État stratège ou forme réseau ?
Cet article a été écrit fin 2018 et est resté inédit aussi bien dans sa version numérique que dans une version papier qui n’a jamais existé parce que tout à coup le mouvement des Gilets et notre participation à celui-ci nous a pratiquement amené à cesser toutes nos autres activités. Or, à la relecture fortuite de son contenu nous nous sommes aperçus que ces remarques qui concernaient un texte de l’économiste marxiste Michel Husson, dépassaient le côté de simple réponse à son texte parce toute une partie de cette réponse avait comme anticipé les questions qui se posent au capital au sortir de la pandémie : limites de la mondialisation et du fractionnement des chaînes de valeur ; capitalisation et désaccumulation, articulation entre niveau I de l’hypercapitalisme et le niveau II où se repose la question de la souveraineté.
Nous le livrons donc à votre lecture, sans aucune modification par rapport à l’original.
Remarques sur l’article de Michel Husson pour le site « A l’encontre »1
Plusieurs points de cet article corroborent nos développements sur la dynamique du capital et particulièrement ceux écrits depuis le n°15 de la revue Temps critiques. Pour ne prendre que les principaux :
1) La reconnaissance du cours chaotique de la dynamique capital. Cela inclut implicitement la critique de la théorie des cycles longs (Kondratiev), théorie qui a longtemps sous-tendu les prévisions de la théorie communiste (cf. Bordiga et la prévision de la crise de 1975). Or aujourd’hui, il est encore plus difficile de faire des prévisions du fait de la prédominance de cycles courts et de la caducité de la plupart des indicateurs économiques)
2) La mise en avant de son organisation en niveaux avec le redéploiement de l’État-nation en fonction de cette nouvelle structuration de l’économie mondiale au sein de la révolution du capital (« la carte des États nationaux et des capitaux ne correspond plus » dit Husson). S’il ne fait référence qu’à deux niveaux, alors que nous en mentionnons trois, le plus important est que cela lui permet d’échapper à l’interprétation la plus courante à gauche, à savoir la thématique du retrait de l’État et l’opposition entre néo-libéralisme (mauvais) et keynésianisme (bon). Mais en parlant de « syndic d’États capitalistes », il semble réduire l’hyper-capitalisme du sommet à une sorte de G20. Pourtant il avait relevé précédemment que tout cela relevait d’une économie mondiale coiffée par les firmes multinationales (FMN) qui elles-mêmes ne seraient plus avant tout nationales (certains les appellent maintenant « transnationales »).
Pour M. Husson, cela poserait des problèmes au niveau de la politique des États entre stratégie mondiale au niveau I du capitalisme du sommet et gestion nationale au niveau II de ce qui reste encore du ressort des États-nations. Ce qu’on voit mal alors, dans l’argumentation de Michel Husson, ce sont tout d’abord les composantes de ce niveau I (mondial) puisqu’il ne fait plus référence ici aux FMN pas plus qu’il ne cite les grandes ONG, les banques centrales ou encore quelques grands syndicats etc., comme faisant partie de ce niveau I ; et ensuite et surtout, quelles sont les articulations de ces niveaux de puissance, le nouveau rôle des États dans cette articulation en réseau justement. Bref, comment l’État-nation se redéploie en État-réseau.
Pourtant sa référence de fin d’article à l’apparition de populismes de droite et de gauche aurait pu servir d’exemples concrets. De la même façon sa référence à un « épuisement de la mondialisation » aurait pu être mise en rapport avec celles de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump ainsi qu’avec la nouvelle stratégie chinoise. Cela l’aurait peut être conduit à ne pas parler en termes « d’épuisement », mais en termes de contradiction. L’exemple des matières premières cité par Michel Husson est là pour témoigner de la dissociation qu’y opère l’État américain entre le niveau I où son rôle n’est pas impérialiste (s’accaparer le pétrole et le gaz mondial comme il lui a été reproché à propos des interventions en Irak), mais de s’assurer que les robinets restent ouverts2 pour tous et le niveau II qui est de piocher dans « son » gaz de schiste et de ressusciter « son » charbon, afin de garantir des emplois américains et une certaine indépendance énergétique.
Plus généralement, Michel Husson semble confondre libre échange et mondialisation. Ainsi infère-t-il de phénomènes tels le Brexit et les mesures protectionnistes américaines, une tendance à la stagnation de la mondialisation. Certes, des éléments conjoncturels (ceux que citent Husson) et même structurels comme la nouvelle division internationale du travail mise en place dans les années 1980 qui reposait sur un fractionnement maximal des productions, indiquent des limites à ce mouvement. En effet, le fractionnement excessif des lieux de production (délocalisations, sous-traitance) n’a pas que des avantages. Il entraîne des surcoûts de transport, une moins grande proximité avec le marché principal et ses clients, d’où la tendance à une relocalisation des activités sur une base plus régionale. Mais il n’est pas possible de parler de l’état actuel de la mondialisation sans l’envisager sous d’autres aspects que ceux concernant la production matérielle ou la production stricto sensu qui n’a plus de pertinence (ni théorique, ni statistique depuis maintenant plus de quarante ans).
Des aspects pourtant fondamentaux, tel celui de la globalisation financière déjà ancienne puisqu’elle remonte aux années 1980 et aussi celle plus récente et qu’on pourrait appeler une globalisation technologique au niveau des NTIC3, des biotechnologies et de l’intelligence artificielle ne peuvent être négligés. Il s’ensuit que le processus de globalisation peut non seulement perdurer mais s’amplifier, sans que cela passe forcément par un surcroît d’hyper-mondialisation4.
3) L’impossibilité de tout impérialisme qui en découle, que ce soit sous la forme d’un super-impérialisme de type américain ou d’un gouvernement mondial. Husson rompt ici avec l’idée qu’à chaque époque du capitalisme dominerait une grande puissance ou ce que Giovanni Arrighi appelle une puissance hégémonique plutôt que dominante. Il me semble effectivement que le processus de globalisation a mis fin à cette constante qui semblait séculaire et qui a vu certains économistes où politiques chercher successivement du côté du Japon dans les années 1970, puis de la Chine à partir des années 2000, cette puissance hégémonique nouvelle qui viendrait remplacer celle des États-Unis et mettre fin à « l’impérialisme » qui lui était systématiquement associé.
4) La notion de stagnation séculaire dont le constat a été fait par des auteurs américains comme Larry Summers (dans une optique plutôt keynésienne) et David Ruccio (dans une optique plutôt marxiste) est proche de celle que je développe dans celle de « reproduction rétrécie », mais évidemment pas à partir de la même optique puisque Summers n’y voit pas une politique du capital, mais une impasse économique plus ou moins définitive en l’état actuelle de domination de l’idéologie et des pratiques néo-libérales. En effet, pour Summers il faudrait une relance budgétaire et diriger les crédits vers les PME, c’est-à dire une politique très éloignée de celle que mène Trump et sa politique d’offre ; alors que pour Russio le diagnostic est plus structurellement pessimiste car il juge le niveau des profits déjà suffisamment haut pour ne pas encore favoriser des conditions pour des investissements, que de toute façon, les entreprises ne sont pas prêtes à faire. « La machine capitaliste est cassée » et de conclure par le fait que, pour le moment, on ne peut pas dire que les mesures Trump en faveur du rapatriement de capital américain vers la mère patrie aient porté leur fruit : rachat d’action oui, nouveaux investissements, on verra.
Néanmoins, malgré sa relative hétérodoxie par rapport à la doxa marxiste, Michel Husson continue à parler en termes de productivité du travail (il y aurait une baisse des gains de productivité du travail) sans tenir compte du fait que les transformations du procès de production et l’intégration de la techno-science à ce même procès, ne permettent plus de l’imputer précisément et donc de la calculer correctement avec la combinaison des facteurs de production qui est aujourd’hui à l’œuvre. Mais alors, comment expliquer sa propre affirmation comme quoi la profitabilité des entreprises continuerait quand même à croître malgré un taux de profit qui devrait en toute logique diminuer ? Est-ce simplement « la nouvelle chaîne mondiale de la valeur » qui assurerait les profits ? Possible, mais alors cela invalide sa thèse d’une baisse des gains de productivité du travail comme indicateur fondamental puisque, dans cette dernière hypothèse, le travail vivant est relégué au rang de simple maillon de la chaîne de valeur dont l’importance s’avère bien moins grande que celle des innovations de processus ou de produits en amont et de la commercialisation, de la politique de marque en aval de la production proprement dite. Quant à la profitabilité, définie comme le rapport entre profit et production, elle relève d’un arbitrage qui permet de comprendre pourquoi elle peut continuer à augmenter dans le contexte d’une reproduction rétrécie. En effet, les investissements ne se réalisent que si le surcroît de profit anticipé est supérieur à celui des coûts, or cet arbitrage dépend de l’évaluation de la demande par les entreprises. Si cette évaluation est négative, l’investissement est gelé et la tendance à la capitalisation (fusions/acquisitions, rachat d’actions) prend le dessus. C’est aujourd’hui ce qu’on constate, mais la profitabilité peut quand même s’établir à un niveau sous optimal (les entreprises ne tournent pas à pleine capacité, économie sur les coûts de formation, etc.).
Dans tous les cas on est bien en situation de « reproduction rétrécie ».
Le deuxième problème qui naît du fait de partir comme indicateur privilégié, de la productivité du travail, est de ne pas assurer une cohérence d’outils de mesure dans ses comparaisons internationales quand Husson énonce que parallèlement à la baisse des gains de productivité du travail des pays dominants s’ajouterait « un ralentissement de la croissance de la productivité globale des facteurs » ( elle est définie comme la moyenne pondérée de la productivité du travail et de l’efficacité du capital) dans les pays émergents. On ne peut que se demander le pourquoi de ce changement d’indicateur de mesure surtout qu’a priori il serait plus justifié dans l’autre sens puisque ce sont les pays dominants qui connaissent le plus le processus de substitution capital/travail, alors que ce sont les pays dominés qui restent des pays d’industrie de main d’œuvre et de production agricole où, à la limite, la productivité du travail pourrait être un meilleur indicateur que celui de productivité globale des facteurs.
JW – 30/10/2018
- http://alencontre.org/laune/crise-economique-et-desordres-mondiaux.html [↩]
- Par exemple en Afghanistan où les exportations de talc, lapis, cuivre et or étaient taxées ou appropriées par les Talibans ou en Afrique où les américains ont demandé à leurs entreprises de ne plus traiter avec les groupes rebelles ou même avec les gouvernements qui financent les guerres locales à travers le pillage des quatre minéraux rares (tungstène, tantale ; or et cassitérite). [↩]
- La gestion internationale des noms de domaine et adresses internet (ICANN) ne va plus être sous tutelle américaine (pourtant le pays à l’origine des innovations majeures en ce secteur) mais internationale. Trump s’est évidemment opposé à ce changement en déposant un recours. Dans les faits cela apparaît plutôt comme une mesure symbolique, mais l’affaire Snowden a un peu précipité les choses. [↩]
- À un autre niveau, plus politique, l’entrée de la monnaie chinoise dans le panier des devises du FMI (les droits de tirage spéciaux) est un signe de mondialisalisation de la monnaie sans précédent, même si dans les faits, sa part propre ne représente que 10% de l’ensemble du panier. [↩]