Les impasses d’une lecture classiste du mouvement des Gilets jaunes

Ci-dessous un échange amical entre deux anciens militants des courants communistes de gauche. Ils interviennent à propos des premiers suppléments de la revue Temps critiques à propos du mouvement des Gilets jaunes. Tout en y portant attention et en n’étant pas parfaitement d’accord entre eux d’ailleurs, leur prisme d’analyse reste classiste même s’ils semblent diverger sur le porteur actuel ou le sujet de classe. JW qui échange de longue date avec eux intervient ici dans la discussion, mais après coup pour préciser la position de la revue quant à un mouvement des Gilets jaunes à laquelle elle participe activement, même si ce n’est pas toujours au nom de Temps critiques, mais dans un cadre bien plus large, par exemple à Lyon.

 


 
Sur le mouvement des Gilets Jaunes

Extraits d’un échange avec Maxime
Commentaire en couleur de JW, pour Temps critiques

Je suis d’accord avec ton appréciation sur les analyses de Temps critiques à propos des Gilets Jaunes : « le plus fin analyste », même si je ne partage pas tout ce qu’ils disent.
Tout comme toi, ils s’attardent sur la question de savoir si on peut comprendre ce mouvement en termes de « classes » ou de « classisme ».

Toi tu écris :
« C’est une émergence ; de quoi au juste ? là est la terrible question à se poser et l’on n’y répondra pas en continuant de passer par les catégories de “lutte de classe” » et de “sujet révolutionnaire historique : le prolétariat”.

Temps critiques écrit :

Ce mouvement « n’est pas classiste », « l’ensemble n’est pas une particularité identifiable (classe) ».

 

Tu écris « lutte de classe » au singulier et ne te réfères qu’au « prolétariat ». Je crois qu’avant de se pencher sur la place de celui-ci dans le mouvement il est nécessaire de savoir ce qu’il en est en termes de lutte de classes, au pluriel. Le sens le plus élémentaire du terme de « classe » est défini par la position « économique » de ses composants dans la vie sociale et cela indépendamment des idées et convictions de ses membres.

Le mouvement des GJ est une réaction à des mesures d’ordre économique qui depuis des années vont toutes dans le même sens : accroître la rentabilité d’un système basé sur l’exploitation de l’immense majorité de la population au profit d’une minorité. Les dernières décennies sont marquées par un accroissement sans précédent de l’écart entre les « pauvres » et les « riches ». La composition sociale du mouvement des GJ est diverse. Le capitalisme n’exploite pas seulement les travailleurs salariés, cols bleus ou cols blancs, les « prolétaires ». À travers ses banques et à travers la fiscalité de son État, il tire aussi profit du travail des petits paysans, des petits commerçants, des artisans, des « auto-entrepreneurs », etc. C’est cet ensemble de « victimes » du système qui forme l’essentiel des Gilets. Attention, les GJ ne se présentent pas comme des « victimes », ce sont les analyseurs socio-politiques ou médiatiques qui les voient en ces termes (victimes de la mondialisation, de la modernité, de la segmentation métropoles/périphéries, etc.). Mais eux affirment leur force et c’est cela qui leur donne cette détermination presque sans faille. Contrairement à tous ces discours de commerçants qu’on entend sur les marchés ou ailleurs et de salariés qui se plaignent et récriminent, les Gilets jaunes, quels qu’ils soient ont commencé à décourber le dos (c’est le titre d’un prochain texte). Ils ne sont pas ou plus des « victimes » car ils ont « découvert » ce qu’était la domination, non pas l’exploitation, mais la domination. Et c’est là que l’analyse de Raoul souffre d’un certain économisme qui l’empêche de comprendre le souffle qui pousse le mouvement, cette sorte de « liberté … guidant le peuple » dans sa version contemporaine. Une domination ressentie comme celle produite par l’Etat et les nébuleuses de l’hyper-capitalisme du sommet (grandes banques, patrons du CAC 40 et des FMN, Commission européenne), d’où d’ailleurs le complotisme latent de certaines franges du mouvement, mais on ne peut pas attendre, en l’état, qu’il soit plus clairvoyant que Le Monde diplomatique ou n’importe quel gauchiste anti-impérialiste ou altermondialiste.

Un ensemble qui n’est pas caractérisé par une couleur de peau, ni par des croyances religieuses ou philosophiques, un ensemble qui possède comme « particularité identifiable » celle de subir l’oppression économique d’un même système. Oui, mais ce n’est pas venu d’un coup. C’est l’extraordinaire vitesse de maturation du mouvement qui l’a fait passer d’un mouvement anti-taxe et anti-fiscalité qui d’ailleurs regroupait les traditionnels opposants à toute taxe ou impôt (d’où la déqualification rédhibitoire émise par la gauche et l’extrême gauche à l’origine), à un mouvement pour la justice fiscale puis à un mouvement pour la Justice, puis à un mouvement « social », puis à un mouvement anti-système à partir du moment où il a saisi les enchaînements (cf. par exemple son attitude changeante par rapport à la police).

Si on s’en tient à la définition de classe basée sur un critère fondamentalement économique, il s’agit bien d’une classe au sens large, si on ne se réfère pas à la classe au sens de Marx, quel est alors l’intérêt de garder le terme ? la classe des victimes, des exploités. Cette large catégorie est elle même composée d’une diversité de classes. Si tu choisis « classe au sens large » alors c’est l’inverse, c’est cette classe large qui est composée d’une diversité de catégories. Tout ce va et vient découle, à mon avis, du fait que la notion de classe, comme je le disais plus haut est employée sans cohérence définitoire définies suivant des critères plus précis : salariés, chômeurs, petits propriétaires, auto-entrepreneurs, retraités, etc. Ces critères ne sont que des catégories au sens statistique du terme et de toute façon il y a quelque chose que tu oublies, c’est que les GJ ne se posent pas socialement à partir du travail. Ils ne demandent jamais ou presque comme entrée en matière des discussions : « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », mais plutôt « Qu’est-ce que tu vis » qui est beaucoup plus global. Et tu l’oublies parce qu’en bon matérialiste marxiste tu penses que les conditions matérielles sont d’abord les conditions liées à la place dans les rapports de production et sous-entendu au type de travail alors que s’il y a bien une base matérielle à la révolte des GJ, elle est beaucoup plus englobante parce qu’elle met en jeu les conditions même de la survie. C’est pour cela que, depuis longtemps, nous disons que les contradictions du capital ont été portées du niveau de la production au niveau de la reproduction.

D’ailleurs, si l’on considère le camp qui s’oppose au Gilets, il apparaît aussi comme une classe, celle de ceux qui profitent et gèrent aux plus hauts niveaux le système dominant. Non, les enseignants sont massivement, soit étrangers au mouvement, soit profondément hostiles sans pour cela se rallier au camp techno-bureaucratique macronien. De même, les intermittents du spectacle pourtant souvent actifs dans les luttes sont absents du terrain parce que comme les enseignants ils méprisent la sauvagerie des GJ ou en ont peur, sans pour cela se rallier à Macron. D’ailleurs c’est aussi le cas de tous ceux qui ont adopté les valeurs de la post-modernité. Certes elles dynamisent le capital mais on ne peut accuser leurs tenants d’être du côté du capital. En fait, si on veut vraiment parler encore en termes de classes, les vraies classes moyennes sont là. Salariées ou non, du public ou du privé, plutôt « de gauche » ou plutôt « de droite », peu importe, ce sont celles qui ressentent le moins la domination parce qu’elles adhèrent encore aux idées de progrès, de modernité et même parfois d’émancipation si on limite celle-ci aux « questions de société » (il y a beaucoup de femmes ches les GJ, mais pas beaucoup de « féministes » pour ne prendre que cet exemple).
Cet ensemble est lui même composé de « sous-classes » dont les intérêts peuvent parfois être contradictoires mais qui ont un même intérêt face aux exploités : la bourgeoisie industrielle, celle commerciale ou immobilière, les hauts fonctionnaires de l’État, etc.

Mais, quelle que soit la façon dont on distingue ou regroupe les classes en présence, il s’agit bien d’une lutte de classes, au pluriel. Simple rationalisation en termes de classes de la notion de conflictualité sociale et donc sans effet heuristique car tes classifications ne peuvent déterminées aucune « frontière de classe », d’autant que tu as fait disparaître la notion d’antagonisme. La lutte de classes n’apparaît plus qu’en toile de fond de l’analyse, mais l’analyse n’en démontre pas l’existence.

Le terme de « peuple » a souvent été utilisé pour désigner ce qu’incarnent les Gilets Jaunes. Temps critiques écrit à ce propos :

« Ainsi, alors que dans le mouvement même, cet ensemble qui n’est pas une totalité (peuple) ni une particularité identifiable (classe) a tendance soit à vouloir se constituer comme une totalité des dominés (“les gens d’en bas”) dans les conditions présentes incluant les transformations du capitalisme : soit à vouloir réveiller celle d’un Peuple essentialisé à grand renfort de symboles de l’ancien État-nation français (drapeau et Marseillaise). »

 

En réalité le terme de « peuple » peut recouvrir de nombreuses significations. Mais dans l’ensemble elles tournent autour de deux principales. « Peuple peut désigner soit la totalité de la nation, soit la partie de la nation qui est dominée économiquement et politiquement. » (http://www.cnrtl.fr/definition/peuple) Cette ambiguïté est une source de confusion très fréquemment utilisée par les hommes politiques, de droite ou de gauche, pour justifier le nationalisme, l’unité « républicaine » de toutes les classes avec un langage « populaire ». Quand les Gilets Jaunes disent nous sommes « le peuple », « les gens d’en bas », ils ne prétendent pas être la totalité de la nation, mais bien une classe ou un ensemble de classes « dominées ». Quand une partie d’entre eux brandit des drapeaux nationaux ou chante la Marseillaise, cela veut dire pour certains « la vraie France c’est ceux d’en bas » C’est contradictoire parce qu’il y a l’idée, fausse d’après moi, que ceux d’en bas sont très nombreux (toujours cette idée des 99% de dominés) et ceux d’en haut très peu et comme les GJ ne partent pas du travail et de l’entreprise ils ont tendance à minorer les hiérarchies sociales intermédiaires (mais c’était déjà le même cas pour les Occupy et les Nuits debout), ceux qui combattent les dominants, mais pour d’autres, en particulier les minorités d’extrême droite, c’est du simple nationalisme, teinté de xénophobie et de repli sur soi.

C’est une ambiguïté qui traduit la diversité de l’appartenance de classe des GJ, dans la mesure où la place dans la vie économique TEND à favoriser tel ou tel type d’idées, de pensées. Il est plus facile pour une aide-soignante, un ouvrier d’industrie ou une institutrice d’envisager l’élimination de la propriété privée des moyens de production que pour un petit paysan ou un petit patron. Mais ce n’est qu’une tendance. Il y a aussi des prolétaires dans les mouvements d’extrême droite comme il y a des petits paysans qui comprennent « les communs ». Le déterminisme économique au niveau des consciences est une réalité importante mais, contrairement à la caricature que peut en faire un marxisme rabougri, il n’est ni absolu ni unique. Par exemple, dans le cas du mouvement des GJ, il ne fait aucun doute que des facteurs comme la personnalité et le style de Macron, s’autoproclamant Jupiter et parlant des gens « qui ne sont rien », ont joué un rôle important. Merci patron… Merci Macron. Il en est de même de l’image intériorisée d’une France pays des Sans-culottes et des révolutions. C’est bien là une base commune à la révolution française et au mouvement des GJ, ce caractère destituant de la révolte sous la forme du soulèvement (Nous sortons le 9 février un supplément initié par J. Guigou sur ce point)

Pour comprendre le mouvement, dis-tu, il faut se passer de la catégorie « lutte de classe », au singulier, et Temps critiques dit qu’il ne s’agit pas d’un mouvement « classiste ».

Cela peut vouloir dire que l’on n’a pas vu dans ce mouvement un prolétariat homogène, luttant seul pour ses seuls intérêts immédiats. Cela correspond à la réalité.

D’abord, tous les secteurs du prolétariat n’y étaient pas présents. Les plus pauvres en particulier y étaient pratiquement absents. Ce n’est pas parce que les habitants des banlieues sont peu présents qu’ils se désintéressent du mouvement. L’exemple du Comité pour Adama en fournit un exemple, les luttes des lycéens de banlieues ces derniers mois en est un autre. Les GJ qui habitent en banlieue donnent une explication qui certes ne vaut pas excuse : ils ont toujours 2005 en mémoire et le sentiment d’abandon et de stigmatisation qui s’en est suivi ne pousse pas à la solidarité avec un mouvement qui, lui-même, à l’origine, se développe dans un autre univers spatial et qui de plus ne cherche pas à s’en rapprocher (les jeunes des « quartiers » qui se mêlent aux manifestants sont tolérés surtout parce qu’ils sont très jeunes, mais leur jeu avec la police ou leurs petites provocations ne sont pas du gout de tout le monde. Ensuite, ceux qui y participaient ne se battaient pas pour des revendications spécifiques à la seule classe des salariés. Les questions soulevées touchaient, comme on l’a vu, l’ensemble des « victimes » du système : le pouvoir d’achat, par exemple. Elles concernaient aussi des questions plus globales, en rapport avec l’ensemble de l’organisation de la vie sociale : le rejet du spectacle « démocratique » des partis et des syndicats, la dénonciation de la « répartition des richesses », le combat contre la dégradation écologique de la planète : « les fins de mois difficiles et la fin du monde, même combat ».
C’est une évidence : ce n’était pas une lutte classique (classiste ?) des seuls prolétaires contre leurs patrons.

Mais tu dis qu’il faut aussi rejeter la catégorie de « sujet révolutionnaire historique : le prolétariat ».
C’est une question qui pour moi reste ouverte. Même si les conditions d’un dépassement du capitalisme sont très différentes de ce qu’elles furent pour les mouvements révolutionnaires « prolétariens » du passé, du fait en particulier de l’actuelle émergence de « germes » d’un mode de production non-capitaliste, il n’en demeure pas moins que certains secteurs de la société Trop vague, on a l’impression que Renault porte toujours espoir ou désespoir alors qu’il n’existe plus de forteresses ouvrières ; si encore Raoul parlait des salariés du secteur de la reproduction des rapports sociaux capables de bloquer les flux ou les services publics on comprendrait, mais là … sont de par leur situation économique et sociale, plus à même de désirer et de réaliser ce dépassement.

Une question me semble importante à cet égard : celle des rapports entre les prolétaires et le reste des participants au mouvement. Le scepticisme de certains « révolutionnaires » à l’égard du mouvement de GJ repose sur la nature « interclassiste » du mouvement. Deux remarques à ce sujet.

– L’« interclassisme » dont le mouvement a fait preuve est une alliance entre victimes du capital et non une alliance entre victimes et gérants du capital.
– Les principaux moments d’action révolutionnaire du passé caractérisés comme « prolétariens » n’ont pu être révolutionnaires que parce que le prolétariat n’y était pas seul. Ils ont été presque tous liés à des situations de guerre avec toutes les souffrances que cela comporte pour l’immense majorité de la population et pas seulement pour les prolétaires, en particulier dans les pays « vaincus », où la défaite facilite le rejet de la classe dirigeante. Dans les révolutions en Russie et en Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, les soviets et les conseils de soldats, constitués souvent de « paysans en uniforme », ont joué un rôle crucial et décisif.

Temps critiques fait le même constat lorsqu’il écrit :

« Comme dans les mouvements révolutionnaires historiques (la Révolution française, 1848, la Commune, les révolutions russes et chinoises, l’Espagne, la Hongrie 1956, etc.) ou dans les soubresauts révolutionnaires (mai 1968 ; Italie 1968-78), nous n’avons pas à faire à des mouvements purement classistes qu’il ne s’agit donc pas de définir de façon classiste comme si la révolution allait forcément être facilitée par une pureté de classe et donc qu’il n’y aurait rien à attendre d’un mouvement comme celui des Gilets jaunes du fait de son « interclassisme ». Les luttes de classes ont justement été les plus virulentes quand cette pureté de classe était la moins évidente. »

 

De la capacité à gérer cette diversité dépend le succès d’un dépassement du capitalisme. C’est un des aspects importants de ce mouvement que de s’être confronté en pratique à cette question.

J’ai pu noter dans les témoignages sur la vie dans ces Agora du mouvement qu’étaient les « Ronds Points » et les « cabanes », qu’on y était souvent confronté au problème des divergences, en particulier sur la question de l’immigration. Certains témoignages disaient qu’au bout de plusieurs semaines de discussion et de convivialité les « anti-immigrants » avaient été ébranlés dans leurs convictions. D’autres disaient qu’on avait choisi de ne pas en discuter pour éviter des divisions. Oui, mais Raoul fait ici une confusion entre immigrés et migrants. Des descendants d’immigrés sont présents sur des ronds points (par exemple à Feyzin et même dans les manifestations et cela ne pose pas de problème apparent, mais la question des migrants est plus problématique, comme elle l’est pour la plupart des personnes, GJ ou non. De fait, même si sur la plateforme d’origine apparaît ce point et l’idée de retour au pays pour les déboutés du droit d’asile, il a été relégué dans les deux ou trois dernières préoccupations parmi la cinquantaine que compose l’ensemble et les banderoles contre le pacte de Marrakech ne sont guère brandies que quelques minutes par des identitaires.

Savoir gérer, confronter, surmonter les divisions ne sera pas toujours simple mais ce sera une des principales conditions de force d’un mouvement. Qui plus est, on ne parle vraiment de début de « révolution » que lorsqu’on assiste au refus par une partie des forces de répression de jouer leur rôle et à leur passage du côté du mouvement qu’elles sont censées réprimer.

À ce niveau, une question devra jouer un rôle essentiel : la formulation, la visibilité d’un projet révolutionnaire. Il est difficile de marcher ensemble si on ne sait pas où l’on va.

Temps critiques aborde aussi cette question :

« Mais ce qui va nous être alors rétorqué, c’est “que proposez-vous ?”. C’est la même chose que ce qu’on nous disait en 68 et avec en plus même pas l’échappatoire, pour certains, de répondre en proposant les modèles exotiques (Cuba ou la Chine). » (Une tenue jaune qui fait communauté)

 

Il n’empêche qu’il faudra bien répondre à cette question.
Le mouvement des GJ, en particulier au niveau de son autonomie par rapport aux organes d’encadrement que sont les partis politiques et les syndicats, a été rendu possible en grande partie par les nouvelles technologies de la communication. Techniquement oui, mais il est évident qu’il y a aussi une véritable volonté politique d’affirmation de cette autonomie, non seulement par rapport à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur du mouvement comme on le voit avec l’invalidation permanente de la plupart des leaders auto-proclamés… ou dans le simple déroulement chaotique de manifestations sans tête ni queue et même parfois « sans queue ni tête ». Internet, les réseaux sociaux ont été déterminants. Répondre à la question « que proposez-vous ? » devra tenir compte non seulement de ces nouveaux moyens de communication mais aussi de toute la révolution technologique actuelle qui bouleverse et bouleversera le processus même de production. Une révolution qui permet l’émergence sous forme embryonnaire de rapports non marchands, de façon pure ou hybride, au sein même des aspects les plus modernes de la production, celle des biens digitaux.

Raoul, 25 janvier 2019

JW en couleur, le 8 février

Gilets jaunes : des hérétiques de la politique établie

On lira ci-dessous l’entretien d’Anne Steiner et d’un journaliste du site Le Media presse paru lundi 14 janvier. Les analogies et les différences établies par Anne Steiner entre le mouvement des Gilets jaunes et les soulèvements ouvriers ou populaires du début du XXe siècle sont fructueuses. Elles permettent notamment de saisir en quoi l’actuel mouvement se situe dans la continuité des luttes du mouvement ouvrier révolutionnaire historique mais aussi, et surtout, en quoi il s’en écarte ; en quoi les Gilets jaunes s’affirment comme des hérétiques vis à vis des dogmes sur la lutte des classes encore en vigueur chez de nombreux militants de gauche aujourd’hui.

1/ Les Gilets jaunes ont commencé par des blocages sur des ronds-points et des ouvertures de péages. Depuis, le mouvement a évolué vers d’autres formes, avec en plus des rassemblements en grandes villes, qui sont souvent le théâtre d’affrontements musclés avec les forces de l’ordre. Sommes-nous passés des manifestations à l’émeute ?

Toute manifestation est susceptible de se transformer en émeute dès lors qu’elle n’est pas efficacement encadrée par un service d’ordre. Le modèle de la manifestation « raisonnable » avec autorisation préalable et trajet négocié s’est mis en place assez tardivement en France. Le premier exemple en a été la manifestation organisée à Paris, le 17 octobre 1909, pour protester contre l’exécution du pédagogue libertaire catalan Francisco Ferrer après qu’une première manifestation spontanée, le 13 octobre, ait tourné à l’émeute avec barricades, tramways et kiosques brûlés, rues dépavées, conduites de gaz mises à nu et enflammées, policiers revolvérisés… Mais c’est seulement après la première guerre mondiale que s’impose le modèle de la manifestation autorisée et contrôlée par les organisateurs eux-mêmes, un modèle qui, nonobstant quelques débordements en marge des cortèges, est resté dominant pendant plusieurs décennies.

On a pu voir durant la mobilisation contre la réforme du code du travail en 2016 que ce modèle vacillait et que les organisations syndicales n’avaient plus la force, ni peut-être la volonté, de s’opposer à la tentation émeutière portée par des éléments de plus en plus nombreux et déterminés. Mais il y a une grande différence entre la violence des cortèges de tête, esthétisée, codée, ritualisée même, et sous tendue par une théorie insurrectionaliste, et la violence des Gilets jaunes, beaucoup plus spontanée, non élitiste, au sens où tout un chacun, quelque soit son âge et sa vision du monde, peut s’y retrouver, y prendre part. Cette violence évoque, bien plus que celle portée par le cortège de tête, celle des cortèges indisciplinés de la Belle Époque « livrés au hasard des inspirations individuelles » que Jaurès, dans un plaidoyer en faveur du droit de manifester, opposait aux grands rassemblements de rue organisés sous le contrôle et la responsabilité du prolétariat lui-même.

Il y a chez les  Gilets jaunes un refus ou du moins une désinvolture par rapport aux règles établies depuis 1935 soumettant le droit de manifester à une déclaration préalable et à un itinéraire établi. Dès lors, leurs rassemblements peuvent être considérés comme séditieux et se voient exposés à une répression brutale des forces de l’ordre, ce qui suscite en retour une montée de la violence des manifestants, y compris de la part de ceux et celles qui n’avaient nullement l’intention d’en découdre avec les policiers et gendarmes. Le basculement de la manifestation à l’émeute advient d’autant plus abruptement qu’il n’y a pas d’intention préalable de commettre des violences, qu’il ne s’agit pas de détruire quelque misérable Mac Donald comme le premier mai 2018 pour se disperser ensuite, mais de livrer un combat à mains nues et à visage découvert jusqu’à l’épuisement d’une colère que rien ne peut venir apaiser. L’émeute survient quand la peur déserte les corps et les esprits, quand on ne craint plus les coups, les mutilations, les arrestations, les condamnations, quand la rage s’empare d’une foule sans leaders, ni organisation, sans « catéchisme révolutionnaire », quand elle s’empare de toutes et tous, sans aucune détermination préalable de genre, d’âge, de condition physique…

2/ Refus de toute représentation, de couleurs politiques et action directe : les Gilets jaunes ressemblent-ils à la CGT anarcho-syndicaliste ?

On ne peut pas comparer les Gilets jaunes, mouvement de masse protéiforme, à une organisation comme la CGT syndicaliste révolutionnaire qui, si elle refusait toute main mise des partis sur les syndicats, avait une vision claire des buts à atteindre et des moyens à utiliser. Il s’agissait de faire advenir une société sans classe ni état par l’action directe et par la grève générale.

En revanche, il est tout à fait possible de faire des analogies entre les grèves de la période syndicaliste révolutionnaire (1000 à 1500 grèves par an sur l’ensemble du territoire et dans tous les secteurs d’activité ente 1906 et 1912), et la mobilisation des gilets jaunes. Car ces mouvements surgissent souvent au sein de populations faiblement politisées, peu syndiquées, vivant dans des petites villes ou même des villages comme les serruriers de Picardie, les boutonniers de l’Oise, les chaussonniers de Raon l’Étape (je parle au masculin mais la part de la main d’œuvre féminine y est très importante). Le niveau de violence de ces conflits est souvent très élevé avec demeures patronales incendiées ou dynamitées, contremaîtres et patrons brûlés ou pendus en effigie, usines sabotées, bâtiments administratifs attaqués, et rudes affrontements avec la troupe.

Et l’on voit les victimes de ces exactions, découvrant comme au sortir d’un songe, la haine qu’ils suscitent dans le cœur de ces ouvriers et ouvrières qu’ils pensaient pouvoir continuer à opprimer, en toute impunité, à coups de règlements toujours plus draconiens, d’exigence de productivité accrue, de baisses de salaire. Exactement comme les classes dominantes sont prises d’effroi en voyant entrer brutalement en éruption ce peuple de « gilets jaunes » qu’elles croyaient apathique et à jamais vaincu, ce peuple qui a encaissé pendant plusieurs décennies les délocalisations, l’asphyxie des petites villes et des villages dans lesquels ils se trouvent relégués, la suppression des services publics, la perte de tout pouvoir de décision politique, la multiplication des taxes, et le mépris de moins en moins dissimulé des gouvernants.

Autre point commun, on observe dans les mouvements sociaux de la période syndicaliste révolutionnaire, une remise en question de la démocratie représentative, une méfiance par rapport aux partis politiques et par rapport aux députés qu’on appelle ironiquement les quinze mille ou les QM depuis que leur indemnité parlementaire est passée de 9000 à 15 000 francs annuel Pour améliorer leur condition, les acteurs de ces mobilisations croient davantage à la grève et à l’épreuve de force avec le pouvoir qu’à l’action parlementaire. Ils ne sont pas réformistes. Il y a un véritable désenchantement par rapport à la République qu’ils ont pourtant chérie.

3/ Contrairement aux émeutes anarcho-syndicalistes, tout se passe le week-end et il n’y a pas de manifestations en semaine. Comment l’expliquez-vous ? Les syndicats traditionnels sont-ils responsables de cet état de fait ?

Les mouvements émeutiers de la belle Époque adviennent pour la plupart dans un contexte de grèves longues et dures. Et dans un tel cadre, la mobilisation est bien sûr quotidienne. Mais en revanche, la grande révolte des viticulteurs du midi en 1907 a un mode de mobilisation comparable à celui des gilets jaunes avec des rendez-vous hebdomadaires chaque dimanche, seul jour chômé de la semaine. Ils se retrouvent à 15 000 à Capestang le 21 avril 1907, 80 000 à Narbonne le 5 mai, 150 000 à Béziers le 12 mai, 250 000 à Carcassonne le 26 mai, 800 000 à Montpellier le 9 juin. On voit toute une population qui vit de la monoculture de la vigne se soulever contre la paupérisation qui la frappe. Comme les gilets jaunes, les viticulteurs du Languedoc, se disaient apolitiques et n’avaient comme interlocuteur que le gouvernement auquel ils demandaient une législation contre la fraude. À ceux qui s’interrogeaient sur leur appartenance de classe et leurs préférences politiques ou qui les accusaient d’être réactionnaires, ils répondaient : «Qui sommes nous ? Nous sommes ceux qui doivent partout : au boulanger, à l’épicier, au percepteur et au cordonnier, ceux que poursuivent les créanciers, ceux que relancent les huissiers, ceux que traquent les collecteurs d’impôts. Nous sommes ceux qui aiment la République, ceux qui la détestent et ceux qui s’en foutent »

Le mouvement des gilets jaunes ne démarre pas à partir d’une grève. Leur seul interlocuteur est l’État. Ils lui demandent une fiscalité plus juste et une hausse du salaire minimum puisque c’est à l’État qu’il revient de fixer ce montant. C’est une lutte de classes puisqu’elle pose le problème de la répartition des richesses et du pouvoir, mais elle n’a pas l’entreprise comme terrain. Aussi les syndicats sont ils hors-jeu. Et la seule réaction syndicale à la hauteur des événements serait un appel à la grève générale illimitée qui n’aurait bien sûr aucune chance d’aboutir. Certains salariés pourraient peut-être, profitant de l’affaiblissement de l’exécutif, se lancer dans un mouvement de revendication et utiliser l’arme de la grève. Mais quoiqu’il en soit, le principe des manifestations le samedi me semble très pertinent car il permet à tous, grévistes ou non grévistes d’y participer. Durant la mobilisation contre la réforme du code du travail, si les effectifs des manifestations, qui avaient toujours lieu en semaine, ont décru au fil du temps, c’est en partie parce qu’il était impossible à beaucoup de salariés de poser de nouvelles journées de grève.

4/ La question du rapport des forces de l’ordre reste ouverte. Le mouvement doit-il chercher à attirer une partie d’entre-elles ?

Au début du mouvement, il y a eu plusieurs tentatives de fraternisation avec les forces de l’ordre, notamment sur les ronds points. Et bien entendu, policiers et gendarmes auraient pu se retrouver dans les revendications des Gilets jaunes puisqu’ils partagent les mêmes conditions de vie, salaires modestes, et souvent habitat péri-urbain. Mais dès les premières manifestations en ville, les Gilets jaunes ont fait l’expérience de la répression, ils ont été tour à tour nassés, bloqués, aspergés de gaz lacrymogènes, soumis à des tirs de LBD ou de grenades offensives, matraqués. Cela a détruit toute illusion d’un possible passage à la sédition des forces chargées de maintenir l’ordre. Seul rempart du gouvernement contre la colère du peuple, celles-ci ont obtenu la compensation financière qu’elles réclamaient et, selon toute vraisemblance, elles tiendront bon.

Pour beaucoup de Gilets jaunes, qui n’avaient jamais manifesté, et qui, dans leur ensemble, ne nourrissaient aucun sentiment d’hostilité à l’égard de la police, cette brutale confrontation avec la répression a constitué un véritable choc. Elle a fait naître une haine incommensurable et une volonté d’en découdre, suscitant en retour un accroissement des brutalités policières. Le nombre de blessés graves est impressionnant. Une femme, qui ne manifestait même pas, a été tuée à Marseille sans qu’on entende le ministre de l’intérieur ou le chef du gouvernement s’excuser. Si la victime collatérale de ce tir de grenade avait été une habitante des beaux quartiers de la Capitale, gageons qu’elle aurait eu droit à davantage d’égards ! Il est, de même, tout à fait inédit d’entendre un ancien ministre, de l’Éducation nationale qui plus est, regretter que les forces de l’ordre ne puissent tirer, à balles réelles, sur les manifestants. On peut se demander d’ailleurs, si en l’absence de toute réponse politique, cela ne va pas finir par arriver.

5/ Des Gilets jaunes ont tenté, en décembre, de bloquer le marché de Rungis, qui alimente Paris et sa région. Lors d’une précédente interview, vous expliquiez : « Aujourd’hui, il faut faire la grève générale de la consommation, c’est le seul levier sur lequel nous pouvons agir. C’est-à-dire qu’il faut réduire de façon drastique sa consommation de biens industriels, se détourner au maximum des circuits marchands, et produire autrement ce que nous considérons comme nécessaire à notre bien-être. Le capitalisme ne survivrait pas à une désertion en masse de la consommation. » Les Gilets jaunes peuvent-ils se diriger vers cela ?

Les Gilets jaunes ont bloqué également des centres commerciaux et des dépôts de marchandises. Et leurs manifestations hebdomadaires en centre ville ont eu comme résultat de faire drastiquement chuté les achats au moment crucial des fêtes de fin d’année. Ces fêtes, qui auraient pu sonner le glas du mouvement, n’ont pas entamé le moins du monde la détermination des protestataires. Et c’est là que peut résider l’espoir de voir le mouvement évoluer vers une remise en cause des pratiques habituelles de consommation. Nombre de gilets jaunes ont affirmé qu’ils ne ripailleraient pas comme le veut la tradition et qu’ils préféraient passer le moment du réveillon dans les cabanes édifiées sur les rond points, ces micro ZAD. Ils ont expérimenté le goût de la commensalité, comme dans les soupes communistes des grèves d’antan, où l’on collectait des aliments que l’on préparait et mangeait ensemble. De ces expériences inédites, de nouvelles pratiques de consommation peuvent naître. Elle peuvent amener à se détourner de la nourriture industrielle nocive et finalement coûteuse pour produire, échanger et partager de quoi manger. Mais aussi à fabriquer ou à recycler vêtements et objets divers, à mutualiser certains biens comme les véhicules. Au niveau local, sans passer par les applications qui transforment tout ce qui relevait du don, du prêt, du partage, en marchandise.

Actuellement de nombreux Gilets jaunes sont décroissants par obligation et sous-consommateurs par nécessité, ils peuvent très bien le devenir par choix s’ils perçoivent la charge subversive de tels comportements. Cela n’adviendra pas en quelques semaines, il faudra du temps, mais quelle que soit son dénouement, cette lutte ne laissera pas indemnes ceux qui l’ont menée et il se peut bien qu’elle les conduise sur ces chemins là.

Révolution à titre humain et tension vers la communauté humaine

Ce qui devait être une réponse à deux lecteurs abordant les mêmes questionnements s’est transformé, en cours de route, en un petit texte qui, nous l’espérons, apportera quelques éclaircissements par rapport à des notions que nous employons régulièrement, mais qui restent parfois obscures ou même sujettes à discussions entre nous.

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Quand des communisateurs colmatent leur barque avec du racialisme

Aujourd’hui, pour nombre de communisateurs, les points de vue partiels ou particularistes de genre et de race viennent relayer et se substituer au point de vue ouvrier partiel qui le précédait jusqu’au début des années 70 dans le cadre de la théorie du prolétariat ; théorie de classe, « point de vue ouvrier » pour les opéraïstes. Là où il y avait hiatus entre prolétariat et communisme les « communisateurs » ont mis en place un concept qui, pour eux, leur permet de combler ce hiatus, mais en renvoyant tout à la structure impersonnelle du capital. Devant cette abstraction puissance élevée à la puissance dix mais laminée par le courant dominant des particularismes, la théorie communiste se mue en opportunisme par rapport aux différents points de vue partiels dont les vagues font peu à peu céder tout point de vue universaliste et « à titre humain ». Mais alors que la communisation, emplie d’althussérisme implicite — tout en étant un concept et un mouvement critiquable — restait encore dans le cadre de la critique du rapport social capitaliste, on ne voit pas ce qui pourrait relier les intersectionnalités désormais intégrées par Théorie communiste, avec la communisation, justement. Plus, il n’y a aucun rapport. Sauf à penser que les « racialisés » et les « genrisés » soient les nouveaux agents actifs de la communisation dont, pour la plupart, ils n’ont même pas l’idée parce qu’ils ne produisent aucune critique de ces mêmes rapports sociaux capitalistes ; sauf à croire que ce que TC nomme le « dépassement à produire » est déjà à l’œuvre dans les pratiques qui cherchent à rendre visibles les « discriminations » de genre, de race ou vis-à-vis des religions.

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L’impossible recomposition de classe ?

Nous publions ci-dessous les réactions d’un lecteur du livre L’évanescence de la valeur de J.Guigou et J.Wajnsztejn (L’Harmattan 2004) à propos d’un passage sur les potentialités de lutte des salariés de la reproduction du rapport social capitaliste. Dans leurs réponses successives, J.Guigou puis J.Wajnsztejn reviennent brièvement sur le cheminement théorique accompli par Temps critiques depuis le début des années 2000 sur la question des classes, de la composition de classe, des luttes de classe en rapport avec le mouvement du capital dans la période présente.

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