les institutions bancaires entravaient la dynamique du capital. Le bitcoin et les monnaies analogues ne font que confirmer dans le domaine de la monnaie les thèses de l’école de Vienne. La blockchain qui est la base technologique des cryptomonnaies et qui sécurise les transactions entre pairs (peer to peer) réalise cette résorption des institutions que nous avons analysée il y a près de vingt ans comme un opérateur majeur de la société capitalisée (cf. J.Guigou L’institution résorbée ).

La transaction financière s’est émancipée de ses supports bureaucratiques et de son contrôle institutionnel : plus de médiation ; c’est le triomphe de l’immédiateté… à la vitesse de la lumière. Au regard de cette effectivité directe des opérations monétaires cryptées, les utopies anarchistes les plus antiétatiques, les plus individualistes et les plus « libérées de l’argent » sont reléguées à des stades archaïques de l’autonomie !

Pas de transcroissance à attendre d’une autodestruction des cryptomonnaies

Cherchant à donner à ses amis anticapitalistes qui seraient susceptibles de la critiquer pour collaboration avec l’ennemi…algorithmique, Catherine Malabou donne les raisons qui l’on conduite à signer la Déclaration d’indépendance monétaire.

Elle s’explique en ces termes : « J’ai toujours pensé que les crises du capitalisme laissaient entrevoir, comme par une fenêtre dérobée, la possibilité au moins utopique de sa destruction ». Après bien d’autres elle réaffirme sa foi dans une possible transcroissance non plus des luttes selon la formulation traditionnelle dans le mouvement ouvrier historique mais cette fois une transcroissance… vers des actions de détournement des blockchains en faveur « de l’entraide et des réseaux d’échanges sociaux et économiques ». La référence que l’on attendait survient ici : celle de « la pensée de Félix Guattari ». Et voilà que rhizomes, « réseaux parasites » et autres « révolutions moléculaires » vont nous sauver du stade anarchiste du capitalisme !

Comment la virtualisation de la valeur pourrait-elle s’autodétruire ? Par une grande panne planétaire ? Un Big Crunch ? Non. Toute panne technique, même systémique, même avec de grands dégâts, trouve sa réparation. Les crypto monnaies ne sont qu’une composante du processus général de ce que nous avons nommé comme L’évanescence de la valeur  ; processus dans lequel c’est le capital qui domine la valeur et qui tend à la dissiper. Une « autogestion » des crypto monnaies ne peut que contribuer à ce processus.

Anthropomorphisme du capital ?

En conclusion de son article l’auteur s’associe aux démarches de ces groupes d’anticapitalistes hackers qui cherchent à créer des réseaux « autogérés » de type blockchain pour combattre « le libéralisme ». Le but visé c’est de parvenir à ce que « l’argent, même sans corps, soit entre nos mains ». Autrement dit « l’argent c’est nous » en quelques sorte. Pour ces groupes, les cryptomonnaies permettent de « relancer la question de ce que peut-être le bien commun aujourd’hui ». En cela ils font écho à la Déclaration d’indépendance monétaire qui affirme tout de go le credo du capital anthropomorphisé ; le credo du capital qui cherche à se faire homme : « Nous, les soussignés, consacrerons nos vies à la construction de réseaux et de systèmes qui restaurent l’intégrité de la valeur ». Virtualiser la valeur pour mieux la dominer et pour y parvenir toujours davantage y assigner l’humanité entière, tel est l’objectif du capitalisme du sommet. Dans cette destiné, il a trouvé des adeptes chez les dévots des blockchains. In algorithm we trust.

JG
Le 15/06/18


La puissance et le profit

Quelques remarques par rapport à l’article de Thomas Coutrot (Entre profit et pouvoir, le capitalisme préfère le pouvoir)

On peut dire qu’il y a un certain progrès dans l’analyse, pour un « économiste atterré », dans la mesure où Coutrot quitte le point de vue de l’économiste en reconnaissant que son champ d’analyse n’est pas neutre, que les mécanismes économiques ne sont pas purement scientifiques, mais sont parcourus par d’autres mécanismes, de pouvoir en l’occurrence. Il en déduit que la recherche de profit n’est qu’une des conditions de la recherche de puissance, ce que je développe dans mon texte récent sur la capitalisation. D’ailleurs Coutrot s’appuie sur le même exemple que moi, à savoir le processus en cours de fusions/acquisitions afin de démontrer que le capital est pouvoir et il aboutit à la même conclusion sur le fait que le capital recherche avant tout le contrôle plutôt que la croissance. Sur tout le reste, soit il essaie de se faire moderne et branché en citant Postone, mais en ne le comprenant pas, car pour Coutrot le travail abstrait de Postone ce n’est que l’abstraction du travail (en référence au travail concret qui, lui-même est référé à l’ancien travail qualifié et au métier) et non pas le travail comme abstraction (difficile pour un « français » de se glisser dans le moule de « l’idéalisme allemand » !), soit il essaie de rappeler Gorz et Castoriadis à la rescousse, pour invoquer la contradiction du capital entre sa nécessité d’agir sur le travail vivant comme source de créativité, d’initiative et en même temps sa « logique » productive qui l’amène à subsumer ce dernier sous le travail mort. Ce qui est quand même intéressant là-dedans, par rapport à la vulgate marxiste encore assénée aujourd’hui, c’est qu’il n’analyse pas ça en termes de valeur, crise de la valeur ou dévalorisation, mais du point de vue du rapport salarial et de ses transformations. Après avoir bien mis en avant le caractère essentiel aujourd’hui de la disciplinarisation de la force de travail, il insiste, mais à mon avis, insuffisamment, sur le fait que cette nécessité est d’autant plus forte que le travail devient indifférencié, interchangeable et paradoxalement moins collectif. Ce n’est donc plus l’ancienne discipline du collectif de travail qui s’impose (il y a toujours eu discipline du travail dès la manufacture) avec ce qu’elle comportait d’objectivité dans le rapport au travail mort, à la chaîne, etc, mais une discipline individualisée, intériorisée et égogérée qui est assez bien décrite par tous les spécialistes de la « souffrance » et du harcèlement au travail. Malheureusement, Coutrot en reste à une critique réformiste de ce rapport. Ainsi, certains de ses arguments sont repris implicitement de la critique qu’Adam Smith faisait lui-même à son principe de division du travail (abrutissement du travailleur qui ne peut donc être un véritable individu citoyen au niveau politique) et ils ne posent pas, évidemment, le problème de l’abolition du salariat, mais seulement la question d’une meilleure ou d’une autre organisation du travail, chose complètement négligée par le mouvement ouvrier traditionnel. Or, il semble difficile de poser l’un sans l’autre. Ses références concrètes semblent d’ailleurs indiquer une conscience de la chose puisqu’il dit que les plus grandes coopératives existantes reposant sur une sorte d’autogestion fonctionnent de fait sur le mode taylorien de l’organisation du travail. Son exemple de l’Espagne révolutionnaire mériterait d’être creusé puisqu’aussi bien des collectivités agricoles d’Aragon ou d’Andalousie que les ouvriers de Barcelone ont essayé, tant bien que mal, de tenir les deux bouts (cf. Mickaël Seidman : Les ouvriers contre le travail, Senonevero, 2010), mais dans des conditions qui sont aujourd’hui très loin d’être les nôtres.

JW

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