Ci-dessous une réponse de J. Wajnsztejn au texte Art et révolution – hier et aujourd’hui de D. Hoss présent sur ce blog. Cette réponse peut aussi être référée à la synthèse critique faite pour les journées d’Eymoutiers autour du thème : Le capitalisme est-il l’horizon indépassable de l’humanité ?
1) La relation que tu établis entre le romantisme allemand et les textes de Marx qui pensent la communauté humaine avant même d’installer la lutte des classes comme moteur de la révolution est très intéressante. En effet, elle rompt avec la tradition du marxisme orthodoxe qui classe ce même romantisme (dont le mouvement en Allemagne a été formidable) dans les mouvements conservateurs ou encore reliés à l’idéologie nationale, par exemple à travers Herder, romantique qui fut à l’initiative, via Fichte, de ce qu’on appellera par la suite l’école allemande de la théorie de l’Etat-nation. Cela te permet de bien mettre en avant le refus des séparations et l’intérêt porté au rapport à la nature extérieure, aux nouvelles formes de vie, attentions très présentes, comme tu le dis, au sein du premier romantisme, chez Hölderlin
Mais une fois établie l’importance de la Gemeinwesen chez Marx, on a l’impression qu’elle ne fonctionne plus que comme affirmation de principe. En effet, tendance à la communauté humaine et a fortiori tension de l’individu vers cette communauté humaine cèdent le pas à un discours sociologique en termes de « lien social », de « besoin de société » En cela, tu n’es pas loin de rejoindre le Marx « sociologue » (sans connotation péjorative de ma part dans ce cas) qui se penche, via Engels, sur l’étude de la classe ouvrière industrielle et son incidence sur les rapports sociaux. Une démarche qui le conduit progressivement à concevoir les choses en termes de société1). (capitaliste ou socialiste) et de façon programmatique (condamnation par Engels du socialisme utopique). C’est ce que nous avons appelé, dans les années soixante-dix, la réduction de la théorie communiste à une théorie du prolétariat sur la base des luttes de classes. Une théorie qui, certes, spécifie le capitalisme au sein d’un processus plus général et plus ancien de séparation/aliénation et finalement de domination, mais perd de vue ce qui était en jeu dans les développements sur la Gemeinwesen ou divers points développés dans les Manuscrits de 1844.
Le fait de relier le chant de l’Internationale avec le genre humain (« L’Internationale sera le genre humain ») me paraît effectivement, comme tu le laisses entendre, une tentative politico-artistique pour maintenir cette idée de commune appartenance au genre humain, et le rappeler est nécessaire et même réconfortant par rapport aux dérives post-modernes autour de la notion de genre réduite aujourd’hui à la catégorie de sexe. Toutefois un chant ne fait ni le printemps ni la révolution et ce qui va sortir du chant révolutionnaire, c’est un internationalisme prolétarien qui, à mon avis, ne peut être mis sur le même pied que la tension vers la communauté humaine.
En effet, le premier est une réponse politique, idéologique et surtout stratégique (« Prolétaires de tous les pays unissez-vous ») à l’idée que le capital ne connaît pas de frontières. Il est « affaire de parti » au sens que Marx et Engels donnaient à ce dernier terme au sein de la première Internationale. Mais de la même façon qu’il se développera un nationalisme bourgeois au niveau tactique, celui de la constitution d’un marché intérieur à caractère national, le mouvement ouvrier révolutionnaire sera obligé de reconnaître, tactiquement et concrètement l’existence des nations. Les révolutions de 1848 nous en fournissent le meilleur exemple puisqu’elles sont sociales et politiques, mais qu’elles recoupent aussi le mouvement des nationalités. Ce n’est donc pas l’idée de fraternité universelle de l’humanisme révolutionnaire de la révolution française qui s’impose (celui qui faisait de chaque participant à la révolution un citoyen quelle que soit sa nationalité d’origine), mais un inter-nationalisme et on sait quelles difficultés d’application il rencontra, dès la première Internationale avec des oppositions théoriques recoupant souvent des catégories nationales, les premières positions de Marx par rapport à la Commune, par exemple, puis au sein de la seconde Internationale à l’occasion de la guerre de 1914-1918 ou, dans un autre registre, au sujet de l’accueil des travailleurs issus de l’immigration dans les années 1920-1930.
Alors que la seconde est de l’ordre de la commune appartenance au genre humain ou à l’espèce. Elle est une tension qui traverse les rapports individus/communauté, dans des intensités très variables et instables suivant les époques historiques. Ainsi alternent des phases de haute intensité où l’individu semble disparaître, englobé qu’il est dans la communauté particularisée sous forme nationale ou de classe et d’autres, à l’inverse, de basse intensité pendant lesquelles l’individu semble être tout puissant en apparence comme dans l’individualisme contemporain qui réduit cette basse tension à un problème de « lien social » ou de « vivre ensemble ». Nous y revoilà. Cette reconnaissance de la séparation (les individus ne semblent plus faire société), quand elle se veut critique en appelle souvent à « l’en commun ». Cette notion tire son origine de Hannah Arendt pour qui, d’après l’interprétation qu’en donne JG dans le n°16 de la revue, il s’agit de contribuer à la création d’un espace public inter-humain où la liberté peut apparaître. Une fois conquis, contre les asservissements et les enfermements – y compris dans des révolutions — l’en commun rend possible l’expérience humaine du sens collectif et de l’action politique, ce qu’elle nomme « l’agora du sens ».
Cela correspond à une volonté politique de créer une sphère politique séparée dans laquelle les citoyens exercent leur liberté. Cela s’inscrit dans la perspective anti-totalitaire de la démocratie politique et de l’espace public, une pente que développera ensuite Habermas et d’une façon plus critique Oskar Negt dont nous avons beaucoup parlé au moment des « journées critiques », il y a plus de dix ans, avec l’intervention d’Alexandre Neumann. Mais dans sa forme la plus vulgaire, celle des Negri, Dardot et Laval l’en commun oscille entre le vieux programme étatique du CNR de 1945 et les différentes hypothèses citoyennistes actuelles qui, prenant acte de la dissolution potentielle de la propriété privée dans la société capitalisée revendique l’en commun comme forme rénovée et désinstitutionnalisée des traditionnelles nationalisations.
2) Il se produit ensuite une cassure dans ton commentaire, puisqu’il introduit un thème que je n’ai justement pas traité, celui du rapport entre révolution et poésie ou révolution et « art » qui pourrait rentrer en résonance avec les travaux en cours de JG (dont un ou deux chapitres seront livrés dans le n°19 de la revue, à paraître), mais que je n’aborde nullement dans mon texte à l’origine de nos échanges. Je n’en dirais donc pas grand-chose ici. Juste une remarque : à mon avis, il ne faut pas (plus), glorifier les capacités des mouvements artistiques du tournant du XXème siècle à rejoindre ou même anticiper les courants politiquement révolutionnaires. Une part de l’avant-garde artistique de l’époque est certes critique (l’expressionnisme allemand en peinture, par rapport à la guerre par exemple), mais le contexte qui le produit est aussi la dissolution du sujet bourgeois et une situation de très basse intensité de la tension individu/communauté qui va amener la plus grande partie de cette avant-garde à rechercher le cocon d’une nouvelle communauté réconfortante (le fascisme italien pour les futuristes, le parti communiste puis les staliniens pour nombre de surréalistes2.).
3) En ce qui concerne Mai-68 et tes remarques à partir de Kristin Ross, je te renvoie à la critique que j’ai faite de son livre Mai 68 et ses vies ultérieures qui est disponible sur le site de la revue. Fondamentalement, pour moi, Mai-68 ne peut justement pas être considéré comme l’apparition d’une « véritable forme de vie alternative » et ce, pour plusieurs raisons :
- Tout d’abord le mouvement est un événement violent de rupture qui ne se pose que marginalement (par exemple à travers la notion d’autogestion) la question de nouvelles formes. Le concept de Commune étudiante, par exemple, fait certes référence aux clubs révolutionnaires de 1789 et à la Commune de Paris, mais sans proposition d’une société idéale, certains se réfugiant même derrière la thèse de Marx comme quoi il ne s’agit pas de faire bouillir les marmites de l’avenir, mais seulement de considérer la révolution comme le mouvement d’abolition des conditions présentes. Pour la Commune étudiante, il ne s’agit que d’explorer les possibles à partir d’une analyse de la réalité sociale-historique. S’il y a bien eu quelques comités d’action et de quartiers, il n’y a pas de conseils ouvriers au sens strict où alors ils ne concernent que certaines usines composées majoritairement de techniciens et cadres comme au CEA-Saclay ou à Rh. Poulenc-Vitry. Il en est de même par rapport à la démocratie. Le mouvement ne se pose nullement la question de la démocratie, d’abord parce qu’il ne pose pas la question du pouvoir, même s’il en dévoile le caractère répressif, ensuite parce que sa forme assembléiste immédiate est plus de l’ordre de la prise de parole que de la prise de décision, celle-ci restant confinée à des choix souvent plus tactiques que stratégiques dans la mesure où le mouvement n’amorce pas de véritable transformation des rapports sociaux. Il en va bien différemment dans les mouvements plus restreints depuis les années 2000 surtout où la question de la démocratie devient une sorte de forme vide affirmée pour elle-même comme dans le printemps des place en France3
- Ce caractère d’événement sur un temps court, mais doté d’une grande densité, ne lui permet de toute façon pas de poser des nouvelles formes et il en reste le plus souvent à la critique des anciennes. Et même quand il en est question, il s’agit alors plus de formes d’organisation que de formes de vie.
- Quand nouvelles formes il y aura, comme dans le mouvement des communautés, elles sont plutôt postérieures au mouvement et très marginales par rapport à celles qui se développent en Allemagne (Communes I et II) et aux États-Unis. Et c’est compréhensible puisque ces nouvelles formes sont les plus fortes dans les pays où le mouvement ouvrier ou révolutionnaire est le plus faible, alors qu’en France, nous sommes encore dans le caractère double de 68, de classe et déjà au-delà des classes.
Enfin et c’est peut être le plus important, mai 68 comme plus tard le mai rampant et ce qui suit en Italie est une défaite. Nous sommes battus et en Italie, à plate couture qui plus est. Les visions optimistes dont je parle cessent dès 1973-75 et les nouvelles formes de contestation, féministe, écologique sont fortement critiquées par les soixante-huitards comme réformistes. Seul le FHAR, parce que certaines de ses fractions, autour du journal Le fléau social, échappe à la critique car il conserve finalement des bases classistes traditionnelles en y ajoutant simplement une petite musique personnelle « quotidienniste ». Il en est de même du journal Tout au sein du courant maoïste.
- A partir du moment où cette défaite devient évidente, les nouvelles formes de vie dont tu parles ne peuvent que s’institutionnaliser dans le cadre de la lutte pour les droits qui va être un élément fondateur pour lever les derniers verrous d’une société bourgeoise à bout de souffle et donner ainsi vie à la société du capital (cf. ma notion de « révolution du capital »).
Il ne fait pas de doute qu’à l’intérieur des mouvements d’insubordination de cette époque les luttes s’accompagnent de transformations des rapports internes individuels et collectifs entre les protagonistes. Ils constituent un élément nécessaire, dynamique et riche d’expériences personnelles et même historiques, parce que finalement ces mouvements sont eux-mêmes historiques (c’est pour cela que, n’en déplaise à certains, ils sont « commémorés »). C’est en cela qu’ils échappent au quotidien des luttes de classes que d’autres mettent avant en niant finalement ce qui fait la force de l’événement, au sens fort du terme. Mais même si cet événement est exceptionnel et qu’il surprend tout le monde, il a aussi son ancrage historique qui l’explique (mai 68 en France c’est aussi la lutte contre la guerre du Vietnam, les manifestations à Berlin et l’attentat contre Rudy Dutschke, le Che et l’image du guérillero intraitable et même la révolution culturelle chinoise. Bref, c’est un soulèvement mondial de la jeunesse Et dans cette mesure, à l’inverse de ce que tu cites de Bini Adamczak, les relations sociales dans le mouvement ne sont pas l’aune qui mesure le rapport à la révolution, mais le rapport à la révolution (en tant que conditions objectives et subjectives rassemblées) qui permettent que ces relations puissent être autre chose qu’une conjoncture et qu’elles puissent s’interagir dialectiquement.
C’est, à mon avis, ce qui détermine immédiatement l’appréciation mesurée qu’on doit avoir par rapport à un mouvement comme celui de NDDL qui se situe véritablement dans le contexte politique de « l’insurrection qui ne vient pas », si je peux me permettre cette boutade, peu drôle en définitive, mais c’est l’époque qui ne l’est pas. Même en regard du mouvement au Larzac, NDDL reste limité, dans sa résonance comme dans ses effets car il ne dépasse pas le stade d’une enclave de résistance à la domination capitaliste de l’espace. Une résistance partielle qui ne peut avoir pour objectif son extension, ce qui constituait, jusque-là, une caractéristique de tous les mouvements remettant en cause le capital.
À cette recherche traditionnelle de force centrifuge semble succéder un objectif de rassemblement centripète exerçant sa force d’attraction auprès d’autres individus qui faute de posséder une capacité d’action propre et située, viennent alors rejoindre un lieu où il se passe quelque chose, au risque de former un entre soi greffé sur la lutte d’origine. Ce n’est pas tout à fait la conception que je me fais de la communauté humaine qui ne peut être confondue avec une communauté des semblables même si cette dernière se fonde sur des affinités électives plus que sur des contraintes tribalo-religieuses.
Tu sembles trouver dans ses formes, définies comme alternatives (mais à quoi ?) une nouvelle esthétique du monde (tu assimiles forme et esthétique), mais tu fais ensuite référence à Annie Le Brun qui voit dans cette esthétisation du monde, une neutralisation du monde, la fin des forces de négation4. J’y vois, excuse-moi, une certaine incohérence théorique ou alors il faudrait alors dégager plus précisément ce qui relève des formes informelles (l’esthétique que tu positives) et alternatives, de ce qui relève des formes institutionnelles que dénonce justement Annie Le Brun (l’esthétisation). Mais dans les deux cas cela ne règle pas la question du rapport forme/contenu et la détermination de ce qui aujourd’hui peut être un rapport à la révolution, ou même ce que peut être la révolution.
JW, le 27/09/2018
- Il faut dire qu’en Allemagne, cette notion de communauté a été particulièrement dévalorisée suite au développement de la révolution conservatrice des années 1920, puis surtout du nazisme à travers la notion propagandiste de communauté Blunt une Boden. Cette réduction de l’idée de communauté à sa version organique est patente en Allemagne, y compris dans la théorie critique et à Temps critiques avec certains développements de Bodo Schulze dans le volume I de l’anthologie de nos textes : L’individu et la communauté humaine, L’Harmattan, 1998, p. 111-126 (cf. ma réponse, p. 126-129 et mes développements sur la question avec Ch. Sfar, ibid, p. 231-265, textes disponibles sur le site de la revue en consultant les n°5 (« Communauté humaine et communauté de référence » et le n°9 : « Le temps des confusions » [↩]
- Dès avant, Rimbaud, que tu cites, avaient certes critiqué ce « siècle à mains », mais pour finir plus ou moins colon-commerçant-spéculateur [↩]
- Ce que tu mentionnes sur les AG est significatif d’un triomphe de la forme déjà présent dans les AG étudiantes depuis 2006 et celles du printemps des places. La question des contenus ne semble pas se poser comme si la question de ce rapport forme/contenu était dépassée. [↩]
- Nous pensons au contraire de ceux qui le pensent plus qu’en termes d’affirmation de nouvelles formes, que le rapport dialectique entre négation de l’existant et affirmation d’un devenir autre doit être maintenu. [↩]
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