Ce qui devait être une réponse à deux lecteurs abordant les mêmes questionnements s’est transformé, en cours de route, en un petit texte qui, nous l’espérons, apportera quelques éclaircissements par rapport à des notions que nous employons régulièrement, mais qui restent parfois obscures ou même sujettes à discussions entre nous.
Je traite ici ensemble ces deux points, en faisant quand même une séparation un peu arbitraire entre deux sous-parties.
La révolution « à titre humain »
II me semble erroné de dire qu’Invariance, en parlant de « révolution à titre humain », en a déduit que c’est l’humanité qui fait la révolution, un reproche qui lui a souvent été fait pour discréditer à bon compte ce courant. En effet, dans un premier temps Camatte et la revue Invariance ont développé l’idée de « classe universelle ». Le concept vient de Hegel qui faisait de cette notion un modèle pour le développement de l’appareil bureaucratique d’État. Marx a repris cela dans l’Idéologie allemande en essayant de dépasser l’antinomie entre le fait qu’une classe est forcément une particularisation d’un ensemble ou d’une totalité et qu’en même temps ce qui unit cette classe (son antagonisme à l’autre classe du capital) a valeur universelle. C’est cela qui détermine, dès l’origine, chez Marx, l’idée d’une révolution à titre humain et la perspective de la Gemeinwesen. Mais Marx développe cette vision quand la réalité classiste est encore floue, ses modèles étant le tisserand silésien et le canut lyonnais. La rencontre avec la classe ouvrière industrieuse anglaise scelle la fin de son « idéalisme allemand ». La perspective de la Gemeinwesen n’est pas abandonnée, mais elle est rattachée au développement des forces productives qui doivent permettre le dépassement des déterminations naturelles (« races », peuples et nations). Il approche néanmoins l’idée de tension en disant que l’individu n’existe que comme être social, mais en le référant à une pré-histoire de l’humanité alors que cette tension est justement production de cette histoire comme rapport social et praxis.
Plus tard, le Lukàcs d’Histoire et conscience de classe fera à nouveau du prolétariat la classe universelle car c’est celle qui ne connaît pas de tort particulier à faire valoir, mais qui les concentre tous (il reprend la position de Marx dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel en la prolongeant). La classe universelle est alors apte à remplir son action émancipatrice car elle est devenue une pure essence de la catégorie de l’universel qui s’est dépouillée de toute appartenance particulière.
Jacques Camatte reprend cela à partir, entre autres, de l’analyse de Mai 68 et d’une critique de la théorie de la valeur travail avec impossibilité de déterminer aujourd’hui ce qui est « travail productif » et ce qui ne l’est pas. Ce n’est donc pas l’humanité qui fait la révolution, mais ce n’est plus une classe particulière qui dans la réalisation de ses intérêts de classe (le programme prolétarien et la dictature du prolétariat) accomplirait dans un second temps la suppression de toutes les classes et de l’État. D’où l’idée de la révolution à titre humain a laquelle je souscris encore (c’est d’ailleurs l’un des derniers points que je maintiens de l’apport de cette revue). Pour être plus précis je reprends un passage de la conclusion (1970) de son livre Capital et Gemeinwesen, Spartacus, 1976 : « Le résultat du mouvement total c’est de produire une classe universelle, un prolétariat nombreux, prolétariat dans le sens de : ensemble d’hommes n’ayant pas de réserves (prolétariat ancien + les nouvelles classes moyennes). C’est une classe universelle parce qu’elle forme la plus grande partie de la population et parce qu’elle ne peut plus revendiquer à un titre particulier mais à un titre humain. C’est la classe universelle dont parlait Marx dans l’Idéologie allemande. Le capital fait tout pour empêcher l’unification de cette classe en tentant d’opposer les travailleurs qui ont un emploi à ceux qui n’en ont point, les travailleurs étrangers (prolétaires véritables) aux prolétaires intégrés des métropoles (utilisation du racisme), les nouvelles classes moyennes aux ouvriers, enfin en empêchant que les étudiants, qui ne forment pas une classe, puissent jouer un rôle de liaison entre les nouvelles classes moyennes et les prolétaires » (p. 266) [rôle des mouvements étudiants qui fut plus important, à mon avis en Italie qu’en France entre 1968 et 1978, avec les pratiques de refus du travail à un niveau de masse, ndlr].
Si j’ai repris la perspective d’une révolution à titre humain, c’est que la position que je tenais au début des années 1970 (au sein d’un réseau d’échanges plus ou moins organisés entre des individus qui participaient aux revues Négation, Bulletin Communiste, Le mouvement Communiste, puis Crise Communiste et Maturation Communiste), à savoir celle de l’auto-négation du prolétariat, c’est-à-dire d’une classe dernière des classes qui n’est déjà plus une classe et qui donc dans la révolution s’affirme et se nie en même temps (fin de toutes les phases de transition et la théorie communiste comme critique de la théorie du prolétariat), m’est apparue tout à coup comme une impossibilité logique doublée d’une praxis impossible à produire. Je ne savais pas encore à l’époque à quel point la défaite du prolétariat, consommée dès la fin des années soixante-dix et la nouvelle dynamique du capital qui en est issue, allaient confirmer cette impossibilité.
En effet, après les restructurations des années soixante et dix et la fin du cycle de luttes 1968-78, le prolétariat ne risque plus de se nier puisque c’est le mouvement du capital qui l’a dépossédé de la plupart des forces permettant son affirmation : déclin des « valeurs ouvrières », inessentialisation de la force de travail, le salarié défini par sa fonction et sa consommation plus que par sa production, la ville transformée en magma urbain. Le mouvement dialectique affirmation du travail-autonégation du prolétariat que nous avions théorisé au début des années soixante-dix comme s’effectuant dans un même mouvement et moment révolutionnaire se révélait caduc à peine énoncé. C’est ce que J. Guigou et moi-même avons essayé de « prouver » théoriquement dans notre livre Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée (L’Harmattan, 2016).
Dans un deuxième temps les auteurs d’Invariance ont avancé l’idée d’un nécessaire sursaut de l’espèce. Une notion déjà très présente chez Bordiga, mais qui va prendre encore plus de force pour une revue qui abandonne alors la théorie du prolétariat. Ce n’est qu’à partir de la fin de la série II, donc vers 1975 qu’est avancée l’idée que « c’est ici qu’il faut sauter », puis « il faut quitter ce monde » car le capital ayant réalisé sa communauté matérielle, il a englobé toutes ses contradictions et le contester ne fait que le fortifier : donc fin de la dialectique, de la critique et fin des révolutions.
Contre ce trait final, cette discontinuité absolue, je pense qu’il faut maintenir la perspective de la révolution à titre humain parce que le capital n’arrive jamais à réaliser sa communauté matérielle, pas plus qu’il ne peut réaliser son utopie qui serait de supprimer tout rapport social en supprimant l’homme lui-même (cf. le n°4 de Temps critiques : L’homme en trop ou aujourd’hui, les projets transhumanistes des GAFA). Ce n’est pas non plus parce qu’il a réussi à se faire société (la « société du capital » qui n’est plus la société bourgeoise de classes), en s’appuyant hier sur le procès d’individualisation et sur le mode de régulation fordiste et le modèle de l’État-providence, puis aujourd’hui sur l’introduction massive de la techno-science dans tous les secteurs d’activité avec la substitution capital/travail qui en résulte, que tout le monde aurait aujourd’hui les mêmes intérêts et a fortiori un intérêt à la révolution. C’est pourtant l’hypothèse des « Occupy » et de bien d’autres à leur suite quand ils opposent les 1% de riches et dominants contre 99 % des pauvres et dominés. Ils ressuscitent, à leur façon, « la classe universelle » de Hegel et d’Invariance.
Le capital produit un rapport social, à travers une « société capitalisée » qui est encore en grande partie structurée sur le modèle des classes… mais privée de ce qui lui donnait contenu et unité durable, perspective historique et conscience. À ce niveau-là, alors oui, on peut bien dire qu’il existe encore une structuration hiérarchisée de ce rapport, mais celle-ci ne permet plus la gymnastique d’origine hégélienne et reprise, de façon certes peu développée par Marx, entre « classe en soi1 » et « classe pour soi2 ».
D’autres que nous en sont conscients et à partir d’une critique de longue date faite au livre majeur de Lukacs sur la question, ils en sont venus à ne plus voir de prolétariat ou de classe « du négatif » que dans le moment même de la communisation. L’aporie d’une classe de cette société qui est en même temps classe de la fin des classes donc classe qui s’abolit, est levée artificiellement par le fait qu’elle n’existe que dans l’acte même de son abolition. Mais même cette voie ne les satisfait plus guère puisque nombre d’entre eux viennent « surdéterminer » l’ancien concept de classe par le biais du genre et de la race. Sans doute, là aussi, une façon, qui n’est pas la nôtre, assurément, de tracer une perspective de révolution à titre humain, mais sur la base des identités particulières.
Si on veut faire autre chose que d’attendre ce moment là qui n’arrivera peut être jamais, on ne peut plus procéder comme les opéraïstes italiens du début des années soixante qui, reprenant tout à zéro, s’attachaient aux rapports entre nouvelle dynamique du capital italien et composition de classe, ni encore moins, comme ils essayèrent de le faire dix ans plus tard en dégageant ce qui serait sa fraction avancée dans la lutte des classes (« l’ouvrier-social » puis le « néo-prolétariat »). Cette position, se manifeste aujourd’hui sous la forme des théories du précariat, qui confondent décomposition de classe avec recomposition. Il ne reste plus alors à ses tenants qu’à souhaiter, sans le dire ouvertement, que cela devienne la situation de tout le monde à partir de laquelle se réalise un devenir autre. Une position en dehors de toute perspective d’intervention sur les événements ou plutôt dans des événements à venir puisqu’il faudrait qu’advienne le pire pour que naisse le meilleur.
On le voit avec la grève actuelle à la SNCF ; le blocage, sans « dépassement de fonction », sans écart des salariés par rapport à ce qui est attendu par les différents pouvoirs (politique, patronal ou syndical) ne pose justement aucun contenu autre que la défense du statut de l’entreprise et de ses salariés. Comme nous le disons dans notre Interventions n°13 de mars 2018 : « Grève et besoin de grève », la grève apparaît sans légitimité particulière parce qu’elle apparaît comme se faisant à titre particulier et non pas humain. Et un particulier (l’affirmation du cheminot et de sa figure de proue, le « roulant ») qui ne signifie plus grand choses pour les nouvelles générations de salariés/prolétaires.
On peut néanmoins partir de la situation actuelle des rapports sociaux, en disant que la « société capitalisée » est encore en grande partie structurée sur le modèle des classes… mais privée de ce qui donnait contenu et unité durable, perspective historique et conscience. À ce niveau-là, alors oui on peut bien dire qu’il existe encore une structuration hiérarchisée, mais l’opposition marxiste, dans sa spécificité d’origine hégélienne (classe en soi et classe pour soi), n’a plus aucun intérêt. Mieux vaut dans ce cas employer les catégories de la statistique nationale (les catégories socio-professionnelles) où celles de la sociologie empirique anglo-saxonne. La société du capital n’a désormais qu’un très loin rapport avec la société bourgeoise, ce qui ne la rend pas moins dure.
La communauté humaine
Marx dit que c’est « la communauté des hommes » et qu’ils la « produisent » parce que c’est leur « nature ». Mais cette hypothèse n’est plus tenable aujourd’hui où les biotechnologies, le virtuel et le transhumanisme, etc. ont déjà modifié cette « nature humaine » encore supposée invariante jusqu’au XXe siècle.
Essayons donc de reprendre la question.
La communauté humaine n’est pas un but à atteindre ou un Eden à retrouver après une longue errance. Elle se constitue dans des dynamiques historiques (ou des mouvements historiques) passées présentes et à venir. Par exemple, dans les communautés primitives l’individu n’existe pas en tant que tel puisque les processus historiques de l’individualisation n’ont pas opéré3. Ces processus ont été conduits par l’État sous sa première forme (ie. non séparée de la société), par les religions puis par les classes sociales et les institutions séparées, dont l’école, etc. L’individu est un résultat social, celui des processus d’individualisation.
On ne peut donc tracer un nouveau programme révolutionnaire « à titre humain » du type « l’individu vers la communauté humaine » puisque ça donnerait l’impression d’un sens unilatéral de la relation : l’individu ne contiendrait pas déjà la communauté et la communauté ne contiendrait pas (ou plus) l’individu.
Chez Marx, il y a l’idée que l’homme est immédiatement et simultanément individu et communauté, ce qui semble définir, pour lui, la nature humaine4. Et Camatte le suit sur ce chemin. Mais quand nous en parlons dans Temps critiques (Sfar, ou JW, c’est moins net chez Guigou), nous insistons sur la notion de tension, c’est-à-dire sur l’idée qu’il n’y a jamais immédiatement coïncidence entre les deux pôles, parce que ce n’est pas l’aliénation qui fait barrière à l’immédiateté sociale ; aliénation générique dont le dépassement, pour Marx, est la seule voie vers une perspective communiste.
Mais si, dans les premiers moments de notre réflexion nous avons eu tendance (Sfar et JW) à envisager cette tension comme définitoire du rapport individu/communauté, comme un invariant5 (une « nature » dit Marx !), J. Guigou pense aujourd’hui que c’est justement cela qu’il convient de mettre en doute. Mais il s’agit de la mise en question de l’invariance de la tension et non pas de la tension elle-même. Si nous souhaitons conserver le postulat de la tension, il est désormais problématique de la définir comme un invariant de l’espèce humaine. Il semble plus approprié de dire qu’il s’agit d’une dimension constitutive du genre humain à la fois innée et acquise ; une dimension qui est certes soumise aux mouvements historiques, mais qui peux aussi les réaliser, dans la mesure où c’est un élément de l’activité et de l’aventure humaine. Cette dernière dimension qui était présente dès le début des développements de Charles Sfar et moi-même, contredisait d’ailleurs mon idée d’invariance. Mais peut être est-ce le mot qui était mal choisi, parce que lorsque nous avons développé (Sfar et moi) l’idée « d’aliénation initiale », il y avait bien un peu de cela quand on la distinguait de l’aliénation historique, mais sans employer le mot. On disait juste qu’elle était constitutive de l’activité humaine.
La communauté n’est pas à retrouver et elle n’est pas non plus l’être collectif de l’homme abstrait des Manuscrits de 1844, défini par une polyvalence qui fait un peu sourire aujourd’hui (toujours le modèle de l’artisan qui couvre à la fois l’ouvrage et l’œuvre dans la même figure). Le procès d’individualisation au cours du temps pose aujourd’hui les rapports individu/communauté en dehors de la question des classes, ce qui ouvrait, en théorie la possibilité d’une interaction des singularités dans l’activité. En effet, la manifestation de ma tension vers la communauté ne peut être immédiatement l’autre. C’est plutôt l’union de mon individualité avec le tout des autres qui pose le devenir-autre de la communauté humaine, ce qui pourrait correspondre à la perspective historique de la révolution à titre humain. C’est-à-dire que si cette perspective était envisageable, il y a bien des siècles, par exemple, dans les prophéties et expériences millénaristes, ce n’est qu’aujourd’hui, dans le cadre de ce rapport individu/communauté qui marquait le passage de la société bourgeoise à la société du capital, qu’elle aurait pu être posée et qu’elle l’a été dans les termes contradictoires des mouvements des années soixante-soixante-dix. Mais comme ces mouvements (et nous-mêmes, pour ceux qui sont en âge d’y avoir participé) ont été battus, ce n’est pas ce qui s’est passé.
Il y a un mouvement d’inversion qui pose le rapport individu/communauté à partir de pratiques communautaristes (dans leurs différentes expressions confessionnelles) ou particularistes et identitaires (genre et race remplacent la classe).
C’est pour cela que nous insistons tant sur la tension et non simplement sur le rapport. La fin de la particularisation ne peut pas être l’immédiateté sociale (Marx) ; elle ne peut pas non plus être l’adéquation à une espèce (Bordiga) qui aurait trouvé le chemin de sa renaturalisation (Camatte et la revue Invariance). En fait, la tension exprime le fait que les deux pôles, s’ils sont impliqués l’un par l’autre, ne sont pas seulement opposés, mais comme tendus l’un par l’autre. Cela fait qu’il n’y a pas de dépassement possible, mais seulement des changements d’intensité entre des périodes de basse tension (celle de « l’individu-démocratique » et de son pendant communautariste autour des identités nationales ou religieuses6) et des moments de haute tension : périodes révolutionnaires pendant lesquelles l’intervention politique est le moment de l’exacerbation de la tension, mais toujours au risque de la suppression totale de la tension par subsomption d’un terme dans l’autre : les fascismes, les communismes staliniens ou maoïstes, les castrismes et autres guevarismes, etc.7).
D’une manière plus générale, la particularisation, dans la société moderne, ne doit pas être comprise comme le mouvement qui rend les individus singuliers, c’est-à-dire à nul autre pareil, mais comme le mouvement qui les fait exister comme partie séparée du tout. On peut même dire que la constitution de la société repose sur des éléments abstraits qui dépersonnalisent les individus. De là découle l’idéologie des droits, des contrats, de la justice. Les individus particularisés, isolés sont tous semblables en tant qu’individus et égaux face à la société (c’est le « citoyen » de la « République »). Ils sont bien des individus sociaux mais leur socialité est indirecte contrairement à celle des membres des anciennes communautés, pour qui les rapports entre les membres forment immédiatement la communauté. Ces individus particularisés ne sont toutefois pas dégagés de tout rapport à la communauté ou plus précisément de rapport à plusieurs « communautés de référence » qui jouent vis-à-vis d’eux le rôle d’un fond accompagnateur ou réactif qui intervient dans le développement des personnalités.
Du point de vue historique, du moins dans l’histoire du capitalisme, il est net que le rapport de l’individu à la communauté surgit en tant que tension vers la communauté dans des moments de bouleversements politiques, économiques et sociaux ». La transcription politique de cette tension n’est pas univoque. Elle a généralement revêtu un aspect réactionnaire et s’exprime dans les théories de l’exclusion sociale ou ethnique, les slogans unificateurs sur la Nation, les intégrismes religieux, la fascination pour les paroles du démagogue.
Il conviendrait de rappeler que c’est l’histoire du capitalisme qui laisse apparaître des temps pendant lesquels la vie sociale est dominée par des idéologies de ce type. Cette forte tension vers la communauté peut donner aux individus l’illusion qu’ils peuvent ainsi mieux supporter le malheur social et la barbarie, voire les justifier.
Mais cette tension a pu aussi être révolutionnaire, même si c’est plus rarement, quand, portée par un mouvement social, elle a posé l’idée et les bases d’une communauté humaine qui ne se résumât pas à l’abolition des vieux rapports sociaux (je pense à certains épisodes de la Commune de 1870, à quelques expériences de la jeune Russie soviétique, à l’Aragon en 1936).
Cette tension révolutionnaire prônait la subordination des données économiques, politiques et juridiques à une communauté qui engloberait tout le social dans sa richesse potentielle, une fois radicalement transformés ces caractères économiques et politiques. Dans les périodes moins tendues, la poussée vers la communauté est moins forte et les rapports entre l’individu et le social s’organisent sous des formes qui présupposent la séparation individu-société (distinction entre État et Société civile, mise en place de la démocratie représentative, contrat social).
Le discours idéologique de la démocratie insiste fortement sur la complexification réelle due à l’évolution technique et sur les difficultés d’adaptation qui en découlent pour les individus. Cette complexité devient de plus en plus hermétique à la conscience de l’individu et, en même temps, le soumet. Il ne lui reste plus alors qu’à s’exalter au jour le jour pour une modernité qui le flatte, qui est la preuve de sa puissance sociale, mais lui fait peur par son extériorité et son aspect incontrôlable. Individuellement, il ne la produit pas, il la consomme. Mais l’évolution technique simplifie par ailleurs les conditions sociales de l’existence et résout donc dans les faits une partie de ses propres problèmes. La complexification comme fin en soi, justification du consensus et de l’immobilisme, laisse transparaître une simplification positive. C’est de cette simplification positive que surgit l’utopie d’une intégration de la complexification sociale et technique à une nouvelle forme de communauté humaine, élargie et capable de garder, de la société, toute sa richesse. Les mouvements sociaux qui ont exprimé ce processus en conservant, parce qu’ils les comprenaient dans leur unité, les deux pôles de cette contradiction, ont été définis, dans l’histoire, comme révolutionnaires (jusqu’à une date récente, ils y avaient intégré, la science et plus généralement le « progrès »). À l’inverse, la simplification négative qui tente d’occulter la réalité de la complexité sociale et technique a recours à la « solution » de la réactivation d’une communauté ancienne (nationale ou religieuse la plupart du temps) présentée comme seul point fixe, seul repère dans une société qui connaît un bouleversement continuel. Cette réactivation ne peut que nier un pôle de la contradiction, la complexité et la simplification volontariste qui s’en suivent ne peut que s’effectuer à l’intérieur d’une logique de l’État autoritaire ».
Dans les conditions présentes, c’est-à-dire en l’absence d’un nouveau mouvement d’insubordination et de révolte fort qui se forme en mouvement collectif toute force se heurtant au capital, pour exister et se développer, doit poser une donnée « humaine » qui dépasse largement un quelconque « intérêt », a fortiori « de classe » afin de ne pas trouver délégitimée à l’avance toute son action (même si ça ne suffit pas puisque la barbarie est humaine), mais pas n’importe laquelle. Elle doit apparaître au fondement d’une « nature humaine » qu’elle pose comme alternative à la « seconde nature » que le rapport social capitaliste engendre progressivement, tout en refusant la superficialité de l’anticapitalisme d’extrême droite (la Gemeinschaft à la place de la Gemeinwesen).
Bien que limité, le mouvement de solidarité envers les « migrants », quand il ne se transforme pas en foire gauchiste, semble une pratique aller dans ce sens dans la mesure ou elle peut faire coïncider l’antique pratique universelle de la communauté avec des traditions d’hospitalité politique liées à une histoire spécifique comme pendant la révolution française.
Certains aspects de la lutte à NDDL aussi à partir du moment où sont reliés et remis en cause des projets pharaoniques de l’État, agriculture industrielle et productiviste de la FNSEA, etc. C’est dans les entreprises que la situation est la plus délicate ; si des actions contre la hiérarchie des salaires (et non la parité!) et les chefs, contre le harcèlement sous toutes ses formes, pointent ici et là, on trouve peu de salariés remettant en cause la nature polluante ou mortifère de leur travail même si ça arrive parfois comme dans la sidérurgie italienne à Tarente8 (environ un tiers des grévistes ont opté pour le plan de relance syndical productiviste, un tiers ont proposé un échange casa integrazione – transformation de l’usine de manière à sauver ce qui reste de l’environnement, enfin un tiers de « je prends l’oseille et je me tire »).
En France, après la défaite des sidérurgistes de 1979 qui symbolise la fin de la communauté du travail (on verra son implosion dans les grèves de l’automobile, comme chez Citroën, quelques années plus tard), la tension sociale vers la communauté semble s’être réfugiée dans les luttes pour la défense du service public. Le « Tous ensemble » de 1995 en est une forme affadie qui ne parvient même plus à se répéter aujourd’hui comme nous le faisons remarquer dans Interventions n°13 : Grèves et besoin de grève (mars 2018).
Quand le service public est suffisamment décomposé pour ne plus vraiment valoir la peine d’être défendu, peut-être est-ce alors les pratiques d’écart qui deviennent significatives dans la fonction publique pour les fonctionnaires et assimilés, écarts à la fonction et à ce qui est attendu par les autorités, les administrations, les patrons. Des pratiques dont certaines font immédiatement monter la tension comme quand des enseignants s’opposent à l’intervention de la police dans une école où refusent le fichage comme en 2009, les instits « désobéisseurs9 », quand même des fonctionnaires de police protestent contre le sale boulot dont on les charge dans la chasse aux sans-papiers, quand de simples « citoyens » offrent publiquement une hospitalité devenue tout à coup illégale.
Ce sont ces actes de tous les jours qui peuvent enrayer ou bloquer la « machine ». Les luttes de blocage ne sont pas des luttes pour la défense d’intérêts immédiats, mais des luttes qui, d’une manière ou d’une autre remettent en cause la reproduction globale du rapport social capitaliste y compris l’identité ouvrière. Ces actes sont des actes de résistance ou d’insubordination, mais ce ne sont pas ceux « d’une classe en lutte » chaque jour comme le croît la revue Échanges et mouvements.
Ce n’est pas une recomposition de classe qu’il faut attendre car celle-ci ne pourrait venir que d’un nouveau retour à un régime d’accumulation aujourd’hui obsolète. Il ne faut donc chercher ni nouvelles conditions objectives ni nouveau sujet a priori, mais les conditions d’une convergence avant même qu’elle soit celle des luttes, mais une convergence d’objectifs non pas posée abstraitement par des états-majors, mais à partir de chaque lutte partielle. Dans le tract Projet de loi-travail et convergence des luttes : un malentendu de mai 2016 nous avions dit pourquoi ces conditions ne nous semblaient pas réunies. Elles ne semblent pas plus réunies aujourd’hui si le personnel de la SNCF se contente de défendre la rentabilité de la SNCF et son statut (cf. notre dernier numéro d’Interventions). Seules des pratiques d’écart, par exemple sur la gratuité dans les transports publics, à charge, pour les grévistes, de se prémunir contre les risques de licenciements en tissant au cours de leur grève des liens avec des comités d’usagers, qui pour le moment se compte sur les doigts d’une main, peuvent aboutir à une recomposition subjective entre les différentes fractions de salariés, les chômeurs, les jeunes et retraités et la population en général. Mais pour le moment, nous avons beau scruter, ces pratiques d’écart n’existent pas dans les mouvements actuels, à la SNCF, dans les hôpitaux ou à l’université. Chacun semble jouer son rôle en tentant de démontrer la légitimité de son action par rapport à la collectivité, mais sans poser la moindre alternative. Une situation où le moins qu’on puisse dire, c’est que les choses ne sont pas prises à la racine et où n’apparait aucune recherche de perspectives alternatives.
Ce n’est pas un hasard si la plupart des « observateurs » scrutent la radicalité à l’aune d’une éventuelle violence qui viendrait faire déraper les négociations, sans se préoccuper outre mesure du contenu de la lutte. C’est encore plus patent avec les luttes dans l’université contre les nouvelles modalités d’entrée … auxquelles ne participent pas les lycéens ! L’épisode Black Bloc /cortège de tête est encore là pour en témoigner10.
JW, mai 2018
- Elle était définie, d’une façon statique, par sa place objective dans les rapports de production, mais de fait, très rapidement, avec la concentration industrielle, cette objectivation de la position de classe a surtout concerné les ouvriers des grandes « forteresses ouvrières » … qui ont été laminées depuis les restructurations des années 80. On serait bien en peine de chercher la même objectivation chez l’ouvrier de la petite entreprise du bâtiment, chez le travailleur uberisé ou l’auto-entrepreneur. À la limite, on ne retrouverait cette dimension de classe en soi, d’exploitation « à l’ancienne », que dans certains secteurs des services qui sont organisés comme des usines, par exemple dans l’agro-alimentaire. [↩]
- Elle était définie, d’une façon dynamique, comme prise de conscience de la nécessité de la lutte de classes car s’affirmer comme classe c’est se particulariser par rapport et surtout contre une autre particularisation, celle de la classe bourgeoise. C’est ce qui est devenu impossible depuis la révolution du capital, depuis que celui-ci s’est fait totalité. Le fil rouge des luttes de classes s’est rompu après le dernier assaut prolétarien des années soixante-soixante-dix et la fin de toute affirmation d’une identité prolétarienne, la disparition du terme de communisme dans le langage courant et des partis qui étaient censés représenter ce courant (même les gauchistes de la LCR ont opté pour l’abandon et le passage au NPA), laissant place à de nouvelles formes de particularisation, plus identitaires que sociales. [↩]
- Nous faisons ici l’impasse sur toutes les controverses historiques autour de la notion de « communisme primitif « . Il ne se manifeste que sous la forme de l’individualité-communauté des êtres humains. [↩]
- Cf. les Manuscrits de 1844 et les Notes sur J. S. Mill, La Pléiade, Economie II, p. 23 : « La nature humaine étant la vraie communauté des hommes, ceux-ci produisent en affirmant leur nature, la communauté humaine, l’être social qui n’est pas une puissance générale, abstraite en face de l’individu isolé, mais l’être de chaque individu, sa propre activité, sa propre jouissance, sa propre richesse. Cette vraie communauté ne naît donc pas de la réflexion ; elle semble être le produit du besoin et de l’égoïsme des individus, autrement dit l’affirmation de leur existence elle-même. Il ne dépend pas seulement de l’homme que cette communauté soit ou ne soit pas ; mais tant que l’homme ne se reconnaîtra pas comme tel et n’aura pas organisé le monde humainement, cette communauté aura la forme de l’aliénation : sujet de cette communauté, l’homme est un être aliéné à lui-même. Les hommes sont ces êtres aliénés, non pas dans l’abstraction, mais en tant qu’individus réels, vivants, particuliers » [au sein de la société quand c’est sous la forme de l’échange et du commerce que l’économie politique conçoit la communauté comme une série d’échanges réciproques et d’intégration mutuelle, ndlr]. [↩]
- Il en est un peu de même quand Charles Sfar et moi-même développons la notion « d’aliénation initiale » (in Temps critiques n°4 et n°5, disponibles en ligne sur le site) dans la passion de l’activité. [↩]
- Cf. Temps critiques n°9 « Le temps des confusions » http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article216
« Il faut tout d’abord distinguer ce qu’on appelle la « communauté de référence » qui est une construction abstraite, des références communautaires concrètes. La communauté de référence est liée au passé des individus, à ce qui les constitue, par exemple leur histoire familiale. L’imprégnation peut être si forte que la référence en devient presque inconsciente, comme objective […] Il faut aussi préciser que si l’individu peut éventuellement se définir par rapport ou à partir d’une communauté de référence cela ne veut pas dire qu’il l’approuve mais seulement qu’elle a joué et joue encore un rôle dans sa structuration personnelle, à la fois individuelle et sociale (sensibilité, mode de raisonnement, connaissances, aspirations et valeurs-clés). Les « références communautaires » sont elles, en relation avec le présent des individus. Elles sont en effet, à l’époque moderne, rarement uniques (famille, classe sociale, nation, internationalisme, région, groupe d’appartenance). Ces références communautaires multiples peuvent venir ainsi enrichir une communauté de référence fondamentale comme l’a bien montré l’exemple de la communauté ouvrière avec ses attaches à la classe, à certaines traditions paysannes, aux valeurs individuelles de la révolution française, aux valeurs bourgeoises de la ville, aux espoirs de la modernité (science et progrès) ». [↩] - Il faudrait voir si ce qui se passe au Chiapas n’est finalement qu’une variante de ce guévarisme ou bien s’il présente une nouvelle articulation originale des rapports individu/communauté, à partir d’une base pré-capitaliste isolée et ne survivant que par son isolement gagné de haute lutte, puis négocié. [↩]
- C’est la rançon de l’adhésion de Marx à une théorie de la valeur. En effet, toutes les théories de la valeur présupposent une neutralité axiologique de celle-ci. De ce point de vue aujourd’hui, tout travail est productif pour le capital ou dit autrement dans l’autre théorie de la valeur, tout travail est utile. [↩]
- Tout en les soutenant officiellement, les syndicats, y compris SUD et la CNT s’étaient bien gardés de donner cette consigne de désobéissance à leurs adhérents. Un fonctionnaire, même critique et syndiqué, ça fonctionne ! [↩]
- Cf. à ce sujet, le texte récent de Gzavier : Un Premier mai orphelin de sa cause. [↩]
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