Échange avec Le Cri Du Dodo : prolétariat, sujet historique, genres et théories de la valeur

Mis en forme ci-dessous un questionnement en provenance du journal anarchiste de critique sociale Le Cri Du Dodo auquel répond J.Wajnsztejn sous la forme d’un article. A noter que cette réponse intègre des remarques sur le texte « Du prolétariat à l’individu » traduit par Le Cri Du Dodo depuis la revue américaine Wilfull Desobediance.


Salut !

Désolé de commencer la discussion par un mail un peu long, mais je voulais faire part de quelques réflexions sur un autre texte paru dans Temps Critiques il y a quelques mois.

En effet j’ai relu « la théorie de la communisation n’est pas un long fleuve tranquille » avec attention après l’avoir survolé lorsqu’il est sorti et voudrait en discuter un peu.

Je ne suis pas sur de comprendre l’idée selon laquelle le prolétariat n’a pas de successeur et donc son impossible résurrection. Je suis peut être tatillon, mais comme je lis Temps Critiques depuis un moment (beaucoup de choses m’intéressent même si je ne saisis parfois pas tout), je ne penses pas comprendre qu’il s’agit de nier la réalité d’une société divisée en classes. Je veux dire par là que je vois mal comment on pourrait avoir un capitalisme sans classes. Ce que je crois comprendre, c’est que ce texte exprime l’idée que le prolétariat n’existe plus tel que définit par le marxisme ou dans sa conception traditionnelle et que Léon De Mattis reprend au moins en partie à son compte. Ce que je crois comprendre aussi, c’est qu’il existe encore des divisions de classe, mais pas (ou plus?) une classe unifiée et antagoniste telle que l’incarne la figure traditionnelle de l’ouvrier industriel (et sa mission historique). Mais n’est-ce pas plutôt cette figure qui a disparu plus qu’autre chose ?

Un prolétariat unifié a t’il jamais existé en termes de condition(s) et d’affirmation positive, sinon au travers de sa représentation subjective sous les oripeaux du marxisme et du syndicalisme dit « révolutionnnaire » ?

Peut être faudrait il plus prudemment parler des prolétaires, ou « des prolétariats ». A moins que ce soit ce terme qui pose question.

D’autre part, je tiens à saluer cette critique de Crises sur un point en particulier que j’aimerai développer. La théorie de la valeur me pose de grosses questions car elle me semble difficilement applicable au capitalisme actuel mais aussi comme il est dit d’une autre manière parce que la théorie marxiste, et plus particulièrement en ce qui concerne la valeur, se présente presque toujours comme un château de cartes. Mais non seulement cette théorie de la valeur me semble effectivement obsolète ou simplement inopérante pour plusieurs raisons intrinsèques à son analyse du capitalisme, mais en plus elle pose aussi d’autres questions comme celle du travail « non-capitaliste » et des formes de productions sans valeur d’échange stricto-sensu (sans rémunération, sans circulation et/ou sans même processus de valorisation marchande). Je pense aux diverses formes de servages et/ou d’esclavage dans le monde (et ici par exemple des interminables stages non-rémunérés, et hommes ou femmes sans-papiers qui servent par exemple de domestiques, ou simplement sans contrats de travail et sous-payéEs ou pas payéEs, etc, etc), formes qui subsistent au sein du capitalisme aujourd’hui d’une manière trop symptomatique pour qu’on puisse l’exclure du champs d’analyse critique.

Et bien sur, plus flagrant et plus généralisé encore : le travail domestique presque exclusivement réservé aux femmes (même si certains sociologues prétendent que celui-ci se serait légèrement « partagé » depuis quelques années). Puisqu’il s’agit bien, à mon sens (et comme l’analyse pas mal de féministes), d’un processus de production : pas de « valorisation », mais uniquement d’une production domestique, d’entretien et de services non-rémunérés. Production qui ne peut pas être vue uniquement comme une « forme d’entretiens de la force de travail » ou en des termes non-équivoques sous-entendant qu’il ne s’agit pas d’une forme de domination et d’exploitation à part entière, mais seulement d’un processus périphérique au fameux « procès de production » (comme si d’ailleurs, servage, esclavage domestique et patriarcat n’avaient pas précédés et « inspirés » le capitalisme, autant en terme d’histoire que par leurs formes même).

Production où se couplent donc bien (d’ailleurs, comme signalé dans la critique de la conception de TC) domination et exploitation (mais pas entendue au sens de « production de valeur »).

Ce que j’essaie de pointer du doigt, c’est que dans les théories de la communisation, on lit souvent l’idée que les dominations et formes d’exploitation antérieures qui perdurent au sein du capitalisme seraient des sortes de « reliques du passé » qui auraient subsisté presque « par hasard » en s’intégrant et se « subsumant » dans le capitalisme.

Il me semble, tout au contraire, qu’à de nombreux égards ces formes antérieures de l’exploitation et de la domination non seulement ont continuées de perdurer dans la société capitaliste et à s’y développer -parfois même de manière à la fois autonome et inter-dépendantes (notamment le patriarcat)-, mais qu’elle ont aussi servit de base à la naissance du rapport social capitaliste qui a consisté simplement (la plupart du temps) en une transformation surtout formelle de ces dominations et formes d’exploitation (comme c’est le cas pour l’esclavage ou les diverses formes modernes de « féodalisme social » par exemple). Je pense par exemple à l’enclosure (prélude au principe du « homestead » américain) des campagnes anglaises qui a coïncidé avec la dernière chasse aux sorcières des femmes qui refusaient de se plier au nouveau modèle (qui démantelait les formes de vies communales des groupes de femmes « indépendantes » appelées « sorcières » et qui se sont mises en lutte à l’époque), et du séxocide qu’a entrainé cette toute première « restructuration capitaliste » (si on ose le terme) dont les contradicteurs (ici principalement des contradictrices) remettaient à la fois en cause les rapports sociaux traditionnels et leur propre développement formel et légal dans le cadre de l’exploitation.

Pour plus de précisions voir « aux origines du capitalisme » d’Helen Meiksins Wood (marxiste, mais intéressante quand même) ou encore le très bon « BURNING WOMEN : The European Witch Hunts, Enclosure,and the Rise of Capitalism » par l’anonyme « Lady Stardust » (disponnible ici mais non traduit : http://www.alphabetthreat.co.uk/pasttense/burningwomen.html)

De ce point de vue, pour prendre un exemple plus récent, l’évolution de la situation des africains-américains aux états-unis me semble parfaitement démonstrative de cette idée : l’évolution fulgurante de l’esclavage au salariat, passée aujourd’hui entre régime post-ségrégationniste et condition « d’esclave-salarié » ou même de « sous-lumpen » (puisqu’il me semble même presque abusif de parler de « salarié » pour les prisonniers qui travaillent de manière forcée, dont l’entretiens est assuré par l’administration et qui ne reçoivent en compensation que quelques miettes leur permettant de « cantiner », comme on dit). Et il me semble aussi que l’analyse de De Mattis (parfois) et plus franchement d’autres communisateurs (qui ne font pas toujours dans la nuance) ont clairement du mal à inclure ces questions parce qu’elles contredisent l’ordre des généralités et lieux communs marxistes remis au goût du jour et des habits neufs fraîchement tissés de la vieille théorie de la valeur. Je suis peut être un peu injuste, je ne sais pas. Mais enfin, lorsque je dis qu’ils ont du mal à l’intégrer, c’est plutôt un euphémisme puisqu’ils n’en parlent pas, ou seulement à travers ces prismes là et de manière anecdotique et ne laissent pas de porte ouverte en ce sens (puisque ne pas en parler n’est pas nécessairement un problème « en soi »).

Bon je vais m’arrêter là même si je voulais dire que je salut aussi la critique de la fable de « l’individu immédiatement social » sur laquelle je souhaitait écrire quelque chose, mais disons que j’ai encore besoin d’y réfléchir pour l’écrire… Néanmoins, le concept d’individu-singulier et comme tension, et le fait de ne pas vouloir et/ou prétendre pouvoir résoudre la question de l’individu et du processus d’individuation en le rejetant comme quelque chose de purement négatif me semble une excellente piste au regard des a priori et dichotomies simplistes (du type « individualisme ou communisme ») qui prédominent encore concernant cette question. Ou simplement l’idée que l’individu, comme le prolétariat pourraient « fusionner », ou s’auto-nier réciproquement dans la grande orgie magique et satanique communisatrice.

Je terminerai la dessus en vous demandant ce que vous pensez de cet article que nous avons récemment traduit et publié (si et quand vous aurait le temps de le lire) : « Du prolétaire à l’individu » revue Wilfull Desobediance.

Je le trouve assez flou sur ce qu’il dit à propos du « tiers monde » et un peu trop lyrique type « anarcho-insurrectionnaliste américain » vers la fin, mais ça offre aussi quelques pistes sur les questions abordées précédemment.

A bientôt peut être, O.


Prolétariat, sujet historique, genres et théories de la valeur

Sur la question des classes en général.

Nous avons écrit beaucoup de choses là-dessus, mais je vais essayer de te faire un petit historique contextualisé. Avant même la création de Temps critiques, j’ai tenté de faire un bilan de mes années 1967-1981 (Individu, révolte et terrorisme) dans lequel je tenais compte, sur cette question des classes, des luttes contre le travail, luttes qui marquaient le point d’inflexion entre des luttes ouvrières ou prolétariennes d’une part et des luttes qui se trouvaient déjà dans un au-delà de cette définition ou de ce cadre. C’est Mai 1968 qui exprima ce double aspect de la façon la plus concentrée qui soit dans le temps, alors que cette expression s’étira sur presque douze ans en Italie1.

Pour ce qui est de répondre à tes interrogations, il faut retenir de cette phase historique, que le choc entre la dernière offensive prolétarienne d’envergure et le procès multiséculaire d’individualisation, produit le passage, à l’intérieur même du cadre d’analyse des classes, du prolétaire-individu à l’individu prolétaire2 ; le premier terme subsumant chaque fois le second. Mais pour rendre cette phrase moins obscure (car trop elliptique) et moins discutable historiquement (car elle condense trop des processus historiques longs et non linéaires), J.Guigou propose ce petit développement : « le procès multiséculaire d’individualisation » a d’abord produit l’individu-aristocrate, puis l’individu bourgeois, c’est-à-dire que c’est dans les classes dominantes que le procès d’individualisation est intervenu. Dans les sociétés impériales, puis royales, puis bourgeoise, il agit sur les classes dominantes et non sur les classes dominées. Dans l’empire romain, ni les esclaves (sauf dans l’épisode de la révolte de Spartacus), ni les paysans non propriétaires, ni le lumpen-prolétariat urbain sont affectés par l’individualisation. Au Moyen-age, dans les États-royaux européens (et notamment dans la France en cours d’unification) l’individualisation étatico-féodale n’est pas très puissante, du moins jusqu’à la Renaissance. Lorsqu’elle opère, la segmentation, la division, la sérialisation se fait sentir dans l’aristocratie. Le marchand est un individu potentiellement bourgeois qui s’est autonomisé de l’artisanat et des premières fabriques.

Le mouvement de refus du travail des années 1968-1974 peut être interprété comme le produit du processus d’individualisation à l’œuvre dans le prolétariat industrialo-ouvrier de la phase (stalinienne et partidaire) allant de l’après-guerre à 1968.
Ce passage qui s’accompagne du mouvement de refus du travail contient une critique de la réduction de la théorie communiste à une théorie du prolétariat et à ce que différents groupes informels auxquels je participais à l’époque des années 1970, ont appelé le « programmatisme prolétarien3 ». Selon ces groupes, la classe ne doit pas s’affirmer dans son programme mais se nier (l’auto-négation du prolétariat). Cette position reste toutefois confinée à de petits cercles et elle est encore contre-dépendante de ce qu’elle critique, à savoir la théorie des classes. Cette contre-dépendance de la critique se manifeste par un dédoublement de l’argumentation classiste. On en arrive alors à se réfugier derrière l’opposition entre une essence révolutionnaire du prolétariat (le prolétariat est tout ou il n’est rien) et une forme phénoménale, la classe ouvrière, réformiste parce que dépendante du rapport social4. Or sans conditions objectives de la classe-en-soi (destruction des grandes forteresses ouvrières) et sans conditions subjectives de la classe-pour-soi (déclin de la conscience de classe et impossibilité croissante de toute affirmation d’une identité ouvrière) comment faire surgir un prolétariat5 ?

Position marginale, dis-je, par rapport à la position la plus courante qui va se perdre dans la recherche de substituts au prolétariat. Par exemple, les opéraïstes italiens et certains autonomes français, délaissant leur concept de composition de classe après la défaite des mouvements des années 1960-1970, s’orientent vers la recherche d’un néo-prolétariat6. Mais parler ainsi, c’est sous-entendre que le problème continue à se poser en termes de classes, même si ce n’est plus au sens des classes organiques (en soi et pour soi de Marx). Les néo-opéraïstes sont alors amenés à voir de la recomposition de classe partout alors qu’il s’agit en fait de sa décomposition sous le double coup de la défaite des luttes de la décennie précédente et de la restructuration. S’appuyant sur les thèses de Deleuze et Guattari certains d’entre eux, les plus attachés aux événements de 1977 plutôt qu’au biennio rosso de 1978-1969, vont voir de la créativité partout et de nouvelles subjectivités à l’œuvre alors que pour d’autres ce néo-prolétariat agira comme une classe négative où ce qui la réunit ce sont des pratiques de rupture. On est ici proche de ce que disent aujourd’hui les insurrectionnistes7.

Les mouvements de « libération » qui ont suivi 1968 ou qui l’ont accompagné comme le mouvement féministe ou les mouvements de « jeunes » ont été englobés dans la démocratie (cf. ce que dit Tronti là-dessus8) pendant que les restructurations industrielles et l’intégration de la techno-science dans le procès de production produisaient des transformations fondamentales sur les procès de production et de travail (flexibilité de la production, substitution capital/travail et inessentialisation de la force de travail).

Ce qui en est ressorti ce n’est donc pas, comme nous l’avions prévu et espéré, un individu-prolétaire qui aurait réussi à retourner l’ordre de la subsomption entre individu et classe, mais un individu-démocratique et particularisé qui est sorti de son rapport de classe sans qu’il puisse retrouver un rôle de citoyen au sein d’une société civile que le développement du capital a justement broyée.

Je cite toujours notre numéro 2 (1991)  : « …s’il ne parle plus en tant que membre d’une classe qui n’existe plus comme force agissante dans la société, il ne parle encore que rarement en son nom propre, mais plutôt en tant que membre de la société. C’est-à-dire qu’il parle d’une place dans la particularisation démocratique, en tant que cheminot, beur, jeune, français, vacancier, consommateur, femme etc. » (p. 52). Cet individu n’a pas que ses chaînes à perdre ! Il cherche à faire valoir des droits ou à en acquérir de nouveaux au gré des nouvelles particularisations. Tout cela forme les prémisses de ce qu’on appellera plus tard (2007), la « révolution du capital ».

« Il n’y a plus que l’individu-particule (de capital) qui est l’être de la période de la dissolution des classes. En tant que « sujet » éclaté, il ne peut trouver dans son rapport à l’autre, la confirmation de son autonomie comme cela était le cas pour le sujet bourgeois » (idem, p.92). C’est le prisme de l’universalisme qui donnait sens au procès d’individualisation et portait les espoirs d’émancipation en termes d’égalité. Un universalisme porté à la fois par les révolutions bourgeoises et le programme prolétarien d’une classe supposée concentrer tous les torts et n’en subir aucun en particulier. Mais il n’y a plus de « citoyens », seuls subsistent des « appels » aux comportements citoyens en tant que pures idéologies du retour à l’État-nation ; et il n’y a plus de figure visible du prolétariat, seules subsistent les « indignations » contre l’oligarchie ou la finance à un bout, les émeutes sans lendemain à l’autre.

Dans notre n°6-7 (1993), deux articles sont consacrés à cette question des classes, par les mêmes auteurs, mais en deux textes séparés indiquant non une divergence, mais une différence d’approche. Dans celle de Ch.Sfar, la classe ouvrière, au-delà de la question de son unité et de sa conscience, est la classe de la transformation concrète de l’ancien monde en un nouveau monde ; elle est la classe du travail. Mais c’est la foi en un progrès et une technique qui ont transformé la ville en urbain, qui ont conduit a toujours plus d’automatisation et de productivité, qui a ruiné l’alliance entre bourgeoisie et classe ouvrière productive, la classe du travail. La prolétarisation — quand prolétarisation il y a encore — se fait en dehors d’une socialisation par le travail, que ce soit dans les « quartiers » des grandes villes du capital dominant ou dans les bidonvilles et favelas des pays en voie de développement ou des pays émergents et ce n’est pas un point de vue de classe qui peut nous permettre de résister à cela. Il faut s’élever ici contre les discours sur les prolétariats chinois ou bengali qui viendraient prendre la relève. Comme disait Marx, l’histoire ne repasse pas les plats ou alors leur contenu s’avère frelaté. Les futurs prolétaires chinois sont déjà quasiment inemployables vu les conditions actuelles de production dans la globalisation et leurs diplômés innombrables ne profiteront pas longtemps de nos délocalisations puisqu’ils sont déjà en train de chercher à s’exiler.

Ces thuriféraires d’une extension mondiale du prolétariat qui ne subirait une décroissance qu’en Occident oublient deux choses :

– premièrement, que le rythme actuel de la globalisation et de la révolution du capital ne laisse place à aucune stabilisation de nouvelles classes ouvrières contrairement au temps long des deux premières révolutions industrielles. Sauf à confondre croissance quantitative du nombre d’ouvriers et classe sociale. Dit autrement, les lieux où le travail n’est pas cher n’accueillent les capitaux dominants que provisoirement et pour des produits de plus en plus réduits car la norme productive se fait là aussi sur la base d’une forte productivité et non pas seulement d’une forte production. Là aussi le développement du capital rend la force de travail tendanciellement inessentielle, d’où les délocalisations… de délocalisations… de délocalisations… dans des zones de plus en plus périphériques, alors que s’amorcent déjà en Occident des mouvements de relocalisation ;

– deuxièmement, ils oublient aussi que c’est ce temps long qui a permis une dialectique des luttes de classes et l’expression d’une perspective prolétarienne et révolutionnaire sans laquelle nous ne pouvons espérer au mieux qu’émeutes et jacqueries.

Je cite dans ce numéro 6/7 :: « Or à notre connaissance, aucune grève de cette époque (les années 1950-1960)9 n’a réclamé de remplacement des travaux pénibles par des machines automatiques. La classe ouvrière bloquée entre ses vieilles luttes contre la bourgeoisie traditionnelle moribonde et son ralliement à un État administrateur en symbiose avec le capital (mode de régulation fordisme et État-providence), a abandonné à de nouveaux dirigeants, y compris ouvriers avec les exemples de gestion ouvrière à la fin de la Seconde Guerre mondiale, toute la maîtrise de la modernisation économique et industrielle. Le programme nucléaire français est un bon exemple de la symbiose des pouvoirs étatiques, patronaux et syndicaux. L’absence d’emprise sur les orientations technologiques et leurs implications pratiques dans le travail ne lui a pas permis d’envisager une réorganisation sociale sur ses propres bases, à partir de son ancrage productif (allégé des travaux automatisables) et de ses références communautaires (la communauté du travail) ». (p. 75) ; refondation qui aurait été la moindre des choses, même dans la perspective réformiste obligée que constituait le cadre de la Guerre froide.

Augmentation des salaires et société de consommation ont acté cette transformation qui marque la fin de l’autonomie de classe10.
« La production marchande de l’objet s’évanouit dans l’inessentialisation exponentielle du travail et de son sens ; la consommation elle-même à l’autre bout, a tendance à ne plus poser la valeur d’usage de l’objet que sous son aspect négatif : comme déchet envahissant potentiel. Ce n’est plus la valeur positive de l’objet qui se cache dans la valeur d’usage, derrière l’ancien paravent de son aspect marchandise, c’est l’ordure potentielle qu’il recèle en lui qui s’impose dès la conception technique du produit… Une fois de plus le mort saisit le vif » (ibid. p.81).

On comprend ici le rapport qu’il y a entre développement de la critique écologique et fin de la centralité du travail. « Les tenants des théories classistes défendent alors en vain le travail comme source de production et de richesses car ce qui compte précisément pour les individus c’est « l’après- marchandise », le devenir d’une valeur d’usage qui a de moins en moins l’aspect initial de la marchandise … Dans ce monde, les antagonismes de classes n’ont plus de rôle. Cela ne veut pas dire que toute détermination de classe a disparu (en particulier pour les ouvriers), mais qu’elle ne se manifeste que par des malaises, des phénomènes de ras-le-bol, des bravades ou des recompositions de type corporatiste » (ibid, p. 82).

Dans l’article11 qui suit, dans ce même numéro, je m’inscris en faux contre l’idée que la seule classe finalement transformatrice ait été la classe ouvrière. Pour ma part je relevais que la seule classe à avoir eu une vision d’ensemble était au contraire la bourgeoisie car elle aussi transformait le monde en tant que classe productive définie par les saint-simoniens, l’économie classique de Smith-Ricardo et aussi par Marx. Ce dernier n’a d’ailleurs pas produit une véritable théorie des classes même si dans sa version hégélienne de la classe-en-soi et de la classe-pour-soi on peut trouver des choses intéressantes pour l’alimenter. Pour lui, essentiellement, les classes c’est l’histoire de la lutte des classes et pas une question d’essence. Toutefois, comme nous l’avons dit plus haut, les Gauches communistes n’ont pas résolu l’aporie et c’était les termes du débat en France dans l’après-1968.

Mais ensuite, le recul de toute perspective révolutionnaire à partir des années 1980 a rendu obsolète cette distinction et l’essence révolutionnaire du prolétariat n’est souvent plus présentée que comme positionnement politique « lutte de classes » sans aucune perspective immédiate ou alors elle est critiquée pour son idéalisme parce que finalement seul l’intérêt de classe pousserait à la révolution.

J’en reviens aux « jeunes » et aux années 1960-70. L’insubordination de l’époque par rapport aux valeurs traditionnelles (qu’elles soient d’origine bourgeoise ou ouvrière) ne se retrouve plus guère : le branchement, la communication, l’ici et maintenant, l’idéologie de la thune ne produisent pas des ruptures, mais au mieux, des écarts symboliques avec les normes dominantes ; des normes d’ailleurs de plus en plus fluctuantes car elles tendent vers la même flexibilité que les flux de capitaux et de marchandises.

Pour nous, il n’a jamais été question que la classe devienne de plus en plus « pure » parce que la classe ne nous semble jamais aussi révolutionnaire que quand elle conjugue l’ouverture et de la conscience ouvrière du prolétaire des villes avec la révolte et l’insubordination des enfants de paysans ; un alliage qui sera à la base des luttes anti-travail des OS dans les années 1960-70 et les révoltes urbaines style Bologne 1977.

Généralisation du rapport salarial et éclatement des rapports de classes

À ce propos, il me semble que tu poses la question de l’unité de la classe de façon trop limitée. Nous n’avons jamais souscrit à l’idée que la classe était une et homogène et ce même quand l’intensité des luttes pourrait laisser supposer une tendance à l’unité. Nos deux derniers textes autour de l’ANI sont d’ailleurs particulièrement clairs là-dessus, mais ils soulignent quand même que pendant la période des Trente glorieuses il y avait une unité objective qui reposait sur les grosses concentrations dans les « forteresses ouvrières ». Or, aujourd’hui, l’unité objective de classe n’est plus produite par la dynamique du capital. Les lieux de travail sont éclatés comme les statuts. C’est un des éléments qui explique que soit coupé le fil historique des luttes de classes.

C’est paradoxalement le passage au salariat généralisé qui a correspondu à la perte de référence à la communauté ouvrière et au fait que disparaisse le qualificatif ouvrier au profit de celui de salarié et parallèlement que soit remise en question la définition classique du travail productif. Le passage au salariat généralisé ne s’est pas fait sur les bases d’une nouvelle prolétarisation épousant les formes anciennes et précaires de l’armée industrielle de réserve. En effet, la longue période de croissance des Trente glorieuses a été le produit à la fois d’une situation conjoncturelle — celle de la reconstruction — et d’une transformation structurelle et institutionnelle à travers la mise en place du compromis fordiste entre capital et travail, Ce compromis posait aussi les prémisses d’une unité entre production et consommation, entre production et circulation. La crise des années 1970 et les restructurations qui s’en sont suivies ont changé la donne. Le gigantisme productif et les investissements massifs de capacité ont laissé la place à la capitalisation de toutes les activités et à des investissements de productivité conduisant à la substitution capital/travail. C’est toute une partie de la population active qui s’est alors retrouvée en position de population surnuméraire12 parce que la dynamique du capital impose dans sa globalisation une vitesse de rotation qui fait des pays de délocalisation d’il y a vingt ans, les pays qui délocalisent aujourd’hui parce qu’ils s’alignent sur les normes mondiales de productivité et de profit qui sont celles des pays dominants. Sur ces bases, il n’y a pas de stabilisation possible et donc pas de nouvelle « composition de classe » parce qu’on en arrive même pas à l’idée d’une composition de classe qui se ferait jour. Les conceptualisations autour des notions de « communisation » et de « multitudes » rendent compte de cette difficulté…sans offrir de solutions satisfaisantes.

Exploitation et domination : la question du « capital automate »

Dans ce même article je faisais du déclin des classes comme sujets historiques un point décisif nécessitant l’abandon du programmatisme prolétarien pour l’adoption d’une perspective communiste plus large. Toutefois, cette critique du programmatisme prolétarien incluait des possibilités de dérive vers des positionnements implicitement ou explicitement structuralistes faisant apparaître un « système capitaliste » qui ne serait que le fruit d’automatismes et de déterminismes consacrant le triomphe d’un capital envisagé comme puissance abstraite. Certains d’entre nous, au sein de Temps critiques donc, n’ont pas échappé à cette tentation qui pouvait paraître légitime aussi bien en référence à certains textes de Marx et surtout de Bordiga (Propriété et capital) tirant vers cette interprétation (les capitalistes ne sont que des fonctionnaires du capital, des trägers, des « supports de rapports »), qu’en raison de références, chez nos camarades allemands surtout, à une critique philosophique du capitalisme présente dans l’École de Francfort13. Mais ce ne fut qu’une tentation.

Indépendamment de luttes et de résistance qui montraient que des ferments d’insubordination existaient bel et bien aujourd’hui encore, notre analyse critique de la valeur allait nous permettre de décentrer la critique du capitalisme du concept d’exploitation au sens marxiste vers celui de domination. Pourquoi cela ? Essentiellement pour trois raisons.

– La première est que la critique de la théorie de la valeur-travail entraîne mécaniquement la critique et la réfutation d’une théorie de l’exploitation quantifiable mathématiquement (calcul d’un temps de travail individuel, d’une plus-value résultant de l’utilisation d’une capacité de travail réduite à une marchandise force de travail, etc.), même si la notion d’exploitation peut conserver une portée heuristique en tant que marqueuse de l’antagonisme capital/travail.

– La seconde est que la notion de domination est plus vaste que celle d’exploitation et peut d’ailleurs l’inclure comme une forme spécifique de domination au sein du « mode de production capitaliste ».

– Enfin, troisièmement, parce que la notion de domination fait resurgir l’idée de puissance à travers des forces agissantes et des conflits, antagoniques ou non.
S’il n’y a plus de bourgeoisie à vision universaliste dotée d’une vision du monde (Weltanschauung) ni de classe ouvrière à vision progressiste et émancipatrice, il y a bien des forces de domination qui s’exercent sur des rapports de subordination. Mais la subordination n’est pas productrice d’autre chose. Il faut assurément convenir que ce qui pourrait encore être appelé la classe exploitée ne forme plus qu’un magma atomisé, (prolétaires immigrés des quartiers tentés par les gangs ou le communautarisme, « petits blancs » des zones désindustrialisées mus par le ressentiment) qui ne mérite pas le nom de « nouvelles classes dangereuses » et s’apparente plutôt au terme marxien péjoratif de lumpenprolétariat (des prolétaires en haillons qui parfois la dénomination de « sous-prolétaires »).

Pourtant, la force de la société capitalisée c’est de toujours trouver des individus ou des groupes qui s’identifient à son existence présente et à son devenir proche. Une dépendance réciproque est reproduite, d’abord entre capital et travail parce que le capital reste avant tout une totalité sociale et non pas le simple produit d’une accumulation de valeur ou de richesses. Aujourd’hui, il réorganise cette dépendance réciproque autour de l’individualisation des rapports de travail et de salaires, de la transformation de la force de travail en ressource humaine où on voit se manifester encore, malgré des durcissements des conditions générales de travail, des marges de manœuvre, qui débouchent sur de nouveaux « donnant-donnant » ou « gagnant-gagnant ». Coexistent une sorte de mobilisation totale des salariés « aux ordres » et des soupapes de sécurité permettant (l’autogestion) de sa ressource humaine, au moins pour ce qui concerne les travaux qualifiés. Cette dépendance réciproque est aussi reproduite au niveau des rapports entre individu et société. Si elle passait dans la phase précédente par les médiations institutionnelles mises en place par l’État-nation sous sa forme providence, elle passe aujourd’hui, après la révolution du capital donc, par des rapports plus directs avec l’État dans sa forme réseau. Il y a bien toujours une société et non pas le parachèvement d’une « communauté matérielle du capital » que prévoyaient certains. Mais le chemin est déjà bien balisé et c’est pour en rendre compte que nous employons maintenant le concept de « société capitalisée ».

Si pour Ch.Sfar, la classe ouvrière a été la seule classe véritablement transformatrice en pratique, je pense que la bourgeoisie a été la seule classe à projeter l’idée de cette transformation. Le lien entre les deux s’est fait à partir d’une dépendance réciproque entre capital et travail au sein du rapport social capitaliste. Ces deux pôles du rapport social étaient bien représentés par deux classes identifiables objectivement par la prédominance de la question de la propriété et subjectivement par l’expression d’une conscience de classe (Marx) et d’habitus de classe si on reprend le langage sociologique de la reproduction (Bourdieu).

Or, dans la révolution du capital, ce dernier a tendance à s’émanciper et de sa propre classe porteuse (l’entrepreneur par exemple) et du travail en rendant celui-ci inessentiel pour le procès de valorisation, même s’il reste un élément essentiel du rapport salarial en tant que celui-ci est le garant du régime de domination.

Ce qui restait de commun dans nos deux approches (celle de Sfar et la mienne), c’est l’idée que les classes ne sont jamais pures mais synthétisent des communautés de référence multiples et différentes. Ainsi, alors que beaucoup de communistes radicaux pensent la révolution plus proche au fur et à mesure que la classe s’épure de scories non prolétariennes et que la critique chasse les traces non strictement prolétariennes dans les mouvements de lutte (cf. la revue Échanges par exemple, mais aussi toute la tradition gauche communiste italienne ou germano-hollandaise), nous voyions dans cette combinaison d’influence les sources des révoltes à la base des éventuelles révolutions. La Commune de Paris et son mélange d’artisans-ouvriers qualifiés et de pétroleuses ; Mai 68, ses étudiants et ses OS ; le Mai rampant italien avec ses ouvriers du Sud insubordonnées mais côtoyant d’un coup le monde urbain et ses valeurs ouvrières. Tout ça forme des cocktails détonants.

Dans le n°10 du printemps 1998 s’amorce l’idée que la critique du travail a cédé la place, contrainte et forcée, à la crise du travail. Cette idée constitue une nouvelle prémisse de ce que nous développerons ensuite dans le concept de révolution du capital. Or cette crise du travail nous ne pouvons la concevoir uniquement comme le produit de notre défaite. La révolution du capital nous oblige à une révolution dans la théorie14 et c’est à partir de là que nous allons développer notre critique de la théorie de la valeur chez Marx. Ces développements vont se faire sous l’influence, à la fois et dans l’ordre :

– des séries II et III de la revue Invariance,

– de Castoriadis et ses développements critiques dans les numéros 31-32 et 35 de la revue Socialisme ou barbarie,

– -et un peu de certains aspects de la critique de Baudrillard des années 1970 (Le miroir de la production surtout).

– de la « généalogie de la valeur » de F.Fourquet et de sa notion de puissance.
« L’utilité » du travail, sa valeur d’usage, s’efface certes devant sa valeur d’échange, mais c’est surtout son caractère de travail aux ordres qui perdure et prédomine.

Dans le numéro 12 de l’hiver 2001, nous constatons ou plutôt nous énonçons une rupture du fil historique des luttes de classes. Il n’y a plus de sujet révolutionnaire à la fois parce qu’il n’y a plus de classes antagonistes au sens fort du terme, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a plus d’inégalités entre des groupes ou catégories sociales et donc des conflits potentiels et parce qu’il n’y a plus de « sujet » tout court pour des raisons que nous avons déjà évoquées en opposant l’ancien sujet bourgeois « autonome » et l’individu-démocratique séparé et fragmenté, sans subjectivité propre et à la recherche d’inter-subjectivités plus ou moins communautaristes (les identités ou les « tribus ») ou réticulaires (face book, linkedin, les réseaux sociaux, etc.).

Les nouvelles luttes prolétaires prennent alors le tour de combats de desesperados et réactivent des pratiques luddistes de résistance sans lendemain dans lesquelles il ne s’agit plus de se sauver en tant qu’artisans ou ouvriers dans une perspective autogestionnaire, mais de prendre de la thune — avant le chômage — en imposant un pur rapport de force sans contenu autre que d’exprimer à l’état brut la crise du travail.

Rupture du fil historique des luttes de classes, disions-nous, dans le même numéro, mais sans qu’il soit question de la restaurer (comme l’ultra-gauche le pense toujours possible) ou de la rejouer comme pour les apologistes du néo-luddisme et encore moins de faire comme si cela avait toujours été une fausse voie comme l’envisagent les tenants d’une séparation stricte entre le Marx ésotérique et le Marx exotérique (Postone, Jappe, Krisis15). Il ne s’agit ni de défendre un héritage moulé dans ses canons et fonctionnant comme corpus fermé, ni de faire table rase16.

Peut-on encore parler de révolution ?

S’il n’y a plus de sujet révolutionnaire, peut-on encore parler de révolution ? Nous ne sommes pas tous d’accord là-dessus aujourd’hui parce que nous avons été rejoints dans notre travail par des personnes qui, soit ont abandonné cette perspective (des anciens d’Invariance par exemple), soit parce qu’ils viennent d’autres horizons. Mais à l’époque (2003), nous reprenons la formule invarianciste de « la révolution à titre humain » qui est le produit d’un long cheminement. En effet Invariance amorce à partir du début des années 1970 une critique de la théorie de la valeur de Marx à partir du constat de la caducité de la notion de travail productif. Ce n’est donc plus une classe particulière qui est le sujet de la révolution, mais une « classe universelle », une notion développée d’abord par Hegel qui en fait un modèle pour l’appareil bureaucratique d’État et ensuite reprise par Marx dans L’Idéologie allemande où il essaie de dépasser l’antinomie apparente que constituerait l’existence d’une classe (c’est-à-dire une particularisation d’une totalité) et son essence, c’est-à-dire sa perspective universaliste17. Pour Invariance, la classe universelle est la classe de tous les salariés. Comme le fait à la même époque l’Internationale situationniste, la revue Invariance rejette l’importante question des classes moyennes et des processus de « moyennisation » de la société.

Mais l’existence de cette classe universelle nécessitait une unification entre « inclus » et « exclus » de la production autour de la centralité du travail. Un double processus qui n’est pas venu et que certains attendent encore alors que le mouvement de 1977 en Italie en avait déjà exprimé la caducité du point de vue prolétarien (pas de nouveau sujet) et que les restructurations des grandes entreprises dans les années 1980 allait redoubler cette caducité du point de vue du capital cette fois (à travers ce que nous appelons, à partir de ce moment, « la valeur sans le travail »).

Cette notion de classe universelle est donc critiquée dans le n°5-6 de la série III d’Invariance intitulé « Mai-juin 68, le dévoilement » (1979) et cela particulièrement dans la note 8, page 17 qui pose finalement des questions que nous posons encore aujourd’hui dans nos deux textes autour de l’ANI ; à savoir quels doivent être les objectifs des luttes. Doit-on encore penser en termes d’unité de classe et celle-ci doit-elle se faire à partir des travailleurs précaires ou des travailleurs garanti ? Mais ce qu’Invariance anticipe à peine à l’époque nous apparaît bien plus clairement aujourd’hui. Il n’y a plus à rechercher une unité de classe parce qu’il n’y a plus de classes antagoniques et que la fin de la centralité du travail décentre justement les questions en produisant des inemployables, en distendant toujours plus le lien entre revenu et travail. Mais tout cela s’effectue encore à l’intérieur d’un rapport social médié par un rapport salarial qui n’arrive plus à reproduite totalement sa contrainte au travail tout en fonctionnant encore comme contrainte au revenu.

Dans notre perspective, la révolution à titre humain serait alors le dépassement des particularismes dans le cadre d’une tension directe des individus vers la communauté humaine. Mais dans ce sens le recours à la notion de classe (même universelle) ne semble plus nécessaire à partir du moment où on replace les individus singuliers au centre de la critique et des pratiques subversives et/ou alternatives (la révolution ce n’est plus le « Grand soir » de la grève générale insurrectionnelle et encore moins la prise du Palais d’hiver bolchévique ou le foco guévariste.

Pour devenir plus convaincante cette critique des classes devait s’appuyer sur une analyse à la fois plus fine et plus synthétique de ce que nous appellerons, à partir de 2007, « la révolution du capital ».

Pour recentrer sur ta question, nous ne disons pas qu’il n’y a plus de classes18 au sens sociologique de catégories parce que la société est encore en partie structurée en classes, mais qu’il n’y a plus de classes antagoniques au sens fort avec une conscience de ses intérêts, de son rôle dans la transformation du monde, d’une perspective de société autre. Cela ne signifie pas qu’il ne peut plus y avoir de luttes, mais qu’il s’agit d’en évaluer les formes et la portée (par exemple les luttes contre le nucléaire ou contre les OGM ou contre les TAV, les aéroports et autres installations de la géo-politique du capital).

C’est aussi dans cette optique que nous avons été amenés à analyser la révolte des banlieues en France en 2005 (cf. notre n°14) comme une révolte qui ne rentre pas dans le cadre du « cours quotidien » des luttes de classes ni ne constitue une reprise des luttes révolutionnaires.

Comme déjà avec la lutte des chômeurs de 200819 il est manifeste qu’il n’y a pas de place pour une nouvelle recomposition de classes dans le cadre d’une centralité du travail retrouvée, car imposée. Même au niveau scolaire la communauté des apprenants a éclaté alors qu’elle existait encore au moment du CIP en 1994. L’absence d’illusion sur une possible insertion des nouveaux surnuméraires sur le marché du travail (ils ne forment plus une nouvelle armée industrielle de réserve car ce ne sont plus eux qui pèsent sur les salaires), conduit à un mépris du travail (un travail de « bâtards » comme le disent souvent les jeunes à propos du travail de leurs parents) qui n’a rien de révolutionnaire (les « nouvelles classes dangereuses » ne sont pas constitués « d’en dehors »).

C’est cette impossible affirmation d’une identité prolétarienne pour ces jeunes marqués par tous les signes de la société capitalisées y compris quand ils conduisent à des frustrations, qui empêchent qu’éclate la signification politique de ces événements [lesquels ? de ces émeutes serait plus précis]. Certes, les sociologues essayent de remonter aux causes, mais ne disent rien sur la révolte elle-même et son rapport à la subversion de l’ordre établi. La révolte ou la rage n’ouvrent pas de perspective en elles-mêmes dès lors qu’elles ne dégagent pas — même à partir d’un particularisme — une dimension universaliste. C’est ce qui s’est manifesté à la fin des années 1960 mais aujourd’hui cette dimension universaliste ne peut plus être prolétarienne. On a affaire à ce que nous appelons une identité négative, mais comme elle n’a pas de substance il faut bien la remplir et c’est là qu’interviennent diverses formes de communautarismes et de particularismes.

C’est l’existence et la portée problématiques de cette dimension universaliste non prolétarienne ou post-prolétarienne qui produit la difficulté à analyser la dimension subversive ou simplement moderniste de mouvements aussi différents que ceux des places Tahrir, Syntagma ou Taksim et des mouvements comme ceux des « indignés » ou anti-TAV ou anti Notre Dame des Landes.

Cette structuration en classe n’est en fait plus qu’une survivance de la phase bourgeoise et industrialiste du capital ; une survivance que la société capitalisée est en train, si ce n’est de dépasser (le capital ne dépasse rien, il abandonne, reprend, réutilise, renouvelle, modernise) du moins d’englober par une accélération du processus d’individualisation à travers de nouvelles particularisations. Mais cette dynamique bute sur une crise de reproduction des rapports sociaux engendrée par la tendance à l’irreproductibilité de la force de travail salariée.

Le capital n’a pas de « position » sur les femmes

Il m’est difficile de répondre en quelques mots à tes développements sur ce point d’autant que les textes de référence sont en anglais. Je suis donc obligé de faire appel à des choses que j’ai (ou que nous avons) déjà écrit.

Le biais critique de la valeur à partir des formes pré-capitalistes ou du travail domestique n’est pas pertinent, d’autant que cette notion d’économie domestique a vu sa portée considérablement réduite par la domination réelle du capital qui a fait de la consommation non seulement un débouché de la production mais une activité dont la logique implacable est l’économie de temps. Ainsi, pendant la période des Trente glorieuses, un accroissement important de productivité dans les tâches ménagères a permis une économie de temps dont une partie a été transformée en emploi salarié à l’usage des femmes. Une évolution qui vient contredire l’idée d’une subordination absolue de l’ordre des sexes à l’ordre de la division du travail, ce qui conduit peu ou prou à dire que c’est le genre qui crée le sexe.

Nous n’avons donc pas, pour le moment du moins, consacré beaucoup de temps et de pages à ce type de problématique. Mais déjà, sur la question des « survivances » de types de production pré-capitalistes au sein du capitalisme, il faut préciser que la conception d’un sens de l’histoire propre au matérialisme historique marxiste implique une vision « progressiste » du capital qui s’apparente à la logique du bulldozer. C’est cette vision qui a consacré l’histoire des sociétés — hormis la proto-histoire qui constitue pour le marxisme, les communautés primitives — comme histoire des modes de production.

Cette vision est inacceptable en premier lieu parce qu’il n’ y a que la société capitaliste qui puisse être définie strictement et essentiellement comme un mode de production et encore cela ne semble plus correspondre à la situation présente depuis la « révolution du capital » ; et ensuite parce que le capitalisme ne « dépasse » rien : il englobe, revient sur lui-même et repart de l’avant. Il est capable d’épouser différentes formes en n’en faisant prédominer une à un certain moment historique. C’est comme cela qu’il a englobé ce qu’on peut appeler les contradictions ancestrales pour ne laisser apparente que la contradiction capital/travail. Cette vision progressiste d’un capital considéré uniquement comme un mode de production sera poussée à son extrême dans le « programme prolétarien » où cette contradiction est censée surdéterminer toutes les autres dans le capitalisme et régler tous les problèmes de l’après-capitalisme dans la réalisation de l’individu immédiatement social. Mais depuis que les contradictions du capital ont été portées au niveau de sa reproduction, la prédominance du rapport à la nature extérieure et sa contradiction centrale entre capital et travail perdent de leur puissance interprétative et donnent libre cours à des interprétations genristes ou/et quasi psychologiques des processus de domination (le patriarcat, la violence, la propriété masculine, l’hétérosexualité, etc.).

Le capital n’a pas de « position » sur les femmes, pas plus qu’il n’en a sur le mariage comme le montre encore une actualité qui se voudrait brûlante. Ce sont la bourgeoisie et la classe ouvrière qui avaient des « positions » sur la place et le statut des femmes parce que justement elles ont représenté les deux grandes classes d’une phase du capitalisme qu’on pouvait définir strictement comme un mode de production à partir du moment où on en acceptait les présupposés de base marxistes (division entre infrastructure et superstructure avec domination de l’économie « en dernière instance » d’après le slogan d’Althusser, prédominance de la question de la propriété, etc.). La famille y jouait un rôle-clé, à la fois comme facteur de stabilisation des rapports hommes-femmes dans une période de grands bouleversements engendrés par les deux révolutions industrielles et comme limite à une dynamique d’émancipation de ce même capital…et des femmes (et des hommes). Pour être tout à fait juste, il faut reconnaître que cette place et ce statut sont d’ailleurs définis plus clairement au sein de la famille bourgeoise que dans la famille prolétarienne de par l’importance qu’y jouent les questions de propriété et d’héritage.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui où la famille perdure mais sous des formes multiples et décomposées, y compris monoparentales ou homosexuelles et où les mouvements migratoires concernent de plus en plus de femmes sans pour autant qu’elles cessent d’être mères et épouses, sans pour autant qu’elles perdent une de leur fonction traditionnelle de maternage ou de spécialisation dans les taches « affectives » et relationnelles puisque ce sont ces activités qui représentent aujourd’hui une part importante des nouveaux emplois (nommés « de proximité »).

Genre et valeur

Dit autrement, s’il y a, dans la société capitalisée, une « économie domestique », ce n’est pas au sens féministe traditionnel d’un secteur reproductif non payé car extérieur à la sphère de l’économie proprement dite, mais dans le sens où nous l’entendons quand on parle des activités du niveau III20. Ces activités sont donc bel et bien intégrées au marché, ce que A.Gorz avait déjà développé en parlant du développement d’activités salariées domestiques dans lesquelles du temps s’échangeaient contre du temps, mais du temps qui n’avait pas la même valeur. Activités intégrées donc, mais à une place subordonnée où elles participent de ce que nous appelons « l’évanescence de la valeur »21. Elles ne signalent donc pas une extériorité à la valeur (si on continue à raisonner en termes de valeur évidemment22), mais on ne peut comprendre le développement du travail féminin en termes de valeur-travail. Dans la version primitive, de la femme au foyer, l’activité domestique de la femme serait incluse dans le salaire ouvrier en tant que prix global de la reproduction de la force de travail. Cette position qui implique une définition de la force de travail comme pure marchandise à reproduire alors qu’elle n’est même pas produite comme telle (il n’existe pas de « force de travail » en dehors d’une vision purement marchande des choses, mais des potentialités et capacités de travail) est inacceptable pour nous comme nous l’avons exprimé maintes fois et en plus elle est intenable car alors le développement du travail salarié féminin aurait dû faire baisser la valeur du salaire ouvrier de façon notable. De la même façon, la vision marxiste du salaire féminin comme salaire d’appoint légitimant les différences de salaires ne tient pas compte des spécificités de l’emploi féminin, aussi bien du point de vue de sa sectorisation que de sa qualification et de sa productivité. Là où ces points n’interviennent pas ou moins, comme par exemple dans la fonction publique ou territoriale, l’égalité des salaires est de mise et c’est seulement la distribution hiérarchique des postes et statuts qui reproduit les différenciations. Des différenciations qui ne sont pas le fait du « capital », mais dépendent du rapport social en général, de l’influence des nouvelles dynamiques de la société capitalisée (par exemple la baisse du nombre d’enfants par femme joue sur les déroulements de carrière). Enfin, elle ne tient pas compte du changement de nature des ménages et de la composition des familles.

Si ces antiennes marxistes sont réfutables de nouvelles ne le sont pas moins, ainsi de l’idée exprimée dans les deux derniers numéros de Théorie Communiste selon laquelle il y aurait exacte concordance entre développement du travail féminin et précarisation du travail23. En effet, s’il y a bien une croissance des emplois à temps partiels subis touchant certains métiers féminisés, on peut dire aussi que beaucoup de ces secteurs féminisés échappent à la concurrence internationale et aux exigences de compétitivité. Les statistiques actuelles le montrent qui indiquent que les femmes résistent mieux au chômage que les hommes de par le fait que le gros des licenciements touche les entreprises industrielles.

Nous avons quand même déjà abordé ces questions dans deux de nos livres.
Tout d’abord dans mon Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût (L’Harmattan, 2002), J.Guigou y disait dans l’introduction : « Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, les individus ne peuvent affirmer leur être au monde qu’en s’autonomisant des anciennes déterminations de classe, de nation, de race, de culture, de religion, de sexe qui opéraient encore comme médiations jusque dans les années 1960. Déferlèrent alors les « libérations » particularisées des décennies suivantes. Femmes, enfants, homosexuels, salariés, minorités de tous ordres et de tous lieux, humaines ou animales […] se déclarent « en mouvement », s’activent dans la recherche de leur « identité » pour la faire aussitôt reconnaître par un droit, la consacrer par une morale, l’exalter par un goût ou un intérêt. Autoréférence et particularisation règlent et dérèglent la vie de l’individu-démocratique et les milieux dits radicaux y participent souvent activement ».

Dans la partie I du livre, je disais, en substance (pour répondre en partie à tes remarques) :

– d’une part, les rapports sociaux (et non seulement les rapports sociaux capitalistes) en général ne sont pas entièrement déterminés et cela est d’autant plus vrai aujourd’hui dans une société capitalisée qui laisse une grande marge de liberté par rapport aux rôles sociaux ;

– d’autre part, il existe des déterminations naturelles qui ne peuvent être niées y compris dans une perspective utopiste à partir du moment où on estime qu’elles doivent être saisies humainement, c’est-à-dire dans une perspective politique de non domination, mais aussi dans l’idée qu’elles ne sont pas dépassables dans le cadre de notre humanité. Cela implique d’une part la reconnaissance de la finitude de la vie humaine quelles que soient les possibilités ouvertes par les dernières découvertes de la science et d’autre part la compréhension de l’existence des sexes comme non réductible à une simple construction sociale24.

Il est étonnant de voir à quel point le néo-féminisme radical cherche à fonder son matérialisme et son anti-naturalisme (« Nature-elle-ment » comme titrait un numéro des Nouvelles questions féministes), en en reprenant toutes les simplifications de ces doctrines parce qu’elles légitimeraient son aventurisme théorique.
C’est particulièrement net chez Ch.Delphy qui, dans son concept de « mode de production domestique », fétichise d’emblée une notion de mode de production déjà problématique en elle-même pour tout ce qui ne concerne pas strictement le capitalisme et assimile abusivement activité domestique et activité ménagère comme si cette dernière était strictement structurée par les rapports économiques de domination. Delphy fait du Lyssenko sans le savoir en voulant fonder une science féministe à l’opposé du sociologisme masculin. La production de l’existence comme production indissociable des hommes et des femmes est rapportée et ramenée à la production de valeur. Et d’ailleurs, pour Kurz et Scholz, scissionniste du Groupe Krisis et fondateurs d’Exit, « la valeur c’est l’homme ». Pour eux, valeur et patriarcat deviennent indissociables. Ils ne peuvent alors comprendre la dynamique du capital qui intègre et englobe les contradictions ancestrales. Là où nous disons que la capitalisation d’un nombre toujours plus grand d’activités humaines — notamment celles qui étaient restées en dehors de la valorisation bourgeoise — réduit de plus en plus les traces de patriarcat, ils y voient son parachèvement. Là encore, la genrisation et le triomphe du politiquement correct conjuguent dogmatiquement mondialisation sous l’égide anglo-saxonne et production d’un individu-démocratique homogénéisé.

Or, si le capitalisme a été réalisé par des hommes, il ne défend pas de « position » sur la division sexuelle du travail comme le montrent les premiers pas de la révolution industrielle. Ce sont les nécessités de la production (prédominance de la production matérielle) et de la reproduction (nécessité de stabiliser une forme familiale adéquate à son organisation) qui lui dictent son action. Aujourd’hui, la division sexuelle du travail représente plutôt une limite pour le capital. D’où par exemple, le rétablissement du travail de nuit pour les femmes et plus généralement tous les efforts faits par une Commission européenne, très néo-libérale, pour faciliter et accélérer toutes mesures en faveur de l’égalité des sexes. Cette tendance n’est pas véritablement contredite par les initiatives des fractions modernistes et démocratistes du pouvoir pour maintenir une sphère privée et familiale sous une forme rénovée pourvu normalisée et adaptée aux réseaux. Les combinatoires mises en place opèrent désormais en dehors même des sexes qui composent ces familles : familles homoparentales, choix de descendants sans procréation naturelle, congé parental de naissance, etc. Les fonctions et rôles doivent pouvoir s’échanger au même titre que les flux de marchandises et de capitaux.

Enfin, concevoir une division sexuelle du travail immuable suppose une conception du travail qui ne l’est pas moins, ce qui s’avère contradictoire avec l’idée d’une spécificité du travail en régime capitaliste. La catégorie travail n’étant pas immuable et existant avant même le développement de la valeur, il est particulièrement discutable de partir de celle-ci pour y inscrire un cadre immuable de la division sexuelle du travail. Nous sommes là dans le pire marxisme théorique, celui d’Engels.

L’individu démocratique et ses particularités remplace le sujet bourgeois de l’universalisme des Lumières.

Nous avons aussi développé ces aspects dans l’article « Sur l’individu, le sujet, la subjectivité25 ». Dans la première partie de cet article nous montrons la fin historique de l’individu bourgeois, une fin qu’on retrouve exprimée aussi bien dans la littérature avec des œuvres aussi fortes que L’individu sans qualité de Musil, qu’en psychologie avec Freud. Parler de sujet n’a alors plus de sens car il ne s’agit plus que d’individus particularisés et d’une subjectivisation du monde, via les inter-subjectivités, face à une objectivité toujours plus grande du monde (dans la dépendance technologique par exemple).

« La subjectivité, féminine comme masculine, est à la fois production et produit de la crise du sujet dans la décomposition de la société de classe moderne. Le sujet ayant perdu la positivité et l’unité qui avaient été les siennes comme être de classe, l’individualisation n’opère plus que dans la négation de l’ancienne assignation sociale des activités masculines et féminines.[…] Depuis 1968, les tentatives féministes pour définir la subjectivité féminine « authentique » comme les critiques de celles qui n’y voyaient qu’une « fabrication sociale soumise à l’emprise hétérogène de la sphère marchande, publicitaire et communicationnelle26 » participent de la même croyance en l’objectivité d’un sujet universel abstrait comme fondement d’une identité féminine. L’unité de leur opposition se trouve dans l’affirmation d’un sujet individuel qui ‘se libère de la société capitaliste-patriarcale’ par la seule médiation de son appartenance au sexe dominé de l’humanité. Or, dans les conditions historiques de la fin de l’antagonisme de classe et donc de l’épuisement de la contradiction conduite par le prolétariat comme sujet historique, les féminismes d’après 1968 s’opposèrent à une domination qu’ils croyaient toujours active alors qu’elle devenait caduque et cela au nom de la valeur même que les féministes défendaient : l’autonomie du sujet individuel.[…] En prétendant à une toujours plus grande autonomisation du corps et de l’être des femmes, les féminismes s’aveuglèrent sur les conséquences des techniques de manipulation de la vie et de la procréation ».

Sur cette autonomisation de l’individu-démocratique vient se greffer l’idée qu’il faudrait abolir la sphère privée (« le privé est politique » disaient les anarcho-gauchistes dans les années 1970) comme si la vie privée caractérisait l’individu, comme s’il était séparé de l’ensemble de ses rapports sociaux. Dire que le privé est politique, c’est voir de la politique partout, mais n’en faire finalement nulle part. En fait l’intervention politique est remplacée par la publicité de la vie privée et des pratiques de lobby. Il faut que tout soit visible, que tout soit reconnu, que tout soit relatif et donc que tout soit équivalent, ce qui conduit à gommer les interrogations, la démarche critique et finalement l’expression d’un moment politique qui révélerait la tension des individus vers la communauté humaine. En lieu et place de cela on assiste à la bête confrontation entre d’un côté des individus-démocratiques dont la seule communauté est formée des branchements et connexions à la même néo-modernité et de l’autre des conservateurs qui invoquent la vieille communauté des valeurs. Ce qui est présenté comme une conquête, une émancipation n’est en fait qu’une normalisation supplémentaire, un rentrez-dans le rang qui n’en doutons pas, ferait se soulever de rage dans leurs tombes, les membres fondateurs du FAHR.

Les féministes radicales d’aujourd’hui, par exemple, procèdent comme les maoïstes des années 1970. De la même façon que dans la Chine de la « Grande Révolution Culturelle Prolétarienne » de Mao, les identités des individus n’étaient que des identités de classes rendues indélébiles par l’origine sociale et nécessitant camps et rééducation, l’homme hétérosexuel ferait totalement corps avec son identité sociale.

Ce qui est grave c’est que tout cela se fait sous la tutelle d’un État modernisé, un État dans lequel les droits ont remplacé le Droit. Comme le laisse entendre le titre de mon livre, le goût est érigé en politique et la morale nouvelle devient la norme même quand elle ne concerne souvent qu’un nombre très limité d’individus.

Face à tous ces éclatements il faut éviter trois écueils.

Le premier écueil est celui qui nous ferait revenir à l’universalité abstraite du Droit (l’égalité formelle) comme si ce dernier allait régler tous les problèmes sous prétexte que nous ne sommes plus dans une société de classes et que nous serions dans une société des individus. Je pense pour ma part, qu’il faut partir de l’état actuel du procès d’individualisation au sein d’une société qui tend à capitaliser toutes les activités humaines et fait parallèlement entrer en crise aussi bien le rapport à la nature extérieure avec la contradiction explosive entre un emploi salarié féminin croissant et une inessentialisation globale de la force de travail  ; que le rapport à la nature intérieure dans la mesure où le mouvement émancipateur des femmes n’a pas débouché sur de nouveaux rapports entre les sexes, mais sur une tension plus grande entre hommes et femmes avec son cortège de violences. Si le machisme perd de son fondement matériel en proportion de l’augmentation du travail salarié féminin, il perdure souvent par compensation psychologique au gré des frustrations et des culpabilités masculines qui naissent de cette remise en cause partielle des anciens rôles et des séparations traditionnelles.

Le deuxième écueil, malheureusement le plus courant et le plus médiatisé aujourd’hui consiste à partir des particularités. Or, partir des particularités c’est affirmer immédiatement une différence qui est en dehors du champ de notre intervention critique. Comme le prêche Ch. Delphy27, ce n’est que lorsque les femmes posent la différence sexuelle ou le genre que l’être social féminin peut garder son unité. Avec l’égalité comme projet, on retomberait dans ce qu’elle appelle une problématique de classe car les femmes sont moins égales entre elles qu’elles ne le sont avec les hommes de par leur origine sociale. À quoi Annie Le Brun répond crûment et politiquement : « Que penser de cette sororité crétinisante qui efface purement et simplement l’histoire, les luttes sociales, mais aussi la bouleversante tradition d’une insoumission sensible également assumée par les hommes et les femmes28 ».

Le troisième écueil est celui de s’abriter derrière l’idée de communisation29 qui aurait la vertu de mettre fin à toutes les contradictions en abolissant les classes et les genres dans un même mouvement vers une communauté d’individus immédiatement sociaux. Si on traduit, cela veut dire que dans cette vision du communisme, l’individu est strictement social, ce qui est censé supprimer toutes les autres déterminations et la notion même de détermination.

Je ne développe pas davantage puisque tu proposes de le faire !

Dans la seconde partie de Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût j’ai essayé de poser les prémisses théoriques des particularismes radicaux. Je résume.
Dans leur développement, les sociétés humaines ont été amenées à privilégier des politiques de puissance et de domination qui se sont appuyées sur la prédominance de la production matérielle et la transformation de la « nature extérieure » (c’est-à-dire de ce que l’on appelle communément la « nature ») par le travail alors que le devenir humain dans ce que Marx appelle l’activité générique implique aussi la transformation de la « nature intérieure30 » (déterminations internes à la naturalité de l’espèce qui sont renvoyées à la sphère du « privé »). C’est ce qui produit la définition sociale de l’homme comme chargé de la fonction de production et de la femme comme chargée de la fonction de reproduction. Dépendante de déterminations naturelles subies, la nature intérieure de l’humanité se scinde en un pôle actif dévolu à l’homme et un pôle passif dévolu à la femme. Cette scission se retrouve au sein de la famille avec les rapports de domination qui en résultent.

Ce mouvement protohistorique, puis historique, ne s’est toutefois pas fait en une fois. Jusqu’au début du capitalisme, l’activité domestique apparaît directement comme production sociale et ce sont des rapports internes à la famille qui assurent production et reproduction comme ce fut le cas dans la famille paysanne. Le droit bourgeois ne s’impose que peu à peu à partir du XVIe siècle et la famille conjugale ne se développera et ne se stabilisera qu’avec l’interdiction du travail de nuit des enfants et des femmes puis la limitation de la journée de travail. L’obligation scolaire va rendre encore plus rigoureuse cette séparation entre rapport à la nature extérieure et rapport à la nature intérieure. Ce n’est qu’à ce stade que va apparaître un mouvement féministe, qualifié de bourgeois parce que ce sont les femmes de cette classe qui ont le plus immédiatement conscience des nouvelles contradictions issues du procès d’individualisation. Des contradictions qui ne recouvrent pas une séparation de classe bien réelle, mais qui décentrent les luttes en ne les limitant pas au rapport capital/travail : l’émancipation des femmes est d’ailleurs refusée aux femmes de bourgeois31 (confinée dans l’agréable intérieur domestique) comme aux femmes de prolétaires (influence de l’anti-féminisme de Proudhon ou priorité donnée à la lutte de classes par Louise Michel).

La lutte féministe prend alors le chemin politique et démocratique de la lutte pour l’égalité. Les mouvements des années 1960-70 reprennent le combat à ce niveau mais dans le cadre plus large des mouvements de lutte autour de la vie quotidienne, y compris dans le cadre de revendications comme le droit à l’avortement perçu comme faisant partie du droit à disposer de son propre corps. Mais la loi Veil montre bien que la scission en a pris un coup : les femmes entrent à nouveau massivement sur le marché du travail et la fonction de reproduction n’est plus un élément stratégique de la puissance du capital32. Delphy abandonne son discours sur l’économie domestique et se donne pour tâche d’approfondir les particularismes en les radicalisant. L’ennemi, ce n’est plus le capital, c’est l’homme et le féminisme radical réécrit sa propre histoire sur le modèle du communisme primitif et de l’anthropologie marxiste (exaltation du matriarcat). Mais si la crise actuelle est une crise qui concerne la totalité des rapports sociaux et l’activité humaine dans son ensemble ; que cela implique donc aussi bien le rapport à la nature extérieure que le rapport à la nature intérieure, nous continuons à considérer que c’est le rapport salarial et le travail, dans son rapport au capital qui constituent la clé de voûte de cet ensemble.

Les genders studies se sont développées dans les universités américaines et dans les milieux féministes et homosexuels US à partir du milieu des années 70. Leurs principales références proviennent des idéologues déconstructivistes français : J.Derrida, M.Foucault, G.Deleuze, mais aussi des féministes lacaniennes françaises M.Wittig, L.Irigaray, H.Fouque, etc. Dans les années 1980, ces courants deviennent la French theory en Amérique du Nord.

Les prémisses théoriques des théories du genre se trouvent chez Deleuze (« La vie devient résistance au pouvoir quand le pouvoir prend pour objet la vie »). Le sens c’est le vécu immédiat. Et aussi chez Foucault pour qui le pouvoir n’est finalement plus nulle part car il est partout. Il ne s’agit plus de faire le siège du pouvoir d’État, mais de faire un état des pouvoirs, afin de s’attaquer concrètement aux dominations qu’ils engendrent. Les pratiques significatives deviennent celles des individus concrets dont les rapports sont vus uniquement comme des rapports de pouvoir. La négation dialectique et la méthode holiste du marxisme sont abandonnées au profit d’une positivité de l’affirmation33 et d’un individualisme méthodologique qui est devenu le pilier de la pensée libérale/libertaire34.

Concrètement, pour inscrire leurs particularités dans le social, les individus doivent les affirmer en tant qu’individus-particularisés (communautarismes et identités particulières) ou bien, contradictoirement, les combattre en tant que pures constructions sociales, ce qui revient, en fin de compte, à réduire ces individus à leurs rôles sociaux et donc retour au holisme et au marxisme puisque tout serait purement social, comme si le social n’était pas aussi la traduction du physiologique et du biologique.

C’est déjà ce qui se passait dans les pires perversions de l’analyse en termes de classe (stalinisme et surtout maoïsme) et, dans cette référence, Ch.Delphy construit la catégorie de genre comme a été construite la catégorie de classe dans la sociologie universitaire marxiste, laquelle qui exclut toute essence dans sa définition. Selon cette sociologie, les groupes n’existent pas sui generis. Il s’agit donc de découvrir les pratiques qui, en constituant la division sexuelle, créent les groupes de sexes, c’est-à-dire les genres et de parler ensuite en termes de genre dominé et de genre dominant comme pour les classes.

De cette formalisation à la positivisation d’un des pôles il n’y a qu’un pas, vite franchi. Même les termes sont empruntés au pire marxisme (cf. « l’ennemi principal » de Delphy) et mis au service d’incohérences qui se font passer pour des contradictions. Ainsi, on n’hésitera pas d’un côté, à magnifier un ressenti féminin particulier face au scientisme des hommes, alors que de l’autre, « le féminin » est dénoncé comme un produit du genre, une construction sociale35 !

La théorie du genre est une façon de répondre à la situation d’opposition entre les hommes et les femmes. Mais elle n’en fait qu’une simple question de pouvoir alors que justement la transformations des rapports sociaux se fait dans le sens d’un brouillage des positions d’autorité. En effet, la société capitalisée produit bien toujours des hiérarchisations, mais elles sont plus fluides que rigides. Elle joue des anciennes ou nouvelles oppositions et inégalités, elle les reproduit sans cesse…tout en liquidant les vieux statuts. Ainsi, l’extension du salariat féminin permise à la fois par l’essor de l’industrie électro-ménagère et la tertiarisation des emplois, ruine l’ancienne « économie domestique », permet l’indépendance financière et sociale des femmes et l’accession à un autre statut. Mais c’est une libération sur le mode mineur dans la mesure où se maintient une division du travail entre ce qui est de l’ordre strict de la production et ce qui relève du social. Et la société capitalisée, c’est justement cette société qui n’est pas définissable uniquement par son « mode de production », mais aussi par sa façon de prendre en charge le tout-social et de transformer toute situation en « question de société ».

À propos du texte joint sur « l’individu-prolétaire »

Je pense que, globalement, les arguments qui précèdent répondent à ta question et marquent à la fois les points de concordance (travailleurs surnuméraires, plus d’identité positive de la communauté du travail, mais une identité négative), mais aussi les divergences (le capital et l’État sont posés comme des catégories extérieures qui imposent leur domination alors que le capital est aussi un rapport social et que l’État dans sa forme démocratique, c’est aussi nous. Dans les deux cas, il y a dépendance réciproque).

Cela a pour conséquence de poser les questions de la dépossession et de l’aliénation au centre comme si la société était encore celle du XIXe siècle et que les individus et groupes sociaux avaient encore conscience d’un état antérieur. Ce n’est justement pas le cas ; on le voit bien dans la perception qu’ont les jeunes aujourd’hui de la période des Trente glorieuses qui leur apparaît comme une panacée alors qu’ils ne l’auraient pas tolérée une minute vu leur perception actuelle : des travaux épuisants à la chaîne ou dans les mines, des accidents du travail et une mortalité précoce, pas d’hygiène dans les appartements, pas d’automobiles ni de télévisions, etc. La période des Trente glorieuses est d’ailleurs idéologiquement réduite à la période 1965-1975 qui fut effectivement une période extraordinaire…parce qu’il s’y est produit des choses extraordinaires, du point de vue de l’évolution des conditions de vie, des modes de vie…mais aussi du fait de luttes extraordinaires.

D’où aussi le ton catastrophiste et le paradoxe d’un texte qui se veut radical en principe et qui dans la réalité regrette le bon vieux temps où il n’y avait pas de précarité et où les paysans des pays pauvres étaient encore sur leurs terres !!!

Les opéraïstes n’étaient pas des idéologues, du moins à l’origine36, puisqu’ils cherchaient, par l’enquête ouvrière de terrain, à reconnaître les transformations du capitalisme et particulièrement celles dans l’usine. Ce sont bien plutôt les insurrectionnalistes qui sont des idéologues quand ils nient la qualité de rapport social et de dépendance réciproque entre dominants et dominés, quand ils ne comprennent pas que le capital répond en grande partie à des aspirations des individus. Après, que ces aspirations soient condamnées par un jugement politique, c’est justement ça l’idéologie, même si elle se qualifie de révolutionnaire.

Comment parler de conditions misérables d’existence quand des centaines de millions de chinois et d’indiens accèdent à des conditions de vie que les ouvriers français n’ont connu qu’à partir des années 1960 ? Bien sûr qu’il y a des nouvelles poches de pauvreté et des bidonvilles comme je le dis d’ailleurs plus haut37, mais un texte théorique doit abandonner le ton propagandiste et les simplifications abusives pour serrer au plus près les transformations en cours. C’est toute la difficulté de la démarche critique. Elle ne souffre pas le moindre révolutionnarisme, le moindre clin d’œil aux petits milieux alternatifs, gauchistes et d’extrême gauche (la genrisation de l’orthographe présente dans le texte) alors qu’elle s’adresse abstraitement au plus grand nombre, même si elle se sait dépendante de conditions difficiles de diffusion et tributaire d’un langage le plus souvent ardu.

La conclusion est décevante parce qu’elle revient en deçà même de l’insurrectionnalisme. Elle veut lutter contre une séparation (en cela le texte sonne comme un mélange d’anarchisme et de situationnisme) qui n’existe pas au sens où elle l’entend, alors que les insurrectionnistes les plus conséquents veulent faire sécession parce que justement ils ressentent bien qu’il n’y a pas séparation. Le fait que cette sécession soit illusoire et porteuse d’autres impasses ouvre une autre discussion que je ne mènerais pas ici38.

J.Wajnsztejn, fin juin 2013.

  1. J.Guigou et J.Wajnsztejn, Mai 68 et le mai rampant italien. L’Harmattan, 2008. []
  2. N’est-ce pas incroyable qu’à plus de trente cinq ans de distance le texte que tu me proposes de lire reprenne les mêmes termes ? []
  3. Cf. JWajnsztejn, Individu, révolte et terrorisme. Nautilus, 1987 et réédition, L’Harmattan, 2010, p.42-53. Pour un bilan critique des années 1960-1970 sur ce thème on peut se reporter à mon Individu, révolte et terrorisme (op.cit) et pour une synthèse globale actualisée, à mon Après la révolution du capital. L’Harmattan, 2007, p.99-153. []
  4. Une position qui me semble être celle de G.Dauvé (Barrot à l’époque) développée dans son livre et dans la revue éponyme, Le mouvement Communiste (Champ Libre, 1972). []
  5. La revue Théorie Communiste reprend la question ici en exprimant une vision désubstancialisée de la classe, mais sans faire intervenir comme la revue Échanges, une vision essentialiste (le prolétariat a un destin révolutionnaire à travers le cours quotidien des luttes de classes). C’est sa façon de résoudre l’aporie marxienne d’une « dernière classe de la société de classes, mais qui n’est déjà plus vraiment une classe… ». Pour se démarquer de l’idée d’auto-négation à laquelle elle n’a jamais adhéré vraiment, elle affirme l’identité immédiate entre abolition du capital et son contenu, l’abolition des classes. Mais alors qui abolit les classes ? Serait-ce le capital ? C’est ce que nous reproche Théorie Communiste en disant que pour nous, l’abolition (du capital) est déjà accomplie dans ce qui est aboli (le prolétariat). C’est alors l’abolition qui est abolie au profit de l’alternativisme. Mais c’est simplifier notre position qui affirme révolution et alternative. Pour Théorie Communiste, c’est la communisation qui fait office de deus ex machina : elle est à la fois à l’origine (le prolétariat n’existe plus que dans la communisation) et à l’arrivée (la communisation abolit les classes). []
  6. C’est le cas de F.Berardi (« Bifo ») dans, Le ciel est enfin tombé sur la terre ou en France, de revues comme Les cahiers Marx envers et contre Marx. Chez Bifo, cela s’accompagne d’une idéologie giovaniliste. Le sujet pour la libération devient le jeune prolétariat parce qu’il est le plus à même de s’opposer à la misère quotidienne et parce que son extranéité au procès de travail en fait un pilier du mouvement de refus du travail. Ce nouveau sujet ne produit pas la valeur ; il libère la vie. La richesse des besoins se heurte à la misère dans la vie sous le capital. Ces besoins sont très variés car le nouveau sujet est multiple (la future multitude de Negri) et la révolution s’annonce moléculaire (Guattari) par opposition au vieux programme de la révolution molaire prolétarienne. Mais Berardi bute finalement sur l’aporie qui consiste à énoncer conceptuellement un « jeune prolétariat » dont la figure matérielle n’existe pas encore historiquement. « Le concept de jeune prolétariat est seulement le symptôme d’une carence conceptuelle et d’un écart historique » (p 88). La défaite qui s’annonce —paradoxalement au moment d’une sorte d’assomption du mouvement en 1977 — l’amène dans sa conclusion à ne voir comme issue, d’un côté que la fausse sortie que constitue la lutte armée et de l’autre que la dissidence. Le constat est implicitement celui d’une rupture avec l’opéraïsme dans la mesure où est abandonnée l’idée structurelle de composition de classe et son complément conjoncturel de recomposition de classe. Une partie des insurrectionnistes d’aujourd’hui qui cherchent à revitaliser 1977 en sont là, même s’ils préfèrent le terme de sécession à celui de dissidence. Sur ce point on peut se reporter à mon article commentaire du livre de Tari sur l’autonomie italienne, disponible sur notre site. []
  7. Cf. notre livre récent, J.Wajnsztejn et C.Gzavier, La tentation insurrectionniste, Acratie, 2012. []
  8. M.Tronti, La politique au crépuscule. L’Éclat, 2000. []
  9. Hormis celles des OS de la fin des années 60, mais constitués essentiellement de travailleurs issus de la paysannerie et sans tradition ouvrière. []
  10. Ce sera l’objet d’un article dans le numéro 17, mais dans une perspective actualisée : celle de la révolution réalisée du capital. []
  11. J.Wajnsztejn, « En contrepoint : quelques remarques sur la lutte des classes », Temps critiques, n°6/7, automne 1993, p.87-102. []
  12. L’exemple des pays en voie de développement est éclairant puisque l’exode rural s’y produit sans véritable révolution agraire et donc sans le capital additionnel tiré de cette révolution interne des rapports de production qui pourrait fournir un travail salarié équivalent en quantité dans les villes par rapport à celui qui disparaît dans les campagnes rurbanisées. Il en résulte deux choses : premièrement la grande masse des nouveaux arrivants s’entasse dans des bidonvilles avec un accès au travail limité à l’économie informelle ou criminelle ; une minorité va bénéficier à court terme d’investissements étrangers extrêmement volatils, d’où une situation précaire. []
  13. « En dépit de la tendance historique à l’oligarchie, les ouvriers savent de moins en moins qu’ils sont des ouvriers, cela peut s’expliquer à partir de certaines observations. Alors qu’objectivement le rapport des propriétaires et des producteurs à l’appareil de production se consolide et devient de plus en plus rigide, l’appartenance subjective à une classe devient de plus en plus fluctuante. Ce processus est favorisé par l’évolution économique elle-même. La composition organique du capital exige, comme on l’a souvent observé, le contrôle de responsables techniques plutôt que des propriétaires des usines. Ces derniers étaient en quelque sorte la contrepartie du travail vivant, alors que les premiers correspondent au prorata des machines dans le capital ». Adorno, Minima Moralia, Payot, 1980, p.181. Malgré l’intérêt foncier de ces analyses, elles apparaissent datées parce qu’elles analysent le capital dans une période qui est apparue comme celle de l’accumulation au sens matériel du terme avec tout ce que cela suppose d’immobilisation et de rigidité. Elles ne peuvent donc rendent compte de la révolution du capital, de la capitalisation plus que de l’accumulation, de la fluidité plus que de la rigidité, etc. []
  14. Non pas une nouvelle théorie de la révolution comme le tente R.Simon dans son monumental Fondements critiques d’une théorie de la révolution, mais plutôt ce que les éditions Senonevero ont initié avec leur compilation d’anciens textes théoriques des années 1960-1970 dans Ruptures dans la théorie de la révolution. []
  15. Cf. notre critique de cette conception dans J.Guigou et J.Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur. Une présentation critique du Groupe Krisis. L’Harmattan, 2004. []
  16. « Par contre, l’héritage n’est jamais un donné, c’est une tâche » (Blanchot, L’amitié). []
  17. Lukàcs reprendra cette notion de classe universelle, une classe qui n’a pas de tort particulier mais qui les concentre tous. Elle serait comme une essence de la catégorie de l’universel. On peut comprendre d’ailleurs, mais sans les justifier, que devant une telle dérive idéaliste et essentialiste, la social-démocratie allemande, puis le léninisme aient pu constituer des retours sur terre rassurant. []
  18. La revue Théorie communiste nous reproche d’avoir une vision sociologique des classes. Nous ne connaîtrions le prolétariat qu’à travers la figure de la grande entreprise et de la communauté ouvrière. Mais c’est bien cette figure qui a porté la perspective de la révolution prolétarienne tout au long d’un fil historique des luttes de classes. Si les prolétaires ce ne sont que les jeunes de banlieue et les précaires alors ce n’est pas la peine de parler de communisation. En faisant cela, on « désobjectiverait » les contradictions. Mais de quelles contradictions s’agit-il ? Moi je ne vois là que des contradictions de la théorie révolutionnaire et non des contradictions pratiques. On a d’ailleurs trop abusé de ce langage dialectique. Comme son étymologie l’indique la contra/diction ça n’existe que dans le discours (du capital ou du travail, peu importe). D’ailleurs Théorie communiste ne donne aucune réponse et se contente de dénoncer alternativisme et démocratisme radical. Les luttes actuelles ne peuvent dépasser ce stade car elles ne se situent pas au niveau de la reproduction du rapport social, là où finalement réside aujourd’hui la contradiction. Qu’elle le veuille ou non, la revue Théorie communiste fait aussi disparaître le prolétariat…mais tout en feignant de croire (nouveau programmatisme oblige, particulièrement net dans le style néo-léniniste de SIC), que le prolétariat ne se définit plus que par ce qu’il fera dans la communisation. C’est une rénovation de la vieille idée de la Gauche communiste selon laquelle le prolétariat n’est que le mouvement d’abolition de l’ordre existant, mais sans le soubassement objectif qui fondait ce discours finalement bien idéologique. Bref, le prolétariat est en situation de lévitation. []
  19. Cf. notre supplément : « Chômeurs sans honte », disponible sur le site de la revue. []
  20. Sur notre modèle des trois niveaux dans le capitalisme globalisé, cf. JW Après la révolution du capital, L’Harmattan, p. 181-189 et le n°15 de Temps critiques, p.35-54 in éditorial, « Capitalisme, capital et société capitalisée », disponible sur notre site. []
  21. Cf J.Guigou et JW L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004. []
  22. Ce cas ne peut pas être étendu aux détenus des prisons sauf à défendre une vision économiciste. L’emprisonnement massif d’individus issus des ghettos américains est bien plus une façon disciplinaire de reproduire l’ordre social qu’une tentative de les intégrer de force à un travail et par le travail. Il ne faudrait pas tomber dans la même grave erreur que les bordiguistes quand, dans Auschwitz ou le grand alibi, ils confondirent les camps d’extermination nazis avec des camps de travail sous prétexte qu’au fronton d’Auschwitz figurait le trop célèbre Arbeit macht frei. Il ne s’agit, pour ce qui est du secteur carcéral, que (si l’on peut dire !) de gérer une partie de la population excédentaire de surnuméraires qui relève ici d’une segmentation particulièrement sexuée. []
  23. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui confondent augmentation des temps partiels en général et augmentation des temps partiels subis et encore plus nombreux ceux qui confondent le fait que les emplois à temps partiels sont occupés à 85 % par des femmes avec le fait que les femmes actives seraient à 85% employées à temps partiel (cf. par exemple, le n°23 de Théorie Communiste, p. 118). []
  24. Nous refusons donc toute forme de « genrisme », qu’il soit social, politique ou orthographique. []
  25. Temps critiques n°6-7 (193), p.121-125, repris dans l’anthologie I de la revue L’individu et la communauté humaine, l’Harmattan, 1998. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article53 []
  26. Cf. l’article d’Ilse Bindseil dans ce même numéro et dans l’anthologie I de la revue L’individu et la communauté humaine, L’Harmattan, 1998. []
  27. Cf. « Anarchie et mouvement des femmes », La Gryffe n°11, 1998. []
  28. Annie Le Brun, À distance. Pauvert, p.48. []
  29. Cf. le numéro 1 de la revue SIC et particulièrement l’article de B.Lion. []
  30. J’utilise ces deux termes au sens que lui donne Adorno, mais avec une tonalité marxienne (les Manuscrits de 1844). Résumons : C’est seulement dans la mesure où il produit une nature humaine, où il humanise nature extérieure et nature intérieure de façon objective, que l’homme fait ses preuves d’être générique et crée les conditions d’une humanité non contradictoire. Mais c’est le travail qui doit produire ces conditions et il le fait essentiellement dans la transformation de la nature extérieure. Le travail aliène ce rapport à la nature en le réduisant à des opérations techniques. Dans le long passage des communautés humaines aux sociétés organisées puis étatisées, le travail s’autonomise comme activité générique. Avec cette autonomisation du travail, la main, organe humain s’externise dans une technique inorganique : l’outil. La nature apparaît comme extérieure en tant qu’étrangère et antagonique à l’homme qui doit lutter pour la dominer. Par là-même le travail aliène le rapport de l’homme à sa propre nature, à sa nature intérieure, c’est-à-dire à son existence en tant qu’espèce (rapports hommes-femmes, activité artistique et finalement tout ce qui est non-travail) qui apparaît elle aussi comme étrangère. Ses capacités humaines ne sont plus que force de travail et l’aliénation de la nature intérieure de l’humanité dans le travail apparaît dans l’opposition entre homme et femme au sein de la famille qui est l’espace-temps du rapport à la nature intérieure. C’est cela qui, dans la crise de reproduction des rapports sociaux de la société capitalisée, se transforme brutalement en se déprivatisant dans l’éclatement des rôles et catégories sexuelles.
    Mais pour décrire cela nul besoin de faire intervenir les genres. J’ai d’ailleurs écrit ce passage en 1987 (cf. note 4 d’Individu, révolte et terrorisme), donc bien avant la nouvelle mode des théories du genre !
    Dans l’auto-production/socialisation de l’humanité, il y a à la fois procès de socialisation de la NE (dans le travail) et procès de subjectivisation et d’individualisation dans la NI, mais le second reste toutefois soumis au premier, à divers degrés suivant la spécificité des phases historiques et ce que je ne me résous pas à appeler des « modes de production ». []
  31. À l’exception de quelques unes, rarissimes, qui, riches héritières et veuves, parviennent, en passant des alliances avec d’autres hommes-bourgeois, à tenir des fonctions capitalistes, non pas dans le commandement de l’entreprise, mais dans l’orientation stratégique des capitaux (Liliane Bettencourt, par exemple). []
  32. Ce point sera abordé dans le dernier numéro de la revue Négation: Avortement et pénurie, mais de façon assez outrancière, polémique et réductrice. []
  33. Cf. le livre de Deleuze et Guattari Qu’est-ce que la philosophie ? []
  34. Critique de la totalité assimilée au totalitarisme, déconstruction, relativisme et nihilisme sont les fers de lance de la machine post-moderne. []
  35. Cf. l’article de Léo Vidal in La Griffe, n°12, p.18. []
  36. Ce point est confirmé par la scission de 1964 entre d’un côté la vieille garde des Quaderni Rossi autour de Panzieri qui reste très prudente sur les perspectives et de l’autre ceux qui veulent aller de l’avant et vont fonder Classe Operaia autour de Tronti et Negri. []
  37. L’exemple de ce qui est en train de se passer au Brésil est éclairant de ce point de vue. Ce n’est pas une révolte de miséreux qui s’y déroule même si le prétexte est une augmentation du ticket de bus, mais un mouvement au-delà des classes où s’entrechoquent augmentation du niveau de vie et amélioration des conditions de vie , mais augmentation des inégalités, politique sociale de gauche et État-providence, mais détérioration des services publics et gabegie clientéliste et oligarchique. []
  38. Je renvoie à La tentation insurrectionniste, JW et C.Gzavier, Acratie, 2012. []