Mystère de la productivité

Suite des billets entre J.Wajnsztejn et L.Cohen sur les transformations technologiques du capital et le capitalisme de plate-forme. Le support de la discussion est ici la lettre 405 de janvier 2020 sur l’économie immatérielle du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII).

Mis à jour le 13 avril 2020

 



 

Le 29 février 2020

Salut Jacques,

Merci pour cet article, qui me semble apporter une contribution non négligeable à notre discussion. On aimerait certes avoir des détails sur les différences entre secteurs et entre entreprises d’un même secteur (la dimension micro-économique), mais je ne vois aucune raison a priori de soupçonner l’auteur de raconter des bobards sur ce point.

Axelle Arquié porte un nouvel éclairage sur le paradoxe souvent évoqué de la faiblesse des gains de productivité malgré l’introduction massive des nouvelles technologies en soulignant que celle-ci est très inégale, ce qui donne une moyenne décevante du point de vue macro-économique (y compris une forte dispersion au sein d’un même secteur). Par ailleurs, elle rappelle utilement les différentes composantes des actifs immatériels, chose qu’on ferait bien de garder en tête quand on en discute.

Mais surtout, avec son analyse du problème du financement, elle donne un début de réponse à ton questionnement sur la « fuite en avant » dans l’introduction des nouvelles technologies sans la moindre garantie de rentabilité. En effet, pour les entreprises qui arrivent à financer de tels investissements par leurs propres moyens ou par accès au capital-risque (donc en règle générale les plus grosses), le pari est jouable, tandis que pour les autres, plus dépendantes du financement par la dette, le coût est prohibitif. J’en déduis que, entraînées néanmoins dans le mouvement général (et c’est là qu’on retrouve la pertinence de la notion de fuite en avant… ainsi que le problème des représentations collectives sur un avenir technologique radieux), celles-ci n’obtiennent, après s’être endettées lourdement, que des gains de productivité médiocres qui plombent la moyenne sur le plan macro-économique.

Pour aborder cette question sous l’angle d’un autre critère cher à Temps critiques, la différence entre le niveau 1 et les niveaux 2 et 3 du capitalisme joue pleinement ici. A la limite, je dirais que l’analyse d’Arquié relativise la notion de fuite en avant : pour les poids lourds, investir dans l’immatériel est un choix parfaitement rationnel qui promet même de renforcer leur position dominante. Non seulement par le biais de la concentration et de l’élimination des plus faibles, mais aussi par les phénomènes de plateforme que nous avons vus à l’occasion de ma présentation au cercle SouBis du livre de Nick Srnicek.

Un dernier mot sur une autre de tes remarques, concernant la perspective d’un redémarrage de « l’accumulation infinie » grâce au capitalisme vert. Je partage ton point de vue tout en ayant conscience des énormes obstacles qu’il faudrait vaincre. Mais si jamais cela se réalise, ne faudrait-il revoir aussi, dans ce cas, la notion de reproduction rétrécie ?

Amicalement,

L. Cohen

 



 

Le 2 mars 2020

Larry, bonjour,

Juste quelques mots en retour. Comme tu le dis cela confirme plutôt ce que nous avançons.

-du point de vue général avec l’idée que « la finance » n’est pas hors de « l’économie réelle » et encore moins une branche parasitaire.

-plus dans le détail, que le changement de structuration de la fonction de production avec la prédominance d’actifs immatériels à fort coût fixe conforte l’importance de cette même finance et dans le monde les pays où elle possède la plus grande fluidité (les EU).

-Arquié ne parle qu’en termes de concentration ou de dispersion des gains de productivité, mais cela renforce l’idée de « reproduction rétrécie » parce que ce n’est pas le « capital automate » qui réalise cela mais des fractions du capital qui déterminent les nouvelles « frontières technologiques » en freinant volontairement la diffusion des innovations (les gagnants emportent tout). En langage marxiste, la péréquation des taux de profit n’est plus assurée, mais a-t-elle jamais été autre chose qu’un « ruissellement » ?

-le bas niveau des taux d’intérêts qui logiquement devraient fonctionner comme contre tendance en permettant un accès plus facile au financement en nouveaux actifs immatériels par la dette, semblent au contraire, d’après les experts, favoriser les stratégies volontaristes des grands groupes qui refinancent facilement leur dette et ainsi renforcent leur structure financière qui permettra de dégager des ressources pour d’autres opérations de fusions/acquisitions : soit, ce qu’on pourrait appeler le cercle vertueux de la reproduction rétrécie.

-puisque tu fais référence aux trois niveaux et en s’éloignant de l’article d’Arquié, ce qui est en train de se passer est assez étonnant et soulève un point que j’ai déjà avancé au moment de mes premières notes sur le Brexit sur les tensions qui se font jour au sein du secteur 1, celui de l’hypercapitalisme, mais j’ai laissé un peu tomber car premièrement mes remarques sur le retour des souverainismes étatiques contredisaient un peu notre analyse sur la relative cohérence de ce niveau 1 et le fait que les Etats les plus puissants de la planète s’y soient redéployées d’une manière originale (je ne développe pas ici) et deuxièmement l’idée ne trouvait pas de résonnance au sein de Temps critiques. Pour ne pas trop m’éloigner du sujet d’origine, je reviens au secteur high tech et à l’exemple des plateformes. On peut dire que les plateformes qui dominent aujourd’hui sont mondiales et fonctionnent dans le cadre de la globalisation (GAFAM, Uber). C’est ce global qui a permis les investissements initiaux et la croissance rapide des innovations car vu la structure particulière des actifs immatériels, la rentabilité doit être globale, mais concentrée. L’exemple le plus concret, c’est la mise en compatibilité Mac/PC. Or, la déclaration de guerre commerciale de Trump à la Chine à propos de Huawey va contre tout ce processus. En effet, la Chine est parfaitement intégrée dans la « chaîne de valeur » au niveau de la « frontière technologique » pour parler comme Arquié, mais à une position subordonnée : la part de la Chine dans la valeur ajoutée d’un Iphone est autour de 4% (batteries et assemblage) et monte à 20% si on y intègre les composants, mais souffrant de graves faiblesses dans les semi-conducteurs, elle n’a pas les moyens d’une indépendance potentielle … que la taxation promise par Trump pourrait la décider à acquérir. Bon, après Trump n’est qu’un politicien …

– pour finir avec ta remarque sur capitalisme vert et reproduction « infinie » (ou élargie), bien sûr que cela pourrait relancer la machine sur d’autres voies (cf. les développements d’Aglietta là-dessus), mais les bio-technologies et les recherchent transhumanistes aussi . Dans l’absolu, mais si ça se réalise dans les conditions actuelles qu’on vient de décrire à propos des actifs immatériels, mais qu’on retrouve sous d’autres formes avec la structure oligopolistique de la plupart des branches d’actifs matériels, le même problème du choix d’équilibre de sous optimalité risque de se reproduire.

Bien à toi,
Jacques W

 



 

Le 18 mars 2020

Salut Jacques,

Merci pour tes derniers messages. Comme j’ai beaucoup de boulot en ce moment, je ne peux te répondre que de façon sommaire pour le moment.

A mon avis, ce serait surtout important d’approfondir les thèmes abordés dans ton échange avec Jacques Guigou sur l’articulation entre le niveau 1 et le niveau 2 du système. Pour plusieurs raisons que je ne peux pas détailler ici, je pense (un peu comme toi) que le niveau des Etats-nations se rebiffe et que cela pourrait bien atténuer le rôle dominant du niveau 1. Je suis d’ailleurs frappé en ce moment par la relative similitude des réponses au coronavirus… qui se manifestent pourtant en ordre dispersé.

Tu as raison de poser la question de l’avenir des fameux critères de Maastricht. L’Allemagne s’y accrochera à coup sûr (la réaction de Jens Weidmann à la remarque de Lagarde sur les spreads ainsi que le refus allemand d’exporter du matériel médical en Italie étant là pour nous le rappeler), mais pourrait finir par être mise en minorité. Il faut se rappeler que le New Deal n’a été nullement présenté, au départ, comme un véritable changement de cap mais plutôt comme une série de mesures d’exception, de dérogations au fonctionnement normal du capitalisme américain. Les Allemands suivront peut-être le même chemin, surtout si les remèdes employés ailleurs montrent leur efficacité. Dans le Financial Times d’aujourd’hui, Martin Wolf, économiste en chef du quotidien et keynésien convaincu, préconise l’intervention de l’Etat comme « acheteur de dernier recours », méthode qu’il juge beaucoup plus efficace que les prêts et garanties de prêts qui ont les faveurs des décideurs allemands.

De façon plus générale, je reste sceptique sur le pouvoir du niveau 1 à orienter facilement le monde à sa guise, malgré les signes évidents d’une tendance de ce type. Cela vaut bien sûr pour le rôle des Etats que tu as pointé dans ton mail d’hier, mais aussi sur le plan des mentalités. Tu as à plusieurs reprises, depuis les manifs Charlie, évoqué le sens du tricolore, du chant de la Marseillaise, etc. en essayant de dépasser les réflexes conditionnés dans les milieux radicaux. Eh bien, les Italiens entonnent actuellement l’hymne national depuis leurs balcons. Non pas pour opposer leur pays à d’autres, comme dans le nationalisme d’autrefois, mais sans doute pour réaffirmer leur attachement à la seule collectivité qu’ils connaissent et qui fasse sens, vu que les mesures à prendre ne sont pour l’essentiel ni locales ni internationales, mais nationales. J’y vois quelque chose de positif, l’expression, pour reprendre la terminologie de Temps critiques, d’une volonté de communauté.

Bien à toi,
Larry

 



 

Le 18/03/2020

Bonsoir,

Deux réflexions sur les points ici abordés :

1- Sur les fluctuations du rapport entre niveau I et niveau II. Si l’on observe (depuis presque dix ans maintenant) une réaffirmation des États-nations cela n’implique pas nécessairement une « atténuation du rôle dominant du niveau I » comme le suggère Larry. Tout d’abord parce que le niveau II n’est pas entièrement ni strictement réductible à la sphère des États-nations ; lesquels d’ailleurs sont divers quant à leur puissance de souveraineté nationale.
Les rapports de tous ordres entre des régions (plus ou moins autonomes) dans les États-nations ne passent pas (ou peu) par le niveau national.

Par exemple La Catalogne passe des accords économiques, techniques, culturels, etc. avec tel ou tel Lander allemand ou bien encore (je l’ai observé lors d’un récent assez long séjour à Barcelone) avec une fédération de régions du sud-est asiatique (ASARC South Asian Association for Régional Coopération). Ce type de rapports relève du niveau I et il le favorise. Dans la conjecture actuelle, il me semble que les puissances à l’oeuvre dans le NI et le NII cherchent une combinaison, (une imaginaire martingale géo-stratégique globale ! ) pour équilibrer les flux et surtout colmater les failles et les chaos…

Toujours dans ce rapport NI/NII il faut noter que la juste remarque de l’économiste du Financial Times que cite Larry montre que les ex-Etats-nations ne sont plus des « Etats-entrepreneurs » comme pendant les Trente Glorieuses, mais des États-consommateurs (cf. »l’acheteur en dernier recours »). Ce phénomène contribue à réduire l’atténuation de la domination du NI, tendance observée depuis maintenant dix ans.

2- Sur l’évolution des mentalités : l’exemple des Italiens confinés qui entonnent sur leurs balcons des chants patriotiques et qui déploient le drapeau national manifeste certes une appartenance à la communauté nationale (d’autant plus visible qu’elle est récente en Italie) mais aussi, possiblement, une aspiration à la communauté humaine dans une période dramatique. En cela nous sommes dans une sorte de NII sublimé (non pas « dépassé ») mais la combinatoire avec le NI est toujours là puisque les échanges intersubjectifs passent par les réseaux sociaux et la puissance globale de leurs opérateurs.

À suivre
JG

 



 

19/03/2020

Bonjour,

Sur la question de l’Etat entrepreneur il faut rester très prudent car l’après coronavirus nous réserve des surprises. Ainsi j’ai lu un article sur les mesures en prévision en Allemagne où on parlait d’un nombre relativement élevé de nationalisation. S’il n’y a pas un nouveau plan Marshall keynésien global, je pense que c’est la voie la plus probable appuyée sur des politiques budgétaires qui ne seront plus contraintes (conjoncturellement ou structurellement, c’est à voir) par les règles de Maastricht.

Les prémisses d’un retour en arrière sont en place avec une nouvelle façon d’appliquer les règles de concentration d’entreprises en Europe dans un sens moins défavorable aux unions intra-européennes. Bref, même si on a élaborer quelques lignes directrices elles ne seraient vraiment opératoires que si tout cela était un ta,t soit peu stabilisé.

Quant à la notion avancée « d’Etat-consommateur », c’est à mon avis une erreur de l’utiliser car dans l’exemple de Wolf, cette capacité de l’Etat relève de l’intervention active et peut être de la possibilité de se réapproprier les fonctions qui lui ont échappé en partie avec l’indépendance des banques centrales.

A suivre

JW

 



 

Le 22/03/2020

Bonjour Jacques,

Merci pour la suite du fil, que j’ai lue avec le plus grand intérêt.

Quelques réactions en vrac.

1) Je suis d’accord avec ton affirmation que l’Etat pourrait bien revenir à un mode d’intervention active, voire keynésienne, comme autrefois. Mais jusqu’ici, le comportement des différents gouvernements semblent plutôt confirmer mon idée que les pays prendront certes des mesures similaires, mais en ordre dispersé plutôt que dans le cadre d’une « imaginaire martingale géo-stratégique global » selon la formulation inspirée de Jacques Guigou. C’est déjà le cas au sein de l’Union européenne qui, comme l’ont dit Todd et Le Bras il y a quelques années déjà, a cessé en grande partie d’être une force de convergence depuis la crise de 2008.

2) Pourtant, les mesures qu’ils sont en passe d’adopter vont très loin, à commencer par ce bastion du zéro-déficit qu’est l’Allemagne :

– le Fonds de stabilisation économique (WSF), qui sera doté de 100 milliards d’euros, permettrait à l’Etat allemand de prendre des participations dans des entreprises en difficulté (les recapitaliser donc), ce qui reviendrait à des nationalisations partielles et représenterait un niveau inédit d’intervention de l’Etat allemand dans l’économie ;
– le gouvernement soumettra demain (lundi) au Bundestag une rallonge de 156 milliards au budget de 2020 (donc endettement public) ;
– une enveloppe de 400 milliards sous forme de garanties applicables aux dettes des entreprises ;
– éventuellement un crédit de 100 milliards octroyé à la banque allemande de « reconstruction » KfW pour que celle-ci puisse fournir des liquidités sans limite aux entreprises.

Au total, ces mesures s’élèvent à environ 10 % du PIB allemand.

Le tableau est semblable au Royaume-Uni, où le ministre des finances Sunak propose une allocation aux salariés privés d’activité qui couvrirait 80 % du salaire et qui pourrait aller jusqu’à environ 2700 euros par mois. De même, les indépendants, soit un actif sur six au pays, auront désormais droit aux congés de maladie rémunérés, les allocations aux ménages vulnérables seront augmentées et il y a aura une assistance au paiement des loyers. Surtout, tout cela est le fruit d’une concertation entre le gouvernement, les organisations patronales et les syndicats : « Je sens que l’on ne pourrait guère se rapprocher plus d’un gouvernement d’union nationale sans coalition politique », écrit Camilla Cavendish dans le Financial Times.

3) L’évocation du niveau régional par Jacques Guigou est pertinente, d’autant qu’il y des entités infra-étatiques encore plus puissantes (et peut-être aussi activistes) que la Catalogne. A titre d’exemple, le PIB de la Bavière dépasse celui de la Suède. Il n’empêche que comme pour les Etats, cela relève du principe territorial, que l’on a du mal à situer entre le niveau 1 et le niveau 2 du système, même si de prime abord cela semble appartenir plutôt au niveau 2. Il y a pas mal d’années, Eric Hobsbawm avait souligné que le capital encourageait en sous-main l’autonomisation des régions et leur mise en concurrence pour avoir les mains plus libres. J’ajouterais pour ma part que cette différenciation des sites de production, des systèmes réglementaires et fiscaux, etc., continue de jouer un grande rôle. De leur côté, les Etats et leurs régions les mieux dotées font des pieds et des mains pour se rendre attractifs et pour renforcer les entreprises nationales dont ils dépendent pour leurs ressources. Sur ce thème, le trotskiste britannique Alex Callinicos fait un tour d’horizon utile des débats récents entre marxistes (surtout anglo-américains) que j’essaierai un autre jour de résumer si cela vous intéresse.

Amitiés,
Larry

Entre-temps, l’effort allemand semble déjà avoir été revu à la hausse. Les Américains, eux, parlent de 4 mille milliards de dollars, mais cela peut aussi relever d’un effet d’annonce…

Oui, pas facile d’y voir clair et encore moins de formuler quelque chose de satisfaisant à ce stade, surtout collectivement…

Bon courage et à bientôt,
Larry

 



 

24/03/2020

État et Coronavirus

Il est probable qu’avec l’ampleur du coronavirus et la dégradation de l’économie, on assiste à un frein de la mondialisation et un renforcement temporaire du niveau 2 dans certaines zones alimentée par des puissances qui émanent du niveau 1. L’exemple qui se distingue aujourd’hui, est la Chine bien qu’étant la première touchée (puisque c’est parti de Wuhan) apporte un soutien important en matériel, logistique et médecin à l’Italie. Il est aussi important de considérer que l’Italie a passé un accord avec la Chine le 23 mars 2019 pour des coopérations bi-latérales de la cadre de la route de la soie.

Cela, permet aux entreprises italiennes de s’installer plus facilement en Chine depuis un an et d’apporter davantage de produits et à la Chine d’avoir un accès meilleur en Europe et d’accéder aux ports de Gênes et de Trieste. L’union européenne n’aide quasiment pas l’Italie, la Chine intervient et ainsi que des médecins russe et cubains. Ne voit-on pas aujourd’hui l’émergence d’accord de pays qui s’axent sur un discours plus souverainistes avec notamment l’Italie qui pourrait s’orienter plus sur, des accords avec la Chine. La mise en réseaux du capital avec l’effet de la globalisation avec un découpage en 3 niveaux aura peut être un visage différent avec l’amorce d’un frein à la mondialisation. Certes le niveau 1, comme nous l’indiquions dans « Après la révolution du capital » comprend les états dominants avec les puissances émergentes, notamment la Chine qui pour moi est dans le circuit du capital (avec certes des traces de despotisme oriental)banques et sphères mutinationales. Le terme »reproduction rétrécie me semble convenir dans la mesure où en fonction des objectifs donnés, on n’est pas dans une dynamique forte.

Par ailleurs, autre point différent du précèdent: avec le confinement et les mesures restrictives de type orwelliennes ne va-t-on pas vers une acceptation de mesures comme la géolocalisation, reconnaissance faciale, intrusion dans la vie perso, puces RFID, voir les prémisses de ces mesures en Chine?

Bruno S.

 



 

Salut Jacques,

Merci pour cet article, qui aborde pas mal de thèmes très pertinents. Quelques remarques plutôt que des critiques :

1) Sur les réactions sociales, qui me semblent tout compte fait assez faibles, un article paru dans Jacobin aux États-Unis fait quand même un recensement international de grèves axées essentiellement, mais pas exclusivement, sur l’insuffisance de protection pour les salariés ou l’obligation de travailler alors que l’activité n’est pas indispensable. L’auteur cite l’Italie, les ouvriers de Chrysler à Windsor (Canada), des ouvriers à Detroit, Memphis, les salariés d’Amazon (France, Chicago, New York), centres d’appel au Portugal, au Brésil et en Espagne, secteur hospitalier à Hong Kong et au Zimbabwe, au Royaume-Uni, postiers, éboueurs, employés communaux, bibliothécaires et, en Irlande du Nord, salariés d’usines de transformation de la viande… Sur les salaires et les conditions de travail, il y a eu des débrayages récents en Bulgarie, au Liban, au Kenya, au Nigeria, aux territoires palestiniens et chez les éboueurs de deux villes au Royaume-Uni. A suivre donc.

2) Si je partage dans l’ensemble votre point de vue sur la perte d’universalité (et donc de crédibilité) de l’État dans sa forme actuelle, je tiens néanmoins à rappeler que l’importance symbolique donnée aux soignants n’est pas un fait inédit. A titre d’exemple, le prestige des pompiers new-yorkais aux yeux de la population est très ancien (Paul Morand, alors diplomate à New York, l’avait souligné en 1930). C’est que, à mon avis, les gens ne font pas une distinction nette entre l’État et la vie sociale et donc les structures et les pratiques qui assurent leur survie ou leur sécurité. Bien sûr, Macron et compagnie exploitent ce filon, mais plutôt avec la même maladresse et la même incohérence qu’ils montrent depuis le début de la crise.

3) Je suis également d’accord avec l’idée que c’est la reproduction des rapports sociaux dans leurs ensemble qui prédomine… sauf que j’aurais préféré un développement plus concret de cette thèse. En effet, je suis frappé par les efforts déployés pour sauver des personnes âgées et déjà en mauvaise santé, d’autant que cela permet de relativiser les clichés qui circulent à gauche sur le caractère impitoyable, antisocial, néolibéral et j’en passe du système. Cela vaut d’ailleurs pour la Chine et d’autres régimes asiatiques qui n’ont même pas à avoir peur de perdre les prochaines élections. L’idée de contrat social informel me vient spontanément à l’esprit, mais il faudrait que j’y réfléchisse encore.

4) Sur la monétisation de la dette publique, ça y est, c’est lancé au Royaume-Uni et sans discours bidon. Un article paru dans le Financial Times indique d’une part que la distinction entre politique monétaire et politique fiscale s’efface ici, puisque c’est au Trésor de décider de la durée du programme, et d’autre part que c’est exactement comme ça qu’ont procédé les États-Unis aux années 1950 pour liquider l’énorme dette nationale contractée pour financer l’effort de guerre : ce sont les épargnants, petits et grands, qui ont été obligés de payer la note. Quant à la zone euro, il me semble qu’on en est encore loin.

5) Sur le télétravail, il me semble que ce sont surtout la vidéoconférence et vraisemblablement la télémédecine qui ont de beaux jours devant elles. Encore une fois, c’est la rapidité et la souplesse qui priment. Mais ce n’est pas impossible que les entreprises recourent plus massivement au télétravail et à l’intelligence artificielle pour pouvoir éviter à l’avenir que d’autres épidémies désorganisent l’activité au même degré qu’aujourd’hui.

6) Un dernier aspect à méditer. Selon David Harvey, des capitaux ont afflué massivement depuis la crise de 2008 vers le secteur du tourisme au sens large, qui présente l’avantage d’un cycle de réalisation (par la consommation) réduit au minimum. Compagnies aériennes, hôtellerie, centres de congrès, parcs à thème, offre « culturelle »,tous ont bénéficié d’investissements massifs. Entre 2010 et 2018, le nombre de déplacements à l’étranger serait passé de 800 millions à 1,4 milliard. Harvey ne prétend pas que ce soit le capital qui a convaincu les gens de voyager, mais il attire l’attention à la fois sur l’effondrement actuel de tous ces secteurs et, en filigrane, sur la folie de cette forme de « consommation expérientielle » que nous voyons tous autour de nous.

Amicalement,
Larry