Communauté humaine et communisme

Cet échange entre Guillaume Wagner, Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn nous permet de préciser pourquoi nous avons abandonné la référence au communisme en tant que concept théorique auquel nous avons voulu redonner sa place en tant que concept historique et, à ce titre, concept limité par son lien privilégié à la théorie du prolétariat, un lien qu’il débordait parfois, mais au sein duquel il a été le plus souvent enfermé.
Cet échange est aussi à référer au texte récent de J. Wajnsztejn sur ce blog : Révolution à titre humain et communauté humaine.

 


 

Le 25/05/2018

Bonjour,

Avec retard, donc, mais comme un autre lecteur (qui dirige le site Ni patrie ni frontières) posait un peu les mêmes questions au même moment par rapport aux lecteurs de son site, j’ai finalement décidé de faire un texte qui servirait plus généralement pour le blog plutôt que deux lettres « privées » répondant grosso modo aux mêmes questions. Cela a donc pris plus de temps que prévu, d’abord parce que je suis très pris par l’activité autour de 68, ensuite parce que certains membres de la revue ont fait des remarques par rapport à ma première mouture (nous ne sommes pas un groupe politique et nous avons encore moins « une » ligne », même si nous avons maintenant un cursus théorique de presque trente ans).

Le texte est en fichier joint. Bien évidemment toutes vos remarques sont les bienvenues et peuvent alimenter la discussion sur le blog.

Bien à vous,
Jacques W

 


 

Le 08/06/2018
Bonjour,
Je vous remercie de l’effort fourni de votre part à travers la rédaction de ce texte pour me répondre.

Je ne vous cache pas que la lecture reste ardue car votre style d’écriture est particulier, de sorte que l’austérité de la forme n’aide pas à saisir la maladresse du fond. Excusez l’apparente brutalité de mon propos, mais si on voit à peu près où vous voulez en venir, l’ensemble reste confus, à mes yeux, de par l’absence de cadre référentiel précis. Ainsi, le « mélange » entre des vocables théoriques de différents champs disciplinaires (marxisme, théorie critique, philosophie politique classique, métaphysique, phénoménologie, sociologie) n’aide pas toujours à la clarté du propos global.

En outre, si je suis en accord avec nombreux points de votre argumentation (concernant le repli défensif des luttes, notamment dans leurs aspects « particularistes » et identitaires), je ne comprends pas toujours leur articulation.

Pour revenir sur quelques points précis, quand vous dites :

« C’est une classe universelle parce qu’elle forme la plus grande partie de la population et parce qu’elle ne peut plus revendiquer à un titre particulier mais à un titre humain. »

Si je comprends bien, vous substituez les « intérêts de classe » au sens léniniste du terme pour des « intérêts humains » ou « à titre humain ». Mais pourquoi nommer cela « à-titre-humain » ? De la même manière que les appellistes du Comité invisible parlent de « grève humaine » ? Pourquoi, comme Debord, ne pas parler de « révolution totale », ou de « critique en acte de la totalité », par exemple ? Pourquoi ne pas tenter de réhabiliter la notion de communisme de sa chape marxiste-léniniste ? Car c’est bien de société communiste que vous parlez à travers l’idée de « communauté humaine », il me semble. Jean Vioulac fait de puissantes réflexions à ce sujet, notamment (« le communisme comme philosophie première »). Par ailleurs, définir l’individu comme tendu-vers revient donc à dire que l’individu est originellement un être-communautaire, un être-social en quête de socialité. Or, c’est une vieille question; le rapport entre l’ego et l’alter ego est un débat redoutable qui secoue la phénoménologie (française en particulier) depuis plus de soixante-dix ans.
Par exemple, ce genre de proposition est lourde de présuppositions ininterrogées : « C’est plutôt l’union de mon individualité avec le tout des autres qui pose le devenir-autre de la communauté humaine, ce qui pourrait correspondre à la perspective historique de la révolution à titre humain. »

Ou encore : « En fait, la tension exprime le fait que les deux pôles, s’ils sont impliqués l’un par l’autre, ne sont pas seulement opposés, mais comme tendus l’un par l’autre. »
De plus, quelles sont les présuppositions de la distinction entre individu et communauté ? Individu qui est un concept « récent » dans l’histoire européenne, datant à peine du « je » cartésien et se trouve être une construction philosophique déterminée par la quête occidentale et européenne de la totalité rationnelle ouverte depuis les Grecs. Dans votre discours, c’est quoi « l’individu » ? De même, c’est quoi « la communauté » ? Un groupe d’amis, le noyau familial, un parti, une association, des supporters de foot, etc « font/sont » communauté ? Je suis désolé, mais malgré vos efforts, cela me paraît encore très abstrait et spéculatif, voire simpliste. On pourrait croire que la communauté désigne un ensemble inter-classiste, mais vous vous en défendez, donc ce n’est que l’autre nom de la société communiste (comprise, évidemment, dans un sens non marxiste ni léniniste) ?
De même, votre postulat d’une « nature humaine » est très discutable : « Elle doit apparaître au fondement d’une « nature humaine » qu’elle pose comme alternative à la « seconde nature » que le rapport social capitaliste engendre progressivement,(…) »

Cependant, vous pouvez être très clair, comme ici :

« Les luttes de blocage ne sont pas des luttes pour la défense d’intérêts immédiats, mais des luttes qui, d’une manière ou d’une autre remettent en cause la reproduction globale du rapport social capitaliste y compris l’identité ouvrière. Ces actes sont des actes de résistance ou d’insubordination, mais ce ne sont pas ceux « d’une classe en lutte » chaque jour comme le croît la revue Échanges et mouvements. » Je suis tout à fait d’accord. Vous êtes également très clair à la dernière page.

Je m’excuse, car ma réponse doit vous blesser et vous décevoir. Mais je tente de vous répondre en toute honnêteté et en toute sincérité.

Bien cordialement,
Wagner Guillaume.

 


 

Le 12 /06/2018

Bonjour,

Rassurez vous nous ne sommes pas « déçus » vu, pour certains d’entre nous, parmi les plus âgés, le nombre de « déceptions  » que nous avons connus et de plus grande portée, déceptions qui, pour la plupart n’étaient pas théoriques. Bien au contraire votre critique est fortifiante et je pense que Jacques Guigou va y répondre car je suis engagé, pour ma part, dans d’autres courriers plus liés directement à mai 68, du fait de la parution quasi simultanée des deux ouvrages.

Donc, de mon côté, juste deux mots :

Tout d’abord et en rapport quand même à 1968, je pense qu’il ne faut pas assimiler totalité et humain ; ainsi le discours hégélien de Debord (et le nôtre aussi souvent) n’est en rien une garantie d’un sens pratique et politique. Or c’est justement là où l’IS a le plus failli, non pas dans son discours critique et théorique qui comprenait ses forces et ses faiblesses, mais dans son incompréhension politique de l’événement qui l’a conduit à passer à côté. Je distingue à ce propos l’influence de Kayati et compères à Strasbourg en 67, celle ensuite du groupe des « enragés » de Nanterre en 67 et en mars 68 qui a eu un rôle important, de celle de l’IS et du CMDO qui ont été marginalisés ensuite à la Sorbonne.

Alors même que ses slogans créatifs étaient repris, l’IS s’est trouvée incapable d’en appeler à autre chose qu’à la démocratie (certes directe) et aux conseils ouvriers, ce qui revenait à ressusciter les morts (ceux de 1917 en Russie et de 1923 en Allemagne) et surtout à abandonner l’idée de totalisation ou plus exactement à essayer de la maintenir à partir d’une théorisation style Manuscrits de 1844 rénovés (La société du spectacle) portant la totalité abstraite  en essayant de combiner tout ça avec un discours classiste censé combler le hiatus entre pensée de la totalité et perspective révolutionnaire. Un discours, pour moi, finalement régressif par rapport à celui du groupe Noir et rouge.

– pour ce qui est de l’abandon du terme de communisme, nous l’avons explicité dans un texte : Des grèves d’octobre-novembre 2010 en France, disponible sur le site de la revue dans notre n°16, aux sous-chapitres de fin : « Nous ne sommes plus communistes au sens de Marx » et « le discours sur la communisation … ».

Voilà pour le moment. J’espère que Jacques Guigou vous répondra dans les plus brefs délais

Bien à vous,
Jacques W

 


 

Le 28/06/2018

Bonjour,
Votre dialogue avec Jacques Wajnsztejn m’incite à poursuivre l’échange. Il me semble possible d’approfondir les questions que vous soulevez en les ressaisissant selon trois directions :

1- Sur le fait que nos écrits relèveraient d’un « mélange entre des vocables théoriques de différents champs disciplinaires » ;

2- Sur la distinction que nous établissons entre communauté humaine et ce que vous nommez « la société communiste » ;

3- Sur l’individu et son inexistence comme tel dans la société capitalisée d’aujourd’hui.

1- Les références disciplinaires et les champs de connaissance auxquels vous tentez de nous rattacher ne constituent pas pour nous des références théoriques sans lesquelles tout écrit politique verserait dans la confusion. Sans, bien sûr les ignorer, ces catégories universitaires ne sont pas pour nous des voies obligatoires, des cadres nécessaires. N’étant pas monodisciplinaires nous ne sommes pas davantage pluri ou transdisciplinaires. Nous sommes en dehors de toute disciplinarisation des connaissances sur les mouvements de l’histoire, en dehors des savoirs institués mais nous cherchons à garder prise avec les connaissances-en-acte engendrées par toutes les résistances aux domestications, aux dominations, aux hégémonies étatiques ou partitaires au cours de l’histoire humaine. Une position théorique qui implique effort critique et imagination politique ; mais qui, malgré notre souci permanent d’être compréhensibles, peut engendrer obscurité ou perplexité chez nos lecteurs.
Bien évidemment, nous ne sommes pas seuls à œuvrer dans cette perspective ; bien d’autres l’ont parcourue avant nous ; pensons à Henri Lefebvre cherchant à fonder une « métaphilosophie » ou encore à l’École de Francfort, à Elisée Reclus et sa contre-géographie, à Marx (pas aux divers marxismes), à Jacques Camatte, mais aussi aux présocratiques ou aux gnostiques.

De sorte que le lecteur attaché aux représentations universitaires des connaissances peut trouver « confus » certains de nos propos qui, pour d’autres plus indépendants de ces représentations, sont clairs et précis. Ce phénomène peut d’ailleurs coexister chez un même lecteur, ce qui semble être le cas pour vous, puisque vous désignez dans notre « propos global » des zones de clarté et d’autres d’obscurité. On pourrait alors vous encourager à poursuivre votre lecture des très nombreuses pages de Temps critiques en mettant en pratique l’exorde du dadaïste Tristan Tzara : « Ne désespérez pas, faites infuser davantage » !

2- « C’est quoi « la communauté » ? nous demandez-vous. Après avoir souligné que cette notion ne relève pas chez nous d’un « ensemble interclassiste » vous concluez qu’il ne s’agirait de rien d’autre que de la « société communiste ». Il me semble qu’il y a là une méprise importante qui rend difficile l’avancée de notre échange. Deux choses sont ici à préciser :

(a) Nous ne parlons jamais de « la communauté » tout court mais toujours de « la communauté humaine ». Notre référence à la dimension communauté de l’espèce humaine est universelle, elle exclut toute autre référence à des communautés particulières de quelque nature qu’elles soient : clanique, tribale, ethnique, religieuse, nationale, sexuelle, numérique, etc. Donc une référence communautaire, une dimension communautaire qui s’oppose, critique et nie toutes les communautés de référence particulières. Dès les premiers numéros de Temps critiques, nous avons explicité cette position, par exemple, en 1992, dans cet article de Ch.Sfar et J.Wajnsztejn sur Communauté et communautés de références

(b) La notion de « société communiste » est pour nous à la fois une contradiction et une fiction. Nous ne l’utilisons jamais. Pourquoi ?
Ce n’est pas par attachement au schéma de Marx sur le devenir de l’espèce humaine (communisme primitif/société/communisme) mais en raison du fait qu’il n’y a pas, dans l’histoire, de société humaine sans État ou du moins en raison du fait que le passage des groupes humains de chasseurs-cueilleurs à des groupes humains sédentarisés se réalise dans des premières formes d’organisation sociale qui tendent à l’étatisation dans un État sous sa première forme. J’ai mis en rapport cette première forme d’étatisation des sociétés humaines avec la domination contemporaine de l’État sous sa forme-réseau. Cf.État-réseau et genèse de l’État : notes préliminaires .

En accord avec cette perspective on pourrait avancer une hypothèse hardie : ce que nous avons nommé « la révolution du capital » et son débouché dans la société capitalisée d’aujourd’hui, constituent la réalisation des tendances communistes du capital, un communisme du capital en quelque sorte…

Lorsque l’ethnologue Pierre Clastres, à propos des « sociétés primitives » avance qu’elles se constituent et se perpétuent contre l’État (cf. La société contre l’État, Minuit, 1974), c’est de « la communauté contre l’État » qu’il conviendrait de parler pour qualifier de manière appropriée les pratiques traditionnelles de contrôle du pouvoir que cet auteur analyse.

Sans entrer davantage sur les fondements historiques et politiques de la distinction nécessaire entre communauté humaine et société communiste — débat dans lequel l’apport de Ferdinand Tonnies ne saurait être sous-estimé — disons pour l’instant que parler de «  société communiste » relève du domaine de l’idéologie. C’est cette voie sans issue que prennent aussi ceux qui considèrent le communisme comme une idée ; qu’il s’agisse de Jean Vioulac et de son « communisme comme philosophie première » ou du platonicien Alain Badiou et son « Idée du communisme ». Abandonner les crédos trotskistes ou marxistes-léninistes sur le communisme pour verser dans les rêveries communisantes des idéalistes : quel Grand Bond en avant !

Le cycle historique de l’aspiration communiste s’achève-t-il sous nos yeux? Telle est la réflexion qui surgissait dans mon esprit en relisant récemment le livre passionnant de Gérard Walter sur Les origines du communisme (Payot, 1975). D’abord et avant tout occidentales ces origines sont pour lui, judaïques, chrétiennes, grecques et latines. Matrice féconde de pratiques communautaires diverses qui combattaient domestication et exploitation ou qui inventaient d’autres modes de vie collectifs, ce fil historique du communisme serait-il tari ? C’est probable. D’où notre abandon du mot communisme pour parler d’un devenir-autre de l’humanité.

3- Nous avons cherché à développer une critique historique de l’individu ; notamment de son émergence dans la société de classe moderne, la société bourgeoise. Certes, comme vous le soulignez, le concept d’individu est relativement récent. Vous situez sa genèse dans le sujet cartésien et dans sa filiation avec le logos des anciens grecs. Sans mésestimer cette composante, il nous semble plus fructueux de corréler la montée en puissance de l’individu avec celle de la propriété privée. C’est dans la figure politique, économique et sociale du bourgeois qu’émerge puis s’affirme l’individu. Dans la société de classe, seul le propriétaire était un individu. Sa femme, ses enfants, ses domestiques, ses ouvriers, ne sont pas des individus. La révolution française consacre la puissance hégémonique de l’individu-souverain : le bourgeois. C’est d’ailleurs en cela qu’on peut affirmer que l’idéal de la démocratie républicaine supposait et impliquait l’individu et que cet individu-bourgeois la légitimait.

C’est à partir de cette prémisse que dans plusieurs articles qui combinent les approches historiques, nous avançons que cet individu s’est divisé, fragmenté et aujourd’hui pulvérisé dans une combinatoire de subjectivités particulières, d’identités fluctuantes, évanescentes et mobiles. Cf. Sur l’individu, le sujet, la subjectivité.
Dans la société capitalisée d’aujourd’hui, il n’y a plus d’individus ; il y a des fictions d’individus, des monades atomisées, segmentées, particularisées que nous avons successivement nommées : particules de capital, individus-démocratiques, individus-égogérés et quelques autres figures d’entités virtuelles…qui parfois, malgré tout, tentent avec d’autres, d’échapper à leur enfermement…

Individualité et généricité sont inséparablement constitutives des être humains. Aujourd’hui plus que jamais s’impose comme fondamentale l’affirmation de Marx dans un écrit de 1845 : « L’être humain est la véritable communauté des hommes ». Entendu qu’il s’agit ici de la Gemeinwesen et d’aucune autre forme de groupement humain.

JG
28 juin 18

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