A propos de la présentation critique du groupe Krisis

Dans ce billet les remarques critiques de Bodo Schulze suite à sa lecture de L’évanescence de la valeur. Une présentation critique du groupe Krisis (L’Haramttan, 2004) suivi des lettres de J.Guigou et de J. Wajnsztejn.

Lettre à Jacques Wajnsztejn à propos de sa présentation critique du groupe Krisis1

Krisis, dis-tu, fait du mouvement ouvrier entier un mouvement complètement interne au capital, un mouvement dépourvu de toute tendance transcendant par rapport au capital. Pour qui connaît un tant soi peu l’histoire c’est évidemment une abbération qui gomme toutes les tentatives ouvrières (et paysannes) d’en finir avec ce mode d’exploitation et, partant, de l’exploitation tout court. Pourquoi alors Krisis se fourvoie à soutenir cette thèse: Est-ce parce qu’ils se situent en dehors du camps révolutionnaire (si l’on peut parler de camps dans ce context). Tu te pose la question implicitement une fois (69), mais j’ai l’impression que tu leur accorde quand même ce statut. Alors pourquoi ce fourvoiement ? Ne connaissent-ils pas l’histoire ? Pour sûr qu’ils la connaissent, puisqu’ils sont issus d’un groupuscules maoïste des années 70. Là j’ai un doute. Peut-être qu’ils ne connaissent que le mouvement ouvrier social-démocrate-léniniste-stalinien-maoïste, peut-être qu’ils ignorent tout les courants conseilliste, anarchiste, anarcho-syndicaliste, bref révolutionnaire au sens de la révolution sociale, pas politique. Je ne sais pas, je ne connais aucun écrit où ils feraient référence à l’histoire des révolutions. Tu as complètement raison: Ils réduisent l’histoire du capitalisme au mouvement “modernisateur” du capital, avec le travail et l’ouvrier comme facteurs interne et moteurs: Moteur, mais pas sujet, puisque la place du sujet est exclusivement occupé par le capital. Reste la question pourquoi cette réduction. Est-ce une façon irréfléchie de prendre ses distances d’avec le marxisme-léninisme ? Ce serais réduire leur position à la motivation des vieux du groupe qui ont vécu l’expérience mao; ce serait réduire une théorie à la motivation de ses auteurs, une approche pas précisément matérialiste.
Si l’on veut prendre leur théorie au sérieux – et tu sembles d’accord pour le faire (sinon tu n’aurait pas écrit tout un livre à son propos) – il faut en chercher les raison dans la réalité sociale, dans la réalité de la société contemporaine. Quelle est cette réalité qui se réfléchit dans leur théorie? Quelle est cette réalité qui fait oublier sa propre histoire à un point tel qu’elle apparaît comme une prolongation en arrière de cette même réalité, qui, à son tour, apparaît comme une version “moderne” ou “modernisée” ou encore “post-moderne” du passée? Quelle est cette réalité qui fait apparaître le travail comme un élément uniquement interne au capital et dépourvu de toute potentialité transcendante? Poser la question ainsi, c’est déjà y répondre. C’est évidemment la même réalité que tu décris comme “société capitalisée” (18), celle qui a inessentialisée la force de travail, que l’a entièrement “subordonnée au capital” (134), celle où “l’intelligence collective [est] déjà incorporée dans l’être inorganique (le capital)” (134)2. Par rapport à l’analyse du présent, et si l’on passe sur les détails fort divergeant, il n’est donc pas absurde de vous renvoyer dos-à-dos avec Krisis; et, pour éviter un faux débat, je souligne: si l’on passe sur les détail !
A partir de là, que faire ? Que faire si l’intelligence collective – qui autrefois avait fondée la possiblité de révolution – est passée du côté du capital ? Où prendre support quand on ne veux pas accepter que le capital soit le dernier mot de l’histoire humaine? Kurz répond à cette question d’une manière immédiatement pratique en appellant à la formation d’associations fondées sur la volonté de leur membres. A juste titre tu qualifies cet appel de volontariste. Toi par contre, tu me semble raisonner de la manière suivante. Etant donné que l’intelligence collective est passée du côté du capital, ce qui reste c’est une juxtaposition d’individus particularisés. S’appuyer sur leur particularismes ne ferait que dédoubler l’individualisme capitaliste. Donc il faut faire entrer en jeux une instance qui transcende le huis close particulariste, la communauté (je suppose au sens de “Gemeinwesen”). Et voilà ta solution à toi: la tension individu/communauté. Une solution tout aussi volontariste, puisque n’est-ce pas d’un acte de la volonté de révolution d’où tu tires le pôle communautaire de cette “tension” ? Le capital a bouffé l’intelligence collective, il a particularisé les humains, mais tu veux que l’horizon révolutionnaire reste ouverte; ce qui t’amène à poser la communauté comme l’autre pôle d’une tension. Certes, théoriser une telle tension donne à ton approche une apparence non-volontariste, presque objective, puisque toi, théoricien, réfléchit sur son object, ladite tension, alors que Kurz opère un saut volontariste de la théorie vers la pratique qu’il appelle de ses voeux. Quand le volontarisme de Kurz est évident, exposé à la lumière du jour, le tien est un peu mieux caché sous un voile de scientificité. Je ne partage ni l’un ni l’autre; mais je comprends votre intention parce que je la partage. Je pense simplement qu’il faut rester honnête intellectuellement. Si l’analyse nous mène, chacun suivant sa propre conceptualité, à constater que l’intelligence collective est passée du côté du capital, alors il faut reconnaître que les humains n’ont plus qu’une chance infime et que nul ne saurait indiquer, dans la situation actuelle qui ignore toute tendance révolutionnaire, d’où pourrait naître ce qu’on avait appellé mouvement révolutionnaire. Passer outre ce constat pour s’inventer quelque chose – quoi que ce soit et qui donne espoir – revient à se mentir à soi-même, à croire, à une attitude religieuse. Voilà donc pour le volet “théorie de la révolution”.

L’autre volet dont je voudrais parler ici est la critique de la valeur et du fétichisme. Je passe outre le détail des développements de Krisis parce que je ne connais pas les écrits auquels tu te réfères. Plus intéressant pour moi est ce que tu penses de l’exposée de Marx. Je retrouve chez toi l’argument principal que les marxistes positivistes partagent avec les économistes bourgeois quand ils affirment qu’une conceptualité qui, dans l’objet, distingue entre essence et apparence relèverait de la penseée métaphysique et que la théorie du fétichisme de la marchandise – (et disons tout de suite que Marx poursuit cette analyse en pqrlant, dans les chapîtres ultérieurer de fétiche-capital) serait la somme de cette abbération. Depuis 30 ans ou plus, depuis que j’ai lu cette affirmation pour la première fois chez je ne sais plus qui, je me demande pourquoi, pour la plupart d’entre nous, il est si inavouable d’assumer que le rapport constituteur de notre société soit de nature métaphysique, pourquoi il faut donc taxer de métaphysique toute pensée qui énonce cette réalité. Car il ne fait aucun doute que Marx lui-même voit dans le fétichisme de la marchandise un des résultats essentiels du premier chapitre du Capital. Sinon, pourquoi aurait-il ajouté ce chapitre dès la seconde édition pour rendre plus clair son argument? Mais bon, ne rentrons pas dans la marxologie, n’essayons pas de “deviner” ce que Marx voulait “vraiment” dire! Pour moi, l’analyse du fétichisme de la marchandise et du capital est ce qu’il y a de plus important même et surtout au regard de la société capitalisée d’aujourd’hui. La question est donc de savoir pourquoi cette démonstration paraît tellement absurde, tellement inavouable. Et la réponse que j’ai trouvé en me reposent cette question à la lecture de ton livre, est qu’une reconnaissance du fétichisme constitue, pour notre esprit, une humiliation aussi grave et aussi profonde que le constat de Freud selon lequel le moi n’est pas maître chez soi. Pour mesurer l’intensité de cette humiliation prenons un instant au sérieux le parallèle que Marx établit entre la pensée religieuse et la pratique du fétichisme de la marchandise. Si, dans la pensée religieuse, les produits de notre pensée apparaissent comme autant de figures autonomes et vivantes, il en va de même avec les produits de nos mains quand nous descendont au monde des marchandises et du capital (tu reconnaîtra dans la phrase précédente une paraphrase d’une phrase de Marx; je n’ai pas la traduction française sous la main). Maintenant, imagine une seconde qu’il soit prouvé que Dieu existe. Y aurait-il plus grande humiliation possible pour un esprit formée à la lumière des Lumières ? Évidemment que non! Ce serait complètement inavouable. Cela nous choquerait, nous ébranlerait jusqu’au plus profond de notre être. Nous mobiliserions tout notre esprit pour ridiculiser cette découverte et ceux qui la défendent. Tous serais bon pour la combattre et la faire oublier. Voilà pourquoi le résultat le plus inattendu pour qui commence à étudier le Capital – le constat du fétiche-capital (Kapitalfetisch) – est complètement inadmissible pour la plupart de nos contemporains. Or, je suis persuadé que la reconnaissance de cette humiliation soit la plus importante des pré-conditions de toute révolution sociale qui ne veut pas manquer son objet. Et quand je dis “pré-condition”, je ne pense évidemment pas dans le registre temporel: d’abord reconnaissance, ensuite révolution (ou même: le parti apporte la reconnaissance, les individus agissent selon). Mais pré-condition au sens où cette reconnaissance se fasse jour au fur et à mesure que le mouvement révolutionnaire se développe. Il est notre privilège à nous intellectuels, privilège doutable puisqu’il rend malheureux, d’accéder à cette reconnaissance par la voie théorique. Par contre, réduire la valeur, comme tu le fais, à une simple représentation, opère l’évanescence que tu crois déceler dans la réalité.
En cela tu n’es pas loin de te mentir à toi-même d’une façon semblable à celle de Negri quand il “inverse les signes”.

Bodo Schulze, Bremen, Décembre 2013


 Le 29 janvier 2014

À sa manière d’aujourd’hui, mais dans la continuité de ses analyses d’il y a 20 ans, Bodo reste un marxiste assez strict. Il a certes abandonné la théorie du prolétariat et la dialectique des classes, mais il défend la théorie du fétichisme de la marchandise (aussi fortement que le fait Jappe !) et donc également la théorie de la valeur-travail. Sa reprise de la notion marxienne « d’intelligence collective » n’est sans doute pas la meilleure voie de passage pour affronter les caractères majeurs de la société capitalisée. Il pense que le mouvement historique de cette intelligence collective (autrement dit, chez Marx, le processus communiste) s’est fourvoyé dans le réformisme ou bien a carrément échoué. Mais il est nécessaire de lui demander alors : c’est quoi aujourd’hui « l’intelligence collective »? Ce n’est pas le General intellect du Fragment sur les machines (Grundrisse) ; ce n’est pas davantage le « Cerveau collectif » de Bordiga (le Parti historique). Il y aurait-il pour Bodo une dynamique de la « classe pour soi » ? À bien l’entendre,  il le nie aussi. Alors quoi ? Il n’est pas nihiliste toutefois. Je perçois dans son propos final une sorte de couplet hégélien nostalgique dans lequel un mouvement de La Raison dans l’histoire serait encore à espérer; et ceci malgré ses critiques sur le caractères religieux de la notion de « tension individu-communauté » chez JW. On rejoint là ses convictions rationalistes dont il m’a parlé plusieurs fois, jadis, à Grenoble et à Paris. Comme Hegel, il admire les révolutionnaires français, ceux qui ont commis l’acte révolutionnaire absolu : guillotiner le roi et l’État-royal avec lui… pour le plus grand profit de… l’État-nation !

À sa demande de conseils de lecture sur ce qu’il nomme —réflexe gauchiste ?— « la montée du FN » en France, on peut déjà lui répondre qu’il n’a qu’à se relire : son bref texte « Un symptôme hystérique de l’État » (inédit, 1991, à paraître dans notre volume IV de l’anthologie des textes de temps critiques) rend bien compte d’un aspect de la situation actuelle : depuis l’englobement du dernier assaut prolétarien, les impasses dans lesquelles sont enfermées les gouvernances de droite et de gauche pour tenter d’assurer la reproduction des rapports sociaux pourraient ouvrir une tentative de gouvernance nationalo-gaulliste telle qu’elle est exprimée par le FN. Cette « issue » est cependant encore moins probable aujourd’hui qu’il y a 20 ans. Bodo — et avec lui les antifascistes de tout bord —sous-estime la puissance de la globalisation, celle exercée par le niveau I de la dynamique du capital; celle qui n’a que faire de « régression » et de « production nationale ». Ce n’est que dans les zones déprimées du niveau II, ponctuellement, que les (faibles) forces organisationnelles du FN peuvent émerger : quelques municipalités dans des villes de moins de 20000 habitants (dans le sud du Gard : Saint-Gilles ? Vauvert ? Le Grau-du-roi ?), quelques députés européens ; bref bien peu de choses mais suffisantes pour entretenir les présupposés démo-antifascistes…

J.Guigou


Le 31 janvier 2014

Bodo,

1) Quand tu parles de l’aspect post-moderne de la vision de Krisis, tu touches un point juste que nous n’avons pas abordé dans L’évanescence de la valeur. Le soubassement althussérien qui se glisse derrière l’idée de capital automate ou de l’idée de procès sans sujet ajouté logiquement à un discours de la méthode distinguant un Marx ésotérique d’un Marx exotérique conduit tout aussi logiquement à évacuer l’histoire et a fortiori les tentatives révolutionnaires du passé. On retrouve ça aussi bien dans leur méconnaissance de l’anarchisme historique que du mouvement des conseils d’une part, que dans leur appréciation d’un mouvement comme 1968, classé dans les phénomènes de « rattrapage » d’autre part.

2) « L’intelligence du capital » n’est pas passée du côté du capital. On peut soutenir ce point quand on s’oppose , ce que nous faisons, à certaines simplification du post-opéraïsme avec leur fixation sur le general intellect qui permettrait une réappropriation complète des forces productrices et créatives par la multitude qui participe, d’une manière ou d’une autre à la production collective, la production étant entendue au sens large. Face à ces simplifications, nous disons premièrement, que cette intelligence a toujours été du côté du capital à partir du passage de l’artisanat à la manufacture et surtout à l’industrie après une forte accumulation de capital fixe. Les métiers ont été attaqués dès le début du XXème siècle et ce qui restait aux ouvriers qualifiés était plus une certaine autonomie dans l’exécution, mais déjà plus une forme de savoir partie intégrante du corps ouvrier. L’OST a servi justement à liquider ça et Castoriadis et SoB se sont beaucoup illusionnés sur cette autonomie et la perspective de gestion ouvrière qui allait avec. A ce niveau, l’autonomie ouvrière italienne a été beaucoup plus perspicace en critiquant, dès les débuts des Quaderni Rossi (dans les textes de Panzieri par exemple), l’idée d’une autonomie quelconque par rapport au capital fixe. L’autonomie du capital variable ne pouvait être qu’une autonomie politique comme le précisait Tronti dès Ouvriers et Capital, orientation d’ailleurs poursuivi par Negri jusqu’à la prison et l’exil avant que le néo-opéraïsme des « exilés » n’inventent une autonomie liée à une forme particulière de capital, le capital cognitif en l’occurence qui obligerait à la participation des travailleurs et permettrait un entreprenariat politique. J’ai critiqué cette perspective dans le volume I de l’anthologie de textes de Temps critiques. ce que je peux rajouter aujourd’hui de nouveau, à la lumière de mes analyses sur la « révolution du capital », c’est que c’est cette dernière qui réalise, à sa manière les prédictions du Marx du « Fragment sur les machines ».

3) Ce n’est pas l’objectivité ou l’objectivation qui se cache derrière l’idée de tension individu/communauté, mais quelque chose qui parcourt toute l’histoire de l’humanité depuis la révolte des esclaves et Spartacus, et même des premiers chrétiens jusqu’aux mouvements des années 60-70, en passant par des phénomènes aussi différents que la révolution conservatrice allemande, les collectivités espagnoles de 1936. C’est cette même tension qui s’est retrouvée dans les printemps arabes et un peu moins chez les « occupay ».

Dans le même ordre d’idée, je suis tombé par hasard sur le supplément au n° 4 que tu avais écrit sur l’État (Un symptôme hystérique de l’État), c’est franchement ce qu’il y a de mieux sur la question, malgré les critiques de JG que je te fais suivre. Toutefois, le texte a vieilli dans le fait que ta critique de l’État reste une critique de l’État-nation et que celui-ci s’est restructuré en État-réseau. Pointer le danger du FN ou même du fascisme est non seulement une erreur politique(cf. La critique de JG), mais aussi une erreur théorique car ce n’est plus le FN et les élections comme au moment de l’élection de Chirac, mais le « Peuple » qui occupe la rue (« Manif pour tous », « bonnets rouges », fans de Dieudonné, parents anti-théorie du genre etc. C’est là qu’on retrouve l’idée de tension, mais nous sommes réduits, pour le moment du moins, au rôle de spectateur ou si on intervient, on sera cloué au pilori et par le « Peuple » et par le Pouvoir.

4) Ta dernière critique sur la valeur-représentation

L’analyse de la forme-valeur par des auteurs comme Ruy Fausto (cf. note 19) ou Tran Hai Hac1 ou bien le courant autour de la revue Krisis ne change pas de cadre. La référence au travail abstrait ne supprime pas le substantialisme de l’analyse sous prétexte qu’on lui adjoint parfois le qualificatif de social (substance sociale) de manière à distinguer ce travail abstrait du travail concret de la valeur-travail ou du travail physiologique ou encore de la simple énergie. Sous-entendre par ce caractère social de la substance qu’elle n’est pas à concevoir comme quelque chose de matériel ne permet pas de trouver une porte de sortie.

En bon théoricien de la valeur A. Jappe doit aussi, secondairement, faire apparaître monnaie, argent et échanges comme des formes phénoménales d’autre chose qui se cache derrière ce « voile2 » de la monnaie posée au dessus des rapports sociaux de production. La théorie du fétichisme sert à cela. La valeur est comme une puissance naturelle qui s’impose alors qu’elle est une puissance sociale dit Marx parfois, mais toujours dans les limites d’une analyse substantialiste qui oublie la dimension d’institution sociale-historique3 de la monnaie comme expression de la valeur. Pour lui comme pour bien d’autres, monnaie ou argent ne doivent pas quitter leur rôle technique dans le cadre paradigmatique de la raison instrumentale. La critique de l’économie se retourne en son contraire : si c’est par l’objectivité des valeurs que les individus font l’expérience du social, la primauté des grandeurs sur les relations s’impose alors à chacun sous la forme du « combien ? »… et du fétiche. On reste dans l’antinomie que constitue la coexistence, à l’intérieur de l’analyse marxienne, d’une analyse de la valeur-substance et d’une analyse du fétichisme4.

Que ces conceptions tombent sous notre critique qui, depuis quelque temps déjà, développe une conception de la valeur comme représentation de la puissance n’a rien d’étonnant, mais ce qui est plus étonnant c’est que cette récente intervention d’A. Jappe tombe aussi sous la critique de Moishe Postone, l’inspirateur premier de tout ce courant, qui fait de cette focalisation sur l’argent, une des bases de la pensée anti-capitaliste et… de l’antisémitisme5 : « Les formes de la pensée anticapitaliste qui restent prisonnières de l’immédiateté de cette antinomie [celle entre abstrait et concret. Ndlr] tendent à ne saisir le capitalisme que sous la forme des manifestations de sa dimension abstraite, ainsi l’argent comme ‘racine du mal’, et à lui opposer positivement le côté concret existant comme ce qui serait ‘naturel’ ou ontologiquement humain et qui se situerait prétendument en dehors de la spécificité de la société capitaliste6 ».

En vertu de quoi, A. Jappe oppose l’argent, la Bourse et la finance à… la production de biens et de services qui malheureusement n’est pas un but de la société capitaliste, mais seulement un moyen. Tout à coup on a l’impression que ces biens et services ne sont plus des marchandises. C’est une autre version de l’idée de « déconnexion » entre économie « réelle » et finance que nous avons déjà critiqué7. À son corps défendant Jappe en vient à occulter qu’à ce compte là, l’existence d’une sphère économique est-elle même le produit d’une déconnexion précédente théorisée par Karl Polanyi dans La grande transformation (Gallimard, 1972). Mais A. Jappe se retrouve aussi et à nouveau sous la critique de M. Postone : « Le capital lui-même — ou plutôt ce qui est perçu comme l’aspect négatif du capitalisme — est identifié à la forme phénoménale de sa dimension abstraite, au capital financier et au capital porteur d’intérêt. Dans cette perspective, l’idéologie biologiste qui au capitalisme (tel qu’il apparaît) oppose la dimension concrète (laquelle n’est que l’autre face de ce même capitalisme), la qualifiant de ‘naturelle’ et ‘saine’, ne se trouve pas en contradiction avec l’exaltation du capital industriel et de sa technologie : toutes les deux se tiennent en effet du côté ‘matériel’ de l’antinomie8 ». Le capital comme producteur d’un rapport social est négligé au profit de l’argent qui constituerait la prothèse des relations entre les individus (leur « chaise roulante »). La position d’A. Jappe n’est d’ailleurs pas claire puisque d’un côté elle affirme que l’argent est un lien et de l’autre qu’il est un fétiche de la richesse qui se constitue en objet de culte9.

C’est par contre en toute logique qu’A. Jappe oppose une crise financière mondiale (l’abstrait, l’économie de casino comme il dit dans son dernier livre Crédit à mort) à la situation saine que connaîtrait une production (le concret) reposant sur les capacités infinies des technologies modernes : « Il n’existe aucune crise dans la production elle-même. La productivité en tous les secteurs augmente continuellement. Les surfaces cultivables pourraient nourrir toute la population du globe, et les ateliers et usines produisent même beaucoup plus que ce qui est nécessaire, souhaitable et soutenable » (extrait de l’article du journal Le Monde).

Le chômage avec le processus de substitution capital/travail qui seule assure aujourd’hui cette augmentation de la productivité et plus globalement l’inessentialisation de la force de travail dans le procès de valorisation ne constitueraient donc pas des facteurs de crise. Jappe a beau s’en défendre il en revient à opposer « l’économie réelle » — qu’il oublie ici de critiquer, contrairement à d’autres écrits — à une économie irréelle parce que financière ou reposant sur le capital fictif : « Mais l’argent n’est réel [c’est nous qui soulignons] que lorsqu’il est le représentant d’un travail vraiment exécuté et de la valeur que ce travail crée » (extrait de l’article du journal Le Monde). Dans cette phrase nous voyons resurgir une apologie de ce qu’est le vrai travail (dans la société capitaliste), c’est-à-dire le travail productif et son corollaire, la valeur-travail. Retour à la case départ : le travail vivant est le seul créateur de valeur, ce qui soit dit en passant revient aussi à confondre valeur et richesse.

A. Jappe ne voit pas l’argent comme un moment particulier d’un processus qui aide au métabolisme entre production et circulation ; il ne le voit pas non plus comme une forme de la puissance10. Il ne le voit que comme fétiche en appliquant son analyse de la marchandise à l’argent. Cela le conduit à ne le considérer que d’un point de vue moral, comme quelque chose de sale hormis peut être quand il se fait monnaie, c’est-à-dire pour lui, simple instrument de circulation. En cela il reste purement marxiste, mais tendance ésotérique, tendance Smith-Ricardo pour qui la monnaie est neutre.

Le résultat de cette interprétation grandiloquente ou catastrophiste de la crise c’est qu’on ne peut plus rien expliquer. Il ne reste plus qu’à adopter une position de condamnation morale, à sermonner la finance car les États ne seraient pas coupables ; ils ne feraient que subir une contrainte, non pas même des marchés, mais de l’argent en lui-même, de l’argent comme essence11.

Où voulons-nous en venir ? Simplement au fait que les signes de créance ne sont pas moins réels que n’importe quel autre fait économique et que la société capitalisée est une société de crédit (le capital fictif ne s’y développe plus de manière conjoncturelle, mais bien structurelle). Ce n’est pas la monnaie qui doit être rabattue sur la valeur — conception marxiste qui sépare les prix (illusion) des valeurs (le « réel ») — mais les marchandises qui doivent être rabattues sur le plan monétaire12. C’est bien cela que diverses critiques dénoncent aujourd’hui comme une marchandisation du monde. Tout peut donc être monétisé, même ce qui ne l’a jamais été. La « révolution du capital », c’est le capital à la limite, le capital qui repousse ses limites13.

Note Une antinomie qu’Isaac Roubine a essayé de lever dès 1928 avec ses Essais sur la théorie de la valeur de Marx, éd. Syllepse, 2009 (ou Maspero pour la première édition). Roubine y réhabilite le rôle de l’échange quand il s’agit de parler du travail abstrait, mais il n’arrive pas à dépasser la nouvelle aporie que représente le fait de savoir si l’échange crée la valeur (ou de la valeur) ou ne fait que révéler la valeur pré-existante étant entendu que les deux versions se retrouvent chez Marx. À la fin, comme chez Jappe, le fait de rester dans le même cadre explicatif de la valeur, renvoie nos deux auteurs à la valeur-travail.

Pour une évaluation critique de cet apport théorique de Roubine, on peut se reporter à J. Guigou et J. Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur, éd. L’Harmattan, 2004 et pour une autre approche critique de la théorie du fétichisme on peut se reporter à B. Pasobrola (op. cit., p. 137-142) ainsi qu’à sa note 30 dans laquelle il relève une contradiction de taille dans la théorie de la valeur et du fétichisme de Jappe : « Anselm Jappe affirme que si, pour Marx, “les sujets ne sont pas les hommes”, ce ne sont pas non plus “vraiment” les objets (Les aventures de la marchandise, éd. Denoël, 2003). En réalité, écrit-il, ce ne sont pas “les choses qui règnent, comme le veut l’apparence fétichiste. Mais elles règnent dans la mesure où les rapports sociaux s’y sont objectivés”. Et il conclut que la loi de la valeur est à l’origine du fétichisme parce que “la société tout entière prête aux objets une qualité imaginaire”. Mais en affirmant cela, Jappe ruine toute la théorie du “sujet automate”. Le collectif humain prête donc aux objets une fausse identité soi-disant dominatrice, des propriétés complètement imaginaires. Car, ne nous y trompons pas : le vrai sujet, c’est l’homme. Exit la théorie de l’homme-objet. C’est pourquoi, poursuivant son raisonnement, Jappe est contraint de délaisser l’économie et d’aboutir à une conclusion purement axiologique en comparant la valeur à un totem ou à une force magique. “L’objectivité de la valeur est aussi à considérer comme une ‘projection’ au sens anthropologique. […] Le totem de la société moderne est la valeur. […] Les sociétés ‘primitives’ croient souvent à un phénomène qu’on appelle mana […] une force immatérielle, surnaturelle et impersonnelle […] Ce qui frappe, ce ne sont pas seulement les ressemblances — mises en relief par Marx lui-même — entre la valeur et la religion, où l’homme est toujours dominé par ses propres produits, mais aussi le parallélisme entre la valeur et le mana, le capital et le totem.” (A. Jappe, op. cit., p. 229). »

Anselm Jappe est donc d’accord avec nous ! la valeur est avant tout une représentation.

Pour terminer pour aujourd’hui, je te joins toujours sur les mêmes questions (la valeur-représentation et le fétichisme) un extrait d’un futur article pour le n°17.

« Le fétichisme de la marchandise et de l’argent

Comme Baudrillard le disait il y a déjà longtemps, ils fonctionnent comme tarte à la crème de l’analyse radicale. Nous en avons pour notre part fait une critique dans L’évanescence de la valeur et aussi dans Après la révolution du capital. Mais ici, restons du côté de la valeur. Or l’existence du concept de fétichisme signale, à rebours, l’idée de l’existence d’une « fausse conscience » vouée au culte de la valeur d’échange ou à de fausses valeurs ou encore à des valeurs apparentes , c-à-d superficielles, de l’ordre de l’avoir et non pas de l’être ; bref tout un contexte moralisateur et pour tout dire religieux. Face à ce «faux», il faut en appeler au « vrai » : la conscience vraie, l’utilité, l’essence etc.

Si on doit reconnaître l’existence du fétichisme dans la société capitalisée, ce n’est pas celui qui s’exerce vis-à-vis de substances ou de valeurs, mais par rapport à des codes de branchement de l’ordre du désir même si celui-ci est produit avec une prédominance du sens d’aliénation sur le sens de libération (par exemple, la marque et la marchandise, mais la marque plus que la marchandise). Le fétichisme n’est pas une forme de sacralisation du réel car la société capitalisée est largement désacralisée, mais une réponse à une logique des rapports sociaux.

Ce qui fascine donc tant dans l’argent aujourd’hui, ou plus exactement d’en le fait d’en vouloir, ce n’est pas le fait d’en avoir besoin dans sa matérialité, mais parce qu’il est le symbole de la valeur en général et donc de toutes les valeurs. Une abstraction totale, mais sans mystification. Là encore rien à voir avec le fétichisme «primaire» de l’Avare de Molière ou du Grandet de Balzac. C’est le «système» qui est fétichisé.

En ce sens les anciennes formes du fétichisme conçu comme une force qui vient hanter les individus (vis-à-vis de la marchandise et de l’argent, de l’objet en général) parce que séparée de sa source (le travail dans le marxisme) laissent la place à un fétichisme du signe, mais conscient dans la mesure où il s’assume en tant que désir. Ce n’est pas le produit d’une «fausse conscience». C’est d’ailleurs l’une des raisons qui amènent certains à revitaliser une valeur d’usage dans le champ des nouvelles technologies de l’information productrices de communication. Elles seraient potentiellement en dehors de la valeur d’échange parce que potentiellement gratuites soit par volontarisme idéologique et politique, soit parce que leur coût de reproduction est proche de zéro. Mais pour briser la logique de la valeur (d’échange) il ne faut pas réintroduire de la valeur (d’usage) ni simplement restaurer de la solidarité et de la réciprocité primitive, mais développer des échanges sous toutes leurs formes.

La valeur : représentation et signification

La valeur est alors d’autant plus une représentation que la société capitalisée réduit la valeur (et les valeurs) à une valeur-signe. Le «travail » de signification remplace le travail productif dans la production d’un objet vidé de sa substance et de son histoire4. Sur ce point du rapport entre représentation et signification j’hésite encore. C’est que le terme de représentation pose problème. En effet, la théorie de la représentation est dualiste. Elles sous-entend que le monde est peuplé de catégories objectives qui existeraient en dehors de la présence humaine. Par exemple à l’état de purs concepts comme la forme valeur ou le travail abstrait en dehors même d’un procès concret d’abstraïsation du travail. Il vaut donc mieux se situer dans le cadre d’une axiologie, c-à-d d’un système de valeurs, ce que les castoridiens appellent les significations imaginaires sociales (SIS). Cette idée de valeur-signification départit la valeur de toute substantialité.

Ma formule : «la valeur comme représentation de la puissance» est elle aussi ambiguë. Je ne fais ainsi que repousser le problème et alors on pourrait me demander à juste titre : Qu’est-ce que la puissance ? Car ma formulation conduit à penser que c’est la puissance cette fois qui est substance (la richesse matérielle par exemple) et on se retrouve dans le même cas de figure qu’avec la valeur.

Si la valeur est évanescente et non substantielle, elle ne peut rien représenter ni être représentée par rien. Elle n’existe que dans le langage social («dans la tête des gens ») comme convention sociale dominante qui confère de la puissance à certains êtres, (cf. les figures idéal-typiques produites par le capital au cours de son développement) ou à des classes. Mais quand je parle de la puissance, je ne cherche pas à la substantifier, mais juste à signaler qu’elle est à la source de cette axiologie de la valeur, à travers ses formes souveraines et étatiques. Bref, qu’il y a inhérence entre capital et État. L’actualité des «fonds souverains» est l’un des signes de cet inhérence entre capital et État.

Il n’empêche qu’à considérer la valeur uniquement comme une SIS, on occulte la spécificité de la valeur dans les échanges marchands et la dynamique de cette valeur dans le procès de valorisation du capital. Le fait que la valeur ne soit pas une substance ne l’empêche pas d’être une mesure approximative de la puissance ou de la richesse, ce que soutiennent les théories de l’utilité/rareté d’un côté et du coût de production ou du temps de travail de l’autre. L’erreur de Marx a justement été premièrement de vouloir confondre mesure (la quantité de travail) et substance (le travail) de la richesse en excluant la question de la puissance sociale et du pouvoir. En cela sa critique de l’économie politique n’est pas politique et elle participe de la fondation d’une science économique à prétention objective et autonome.

La richesse sociale n’est pas la substance de la puissance mais plutôt un des signes de l’inhérence entre État et capital et d’ailleurs dans certaines langues l’association est éclairante. En allemand, on trouve la polysémie du substantif Reich (pouvoir-puissance) et de l’adjectif reich (riche) et du substantif Reichtum (richesse, abondance). En Angleterre, on a wealth à la fois comme richesse et comme puissance (Commonwealth).

Tout cela pour dire que la distinction entre richesse et puissance (une question très importante dans la détermination du pouvoir politique dans la Grèce antique) n’a plus guère de raison d’être dès que les échanges marchands se développent. C’est la «science économique» tout au long du XVIIIème et XIXème siècle qui va séparer les deux notions.

C’est tout le champ de la signification et de la communication qui est resté extérieur à la vision de Marx, d’abord pour des raisons spécifiques à l’horizon de l’époque, ensuite parce que quand certains éléments en étaient reconnus, ils étaient rejetés dans le domaine des superstructures ».

Bien amicalement et à te lire,

J. Wajnsztejn

  1. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur. Une présentation critique du groupe Krisis, Paris, L’Harmattan, 2004. []
  2. Ces citations renvoient à une page où tu critiques le Negri de l’Empire. Je n’ai pas lu ce livre, mais ton analyse – “il va leur [Negri et Hardt] suffire d’inverser les signes pour faire de la domination la base de la libération” (134) – confirme ma propre analyse du Negri des années 60-80. C’est toujours le même truc, c’est son dada à lui: il inverse les signes pour s’imaginer sauvetage là où se déchaîne le massacre. []

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