Lettre à Lucas Amilcar, en réponse à son article « la France insoumise, le fascisme et la révolution »

article de départ paru dans le n° 482 du journal numérique Lundi matin, le 1er juillet 2025.

Cette lettre ne cherche pas à évaluer la perspective de l’auteur qui est de replacer la question du mouvement révolutionnaire à une époque où semble prédominer la fausse alternative LFI ou fascisme, mais à donner des précisions sur la notion d’autonomie dans son rapport parfois confus avec ce qui a pu être appelé « le mouvement de l’autonomie ».


Bonjour,

Quelques remarques sur les notions utilisées et leur contexte historique.

 Vous semblez confondre mouvement libertaire (dont l’acception est si ce n’est anhistorique, du moins envisageable sur le temps long) à travers ses différentes variantes et le mouvement autonome qui me paraît historiquement daté et depuis longtemps moribond. Cela ne veut pas dire qu’il ne puisse pas demeurer des tensions vers l’autonomie, comme par exemple dans le mouvement des Gilets jaunes comme vous le signalez, mais alors, il ne s’agit pas du « mouvement autonome » dans son acception historique et idéologique, mais d’un mouvement pratique qui tend vers ou veut préserver son autonomie. De la même façon, il me paraît discutable, si ce n’est abusif, de mettre ce que j’appelle les « insurrectionnistes » dans le mouvement libertaire malgré la sorte de coup de force qu’opère en ce sens Marcello Tari dans Autonomie qui d’ailleurs ne concernerait que l’Italie s’il n’en faisait pas une relecture à travers la vision qu’en a l’IQV.

En France, il n’y a pas eu un très fort mouvement autonome au sens strict et du reste l’appellation « les autonomes » indiquaient plus une volonté d’indépendance par rapport aux divers groupes gauchistes y compris anarchistes ou libertaires qu’une positivation de l’autonomie comme projet collectif. 

Si cette exigence d’autonomie s’étendait aux organisations traditionnelles de la classe ouvrière, elle n’a pas non plus débouché sur un alliage avec une « autonomie ouvrière » déjà pré-existante comme en Italie, à la fois du point de vue théorique (la théorie opéraïste) que du point de vue de la pratique (le mouvement de refus du travail), mais absente en France. Mai-juin 68 en France était certes porteur d’une tension vers l’autonomie, mais encore très dépendante de la théorie du prolétariat classe de la révolution et cela même à l’intérieur du Mouvement du 22 mars, le seul des protagonistes à pouvoir (et encore rétroactivement) se reconnaître comme libertaire  ; d’où notre inhibition devant la réalité de la défaite dès le début des années 70. Un constat que les courants ultragauche et ICO firent dès 1975, mais que les courants libertaires hésitèrent beaucoup plus à faire dans la mesure où ils se projetèrent plus facilement sur les pratiques alternatives.  D’ailleurs le champ de l’intervention avait déjà été délaissé aux maos spontex de la Gauche prolétarienne qui cherchèrent vainement à forcer la tension vers l’autonomie dans leur rapport pourtant avant-gardiste aux « masses ».

De fait, la critique proprement « autonome » ne se développe qu’entre 1977 et 1979 autour de Bob Nadoulek d’une part (Violence au fil d’Ariane : du karaté à l’autonomie politique et L’iceberg des autonomes), de la revue Camarades » (Yann Moulier Boutang le traducteur de Tronti et Négri y défend un opéraïsme à la française) d’autre part et enfin du groupe d’obédience kantienne Marx envers et contre Marx dont la dernière manifestation sera le livre de Marc Saligue Le principe autonome (1983) qui se proclame au-delà du principe communiste ; par la suite, le terme lui-même ne perdurera qu’à la marge et sous l’appellation dégénérescente de « les totos ». 

 On peut dégager trois idées-forces de Nadoulek que je signalais entre 1988 et 1989 au moment des prémisses de la revue Temps critiques, mais qui me semblent encore en grande partie valables aujourd’hui :

— pour se distinguer des positions gauchistes traditionnelles, le risque est grand, pour le « mouvement autonome », de se présenter en tant qu’alternative politique s’appuyant sur les idées d’autogestion, de démocratie directe, d’assembléisme (par exemple en Espagne dans les chantiers navals1). Or l’autogestion et la démocratie directe ne sont que des formes qui en soi ne permettent aucune alternative. « Il ne peut y avoir d’alternative formelle qualitativement différente à ce système, seulement des enclaves de luttes et de vie où le qualitatif est plein de l’ambivalence force/fragilité de l’aléatoire. ». Il s’ensuit une critique de l’idée gauchiste de « libération » et finalement une position assez proche de celle des petits groupes ultra-gauches, à partir de prémisses différentes.

— Nadoulek aborde aussi la question des classes et des luttes de classes dans des termes très différents de ceux de la vulgate marxiste : « (…) on peut définir le conflit social actuel à partir de trois forces : l’establishment (terme rendant mieux compte du statut d’une classe qui n’est ni réellement dominante au sens de ses capacités de maîtrise des processus, ni bourgeoisie au sens d’une terminologie marxiste archaïque), l’opposition contenant tous ceux qui veulent remplacer le système par un autre ou opérer des changements de place, et en dernier lieu les luttes affirmant une identité qui parcourt les structures en débordant tous les systèmes dans son mouvement ».

— enfin, il y a l’amorce d’une appréhension nouvelle du mode de production capitaliste : l’accumulation n’est plus celle, rigide, d’un capital fixe dont la propriété est facteur de conflit. Il y a processus de circulation permanent de flux économiques, culturels, informationnels et les secteurs en développement sont ceux qui permettent la reproduction du consensus.

Cette approche critique restera très marginale au sein d’un mouvement qui ne cherche pas principalement à développer une conscience politique comme préalable d’une rupture, mais qui cherche plutôt à exprimer une « sensibilité de masse » proche de celle qui s’est exprimée dans les événements de Bologne de 1977.

Le « mouvement autonome » a buté sur le problème des formes de luttes et de leur niveau de violence à partir des manifestations anti-nucléaires de Malville. Les « autonomes » français et allemands ont cherché à faire comme s’ils étaient les plus forts militairement, confondant ainsi jeux guerriers traditionnels de fins de manifestations et guerre sociale. Cette incapacité à déterminer le niveau réel de lutte atteint et celui à atteindre a conduit à la désagrégation du mouvement. Les derniers « autonomes » reflueront alors vers un terrain d’action de plus en plus limité à une sorte de gestion de la précarité (squats), à une implantation parmi les « exclus » et à quelques actions contre l’État et ses représentants (occupation du journal Libération au moment de la mort des quatre membres de la RAF à la prison de Stammheim). L’ambiguité de cette fin de comète apparaît bien dans le parcours d’un groupe comme action directe :, l’autonomie, les squats, la lutte armée, le marxisme-léninisme.

Le « mouvement autonome » en France manifeste la crise du travail sous sa double forme de refus du travail (critique prolétaire) et d’inessentialisation de la force de travail (« critique » effectuée par le capital lui-même au sein du procès de production à travers l’automatisation et plus globalement l’introduction massive des nouvelles technologies de l’information), mais sans issue immédiate car cette crise ne fait finalement que s’amorcer. Cette impasse objective va conduire les restes du mouvement vers trois pratiques qui se révéleront elles-mêmes des impasses :

— la lutte armée et ce sera la voie prise par le groupe Action directe.

— la marginalité « politisée » comme tentative de réorganisation de toute la vie sociale alors qu’il s’avère déjà impossible que le travail « productif »  soit à la base de cette réorganisation. Ce mouvement de marginalisation volontaire n’est donc pas à opposer à ce qui serait un véritable mouvement prolétaire de réappropriation de la richesse sociale, il en est la limite et marque son échec : sur la  base de la crise du travail, il n’y a que de la pauvreté à se partager.

— les pratiques « alternatives » qui privilégient les expériences concrètes et les transformations « ici et maintenant ».

Aucune de ces voies n’a pu vraiment se développer en France, alors qu’en Allemagne les deux dernières ont débouché sur la constitution d’un véritable milieu alternatif avec parfois pignon sur rue et banque « alternative » pour faire le bon poids ! Là encore les caractéristiques de l’État français ont amené le pouvoir à faire la chasse à la marge. Le mouvement des squats a été constamment illégalisé et criminalisé, avant même qu’il ne prenne de l’importance. Aucune enclave n’a pu durablement se stabiliser pour ensuite espérer faire tache d’huile.

Mais dans le passage du mouvement autonome au mouvement alternatif on assiste au glissement d’une dialectique des « libérations » vers une affirmation des possibles ici et maintenant.

Dans « l’Autonomie », il y a donc la volonté de poser un nouvel immédiat, nécessité que nous avons aussi reconnue avec la notion de « pratiques critiques », mais dans tous ces mouvements ou pratiques le nouveau ne peut se critiquer essentiellement à partir de l’ancien (le programme de classe, la théorie constituée), mais plutôt à partir du sens du mouvement qui doit être appropriable par le mouvement pratique lui-même.

Cela pose différemment le rapport conscience immédiate/ conscience théorique : la crise des anciennes déterminations (classes, sexes, âges, rôles) entraîne que la théorie ne peut plus correspondre à une vision globale transcendant les individus qui la produisent (c’était le cas aussi bien des théories bourgeoises que de la théorie du prolétariat). Mais tout en ne pouvant plus être « séparée », la théorie ne peut nier que la scission entre conscience et pratique soit une des scissions réelles de l’humanité, dans l’aliénation. Cette scission n’a toujours pas été dépassée, mais elle s’est déplacée, élargie : de scission, principalement entre des individus (« théoriciens », « suivistes », « activistes »), elle est devenue aussi scission à l’intérieur même des individus, ce qui produit en eux un déchirement tel qu’ils ne peuvent que difficilement échapper à un mouvement d’oscillation entre révolte et découragement. Il ne faut pas confondre ce nouvel immédiat avec ce qui ne serait que la manifestation d’un vitalisme d’un nouveau type correspondant à une immersion pure et simple dans les relations sociales du moment : refus du passé, indifférence à l’avenir, apologie du présent comme l’exprime bien l’idéologie « jeune » [et je rajouterais aujourd’hui, ce qu’on appelle vulgairement le présentisme] vocable auquel nous préférons celui d’actualisme.

Si les « autonomies » ont recherché de nouvelles médiations, c’est que non seulement les anciennes étaient en crise, mais que c’était aussi la seule façon, pour les individus, de ne pas être immédiatement leurs rapports sociaux dans le capital, c’est-à-dire de pouvoir résister au procès « d’anthropomorphose du capital » (Camatte) en train de réaliser une partie du programme prolétarien, mais pour son propre compte : rendre l’individu immédiatement social en tant que particule du capital, aux antipodes du projet autonome en quelque sorte ! Ces nouvelles médiations ont surtout pris la forme de médiations politiques (« Autonomie organisée », « partis combattants ») ou de médiations psycho-sociales (nouvelles formes de travail, vie communautaire, action contre-culturelle), car les mouvements ont délaissé la question de l’institutionnalisation des médiations, pourtant fondamentale dans l’optique de la création d’un nouvel imaginaire social et politique qui doit sous-tendre tout projet d’autonomie (Castoriadis : de l’instituant à l’institué).

Ce qui fait l’originalité et l’intérêt des mouvements autonomes ne doit pas nous cacher qu’ils constituent, par bien des côtés, une régression du niveau de lutte atteint dans la phase qui à précédé et été à l’origine de leur naissance. « L’autonomie » consacre bien souvent le passage d’une insatisfaction qui cherche à se supprimer, à une satisfaction aliénée. « L’Autonomie » dégénère alors en éclatant en « autonomies » et « espaces d’autonomies ». On assiste alors à une subjectivisation absolue d’une individualisation sans sujet. C’est ce qu’a très bien exprimé Jacques Guigou avec son concept « d’egogestion2 », même si ce concept est surtout adapté à la situation française, pour des raisons que j’ai déjà mentionnées.

Si le nouvel immédiat cerné par « l’Autonomie » a pu exprimer une certaine universalité car c’est une forme de dépassement des projets de classe et donc d’un élément important de la particularisation des individus dans un rapport social centré sur le travail et la production matérielle, il ne constitue pas un dépassement de la particularisation en général. Son objet a changé dans une période de crise des anciennes médiations et représentations, ce qui explique les ambiguïtés de ces mouvements, à plusieurs niveaux :

— Il n’y a qu’un pas de la collectivité fonctionnelle à la collectivité organique et ce n’est pas un hasard si on assiste à un afflux non négligeable de ruraux et de conservateurs chez les « Verts », surtout en Allemagne, mais aussi aux États-Unis où la Deep ecology semble s’imposer de plus en plus au détriment d’une écologie sociale (Murray Bookchin). La critique de la domination sur la nature n’aurait alors conduit qu’à son contraire, une immersion dans la nature (retour à une prédominance des déterminations naturelles ; la question du rapport à la nature n’est plus posée), sans que soient redéfinis les rapports des individus à la nature extérieure et les rapports des individus à leur propre nature. Pour la Deep ecology, la domination sur la nature est première et marque en cela un renversement de l’ancienne perspective socialiste de la primauté de la domination des hommes sur les hommes. La critique est contre dépendante et peut tourner à la mystique.

— Le « Mouvement » qui se veut « Autonomie » est composé d’individus qui, finalement, se pensent dans l’hétéronomie : le sujet de l’humanisme n’existe plus et l’individu bourgeois est remplacé par l’individu de l’époque de la dissolution des classes. En tant que sujet éclaté, il ne peut que difficilement trouver dans ses rapports aux autres, la confirmation de son existence et donc de son autonomie, alors que l’individu des classes la trouvait dans son existence de classe, par exemple pour l’individu prolétaire.

Le sujet éclaté ne peut alors espérer prouver sa subjectivité que dans l’intersubjectivité (la création de communautés propres à chaque particularisme bien loin de la tension vers la communauté humaine) et dans les « branchements » de toutes sortes (les réseaux). Cette absence d’épaisseur de l’individu de la fin des classes l’amène paradoxalement à ériger en valeur suprême l’authenticité, quel que soit son contenu. Cela conduit à l’apologie des différences et à l’acceptation du procès de fragmentation de l’être qui est pourtant la première étape vers la réalisation complète de la séparation.

A partir de là comment s’étonner que le mouvement libertaire actuellement complètement divisé par ses combats internes qui empêchent toute discussion et débat ouvert et qui a rendu impossible depuis 10 ans l’organisation annuelle du salon libertaire de Paris (et celui de Lyon) puisse comprendre et accueillir un mouvement comme celui des Gilets jaunes ?

J.Wajnsztejn fin juillet 2025

  1. Cf. Le pari de l’autonomie ; récits de lutte dans l’Espagne des années 1970, éditions du soufflet, 2018. []
  2. J. Guigou, La cité des ego (réédition, l’Harmattan, 2008). []