Quelques ajouts à un échange de 2011

Réuni pour le blog voici un échange ayant eu lieu il y a 2 ans de cela avec Abraham G. Nemer à partir de la lecture du questionnaire des Journées critiques. Aujourd’hui J.Wajnsztejn comme J.Guigou ont prit la peine de compléter l’échange pour clarifier les points soulevés tels que la place de la poésie après le 11 septembre où encore sur la critique de la notion d’émancipation.


Le 15/07/2011

Bonjour Jacques Wajnsztejn,

je lis depuis quelques semaines vos réactions et vos textes via le site Journées critiques. Je suis un ami de Max Schoendorff de l’URDLA qui m’a mis en contact avec Dietrich. Malheureusement je n’ai pas pu me joindre à vous pour les journées de Villeurbanne. Initialement, je suis sociologue, formé à Montpellier et à Paris VII. J’ai écrit un Petit traité de géographie amoureuse et un essai, Le Contraire de la cruauté, essai sur l’amour chez Lautréamont (éditions Lacour-Ollé, Nîmes). Voilà pour une présentation rapide.

Je suis à la fois très attiré par la profondeur de la critique et je reste aussi perplexe sur un point théorique qui m’interpelle. Pour faire vite: la critique actuelle de la société peut-elle se passer de la critique de la politique? Et pour être tout à fait franc, il me semble que la critique du capitalisme qui induirait, dans sa réalisation, la transformation des rapports économiques, serait insuffisante à redéfinir une société émancipée.

Je vous serais très reconnaissant de me dire pourquoi, selon vous, la critique du capitalisme doit primer sur la critique de la politique.

Très amicalement

Abraham G. Nemer


Bonjour,

Avec un peu de retard mais nous avons pas mal de courriers.

Il me semble qu’il y a un malentendu. Je vais distinguer deux niveaux de réponse :

– au sein du blog « journées critiques », je crois que ma réponse au questionnaire est assez claire là-dessus puisqu’elle énonce une critique absolue des formes politiciennes de la politique et un refus d’y participer. Cela ne m’empêche pas de reconnaître dans les révoltes arabes des formes politiques de l’insubordination sous-tendues par une spécificité régionale qui rend la crise de reproduction des rapports sociaux plus aiguë dans cette région mais aussi en Grèce et même en Espagne ou au Portugal).

– au sein de la revue Temps critiques (site tempscritiques.free.fr) cette critique s’étend aussi aux différentes formes de philosophie politique et par exemple à celle de Castoriadis (cf. l’article de J.Guigou : « Servitude volontaire et mystification démocratique » in vol I de l’anthologie des textes de temps critiques L’individu et la communauté humaine, L’Harmattan, 1998, p. 197-202), ainsi que l’article « Cité grecque et communisme » dans le même volume (p. 266-269). Tout ce volume aborde d’ailleurs la question de la critique politique qui n’est en rien contradictoire avec la critique de la politique telle que la concevait par exemple Miguel Abensour quand il a lancé la collection « Critique de la politique » chez Paillot, collection qui allait faire découvrir en français les oeuvres majeures de l’Ecole de Francfort.

Le texte de JGuigou « L’institution résorbée » dans le n°12 de Temps critiques consultable sur notre site (tempscritiques.free.fr) poursuit cette critique de Castoriadis et d’Arendt, enfin, il la conclut dans un texte envoyé aux journées critiques et que vous pouvez trouver sur le blog des journées critiques (« Des émancipés anthropologiques »). Il s’agit d’une critique du concept d’émancipation souvent employé par les francfortiens et  par exemple par Dietrich Hoss, pour répondre à une situation où triompherait l’Etat autoritaire décrit par Horkheimer.

A part cela, nous ne privilégions absolument pas une critique économique de la société ou une critique du capitalisme conçu comme système de domination de l’économie bien plus que de la bourgeoisie ou de toute autre classe dominante ou d’une ologarchie. Mais ce n’est pas une raison pour négliger une description/interprétation des restructurations du capital ce qui a par contre été particulièrement négligé par les francfortiens. C’est d’ailleurs pourquoi nous associons, dans les transformations récentes des rapports sociaux et de production « révolution du capital » et « révolution anthropologique » (cf. mon livre Après la révolution du capital. L’Harmattan, 2007) et le n°15 de la revue Temps critiques (2010).

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la plupart des participants « historiques » de Temps critiques restent en résonance avec les mouvements de la fin des années 60 et particulièrement avec le mai 68 français et le mai rampant italien (cf, notre livre Mai 68 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2008) parce que la critique qui y était annoncé était justement bien au-delà d’une critique économique du capitalisme…et au-delà aussi d’une simple pensée de l’émancipation qui allait trouver son accomplissement, une fois notre défaite consommée, dans le développement des différentes autonomies et particularismes.

Voilà pour le moment si vous le voulez bien…

Bien à vous,

JW


Le 14/11/2013

Bonjour,

En classant mes vieux mails j’ai relu notre correspondance d’il y a deux ans et je voudrais rajouter ceci :

1) nous ne disons pas plus que vous que domination et exploitation sont la même chose car non seulement la première englobe la seconde, mais la seconde perd toute valeur heuristique à partir du moment où on a abandonné la théorie de la valeur-travail de Marx (et donc la théorie économique de l’exploitation avec son taux d’exploitation, sa baisse tendancielle du taux de profit etc). Elle ne garde plus que son sens commun et populaire, un ressenti qui affleure dans certains moments de l’activité salariée (« marre d’être exploité ! »). Mais même le terme « d’exploiteur » semble avoir perdu toute résonance dans une époque où c’est la finance qui est désignée à la vindicte populaire et non plus les « deux cents  familles ».

Mais même chez Marx, on retrouve cette prégnance de la notion de domination à travers l’emploi des termes de domination formelle et de domination réelle du capital (cf. le Sixième chapitre inédit du capital) qui ne sont pas réductibles aux deux modes différents d’extraction de la plus-value qui les caractérisent (plus-value absolue pour la première, plus-value relative pour la seconde). A fortiori aujourd’hui ce qui est appelé société de consommation a grandement contribué à asseoir cette domination réelle du capital, pour ne prendre que cet exemple.

2) Le capitalisme n’est pas une forme économique, même s’il peut être défini aussi comme un mode de production (c’est à notre avis la seule formation sociale qui peut l’être). En effet, il ne faut pas confondre les différentes phases du processus de capitalisation : le mouvement de la valeur à l’origine du capital, puis le mouvement du capital à l’origine du capitalisme puis ce dernier « produisant » la société capitalisée d’aujourd’hui. Nous avons donné notre interprétation sur ce sujet dans l’article du n°15 de Temps critiques : « Capitalisme, capital et société capitalisée ». Mais aucune de ces notions n’est proprement économique : même la valeur qui ne semble être que le mouvement de l’argent est aussi une représentation/signification ; le capital n’est pas que le nom donné à l’accumulation, il est aussi un rapport social entre capital et travail, un rapport social remis en question aujourd’hui par l’inessentialisation de la force de travail dans la valorisation et la substitution capital/travail au niveau organisationnel de la production. Quant au capitalisme, il n’est que le nom donné à l’ensemble organisé de tout cela et répond à la tendance à concevoir toute réalité organisée comme faisant système. Et cet ensemble est justement dynamique; c’est cela qui le distingue des précédentes formations sociales. Nous ne pouvons donc être d’accord avec votre idée d’une fausse mobilité ou d’un faux mouvement du capitalisme qui empêcherait tout changement social. Le capitalisme nous semble à l’inverse toujours en mouvement, de par son principe économique de base qui est l’investissement en vue de la capitalisation certes, mais aussi en vue de l’innovation et de par sa logique politique démocratique et méritocratique qui génère une mobilité sociale que n’ont pas connu les autres formations sociales. Et c’est encore dans sa dynamique actuelle de « révolution du capital » qu’il bouleverse le monde par la globalisation/mondialisation et la mise en réseau des États, des FMN et des grandes organisations internationales dans ce que nous appelons le niveau 1 de la domination (cf. nos n°15 et 16 et le livre « Après la révolution du capital »). Ce qui apparaît comme blocages (déclin de l’effet ascenseur social, arrêt du gonflement des classes moyennes, croissance de la population surnuméraire, obsolescence programmé des produits, destruction de l’environnement, remise en cause de l’État-providence) signale une crise de la reproduction des rapports sociaux ou dit autrement des contradictions qui sont portées au niveau de la reproduction d’ensemble plutôt qu’elles ne se situent au niveau de la production ou de la circulation comme on l’entendait dans l’analyse classique des crises cycliques. Mais cela ne signifie nullement immobilisme. Bien au contraire, fluidité du capital dans la financiarisation, flexibilité de la main d’oeuvre dans la production, mariage pour tous, procréation assistée, tout le monde sur face-book et le divan sont autant de signe de vitalité et de « changement social » de la part de la société capitalisée. Et je ne parle pas de ce qui se passe dans des pays comme le Brésil, la Chine ou l’Inde dans lesquels c’est le capital qui émancipe progressivement des anciennes conditions, mais pas au sens d’Adorno ou de Castoriadis !

3) J’en profite pour enchaîner sur un autre point qui est la question de l’État. Je suis d’accord avec vous pour reconnaître l’intérêt de l’analyse de Horkheimer sur l’État autoritaire, mais cette analyse est datée car nous n’avons plus affaire à l’État dans sa forme d’État-nation comme à l’époque.  D’ailleurs Schmitt, de son côté, avec sa notion d’État d’exception recoupe l’analyse d’Horkheimer, mais à partir d’un positionnement critique anti-capitaliste provenant d’autres sources politiques et philosophiques que celui de l’École de Francfort. Or l’État d’aujourd’hui, c’est l’État sous sa forme réseau qui ne se réduit pas à son intervention régalienne et à son intervention économique. Il intervient de façon à imposer un tout social qui fait que personne ne peut se dire hors de l’État et la position anarchiste à la Bakounine où on pouvait s’emparer de l’État comme de quelque chose d’extérieur tombe d’elle-même. D’ailleurs aujourd’hui, la plupart des anarchistes travaillent pour l’État ou un secteur para-public et « le peuple de gauche » ne fait que revendiquer un retour à plus d’État (le mouvement espagnol des indignados n’en formant qu’une variante). L’illusion est de penser le déclin de l’État au regard de la crise de ses principales institutions (famille, école, armée, entreprises), alors qu’il n’a jamais été aussi présent dans tous nos actes de la vie quotidienne, mais sous une forme qui n’est pas celle de Big Brother parce que son action n’est pas essentiellement répression (cette fonction répressive agit en dernier ressort en période de crise comme le montrent aussi bien les pratiques de l’État italien pendant les « années de plomb » que celles de l’État fédéral américain avec Guantanamo et la lutte contre le terrorisme international; périodes pendant lesquelles la conception schmittienne de l’État semble prévaloir par sa délimitation entre amis et ennemis), mais aussi interaction et consensus. Si cela n’empêche pas la continuité des processus de subordination, il continue aussi à se produire des processus de « libération » qu’il ne sert à rien de taxer de nouvelles formes de soumission volontaire ou de « fausses » libérations à partir du moment où elles apparaissent comme des libérations. Ou alors il faut s’en remettre à la croyance en une conscientisation émancipatrice en butte et en lutte contre toutes les formes de fausses consciences, mais je crois que vous comme moi refusons cette croyance comme toute croyance d’ailleurs.

Les seules luttes qui s’attaquent à l’État aujourd’hui (à part les révoltes de banlieue qui ne sont pas à proprement parler des luttes) ressortent à mi-chemin des jacqueries et des luttes corporatistes d’Ancien Régime comme celles qui se déroulent actuellement avec les « bonnets rouges » de Bretagne. La référence aux Chouans et aux Cahiers de doléance n’est d’ailleurs pas innocente. Contrairement à ce que croyaient les révolutionnaires prolétariens en la traitant de révolution bourgeoise, nous n’avons pas encore soldés les comptes avec la révolution de 1789-1793 (je compte revenir là-dessus dans un prochain texte). Dans cette mesure et dans cette mesure seulement, un retour au questionnement du jeune Marx pourrait se justifier…mais en tenant compte premièrement du fait que Marx n’a jamais réussi à unifier sa théorie de l’État et qu’on peut dire simplement que sa position de jeunesse porte plus sur la question de l’émancipation politique que sur la caractérisation de l’État ; deuxièmement, que nous sommes dans un monde profondément modifié dans lequel il ne s’agit plus ni de promouvoir une société civile puisque c’est la société elle-même et toute entière  qui est capitalisée, ni de voir dans un État idéal futur une quelconque réalisation de l’Esprit absolu de Hegel ou de l’État socialiste ou ouvrier.

4) La fin de votre lettre sur la nécessaire critique de la démocratie reste un peu vague. L’idée de « critique dialectique » est-elle autre chose qu’une formule ? Signifie-t-elle dépassement de la forme démocratique d’en autre chose (le dépassement hegelien) ? ou résolution interne des contradictions sans dépassement de la forme ? Cette imprécision se retrouve dans votre référence à la souveraineté populaire. Est-celle de 1789, celle de 1793, celle de La Commune, celle de février 1917, celle de Mélenchon ? La seule indication que vous donnez n’en est pas vraiment une puisque vous rattachez cette souveraineté à l’idée de « sujet politique autonome » dans une optique qu’on pourrait aussi prêter au dernier Castoriadis. Cela suppose premièrement que l’on puisse encore parler en terme de « sujet » (nous ne le pensons pas à partir du moment où le processus d’individualisation a continué à se développer en dehors de ce qui définissait l’individu bourgeois) et deuxièmement que l’on continue à parler en termes de peuple et de pouvoir. Là encore nous ne pensons pas cela possible. En effet, ce qui est analysé actuellement comme « dérive populiste » par la plupart des républicains est justement le signe de la disparition du peuple avec un grand P avec en conséquence paradoxale une récrimination contre toutes les formes de pouvoir et particulièrement celles liées à la puissance publique qui côtoie pourtant une demande accrue d’autorité et de retour à l’ordre devant l’insécurité que crée justement cette crise de la reproduction des rapports sociaux . La souveraineté populaire, qu’on le déplore ou nom est aujourd’hui le nom, en France du moins, d’une alliance possible au niveau des idées et principes, mais improbable au niveau organisationnel, entre le Front national et le Parti de gauche. Beppo et le Mouvement Cinq étoiles en Italie en représente je crois une autre forme peut être plus aboutie car moins politicienne

Voilà pour le moment et à vous lire,

Cordialement,

J.Wajnsztejn

PS1 : Nous pensons passer tout cela sur notre blog. Y voyez-vous un inconvénient ?

PS2 : Ci-joint en fichier un premier texte de J.Guigou sur la poésie après le 11 septembre 2001 à télécharger : Le 11 septembre et la poésie, en résonance avec votre interprétation de la réflexion d’Adorno sur la poésie après Auschwitz ; et un second sur la critique de la notion d’émancipation (voir ci-dessous ndlr).


Des Émancipés anthropologiques

Jacques GUIGOU

Question1 : Quelles références théoriques dans la lutte pour une société émancipée ?

a– Je n’ai aucune références théoriques susceptibles d’intervenir « dans la lutte pour une société émancipée » car je pense que la notion de « société émancipée » n’a plus de portée politique aujourd’hui ; que la période historique dans laquelle cette aspiration a émergé puis triomphé — celle des Lumière et de la société bourgeoise — est définitivement achevée. De plus, en tant que telle, une société n’est jamais « émancipée ». Quelle que soit ses formes une société c’est d’abord de l’institué, de l’établi. Seuls des groupes humains ont pu avoir un projet d’émancipation, voire d’auto-émancipation ; ils ont pu réaliser des modes de vie et des communautés « libres », mais cela ne les constituaient pas pour autant comme une « société émancipée ». A moins de donner à l’expression un contenu microsociologique, parler de « société émancipée » constitue une antinomie. Elle n’a d’ailleurs été que très peu ou pas du tout utilisée par les mouvements historiques révolutionnaires, sauf dans des acceptions limités et particulières comme l’émancipation des juifs et des esclaves par la Révolution française ; l’émancipation-libération des femmes par les mouvements des femmes des années 60, etc. Dans la modernité, la visée universaliste des mouvements d’émancipation a été rabattu sur les déterminations particulières de la « société civile » : la classe, la nation, l’intérêt économique, la propriété, le sexe, la religion, etc.

b– Bref rappel. Dans ses écrits dits « de jeunesse », Marx (comme B.Bauer) a d’abord donné l’émancipation politique comme le but de la société socialiste. Puis, dans La question juive, il critique sa première position en distinguant émancipation politique et émancipation humaine. Il donne alors à la notion un contenu social : ce n’est pas seulement le citoyen, membre de la société civile que le processus révolutionnaire émancipe, c’est « l’homme lui-même ». En le disant dans un langage contemporain, l’émancipation acquiert alors un contenu anthropologique.

On le sait, avec Le Capital c’est la classe négative, la classe du travail qui va devenir le sujet de la révolution. Selon le programme communiste et la critique de l’exploitation, l’émancipation devient auto-émancipation. Mais dès les débuts du mouvement ouvrier révolutionnaire, les termes « révolution », « socialisme » et « communisme » prennent le pas sur celui d’émancipation.

Plutôt rarement utilisée dans les écrits majeurs de l’histoire de la pensée critique — exceptés par certains courants historiques de l’anarchisme, aujourd’hui caduques — et jamais dans ceux du maximalisme, la notion de « société émancipée » ne peut qu’introduire confusions et méprises dans les luttes d’aujourd’hui.

c– Après l’échec des mouvements révolutionnaires des années 67-77, l’émancipation anthropologique a été conduite par le capital. Ayant englobé — et non pas dépassé —la plupart de ses anciennes contradictions, le capital devient le seul, le grand « émancipateur », le grand « révolutionnaire ». Il accomplit son oeuvre dans la crise, le chaos, la dévastation, la catastrophe et la perversion narcissique mais aussi grâce à la puissance d’assimilation du vivant que lui confère la technique contemporaine. S’émanciper des anciennes déterminations qui faisait d’homo sapiens un être relié à la nature extérieure devient, plus que jamais depuis son émergence au paléolithique, l’objectif principal de la capitalisation des activités humaines2.

d– « Autonomie » et « libération » ont été et restent les opérateurs de la « société émancipée » … du capital3. Cette inversion historique du sens de l’émancipation a jeté le trouble et la confusion dans les rangs des « anticapitalistes », qu’ils soient gauchistes, anarchistes, écologistes ou alternatifs. Cela s’observe dans les écrits de groupes ou individus qui, aujourd’hui prêchent l’émancipation et souvent se veulent eux-mêmes « émancipateurs ». Dans une brève revue des fervents de l’émancipation, on repère des versions savantes et des versions militantes de la « société émancipée ». Retenons deux exemples de versions savantes ; celle qui cherche un compromis entre le calcul économique et l’émancipation et celle pour qui l’exercice d’une « sociologie pragmatique de la critique » ouvre les voies de l’émancipation.

e– L’émancipation savante : deux impasses parmi d’autres

Réexaminant la formule de Marx à propos de la société communiste « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins », un politologue marxiste4

en déduit que Marx a opéré « un tour de passe-passe » lorsqu’il a prétendu « aller au-delà de la commensurabilité marchande » (i.e. essentiellement le calcul économique), alors que « émancipation » et « commensurabilité » ne sont pas contradictoires, car la justice et la démocratie ont besoin d’établir des critères communs, acceptés et partagés par les citoyens. Il réhabilite donc la vaste opération de mesure que constitue le suffrage universel et conclue que si « Marx avait pu postuler le dépassement du politique une fois subsumé le conflit de classe, il faut affirmer à l’inverse qu’il n’est pas de politique de l’émancipation qui puisse se passer d’établir des critères de commune mesure pour résoudre les conflits sociaux et individuels.(…) On ne saurait se passer de commensurabilité ». Bref, dans la société démocratique émancipée… il y aura toujours des élections !

Cherchant à dépasser le dogmatisme et le déterminisme de la sociologie critique de son maître Bourdieu, désormais attentif « aux flux de la vie quotidienne » et à l’expérience subjective de la critique des gens ordinaires contre la domination, L.Boltanski5 propose une « sociologie pragmatique de la critique ». Celle-ci doit abandonner la position d’extériorité et de surplomb que la sociologie critique adoptait vis à vis de l’illusion qui, selon elle, aveugle « l’acteur social » sur sa situation ; il s’agit pour le sociologue bourdieusien émancipé de prendre au sérieux les expressions du « sens commun ».

Non seulement, poursuit-il, la société à englobé la « critique  artiste » portée par les mouvements des années 65-75, comme il pensait l’avoir montré en analysant « Le nouvel esprit du capitalisme6 », mais les formes contemporaines de la domination, les modes de gouvernance, brouillent l’identification claire de la classe dominante. Malgré cette dilution des formes de la domination, l’expression concrète de la critique à l’égard des institutions fragilise leurs anciennes assises, ouvre des brèches et permet aux individus de voir que ces institutions assurent mal leur fonction et que donc « la réalité sociale » n’est pas immuable.

Sans accorder à sa sociologie, désormais plus militante, plus impliquée, toutes la puissance cognitive qu’il avait jadis attendue de celle de Bourdieu, Boltanski pense cependant qu’elle ouvre une perspective pour l’émancipation. Il reste attaché au processus de conscientisation des dominés, de dévoilement de l’aliénation comme n’importe quel progressiste. De plus, sa critique de la sociologie abstraite reste muette sur les implications institutionnelles et politiques de la sociologie. Certes il convient pour le sociologue de l’émancipation de s’affranchir de la sociologie académique-critique mais pas jusqu’à l’autodissolution du savoir séparé des sociologues. La tâche du sociologue pragmatique de la critique le rapproche de celles et de ceux qui pensent « qu’un autre monde est possible »… mais qu’il fera encore une place aux sociologues.

En matière de sociologisation des luttes, Boltanski arrive bien tard : plus de quarante ans après ce que fut la critique historique de la sociologie menée par le dernier assaut révolutionnaire7, et plus de trente ans après la tentative d’un de ses pairs, A.Touraine, qui en instrumentalisant la sociologie d’intervention, avait tenté de laver ses costumes tachés des tomates reçues pendant ses cours à Nanterre dix ans plus tôt auprès des mouvements alternatifs des années 708.

Décidément, les partisans de la future « société émancipée » qui cherchent de nouveaux arguments pour la dégager de ses confusions et de ses méprises, ne trouveront pas dans ce Précis de sociologie de l’émancipation une référence majeure.

f– La société émancipée version militante et impliquée

Dans les discours des partis politiques, des organisations et des groupes politiques et syndicaux, mais aussi chez les individus qui y sont impliqués, les occurrences les plus fréquentes à une « société émancipée » sont étroitement reliés à l’approfondissement de la démocratie et à la valorisation de l’individu-citoyen.

Laïque9, ouverte, démocratique, soucieuse du « vivre ensemble10 », féministe11, révolutionnée par les réseaux sociaux12, affirmant « la solidarité du social et de l’esthétique13 », libérée du « refoulement de ses désirs14 », la future « société émancipée » à bien du mal à se différencier de l’actuelle société capitalisée.

Les descriptions du communisme15 ayant quasiment disparu de tous leurs discours, lorsqu’ils osent une projection vers l’avenir en termes de « société émancipée » les courants politiques anticapitalistes et anarchistes nous offrent-ils autre chose qu’une pratique moins « barbare » de l’émancipation anthropologique du capital ?

Montpellier, mai 2011

  1. Question n°5 de l’enquête « Quelles orientations théoriques pour quelles pratiques ? » conduite par les organisateurs des Journées critiques de Lyon en mars 2010 et mai 2011. Cf. le blog des Journées critiques. []
  2. Émancipation de la naturalité de l’homme célébrée à l’envie par tous les réseaux planètaires d’imageries. Ainsi, sur une chaîne de télévision nommée Planete no limit (on ne saurait mieux dire, malgré le franglais!), ces « Chroniques d’une société émancipée » qui présentent, parmi d’autres performances émancipatrices, un reportage sur cinq candidates à une grosse opération de chirurgie esthétique ou bien encore ces greffes de nanotechnologies sur des dauphins et des hommes afin de tester les « capacités osmotiques » de communication entre mammifères et humains… []
  3. Cf. Guigou J. La cité des ego L’impliqué, 1987, réédition L’Harmattan, 2009. Cf. aussi la revue Temps critiques. []
  4. Yves Sintomer, « Émancipation et commensurabilité », in E.Couvélakis (ed.), Marx 2000, Paris, PUF, 2000, p. 111-12. Disponible en ligne http://www.sintomer.net/publi_sc/documents/sint-Marx2.pdf []
  5. L.Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation. Gallimard, 2009. []
  6. L.Boltanski et E.Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, 1999. []
  7. On peut en lire quelques traces dans R.Lourau, Le gai savoir des sociologues. 10/18, 1977. []
  8. J’avais, à l’époque, dits quelques mots sur ce coup de bluff. Cf. « Les génuflexions de l’auto-analyse collective à la Touraine », in, J.Guigou, L’institution de l’analyse dans les rencontres. Anthropos, 1981. Disponible en ligne http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#touraine []
  9. Cf.: « Peut-on militer pour une société laïque émancipée en ayant peur du débat démocratique ? ». Site de Riposte laïque  http://ripostelaique.com/Peut-on-militer-pour-une-societe.html []
  10. Les jeunes communistes du PCF annoncent la venue d’une « société émancipée » grâce aux vertus du « Vivre ensemble ». Cf. « Vivre ensemble dans une société émancipée » cf. http://www.jeunes-communistes.org/Vivre-ensemble-dans-une-societe []
  11. D.Méda et H.Périvier, Le deuxième âge de l’émancipation. La société, les femmes et l’emploi, La République des idées / Seuil, 2007. []
  12. Dans un texte intitulé « Anarchisme, force d’émancipation sociale » en page d’accueil d’un site anarchiste fréquenté, on lit que chaque internaute doit choisir son camp dans « la nouvelle guerre de sécession » qui s’engage contre « quelques puissantes entreprises (Google, facebook) qui ont réussi à virtuellement recentrer le réseau et à en phagocyter la créativité ». Dans cette bataille les combattants pour l’émancipation ne doivent jamais oublier que « la plus grande structure créée par l’humanité, celle qui lie aujourd’hui deux milliards d’humains, Internet, est le fruit d’un fantastique processus d’auto-organisation ». Cf. http://owni.fr/2010/02/15/anarchisme-la-force-d%E2%80%99emancipation-sociale/ []

  13. J.Rancière, Le spectateur émancipé. La Fabrique, 2008. []
  14. Réhabilitant le tourisme sexuel qui a été condamné par une « morale sexuelle » qui ne serait qu’une forme de « contrôle des populations » et de « refoulement des désirs », l’anthropologue S.Roux voit dans les conversations et les cadeaux échangés entre le client touriste sexuel et les masseuses thaïlandaises une « dimension émancipatrice ». Pour lui il y a là « une dimension émancipatrice du travail sexuel ». On le vérifie encore une fois, le Arbeit macht frei étend son ombre bien au-delà du portail d’Auschwitz. Source : Le Monde du 6 mai 2011 article de Gilles Bastin qui présente un compte rendu du livre de l’anthropologue Sébastien Roux, No money, No Honney. Économies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande. La Découverte, 2011. []
  15. Je parle bien d’une description du communisme et non d’une invocation-incantation au communisme. []

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *