Aux origines de la revue : bilan 1995-2002

Clôturant les bilans ayant pour objet l’histoire de la revue voici celui qui court de 1995 à 2002 paru dans le numéro 13 de la revue; il a donné lieu à un échange complémentaire à lire sur le site de la revue.


I ‑ Qu’en est-il de l’intervention politique

 

L’intervention politique : une réponse à l’autonomisation du pouvoir.

Avec l’émergence de l’État comme unité supérieure à la société, autorité, pouvoir et puissance se concentrent dans une sphère particulière d’activités : la sphère de la politique. Dès son émergence en Orient, comme en Occident, cette sphère ne cessera de s’autonomiser de la vie des groupes humains non encore étatisés pour exercer sur eux sa domination. Nombreux furent les soulèvements contre ce processus de domination/domestication.

Ainsi devenue une activité séparée de toutes les autres activités quotidiennes, la politique est alors exercée par des minorités (chefferies, ethnies, castes, dynasties) dont la puissance légitime les décisions et l’action publique. Les stratégies de domination de ces puissances et les luttes contre leurs despotismes ont à la fois délimité le champ de l’activité politique et défini les modalités de l’intervention politique.

Avec la Cité grecque, le champ de la politique se réduit encore puisqu’il est circonscrit à l’exercice du pouvoir dans la Cité-État, mais ce sont les modalités de l’intervention politique qui s’élargissent dans la pratique « citoyenne » de la démocratie de type assembléiste. Cette pratique est rendue possible par une transformation des rapports sociaux et du rapport individu/communauté qui permet le développement d’un mouvement supérieur de subjectivation et d’individuation. Toutefois, la définition ultra-sélective de cette citoyenneté exclut la très grande majorité de la population. L’espace-temps de la politique est finalement circonscrit dans le demos, ce territoire particulier où se réalisent les interventions publiques de cette minorité citoyenne 1.

À partir de cette époque et aussi bien à Rome que dans le Moyen Âge, toute action collective de refus du despotisme (soulèvement de Spartacus, révolte de la plèbe romaine) ou d’orientation vers une autre dynamique de vie se manifestant hors de cet espace-temps (les mouvements gnostiques, hérétiques ou bien encore les millénarismes et les contre-sociétés de sorcières), est donnée comme illégitime et se voit réprimée.

Dépendants ou contre-dépendants de ce modèle historique de l’intervention politique démocratique, les modes d’action des révolutionnaires de l’époque moderne ont bien souvent conforté cette autonomie de la politique comme sphère séparée. La révolution française nous en donne un exemple avec d’un côté l’avènement de l’individu citoyen et des clubs de discussion politique sur les affaires de la Cité et de l’autre l’interdiction des coalitions ouvrières et des grèves. La séparation entre ce qui relève de la souveraineté et ce qui relève des rapports sociaux est totale. Sur la base de cette séparation absolue a pu alors se développer un volontarisme politique qui fait violence aux rapports sociaux. Le Comité de salut public pendant la révolution française et la politique léniniste de l’établissement d’un État ouvrier sont des illustrations de ce type d’intervention dans laquelle la médiation politique prend une importance démesurée, aux dépens du contenu proprement révolutionnaire de l’action : la transformation des rapports sociaux. Les innombrables discussions autour de l’organisation (Parti ou syndicat, Parti ou conseils) et des formes d’action révolutionnaire (putschisme révolutionnaire, grève générale insurrectionnelle, occupation des usines) ont souvent prévalu sur les mesures concrètes de communisation. Après la guerre d’Espagne et surtout après 1945, ces discussions ont masqué l’écart existant entre un discours révolutionnaire abstrait et une pratique révolutionnaire problématique ou même inexistante.

Confondant la voie et l’aboutissement, le moyen et la perspective, les interventions politiques du dernier assaut prolétarien des années 60 et du début des années 70, se sont trop souvent contentées de reproduire ces pratiques du passé. Or l’antagonisme réel qui se manifestait à l’inté-rieur de ces pratiques signalait déjà l’épuisement d’une forme de lutte centrée sur l’usine et l’affirmation de la classe du travail productif 2 ; alors que ce qui était en jeu c’était déjà la déqualification générale des emplois, l’indifférenciation de la force de travail et son inessentialisation 3. Chargée d’immédiatisme, attendant du succès d’une lutte particulière, celle du mouvement ouvrier pour la défense de sa force de travail, un devenir qu’elle ne contenait pas, elles ont pris la forme pour le contenu. Ce fut le cas dans des événements aussi différents que la création du « Comité pour le maintien des occupations » en mai 68 ou des mouvements de type autogestionnaire après 1968 et tout particulièrement celui de LIP. Dans le premier cas, les situationnistes pensaient avoir trouvé la « base arrière « des révolutionnaires, sorte de forme européanisée de la théorie guévariste du foco, mais d’un foyer dont le cœur serait l’usine, et ceci à une époque, où l’usine s’effaçait déjà devant « l’entreprise » et où leur idéologie autogestionnaire contredisait leur critique du travail. Dans le second cas les grévistes de Besançon imaginaient que la force de travail, associée sous forme coopérative, suffisait à faire tourner seule l’usine, dès l’instant où dans le procès concret de travail, le capital semble ne plus exister et montre incidemment son caractère parasitaire. Là apparaît bien la limite de ces mouvements : ils ne dépassent pas le programme prolétarien. S’ils font ressurgir le stade le plus avancé du précédent mouvement prolétarien et par là maintiennent un fil historique pourtant distendu par la longue période de contre-révolution qui a suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils ne vont pas jusqu’à faire apparaître clairement la dimension rupturiste qui s’amorce dans la nouvelle période : englobement de la contradiction des classes et tendance du capital à s’auto-présupposer en dehors du procès de travail. Si ce n’est pas le mouvement révolutionnaire qui pose cette dimension par la communisation immédiate, c’est alors le capital qui utilise cette dynamique pour retourner le cycle de lutte et ainsi rompre le fil historique de la dialectique des luttes de classes. Le grand mouvement de lutte italien des années 68/77 a approché au plus près de ce qui était en jeu, mais dans le cadre encore trop étroit et ambigu de la théorie de « l’autonomie ouvrière ».

Les espoirs entrevus dans les événements des années 60 en Europe et dans le monde n’ont pas été relayés par une analyse suffisamment critique de la période puisqu’à l’époque, elle n’a pas été saisie à la fois comme révolution et comme restructuration. Ce décalage historique a débouché sur un fossé de plus en plus important entre les luttes et leurs perspectives. Ce fossé, beaucoup ont alors choisi de le combler par l’activisme, le volontarisme, la lutte armée.

 

De l’intervention politique à l’interventionnisme.

Parmi celles et ceux qui n’ont pas abandonné toute prétention à un devenir-autre que celui que nous offriraient des rapports sociaux totalement capitalisés, des individus, des groupes ou des courants pensent que le cycle historique de l’intervention politique pratiquée par les révolutions bourgeoises et prolétariennes est aujourd’hui définitivement achevé. Soit parce qu’ils pensent que la révolution est directement communisation, c’est-à-dire qu’elle se situe au niveau des rapports sociaux qui contiennent toutes les séparations ; et que donc, dans son mouvement même, la communisation dépasse ces rapports, rendant inutile toute intervention spécifique ou extérieure et abolissant toute politique. Soit parce que prenant acte de l’épuisement de la dialectique des classes et de l’englobement des révoltes subjectives par le système, ils refusent la scène politique sur laquelle les interventionnistes (gauchistes, anarchistes, mouvementistes, classistes, communautaristes) et leurs partis, syndicats ou lobbies, tous réduits à l’état de racket, tiennent enfermée l’activité politique.

Ces deux tendances, y compris dans leur imbrication, coexistent au sein de la revue Temps critiques car nous ne sommes pas un au-delà de cette critique qui fonctionne plus comme un constat qu’elle n’ouvre de perspectives.

En 1990, à la création de la revue, c’est à partir d’un événement singulier, la chute du mur de Berlin, que nous avons tenté un bilan des transformations du capitalisme. C’est essentiellement à partir de là que nous avons aussi tenté de saisir les échecs et les limites des interventions politiques de la dernière période révolutionnaire. Échecs des interventions de type classiste, celles gauchistes ou ultra-gauche, qui assignaient un débouché prolétarien aux luttes de l’après mai 68 sans percevoir suffisamment que la théorie communiste ne se limite pas à la théorie du prolétariat et donc qu’il puisse exister une perspective autre que strictement classiste 4 ; limites des interventions de type anarchiste sans grande portée critique puisqu’elles opposaient une « subjectivité radicale « à ce qui apparaissait encore comme l’ancienne subjectivité du sujet de l’humanisme. Or précisément, le système de reproduction capitaliste utilise le procès d’individualisation comme agent actif et dynamique de sa recomposition (cf. les égogestions, l’individu autonome, l’anti-autoritarisme, l’hédonisme, etc.). Ce qui apparaît comme subjectivités autonomes n’est en fait qu’identités particulières qui coexistent toutes dans leur équivalence 5.

Au milieu des années 90, nos différentes implications dans les luttes et les mouvements de l’époque (contre le CIP, avec les grèves de l’automne 95) nous ont conduits, non pas à une position de compromis entre intervention politique et communisation de la société, mais plutôt vers une perspective mouvementiste sans recherche d’une médiation étatique qui nous apparaissait comme la limite principale du mouvement de 1995 6. Comme nous l’avons écrit à l’époque, le mouvement exprimait une dissociation d’avec « l’État-réel », mais il en appelait encore confusément à un État-idéal et à sa mission de service public. Ce mouvement qui a essayé de mêler défense des acquis des salariés du secteur public, égalité devant le service public et idée de ce que pourrait être un « vivre ensemble » ne peut être réduit à un mouvement « citoyen ». Mais il en contient pourtant certaines prémisses, dans la mesure où il se pose comme l’ensemble de la « société civile » (c’est le sens du slogan « Tous ensemble » et de la formule journalistique de « la grève par procuration ») face à l’État et non pas contre l’État.

Dans les années 1997-98 (cf. les n°9 et 10), des individus de la revue, d’autres proches d’elle, affirmèrent la nécessité d’une « urgence de la politique » face à des mouvements sociaux aux débouchés incertains et au contenu « social » de moins en moins distinguable d’une simple dimension humanitaire ou éthique. Comme tout semblait être devenu « politique » dans les années 60/70, tout semblait dès lors devenir « social ». Cette orientation politique était aussi fondée, sur les concepts de liberté et d’égalité et sur les notions « d’individu sans substance » et de singularité ; orientation débouchant sur une intervention politique 7 clairement anti-étatique et contre toute idée de gestion. Pour d’autres l’accent était mis sur la notion de « vivre ensemble », au risque d’en arriver à une forme abâtardie de la communauté humaine en ce qu’elle liquide la tension individu/communauté et rejoint d’une certaine façon les idéologies normatives et l’utopie d’une communauté réconciliée. La communauté non pas comme projet et tension mais comme un état à trouver ou retrouver.

Notre position était rendue encore plus incertaine par le fait que cette « urgence de la politique » était perçue aussi dans certains milieux intellectuels serviteurs de l’État, sous la forme d’une nécessité de redonner une place au champ politique. Remettant au goût du jour quelques anciens concepts de la philosophie politique, des courants politistes qui veulent refonder la primauté de l’action politique sur le modèle de la cité grecque et de sa démocratie, mettent au second plan l’économie et le social 8). Ce fut alors le retour en grâce de H. Arendt et de l’idéologie antitotalitaire, la recherche de la « démocratie vraie » avec les références du dernier Castoriadis à la démocratie grecque. Déjà dans les années 65/70, Habermas, en réponse à une critique marcusienne du capitalisme qui mettait l’accent sur le caractère unidimensionnel de la domination, allait développer l’idée d’une autonomie de la politique, condition d’un « agir communicationnel » émancipateur. Ce qui n’était qu’une tentative de retrouver un champ politique ou un lieu d’expression politique va prendre progressivement le chemin d’une politique, puis d’une « biopolitique » comme certains la nommeront.

Au nom de la « souveraineté » (Hobbes relu par Zarka, Machiavel revisité par Lefort) ou bien encore de la « gouvernementalité » (Foucault) et de la « gouvernance » (Negri), ces conceptions de l’intervention politique ne peuvent que s’adapter 9) aux conditions de l’immédiation politique telle que le système la forme et l’informe aujourd’hui dans le citoyennisme. Celui-ci constitue la posture politique de l’époque de la fin de la politique. Il remplace le militantisme de Parti ou de syndicat en redonnant au « monde vécu » ses lettres de noblesse, sans réactiver un mouvement de critique de la vie quotidienne.

Cette recherche politique, dépendante du développement des mouvements dits « citoyens », laisse apparaître ses limites dans son ralliement à la « démocratie réellement existante » et aux pratiques opportunistes (cf. celles, par exemple, des courants strictement anti-Allègre du mouvement sur l’école au printemps 2000). Toutefois, la critique de ces tendances ne nous met pas à l’abri de nos propres faiblesses : une perspective de l’urgence politique plus programmatique que pratique et l’affirmation d’un « être ensemble » sans rapport avec la communisation autre que celui d’une perspective de médiation non étatique. Ainsi, avons-nous pu dire au sein du mouvement de 1995 et plus particulièrement dans ses luttes étudiantes : « Ni médiateurs, ni médiatiques, nous sommes la médiation » 10. D’une certaine façon, c’était céder à la fois à l’immédiatisme et au mouvementisme.

Cette question de la médiation nous a confronté aux pratiques alternatives et à la question de l’alternative à une époque où le capitalisme ne réforme plus, mais innove. Cela est vrai depuis les années 60, comme on a pu le voir avec l’englobement de la plupart des prétentions de Mai 1968 dans la capitalisation de quasiment toute la société. On ne peut donc appréhender ces pratiques dans les termes traditionnels du mouvement ouvrier qui opposait réforme et révolution ; mais on ne peut pas non plus le faire dans des termes qui opposeraient alternative et révolution. En effet, cela irait à l’encontre de la dynamique même de la lutte contre le capital à une époque où la révolution n’est plus portée ni par le rationalisme des Lumières ni par le messianisme prolétarien 11. C’est ce qui nous amène à poser simultanément l’alternative et la révolution comme lien entre passé, présent et devenir, mais aussi comme refus de la table rase, de la page blanche et de l’homme nouveau, autant de sinistres perspectives. D’où la nécessité ici et maintenant de poser les prémisses de la communisation. C’est dans cette optique que certains d’entre nous participèrent à des interventions comme celle de « l’Initiative pour une alternative au capitalisme » qui s’opposait à la vision d’une lutte contre le chômage et la misère par la création d’emplois et le partage du travail. Cette alternative n’a donc rien à voir avec un réformisme du capital. À l’époque nous disions : « Il ne s’agit pas de partager la richesse, car la richesse n’est plus constituée d’une immense accumulation de marchandises » comme le pensait Marx. La richesse est davantage une structure d’objets et de systèmes techniques liés entre eux, créant une cohérence artificielle dans laquelle les possibilités de la vie humaine restent inexploitées ou annihilées. « Aujourd’hui, la crise du travail est aussi une crise de l’activité humaine qui se manifeste par la perte même du sens des activités » 12 et les catastrophes « naturelles » qui en découlent. La crise est tellement profonde que là encore cela détruit toute illusion réformiste. Toutefois, cette perspective restait minoritaire par rapport à celle qui parle encore soit en terme de « travail socialement utile » et d’un travail qui créerait le « lien social », alors qu’il n’est qu’une forme historique aliénée de l’activité ; soit en terme direct de revenu (revenu minimum garanti, allocation universelle), comme si l’argent pouvait devenir le lien social et surtout comme si l’argent pouvait être à la base d’un nouveau rapport social débarrassé du salariat !

Prisonnière d’une situation où se développe d’un côté alternatives de la misère (squats, luttes pour la gratuité des transports, pour l’extension du RMI aux moins de 25 ans, etc.), et de l’autre des tentatives plus légalistes de reconstruction d’une société civile, notre position ne trouva pas vraiment d’incarnation politique et pratique comme on a pu le voir au cours des manifestations contre la loi Debré 13 et avec le mouvement des chômeurs 14. L’intervention n’est pas l’activisme et les nécessités ne sont pas indépendantes des possibilités ! La solution ne réside donc pas non plus dans une intervention politique intermittente ni dans un espace autonomisé, qu’il soit celui « du politique » ou celui « du social » ou encore celui d’une activité particulière qui échapperait en partie à la domination par son invisibilité ; espace que l’on proclame « en lutte » et que l’on imagine comme une « zone libérée temporairement » parce qu’elle disparaît dès qu’elle est repérée par « l’État terminal » contre lequel on ne peut pas lutter de manière frontale vue la disproportion des forces en présence ! Cette dernière position est pourtant théorisée par l’anarchiste « ontologique » 15 Hakim Bey et ses TAZ et a été mise en pratique à Gênes en juillet 2001 quand des milliers de personnes se sont emparés de quartiers entiers de Gênes

Mais l’autonomie, ne se décrète pas. Il n’y a pas plus de zone autonome auto-proclamée qu’il n’y a d’individus autonomes. L’autonomie n’est pas une qualité substantielle d’individus ou de sujets collectifs cherchant à se réaliser et une zone autonome ponctuellement occupée ne peut se comparer au développement de luttes singulières telles qu’on a pu en recenser dernièrement, que ce soit en Albanie il y a quelques années ou plus récemment en Kabylie et en Argentine. Comme l’indique la revue Tiqqun, dans son n° 2 (p. 83), le contenu libéral-libertaire du projet anarchiste-ontologique apparaît bien confus : confusion entretenue entre auto-réalisation des personnes et auto-organisation du social. En fin de compte, c’est la dimension politique et la perspective qui se perdent en cours de route. La critique de la négation hégélienne et de la spirale infernale révolution/réaction, le refus de toute médiation conduisent bien souvent à une apologie de l’activisme ou à une simple affirmation d’une vie collective dans les espaces libérés 16.

Parmi les groupes de jeunes militants alternatifs qui interviennent en référence à cette approche biopolitique des luttes, il en est qui se trouvent pris en tenaille entre la voie légaliste (certaines franges du mouvement anti-mondialisation, les Tutte bianche et les disobbendienti en Italie) qui cherche à organiser une contre société ou à exprimer la voix d’une « société civile » en mouvement pour la reconnaissance de ses droits et la voie contre-répressive (les tendances Black bloc, No Border) qui se substitue à l’ancienne lutte des classes, dans un mouvement le plus souvent autoréférenciel. À travers le coup de force il s’agit alors de manifester son existence. À défaut de conditions objectives favorables à son expression, ce mouvement contre-répressif cherche à les créer lui-même par une sorte de nouvelle propagande par le fait. Cette pratique rompt toutefois avec les anciennes pratiques des avant-gardes, en ce qu’elle appelle une large partie de l’opinion à faire comme elle. Précédant un soulèvement qui, selon lui, ne saurait tarder, il s’autoproclame alors « mouvement social » et hurle à sa criminalisation qui est pourtant sa seule chance de se rendre vraiment visible. Ce faisant, il accroît sa contre dépendance à l’État. Il s’ensuit une grave erreur d’appréciation du caractère plus répressif pris par les récentes politiques de sécurisation des États. En effet, ce n’est pas le niveau de luttes des classes qui détermine ces politiques sécuritaires, car ce niveau a rarement été aussi bas, mais paradoxalement le fait que l’État n’ayant plus d’ennemi intérieur déclaré, cela l’amène à ne plus respecter certaines règles du jeu démocratique.

Pour saisir ce qui se trame derrière ces mesures, derrière ce qui ressemble à un « État d’exception », il faut analyser le phénomène antinomique que produit la crise de l’État-nation et sa réorganisation potentielle en État-réseau. Alors qu’il y a résorption des institutions et de leur fonction politique, les structures bureaucratiques des anciens corps de l’Institution (police, justice, armée, services sociaux surtout) n’ont pas disparu, mais elles se sont autonomisées selon une logique d’organisation et de puissance qui cherche à s’imposer sur le modèle du lobbying et parfois même de la bande. On en a un exemple ancien avec ce qu’on a coutume d’appeler « la guerre des polices » ; on en a un exemple nouveau avec l’offensive de la police par rapport à la justice. Ce serait une erreur d’y voir la preuve de la tendance d’une réduction de l’État à un gigantesque ministère de l’intérieur et finalement à la constitution d’un État profondément autoritaire. L’État n’est pas devenu ou redevenu autoritaire ; il est devenu total, comme le capital. Dans sa forme réseau il étend ses tentacules dans la vie quotidienne de chacun, ce qui nous amène à dire que l’État c’est aussi nous-même quand nous profitons de la Sécurité Sociale, des cartes de retrait, du crédit et de tout le toutim. Ces processus de particularisation de l’État et de contractualisation des individus ont intensément contribué à l’englobement des luttes de classes et à la résorption des mouvements de contestation des années 60 et 70. En l’absence de dépassement révolutionnaire de la contradiction des classes, l’État n’est plus qu’une confluence de pouvoirs, bien rendue par « le système Berlusconi ». Dans l’État le compromis n’est plus alors entre les classes, mais entre ces pouvoirs. C’est le sens du « Tous responsables…mais personne coupable » des protagonistes de l’affaire du sang contaminé.

Ce n’est donc pas essentiellement la « criminalisation des luttes » qui est visée par les nouvelles mesures d’exception prises aujourd’hui 17 ; elles correspondent plutôt à l’autonomisation des corps de l’Institution et à une logique de surenchère concurrentielle. C’est sur la base de cette lecture qu’il faut comprendre les dernières mesures du gouvernement français, mesures qui nous rapprochent d’une situation à l’italienne. L’Italie n’ayant jamais connu de véritable système institutionnel, les organisations étatiques y ont toujours eu leur propre logique autonomiste : celle du groupement d’intérêt, du clientélisme, du localisme, du népotisme. Ce caractère relativement « désétatisé » de l’organisation politique de l’État italien n’est pas étranger à sa pénétration par des factions activistes comme ce fut le cas dans les années 70 et 80 : Loge P2, groupes fascistes, milices économiques, Mafia.

Ces transformations de l’État posent un problème par rapport à ce que certains d’entre nous ont théorisé comme système de reproduction capitaliste. En effet, la notion de système est-elle encore opérante pour rendre compte des modes d’action du capital et de son État, lesquels opèrent par flux, réseaux, processus de dévalorisation/valorisation d’activités humaines qui jusque là s’exerçaient en dehors du mouvement strict de la valorisation productive ? Il semble néanmoins que ce concept soit le plus à même de rendre compte de la totalité du processus (s’il y a bien des flux, il y a encore des stocks !), à condition de lui adjoindre notre concept de société capitalisée. Par ailleurs, l’autonomisation des anciennes institutions n’empêche nullement une tendance à la bureaucratisation qui faute de solutionner les problèmes reproduit une situation figée, « une reproduction rétrécie » 18), le fameux immobilisme tant dénoncé par les velléitaires de la rénovation et obsessionnels de l’innovation. Tout ce que nous pouvons dire c’est que cette tendance à la fixation est contredite par l’omniprésence de la techno-science au sein de cette reproduction, que l’on emploie le terme de système ou non.

Si nous avons parlé de système, c’est aussi parce que nous faisons référence à un système de domination qui n’est pas réductible au processus d’exploitation et qui ne peut non plus être conçu comme la somme de dominations particulières. Système de domination qui n’est pas lié au secret (thèse de Debord), mais plutôt à une transparence imposée par l’immédiateté. Comme le dit M. Surya : « Plus personne ne veut détruire les choses, mais tous veulent en jouir » 19.

Occulter la notion de système peut aussi conduire à épouser une vision proche de la vision dominante qui se représente le mouvement du capital dans son immédiateté ; vision néo-classique selon laquelle il n’y a que des flux, des échanges et selon laquelle tout le reste n’est que dysfonctionnement, entrave au mouvement naturel des activités. Le capital se ferait seconde nature et tout deviendrait capital. Cette position risque alors de prendre le néo-libéralisme comme une phase de « parachèvement » 20 du capital qui entérinerait définitivement la domination et l’idée d’une soumission généralisée. Or ce n’est pas la soumission qui est galopante 21, mais la capacité d’intervention des individus qui est lente et faible parce que les anciennes médiations de la lutte des classes sont caduques et qu’on en cherche vainement de nouvelles.

Avec les années 2000, et en rapport avec les insuffisances et les méprises précédentes, s’amorce un autre moment, celui qui pose la question du fil historique, de la continuité ou de la rupture avec les mouvements révolutionnaires du passé. Si certains 22 affirment la rupture avec le progressisme, l’industrialisme, la science moderne et donc avec tout ce qui était au cœur du rapport entre les deux classes révolutionnaires de l’histoire, nous continuons comme d’autres, à affirmer (cf. notre n°12) la nécessité de cette référence au mouvement révolutionnaire prolétarien seul garde fou contre diverses dérives (primitiviste, naturaliste, thérapeutique, catastrophiste, moraliste pré-capitaliste). Référence, donc, à ce mouvement prolétarien, en tant que mouvement historiquement daté, mais participant d’un mouvement plus vaste de luttes contre la valeur et le développement du capital 23. Il faut que se rassemblent les dynamiques du refus de l’advenu sans que cela implique pour autant retour en arrière.

Il ne s’agit pas de chercher à « radicaliser les « mouvements anti » ou les pratiques alternatives qui jouent sur plusieurs gammes la même ritournelle démocratiste, mais de mettre en perspective historique ces luttes en montrant leurs limites, leurs potentialités de rupture mais aussi leur nouveauté et donc la nécessité d’y intervenir autrement que sur les modes de l’ancienne politique révolutionnaire.

Certains aspects du mouvement anti-mondialisation (notamment à Seattle et à Gênes) dans ses dimensions de critique de la vie réifiée et mutilée…— mise aux normes économiques des conduites et des mentalités, biotechnologies, clonage humain…— et les actions coup de poing de Riesel, Bové et bien d’autres dans l’agriculture et la recherche biologique, ont donné des indications sur de nouvelles formes d’actions politiques possibles. Ces actions se distinguent de l’activisme par le caractère d’urgence des interventions, à partir de pratiques situées qui sont par ailleurs assumées politiquement, avec tous les risques que cela comporte. Elles sont aussi en résonance avec les pratiques de destruction de l’outil de travail là où l’identité ouvrière ayant disparu, prend fin le vieux tabou ouvrier de sa défense 24.

II ‑ Crise, système, communisation

 

Le système n’est pas que gestion, il tente de se restructurer sur les limites de l’intervention citoyenne-démocratique.

Les événements de ces dix dernières années ont réintroduit pour le système une impérative nécessité de stratégie qui transparaît dans ce que certains nomment « Empire ». Au-delà du mot, ce qui est décrit est une situation où les réseaux de la puissance, qui sont de plus en plus nombreux et limitent donc forcément le champ d’actions des États-nations (voir le rôle des diverses ONG et des grandes institutions internationales), doivent être contrôlés par une instance mondiale, expression de la domination globale et de ce que nous appelons le processus de totalisation du capital. Déjà cette nécessité de « gouvernance » mondiale sans gouvernement apparaissait au moment de l’intervention dans le Golfe en 1991, mais justement, en l’absence de véritable institutionnalisation de cette domination mondiale, elle demeure d’actualité comme l’illustre le différend entre les USA et l’Europe au sujet de l’avenir du régime de Saddam Hussein en Irak.

Bien loin d’être stabilisé, le système-monde capitaliste, pourtant énorme puissance de valeurs et de flux d’informations ne parvient plus à contenir les tensions qui le traversent (au Moyen-Orient, en Asie centrale) et accentuent sa lourde fragilité. La situation mondiale se caractérise par un volontarisme géopolitique sans effet car privé d’une vision du monde à long terme. Ni guerre ni paix caractérise ce drôle d’ordre mondial dans lequel rien n’est jamais vraiment réglé 25. Nous nous opposons donc à la théorie de la gouvernance de Negri et à l’idée d’un Empire déjà constitué, même si nous reconnaissons à ces analyses une dimension bien plus appropriée à la réalité actuelle que les anciennes théories de Lénine ou de Rosa Luxembourg sur l’impérialisme.

Le « soubresaut » 26 du 11 septembre 2001 a détruit l’idée, très américaine, que le système de reproduction capitaliste peut s’abandonner aux délices de l’harmonie universelle des lois du marché et du libéralisme libertaire. Il ne faut pas oublier, contre tous les discours convenus sur l’impérialisme américain, que les États-Unis sont la seule grande puissance dont la politique spontanée soit marquée par la non intervention 27 et une tendance à l’isolationnisme que seule la Guerre froide a contrecarrées. Les américains interviennent presque toujours après (1917 et non pas 1914, 1942 et non pas 1939, après la France en Indochine)… pour « sauver le monde » !

Il y a bien une nécessité politique à ordonner le monde, mais l’idéologie de la « guerre sans soldats » 28 et du « zéro mort » ne peuvent permettre de lancer des opérations de grande envergure. Le capital, en tant que système mondial de reproduction peut néanmoins essayer de profiter du chaos qu’il engendre sans cesse pour tenter de régler ses problèmes par des opérations de « pacification » (l’ennemi est devenu intérieur), au cas par cas, région par région, État par État. Il doit aussi tenir compte des exigences démocratiques de sa reproduction. Le scandale des intoxications au gaz des soldats US dans le Golfe, le pacifisme larvé et mâtiné d’anti-américanisme des européens, le mouvement « antimondialisation », sont autant de symptômes des difficultés qui assaillent le cœur du système. Ce qui s’est amorcé à Seattle réalise en fait la synthèse des mouvements humanitaires et des pratiques mouvementistes et alternativistes des années 80 et 90, produisant l’émergence de pôles de contestation.

En référence à une « nouvelle société civile » ou bien encore à une « démocratie véritable », sous la tutelle de l’État pour certains (ATTAC, les syndicats ouvriers), contre l’État pour d’autres (les courants libertaires), ou enfin tout simplement en dehors (AC-Agir contre le chômage) ces mouvements ont développé des pratiques qui ont informé et formé des solidarités, certes mouvantes et parfois éphémères localement, mais néanmoins persistantes dans leur globalité.

Assigné par ces forces à devoir en permanence combler son « déficit démocratique », le capital est à la recherche d’une détermination politique qui viendrait légitimer un impossible compromis néo-keynesien entre ses États et son marché. Pour réaliser ce tour de force théorique et idéologique, il appelle de ses vœux un nouveau Machiavel et un nouveau Clausewitz… mais il ne trouve qu’un sous-trotskyste ou un pseudo-travailliste !

En l’absence de solution miracle et immédiate, ce que nous appelons le système de reproduction capitaliste cherche à conjurer tout événement néfaste par un ensemble de dispositifs le plus souvent inappropriés d’ailleurs. Il n’est donc pas question pour nous, de cautionner les interprétations qui, dans l’extrême gauche radicale, développent l’idéologie du complot. Nous ne disons pas que le 11 septembre ou le résultat du premier tour des élections présidentielles françaises a été fabriqué par des forces occultes qui instillent la peur et donc un sentiment castrateur d’insécurité ; et cela même si ces événements semblent renforcer la domination par de nouveaux dispositifs mis en œuvre 29. Il n’empêche que cette insécurité est bien réelle et contrairement à ce que disent les bonnes âmes, elle n’est pas qu’insécurité sociale. Elle est aussi insécurité politique, insécurité quotidienne, menace écologique. Face à ces événements imprévus, le patriotisme américain et l’antifascisme à la française ou à l’italienne ne sont que des réactions dont l’effet est réduit en intensité et limité dans le temps. Par contre, ce qui n’est pas limité dans le temps, c’est la tentative de bâtir, autour de cette notion d’insécurité, une société du risque qui rendrait responsable tout le monde de ce que déclenchent certains 30. « Il s’agit en fait d’inculquer le point de vue de la reproduction de la société à chaque individu qui ne doit plus tout attendre d’elle, mais tout lui sacrifier » 31. On pourrait finalement définir le citoyen moderne et modèle comme celui qui a intégré cette perspective.

Sans vision d’un autre monde possible et sans communisation immédiate, cette insécurité réelle ne peut donner lieu qu’à des mesures de sécurisation ou encore à des actions de survie que les États cherchent à transformer en pratiques citoyennes, via les différents forums et contre-forums qui s’organisent ça et là. Cette nouvelle conflictualité sociale (il est difficile de la qualifier de « lutte « au sens traditionnel de ce terme fortement informé par le modèle des anciennes luttes de classes) se substitue en quelque sorte aux luttes de classes comme ferment de dynamisation du capital. Le citoyennisme n’est pas une « fausse conscience », mais une conscience immédiate de l’insatisfaction et de la nécessité d’agir dans le monde…sans remettre celui-ci fondamentalement en cause. En cela il n’est pas un nouveau réformisme mais un produit de la dissolution de la perspective révolutionnaire. La défaite actuelle de la social-démocratie européenne s’explique en partie par son incapacité à récupérer et intégrer ce phénomène protestataire.

Des mouvements aux luttes communisantes

Les critiques portées aux mouvements citoyens par des individus qui se réclament encore du mouvement révolutionnaire sont relativement impuissantes puisqu’elles nous proposent toutes d’attendre. Leurs titres sont d’ailleurs parlants (cf. brochure du groupe En attendant, brochures du groupe Trop loin). Pour, certains il s’agirait d’attendre la chute du taux de profit (cf. Théorie communiste, Échange et mouvement, Réseau de discussion), pour d’autres, de nous lamenter sur Les Temps maudits !

Or, il n’y a pas de crise ultime à attendre car personne ne peut dire que le système a une limite intrinsèque. La baisse tendancielle du taux de profit en dehors de la théorie de la valeur-travail n’a pas de sens. La contradiction forces productives/rapports de production a été démentie par l’échec de toutes les théories de la décadence du capitalisme mises en avant dès le début du XXe siècle. Une observation du dernier moment de crise du système, celles des années 65/75, permet de saisir que cette crise (guerre du Vietnam, révolte de la jeunesse, luttes des OS, « société de consommation » et inflation) n’a que peu de rapport avec celles qui l’ont précédées.

Il ne s’agit pas non plus d’attendre une guerre impérialiste transformée en guerre révolutionnaire à une époque où la tendance à la totalisation (ce que Negri appelle « l’Empire ») ne laisse plus place qu’à des opérations de police, à des guerres inter-ethniques et à des destructions de populations surnuméraires…

La crise est interne au système ; elle lui est constitutive.

La crise ou la guerre ne sont plus des éléments de dévalorisation massives chargés de redonner un second souffle à la valorisation. Valorisation et dévalorisation sont aujourd’hui permanentes et structurelles dans la mesure où elles ne sont plus attachées à une forme particulière du capital (comme l’était, par exemple, la destruction de capital fixe pour faire redémarrer l’accumulation) ni à la destruction de force de travail puisque cette dernière est devenue inessentielle dans la reproduction (le travail mort domine absolument le travail vivant). Crise invisible donc, car internisée, instrumentalisée dans une fuite en avant continue. Le capital fixe et le travail sont englobés dans une nouvelle dynamique où circulent valorisation et dévalorisation.

Une perspective de communisation ne peut pas non plus consister à réintroduire ce capital et ce travail pour sauver des rapports sociaux en crise et rétablir une croissance harmonieuse (c’est la perspective d’ATTAC, armée de la contre-pensée unique du Monde diplomatique) ; pas davantage à réintroduire un travailleur collectif qui se réapproprierait « l’intelligence générale » et redistribuerait la richesse existante (c’est la position des courants influencés par Negri et les tenants du revenu garanti). La voie à parcourir implique que les individus communisent leurs rapports individuels et développent des activités diverses et enrichissantes et non plus un travail producteur de richesses.

Il y a bien crise objective du rapport social (urbanisation et désurbanisation sauvage, inessentialisation de la force de travail, séparation illimitée, barbarie quotidienne), et sa reproduction est donc de plus en plus difficile pour le système. Mais subjectivement tous les individus participent (l’État c’est aussi nous) à cette reproduction (utilisation maximum de tous les services du système, adhésion à la mise en carte de tous les actes de la vie quotidienne, mais aussi développement des associations, des œuvres humanitaires, des remédiations). Ces pratiques montrent que si le capital n’a pas éliminé l’humain de son fonctionnement, il ne le laisse s’exprimer que pour sa propre survie.

Cette demande d’attente que nous signalions précédemment, provient de la difficulté à lier passé, présent et devenir et plus concrètement, difficulté à redéfinir ce qu’on pourrait appeler une conflictualité historique. On nous reproche souvent d’avoir abandonné les classes et les luttes de classes et avec elles toute perspective de révolution, mais ce n’est souvent que pour nous stigmatiser, ou dire que nous avons jeté le bébé avec l’eau du bain. Ce qui fait peur, c’est qu’une fois enfoncé un coin dans le corpus théorique invariant, tout semble s’écrouler. Cela explique l’étrangeté que l’on retrouve dans les thèses avancées par ceux qui ne s’en tiennent pas exclusivement à psalmodier les versets du marxisme.

C’est pourtant à l’aune de ce que serait cette conflictualité historique nouvelle que l’on peut saisir le sens des divers mouvements actuels. Or, qu’est-ce qu’un « mouvement » au sens plein et non pas seulement un mouvement social (ce qu’a été le mouvement ouvrier) ou bien encore un mouvement politique (le socialisme) ? D’où provient aujourd’hui la négation qui permette la communisation, si on se situe encore dans une démarche dialectique ? Pour nous la négation ne peut venir de la contradiction des classes puisque la classe du travail a été « englobée » ou « internisée 32 « , mais elle ne peut venir non plus d’un extérieur de la contradiction…— que certains ont cherché successivement, dans la figure du réfractaire, de « l’en dehors », du voyou, du marginal…— ce qui nous fit énoncer, avec d’autres, que la révolution se fera à titre humain et non par la médiation d’une classe.

Cette négation, s’exprime quand par exemple le mouvement des chômeurs ne se réduit pas à une simple revendication d’un droit au travail ou au revenu ; quand le mouvement des sans-papiers ne se réduit pas à des négociations sur les cas individuels. Mais il faut aussi que se dégage une positivité, une perspective, celle que les chômeurs peuvent ouvrir quand ils expriment en acte la crise du travail et sa critique ; quand les sans-papiers expriment une tension vers la communauté humaine ; quand des Argentins essaient de produire leurs propres rapports sociaux dans un système capitaliste devenu incapable de les reproduire 33. Bien sûr, dans ce dernier cas ils agissent bien plus par nécessité que par idéologie 34, mais la différence qu’on peut établir entre ces deux motivations est bien délicate à faire et la primauté de la motivation objective n’empêche pas que la dimension alternativiste puisse émerger. Si c’est le cas il se posera bien à un certain moment la question de la production en liaison avec une communisation plus complète.

février 2003, Jacques Guigou, Jacques Wajnsztejn

Notes de bas de page :
  1. Cette minorité forme ce qu’on peut appeler une classe du non travail. Elle concentre sur elle toutes les activités qui méritent vraiment d’être vécues parce qu’elles ne sont pas contraintes par le poids de la nécessité. C’est pour cela que beaucoup, à la suite de Castoriadis, font aujourd’hui ressurgir ce « paradis démocratique », en oubliant qu’il reposait sur l’exploitation des esclaves et d’une classe du travail. La démocratie grecque ne peut être un modèle, même aménagé (par une définition plus large de la citoyenneté et une automatisation généralisée), car elle repose sur la séparation et l’inégalité des activités. Ce point est important non seulement pour notre critique de l’idéologie démocratique, mais aussi pour notre critique du travail qui ne se rattache pas aux positions esthétiques ou conservatrices. []
  2. En effet, elles ont parfois simplement rejoué l’occupation des usines de 1936, alors qu’il s’agissait de les ouvrir et les désenclaver puis les insérer dans l’ensemble des luttes, ce qui fut parfois tenté en Italie à partir de 1972, avec le slogan « Reprenons la ville » et le mouvement des autoréductions dans les quartiers ; elles ont aussi rejoué la gestion ouvrière de la CGT dans les tentatives d’autogestion, alors que l’époque de la reconnaissance des qualifications ouvrières par la grille Parodi de 1945 était caduque. []
  3. Comme le montre la croissance du nombre d’Ouvriers Spécialisés et des emplois de services peu qualifiés dès cette époque.[]
  4. Nous avons développé alors le fait que des contradictions que le capital pensait avoir englobé (rapport à la nature, rapports de sexes, rapport au passé) resurgissent et qu’elles constituent de nouveaux terrains de luttes vers la communauté humaine, mais aussi, quand le rapport de force s’inverse, de nouvelles opportunités de capitalisation de la vie.[]
  5. On peut lire une critique de ces identités dans le livre de J.Wajnsztejn : Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, L’Harmattan, 2002.[]
  6.          Voir le supplément de Temps critiques intitulé : « Le sens du tous ensemble » (janvier1996). Consultable sur le site de la revue : tempscritiques.free.fr[]
  7. Il n’a en effet jamais été question, dans la revue, de se chercher un espace politique, mais d’intervenir politiquement. C’est en ce sens que l’on doit comprendre notre « urgence de la politique ».[]
  8. Dans notre propre démarche, cette même critique d’un « tout social » qui viendrait contrecarrer le « tout économique » du néo-libéralisme nous amenait à énoncer l’idée d’une fausse opposition entre l’économie et le social (cf. Tract du 17/10/96 et n° 9 de TC[]
  9. Ou les refuser, mais sans autre perspective alors que celle du nihilisme ou sans autre mobile que celui de l’intérêt, ces conduites les plus répandues aujourd’hui d’un monde capitalisé (cf. ouvrage de J. W. cité en note 5[]
  10. Cf. le tract de « l’Union des grévistes pour le second souffle » du 27/11/95, reproduit dans le n° 9 de la revue.[]
  11. Ces deux voies révolutionnaires se rejoignant d’ailleurs sur de nombreuses valeurs communes, dont le progressisme et le productivisme ne furent pas les moindres.[]
  12. Tract « Faisons sa fête au travail », diffusé le Premier mai 1997.[]
  13. Ces événements montrèrent au contraire que face à ces tentatives de recomposition de la société civile, c’est l’idée d’une alternative au capitalisme qui en prenait un coup, au profit d’une politique des droits et d’un nouveau contrat social. Le texte de J. W. « Du minimalisme politique » paru dans le n° 31 de la revue Lignes (Mai 97) et reproduit dans le volume 3 de l’anthologie à paraître aux éditions L’Harmattan en 2003, constitue une rupture avec les énoncés précédents : notre volonté d’intervention politique se transformait en politique du retrait, à contre courant. Toutefois, ce texte non collectif et publié à l’extérieur de la revue ne fut pas discuté en tant que tel dans la revue et les problèmes qu’il soulevait ne furent qu’à peine envisagés.[]
  14. Notre intervention se limita à un supplément à la revue, intitulé « Chômeurs sans honte « . Il cherchait à replacer ce mouvement dans le cadre de la critique en actes du travail, en soulignant son incapacité à mordre sur « le monde du travail » et donc à élargir et approfondir cette critique.[]
  15. « La TAZ est un campement d’ontologistes de la guérilla » qui porte « la machine de guerre nomade », Hakim Bey : « Zone autonome temporaire », Éd. de l’Eclat,1997. []
  16. Certains aspects du rassemblement de Gênes ne sont pas sans rappeler le mouvement de Bologne en 1977. De la même façon que s’y exprimait à l’époque une violence diffuse bien au-delà des strictes organisations de lutte armée, le Black bloc aujourd’hui n’existe pas en tant qu’organisation centrale, mais plutôt en tant que tactique de lutte de rue qui s’oppose à la tactique Tute bianche dont la volonté de démonstration de force s’épuise dans la conquête des médias et se ridiculise devant une violence policière, bien réelle, elle, qui n’a pas à se chercher l’accord d’une « société civile » et peut donc donner libre cours à ses tendances répressives.[]
  17. Les « radicaux » ont de toute façon toujours besoin de se sentir dangereux, même si finalement ils assument rarement les conséquences possibles de leur position ou de leurs actions.[]
  18.    Notion avancée par la revue Chroniques de barbarie (contact : « Le crépuscule du XXe siècle », 4 rue Sivel. 75014. Paris[]
  19. « De la domination », Farrago. Dans cette mesure, ce qui doit rester caché est ce qui échappe aux « conditions normales « de la reproduction (les « sans », les « invisibles »). Et comme la domination est en grande partie un processus anonyme, les « affaires » sont ce qui rend visible, à un certain moment, cette domination. Juges et journalistes vont alors s’efforcer d’innocenter le Pouvoir en général afin de maintenir la légitimité de la domination, base idéologique de la reproduction des rapports sociaux. []
  20.         Cf. la polémique autour de cette notion au sein de Temps Critiques dans l’anthologie « La valeur sans le travail ». L’Harmattan, 1999, pages 261 à 278.[]
  21. Cf. la déclaration de R. Riesel dans Libération du 3-4/02/01.[]
  22.      Zerzan, Kaczynski, Riesel et des revues comme l’Encyclopédie des Nuisances, Invariance, (Dis)continuité.[]
  23. Valeur, capital et capitalisme sont des éléments d’un même processus qui ne s’est vraiment réalisé, dans ses trois phases, qu’avec l’avènement de la révolution industrielle.[]
  24. Cf. nos articles du n°12 (2000) : « Renouer quel fil historique ? », et « Néo-luddisme et résistances ouvrières », « Les semences hors sol du capital ».[]
  25. La guerre du Golfe et la défaite de l’Irak ne se sont pas terminées par la chute du pouvoir irakien et on en est toujours au même point dix ans plus tard. Il en sera ainsi tant que les nécessités de « l’Empire » prédomineront sur les nécessités de l’État national américain.[]
  26. Cf. Le hors série de Temps critiques de novembre 2001, qui porte ce titre.[]
  27. Hors doctrine Monroë, ce qui représente quand même une exception de taille ![]
  28. Cf. le texte inédit (printemps 1999) sur la guerre du Kosovo, intitulé  De la valeur sans le travail à la guerre sans soldats, disponible sur notre site et à paraître dans le vol. 3 de l’Anthologie de la revue chez l’Harmattan.[]
  29. Un des derniers mis en œuvre dans le cadre de la chasse au terrorisme nous est fourni par la collaboration franco-italienne. Mise en place récemment pour la surveillance des islamistes radicaux, elle vient de trouver un prolongement étonnant avec la remise sur le tapis des « années de plomb » et l’extradition de Paolo Persichetti. Sur cette question, on peut se reporter à Interventions, n°1, L’impliqué, septembre 2002.[]
  30. Voir le livre d’U.Beck, La société du risque, Alto Aubier. 2002 et celui d’H.Jonas, Le principe responsabilité. Dans ces deux cas, il s’agit de refonder un ordre et une éthique face aux dérèglements produits par les rapports sociaux capitalistes. C’est l’énoncé d’une « troisième voie » qui ne dit pas son nom.[]
  31. Revue Tiqqun, n°2.[]
  32. Nous n’employons pas tous les mêmes mots dans la revue, même si cela décrit grosso modo le même processus.[]
  33. Ce dernier exemple nous paraît significatif d’une tendance irrépressible à s’organiser sur des bases communautaires, en l’occurrence ici, la communauté de quartier. C’est à partir d’elle que s’exprime une activité politique qui, une fois encore n’est pas partie des lieux de production et dépasse une stricte activité de classe sans forcément indiquer dans quel sens se fera ce dépassement (révolutionnaire ou populiste). Ce sens ne peut d’ailleurs être uniquement déterminé par les seuls Argentins, mais se joue au moins sur une partie du sous-continent latino-américain. Pour plus de détails on peut se reporter à la brochure de la revue Échanges et mouvements : « L’Argentine : De la paupérisation à la révolte ». []
  34. À l’inverse des S.E.L (systèmes d’échanges locaux) des pays dominants.[]

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