Nouvelle constellation historique ou achèvement du temps historique ?

Ci-dessous, une réponse à l’article de D.Hoss paru sur Lundi matin n°493 Achèvement du temps historique et/ou atrophie des forces d’imagination ? portant l’intérêt sur le livre de J.Wajnsztejn L’achèvement du temps historique.


Dietrich,

D’abord, sur la forme il est un peu étonnant que j’apprenne le « commentaire » de mon livre sur l’achèvement du temps historique dans Lundi matin, via Gzavier d’ailleurs, car ce n’est pas parce que ce journal publie presque tous nos textes que je le lis régulièrement.

Levons tout de suite ce qui semble un malentendu par rapport à ce dit mon bouquin, puisque tu affirmes que le titre en serait provocateur. Or, ce n’est nullement le cas; bien sûr comme Sophie Wahnich m’en a tout de suite faite la remarque, le temps est par définition historique donc il aurait été plus clair de parler en termes d’achèvement du temps dialectique. Il n’empêche que l’idée est là et que c’est à cet aulne qu’est critiqué le présentisme actuel que Guigou théorise plutôt comme actualisme dans la société capitalisée) par rapport à l’ancienne perspective bourgeoise (Weltanschaung de l’Aufklärung) ou prolétarienne (le communisme) qui ordonnaient le rapport entre passé/présent/futur. Le fil rouge des luttes de classes est brisée et c’est tout ce rapport qui est perdu. Cela apparaît bien, a contrario, dans ton texte dans lequel tu es obligé d’aller piocher chez les théoriciens primitivistes ou les anthropologues postmodernes des exemples qui, tout intéressants qu’ils soient ou non, ne nous servent pas à grand-chose par rapport aux problèmes des dizaines de villes de plus de 10 M ou même 20M d’habitants d’aujourd’hui. Quel rapport entre l’expérience du Chiapas que tu cites et ce qui se passe dans les favelas de Rio ? À la limite, tu pourrais me répondre : l’auto-organisation, mais la première est idéologique, la seconde la condition de la (sur)vie. Dans le même ordre d’idée, si l’État mexicain et des puissances périphériques du capital peuvent se permettre de céder aux tentatives de sécession, il n’en est pas de même au cœur des puissances dominantes où même NDDL représentait un « trop », alors même que plus personne ou presque, n’était plus pour le projet.


Comme nous l’avons dit dans notre texte paru dans Lundi matin, « le feu ne couve pas sous la surface ordinaire des renoncements quotidiens » et quand tu y réponds par un « Quadrupanni a évoqué ce qu’il s’est passé réellement en France et en Italie autour du 10 septembre », tu n’es guère convaincant. D’abord pour la France, puisqu’il n’y a rien eu de bloqué ni même grève et que les manifestations ont été celles de la gauche syndicale dont il n’y a pas grand-chose à attendre ; et pour l’Italie, il y a confusion de ta part, parce que le blocage ne s’est pas produit sur les conditions de vie ou contre l’autoritarisme de la droite au pouvoir là, il y a un échec), mais pour une cause idéologique, la Palestine, de la part d’une frange de salariés italiens qui s’étaient déjà « illustrés » par leurs blocages antivax. Je n’insisterais pas trop sur ce qui relève de la corrélation ou du rapport de cause à effet, mais tous ceux qui connaissent bien l’Italie d’un point de vue autre que touristique, savent à quel point les théories complotistes et l’antisémitisme via la force du mouvement anti-impérialiste, y sont prégnantes, plus qu’en France.


Dès le début de ton article, il apparaît une contradiction entre ce que tu présentes comme une tendance vers la guerre et la destruction, vers la barbarie et le fait qu’on trouverait de plus en plus, en face, de révoltes et de tendances à l’insurrection ; dit comme ça cela ne nous dit rien du sens de la dynamique et du rapport entre les forces antagoniques. les 2 tendances peuvent co-exister, mais il faut trancher du point de vue politique, visiblement ce que tu n’arrives pas à faire car ton optimisme foncier contredit ta vision fondamentalement catastrophiste. Or, la vision catastrophiste condamne tout militantisme à n’être que groupe de pression parmi d’autres parce qu’elle condamne les « alternatives » à être marginales ou individuelles. Ton optimisme n’a donc pas beaucoup de « grain à moudre » et l’exemple du « bloquons tout » du 10 septembre est là pour nous le montrer. D’ailleurs, plutôt que de nous chercher des poux dans la tête sur le RIC des GJ, il aurait été plus profitable, à mon avis, que tu commentes notre différenciation entre mouvement des GJ et appel du 10 septembre, que nous avons particulièrement développée dans la brochure. La question des rapports entre institutions et destitutions se posent dans le cadre des Etats-nations et non pas dans celui des sociétés pré-étatiques.


Mais, le plus important et ce qui nous apparaît le plus décevant dans tes remarques critiques, c’est qu’elles ne répondent pas au titre choisi pour l’article. En effet, tu n’y réfères pas cette tendance à la barbarie, à la thèse du livre, ce qui fait qu’on a l’impression qu’elle relève d’une sorte de folie du capital ou d’une tendance à l’autodestruction. Or, et à des titres divers, ce qui se passe en Ukraine et à Gaza relève bien de cet achèvement du temps historique et de ce que Tronti appelait la fin de la « grande politique ». Palestiniens et ukrainiens se battent par patriotisme, mais pour un nationalisme qui n’a plus court dans le monde capitalisé d’aujourd’hui ou plus exactement que seules peuvent essayer de se permettre de grandes puissances ayant l’espoir de jouer sur les deux tableaux, comme le EU ou la Chine. De ce fait, leur victoire ou leur défaite (des palestiniens et ukrainiens) sera sans doute sans conséquence sur la suite ; du point de vue de « l’histoire » s’entend, pas du point de vue des populations évidemment qui, elles encaissent les chocs.


D’ailleurs, ce que tu ne développes pas du point de vue théorique, tu l’énonces de facto en disant que tout cela relève du statu quo, ce qui est, là encore, contradictoire avec l’idée d’apocalypse ou révolution, sauf à entendre cette expression comme projection de long terme.


Au lieu de cela et pour dévoiler ce qui « sourde » sous la surface des choses, tu brosses une fresque historique qui est censée montrer la continuité de « forces sociales et révolutionnaires » qui n’auraient cessé de contester les formes étatiques de dominations. C’est un résumé, un condensé, d’une sorte d’histoire populaire du monde de laquelle ressort le plus souvent et malgré un souci de pensée dialectique, une vision dualiste de l’histoire, en noir et blanc, divisée en dominants et dominés.


Tout ce que mon livre apporte à propos de l’analyse des temps historiques, sur l’abandon de la perspective dialectique, sur la « Grande politique », etc. est, si ce n’est méconnu, du moins passé sous silence. C’est dommage. Par exemple, tu parles du « présentisme » comme une voie créatrice et utopique, alors que je tente de montrer qu’il ne s’agit que d’un actualisme, d’une « actualisation » permanente de l’existant, comme dans mes développements sur « l’accélération ».

Voilà, c’est succinct, mais je ne voulais pas laisser traîner.
Amitiés,
JW

Hasardeuse prédiction

Remarques sur l’article de Serge Quadruppani « Vers le 10 septembre ou la puissance de l’indéterminé » publié dans Lundi matin du 2 septembre 2025.


Serge Quadruppani dresse le tableau d’une veillée d’armes. Il récapitule les forces de la bataille du 10 septembre, pour lui très attendue.

D’un côté, celui du pouvoir, il y a les forces de l’ordre et les moyens de répression d’un État qui cependant n’est pas mentionné. Vient ensuite toute la puissance médiatico-politique oligarchique et propagandiste toujours prête, au nom de « l’esprit citoyenniste » à manier « l’éteignoir »… comme celui du « Grand débat national » initié par Macron pour « achever de liquider les Gilets jaunes ».

De l’autre côté, il y a les armes de l’Histoire, celles des insurrections, communes, conseils et révolutions qui, au cours des deux derniers siècles, ont manifesté « l’action autonome des classes populaires ».
Fort de son seul mot d’ordre « bloquons tout », le « mouvement » à venir tire de cette unité « sa plus grande force » et dont la « conscience naît de la pratique ».

L’auteur se réjouit cependant de l’engagement des groupes dits « Soulèvement de la terre ». Sans doute n’en est-il pas de même concernant la CGT et LFI, avec Mélenchon qui appelle à la grève générale (comme indéterminé politique, il y a mieux !), mais de cela nous n’en saurons rien. Seuls les « mouvements » qui se mobilisent sont évoqués. On a donc des mouvements qui s’engagent à créer une sorte de métamouvement. Pour l’instant, on baigne dans le mouvementisme.

On comprend que S. Quadruppani forge de vifs espoirs pour la réussite de cette initiative. Mais n’est-il pas prématuré de la qualifier de « mouvement ? Surtout lorsque les forces dont on attend la réalisation sont… indéterminées. À cela, on peut certes répondre que ces forces se détermineront elles-mêmes dans l’action, mais dès lors, il est vain d’appeler à une veillée d’armes puisque l’un des deux camps est indéterminé.

Car placer d’emblée l’enjeu de la bataille à un tel niveau de totalité suppose le surgissement d’un profond bouleversement politique. Au regard de la situation, il pourrait certes advenir. Les potentialités sont nombreuses aussi bien quantitatives que qualitatives. Mais, nous le savons, elles ne suffisent pas. Et puisque l’auteur fait appel à l’expérience des mouvements révolutionnaires, ne l’écartons pas : elle dit qu’un mouvement peut certes se préparer, mais seul son accomplissement historique permettra de le qualifier comme tel.
Tel fut le cas de L’évènement Gilets jaunes.
Un évènement qu’avec raison S. Quadruppani exalte, mais à propos duquel nous ne partageons pas les mêmes interprétations.

Tout d’abord sur la manière dont il désigne le début du mouvement :

« On a eu beau vérifier l’inanité du purisme dans le moment Gilets jaunes, où les fachos étaient très présents au début, mais ont été marginalisés grâce à l’arrivée de camarades conscients de la portée du mouvement ». Autrement dit, un mouvement formé de nombreux fascistes a vu sa dynamique purifiée par l’arrivée de militants nécessairement d’extrême gauche, libertaires et autres individus conscientisés qui, eux, savent ce qu’est un mouvement historique.

Dans leur surgissement puissant et rapide, les groupes Gilets jaunes étaient composés d’individus socialement très divers, parmi lesquels pouvaient s’en trouver certains de tendance souverainiste. Mais c’est dans la communauté de lutte qui s’est forgée d’abord dans les occupations des ronds-points, puis dans les Actes des samedis de novembre 2018 au printemps 2019, que s’est constituée une conscience collective. C’est elle qui a unifié l’esprit de solidarité et de communauté de destin qui a fait de l’évènement Gilets jaunes un mouvement historique.

Les « camarades conscients du mouvement » chers à S. Quadruppani sont restés attentistes, sceptiques et pour certains suivistes pendant toute la période ascendante du mouvement. Ils n’ont en rien « marginalisé les fachos » comme l’imagine S. Quadruppani puisque la dualité centralité/marginalité était absente de la pratique politique des Gilets jaunes.

Le mot d’ordre « Tous Gilets jaunes » manifestait clairement cette unité des individus dans la lutte. C’est seulement lorsque le mouvement a commencé à trouver ses limites, et que la pratique de l’assemblée générale s’est davantage développée, que ces militants ont été plus actifs. Car dans les AG, ils se retrouvaient sur un terrain qu’ils connaissent bien et qu’ils savent labourer pour leur cause. Mais c’était déjà la phase descendante du mouvement et ils ne sont pas rares ceux qui, à l’époque, s’opposaient à tout entrisme.

Une dernière remarque sur « la puissance de l’indéterminé ».

Face à une formulation à première vue insolite à propos d’une journée d’action, arrivé au terme de l’article, le lecteur peut comprendre que l’auteur vise d’abord la composition sociale du mouvement qu’il appelle de ses vœux. Et plus précisément ce qu’au temps de la lutte des classes on nommait la composition de classe d’une lutte ; la pureté prolétarienne plus ou moins grande des insurgés ou des grévistes. Une époque, nous le savons, définitivement révolue.

S. Quadruppani met en garde contre tout a priori puriste dans la composition de classe des acteurs du 10 septembre. Cette indétermination fera la force du mouvement. S’il y a mouvement, sans doute. Mais elle peut aussi faire sa faiblesse.

Car l’indéterminé en histoire comme en philosophie et dans les sciences, l’indéterminé, c’est le vague, le flou, l’imprécis, l’inconnu ; toutes choses antinomiques (je n’écris pas contradictoires) avec le mot d’ordre : « Bloquons tout ».

Un mot d’ordre, quant à lui, bien déterminé, bien décidé.
Le cours des prochaines journées de septembre tranchera ou subira cette antinomie.

Jacques Guigou
6 septembre 2025