Autour de la notion d’ultragauche

Ce texte a été envoyé à Lundi matin qui nous avait sollicités pour une table ronde autour de cette question à laquelle devaient participer aussi S. Quadrupanni et Charles Reeve. Un refus amical argumenté donc…



L’écologie est-elle de droite parce que décroissante, mystique et forcément autoritaire ou de gauche parce que les rapports à la nature extérieure doivent sortir du monde et des pratiques de domination ? La libre circulation des personnes est-elle de gauche ou de droite quand on sait qu’un grand nombre de ces personnes (migrants officiels ou sans papier ou réfugiés) sont considérées comme des marchandises ? Accepter les mesures sanitaires contre la pandémie est-ce être plutôt de gauche ou de droite ? Est-ce être de gauche que de soutenir de fait la prostitution sur la base du « choix » de personnes prostituées qui doivent être défendues ? Est-ce être de droite ou de gauche que de promouvoir les politiques de quotas et l’équité à la place de l’égalité, les luttes contre les discriminations par rapport aux luttes contre les inégalités ? Toute une série de questions qui flottent en l’air au-dessus de l’ancien champ politique dévasté et délaissé. Or, ces questions divisent plus qu’elles n’unissent sur des bases qui n’ont plus rien à voir avec les anciennes perspectives émancipatrices globalement universalistes et unitaires dans lesquelles s’inscrivait ce qui fut parfois appelée improprement « l’ultragauche ».

Pour tenter de répondre à ce que pourrait être la question « Qu’est ce que l’ultragauche ? » il faut d’abord se demander si elle a encore une valeur heuristique en dehors de ce qui la sous-tendait à l’origine, à savoir une théorie du prolétariat et du communisme comme mouvement abolissant l’ordre capitaliste des choses qui se démarquait de l’orthodoxie marxiste, qu’elle soit d’origine social-démocrate ou léniniste.

C’est un peu le même problème que lorsqu’on se pose la question de savoir ce qu’est  « l’Autonomie » quand le parcours historique de cette notion nous conduit de sa tentative de conceptualisation par Castoriadis à ses utilisations par un patronat éclairé dans une optique d’égogestion de « sa » ressource humaine en passant par les différentes formes pratiques qu’elle a prise au sein des mouvements de « l’autonomie » des années 1960-1970 (comment délimiter l’aire de l’autonomie, l’Autonomie ou les autonomies, l’Autonomie et le mouvement autonome, etc).

 Il y a donc un travail historique qui doit être fait pour remonter à l’origine du terme qui ne porte même pas le même nom puisque c’est « le gauchisme » qui est critiqué par Lénine comme « maladie infantile du communisme ». Il en avait déjà été de même antérieurement de la part d’Engels dans la Seconde Internationale quand il s’agira d’exclure les « fractions de gauche » (Die Jungen du parti social-démocrate allemand et les anarchistes-communistes) qui critiquaient à la fois le collectivisme et la social-démocratie dans les années 18901.

Les « gauches communistes » vont rester minoritaires au sein de la Troisième Internationale, que ce soit la Gauche dite germano-hollandaise plutôt conseilliste ou bien la Gauche italienne antiparlementariste. La faites des révolutions allemandes puis le nazisme, la défaite des conseils de Turin de 1919 puis le fascisme d’une part ; le recul de la révolution russe d’autre part vont faire de ces deux tendances l’expression du mouvement et de la théorie communistes en période de contre révolution, d’où leur caractère de « fractions » plus que de parti si on les positive ou de « sectes » si on critique ce fractionnement. La critique de la politique et du formalisme démocratique est ce qui leur est commun.

Le terme « ultragauche » apparaît subrepticement dans une préface d’Alain et Dora Prudhommeaux à la brochure Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, Spartacus 1977 avec comme origine un texte de 1930 dans L’ouvrier communiste qui accolait cette qualification au KAPD allemand.Mais c’est le texte de Barrot (Dauvé) : « Contribution à la critique de l’idéologie ultra-gauche » qui lui donne son premier retentissement dans l’après mai 68. Paradoxalement d’ailleurs parce si d’un côté il critique ces deux courants, il reprend une dénomination plus vague et moins historique et politique que celle « des Gauches », expression la plus communément employée dans le milieu militant à l’époque. Il y avait sans doute là une volonté de se situer en rupture avec tout le champ politique et donc aussi avec toutes les composantes « de gauche » englobées dans le même qualificatif de « gauche du capital ».

On pourrait résumer la position de Barrot dans la phrase suivante : « Le communisme n’est pas un programme à réaliser (un communisme théorique), mais un mouvement social ».

À la page 290 d’Histoire critique de l’ultragauche, Senonevero, 2009, Roland Simon en donne la définition théorique suivante : « On peut appeler ultragauche, toute pratique, organisation, théorie, qui pose la révolution comme affirmation du prolétariat, en considérant cette affirmation comme critique et négation de tout ce qui définit le prolétariat dans son implication avec le capital. En cela l’ultragauche est une contradiction en procès ». Par extension, on pourrait dire que cette contradiction en procès est la même que celle que Tronti développera dans Ouvriers et capital, avec sa notion de classe ouvrière « dans et contre ». Mais au-delà de cette contradiction que l’on doit reconnaitre si on se réfère à « l’ultragauche », cette définition apparaît très large et le conduit à classer l’Internationale situationniste dans l’ultragauche de façon assez arbitraire dans la mesure où ce groupe n’a pas de filiation directe avec cette référence historique car sa critique est extérieure à la critique prolétarienne (elle continue la critique de l’art amorcée par l’avant-garde des années 1920) et qu’elle ne va s’y rattacher explicitement (à la théorie des conseils ouvriers pour être précis) qu’en 1968 avec l’article de René Riesel… À l’inverse, cette définition en exclut de fait la mouvance anarcho-autonome ou insurrectionniste qui ne raisonne effectivement ni en termes de contradiction ni en termes de processus si on se base sur la définition de R. Simon.

Aujourd’hui , il faut tenir compte du fait que le recours à la notion « ultra gauche » souffre du fait qu’elle a été recyclée par les médias (depuis le livre de Bourseiller au moins) puis l’État pour désigner tous les courants supposés révolutionnaires parce que critiques de la démocratie et/ou que l’État considère comme violents (par exemple la « mouvance » anarcho-autonome) sans plus de référence ni à une « Gauche » devenue souverainiste ou sécuritaire, pas plus qu’à une « extrême  gauche » anticapitaliste et postmoderne type NPA.  

De ce que ce terme soit utilisé suivant ces acceptions pour le moins discutables, on ne peut pourtant se laver les mains comme le pense Roland Simon (op. cit) quand il dit que nous ne sommes pas responsables de l’emploi des termes par l’ennemi. C’était déjà le problème avec le « socialisme réel » qui n’aurait aucun rapport avec Marx. En effet, on ne peut prouver ce qu’on a posé au départ comme un présupposé. Il y a là une démarche tautologique. C’est l’a priori théorique qui détermine la définition de ce qui est l’objet d’analyse. Le titre du livre de Simon est lui-même un aveu de cette démarche qui avalise ce qui devrait être au contraire questionnée.

Par ailleurs, il se trouve que l’emploi de cette notion est particulièrement critiqué par quelques individus qu’on pourrait appeler les derniers des Mohicans ou les gardiens du temple, en l’occurence Bitot, Camoin2, des anciens du Courant Communiste International. Ils se veulent en effet les tenants/garants du terme de « gauches » germano-hollandaise et italienne, même si certains préfèrent parfois d’autres notions comme celle de « maximalisme »3 ).  Ils restent très à cheval sur les termes comme une lettre récente de Camoin à JW adressée l’indique, dans laquelle il s’inquiète d’un manque de clarté dans l’emploi des termes au sein des écrits de Temps critiques puisque nous alternons souvent les termes de « communisme radical » ou communisme de gauche pour les périodes post-68 comme s’ils étaient équivalents, tout en reprenant le terme d’ultragauche au détour d’une phrase pour ce qui est de la référence historique.

Ce qu’a écrit Roland Simon sur la question (Histoire critique de l’ultra gauche, Senonevero, 2009), n’est pas plus éclairant. En tout cas, le projet avait déjà été relevé à l’époque puisque ce fut l’objet de quatre conférences à Avignon autour de la même question : « Qu’est-ce que l’ultra gauche ? » 

En sommes nous encore là ? Nous ne le pensons pas.

Si le terme de « gauche » n’a plus grand sens en général dans le champ des forces politiques, il n’a plus non plus de sens au sein de la classe ouvrière ou des couches populaires et encore moins en rapport avec une perspective révolutionnaire. Les partis socialistes ne sont plus des partis ouvriers depuis au moins les années 1970 (ils avaient parfois gardé à la marge ce caractère comme en Italie avec une gauche du PSI dont faisait par exemple partie les futurs « opéraïstes » Negri et Panzieri ; ou en France avec la fédération du Nord-Pas de Calais) ; quant aux partis communistes soit ils en ont abandonné jusqu’au nom, soit ils sont réduits à l’état de groupuscules que pourtant ils dénonçaient auparavant.

Dès les années 1990, prenant acte de cette rupture du fil historique des luttes de classes et la fin de l’ère des révolutions, une revue comme Invariance (série IV, n°9, 1992)et particulièrement Camatte et Bochet par rapport à leurs développements sur la communauté, en viennent à reconsidérer l’apport du populisme russe (lettres de Marx à et de Vera Zassoulitch autour de la communauté paysanne, de la révolution conservatrice allemande des années 1920 et avant elle du romantisme) et leur dimension anticapitaliste ainsi que les combinatoires qui sont tentées entre Nietszche et Marx à travers les ouvrages documentés de Louis Dupeux. Ces recherches théorico-historiques remettent en cause, à travers la notion de communauté humaine (Gemeinwesen) la pertinence d’un clivage politique lié à une période précise qui est celle de la société bourgeoise et non pas celle de la société du capital qui prévaut aujourd’hui et dans laquelle le « discours du capital » a remplacé l’idéologie bourgeoise.

En effet, le terme de « gauche », nous l’avons déjà dit, n’a plus grande signification aujourd’hui. Il n’est plus rattaché à son origine parlementaire au cours de la révolution française, laquelle était déjà sujette à caution puisque si les Montagnards se plaçaient bien à gauche, ils étaient plutôt définis par le fait d’être en haut par opposition à « la plaine » (en bas) plutôt qu’à gauche. De la même façon, les Girondins n’étaient pas encore une « droite » même s’ils étaient plutôt libéraux en économie et décentralisateurs en politique. C’est la Troisième république qui consacrera officiellement le rapport entre représentants parlementaires des groupes politiques suivant leur classement droite-centre-gauche dans l’hémicycle alors que le mouvement révolutionnaire, dans ses différentes composantes depuis l’éclatement de la Première Internationale, n’utilise ce repère parlementaire qu’à travers sa tendance social-démocrate, la seule tendance socialiste, au sens de la Première Internationale, à participer aux élections parlementaires et à siéger à une place dans l’échiquier politique. Après la scission, les partis communistes lui emboîteront le pas.

« L’originalité » de Lénine, préfigurant par là Staline puis Mao va être de réintroduire subrepticement droite, gauche et centre au sein des partis du prolétariat en transformant des désaccords politiques en une maladie (Le gauchisme, maladie infantile du communisme, 1920) qui entraînera une réplique de Gorter (Lettre ouverte à Lénine, 1920)4. Si on prend l’exemple du congrès de Tours en 1920, il y a une droite socialiste à l’ancienne avec Blum, un centre hésitant derrière Longuet et une gauche qui prône le ralliement à la Troisième Internationale. Les staliniens seront traités ensuite de centristes par les trotskistes, etc.

Les fractions ou gauches communistes entrent paradoxalement dans cette catégorisation à la fois en rupture avec la voie parlementaire et avec les partis socialistes et communistes qui tous y participent au moins de façon tactique. La question syndicale et le type d’organisation de lutte sont aussi parmi les principaux désaccords entre les différents courants.

Le KAPD allemand va être le prototype de tendances politiques qui vont se situer non pas à la gauche de la Troisième Internationale (finalement une position que les « opposants de gauche », Trotsky et Bordiga vont occuper un temps au sein de la Troisième Internationale), mais en dehors, en refusant le principe des 21 conditions d’adhésion défini par Lénine et la majorité. Une position jugée « gauchiste » par Lénine parce qu’elle ne cherchait pas à construire un parti fort à vocation de masse, mais des partis d’avant-garde. Cette position pouvait toutefois être assimilée à une position « ultragauche », dans la mesure où elle sortait du cadre politique intégrant les partis communistes orthodoxes dans les pratiques politiciennes communes à tous les partis politiques. Une position de rupture qui semblait possible dans la mesure où l’Allemagne apparaissait encore comme l’épicentre d’une révolution future et la condition de survie d’une URSS isolée et pas encore gagnée par l’idée de la possibilité du socialisme dans un seul pays.

Toutefois, là où le KAPD agissait encore en tant que parti pendant la période révolutionnaire et d’autres organisations plus conseillistes comme l’AAUD et l’AAUD-E en tant qu’organisations unitaires de la classe ouvrière, la défaite prolétarienne en Allemagne et en Hongrie et le début d’un cycle contre-révolutionnaire en Europe allaient poser les questions en d’autres termes. C’est l’idée même de parti qui devenait problématique au sein du courant germano-hollandais, pendant que la Gauche italienne repoussait le moment de sa formation en reprenant la distinction faite par Engels et Marx entre parti au sens historique (le parti Marx après la défaite de la Commune et la dissolution de la Première Internationale) et parti au sens formel (l’organisation politique de la classe). Dans les deux cas, les organisations qui se maintiennent tant bien que mal ne sont plus que des « fractions communistes de gauche ».

Si maintenant on prend la situation qui fut celle des années 1960-1970, un pas en avant semblait avoir été fait avec la critique (souvent sous forme d’autocritique) de l’opposition entre marxistes et anarchistes et implicitement (ou explicitement, on l’a vu avec Barrot/Dauvé) de la référence à la notion d’ultragauche. Daniel Guérin avait assez tôt tenté une synthèse dans Ni dieu ni maître et des groupes comme Socialisme ou Barbarie, l’Internationale Situationniste et Noir et rouge ou Information Correspondance Ouvrière ne se référaient plus aux classiques différenciations théoriques et encore moins à leur ancrage ou non « à gauche5 ». Cela fut confirmé en 1968 que ce soit en Allemagne avec le mouvement défini comme «extra-parlementaire6 », en France (le Mouvement du 22 mars), en Italie (le groupe opéraïste Lotta continua puis Ludd et Comontismo7 ou encore Collegamenti) ou au Portugal (l’armée en révolte et Otelho de Carvalho étaient-ils « de gauche ») et en Pologne (comment qualifier les « conseillers » de Solidarnosc Kuron et Modzelevski et un syndicat/mouvement comme Solidarnosc ?). Tous ces mouvements échappèrent, tout ou partie, aux organisations de gauche et d’extrême gauche. Et les groupes qui eurent une influence en tant que prémisses théoriques ou sur le terrain ne s’y référèrent pas directement. D’ailleurs, Oreste Scalzone dans ses notes en marge du livre L’opéraïsme au crible du temps (À plus d’un titre, octobre 2021), montre bien comment ce mouvement historique de l’ultragauche a été squeezé par le mouvement réel de l’époque parce que l’opéraïsme tenait à se présenter comme une nouvelle appréhension du capital et de la lutte des classes à nulle autre pareille. Même les expériences de Ludd-conseils prolétaires n’étaient pas référées explicitement aux conseils allemands des années 1920 ni aux conseils turinois de l’Ordine nuovo de 1919 car elles étaient au-delà de la seule perspective prolétarienne. Seul Sergio Bologna (“La composition des classes et la théorie du parti aux origines des conseils ouvriers”) puis Adriano Sofri (Sur les conseils de délégués, in Les Temps modernes, n°335, juin 1974) y firent référence, marginalement ou rétrospectivement.

Les discussions autour de ces questions ne se développeront et ne se renouvelleront qu’en sortie du mouvement d’insubordination de l’époque, à partir de la seconde moitié des années 1970.

Il en ressort qu’en dehors des grandes actions syndicales, d’ailleurs parfois influencées par une base qui n’en est pas vraiment une dans la mesure où elle est « infiltrée » par les différents courants rattachés au trotskisme (c’est encore plus net dans les pays sans tradition de forts partis communistes comme l’Angleterre ou les Pays-Bas), les derniers mouvements auxquels on a assisté sont des mouvements qui auraient été qualifiés ou le sont encore par l’extrême gauche ou les restes de « l’ultragauche » comme des mouvements impurs, inter-classistes au mieux ou pire encore des mouvements en rupture avec la tradition prolétarienne, que ce soit de par la forme des luttes entreprises ou de par leur contenu. Si avec le mouvement des places quelques individus issus de l’ultragauche historique (le CCI en l’occurrence) ou du courant « communisateur » ont pu intervenir dans des AG de la place de la République à Paris, c’est parce que ce mouvement relevait plus d’une prise de parole démocratique en général et que son degré de tolérance permettant d’y inclure encore tout ce qui était à la gauche de la gauche et même à la gauche de l’extrême gauche, dans la mesure où le révolutionarisme du discours n’y était toléré que dans l’équivalence de tous les discours en provenance d’une gauche générique.

 Néanmoins, des courants anarcho-autonomes ou « insurrectionnistes » s’en sont largement tenus à l’écart parce que, pour eux, il lui manquait l’estampille radicale nécessaire à leur participation sur le « terrain » pour ne pas dire la rue où c’est là que tout semble se jouer. L’extension du terme de « radical » depuis une vingtaine d’années fait que certains en sont arrivés à parler d’un « milieu radical » définit par lui-même selon ses propres principes théoriques et d’action, sans plus de mention ou référence aux termes de gauche, extrême gauche ou ultragauche. « Prendre les choses à la racine » devenant ainsi une nouvelle méthode spécifiant la définition et la qualité de « révolutionnaire ». Plus prêt de nous, le mouvement zapatiste, les mouvements No-Tav et NDDL ne se réfèrent pas non plus prioritairement à une ligne de front droite-gauche et encore moins à l’idée d’une « ultragauche » alors que les thèses altermondialistes se sont développées un peu partout dans le monde.

Avec le mouvement des Gilets jaunes on assiste à une radicalisation du phénomène de décentrement par rapport aux lignes de classes puisqu’alors que le mouvement des places ne faisait que critiquer et tenter de renouveler les pratiques de la démocratie parlementaire et des organisations politiques traditionnelles, les gilets jaunes affirment se situer en dehors de l’échiquier politique parlementaire (cf. l’échec des candidatures autoproclamées aux élections européennes) et de la représentation syndicale. D’une certaine façon il se situe immédiatement au niveau des gauches communistes non pas dans l’expression d’un programme prolétarien qui n’est plus à l’ordre du jour, mais dans la critique de la démocratie et de la politique comme sphère séparée dans laquelle s’exerce la domination d’un appareil d’État et de ses médiations institutionnelles politiques et syndicales. Certes cette domination n’est perçue que comme domination d’une oligarchie au profit des FMN et autres banques. C’est là une limite car il n’y a qu’une compréhension limitée du capital là-dedans8. La référence à la révolution française est posée comme un avant de la séparation politique dans le désir de faire communauté (« Tous Gilets jaunes » à la fois peuple et mouvement). Ce qui est dit là est encore plus net si on analyse les manifestations anti-vaccins ou passe-sanitaire, où il ne s’agit pas véritablement d’un mouvement au sens constitué du terme, mais plutôt d’une colère contre le pouvoir qui déborde tout cadrage politique et où, comme pour les Gilets jaunes, le clivage divise les familles traditionnelles ou reconfigurées et les familles affinitaires et politiques.

Comme nous le disions dans notre texte : “Pourquoi le communisme n’est-il plus qu’une référence historique pour les membres de Temps critiques” (mai 2019), avec ce mouvement des Gilets jaunes, c’était une nouvelle immédiateté dont il fallait reconnaître l’advenu et la penser et la mettre en perspective puisque cette nouvelle situation provenait de l’abandon de la relation historique établie par le mouvement ouvrier révolutionnaire entre luttes contingentes et débouché révolutionnaire prolétarien. Ce qu’on appelait auparavant la possibilité d’une transcroissance des luttes.

Reste en creux que les divers courants confusément, extérieurement et négativement appelés « ultragauche », si on peut les regrouper sous une appellation commune même vague, n’ont pas dégagé une quelconque auto-définition positive. De quoi celle-ci, à supposer qu’elle soit utile ou souhaitable, serait faite ? Quoi précisément de commun entre ces différents groupes ou mouvances ? Quel est le projet (quand il y en a un) qui pourrait être commun et capable de se préciser chemin faisant ? Peut-on se passer d’en avoir un ? Ce qui faisait une certaine unité des courants ultragauche dans les années 1920-1930, quelles que soient les différences par exemple entre gauche germano-hollandaise et italienne, passait au second plan par rapport à un cursus commun fait de références théoriques communes et d’une expérience de lutte aussi partagée. Rien de tout cela n’est repérable aujourd’hui et le journal Lundi matin nous en fournit un exemple qui parti de l’insurrectionnisme a fait coexister des textes peu compatibles dans un geste positif d’ouverture certes, mais qui justement rend difficile ou impossible la définition de ce que serait ou pourrait être l’ultragauche aujourd’hui.

Dernièrement, les groupes dits Black Bloc et les groupes se caractérisant principalement antifascistes sont encore venus rajouter de la confusion en proclamant une radicalité spécialisée.

La tension vers la communauté humaine, dit-on parfois mais encore ? Est-il possible de combler, fût-ce abstraitement, le fossé séparant ce qui est, mettons la société capitalisée, et ce qui serait ou « devrait » être ? Dans les conditions actuelles ce sont les données « humaines » que les mouvements doivent faire transparaître par delà leurs revendications concrètes. Elles doivent apparaître en référence à une « nature humaine » (la révolution à titre humain) posée comme alternative à la « seconde nature », qu’engendre progressivement un devenir capitaliste du monde dont nous participons à la reproduction, même si c’est parfois malgré nous. La dépendance réciproque n’est en effet plus seulement une dépendance dialectique réservée ou centrée sur le rapport capital/travail ; elle recouvre l’ensemble du rapport social et à ce titre il n’y a plus de possibilité de placer le capitalisme et son monde ni même son expression étatique comme un extérieur à combattre puisque ce capitalisme c’est bien notre monde. Nous parlions plus haut des perspectives « alter » et bien, dans leurs versions actuelles elles ne peuvent qu’être sécessionnistes de la même façon que les luttes plus classiques contre ou sur le travail ne peuvent qu’acter la rupture du fil rouge des luttes de classes et conséquemment avec ses anciennes tendances dont l’ultragauche n’aura été qu’une variante plus extrême, mais au sein de la même problématique.

Laurent I et Jacques W, le 17 août 2021, revu le 18 mai 2022.

Sans appartenir à des organisations ultragauche officielles, Laurent et JW ont tous les deux participé aux discussions et groupes informels qui ont développé une critique de cette idéologie ultragauche initiée par la brochure de Barrot (op. cit)   

  1. Un travail que Combin a essayé de faire de façon descriptive et un peu superficielle  faire dans son livre : Aux origines du gauchisme, Seuil, 1971)  ; puis entrepris de façon plus synthétique et satisfaisante par J-Y. Bériou dans le texte  : « Théorie révolutionnaire et cycles historiques« , postface à Le socialisme en danger de Diomela Nieuwenhuis, Payot, 1975, disponible sur notre site à Archives. []
  2. Celui-ci indique in Présence communiste n°51-52, que Trotsky employa le terme d’ultragauche dans un sens péjoratif pour déconsidérer des positions oppositionnelles différentes de la sienne (Bordiga, Van Overstraeten fondateur du PCB, Kirchoff fondateur du KAPD) []
  3. J-Louis Roche : Histoire du maximalisme dit ultragauche, éd du Pavé, 2008 []
  4. On retrouve la même contre dépendance problématique, mais de façon plus confusionniste, avec la version actualisée de la polémique qu’en ont donné les frères Cohn-Bendit dans Le gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, Seuil 1968. []
  5. Nous-mêmes à Temps critiques n’avions qu’un lien ténu avec le courant historique des Gauches communistes germano-hollandaise ou italienne (une seule personne rattachée un temps à une organisation conseilliste, une autre proche de SoB, une autre restée peu longtemps et en provenance de la gauche italienne les autres provenaient de l’autogestion d’avant 1968, de l’anarchisme, de l’autonomie ou étaient influencés par l’École de Francfort pour les allemands ou la lutte armée pour les italiens). Un ensemble donc très hétérogène et d’accord vraiment sur un seul point : faire le bilan théorique et pratique des vingt dernières années. Par la suite, seulement deux seuls anciens membres de cette « ultragauche » officielle c’est-à-dire organisée nous ont rejoints dont l’un pour un temps très court. De toute façon, aujourd’hui, les jeunes qui s’intéressent encore sérieusement à l’activité théorique ne le font que rarement à partir de la connaissance de ces groupes révolutionnaires historiques. Karl Korsch est peut être encore le plus utilisé à propos dans la mesure où ses trois pages que forment ses « Dix thèses sur le marxisme aujourd’hui »disent l’essentiel. []
  6. L’exemple de l’Allemagne est à cet égard significatif ; alors que ce pays avait été le terroir d’élection de la gauche dite germano-hollandaise, la reprise du mouvement révolutionnaire en Allemagne dans les années 1960-1970 y fait très peu référence et a plus comme source les thèses de Marcuse et de l’école de Francfort qui ne se situent pas clairement d’un point de vue politique. A part Marcuse qui théorise le nouveau sujet révolutionnaire, Adorno et Horkheimer sont plutôt sur la défense de la démocratie bourgeoise faute de mieux et en rupture avec le marxisme. À quel point ce thème de l’ultragauche lui est étrangère, une revue allemande disparue aujourd’hui nous avait demandé, il y a 25 ans, de répondre à la question : « Qu’est-ce que la gauche en France ? » ! []
  7. Ce groupe et Riccardo d’Este furent même traités de « fascistes » par l’extrême gauche, y compris Lotta Continua) après avoir attaqué des sièges de partis politiques. []
  8. Une critique certes immédiatiste qu’on trouvait aussi dans le « Nous sommes les 99%, ils sont les 1% » du mouvement « Occupy Wall street » , un mouvement pourtant immédiatement classé à gauche malgré certaines de ses attaques contre « la banque juive ». []

Quelques remarques sur les textes rassemblés dans la revue Ni patrie, ni frontière (NPNF) autour des Gilets jaunes (N°61 ET 62-63)

Cela a fait l’objet de deux livraisons successives, la première en décembre 2018, la seconde en septembre 2019. La plupart des textes recensés consistent en des dénonciations pures et simples du mouvement des Gilets jaunes ou même des Gilets jaunes en tant qu’individus ou masse quand il leur est dénié le caractère de mouvement. Et ce, pour des raisons multiples qui vont de son « confusionnisme » à sa proximité avec l’extrême droite en passant par un populisme douteux au regard, du moins on le suppose, de la figure toujours sans tache d’une classe ouvrière ou d’un prolétariat essentialisés. En contrepoint de ce vacarme « anti » figurent des brochures de la revue Temps critiques et un texte d’Alain Bihr dans le premier livre ; la suite des brochures de Temps critiques, un texte de Max Vincent et un autre d’Henri Simon mêlant intérêt et critique1 dans le second. Nous n’insisterons pas ici sur ces derniers textes, mais plutôt sur ceux largement plus nombreux qui se livrent à une attaque en règle des Gilets jaunes.

Pour une réponse d’Y.Coleman à la critique de J. Wajnsztejn sur les deux numéros de NPNF consacrés en grande partie aux Gilets Jaunes, cf. ce lien : http://npnf.eu/spip.php?article670
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  1. – En note page 1 de l’introduction de la seconde livraison : Désorientation face aux Gilets jaunes, Y.Coleman s’explique sur le pourquoi de leur présence au milieu des autres. []

Les impasses d’une lecture classiste du mouvement des Gilets jaunes

Ci-dessous un échange amical entre deux anciens militants des courants communistes de gauche. Ils interviennent à propos des premiers suppléments de la revue Temps critiques à propos du mouvement des Gilets jaunes. Tout en y portant attention et en n’étant pas parfaitement d’accord entre eux d’ailleurs, leur prisme d’analyse reste classiste même s’ils semblent diverger sur le porteur actuel ou le sujet de classe. JW qui échange de longue date avec eux intervient ici dans la discussion, mais après coup pour préciser la position de la revue quant à un mouvement des Gilets jaunes à laquelle elle participe activement, même si ce n’est pas toujours au nom de Temps critiques, mais dans un cadre bien plus large, par exemple à Lyon.

 


 
Sur le mouvement des Gilets Jaunes

Extraits d’un échange avec Maxime
Commentaire en couleur de JW, pour Temps critiques

Je suis d’accord avec ton appréciation sur les analyses de Temps critiques à propos des Gilets Jaunes : « le plus fin analyste », même si je ne partage pas tout ce qu’ils disent.
Tout comme toi, ils s’attardent sur la question de savoir si on peut comprendre ce mouvement en termes de « classes » ou de « classisme ».

Toi tu écris :
« C’est une émergence ; de quoi au juste ? là est la terrible question à se poser et l’on n’y répondra pas en continuant de passer par les catégories de “lutte de classe” » et de “sujet révolutionnaire historique : le prolétariat”.

Temps critiques écrit :

Ce mouvement « n’est pas classiste », « l’ensemble n’est pas une particularité identifiable (classe) ».

 

Tu écris « lutte de classe » au singulier et ne te réfères qu’au « prolétariat ». Je crois qu’avant de se pencher sur la place de celui-ci dans le mouvement il est nécessaire de savoir ce qu’il en est en termes de lutte de classes, au pluriel. Le sens le plus élémentaire du terme de « classe » est défini par la position « économique » de ses composants dans la vie sociale et cela indépendamment des idées et convictions de ses membres.

Le mouvement des GJ est une réaction à des mesures d’ordre économique qui depuis des années vont toutes dans le même sens : accroître la rentabilité d’un système basé sur l’exploitation de l’immense majorité de la population au profit d’une minorité. Les dernières décennies sont marquées par un accroissement sans précédent de l’écart entre les « pauvres » et les « riches ». La composition sociale du mouvement des GJ est diverse. Le capitalisme n’exploite pas seulement les travailleurs salariés, cols bleus ou cols blancs, les « prolétaires ». À travers ses banques et à travers la fiscalité de son État, il tire aussi profit du travail des petits paysans, des petits commerçants, des artisans, des « auto-entrepreneurs », etc. C’est cet ensemble de « victimes » du système qui forme l’essentiel des Gilets. Attention, les GJ ne se présentent pas comme des « victimes », ce sont les analyseurs socio-politiques ou médiatiques qui les voient en ces termes (victimes de la mondialisation, de la modernité, de la segmentation métropoles/périphéries, etc.). Mais eux affirment leur force et c’est cela qui leur donne cette détermination presque sans faille. Contrairement à tous ces discours de commerçants qu’on entend sur les marchés ou ailleurs et de salariés qui se plaignent et récriminent, les Gilets jaunes, quels qu’ils soient ont commencé à décourber le dos (c’est le titre d’un prochain texte). Ils ne sont pas ou plus des « victimes » car ils ont « découvert » ce qu’était la domination, non pas l’exploitation, mais la domination. Et c’est là que l’analyse de Raoul souffre d’un certain économisme qui l’empêche de comprendre le souffle qui pousse le mouvement, cette sorte de « liberté … guidant le peuple » dans sa version contemporaine. Une domination ressentie comme celle produite par l’Etat et les nébuleuses de l’hyper-capitalisme du sommet (grandes banques, patrons du CAC 40 et des FMN, Commission européenne), d’où d’ailleurs le complotisme latent de certaines franges du mouvement, mais on ne peut pas attendre, en l’état, qu’il soit plus clairvoyant que Le Monde diplomatique ou n’importe quel gauchiste anti-impérialiste ou altermondialiste.

Un ensemble qui n’est pas caractérisé par une couleur de peau, ni par des croyances religieuses ou philosophiques, un ensemble qui possède comme « particularité identifiable » celle de subir l’oppression économique d’un même système. Oui, mais ce n’est pas venu d’un coup. C’est l’extraordinaire vitesse de maturation du mouvement qui l’a fait passer d’un mouvement anti-taxe et anti-fiscalité qui d’ailleurs regroupait les traditionnels opposants à toute taxe ou impôt (d’où la déqualification rédhibitoire émise par la gauche et l’extrême gauche à l’origine), à un mouvement pour la justice fiscale puis à un mouvement pour la Justice, puis à un mouvement « social », puis à un mouvement anti-système à partir du moment où il a saisi les enchaînements (cf. par exemple son attitude changeante par rapport à la police).

Si on s’en tient à la définition de classe basée sur un critère fondamentalement économique, il s’agit bien d’une classe au sens large, si on ne se réfère pas à la classe au sens de Marx, quel est alors l’intérêt de garder le terme ? la classe des victimes, des exploités. Cette large catégorie est elle même composée d’une diversité de classes. Si tu choisis « classe au sens large » alors c’est l’inverse, c’est cette classe large qui est composée d’une diversité de catégories. Tout ce va et vient découle, à mon avis, du fait que la notion de classe, comme je le disais plus haut est employée sans cohérence définitoire définies suivant des critères plus précis : salariés, chômeurs, petits propriétaires, auto-entrepreneurs, retraités, etc. Ces critères ne sont que des catégories au sens statistique du terme et de toute façon il y a quelque chose que tu oublies, c’est que les GJ ne se posent pas socialement à partir du travail. Ils ne demandent jamais ou presque comme entrée en matière des discussions : « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », mais plutôt « Qu’est-ce que tu vis » qui est beaucoup plus global. Et tu l’oublies parce qu’en bon matérialiste marxiste tu penses que les conditions matérielles sont d’abord les conditions liées à la place dans les rapports de production et sous-entendu au type de travail alors que s’il y a bien une base matérielle à la révolte des GJ, elle est beaucoup plus englobante parce qu’elle met en jeu les conditions même de la survie. C’est pour cela que, depuis longtemps, nous disons que les contradictions du capital ont été portées du niveau de la production au niveau de la reproduction.

D’ailleurs, si l’on considère le camp qui s’oppose au Gilets, il apparaît aussi comme une classe, celle de ceux qui profitent et gèrent aux plus hauts niveaux le système dominant. Non, les enseignants sont massivement, soit étrangers au mouvement, soit profondément hostiles sans pour cela se rallier au camp techno-bureaucratique macronien. De même, les intermittents du spectacle pourtant souvent actifs dans les luttes sont absents du terrain parce que comme les enseignants ils méprisent la sauvagerie des GJ ou en ont peur, sans pour cela se rallier à Macron. D’ailleurs c’est aussi le cas de tous ceux qui ont adopté les valeurs de la post-modernité. Certes elles dynamisent le capital mais on ne peut accuser leurs tenants d’être du côté du capital. En fait, si on veut vraiment parler encore en termes de classes, les vraies classes moyennes sont là. Salariées ou non, du public ou du privé, plutôt « de gauche » ou plutôt « de droite », peu importe, ce sont celles qui ressentent le moins la domination parce qu’elles adhèrent encore aux idées de progrès, de modernité et même parfois d’émancipation si on limite celle-ci aux « questions de société » (il y a beaucoup de femmes ches les GJ, mais pas beaucoup de « féministes » pour ne prendre que cet exemple).
Cet ensemble est lui même composé de « sous-classes » dont les intérêts peuvent parfois être contradictoires mais qui ont un même intérêt face aux exploités : la bourgeoisie industrielle, celle commerciale ou immobilière, les hauts fonctionnaires de l’État, etc.

Mais, quelle que soit la façon dont on distingue ou regroupe les classes en présence, il s’agit bien d’une lutte de classes, au pluriel. Simple rationalisation en termes de classes de la notion de conflictualité sociale et donc sans effet heuristique car tes classifications ne peuvent déterminées aucune « frontière de classe », d’autant que tu as fait disparaître la notion d’antagonisme. La lutte de classes n’apparaît plus qu’en toile de fond de l’analyse, mais l’analyse n’en démontre pas l’existence.

Le terme de « peuple » a souvent été utilisé pour désigner ce qu’incarnent les Gilets Jaunes. Temps critiques écrit à ce propos :

« Ainsi, alors que dans le mouvement même, cet ensemble qui n’est pas une totalité (peuple) ni une particularité identifiable (classe) a tendance soit à vouloir se constituer comme une totalité des dominés (“les gens d’en bas”) dans les conditions présentes incluant les transformations du capitalisme : soit à vouloir réveiller celle d’un Peuple essentialisé à grand renfort de symboles de l’ancien État-nation français (drapeau et Marseillaise). »

 

En réalité le terme de « peuple » peut recouvrir de nombreuses significations. Mais dans l’ensemble elles tournent autour de deux principales. « Peuple peut désigner soit la totalité de la nation, soit la partie de la nation qui est dominée économiquement et politiquement. » (http://www.cnrtl.fr/definition/peuple) Cette ambiguïté est une source de confusion très fréquemment utilisée par les hommes politiques, de droite ou de gauche, pour justifier le nationalisme, l’unité « républicaine » de toutes les classes avec un langage « populaire ». Quand les Gilets Jaunes disent nous sommes « le peuple », « les gens d’en bas », ils ne prétendent pas être la totalité de la nation, mais bien une classe ou un ensemble de classes « dominées ». Quand une partie d’entre eux brandit des drapeaux nationaux ou chante la Marseillaise, cela veut dire pour certains « la vraie France c’est ceux d’en bas » C’est contradictoire parce qu’il y a l’idée, fausse d’après moi, que ceux d’en bas sont très nombreux (toujours cette idée des 99% de dominés) et ceux d’en haut très peu et comme les GJ ne partent pas du travail et de l’entreprise ils ont tendance à minorer les hiérarchies sociales intermédiaires (mais c’était déjà le même cas pour les Occupy et les Nuits debout), ceux qui combattent les dominants, mais pour d’autres, en particulier les minorités d’extrême droite, c’est du simple nationalisme, teinté de xénophobie et de repli sur soi.

C’est une ambiguïté qui traduit la diversité de l’appartenance de classe des GJ, dans la mesure où la place dans la vie économique TEND à favoriser tel ou tel type d’idées, de pensées. Il est plus facile pour une aide-soignante, un ouvrier d’industrie ou une institutrice d’envisager l’élimination de la propriété privée des moyens de production que pour un petit paysan ou un petit patron. Mais ce n’est qu’une tendance. Il y a aussi des prolétaires dans les mouvements d’extrême droite comme il y a des petits paysans qui comprennent « les communs ». Le déterminisme économique au niveau des consciences est une réalité importante mais, contrairement à la caricature que peut en faire un marxisme rabougri, il n’est ni absolu ni unique. Par exemple, dans le cas du mouvement des GJ, il ne fait aucun doute que des facteurs comme la personnalité et le style de Macron, s’autoproclamant Jupiter et parlant des gens « qui ne sont rien », ont joué un rôle important. Merci patron… Merci Macron. Il en est de même de l’image intériorisée d’une France pays des Sans-culottes et des révolutions. C’est bien là une base commune à la révolution française et au mouvement des GJ, ce caractère destituant de la révolte sous la forme du soulèvement (Nous sortons le 9 février un supplément initié par J. Guigou sur ce point)

Pour comprendre le mouvement, dis-tu, il faut se passer de la catégorie « lutte de classe », au singulier, et Temps critiques dit qu’il ne s’agit pas d’un mouvement « classiste ».

Cela peut vouloir dire que l’on n’a pas vu dans ce mouvement un prolétariat homogène, luttant seul pour ses seuls intérêts immédiats. Cela correspond à la réalité.

D’abord, tous les secteurs du prolétariat n’y étaient pas présents. Les plus pauvres en particulier y étaient pratiquement absents. Ce n’est pas parce que les habitants des banlieues sont peu présents qu’ils se désintéressent du mouvement. L’exemple du Comité pour Adama en fournit un exemple, les luttes des lycéens de banlieues ces derniers mois en est un autre. Les GJ qui habitent en banlieue donnent une explication qui certes ne vaut pas excuse : ils ont toujours 2005 en mémoire et le sentiment d’abandon et de stigmatisation qui s’en est suivi ne pousse pas à la solidarité avec un mouvement qui, lui-même, à l’origine, se développe dans un autre univers spatial et qui de plus ne cherche pas à s’en rapprocher (les jeunes des « quartiers » qui se mêlent aux manifestants sont tolérés surtout parce qu’ils sont très jeunes, mais leur jeu avec la police ou leurs petites provocations ne sont pas du gout de tout le monde. Ensuite, ceux qui y participaient ne se battaient pas pour des revendications spécifiques à la seule classe des salariés. Les questions soulevées touchaient, comme on l’a vu, l’ensemble des « victimes » du système : le pouvoir d’achat, par exemple. Elles concernaient aussi des questions plus globales, en rapport avec l’ensemble de l’organisation de la vie sociale : le rejet du spectacle « démocratique » des partis et des syndicats, la dénonciation de la « répartition des richesses », le combat contre la dégradation écologique de la planète : « les fins de mois difficiles et la fin du monde, même combat ».
C’est une évidence : ce n’était pas une lutte classique (classiste ?) des seuls prolétaires contre leurs patrons.

Mais tu dis qu’il faut aussi rejeter la catégorie de « sujet révolutionnaire historique : le prolétariat ».
C’est une question qui pour moi reste ouverte. Même si les conditions d’un dépassement du capitalisme sont très différentes de ce qu’elles furent pour les mouvements révolutionnaires « prolétariens » du passé, du fait en particulier de l’actuelle émergence de « germes » d’un mode de production non-capitaliste, il n’en demeure pas moins que certains secteurs de la société Trop vague, on a l’impression que Renault porte toujours espoir ou désespoir alors qu’il n’existe plus de forteresses ouvrières ; si encore Raoul parlait des salariés du secteur de la reproduction des rapports sociaux capables de bloquer les flux ou les services publics on comprendrait, mais là … sont de par leur situation économique et sociale, plus à même de désirer et de réaliser ce dépassement.

Une question me semble importante à cet égard : celle des rapports entre les prolétaires et le reste des participants au mouvement. Le scepticisme de certains « révolutionnaires » à l’égard du mouvement de GJ repose sur la nature « interclassiste » du mouvement. Deux remarques à ce sujet.

– L’« interclassisme » dont le mouvement a fait preuve est une alliance entre victimes du capital et non une alliance entre victimes et gérants du capital.
– Les principaux moments d’action révolutionnaire du passé caractérisés comme « prolétariens » n’ont pu être révolutionnaires que parce que le prolétariat n’y était pas seul. Ils ont été presque tous liés à des situations de guerre avec toutes les souffrances que cela comporte pour l’immense majorité de la population et pas seulement pour les prolétaires, en particulier dans les pays « vaincus », où la défaite facilite le rejet de la classe dirigeante. Dans les révolutions en Russie et en Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, les soviets et les conseils de soldats, constitués souvent de « paysans en uniforme », ont joué un rôle crucial et décisif.

Temps critiques fait le même constat lorsqu’il écrit :

« Comme dans les mouvements révolutionnaires historiques (la Révolution française, 1848, la Commune, les révolutions russes et chinoises, l’Espagne, la Hongrie 1956, etc.) ou dans les soubresauts révolutionnaires (mai 1968 ; Italie 1968-78), nous n’avons pas à faire à des mouvements purement classistes qu’il ne s’agit donc pas de définir de façon classiste comme si la révolution allait forcément être facilitée par une pureté de classe et donc qu’il n’y aurait rien à attendre d’un mouvement comme celui des Gilets jaunes du fait de son « interclassisme ». Les luttes de classes ont justement été les plus virulentes quand cette pureté de classe était la moins évidente. »

 

De la capacité à gérer cette diversité dépend le succès d’un dépassement du capitalisme. C’est un des aspects importants de ce mouvement que de s’être confronté en pratique à cette question.

J’ai pu noter dans les témoignages sur la vie dans ces Agora du mouvement qu’étaient les « Ronds Points » et les « cabanes », qu’on y était souvent confronté au problème des divergences, en particulier sur la question de l’immigration. Certains témoignages disaient qu’au bout de plusieurs semaines de discussion et de convivialité les « anti-immigrants » avaient été ébranlés dans leurs convictions. D’autres disaient qu’on avait choisi de ne pas en discuter pour éviter des divisions. Oui, mais Raoul fait ici une confusion entre immigrés et migrants. Des descendants d’immigrés sont présents sur des ronds points (par exemple à Feyzin et même dans les manifestations et cela ne pose pas de problème apparent, mais la question des migrants est plus problématique, comme elle l’est pour la plupart des personnes, GJ ou non. De fait, même si sur la plateforme d’origine apparaît ce point et l’idée de retour au pays pour les déboutés du droit d’asile, il a été relégué dans les deux ou trois dernières préoccupations parmi la cinquantaine que compose l’ensemble et les banderoles contre le pacte de Marrakech ne sont guère brandies que quelques minutes par des identitaires.

Savoir gérer, confronter, surmonter les divisions ne sera pas toujours simple mais ce sera une des principales conditions de force d’un mouvement. Qui plus est, on ne parle vraiment de début de « révolution » que lorsqu’on assiste au refus par une partie des forces de répression de jouer leur rôle et à leur passage du côté du mouvement qu’elles sont censées réprimer.

À ce niveau, une question devra jouer un rôle essentiel : la formulation, la visibilité d’un projet révolutionnaire. Il est difficile de marcher ensemble si on ne sait pas où l’on va.

Temps critiques aborde aussi cette question :

« Mais ce qui va nous être alors rétorqué, c’est “que proposez-vous ?”. C’est la même chose que ce qu’on nous disait en 68 et avec en plus même pas l’échappatoire, pour certains, de répondre en proposant les modèles exotiques (Cuba ou la Chine). » (Une tenue jaune qui fait communauté)

 

Il n’empêche qu’il faudra bien répondre à cette question.
Le mouvement des GJ, en particulier au niveau de son autonomie par rapport aux organes d’encadrement que sont les partis politiques et les syndicats, a été rendu possible en grande partie par les nouvelles technologies de la communication. Techniquement oui, mais il est évident qu’il y a aussi une véritable volonté politique d’affirmation de cette autonomie, non seulement par rapport à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur du mouvement comme on le voit avec l’invalidation permanente de la plupart des leaders auto-proclamés… ou dans le simple déroulement chaotique de manifestations sans tête ni queue et même parfois « sans queue ni tête ». Internet, les réseaux sociaux ont été déterminants. Répondre à la question « que proposez-vous ? » devra tenir compte non seulement de ces nouveaux moyens de communication mais aussi de toute la révolution technologique actuelle qui bouleverse et bouleversera le processus même de production. Une révolution qui permet l’émergence sous forme embryonnaire de rapports non marchands, de façon pure ou hybride, au sein même des aspects les plus modernes de la production, celle des biens digitaux.

Raoul, 25 janvier 2019

JW en couleur, le 8 février