Réunion Temps critiques à Lyon les 22, 23 & 24 novembre 2019
— Elle a permis la participation/intégration de nouveaux venus.
— L’après-midi du samedi sur les Gilets jaunes a facilité la rencontre. Le revers de la médaille est qu’on a passé pas mal de temps dessus et qu’il est difficile de « bouillonner » toute une journée.
Mais il était logique de passer du temps sur ce qui constitue notre première intervention non sur le mouvement, mais dans le mouvement, à travers l’expérience du Journal de bord à Lyon.
Une expérience qui a cherché (et en partie réussi) à dépasser le rapport contradictoire intérieur/extérieur au mouvement, les apories entre « conscience » apportée de l’extérieur ou conscience du mouvement et plus généralement la question de la séparation (conscience/pratique ; organisation/action ; activité/militantisme ; avant-garde/mouvement). Plusieurs points ont été notés : les participants au journal de bord étaient plus jeunes que la moyenne des individus de Temps critiques, plus féminisés aussi et de milieux encore plus divers. Des caractéristiques encore plus marquées si on étend cela au cercle d’une trentaine de personnes très actives qui participaient à nos différentes réunions (dans les cafés et chez JW). Pour une fois la rupture générationnelle reculait. C’est un fait incontestable que l’unité métaphorique du « Tous Gilets jaunes » s’est inscrite dans des pratiques parce que les Gilets jaunes ont cherché à se débarrasser de leurs particularismes, sans nier pour cela leur diversité. Par là même, ils ont posé la perspective d’un universel référé à la révolution française (« La République du genre humain »). Et ce, non pas d’une manière velléitaire, mais parce que c’est la « nature » même de ce mouvement, mouvement exceptionnel s’il en fût, qui impliquait cela. C’est ce que n’ont pas compris les degôches qui essayaient dans les assemblées des assemblées d’imposer leur anticapitalisme de posture ou certains cheminots participant au mouvement, mais qui gardaient le gilet orange et se présentaient toujours à l’AG comme « cheminots ». Comme par hasard, aujourd’hui qu’il ne perdure que des « restes » de mouvement, les degôches le transforment en un lobby supplétif d’un gauchisme en crise.
Un mot sur la métaphore politique qui a fait l’objet d’une discussion avec Éric où nous avons essayé d’expliciter le sens du « Tous Gilets jaunes » et plus précisément ce qui faisait la valeur politique et heuristique d’une telle formule en dehors même de sa « vérité ». Ce qui compte alors ou ce à quoi il faut arriver c’est à ce que les métaphores politiques ne s’autonomisent pas des mouvements jusqu’à couvrir des politiques politicardes et des enterrements de première classe. Pour prendre deux exemples inverses : l’internationalisme des partis sociaux-démocrates couvrant le nationalisme conduisant à la guerre de 1914 ; le nationalisme du PCF couvert par un internationalisme réduit à une obéissance à l’URSS.
Nous avions déjà rencontré cette question avec le Tous ensemble de 1995. Bernard Pasobrola a accordé beaucoup d’importance à cette question et nous ne pouvons que renvoyer aux passages du numéro 16 de la revue et du blog qui s’y réfèrent1.
Tant que le mouvement a été suffisamment fort pour être autonome, ce sont ces postures que nous avons refusées, cette tentative forcée d’apporter la conscience de l’extérieur, bref comme une avant-garde classique. Ce n’est pas que nous niions la question de la « conscience ». D’ailleurs, à un animateur des Gilets jaunes de Paris-sud qui nous demandait notre position là-dessus — devant un mouvement qui, pour lui, semblait manquer de conscience politique —, nous avons répondu que nous avions essayé de la faire sortir plus que de grandes déclarations ou prises de position a priori — comme au sujet de l’anticapitalisme ou non du mouvement (une question sur laquelle est longtemps resté bloquée la seconde Assemblée des assemblées à Saint-Nazaire) —, en partant des problèmes concrets tels qu’ils se posaient. Pour prendre un exemple, alors que les assemblées générales faisaient comme si elles représentaient tout le mouvement et tentaient de prendre des positions et de les faire voter sur cette base pourtant de plus en plus restreinte, nous avons rappelé, à plusieurs reprises, que « c’est le mouvement qui fait l’AG et non l’AG qui fait le mouvement ». En conséquence, nous nous opposions le plus souvent au vote pour privilégier la discussion et des actions directes, par exemple celles du matin, en semaine, où l’accord général était facile à trouver entre différents groupes de Gilets jaunes parce que peu biaisé par les a priori idéologiques.
C’est ce type d’intervention qui a fait que nous n’avons pas été considérés comme un groupe extérieur et a fortiori comme un groupe politique. Et au fur et à mesure du déroulé du mouvement, il est apparu, aux groupes de Gilets jaunes, que nous étions bien une sorte de groupe interne au mouvement sans pour cela former une fraction. C’est ce caractère de groupe–non groupe comme nous disions de nous-mêmes à ce moment-là (à partir de janvier) qui a fait qu’à un certain moment (à partir de février-mars), des groupes de Gilets jaunes de la région, dont les dissensions étaient devenues des obstacles à la dynamique du mouvement, ont fait appel à nous pour servir de passerelle pour une reprise des discussions en vue d’un retour à l’unité. Ils nous ont alors transformés d’abord en groupe Gilets jaunes « de fait » ; puis ensuite « de droit », puisque c’était la condition à une (notre participation) à la réunion interdépartementale des délégués des groupes (en mai) et que pour eux notre présence était jugée nécessaire. Mais la réussite de cette réunion fut un feu de paille. Il est facile de faire l’unité dans une phase croissante d’un mouvement, quasi impossible de la réaliser dans une phase décroissante.
C’est ainsi, parce que nous avions changé malgré nous de « statut » au sein du mouvement, que nous avons décidé de nous dissoudre en tant que groupe le 5 septembre, à partir du moment où notre transformation en groupe Gilet jaune nous amenait à prendre position par rapport à des initiatives d’autres groupes avec lesquelles nous étions non seulement en désaccord (actions des 13 et 14 juillet à l’initiative du groupe article 35), mais qui semblaient avoir un rapport de plus en plus ténu avec le mouvement d’origine tel que nous l’avions appréhendé et qui nous avait incité à y participer pleinement. Bref, notre appréciation était qu’à la retombée du mouvement, les différents groupes de Gilets jaunes devenaient de plus en plus des mini-groupes coupés de ce qui avait fait la force du mouvement, ce qui ouvrait la possibilité à toutes sortes de dérives. Et cela concernait tous les groupes, aussi bien celui de Lyon-centre dont nous étions les plus éloignés que ceux des groupes de ronds-points dont nous étions les plus proches.
Ce fut le texte « Clap de fin » et l’autodissolution du Journal de bord au cours d’une réunion où cette hypothèse n’était pas a priori à l’ordre du jour. Il s’agissait d’abord de faire un bilan de la situation, mais c’est ce bilan qui nous a conduits à ça. Ce qui est paradoxal, c’est que finalement ce sont les personnes les moins politisées à l’origine, et qui étaient pourtant très critiques pour ne pas dire plus par rapport au devenir du mouvement, qui ont été les plus réticentes devant l’autodissolution, alors que pour nous, de Temps critiques il était clair que c’était un véritable clap de fin.
Cette ambiguïté s’est retrouvée quand, ensuite, trois participants au Journal de bord ont écrit le texte « Fin du mouvement ou discontinuité » qui relativisait le texte précédent.
En fait il s’avérait difficile de se contenter du premier texte dont la base principale reposait sur l’idée que tous les mouvements sont faits pour mourir quand ils ont épuisé leur force, alors qu’il était apparu, au cours de la discussion l’autre idée qui, plus ou moins explicitement, reconnaissait qu’il n’était pas impossible que le mouvement des Gilets jaunes se transforme en autre chose. Ce ne serait pas insoluble si les Gilets jaunes qui restent et parmi ceux-ci les plus proches de nous, ne comprenaient pas cela comme un : on reste Gilets jaunes dans ce qui va ressortir de la transformation.
À notre charge, il faut reconnaître que Temps critiques n’a été capable de mener cette intervention qu’à Lyon, où il est vrai ces maigres forces étaient les plus concentrées au départ. L’expérience a été relayée à l’extérieur, mais par la diffusion numérique ou papier plus que par une coordination avec d’autres interventions du même type dans un autre espace géographique.
— Il en ressort que même si le dimanche nous avons pu aborder des points plus théoriques (la question des médiations et de l’immédiateté abordée par Éric, État-réseau/État-nation et niveau I de la domination), c’est resté en rapport direct avec le mouvement des Gilets jaunes ou en référence à de nouveaux mouvements que l’on a cherché à cerner plus précisément. En première approche, il en ressort que ce ne sont pas des « nouveaux mouvements sociaux » au sens qui fut donné à ce mot par des sociologues des années 1980-1990 pour désigner des mouvements ne pouvant être classés comme relevant strictement du mouvement ouvrier et de ses organisations traditionnelles. Ce seraient plutôt des « nébuleuses » aux contours indéfinis qui expriment refus ou déception et en tous cas distance par rapport à la politique et au militantisme classique. Nous avons abordé ce point en fonction de notre expérience et confrontations avec Alternatiba et la Cop 21 pendant le mouvement des Gilets jaunes (pour les lyonnais) et à partir de la participation à des réunions ou avec des membres d’Extinction Rebellion et Alternatiba (Bruno pour la région parisienne-banlieue-Est). JG, de son côté, a fait une recherche qui a conduit à un point général sur le discours d’Extinction Rebellion. Il en ressort qu’il faut le prendre avec circonspection, car il est le produit d’un syncrétisme dont certaines des intonations rappellent le conservatisme révolutionnaire des années 1920 ou le nazisme : lutter contre la culture dégénérative et la dégénérescence en général ; des naturiens versus ultra gauche avec l’intégration de thèmes de la revue Invariance et de Jacques Camatte (« régénérer la culture et l’espèce », insistance sur la « trajectoire de l’individu » issu sans doute de l’idée de « cheminement » de Camatte) repris par l’ethno-écologiste Thierry Salentin ; d’un peu d’ethnologie avec la Société qui disparaît au profit de communautés humaines composant un corps collectif (la dimension holacratique) ; d’aspects à la fois caritatif et puritain (idéologie du care, mais aussi de l’injonction à mener une vie saine et sans gaspillage) ne rechignant pas au scientisme et aux expériences transgéniques ou transhumanistes.
— Pour leur part, JW et Laurent ont fait une intervention pour tenter de comprendre l’adhésion d’individus à une mouvance environnementaliste qui cherche à sortir de son impasse particulariste écologique et sa représentation politique (les partis écologistes) pour déboucher sur ce qui serait un nouvel universel : la planète Terre et le combat pour sa sauvegarde, balayant à la fois l’ancien humanisme « bourgeois » et celui, un peu plus récent, mais tout autant hors circuit, de la classe-prolétariat qui était, dans la vulgate marxienne, une classe particulière, mais qui ne souffrant d’aucun tort particulier, atteignait de ce fait à la dimension universelle et s’abolissait en tant que classe dans la révolution.
Le rapport à la nature extérieure, avec toute sa complexité, semble liquidé au profit d’une nouvelle cosmologie plus ou moins religieuse qui ne dit pas son nom, d’autant plus qu’elle se réfugie derrière les notions de nécessité et d’urgence. Cette tendance est relayée par de nouvelles organisations/associations qui assurent des formes de militance innovantes (par exemple de résistance civile non-violente) à destination de nouvelles catégories, des jeunes surtout et/ou des frustrés des anciennes formes de militance.
L’ascension de cette mouvance et de ces nouvelles pratiques de lutte pourrait donc en partie répondre, si ce n’est expliquer, le déclin significatif de mobilisations autour de la « question sociale », qui ne rassembleraient tout simplement plus. Ce dénominateur historique des luttes sur ou autour du travail ayant été considérablement perdu de sa centralité dans les pays riches de par le développement du capital et son corollaire, la transformation des rapports sociaux qui restent certes capitalistes, mais où les conditions de vie sont profondément affectés aussi bien au niveau des rapports à la nature extérieure et donc au travail et à « l’environnement », qu’au niveau des rapports à la nature intérieure (rapports hommes/femmes, enfants/parents, déséquilibre démographique, etc.).
Ju émet l’hypothèse que la lutte ne pourrait donc plus se baser (ou être audible) sur cet enjeu pour faire masse. Et il serait donc vain de provoquer des effets de loupe sur des réalités qui ne témoignent plus d’une réalité générale ou globale du monde. Les « ressentis » et la subjectivité militante obscurcissant la réalité des conditions de vie objectives. Il n’y aurait plus d’urgence sociale, mais seulement des exigences sociales. Et donc, les activistes verts auraient, en gros, mieux compris l’air du temps, sur fond de catastrophisme répété à longueur de journée par certains médias à partir d’études ou de rapports qui s’avèreraient de moins en moins discutables. L’individu se reliant désormais directement vers l’abstraction environnementale dans un pragmatisme qui évacuerait tous les conflits ou souffrances interpersonnels au travail ou ailleurs dans la vie quotidienne. Mais cette « conscience » ne dessine pas pour le moment les contours d’un « aller hors de ce monde » pour parler comme Camatte et d’ailleurs certaines de ces organisations entretiennent un flou artistique dans leurs rapports avec des puissances financières ou industrielles et commerciales qui ne cherchent qu’à changer les règles pour mieux garder le principe. C’est donc avec pas mal de réserve qu’il faut envisager ces courants qui se prétendent « non-violents », mais adeptes de l’action directe et qui se pensent au-delà des clivages politiques (deux points communs avec les Gilets jaunes). Mais il faut reconnaître que certaines initiatives en direction de firmes hors-la-loi sont plutôt louables. Le tout est de savoir si on ne joue pas les unes contre les autres, soit en privilégiant de fait et par facilité les attaques contre le niveau II plus que celles contre le niveau I (le petit commerce contre le grand commerce), soit en choisissant implicitement une fraction du niveau I contre une autre (Amazon pire que la FNAC ; cf. aussi, le débat autour du Black Friday avec la prise de position de 400 grandes marques grand public s’y opposant parce que cela profiterait essentiellement aux plateformes de vente en ligne, alors que la plupart de ces marques font fabriquer leurs produits en Asie dans des conditions hors la loi ; la réaction du parlement français qui veut interdire toute publicité sur le Black Friday et même remettre en cause son existence). En tout cas, les bloqueurs du Black Friday semblent avoir choisi leur camp… au nom de la critique de la surconsommation.
Nous avons vu avec le mouvement des Gilets jaunes que ce n’était pas une discussion abstraite puisqu’elle a fait l’objet de plusieurs interventions en AG. En effet, alors qu’au départ il s’agissait de se rendre visible en bloquant les hyper-centres des villes et leurs enseignes le samedi, on s’est vite aperçu que cet objectif avait pour effet pervers de faire plus de mal aux commerces de proximité qu’aux grandes enseignes et hypermarchés ou plateformes qu’il était de toute façon plus difficile de bloquer du point de vue logistique.
Il faudra revenir sur cette opposition social/sociétal puisque, finalement, l’hypothèse de Ju est en quelque sorte validée par les nouvelles orientations pratiques et théoriques de Bruno ; mais dans d’autres termes peut-être, car elle est trop socio-journalistique et elle tend à imprégner tous les discours, y compris le nôtre si on baisse la garde. Et puis surtout, il semblerait que le mouvement des Gilets jaunes a justement bousculé cette division et a mis à mal, ou au moins mal à l’aise, aussi bien les tenants du social que ceux du sociétal, en décalant la critique des conditions au travail vers les conditions de vie en général. Nous nous en sommes expliqués dans les suppléments sur les Gilets jaunes. Comme le dit Ju pour finir : les Gilets jaunes bousculent cette opposition, en premier lieu en sortant des codes établis.
Toutefois, aussi bien les Gilets jaunes que les différents activistes du climat posent la question de ce qu’est l’urgence. Si on s’en tient à l’ordre chronologique, il faut reconnaître qu’une fois dépassés l’élément déclencheur du prix de l’essence et la revendication de justice fiscale, c’est l’exigence de justice sociale qui a semblé synthétiser la demande des Gilets jaunes. L’urgence sociale n’est venue qu’après coup comme une nécessité de recentrer le combat devant une sorte d’émiettement des revendications quand certains, par exemple au sein des assemblées des assemblées, faisaient référence aux 45 revendications d’origine ce qui donnait l’impression de noyer le poisson en les considérant toutes équivalentes, même si elles recouraient à des sortes de sondages préférentiels pour les classer. Mais l’évolution du mouvement et son recul devant la répression ont aussi montré que cette urgence sociale n’a pas la même signification que celle dans laquelle se trouvent les révoltés du Soudan, de l’Irak ou même de Hong-Kong en ce moment. Tout est relatif : c’est une urgence qui pèse encore le pour et le contre, les coûts et avantages et le pouvoir l’a bien compris. Il en est de même de l’urgence climatique que Bruno fait sienne, mais qu’on aurait bien de la peine à mesurer. Nous sommes donc restés très réticents par rapport à cette notion dans la mesure où elle ne semble pas être une urgence première, et qu’elle apparaît encore plus relative que l’urgence sociale, une urgence sociale qui est au moins ressentie dans les rapports sociaux de tous les jours et principalement au travail quand domination et exploitation font partie du quotidien (cela ne répond-il pas à l’interrogation de Ju citée plus haut ?). Certes il peut y avoir des lieux comme à Delhi, Tokyo, en Chine où la pollution atteint un tel niveau que l’urgence en devient manifeste, mais ce n’est pas encore le cas partout dans le monde, alors que partout dans le monde règnent domination, exploitation et guerres.
— Le concept de travail a aussi été abordé par Ju à partir du tract retraite. On a simplement rappelé que la critique du travail, du point de vue théorique, avait connu son acmé dans les mouvements pratiques de refus du travail dans les années 60-70, mais que ces mouvements avaient été battus et que la critique du travail se heurte aujourd’hui au fait que c’était le capital et non plus le prolétaire qui le critiquait (l’utopie du capital de « l’homme en trop » comme nous disions dans un titre de notre no 4 de l’automne 1991).
On n’a donc pas eu le temps de discuter vraiment de la double contradiction (le travail comme contradiction de l’activité générique/la contradiction du travail). JW précise (hors réunion) : « Il y a bien deux contradictions qui ne sont pas de même nature. La plus fondamentale est la première, énoncée en filigrane dans les Manuscrits de 1844 par Marx dans l’analyse du rapport des hommes à la nature extérieure. Ce rapport de maîtrise/domination de la nature extérieure a pris progressivement, à partir de la dissolution des communautés primitives et l’avènement des sociétés, la forme du travail séparé par rapport à ce qui relevait plutôt auparavant de l’activité humaine en général. C’est une contradiction dans la mesure où cette maîtrise/domination vue comme l’activité générique de l’homme apparaît à un moment comme une nécessité.
Mais cette « nécessité » n’est plus celle de la communauté pour se maintenir et se reproduire, mais celle d’une société dans laquelle les déterminations naturelles et sociales jouent un rôle de plus en plus important (différences de statuts et hiérarchiques, inégalités, etc.). Après différentes phases transitoires, le travail s’impose comme activité à la fois séparée et obligatoire pour la majorité de la population dans ce qui est devenu la société de classes. C’est là qu’intervient la seconde contradiction qui s’ajoute à la première et qui voit concrètement le travailleur être dépossédé du produit de son travail par le propriétaire des moyens de production.
Cet argumentaire théorique nous servait, à l’époque (1975-1985) à conceptualiser la critique du travail et les pratiques anti-travail effectives.
Mais à Temps critiques, nous n’avons pas recyclé ce chantier théorique car, comme JW l’a dit à la réunion, la défaite des mouvements, les restructurations industrielles et finalement la révolution du capital ont rendu vaine cette approche, certes dialectique, mais où la dynamique propre à la dialectique ne pouvait plus, à partir des années 80, que s’autonomiser des pratiques critiques et se constituer en une métathéorie ne rendant plus rien compte… que de cette autonomisation.
Nous avons alors plutôt insisté (nos 2, 4 et 5) sur les notions d’aliénation initiale et d’aliénation du travail, sous l’impulsion de Charles S, pour rendre mieux compte des apories du rapport au travail et plus généralement à la nature extérieure que ne le faisait le point de vue radical ou révolutionnariste. Nouvelle précision : la nature extérieure n’est pas un pléonasme dans la mesure où, dans le sillage direct d’Adorno (et indirect, de Marx) nous utilisons ce concept en lien et complément à celui de « nature intérieure » : le rapport homme/femme relève, par exemple, de la nature intérieure, même si ces formes peuvent être déterminées par le rapport à la nature extérieure (par exemple dans la division sexuelle du travail dès les sociétés primitives).
Mais revenons à l’actualité des pratiques. La notion de « millénarisme » que nous réactivons (et non pas celle de messianisme) peut être fructueuse pour qualifier ces nébuleuses, qui ne sont pas vraiment des organisations (leur aspect est plus sectaire que partidiste), et qui ne présentent pas vraiment les caractéristiques d’un mouvement.
— Un autre point a été abordé qui n’est pas sans rapport avec le précédent. C’est celui de l’immédiateté et des médiations. Certes, nous avons pointé depuis longtemps la critique que le rapport social capitaliste porte lui-même à des médiations institutionnelles de l’État-nation. En effet, elles tendent à s’effacer devant une gestion des intermédiaires par l’État-réseau d’une part, et la mise en action directe de nouvelles formes d’intermédiations, prises par ce que les pouvoirs appellent la société civile d’autre part. Mais ce qui est appelé ainsi aujourd’hui ne correspond plus, et ce depuis longtemps, à ce vocable qui avait un peu le sens de société privée et contractuelle bourgeoise par rapport à la société politique autour de l’État dans sa conception hégélienne. Or, si l’État-nation de l’époque pouvait garder encore quelque chose du type hégélien d’origine de la société bourgeoise, l’État-réseau s’en éloigne manifestement et la société civile n’est plus qu’un terme socio-journalistique, un mot valise pour rendre compte aussi bien de la révolte actuelle en Irak que de ce qui se passe en France. Il nous faudra y revenir, mais pour le moment relevons seulement le fait que cette mort de la société civile et le déclin/résorption de ses médiations avec le redéploiement de l’État dans sa forme réseau pose l’immédiateté du rapport entre les individus et l’État. Une immédiateté que les Gilets jaunes ont révélée avec force dans leur confrontation avec l’État et en posant un immédiat, celui du mouvement « Tous Gilets jaunes » qui refusait toutes les médiations.
C’est cet immédiat qui a été refusé et par le pouvoir en place et par certaines organisations ou courants d’extrême gauche qui ne l’ont pas reconnu de la même façon qu’ils n’avaient pas « reconnu » l’événement 68.
— A été réaffirmée par JW la critique des théories de la valeur, qu’elle soit objective (la valeur-coût de production des économistes classiques et sa variante marxiste de valeur-travail) ou subjective (la valeur-utilité des néo-classiques) pour comprendre la question fondamentale aujourd’hui des prix qui sont presque tous fixés dans ce que nous appelons le niveau I de la domination (cf. Temps critiques no 15), celui de l’hypercapitalisme où les prix ne sont pas des prix qui suivent la « valeur », mais des prix soit de monopoles/oligopoles, ou internes aux FMN (les entreprises sont « faiseuses de prix », soit des prix administrés, donc en rien des prix de marché qui ne concernent au mieux que le niveau II et a fortiori le niveau III (les entreprises y sont « preneuses de prix »). C’est dans cette mesure que JW a souligné que sur ce point Keynes était aujourd’hui plus utile que Marx (cf. sa critique des théories de la valeur à l’époque et des polémiques qui sont, pour lui, équivalentes à des discussions sur le sexe des anges).
Cette force du prix est politique parce que les prix sont de plus en plus politiques, d’où dans les mouvements actuels dans le monde, des révoltes contre les hausses de prix que rien ne semble pouvoir justifier (Liban, Irak, Colombie). Le déplacement de la lutte contre le patronat vers la lutte contre l’État marque non seulement la perte de centralité du travail dans la valorisation, mais aussi le processus de totalisation du capital qui unifie les conditions de sa domination. En conséquence, ces luttes ne peuvent plus être vues comme l’étaient les émeutes de la faim des années 70 dans les pays dits du Tiers-monde (c’est souvent maintenant le prix de l’essence et non celui du pain qui est le nerf de la révolte), à savoir des luttes secondaires parce qu’elles se situeraient au niveau de la circulation du capital par rapport à des luttes jugées prioritaires dans la sphère de la production, mais comme des révoltes immédiatement politiques, l’augmentation quantitative cristallisant (plus qu’elle n’est le prétexte, car ce dernier supposerait une conscience préalable de la chose justement pas toujours présente) tout à coup tout ce que la situation a d’insupportable et qui pourtant était supporté jusqu’à là.
— Néanmoins, les apories de Temps critiques ne sont pas levées et surtout n’ont guère été évoquées d’abord par manque de temps :
1) Comment expliquer la coexistence apparente entre tendance au redéploiement sous la forme de l’État-réseau et retour des souverainismes nationaux (cf. comme point de départ, le texte de JW de 2014 revisité 2016 sur le Brexit dans le no 18. Or, l’évolution récente a-t-elle confirmé ou infirmé ses dires ?)
2) La pertinence ou non de la notion de reproduction rétrécie avancée par JW par rapport à celle de reproduction élargie chez Marx. Le rapport peu évident entre reproduction rétrécie et ce qui peut apparaître comme une fuite en avant technologique (cf. le récent échange entre Larry et JW sur le blog).
3) Faire un lien plus net entre le développement des particularismes et les institutions clés de l’ancien État-nation résorbées dans l’État en forme réseau, mais en se posant la question de savoir comment sortir de ça en dehors d’un appel à l’État démocratique fort comme moins pire des solutions (cf. à ce sujet l’article de Belinda Cannone « Il faut résister aux nouveaux censeurs » dans Le Monde daté du 26 novembre 2019) et plus généralement dans le journal du même jour, la question des rapports à la justice avec plusieurs articles.
4) Après avoir abandonné la théorie de l’exploitation de Marx dans la mesure où elle est indissociable de sa théorie de la valeur et n’utiliser plus le terme d’exploitation qu’au sens courant et concret, nous avons mis en avant la notion de domination, du capital certes, mais s’exerçant directement sur et dans les rapports sociaux. Or même s’il s’agit implicitement, pour nous, d’une domination avec un grand D, le fait que Foucault, Deleuze and Co et les particularismes radicaux utilisent constamment ce terme pour le démultiplier dans des micro-dominations, pose problème. Il faudrait l’expliciter plus clairement, surtout si on sort un nouveau livre autour de ces questions.
À ce propos et compte tenu du fait que nous n’en sommes pas à faire des « stages » de Temps critiques, on pourrait peut être organiser une réunion tous les 6 mois ou 3 réunions tous les 2 ans plutôt qu’une seule par an.
Les propositions actuelles pour le numéro 20 à prévoir pour dans un peu moins d’un an sont les suivantes :
— le texte sur les retraites (fait) ;
— le texte sur les GJ comme analyseurs de la révolution du capital (fait) ;
— le texte sur le communisme qui n’est plus pour nous qu’une référence historique (fait) ;
— un ou deux textes suivant si on les dissocie ou non sur les « nébuleuses » actuelles et les rapports à la nature (JG et Bruno, à faire) ;
— texte théorique général de Christian (en cours) ;
— autres propositions ? On les attend !
Des discussions entre nous ont montré que la place des différents supports de Temps critiques commençait à être mieux définie, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème de « frontière » entre site et blog ou encore quand par exemple le nombre de suppléments ou brochures très importants parus depuis deux ans et a fortiori avec les Gilets jaunes, fait que la revue est un peu « de la revue » et qu’on ne voit plus trop quels textes inédits pourraient y figurer quand la plus grande partie figure déjà sur internet au coup par coup (rien ne reste inédit !). D’ailleurs, l’importance qualitative du site et du blog nous a fait changer d’hébergeur à la fin du mois de novembre 2019.
Y placer des textes plus théoriques et longs n’est pas non plus la panacée, la revue ne devant pas être un livre, mais une suite d’articles. À réfléchir.
Temps critiques, le 2 décembre 2019
- Temps critiques, no 16 : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?rubrique79
Sur le blog : « Social-historique ou imaginaire social » : http://blog.tempscritiques.net/archives/1291 [↩]