Grève et « besoin de grève »

Nous rappelons qu’Interventions (anciens numéros) s’inscrit dans le cadre théorique de la revue Temps critiques, et elle consiste en des textes plus courts et d’une utilisation plus immédiate en s’efforçant toutefois de ne pas céder aux facilités de l’événementiel. Nous sommes bien conscients de la contradiction dans laquelle nous sommes en maintenant la nécessité d’une intervention dans un moment historique qui ne semble guère s’y prêter. Mais nous l’assumons à partie du moment où elle ne se confond ni avec l’activisme ni avec l’avant-gardisme.


 

INTERVENTIONS N° 13

 

Le mouvement du Tous ensemble de 1995 a été la dernière représentation d’une lutte collective au-delà de la stricte perspective classiste, mais sans qu’affleure une tension vers la communauté humaine puisque le mouvement est resté centré sur la défense de la condition salariale à travers le refus de la réforme de la Sécurité sociale, pilier du mode de régulation fordiste des conflits de classes. Si référence communautaire il y eut, ce n’était que celle de la communauté du travail encore soudée, tant bien que mal, par la conscience ouvrière d’une réciprocité dans l’échange charges/cotisations sociales et sa sécurisation dans le cadre d’une gestion par des organismes paritaires incluant les syndicats de salariés.

C’est ce modèle —ou du moins ce qu’il en reste —qui est à nouveau attaqué aujourd’hui avec l’augmentation de la CSG, mais avec beaucoup plus de difficultés pour s’y opposer puisque le rapport social capitaliste n’est plus aussi dépendant du rapport capital/travail pour sa reproduction et sa valorisation. C’est la notion même d’échange cotisations/prestations sociales qui ne fait plus sens immédiatement, ni pour les patrons ni pour une population active qui a largement perdue trace de son origine ouvrière et dont une fraction composée des entrants non qualifiés sur le marché du travail, des chômeurs découragés, des « indépendants » ubérisés, se trouve exclue ou tenue en lisière de cet échange. En effet, le processus d’inessentialisation de la force de travail— c’est-à-dire le fait que l’exploitation de la force de travail n’est plus au centre de la valorisation du capital — vient désormais bouleverser l’ensemble du « système-salariat », clé de voûte pourtant de la dynamique capitaliste depuis bientôt un siècle, en Europe de l’Ouest tout du moins.

Ce n’est donc pas un hasard si les retraités se sentent atteints ; ils le sont certes dans leur porte-monnaie, mais aussi parce qu’ils ont l’impression d’une fin de partie et d’être les derniers des Mohicans.

Par ailleurs, mais de manière complémentaire, c’est la notion de « service public » qui a son tour ne fait plus sens car si ces services publics existent encore, même sous un statut privatisé pour tout ou partie d’entre eux, ils ont été vidés de leur ancienne mission d’administration étatique des biens et des services nationaux ce qui fait que plus personne, en dehors de leurs agents, ne peut les défendre. « L’opinion publique » n’en perçoit plus que les dysfonctionnements (retard des trains, attentes dans les hôpitaux, non remplacement des maîtres et surcharge relative des classes, inscriptions chaotiques à l’université, problèmes récurrents de suivi à la Poste).

C’est le cas pour la SNCF. Le statut spécial était non seulement le fruit des luttes de classes, mais aussi celui d’une fonction collective de certaines entreprises et de ses agents dans le procès de reproduction des rapports sociaux. Or, c’est cette dernière fonction collective qui devient caduque avec la mise en concurrence des différents réseaux de transport et avec lui le régime spécial qui lui était afférent dans un contexte monopolistique.

Il s’ensuit que la « défense des acquis » perd aussi son sens puisque ces acquis n’apparaissent plus comme cumulables et universels (le droit du travail s’appliquait à tous, les conventions collectives réalisaient une harmonisation par le haut), mais au contraire comme conjoncturels et particuliers. Dans le moment politique actuel, que ce soit dans le secteur privé ou dans le secteur public, l’État impose une dépolitisation des luttes. Il n’y a plus d’ennemis au couteau entre les dents avec un parti communiste réduit à peau de chagrin et des salariés qui ne demandent que le maintien du statu quo. La demande de plus d’État qui apparaissait encore clairement en 1995 semble moins nette aujourd’hui. L’élection et la relative popularité de Macron tiennent justement à l’ambivalence qu’il renvoie sur le rôle de l’État, dans sa forme réseau ; une ambivalence largement partagée dans la population.

L’heure est donc à la gestion de ce qui n’apparaît plus que comme des différends d’ordre privé parce qu’ils ont perdu leur légitimité sociale de lutte dans la société capitalisée. Les grèves des années 1960 à 1979 (la grève de la sidérurgie française, des ouvriers de Fiat ou des mineurs anglais ferment le ban) ont ainsi été les dernières grèves « légitimes » de la société de classes, légitimes pour la classe dominante, même si cette légitimité était reconnue à contrecœur ; légitimes pour les salariés aussi, même quand il ne s’agissait pas de leur propre grève (rappelons-nous le soutien aux salariés de Lip des années soixante et dix ; le sens du « Tous ensemble » de 1995 et les « grèves par procuration »).

C’est ce qui change dans la société capitalisée d’aujourd’hui où la grève n’a plus aucune légitimité ni pour les patrons qui, globalisation et mondialisation obligent, hurlent à la mort de leur compétitivité, ni pour l’État qui dénonce le corporatisme des grévistes (cf. la réforme des statuts spéciaux et de la SNCF), ni pour les salariés qui récriminent contre leur « prise en otage » par les grévistes, ni pour les chômeurs et précaires qui envient des salariés garantis car ils ont bien de la chance de…

La fonction syndicale ne fait plus médiation parce que la société capitalisée a absorbé l’ancienne société civile. Quand le syndicat existe encore, c’est en tant que puissance qui participe directement au niveau I de la domination, celui de l’hyper-capitalisme, comme c’est le cas en Allemagne, au Danemark ou en Suède et c’est à partir de cette puissance qu’il peut revendiquer et négocier au niveau II de la nation ou de la région comme tente de le faire le syndicat de la métallurgie allemand pour la baisse de la durée du travail. C’est ce qu’avait compris depuis longtemps un syndicat comme la CGT-FO, mais son problème actuel est de diriger par le haut des organismes paritaires devenus tendanciellement obsolètes. C’est ce qu’a compris aussi la CFDT depuis son recentrage et la ligne initiée par Nicole Notat. Prendre en compte la crise du travail et du salariat et donc la nécessaire réforme de la Sécurité Sociale (financement par l’impôt, CMU, etc), la réforme du contrat de travail pour assurer la flexisécurité, tout ça n’a pas besoin de passer par la mise en scène syndicale (type CGT) de la conflictualité de classe. On peut en faire l’économie. C’est du moins ce que pense Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale quand il déclare au journal Le Figaro, (19 mars 2018) : « On n’a pas besoin de grève en France ».

Le conflit est donc mis hors jeu et la médiation n’a plus lieu d’être ou, plus exactement, la médiation se fait médiateur, gestionnaire d’intermédiaires, et tout conflit est perçu comme résultant d’un défaut de communication dans une société capitalisée qui se conforme au modèle du réseau impulsé par les nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Certes, certaines grèves comme celle dans les Ephad semblent dures parce que longues et relativement médiatisées, mais il est difficile de mesurer leur impact effectif car se déclarer en grève ne signifie pas forcément bloquer le fonctionnement de l’institution. En effet, ce blocage nécessite un dépassement de fonction contredisant justement l’éthique du travail qui accompagne l’idée de service public ou diverses formes de « travail social ».

A la SNCF, la ligne de démarcation semble passer entre une base qui pousserait à la grève reconductible coup de force et des syndicats qui penchent pour une grève perlée plus économe financièrement, moins bloquante, mais plus désorganisatrice peut être dans la mesure où elle rendra plus difficile la réquisition des cadres et des « jaunes ». Mais l’essentiel ne nous paraît pas être cette opposition si elle est prise comme opposition entre deux positions de principe, mais plutôt de savoir comment le rapport de force sur le terrain détermine ce qui pourrait rendre ces actions à la fois offensives et effectives. Indépendamment des présupposés politiques qui peuvent opposer d’une part, des militants prêts à prendre des positions maximalistes et de l’autre des syndicats tenus par la nécessité de ne pas élaborer de stratégie en dehors du cadre de la recherche d’une négociation, c’est bien la volonté d’aller à la bagarre qui doit être le critère de vérité de la stratégie de lutte à adopter. C’est-à-dire qu’avant même de parler en termes de rapport de forces, il faut recenser et apprécier comment le mécontentement se transforme de la récrimination en colère ou révolte ; en force, avant même d’apprécier le rapport de forces et donc la conduite à suivre.

Temps Critiques, le 22 mars 1968

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