Notes à partir et au-delà du livre « Vive la lutte des Gilets jaunes ! »

La diversité des approches et positions

Nous prenons appui sur un livre auto-édité d’un compagnon marxiste léniniste lyonnais pour développer quelques éléments du mouvement lyonnais. Un opuscule dont l’on doit reconnaître qu’il part d’un vrai engagement dans le mouvement des Gilets jaunes sur Lyon. En ce sens ce n’est pas une analyse coupée de la lutte. Cependant bien que nous ayons vécu des choses semblables ou/et en commun, la façon d’aborder certaines questions est assez différente de celles qui ont pris corps avec le Journal de bord et plus encore dans les textes de Temps critiques. Le ou les auteurs du livre Vive la lutte des Gilets jaunes se centrant théoriquement et pratiquement un peu à côté ou plutôt dans un autre champ que nous avons pour notre part ignoré. En effet en visant sur plusieurs pages le rôle des courants politiques qui n’ont pas mené la lutte comme les post-opéraïstes, absents du mouvement, ou encore en qualifiant des tendances issues de la FI et d’ex-Nuit Debout de « semi-anarchistes » la critique est entachée du poids politique d’un passé non critiqué, celui des organisations traditionnelles de la classe ouvrière. D’une part les échecs notamment depuis les années 70 et le pourquoi de ces échecs ne semblent pas pris en compte. D’autre part le champ de connaissance des différents courants politiques contemporains est assez réduit et plus encore pour tous les courants sortant d’une orthodoxie marxisante.

Le livre aurait gagné à recevoir les textes produits par ses auteurs durant le mouvement, donnant le ton des batailles qui ont pu être menées via ce témoignage direct de leur approche marxiste. Par exemple le tract écrit pour aider à la définition d’un fond revendicatif des Gilets jaunes sur Lyon, et qui fut ignoré par l’assemblée générale populaire de Lyon et environs (dénomination officielle) comme les écrits produits par nous même1. En ce sens, la recherche de cadres politiques dans l’optique marxiste-léniniste s’est trouvée confrontée à des tendances purement gestionnaires, voire managériales, d’une gauche (anti-macronienne politiquement, mais macronienne d’esprit parce que branchée sur un discours « communiquant » commun) incarné par des personnes issues des Nuit Debout et de la FI dont le formalisme démocratique le dispute à une culture politique proche de zéro. Le fossé entre d’un côté, une pensée qui « positive » (comme Carrefour !) tout ce qui est fait parce que c’est fait, qui aboutit à ne faire aucun bilan au compte des FI/Fakir-Nuit Debout et de l’autre celle d’une approche dialectique issue du marxisme du XXè siècle est immense. C’est la différence entre deux mondes, l’ancien langage marxiste orthodoxe de la lutte de classes s’affrontant à un « logiciel » post-moderne sans perspective autre que de bien gérer le présent du mouvement (l’Assemblée des assemblées) et le futur proche si la victoire était au bout ; tout cela au nom du « peuple ».

Pourtant, comme eux, nous avons été présents lors d’une multitude de moments du mouvement (actions diverses ne se limitant pas aux manifestations, AG, commissions, etc.), mais notre lecture du mouvement et nos interventions ne s’intègrent à aucun de ces deux champs2. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés pris entre deux feux.

Les plus démunis ne sont pas les prolétaires recherchés

Les rédacteurs de ce livre mettent en avant un soulèvement des plus pauvres, ce qui est factuellement faux, mais leur permet de faire entrer ce mouvement à la fois spontané et insolite dans un cadre connu et reconnu, celui du mouvement ouvrier, en lui donnant une caractéristique prolétarienne qui nous paraît abusive, sauf à confondre « l’urgence sociale » mise en avant par les Gilets jaunes et la définition originelle du terme de prolétaire défini comme celui qui n’a rien d’autre que sa force de travail. Or cela est rendu problématique, si ce n’est impossible, au sein d’un rapport social certes toujours capitaliste, mais dans lequel beaucoup d’individus, et de Gilets jaunes, sont propriétaires de leur appartement, touchent diverses allocations sociales de l’Etat-providence, même si elles sont en baisse. C’est justement parce que nous ne confondons pas ces deux situations que nous ne parlons pas de prolétarisation, mais de crise de reproduction du rapport social capitaliste qui met justement les individus dans l’urgence sociale sans les prolétariser au sens marxiste du terme, c’est-à-dire avec l’usine comme destination, alors que là c’est à l’extension de la situation de surnuméraire qu’on a affaire. Ils reconnaissent la lutte des Gilets jaunes (comme le titre le prouve à partir d’une formulation qui fleure bon le maoïsme), mais avec la lecture ancienne que toutes les luttes d’envergure sont liées à la lutte des classes et au prolétariat. C’est en cela qu’on aboutit rapidement à une forme de dépit critique quant à un manque de forces politiques organisées (p. 20) capables d’organiser la lutte, lui donner une dimension stratégique en appuyant sur l’importance de l’arrêt de la production, etc. Toutefois, cette lecture strictement classiste est largement contrebalancée par la participation à l’expérience directe du mouvement et les auteurs de remarquer l’hétérogénéité de ce dernier. Cependant c’est l’hétérogénéité politique qui est reconnue et analysée délaissant toute analyse en terme de composition de classe qui était au moins l’apport ici utilisable qui aurait pu être faite de la théorie opéraïste au lieu de ne retenir que la critique du post-opéraïsme.. Il s’ensuit une lecture critique du mouvement des Gilets jaunes en terme d’arriération politique.

Au sujet de « l’arriération politique » des Gilets jaunes

L’approche en terme « d’arriération politique » des Gilets jaunes contient une critique partielle des manquements des 30 dernières années, visant surtout la gauche de la gauche, et décrivant sa triste incapacité à agir au sein du mouvement hormis chez des insurrectionnistes. Mais elle n’est que trop politique au sens maoïste de « la politique avant tout » et non dans un sens général de critique politique. En effet l’influence du postmodernisme (sans guillemet) est mise en avant en l’originant avant tout dans les thèses de Negri et le chapitre qui traite du post-opéraïsme en développe certains aspects. C’est donc faire fi de l’origine théorique du post-modernisme chez Claude Lefort par exemple, mais aussi du contexte historique d’émergence de ces nouveaux courants. Si l’on s’en tient au terrain des idées, il faut citer tous ceux qui entre France, Italie et États-Unis auront proclamé l’approche dialectique morte et enterrée, mais que l’on encense aujourd’hui dans la presse et les universités (par ex. Foucault et les Deleuze, Guattari entre autres). À ce compte, attaquer Herbert Marcuse comme au fondement de la nouvelle gauche serait aussi possible, mais ces auteurs l’ont simplement ignoré, sans doute du fait de l’étroitesse de leur champ de connaissance et d’investigation ou peut être du peu d’impact de cet auteur aujourd’hui, renvoyé qu’il est au monde soixante-huitard et assimilé.

Est-ce alors une façon de régler des comptes à distance avec les post-opéraïstes et Negri parce qu’ils auraient bousculé l’orthodoxie marxiste ? En tout cas, en ce qui concerne la France, l’attaque semble mal ciblée puisque l’opéraïsme y est largement méconnue et que si le post-opéraïsme, via l’exil en France de nombreux opéraïstes italiens y a connu une certaine vogue, on en a vu aucune application ni même référence pendant le mouvement des GJ. Dans tous les cas, l’échec théorique et pratique du dernier assaut prolétarien des années 1960-70 demanderait une ligne ou deux, pour le moins. En effet, le post-opéraïsme ne naît pas comme pure abstraction tirée du passage de l’ouvrier collectif/ouvrier-masse à « l’ouvrier social », mais comme le résultat d’une recherche théorique plus générale face aux limites d’un cycle important de luttes axées principalement sur la contradiction capital/travail telle qu’elle s’exprimait dans les luttes des « forteresses » ouvrières italiennes (par ex. la Fiat de Turin et l’ensemble industriel de Porto Marghera en Vénétie. Un cycle qui se brise sur les mesures, la casa integrazione à partir de 1973, l’arrêt des embauches, l’introduction massive de l’automation sur les postes d’OS les plus durs dans tous les sens du terme). On aura dès lors un capital qui amorce ce que Temps critiques appellera, de nombreuses années plus tard, la révolution du capital.

Et il faut s’entendre sur le vide politique imputé au mouvement car on ne peut négliger le rôle des réseaux sociaux et de Youtube, particulièrement, comme nouveaux canaux de diffusions des idées et idéologies. Le mouvement s’est lui-même saisi de ces possibilités, car il était majoritairement composé d’individus qui n’en ont pas d’autres, l’accès aux médias traditionnels leur étant fermé, les formations syndicales et politiques tombées en désuétude. Seulement, ces réseaux ont joué un rôle de brassage de différents contenus partiaux et partiels qui ne pouvaient contribuer à une clarté plus grande. On en est resté au brassage et donc à l’équivalence des messages, livrés souvent à l’état brut, pour le buzz et des grandes chaînes d’informations en continu, comme BFM-TV qui ont développé une couverture non-stop du mouvement.
Si l’on revient à internet, celui-ci joua un rôle décisif dans la « démocratisation » à grande vitesse de contenus politiques divers et variés ce qui contribua largement à l’explosion de toutes les anciennes formes d’entrée vers la politique. Et cela dans un contexte d’atomisation individuelle forte et suivie de près par l’effondrement et le rejet des anciennes structures politiques dans les années 1980/90 (à commencer par celle du PCF).

Le contexte comme les outils ont donc changé, chaque individu se trouvant désormais renvoyé à lui-même pour déterminer ce qui est vrai dans un contexte de connaissance dont on cherche sur les réseaux la certitude, soit un remplacement pur et simple du rôle des pairs. Les conspirationnistes, et l’extrême droite tout court prospèrent sur ce terreau fertile quand dans les années 2000, des jeunes et moins jeunes vont se retrouver en proie à des vidéos de Soral et de bien d’autres, aux fake news, etc. Avec les œillères idéologiques des gauchistes, couplées à l’abandon des milieux populaires de leur part au profit des particularismes à la mode, le mal est aujourd’hui fait. L’opposition entre délaissés et discriminés, une opposition non seulement fausse du point de vue factuel, mais aussi inepte du point de vue politique conduit aux situations schizophréniques qui traversent et travaillent les réseaux épars de ce qu’on appelait avant, d’une manière générique, « la gauche » (incluant jusqu’à ses extrêmes) qui a ainsi relancé indirectement les « populismes » un peu partout en Europe et aussi aux États-Unis. Que l’on retrouve cela dans une partie des Gilets jaunes n’est donc pas étonnant et doit questionner sur comment réagir quand un mouvement fort est justement suffisamment ouvert pour y accueillir en principe tout le monde et non entraîner une évaluation préalable sur le niveau de « conscience politique » minimal exigé pour intervention. On avait déjà, le « les élèves n’ont pas le niveau », si on se met à dire maintenant « les mouvements n’ont pas le niveau » !

Ce n’est pas là une question abstraite. Et pour reprendre les formules usées, cela dépend de l’évolution des rapports sociaux de production… et ces rapports changent comme ce mouvement l’exprime parfaitement en se plaçant d’emblée sous l’angle de la reproduction d’ensemble des rapports sociaux. Il n’a d’ailleurs pas le choix du terrain puisque c’est la crise du capital qui est portée à ce niveau de la reproduction (c’est ce qui en fait une condition objective du mouvement), mais il a le choix intempestif de la révolte quand déborde une colère, certes fruit de la conscience immédiate de ce qui pose problème (les conditions subjectives qui font mouvement), mais qui se répand comme une coulée de lave.

Un début d’analyse des syndicats et de leurs positions

Ce qui aurait pu être le vrai point fort du livre, à savoir la connaissance des positions syndicales et des groupuscules constitués de la gauche marxisante (POI, LO, etc.), nous laisse un peu sur notre faim. Creuser la question n’est pas fortuit et les auteurs remarquent à juste titre une absence, voire une réelle hostilité des grandes centrales syndicales envers les Gilets jaunes. Les sections et les fédérations qui ont dérogé à cette attitude mériteraient qu’on les cite et qu’on sache sur quelles bases (par exemple avec les routiers qui se sont retirés après négociations) elles envisageaient l’unité. Pour ce qu’on en sait, les fractions de gauche de la CGT jouaient la pression sur leur direction en prévision du Congrès de mai, la fraction trotskiste de FO se trouvait peut-être plus en phase avec certains aspects citoyennistes du mouvement, mais comme son apport militant est faible, il est difficile de juger de son impact. De même de la part de SUD dont la position/participation est restée assez nébuleuse.

Cela n’a pas empêché de nombreux individus syndiqués de participer sans réserve au mouvement. Nous en avons été témoins ; mais cela ne veut pas dire que toutes les ambiguïtés de leur rapport au mouvement des Gilets jaunes ont été levées. Il n’est de voir, par exemple, certains cheminots, syndiqués par ailleurs, se présenter systématiquement dans leurs prises de paroles aux AG, en tant que cheminot, ce que le mouvement ne leur demandait justement pas puisqu’il ne se détermine pas principalement par le bien professionnel et statutaire. Or les Gilets jaunes ne sont pas impressionnés par le méritocratisme particulier de ce que, dans le mouvement ouvrier, on appelait l’aristocratie ouvrière et dont les cheminots constituaient un fleuron. Si les Gilets jaunes ont donc été contents, au début de retrouver des cheminots sur les ronds-points avec leurs gilets rouges ou oranges, ils ont vite nuancé leur enthousiasme quand ils se sont aperçus que cela cachait, chez ces mêmes cheminots, mais l’exemple est valable pour certains hospitaliers, une plus ou moins sourde opposition à leur conception du « Tous Gilets jaunes ».

Comment le blocage est venu aussi et surtout de ce côté-là… et à ce compte les auteurs en savent beaucoup, rien que par leur présence dans des réunions avec des syndicats sur Lyon. De plus, connaître le pourquoi du comment de l’échec de la convergence avec des hospitaliers serait des plus nécessaire (même si nous en avons des éléments) et permettrait peut être de critiquer plus constructivement les limites de l’intervention des « semi-anarchistes ».

Une lecture marxiste du mouvement et de l’AG qui oublie certaines de ces composantes

Dans la lecture des auteurs, il n’existe que quelques groupes (eux et les maoïstes de l’UCL ou les militants du POI et encore une seule de ses deux fractions) et syndicats (pas tous) pouvant mener la lutte consciemment et sûrement. Les autres composantes, soit informelles, soit hors du radar de leur marxisme-léninisme, sont frappées d’incapacité ou même injuriées (cf. les « semi-anarchistes »).
Mais au nom de quoi ?
Pour les auteurs de Vive la lutte des Gilets jaunes la seule voie à opposer, d’une part à l’inorganisation comme méthode qui aurait été privilégiée par les « semi-anarchistes » et d’autre part au fameux formalisme démocratique des Nuit debout, aurait été la vieille, mais sure, recette léniniste du centralisme démocratique avec la constitution de tendances qui auraient chacune élu ou nommé des délégués qui se seraient retrouvés dans des réunions ou des commissions décisionnaires. Outre le côté avant-gardiste et élitiste de l’organisation proposée, on ne voit pas en quoi elle aurait changé les choses en améliorant l’organisation du mouvement.

En réalité la constitution de tendances comme la réunion départementale du 18 juin (cf. Journal de bord de juin) l’a montré aurait marqué la fin du mouvement unitaire dans l’action et un repli groupusculaire. C’est exactement ce à quoi il fallait résister pour conserver une ligne « de masse » comme l’ont plusieurs fois affirmé les auteurs de l’opuscule, mais en faisant de l’organisation du mouvement un préalable à son extension et à sa réussite, comme si l’organisation avait été à l’initiative du mouvement. La « ligne de masse » proclamée buta alors sur un rapport à la masse de la part de nos organisateurs, complètement abstrait de la « masse » concrète des Gilets jaunes, très différente de la « masse ouvrière ». Dans cette mesure ils se sont retrouvés aussi démunis que la composante Nuit debout de l’AG qui elle, confondait « masse » Gilets jaunes et « masse » étudiante et post-étudiante.

Nous n’avons pas forcément fait mieux au Journal de bord, mais nous avons toujours privilégié le rapport au mouvement au rapport à et dans l’assemblée parce que nous avons refusé quelle soit décisionnaire, car elle ne représentait pas le mouvement. Ce que nous résumions dans la formule : « C’est le mouvement qui fait l’AG et non pas l’AG qui fait le mouvement ». Dans cette mesure, passer du temps sur la méthode et l’organisation interne n’était pas souhaitable ou en tout cas n’était pas essentiel.

Le fait de mettre en avant et de vouloir conserver les caractères particuliers du mouvement, ce qui faisait sa singularité et sa non-réductibilité à des mouvements précédents nous a aussi évité les incantations inutiles des uns sur la grève générale, les illusions des autres sur la « convergence » ; cela nous a permis une meilleure évaluation de l’évolution du rapport de force, non pas entre « fractions », mais par rapport au pouvoir et à l’État.

Ce « mouvement qui fait l’AG et non l’AG qui fait le mouvement », était aussi notre fil conducteur quant au règlement de la présence des groupes d’extrême droite au sein du mouvement. C’était aux Gilets jaunes dans leur ensemble de leur faire comprendre qu’ils n’étaient pas à leur place, en tant que groupes en tout cas et s’ils ne comprenaient pas de les éjecter et non à des spécialistes de la question (les « antifas » à qui ont aurait laissé le travail). Mais cela ne pouvait se faire que progressivement puisque la majorité des Gilets jaunes n’avait jamais vu de groupes fascistes à l’œuvre, pas plus d’ailleurs que de groupes antifas et d’ailleurs leurs bagarres internes au sein des cortèges ne faisaient que rajouter de la confusion puisque les fascistes portaient plus facilement le gilet jaune que les antifascistes, tout ça devant le regard éberlué du primo-manifestant.

Pour cela, les positons antifascistes qui se sont exprimées pendant les AG3 étaient franchement marquées de leur extériorité au mouvement, avec une stratégie à la fois primaire et bien rodée, à savoir, rassemblement au fond de l’AG, puis prise de tribune sur le mode de la prise d’assaut pour prendre la parole et exiger un vote d’exclusion des fascistes… alors qu’il n’y en avait pas un de repérable dans la salle, marquait une incapacité à intervenir de l’intérieur d’un mouvement qu’ils auraient voulu sans tâche, mais dont fondamentalement ils n’avaient rien à faire. Le rôle des fascistes à Lyon au cours du mouvement a d’ailleurs été fortement grossi à partir de l’obsession notable de toute l’extrême gauche inorganisée. On doit retenir à ce compte une annulation de manifestation (à Fourvière) après des menaces personnelles contre un cheminot investi dans le mouvement et des déclarations irréalistes sur de soi-disant territoires interdits aux antifas… et aux Gilets jaunes par ailleurs suspectés par les fachos de les tolérer dans leur rang (la même rhétorique inversée en fait), comme le Vieux Lyon qui, pourtant, par la suite nous a vu manifester sans retenue.

Il est notable de constater que l’extrême droite n’est pas l’obsession des auteurs contrairement à une gauche plus libertaire peut-être parce que, pour eux, le mouvement aurait eu une essence prolétarienne indéniable qui ne devait pas être pollué par quelques troublions fascistes en son sein.

Plus que la présence de quelques fascistes, c’est de l’imprécision des termes de la critique dont il nous faut maintenant parler puisque ceux « d’anticapitalisme » et a fortiori de « Système » se retrouvent bien souvent communs à des vocabulaires politiques pourtant opposés et donc, bien sûr, aussi au sein du mouvement des Gilets jaunes dans des textes et autres échanges sur Facebook, laissant planer une incertitude pour ne pas parler de « confusion4» quant au sens donné à ces termes. À partir de la phrase présente dans le texte conclusif de la seconde Assemblée des assemblées à Saint-Nazaire qui demandait la « sortie du capitalisme » le désaccord entre Gilets jaunes fut plus manifeste. En effet, une partie de l’assemblée lyonnaise dont principalement les organisateurs FI/Nuit debout du groupe Gilets jaunes Lyon-centre présent à Saint-Nazaire en tant que délégués ont compris le rôle clivant de cette expression et voulaient retoucher ce passage d’une manière ou d’une autre à leur retour à Lyon puisque l’Assemblée des assemblées est censée faire redescendre dans les assemblées de base ses discussions et décisions afin qu’elles soient validées ou non après remontée. Malgré une mise en scène de démocratie participative, avec cartons de couleurs différentes pour chaque votant, le communiqué de Saint-Nazaire est resté tel quel, et ce au grand désarroi des « gentils organisateurs » ayant tenté le coup de force sous couvert d’unité. La greffière de l’AG, votante RN affichée aux élections présidentielles et participante du groupe Lyon-centre dont son fils LFI est le leader, délirera plusieurs fois avec un ton accusateur sur l’exclusion de fait du mouvement des personnes de droite due à quelques mauvais gauchistes… dont pourtant elle se fera au profit de LFI (soit ces collègues de groupe !). Si on veut résumer l’anticapitalisme proclamé ou non cachait d’autres enjeux. Il n’indiquait pas réellement une frontière politique au sein des Gilets jaunes entre droite et gauche, mais plutôt une façon de concevoir le mouvement à partir de ce qu’il est à un moment donné ou de le qualifier en fonction de ce qu’on voudrait qu’il soit.

Dans le domaine des prises de paroles qui fâchent l’AG lyonnaise n’a été que rarement, et malgré des occasions en provenance des médias, le réceptacle de propos conspirationnistes. Ceci alors que de tels convaincus étaient bien présents (nous avons eu de nombreuses discussions avec ces derniers, contrant « argument » sur « argument » par quelques éléments de bon sens) parmi des protagonistes qui pouvaient par ailleurs exprimer des propos et participer à des actions intéressantes. L’AG a eu une fonction de digue salutaire même si l’on peut toujours repenser à des propos étranges, un soir, sur le sionisme à la suite de l’altercation parisienne avec Finkielkraut. Salutaire parce que finalement, même les sujets qui fâchent y étaient abordés plus ou moins explicitement à partir du moment où l’AG que nous avions réussi à mettre en « autogestion », comme nous en accusaient les membres du groupe Lyon-centre, laissaient en théorie une parole très libre s’exprimer, mais en réalité le cadre de l’AG et peut être celui de la Bourse du travail, fonctionnait un peu comme un limitateur. La prise de parole pouvait y être violente dans la forme, mais beaucoup moins dans le contenu qui paraissait parfois auto-contrôlé sans que cela corresponde à une soumission aux canons changeants du politiquement correct auquel, il faut bien le dire, le Gilet jaune de base reste étranger.

Cela limita non seulement les dérives, mais aussi les interventions en décalage qui seront essentiellement l’apanage et revêtiront souvent le caractère le plus pathétique. Ne voulant pas être en reste, sans doute, ils tentèrent une « université jaune » comme si un mouvement relevait du claquement de doigts. Il y eut une fois un appel d’air quand les Gilets jaunes rejoignirent l’université Claude Bernard et qu’un nombre non négligeable d’étudiants avaient répondu présent. Mais cela ne se reproduisit plus, les étudiants étant quand même focalisés sur leurs propres problèmes/revendications. Chaque semaine ou presque, deux d’entre eux venaient affirmer leur soutien et qu’ils se mobilisaient, confondant leur AG de militants qui ne représentaient qu’eux-mêmes avec une AG de lutte comme celle des Gilets jaunes telle qu’elle fonctionna encore jusque vers la fin juin. Ce décalage s’est aussi manifesté marginalement mais de façon un peu récurrente dans des tentatives d’instiller des messages genristes et racialistes après ceux de l’antifascisme.

Un oubli manifeste du livre, alors même qu’il fait référence à la nécessité qu’il y a à ce que le mouvement se trouve des cadres, concerne la présence de maoïstes de l’UCL (Unité Communiste Lyon), avançant masqués à la plupart des présents à l’assemblée, dont l’un des membres va aller jusqu’à être élu délégué à Montceau-les-Mines pour cette même AG lyonnaise. L’organisation en tendance, envisagée par les auteurs du livre Vive la lutte des Gilets jaunes, aurait permis à de tels individus d’avoir une place, non pas sur la base de leur activité réelle dans le mouvement, mais sur une base « politique ». En réalité cela n’aurait eu aucun sens dans le cadre d’un mouvement aux multiples foyers de discussions et organisé en groupe de proximité sur les ronds-points, en groupe de réseaux. À partir de la tendance à avoir des groupes qui chacun voulaient conserver leur autonomie parce qu’affichant une unité géographique, affective et de lien social plus que politique, les tentatives de coordination comme celle durant le premier mois du mouvement sur Lyon, échouèrent. Il s’avérait donc difficile d’envisager une forme globale d’organisation, voire une possibilité de se parler tout court entre groupes. Cela dès le début du mouvement avec le choc des cultures entre le réseau Lyon-Bellecour à l’initiative du 1er appel à manifester dans le centre de Lyon le 17 novembre, un réseau résolument ni droite ni gauche et formé de gens d’origine très populaire et le groupe Lyon-centre, plus orienté à gauche, qui se présenta, un peu plus tardivement, en décembre, comme un groupe représentant tous les Gilets jaunes de « Lyon et alentours ». Mais aussi six mois après quand échoua la tentative de coordination des groupes de l’interdépartementale et que la dynamique du mouvement cassé, c’est la violence interne au mouvement qui se manifesta avec diverses menaces et un nouvel éclatement/décomposition des groupes.

Pour finir sur les groupes, signalons que des organisations écologistes comme Alternatiba /ANV-COP21 et Youth for climate ont marqué le mouvement des Gilets jaunes par leur présence. Eux sont directement venus en commission-action afin de se greffer dans ce qui se faisait. Pas de débat réel sur le bien-fondé de leur présence, voire de leurs intentions, mais une volonté de « convergence », qui s’est révélée plus hypothétique sur le terrain, contrairement à ce que Lyon-centre a pu laisser entendre, sauf peut être avec la COP21 au cours d’actions coup de poing en soutien à des salariés en grève. En effet, ces groupes ont échoué à mobiliser lors de manifestations conjointes comme celle du 4 mai, ensuite parce que les bases de la convergence étaient celles d’une simple coexistence. Le refus d’un slogan commun pour la manif de début mai « Fin du mois, fin de ce monde, même combat » à la place de l’officiel « Fin du mois, fin du monde même combat ») malgré sa dimension « anticapitaliste » (gage de radicalité pour Youth for climate) en fut le déficit le plus explicite. Par contre la « convergence » du carré de tête, apparu dans le Progrès avec les décrocheurs de tableau de Macron et Lyon-centre, elle a bien eu lieu. Soit une convergence de « représentants » comme savent parfaitement le faire syndicats et partis. Ceci malgré la réalité d’une thématique écologiste qui s’est ancrée peu à peu dans le mouvement et jusqu’à sa base, malgré une méfiance très marquée vis-à-vis de toutes les directions écologistes jugées méprisantes par rapport aux Gilets jaunes.

Les “semi-anarchistes” méritent qu’on dise d’où ils viennent

Autant le dire, l’appellation de “semi-anarchistes” nous semble chargée de toute l’approche marxiste-léniniste de dénigrement des anarchistes, étendue aux autonomes et autres insurrectionnistes, même si foncièrement elle signifie bien quelque chose, nous y reviendrons. Mais, d’abord soulignons que des anarchistes ont été présents dans les moments d’actions, sur les ronds-points et se sont aussi manifestés par quelques interventions en assemblée.

Ce dont parle le livre est bien plus sa variante post-modernisée qui impose une fausse horizontalité, le feelgood en bonus, cherchant à organiser la moindre interaction, et ce sans discuter du rapport entre fond et forme. Ici l’héritage des Nuit debout est caractéristique et catastrophique. En effet, quand dans les assemblées/réunions des Gilets jaunes de la périphérie de Lyon la libération de la parole (individuelle mais immédiatement collective) était au centre après des années de silence à tout accepter, pour les « semi-anarchistes » du groupe Lyon-centre, la parole libre était un problème à traiter par des procédures et une codification des relations. C’est un mixte du pire de ce que l’on retrouve dans les AG étudiantes (critiqué depuis au moins le CPE) et de ce que met en place le management des entreprises privées maintenant étendu aux entreprises publiques et aux administrations.

Nous rejoignons les auteurs du livre qui notent à quel point au conflit (verbal) créateur était préféré un consensus paralysant. On peut prendre pour exemple l’incapacité à déterminer par le débat un contenu revendicatif, à l’affiner, etc., pour y préférer une collection de revendications (inspiré il est vrai des 48 revendications tombées de nulle part au début du mouvement et qui étaient censées être représentatives des Gilets jaunes) soumises à des votes sur papier : exemplaire. Exemplaire aussi cette tendance à renvoyer les débats à une structure telle celle des commissions pour éloigner ou élaguer toute contradiction ou conflit sur les contenus qu’il aurait fallu surmonter premièrement en les posant, deuxièmement en y réfléchissant sans chercher à les « dépasser » par une gestion technique qui, de fait, en renvoyait l’étude aux calendes grecques. Il faut donc lire ces passages du livre qui décrivent très bien le carcan de cette AG à laquelle une partie du mouvement à répondu par la critique et en organisant les possibilités d’échanges, même vifs, dans une forme « d’autogestion ». Évidemment une telle assemblée était insupportable à des organisateurs qui ne voulaient pas apparaître comme tels par idéologie (en cela ils sont bien semi-anarchistes) mais voilant mal leur action de conciliation de l’inconciliable en se disant « au service du mouvement » ce qui à très tôt été remis en cause par la plupart, si ce n’est tous les groupes lyonnais. Alors que pendant l’AG celle-ci devait mettre en œuvre la « vraie démocratie », la persistance des groupes dont celui de Lyon-centre prouvaient et a prouvé qu’il n’y avait là rien de démocratique justement. L’échec de son assembléisme idéologique est donc patent. Il se retrouve encore plus accentué dans son expression supérieure à l’Assemblée des assemblées dont les conditions d’accès ultra-réglementées avaient de quoi décourager les bonnes volontés désintéressées. En ce qui concerne Lyon, le groupe Lyon-centre en assura derechef la représentation pour les deux premières, comme si c’était un dû et comme la troisième semblait lui échapper, il subit un vote de désignation puis mécontent du résultat du collège « femme » (ah la parité !), il en récusa de fait une représentante proche du Journal de bord et que nous proposions comme observatrice.

Mais la critique du livre nous est aussi adressée au fond, car ses auteurs ne comprennent pas qu’avec le Journal de bord nous ne cherchions pas de forme précise à mettre en œuvre et la mise en autogestion fut plus le résultat de ce que le mouvement pouvait produire faute de mieux plus que le fruit d’une intervention politique offrant une solution propre.

En guise de conclusion

Malgré les critiques que nous pouvons porter à ce livre, ces auteurs ont eu une réelle place dans les batailles du mouvement, notamment avec les actions proposées en appui à des grévistes et en lien avec des syndicats. C’est dans ces moments-là que nous les avons le plus côtoyés. Malheureusement les véritables appuis et convergences ne sont pas apparus et nos comptes rendus lors du mouvement l’expriment assez, mais sur ce fond commun, ils ne tirent pas les mêmes leçons et conclusions.

Gzavier et JW

  1. Cf. Adresse à l’Assemblée Générale des Gilets jaunes de Lyon. Sur le blog dans le récapitulatif du Journal de bord du mois de mars 2019 : http://blog.tempscritiques.net/archives/2792 []
  2. Cf. Pourquoi le communisme n’est-il plus qu’une référence historique pour les membres de Temps critiques ? À l’adresse : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article402 []
  3. Avant et après l’affrontement à retentissement national du 9 février. []
  4.  – Cf. Nos précisions sur l’emploi de ce terme pour qualifier les idées des Gilets jaunes, dans le supplément n°8 à Temps critiques : « Un analyseur de la crise de la reproduction des rapports sociaux capitalistes : les Gilets jaunes », 10 septembre 2019. []