Mai-68 au fil des jours… soit un retour sur ce qui se publie sur le sujet en ce printemps 2018. Ce feuilleton complète la parution du livre Mai-68 à Lyon. Retour sur un mouvement d’insubordination et la brochure Mai 68 à Lyon : Trimards, Mouvement du 22 mars et mémoire rétroactive avant l’arrivé prochaine de la nouvelle version de Mai 68 et le mai rampant italien.
Le 11 mars 2018
Quelques remarques par rapport aux quatre pages consacrées à « Mai-68 Hors les murs » dans Le Monde des livres du 9 mars 2018, un dossier présenté par l’écrivain Yannick Haenel.
Alors qu’en gros caractères, sous-titre, le journal indique deux livres sur le soulèvement de 1968 dans deux villes de province, Marseille et Lyon, on apprend très vite que ces deux livres ne sont pas consacrés à l’événement Mai-68, mais aux « années 68″1, c’est-à-dire en fait aux dix années qui partant de 1968 courent à peu près jusqu’à la fin des années soixante-dix. Impression confirmée par les paroles de Vincent Porhel, l’un des contributeurs au livre lyonnais puisque ce dernier veut inscrire, selon ses propres termes, « l’événement mai-juin, dans le temps long des années 68 ». C’est certes un choix estimable, mais encore faudrait-il dire que ce n’est qu’un choix parmi d’autres. Ce n’est en tout cas pas celui que je défends dans Mai 68 à Lyon, retour sur un mouvement d’insubordination qui met l’accent sur la dimension d’événement et de soulèvement intense et bref de 68, une dimension que l’article du Monde semble reconnaître sans en tirer aucune leçon quant à la logique interne de son argumentaire.
À partir de cette position de Porhel, Le Monde conclut que ce choix est une bonne chose car cela permettrait de « dépasser le point de vue romantique du petit nombre ». Mais qui est visé dans cette affirmation : les protagonistes, ces oubliés des universitaires et le fait qu’ils n’étaient qu’une avant-garde ? C’est pourtant cette avant-garde de fait, ouvrière comme étudiante, qui a été le porteur du soulèvement que l’article du Monde semble positiver. Elle n’était pas une avant-garde auto-proclamée en provenance des groupuscules, même si par provocation nous avons alors détourné la parole gaulliste pour entonner le « Nous sommes tous un groupuscule ».
Pour Le Monde, il faudrait aussi montrer la diversité d’une population révoltée comme si cette diversité n’avait pas été justement à l’œuvre au sein du mouvement général de Mai-juin-68 quand on voit la variété des révoltes qui ont touché aussi bien les jeunes prolétaires que les lycéens ; les associations religieuses protestantes comme catholiques ; l’ORTF et jusqu’aux instances dirigeantes du football ; diversité qu’on retrouve aussi au sein du Mouvement du 22 mars lui-même, que ce soit à Nanterre, puis Paris ou à Lyon.
Non, la diversité dont parle ce journal et qui est celle de tous les thuriféraires des « années 68 », c’est celle de l’après 68, celle du féminisme, de l’écologie, du 68 culturel qui noie l’événement et la rupture de 68 dans un continuum progressiste des luttes des années soixante-dix. Cela apparaît clairement quand, dans « le printemps contrarié des femmes » autour de deux livres sur le sujet, Anne Both qui écrit l’article pose immédiatement l’habituelle question tarte à la crème : « Pourquoi à leur lecture, on se demande si, en définitive, cette révolution n’était pas une révolution d’hommes menée par des hommes ». Si elle avait lu Mai-68, retour sur un mouvement d’insubordination, ou moins cédé aux sirènes du post-modernisme ou des études de genre, elle saurait que si le mouvement des femmes n’existait pas encore en 1968, des femmes ont joué à Lyon et je ne pense pas que cela soit une exception régionale, un rôle de premier plan dans les événements: une enseignante de Lettres qui fit mon éducation politique et fut une des fondatrice du Mouvement du 22 mars lyonnais (Françoise Routhier) et une enseignante de philosophie, sartrienne émérite et encore au PCF à l’époque (Jeannette Colombel). Personne ne les a empêché de parler, vous pouvez me croire, mais c’est aussi qu’elles avaient, malgré des positions fort différentes, quelque chose à dire, non pas en tant que femmes, mais en tant que théoriciennes et activistes, en tant que théoriciennes-activistes. Ce n’était pas « la parole partagée » entre des paroles toutes équivalentes en valeur et en temps de parole comme le dit Ludivine Bantigny2 qui se croît au printemps des places. C’étaient des paroles insurgées qui ne se laissaient pas dompter par une quelconque quantification temporelle et qui avaient pourtant de solides bases et références historiques qui les empêchaient de se transformer en logorrhées.
Il y a des moments où il faut choisir : il n’est pas possible de traiter mai-juin 68 comme un événement singulier, un soulèvement, un mouvement d’insubordination d’un côté et de l’autre dire qu’il faut l’inscrire dans le temps long. Sinon, on ne peut comprendre en quoi cet événement représente une rupture temporelle même s’il est encore lié au passé (le fil rouge des luttes de classes) et qu’il anticipe déjà l’avenir, une révolution à titre humain, perspective que la défaite condamnera sine die.
Cette rupture originelle, le mouvement 68 la porte dans ce que Yannick Haenel, qui chapeaute le spécial 68 de cette édition, appelle le caractère « antisocial » de mai 68 et surtout dans sa défaite. Les mouvements de « libération » et d’anticipation qui l’ont suivi ont certes pu, eux, « gagner » sur des points particuliers (essentiellement celui des droits des femmes et le développement d’un gauchisme culturel devenu mainstream), mais au sein d’une institutionnalisation des mouvements qui rompait justement avec ce caractère antisocial de Mai-juin 68.
JW
Le 17 mars 2018
Juste une remarque sur la notion « d’universitaire » utilisée par JW dans ses commentaires aux pages du Monde.
Cette notion contient pour lui une critique des écrits universitaires sur Mai 68 et plus généralement sur les essais politiques relevant d’un supposé consensus mou relatif à la dépendance des écrits de ces universitaires à l’égard de leur employeur l’État-nation. On a entendu encore ce qualificatif jusqu’à la fin des années 70 et il avait encore un contenu politique mais il n’a guère de sens depuis.
Pourquoi ?
Parce que nous ne sommes plus dans l’Etat-nation pur et dur.
Mais surtout parce que l’université n’est plus ce qu’elle était et que ce ne sont plus des « mandarins » qui s’autorisent de leur statut universitaire pour développer leurs recherches et affirmer leurs thèses. Au printemps 68, à Nanterre les cours de Crozier, de Touraine et même de Lefebvre ont été interrompus ; ces professeurs ont été secoués sur leurs estrades. Les interventions des étudiants nanterrois visaient à contester, à dévoiler le caractère idéologique et la puissance institutionnelle du discours universitaire dans la philosophie et les sciences humaines et sociales. Dans les facultés de sciences et les laboratoires cela a pas mal tangué aussi (cf. le journal et les livres de « Labo contestation »). C’était le « Procès de l’université, institution de classe » qui était fait selon le titre du livre de Georges Lapassade (Belfond, 1969).
Le reflux du mouvement de Mai et la réforme Edgard Faure des universités en novembre 68 ont engendré une rapide décomposition/recomposition des universités. Il n’y a plus désormais une seule Université, il y a des universités ; la particularisation est puissamment à l’œuvre. En moins de dix ans, on est passé de « l’université de classe » (373.000 étudiants en 1967) à l’université de masse (850.000 en 1980). Les recrutements des enseignants-chercheurs se sont vite diversifiés, y compris politiquement. Les critères d’une approche politique critique n’étaient plus bannis, ils étaient même recherchés. D’où les recrutements importants de staliniens, de socialistes, de gauchistes essentiellement trotskiste et maoïste). Cela a transformé les pratiques universitaires de l’intérieur. Tous les milieux de l’édition universitaire s’y sont mis aussi.
Je l’ai vécu de très près, les staliniens, les trotskistes, les socialistes, en très grand nombre ont pris les commandes des UFR, des Départements et des universités. Les recrutements d’assistants et de chargés de cours gauchistes et anarchistes n’ont pas été négligeables non plus. Dès le milieu des années 1970, les sciences humaines et sociales, y compris les centres de recherche dans ces domaines. L’IREP de Grenoble II était emblématique de ces foyers : maos — Boisgontier et ses amis ; trotskistes avec Broué et castristes aussi . Ces départements et ces centres de recherche ont été la chasse gardé des staliniens, des trotskistes, des socialistes (ces derniers dans les IEP) et des anarchistes ( Pessin) sans parler des anarcho-désirants (cf. Olivier Majastre) et autres « alternatifs » . Bref, à partir du début des années 1980 la notion de discours « d’universitaire » avait quasiment perdu le sens critique qu’il avait encore dix ans auparavant.
Toutes proportions gardées, c’est aujourd’hui ce qui se passe dans les départements des sciences sociales et humaines des universités avec les particularismes (genriste, racialiste, décolonial) triomphants et dominants (parfois violemment) leurs champs respectifs.
De plus cette notion « d’universitaire » est censée (était censée) établir une coupure nette entre des écrits qui relèvent des méthodes de recherche en usage à l’université et d’autres écrits d’activistes (ce mot n’est pas péjoratif), d’individus en lutte dont le cadre de référence est celui d’une « révolution » où l’État, les classes sociales , le travail, les modes de vie, les rapports sociaux, les relations interpersonnelles, etc. ont été abolis.
Or cette coupure a été pour l’instant plutôt imaginaire que réalisée. Cette coupure entre un extérieur qui serait « l’universitaire » et un intérieur qui serait le « révolutionnaire » n’a plus de sens même si elle a pu avoir un peu de réalité dans les luttes entre 1967 et 1974…
Il ne faut pas non plus oublier qu’ils furent nombreux parmi les protagonistes de Mai à être recrutés dans les universités et dans la recherche. Parmi ceux que nous connaissons citons Negri à la faculté de Padoue, puis à Normale Sup et à Paris VII. Mais aussi l’ex-trotskiste Jean-Marie Brohm, recruté en science de l’éducation en 1990 ; et aussi Dietrich Hoss à Lyon II et tant d’autres. Ceci pour dire que la coupure n’existe plus, elle n’est plus compréhensible par un lecteur d’aujourd’hui et donc la référence qu’utilise JW tombe à plat.
JG
Le 18 mars 2018
Ma critique adressée aux universitaires ne visaient pas le statut des universitaires et une opposition de nature à ce qui aurait été, comme en face d’eux, les révolutionnaires et ceci pour deux raisons.
D’abord, comme je l’ai précisé plusieurs fois dans Temps critiques, je ne me suis jamais rangé dans les « révolutionnaires » car mon parcours politique m’a très rapidement fait prendre conscience, avec l’aide de personnes que j’ai pu côtoyer tout au long de celui-ci, que seul était révolutionnaire celui qui faisait ou participait à la révolution. Mai-68 n’ayant pas constitué une révolution, cela ne pouvait que me conforter dans cette idée que « prendre les choses à la racine » ne faisait pas de nous des « révolutionnaires » (une terminologie un peu passée de mode) ni même des « radicaux » (une terminologie plus branchée postmoderne). Ensuite, quand je parle des universitaires ici, je ne parle pas de ceux qui ont ou ont eu une activité militante et critique, qui sont contemporains de l’événement, dont on peut juger le comportement in situ ; en effet, en général ils ne s’expriment plus là-dessus. Negri est à cet égard une exception, puisqu’on ne peut pas dire que les gens comme Badiou, Rancière ou Balibar aient participé à 68 et d’ailleurs, ils ont la sagesse de ne pas s’exprimer sur le sujet. Alors certes la presse va parfois débusquer de vieux renards de la politique comme Benjamin Stora pour les faire parler de ce qu’ils sont censés connaître à ce propos puisque pour une certaine génération cela était censé constituer un passage obligé, en tout cas pour toute personne qui a une parole publique (c’est pitoyable dans le cas de Benjamin Stora puisqu’il était lambertiste à la FER et donc contre le mouvement, ce qu’il se garde bien de dire et ce que ne lui rappellent évidemment pas les gentils journalistes de la presse écrite), mais cela reste marginal. Ce à quoi on a affaire dans l’édition et les médias, c’est plutôt à la convocation de toute une flopée d’universitaires qui ne sont effectivement pas des mandarins et à qui on ne demande pas de faire autorité sur la question de par leur savoir, mais de le faire à partir de leur qualité d’expertise dans des enquêtes le plus souvent anonymées qui aplatissent les événements (la transversalité des egos à la place de la verticalité des collectifs politiques) en leur enlevant leur épaisseur historique et politique.
Je crois que JG fait ici une confusion entre des universitaires à l’ancienne, ce qu’on appelait les « intellectuels » dont le charisme faisait qu’il s’arrogeait le droit de parler sur tout, y compris sur Mai-68 (Aron et Touraine) et dont l’interprétation venait se confronter à celle des protagonistes (les frères Cohn-Bendit et Ben Saïd), Castoriadis-Lefort et Morin faisant passerelle en tant qu’intellectuels militants et les universitaires d’aujourd’hui à qui on en demande pas tant puisqu’ils n’ont pas l’aura intellectuelle de leurs prédécesseurs, mais qui n’en accomplissent pas moins leur besogne de « petites mains » du capital avec entrain. Une besogne qui ne consiste pas à donner une ou de nouvelles interprétations de l’événement, mais à le représenter (plus qu’à le commémorer) dans sa forme la plus présentable, celle « des années 68 », globalement positives, au-delà des excès de 68. C’est déjà le dispositif qui avait été mis en place en 1989 pour la Révolution française, à l’initiative de Furet, mais avec la bénédiction claire de l’État, une révolution globalement positive au-delà des massacres de septembre 1792, de la Terreur de 1793, des paroles maladroites de la Marseillaise, etc.
JW
Le 19 mars 2018
Je reprécise ma critique vis-à-vis de ces universitaires que JG requalifie (ou déqualifie !) en « experts ». Leur intervention ne peut être directe car ils n’ont pas été les contemporains de l’événement, leur parole n’a que peu de portée intellectuelle et politique car ils n’ont pas l’aura de leurs prédécesseurs. Pour fonder leur savoir indirect ils vont recueillir des « témoignages »à propos d’un événement dont ils ont décidé de faire un objet historique d’études. La base sociologique de leur méthode quantitativiste étant l’équivalence des témoignages, quel que soit le rapport du témoin à l’événement, il ne pouvait être question de convoquer, parmi ces témoins, des protagonistes actifs de l’événement qui risqueraient de troubler leurs enquêtes par leurs interprétations politiques partisanes.
En effet, ce sont ces protagonistes qui ne sont pas dans l’immédiateté du témoignage, mais dans la mémoire rétrospective (cf. l’introduction de la brochure, « Mai 68 à Lyon, trimards, mouvement du 22 mars et mémoire rétroactive ») et réfléchissante, qui sont de fait disqualifiés par ceux qui, depuis 2008, prennent Mai-68 comme objet d’étude (Mireille Zancarini-Fournel et Boris Gobille3 pour ne prendre que ces deux exemples de coordinateurs d’ouvrages collectifs) et accusés de développer des interprétations mémorielles à partir d’une position « en surplomb ». Une position, disons-le politique parce qu’elle mêle pratique et mémoire de l’événement, mais qui, par là-même serait faussement « supérieure » parce qu’elle introduirait un biais interprétatif et militant.
Or, de notre point de vue, cette position « politique » existe bien, en soi, qu’elle circule ou non à travers l’espace restreint que lui concèdent parfois les médias traditionnels, espace auquel, pour ma part, j’accepte de participer, sous conditions, mais que d’autres rejettent. C’est cette « autonomie » relative de la position de certains protagonistes de l’événement qui est de fait insupportable pour ceux qui privilégient le témoignage de personnes qui la plupart du temps n’ont été que traversées par l’événement, sans en avoir été des protagonistes au sens actif du terme. Ce qui leur est demandé, dans leurs témoignages, c’est de rendre compte d’un « ressenti » qui serait la meilleure expression de l’air du temps de l’époque, puisque la plus brute, la moins filtrée par l’idéologie ou la nostalgie, qu’il s’agit, pour les sociologues et historiens, de simplement restituer. Il s’agit pour ces nouveaux « experts » d’aider à la production d’une « remémoration » (cf. l’historienne Michèle Riot-Sarcey dans l’article de Télérama du 28/02/18 intitulé « Le passé, c’est révolutionnaire ») en se démarquant de toute idée de commémoration officielle ou médiatique.
JW
- Marseille, années 68, sous la dir. d’Olivier Fillieule et Isabelle Sommier Les presses de sciences-Po. Lyon en luttes dans les années 68. Lieux et trajectoires de la contestation (PUL). [↩]
- Ludivine Bantigny :1968. De grands soirs en petits matins (Seuil, 2018). [↩]
- «Pendant un long moment, le vide historiographique autour de ce sujet a été comblé par le recours au témoignage des anciens soixante-huitards ayant pignon sur rue. Lesquels ont construit des clichés qui se sont enkystés dans la mémoire dominante » (Le Monde des livres, 17 mars 2018, » Existe-t-il une génération 68 ? « .
Ce qui est stupéfiant, c’est que la propre incurie de ces historiens les amène à justifier leur choix d’aujourd’hui par les errements du choix d’hier, qui a consacré une « génération 68 » dont les membres les plus éminents réunis dans le livre de Hamon et Rotman n’ont eu qu’un rôle restreint dans mai-68 et par contre ont tenu un rôle important au sein du Gotha politico-médiatique par la suite. Ils s’exonèrent ainsi de leur propre incapacité à faire le tri entre anciens du mouvement de 68 et « soixante-huitards » et sautant du coq à l’âne passent directement de ces illustres, mais dangereux repentis aux inoffensifs touristes de 68 (les pingouins disait-on à Lyon) qui deviennent « celles et ceux qui l’ont vécu » comme dans le livre publié par les éditions de l’Atelier, réussissant par là le même coup de force que leurs prédécesseurs, celui d’ignorer ceux qui y ont participé activement et peuvent dire précisément quelle y a été leur pratique et non pas simplement dire qu’ils l’ont vécu comme d’autres avant eux ont « vécu » la guerre de 14 ou l’Occupation allemande et comment ils en ont eu la vie changée ! [↩]
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