L’impossible recomposition de classe ?

Nous publions ci-dessous les réactions d’un lecteur du livre L’évanescence de la valeur de J.Guigou et J.Wajnsztejn (L’Harmattan 2004) à propos d’un passage sur les potentialités de lutte des salariés de la reproduction du rapport social capitaliste. Dans leurs réponses successives, J.Guigou puis J.Wajnsztejn reviennent brièvement sur le cheminement théorique accompli par Temps critiques depuis le début des années 2000 sur la question des classes, de la composition de classe, des luttes de classe en rapport avec le mouvement du capital dans la période présente.


 

Lettre de David, le 20 Mars 2017

Salut,

Je profite de cette pause pour te faire part de mes impressions sur l’évanescence de la valeur. Je m’apprête à lire le chapitre IV.

p.67 : Les travailleurs de la reproduction / travailleurs de la production porteurs en devenir de positions critiques « porteurs insurrection « 

Si j’actualise le propos de Temps critiques en observant le comportement des travailleurs de la reproduction des rapports sociaux au vue de la mobilisation contre la loi travail, le moins que l’on puisse dire c’est que la participation des travailleurs de la reproduction au discours critique fut ténue. Le corps enseignant, nos chers étudiants en sciences humaines aux avant-postes du fait social ont été inaudibles et quasi invisibles. À titre personnel ayant participé à des débats dans un amphi de LYON 2, je fus surpris par le mutisme critique de l’assemblée. Simulacres insurrectionnels, interventions en pointillés marquées par une incapacité à solder l’échec du dernier soulèvement contestataire des années 70 ( quatre décennies se sont écoulées depuis ; je suis né en 1972 et je baigne dans ce reflux du discours critique radical …..) et plus inquiétant un fétichisme récurrent dans les propos sur les luttes des années 70 ressassées à l’infini sans questionnement des perspectives possibles applicables à une situation concrète : les manifestations contre la loi travail. Il ne faut voir aucun particularisme/corporatisme de ma part bien que travailleur de la reproduction mais ce sont les bastions traditionnels sensiblement syndiqués qui furent modestement le carburant du mouvement.

Je suis circonspect quant à cette nouvelle « avant garde révolutionnaire  » plus apte à lire et générer un discours critique sur cette crise de la reproduction. On m’opposera sur la loi travail le boutefeu Lordon, ce regard critique constitue-t-il une rupture par rapport au capitalisme ou simplement une tentative vaine d’amender ce mauvais capitalisme financier, niaiserie conceptuelle fourre-tout ?

Je trouve néanmoins intéressante votre proposition sur le ou les positions particulières grosses d’universalité. A ceci près je ne comprends pas en quoi ni comment la construction de ces positions particulières peuvent naître d’une confrontation dialectique individu/communauté. Est ce la prolifération des refus, des critiques pratiques qui permettrait de détacher une opposition conséquente capable de produire un discours et des pratiques radicales ? Sur quelles bases critiques ou conceptuelles des individus isolés face à la ou les communautés respectives peuvent converger sur des pratiques de ruptures radicales ? Cela ressemble étrangement à cet adage militant : prolifération des luttes ne signifie pas convergence des luttes …..

Le travail vivant remplacé au détriment du travail mort rendrait caduque le discours du Marx « exotérique  » de Krisis sur la lutte des classes ; oui ,mais la période transitoire actuelle ou se côtoient comme vous le soulignez des discours, pratiques critiques « anciennes et nouvelles  » ne signifie pas pour autant la fin définitive de l’utilité critique que représente la lutte des classes.

La contestation contre la loi travail à mon sens, nous démontre que l’amorce idéologique fabriquée à la va vite par des centrales syndicales embedded dans l’appareil productif bourgeois nécessite la grenaille de la massification pour tenter d’ébrécher ce « mur de l’argent  » ou système capitaliste. Sondages à l’appui, une majorité de travailleurs approuvaient cette mobilisation mais une conscience de classe émoussée par des décennies de recul empêchèrent toute massification.

J’anticipe les critiques, je ne fais pas de la lutte des classes un « pis-aller » conceptuel mais un jalon ou une étape nécessaire pour alimenter le discours critique.

« La limite du capital, c’est le capital lui-même » et donc la fin apparente de la lutte des classes justifierait la crise objective du capitalisme ; je ne peux me résigner à cette position ou le moteur de l’histoire n’est plus le sujet conscient enchâssé dans des rapports sociaux luttant contre l’exploitation capitaliste .

Balayer du revers de la main l’histoire des conflits insurrectionnels ouvriers comme de simples conflits intra-capitalistes que de mauvaise foi !!!!!! Les enragés, Babeuf, la Commune un amas de bouseux fraichement urbanisés reliquats de guildes moyenâgeuses tout juste bons à brailler pour un rab de frites …..

Ces luttes ouvrières passées et à venir demeureront l’aiguillon nécessaire pour piquer aux flancs du système capitaliste, pour repousser ce flux dynamique et tenter de reprendre l’initiative révolutionnaire.

A+

David

 


 

Lettre de Jacques Guigou, le 23 mars 2017

Bonjour,

Quelques mots sur les réflexions de David à la suite de sa lecture de la fin du chapitre III de L’évanescence de la valeur (p.61 à 69).

Je viens de relire ces pages de notre livre de 2004, puis la lettre de David et il me vient les remarques suivantes.

D’abord un rappel : le chapitre III porte sur la critique des thèses de Krisis sur le travail et la fin de ce chapitre sur le livre de Kurz « Lire Marx ». L’objectivisme du Marx « exotérique » (productiviste, classiste, progressiste, du capital automate, etc.) et le subjectivisme du Marx « ésotérique » (celui des individus conscients et associés volontaires) sont tous deux analysés comme étant deux pôles susceptibles de mettre en crise le capital, qu’il ne faut pas séparer mais faire tenir ensemble. Référence est alors faite à la « tension individu-communauté ».

À la première lecture du email de David, je me suis étonné de l’utilisation du couple « travailleur de la production » et « travailleur de la reproduction ». Vérification faite, cette formulation est bien dans le livre (p.66-67). Je pense qu’une des objections soulevées par David tient à cette formulation, devenue à mes yeux aujourd’hui, maladroite et qu’il convient d’abandonner. Pourquoi ?

Parce qu’elle peut laisser supposer chez le lecteur une sorte d’opposition antagonique entre un prolétariat industriel historique, celui qui a écrit l’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire, et un néo-prolétariat celui qui est en formation à travers la révolution du capital depuis la seconde partie des années 1970 (celui de l’échec du dernier assaut des années 65-75). D’ailleurs, c’est bien l’interprétation qu’en fait David et on ne peut la lui reprocher en effet. Extrapolant quelque peu la notion de « travailleurs de la reproduction », il y voit même une « avant-garde révolutionnaire », et il a raison, alors, de dire qu’il est très « circonspect » vis à vis de cette supposée force politique ; force dont il n’a pas vu les effets dans le mouvement contre la loi travail. Dans cette optique, on comprend pourquoi.

David poursuit et conclut en réaffirmant l’importance historique des luttes ouvrière de classe en mettant l’accent sur les dimensions insurrectionnelles des luttes à venir.

Au passage, juste une remarque sur « insurrections » : page 67 du livre, la référence à une dynamique insurrectionnelle n’apparaît nulle part. La phrase « Nous pensons, par exemple, que ce sont aujourd’hui les travailleurs de la « reproduction » plutôt que ceux de la production qui sont les plus à même de remettre en cause le système parce qu’ils sont obligés de penser globalement sa crise et les conditions de la reproduction » n’implique en aucune manière un appel à l’insurrection. La phrase est certes maladroite, mais ne lui faisons pas dire ce qu’elle ne dit pas.

Cette formulation d’un couple « travailleurs de la production » / « travailleurs de la reproduction » est à abandonner. Pourquoi ?

Parce qu’elle peut induire, comme pour David, une représentation de ce qui serait la nouvelle composition révolutionnaire de la classe du travail. Comme chez les opéraïstes (et les post-opéraïstes), ce seraient les nouvelles couches technologiques (les hackers, les ubérisés, les autoentrepreneurs, les intellectuels précarisés, les communicants de toutes sortes, les managers participatifs, les acteurs des réseaux, etc.) qui seraient porteurs de négativité historique. Nous avons critiqué cela et on peut le lire dans les écrits de Temps critiques sur les post-opéraïstes. Cf. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article268

Aujourd’hui, c’est la distinction production/reproduction des rapports sociaux qui est devenue caduque. Niveau I du capital globalisé, totalisé et niveau II du capital encore dominé par les État-nation et par les conflictualités culturalo-communautaires contribuent tout deux à la reproduction générale ; sans parvenir à la réaliser, dans le chaos et les catastrophes. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons adopté la notion de société capitalisée ; notion qui englobe l’ancienne référence à la « société de classe » (et à fortiori celle de « société du spectacle »).

De plus, dans cette formulation « travailleurs de la production » versus « travailleurs de la reproduction » c’est la référence aux « travailleurs » qui accentue encore l’ambiguité du propos. Depuis l’anthologie La valeur sans le travail (L’Harmattan, 1998) Temps critiques a écrit des centaines et des centaines de pages sur l’inessentialisation de la force de travail, sur la caducité de la théorie de la survaleur, sur l’englobement de l’ancienne classe du travail, etc. Restons cohérents avec cette histoire et écrivons comme nous le faisons depuis cette époque : « individu » ou « salarié » plutôt que « travailleurs » (déjà, en 1973, le PCF ne parlait plus des « travailleurs » mais « des gens »!). Non pas que le mot soit tabou ou interdit par le dogme mais parce qu’il ne rend plus compte des bouleversements anthropologiques opérés par la révolution du capital.

à suivre

Jacques Guigou

 


 

Lettre de Jacques Wajnsztejn, fin mars 2017

Le commentaire de Jacques Guigou est particulièrement clair. Depuis L’évanescence de la valeur, treize ans se sont écoulés et les transformations du capital depuis lors nous ont amené à produire quelques nouveaux outils d’interprétation, qui nous permettent de synthétiser tout cela sans qu’on puisse leur donner le nom de concepts pour autant. Ce n’est pas le but de la critique à mon sens. Néanmoins « révolution du capital » à partir de 2007 et « société capitalisée » déjà un peu avant, puis notre description des nouvelles articulation de la puissance à partir du n°15 de la revue ont renouvelé notre arsenal théorique au risque de rendre un peu désuet certains textes, expressions ou même problématiques.

En dehors de ces généralités, j’assume complètement la maladresse de l’emploi du terme de « travailleurs » dont l’usage, dans l’ensemble de notre production, doit être exceptionnel. J’en suis autant étonné que JG, sauf qu’en l’occurence j’en suis à l’origine. Mais une fois levé ce point, je dois quand même nuancer l’interprétation de JG et sur deux plans :

1. – Les nouvelles articulations de la puissance entre les niveaux I et II principalement ne remettent pas en cause l’analyse en termes de production/reproduction. Il s’agit plutôt d’un changement d’échelle. Le niveau I de l’hyper capitalisme porte en lui même, à travers le processus de globalisation, la question de la reproduction. C’était déjà le cas dans la période fordiste des Trente glorieuses, mais à un niveau beaucoup plus restreint, celui des États-nations des pays à capitaux dominants. L’État gaulliste me semble en avoir constitué et représenté le prototype dans la mesure où la hiérarchisation des rapports entre niveau I et niveau II n’étant pas encore pleine et entière, l’indépendance nationale était une option envisageable à l’époque, bien que rendue difficile par la lutte entre les deux blocs.

Mais le niveau II est aujourd’hui aussi le niveau de la reproduction car avec l’inessentialisation de la force de travail dans le procès de valorisation (« l’évanescence de la valeur ») la contradiction capital/travail est portée du niveau de la production à celui de la reproduction. Et le niveau II en constitue le stade intermédiaire qui est celui de la responsabilité de l’État, mais d’un État redéployé dans sa forme réseau en articulation avec le niveau I (cf. mon article dans le numéro 18 de la revue). C’est ce qui fait aussi la différence avec la situation de la fin des années 60-début 70 et produit aujourd’hui le décentrement au regard de la conception traditionnelle du rapport de classes.

Je vais prendre un exemple récent. Le Medef et les syndicats — hormis la CGT —viennent de passer un accord sur l’assurance-chômage dans le cadre du maintien du paritarisme instauré par le CNR au lendemain de la Libération, au nom de la « démocratie sociale » (=collaboration de classes) et la CGT n’a pas voté contre par opposition à ce principe mais juste par surenchère à propos du contenu particulier de l’accord. Tout cet appareil institutionnel relevait jusqu’alors de la gestion tripartite (l’État-nation en surplomb des classes), c’est-à-dire du niveau II. Mais tous les « partenaires sociaux » avaient en tête les propositions de Macron qui remettent en cause ce paritarisme au nom de « l’intérêt général » qui doit être géré par l’État dans sa forme réseau plus adéquate à une dynamique capitaliste bridée par une trop grande institutionnalisation des règles sociales (c’était déjà l’un des problèmes pour le projet de loi El Khomri). Le paradoxe étant que la dynamique libérale/libertaire du capitalisme produit toujours plus d’intervention de l’État … aussi bien dans ses anciennes formes régaliennes que dans ses nouvelles formes d’imprégnation dans le social.

Mais cela ne veut pas dire que « la limite c’est le capital lui-même » comme j’ai tenté de le dire dans mon dernier texte sur la crise qui s’inscrit justement en faux contre cette perspective telle que la définit Krisis avec une tendance catastrophiste.

2. – Il n’empêche que je maintiens que les salariés de la reproduction sont les mieux à même de répondre à ce niveau de globalisation du capital et de tracer des perspectives en tant que communauté humaine tout en maintenant les « acquis » du procès d’individualisation. Or il me semblait que nos textes passées étaient à ce sujet sans ambiguïté. Ces salariés dont nous parlions comme travaillant dans les secteurs de la reproduction ne sont pas principalement issus des nouvelles catégories liées au développement des nouvelles technologies. Il ne faut pas confondre secteur de la reproduction et secteur de la communication/information, même s’il peut y avoir des recoupements et même des convergences dans la mesure où tous ces secteurs participent de l’irrigation du corps capitaliste si je peux me permettre cette image .

David, puisque tu es cheminot, il est bien évident que pour moi les salariés de ce secteur, quand ils abandonnent leur corporatisme, sont tout à fait au cœur des batailles à venir parce qu’ils constituent, comme d’autres, de potentiels blocages de la fluidité nécessaire à la dynamique d’ensemble.

Pour répondre à la fin de ta lettre, il ne s’agit pas pour nous de nier la lutte des classes, ce que l’on nous reproche pourtant assez, mais de prendre acte d’une rupture du fil historique avec le mouvement ouvrier révolutionnaire. Ce n’est pas la même chose. Nous ne sommes pas Krisis !

De la lutte des classes, nous nous en revendiquons toujours comme je pense le montrer dans mon prochain livre sur l’opéraïsme, mais il faut tenir compte de la défaite que nous avons subie et de l’éclatement qui s’en est suivi. Un éclatement qui s’est trouvé malheureusement en phase avec la libération de nouvelles potentialités du capital, d’un capital qui ne nous domine pas de façon extérieure, mais s’impose par le biais des libertés nouvelles produites par ce qui était auparavant appelé des mouvements d’émancipation. Cela a été très clair à la réunion de la Gryffe hier où tout à coup, pour pas mal de « jeunes » présents, la liberté, le libre choix ont été amenés dans la discussion comme des bases de départ pour l’émancipation comme si nous étions encore dans les années 1960. Or comme nous le disons depuis longtemps, après la défaite du dernier mouvement de subversion, ce n’est pas la contre révolution à laquelle nous avons eu droit, mais à la « révolution du capital ». C’est la société capitalisée qui émancipe, d’où le consensus démocratique mou qui l’entoure et qui est censé faire tenir le « lien social », là où auparavant régnaient les identités collectives, les communautés de référence (cf. Temps critiques, n°5 et n°9), les identités territoriales ethniques et religieuses, toutes des situations dans lesquelles, pour le meilleur mais aussi souvent pour le pire, les individus étaient subsumés (recouverts plus que soumis dans leur rapport individu/classe) par leur référence collective … aujourd’hui perdue ou recréée artificiellement (cf. La fabrique du musulman, justement ou la communauté nationale ou encore une sorte de fausse communauté ouvrière dans « le peuple »).

De la même façon qu’il ne s’agit pas de nier la lutte de classes dans sa dimension historique, il ne s’agit pas pour nous de nier le processus d’individualisation et ses acquis révolutionnaires universalistes, mais il est un fait que dans sa dimension actuelle, certes massive et démocratique, l’individu « libre » s’en trouve fort affaibli, bien loin du sujet bourgeois éclairé des Lumières qui n’a jamais représenté qu’une minorité et un modèle. Je reviens à la discussion de samedi dernier. Ce n’est pas un hasard si les individus ont tendance, y compris, dans ce qu’ils ressentent comme des luttes, à se présenter comme des victimes et à exposer leur souffrance. Comme je le disais samedi, en rapport avec l’exemple de Daniel C. sur les maçons au début du XXe siècle, ils faisaient de leur souffrance individuelle au travail une force collective et de leur lutte une expression de la communauté ouvrière toute entière (c’est ce que rend Zola avec Germinal pour les mineurs). C’est ce qui n’est plus possible aujourd’hui où les « Contis » ne sont plus que des « Contis », même pas des « Lip » et que toute revendication au travail ou sur le travail apparaît comme particulière, comme ne faisant pas sens collectif pour les autres. Il n’y a pas d’intersectionnalité pour les luttes ouvrières ! Comme le dit David, prolifération n’est pas convergence.

C’est pour cela que je réaffirme que les secteurs de la reproduction, aussi bien au niveau de leurs salariés que de leurs usagers peuvent porter encore une perspective d’ensemble et collective qui n’est pas simplement la défense du service public.

Je conçois que la référence à la tension dialectique et politique individu/communauté soit un peu déroutante et vague à celui pour qui elle n’est pas familière, mais il est de toute façon difficile de proposer des recettes et a fortiori un programme fut-ce celui de la « communication ». Néanmoins, j’ai indiqué quelques pistes dans mon dernier texte « La crise et ses annonceurs » en référence aux discussions sur la question avec le cercle Soubis.

Jacques Wajnsztejn

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